• 2013-6

    Séance 6

    (suite du chapitre II)

     

     

     

    II) LES PROGRES DE L’ALPHABETISATION ET DE LA SCOLARISATION

     

    Pou finir ce chapitre, je voudrais d’abord résumer les principales données chiffrées permettant de suivre les progrès du savoir lire dans la société française, depuis l’Ancien Régime jusqu’au XIXe siècle. Par la même occasion, je vais préciser, plus longuement, quelques-unes des conditions méthodologiques de ces sortes d’enquêtes.

     

     

    1) Les progrès de l’alphabétisation

     

    Pour nous faire une idée des progrès de l’alphabétisation dans la société française en général et dans les catégories populaires en particulier, depuis l’Ancien Régime jusqu’aux lois de la Troisième République, donc pour suivre les progrès de l’apprentissage et de l’usage de la lecture (les « rudiments »), nous disposons des analyses quantitatives fournies dans l’important ouvrage, que j’ai plusieurs fois cité, de François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire (op. cit., 1977 ; le premier tome donne des indications nationales, et le second fournit des études régionales ; je vais donc m’arrêter seulement sur le premier). Je redis que cette approche disjoint la scolarisation et l’alphabétisation, et c’est même une thèse majeure du livre que de le montrer : le second processus précède le premier ; ou du moins on peut lui attribuer une priorité logique.

    Un recteur de la Troisième République nommé Maggiolo avait déjà effectué une enquête nationale entre 1877 et 1979. Maggiolo avait eu l’idée de comptabiliser les signatures apposées par les nouveaux époux sur les actes de mariage. Quantifier aux différentes époques la population sachant écrire, par différence avec les personnes qui ne pouvaient signer que d’une simple croix, livrait un bon indice des progrès de l’alphabétisation. Ceux qui savaient écrire savaient forcément lire, pensait-on, étant donné ce fait pédagogique important, que j’ai déjà signalé, à savoir que l’enseignement de l’écriture intervenait seulement après celui de la lecture. On n’écrivait que si on savait lire.

    Partant de ces données, Maggiolo avait alors révélé, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, et jusqu’au XIXe,  une différence entre deux France, si l’on peut dire. Au Nord d’une ligne qui partirait de Saint-Malo pour aboutir à Genève, se dessinait une France assez bien et assez tôt alphabétisée, avec en pointe la Normandie et la Lorraine ; tandis qu’au Sud de cette ligne on voyait aussi nettement une France en retard par rapport à la précédente, avec surtout la Bretagne et l’Ouest du Massif central.

    Cent ans plus tard, vers 1970, F. Furet et J. Ozouf effectuent d’autres relevés de ce type sur l’ensemble du territoire national, et ils font des calculs statistiques assez complexes (des analyses factorielles de correspondance, grâce auxquelles on peut évaluer le poids respectif des différents facteurs qui agissent dans un processus donné). Ils peuvent alors suivre d’autres évolutions, sur de plus longues périodes. Leurs observations confirment l’hypothèse de la ligne Saint-Malo-Genève, mais elles sont bien plus nuancées et précises, y compris sur la géographie du phénomène. Elles vont beaucoup plus loin. C’est ce que nous allons comprendre en examinant leurs principaux constats.

     

    Remarque sur la méthode.

    Avant cela, quelques mots sur la méthode dont je viens de parler, qui se solde par des analyses consignées dans l’ouvrage de F. Furet et J. Ozouf (aidés par une équipe et…l’ordinateur, qui commence d’être utilisé à ce moment). Cet ouvrage était précédé en 1974 par un article de F. Furet et William Sachs, intitulé « La croissance de l’alphabétisation en France (XVIIIe – XIXe siècle) », in  Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, vol. 29, année 1974, n°3. Il faut savoir que l’idée de prendre pour indice de base les signatures d’actes officiels a suscité un grand nombre de développements et de commentaires, parfois critiques. On trouve, avant le livre de Furet et Ozouf, dans R. Chartier, M.-M Compère et D. Julia, L’éducation en France, op. cit., pp. 88 et suiv., une mise en perspective éclairante des intérêts de cet objet, la signature. Parmi les opposants, on peut citer René Grevet, Ecoles, pouvoirs et sociétés (fin XVIIe siècle-1815). Artois, Boulonnais, Pas-de-Calais, Lille, Coll. Histoire et littérature régionales, 1991 ; et du même, « L’alphabétisation urbaine sous l’Ancien régime : l’exemple de Saint-Omer (fin XVIIe – début du XIXe siècle », In Revue du Nord, n° 266, juillet-septembre 1985). Cet historien, qui n’a pas convaincu grand monde, il faut l’avouer, a construit une grille d’analyse des signatures pour tenter de mettre en évidence différents niveaux de compétence ou d’efficience des scripteurs, ceci dans le but de mettre en doute la fiabilité de l’indice graphique, comme indice d’une compétence en lecture (lire en maitrisant le sens d’un texte). La tentative consistait à dire qu’il avait pu y avoir sous l’Ancien Régime un apprentissage de la seule signature du nom, sans véritable apprentissage de l’écriture, et surtout, a fortiori, sans réelle capacité de lecture, ce qui ruinerait tout l’édifice méthodologique et les résultats de F. Furet et J. Ozouf. Mais…en fait, on peut craindre que l’hypothèse critique de R. Grevet ne soit valable, éventuellement, que dans le contexte pédagogique moderne, et beaucoup moins (je me retiens de dire : « pas du tout » !) dans le contexte ancien où, non seulement l’apprentissage de la lecture précède toujours celui de l’écriture (qui se paye plus cher), mais où, en plus, écrire est un art, et un art spécial, complexe, pratiqué à l’aide d’instruments et de supports très différents des nôtres (j’en ai parlé : les plumes d’oie qu’il faut tailler, etc.). Souvenons-nous par ailleurs que les Frères des écoles chrétiennes séparent toujours les deux apprentissages de la lecture et de l’écriture au début du XIXe siècle, ce que confirme l’édition de 1828 de la Conduite des écoles chrétiennes. En s’en tenant au simple bon sens, je crois pouvoir dire aussi que, s’il est probable qu’une signature malhabile puisse certes témoigner d’un apprentissage très restreint, sans lecture, elle peut tout aussi bien résulter d’un apprentissage accompli mais qui n’a pas été fixé par des pratiques régulières, et qui s’est donc amenuisé après la période de scolarisation, comme un acquis insuffisamment exploité pour s’automatiser correctement (sur les pratiques de lecture et d’écriture, voir également B. Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, op. cit., et Louis Trénard « Alphabétisation et scolarisation dans la région lilloise. Les effets de la crise révolutionnaire, 1780-1802 », in Revue du Nord, n° 266, Juillet-septembre 1985). Bref, je suis de ceux qui pensent que Furet et Ozouf n’ont pas travaillé pour rien, et que les éventuelles nuances qu’on apporterait à leurs données ne pourraient jouer qu’à la marge.

     

    J’en viens maintenant aux données de l’enquête de Furet Ozouf. Que nous montrent ces auteurs ? (Ci-dessous, je résume l’essentiel à grands traits ; et je ne peux que vous suggérer de prendre connaissance directement de leurs analyses, y compris celles, régionales et locales, du second tome : la précision obtenue, sur un temps de plusieurs siècles, est absolument saisissante).

    D’abord, le plus important, et c’est leur objet : l’avancée de l’alphabétisation sous l’Ancien Régime, sans attendre le XIXe siècle et la Troisième République. La France du Nord et du Nord-Est, grosso modo, sait lire à la fin de l’Ancien Régime, vers 1780, lorsque va commencer la Révolution.

    Ensuite l’avance des villes. Dès la fin du XVIIe siècle, cette avance est nette, malgré quelques exceptions ; et dans certaines villes la population est alphabétisée depuis le XVIIIe siècle. C’est le cas de Paris. Les gens qui sont au centre de la Révolution savent lire (on s’en doutait ?). En fait, tout le mouvement d’alphabétisation vient des villes dès les XVIe et XVIIe  siècles.

    Parmi les nuances à noter sur ce plan, il y a celles qui s’observent à la fois quand on passe des classes aisées aux classes inférieures (l’exemple des classes supérieures se diffuse progressivement et il a force de modèle pour les classes populaires), et quand on retient le degré de concentration de population dans les villes. La concentration joue en faveur de l’alphabétisation des classes supérieures, bourgeoises. Importants sont aussi la taille des villes, les types de fonctions remplies (administrations, fonctions judiciaires, ecclésiastiques, etc.), les professions et métiers (bourgeois, marchands, prof libérales), etc. Le développement industriel a aussi favorisé l’accès des catégories populaires à la culture écrite - la literacy comme on dit désormais (literacy : ensemble des compétences de base qui permettent d’utiliser des écrits) – mais cela dépend des industries : à Paris, graveurs et imprimeurs sont très tôt alphabétisés, mais ce n’est pas du tout le cas dans les métiers du bâtiment, par exemple.

    Le mouvement d’alphabétisation gagne donc les campagnes plus lentement (on en a d’ailleurs la preuve en examinant les contrats passés entre les maîtres et les communautés d’habitants lors du recrutement des premiers). Furet et Ozouf montrent qu’il y a eu deux grandes poussées d’alphabétisation dans la France rurale : l’une au XVIIIe siècle, l’autre au XIXe. Pour que les progrès s’accomplissent, il fallait que la scolarisation devienne compatible avec le travail agricole ; et il fallait que les dépenses ne pèsent pas trop (puisqu’il faut payer les maîtres). Quand l’alphabétisation s’étend, c’est donc que les paysans sacrifient l’aide que les enfants leur apportent pour les travaux d’été. Certes, je l’ai dit aussi, longtemps, les paysans sont moins convaincus que les habitants des villes de l’intérêt de l’instruction pour leurs enfants ; mais peu à peu l’évolution sociale les entraîne dans la modernité : comme il y a dans les villes des emplois qui supposent qu’on sache lire, à la campagne aussi, il faut savoir lire pour gérer des papiers administratifs, établir des actes commerciaux, entrer dans des processus judiciaires, etc.

    Une autre nuance intéressante : la poussée d’instruction à la campagne réside plutôt du côté d’une moyenne paysannerie de propriétaires et de fermiers aisés et qui commercialisent leur production. C’est le cas des régions d’openfield (ce sont aussi de meilleures terres) et de bocage (avec des productions plus familiales).

    Mais, pour nous l’important est de comprendre qu’un siècle entier sépare l’alphabétisation urbaine et la rurale. Et, comme on pouvait s’y attendre les progrès de l’alphabétisation sont contenus dans les limites imposées par la hiérarchie sociale, la hiérarchie des revenus et des statuts.

    Pour ne pas alourdir le propos, je ne reviens pas sur une donnée de fait qui s’ajoute à  toutes les autres à l’intérieur du mouvement d’alphabétisation : la différence entre l’apprentissage du lire seulement, qui caractérise plus souvent les filles que les garçons, et celui du lire et écrire…

    J’ai signalé – et j’y reviens - que R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, dans L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., un peu avant Furet et Ozouf, et sans un traitement statistique comparable, ont néanmoins donné des indications quantitatives très détaillées, cartographiées, sur ce qu’ils ont appelé le « patrimoine scolaire de la ville » sous l’Ancien Régime (c’est le deuxième chapitre du livre ; le premier, sur l’école de village contenant aussi quelques données de ce type, notamment locales, par exemple, p. 24-25, sur les diocèse de Rodez en 1771 et de Tarbes en 1783). Vous trouverez p. 50-51 une fort belle carte des quartiers scolaires de Paris en 1672 ; ou bien, p. 79, la carte de France des implantations des Frères des écoles chrétiennes en 1789. Dans un autre chapitre, p. 187, voyez la « Chronologie des implantations jésuites et oratoriennes depuis 1560 à 1760. Mêmes types de constats sur l’éducation des filles, dans le chapitre VIII du livre.

     

     

    2) Demande et offre d’école

     

    Revenons à la scolarisation proprement dite. J’y étais déjà dans la précédente remarque ; et si besoin est, je souligne à quel point la scolarisation, j’espère l’avoir fait apparaître, est un processus complexe et discontinu à travers le temps (voir à ce sujet la Note de synthèse de M.-M. Compère et Ph. Savoie, « L’histoire de l’école et de ce que l’on y apprend, dans la Revue française de pédagogie, n° 152, 2005, p. 113-114). Mais il y a là aussi un problème de méthode à poser clairement.

    Si le pays se dote d’écoles, c’est qu’il y a évidement une dynamique qui entraîne ce progrès. Cette dynamique a deux composantes qui se répondent et se complètent  : une demande d’instruction d’un côté, c’est-à-dire un projet ou une attente des populations concernées (qui entrent dans la culture écrite, et qui s’alphabétisent, fondamentalement), et d’un autre côté une offre scolaire, une injonction ou une impulsion donnée par les pouvoirs et les instances en mesure d’agir sur la société avec des moyens humains et matériels, l’Etat, ou l’Eglise en l’occurrence.

    Concernant l’offre d’école, en particulier venant des pouvoirs religieux, j’ai évoqué déjà l’objet  de la concurrence des catholiques et des protestants. L’Etat prendra la suite de l’Eglise d’abord pour les mêmes raisons, puis, au XVIIIe siècle et après la Révolution, au XIXe siècle, pour d’autres raisons, plus en rapport avec les évolutions politiques (la démocratie), culturelles (la diffusion des pratiques de l’écrit), morales (l’idée que l’instruction améliore les mœurs), économiques (la formation d’une main d’œuvre intelligente)… Je reviendrai plus loin sur ces croyances, valables tant en ce qui concerne l’enseignement primaire que le secondaire.

    Sur la demande d’école, au niveau de l’enseignement des rudiments comme au niveau des collèges, j’ai donné plus avant les principales indications. J’ai décrit les évolutions de la famille, qui mettent les parents dans le cas de solliciter des instances éducatives et scolaires (à ce propos, je dois ajouter, ce à quoi j’ai à peine fait allusion, le préceptorat, fonction « mi-domestique, mi-intellectuelle » comme disent A. de Baecque et F. Mélonio  - dans l’Histoire culturelle de la France, op. cit., p. 108 -, fonction à laquelle recourent les familles nobles,  les gentilshommes campagnards, la noblesse de robe ou les membres des parlements). J’ai évoqué aussi le glissement d’une demande qui s’affranchit des injonctions religieuses pour intégrer plus que par le passé une dimension utilitaire, professionnelle notamment, lorsqu’on cherche quelque chose comme un bénéfice, ou qu’on attend un « débouché » dirait-on aujourd’hui.

    Ceci étant posé, on peut déduire facilement qu’il ne faut pas concevoir les rapports entre demande et offre selon un schéma mécanique, très simpliste assurément. Il ne faut pas comprendre les rapports de l’offre et de la demande comme une dualité entre une incitation venant d’en haut (les pouvoirs centraux ou locaux), et une attitude ou une réponse venant d’en bas (les populations, les communautés, les familles, etc.), ce qui ce qui aboutirait à accueillir dans les écoles une population d’enfants de plus en plus nombreuses et étendue. Il n’y pas de telle répartition de rôles, ni dans l’espace des espérances, ni dans le temps des rencontres. Autrement dit, la demande d’instruction n’attend pas forcément une offre, dont elle pourrait se saisir, ou à laquelle elle s’efforcerait de s’adapter (car si des familles peuvent se déterminer en fonction d’une offre, il y a aussi des situations où les communautés créent elles-mêmes des écoles et recrutent des maîtres) ; et dans l’autre sens, si l’offre peut entrer en relation directe avec une demande, soit qu’elle emporte la conviction de ceux à qui elle se destine, soit qu’elle réponde à des courants un courant de diffusion culturelle plus large et surgissant de la société, elle peut aussi bien procéder de motifs autonomes des groupes dominants dans l’Etat ou en dehors (des motifs sociopolitiques comme la « moralisation » du peuple, des pauvres, au XIXe siècle).

    Si, dans les faits, une convergence entre la demande et l’offre n’est pas impossible bien entendu - et elle se produit effectivement comme une sorte d’harmonie préétablie -, on observe cependant, en de nombreuses occasions, des décalages, des divergences, et parfois même des conflits. C’est ce que nous comprenons, du reste, lorsque Furet et Ozouf montrent la primauté de l’alphabétisation sur la scolarisation, sous l’Ancien Régime. Une monographie bien connue, de Rogert Thabault, sur le village Mazières-en-Gâtine (Mon village : ses hommes, ses routes, son école. 1848-1914. L’ascension d’un peuple, Paris, 1944 – téléchargeable en PDF), constate qu’en 1833, quand ouvre la première école, après la grande loi de Guizot, il y a déjà 22 personnes sur 119 adultes qui écrivent bien leur nom sur les registres d’état civil, alors qu’aucune école n’a été implantée avant cela : les gens ont donc bien appris dans de tout autres situations que scolaires. Cet exemple suffit pour comprendre la diversité des situations, des populations concernées, avec leurs traditions, etc. Les difficultés sont dues à toutes sortes de facteurs : des facteurs sociaux (l’intérêt des catégories sociales eu égard à leurs activités), des facteurs culturels, des facteurs géographiques (certaines régions sont plus sensibles que d’autres aux avantages de l’instruction), et ainsi de suite. Trois cas doivent alors être envisagés si on se situe à une échelle où on voit non pas seulement les pouvoirs centraux mais des initiatives locales diverses, venant des familles, des communautés, et de tous les acteurs possiblement engagés.

    Premier cas, la demande se manifeste alors que l’offre n’est pas assez consistante. C’est ce qui arrive au XIXe siècle avec l’instruction des filles à laquelle l’Etat n’accorde pas la même attention qu’à celle des garçons, car une loi d’obligation communale ne sera promulguée qu’en 1850, et pour les agglomérations d’au moins 800 habitants, tandis que la loi Guizot avait déjà imposé en 1833 une obligation relatives aux écoles de garçons pour toutes les communes – et c’est la loi Duruy de 1867 qui égalisera à peu près les choses, en exigeant une école de filles dans toute commune d’au moins 500 habitants (en attendant, les filles peuvent être admises dans des écoles mixtes ; ceci signifie au total que les filles entreront massivement dans la scolarité avec un retard de 30 ans sur les garçons ; et, ne pas l’oublier, ceci sera en grande partie facilité  par l’offre congréganiste.

    Deuxième cas, l’offre ne rencontre qu’une faible demande, ce qui peut conduire les pouvoirs, quels qu’ils soient, à prendre des mesures d’incitation voire de rétorsion. On en a l’exemple avec les familles pauvres des XVIIe et XVIIIe siècles qui, lorsqu’elles ne se montrent pas réceptives aux propositions des congrégations et des écoles chrétiennes, subissent diverses sollicitations des curés. Au XIXe siècle,  avant les lois républicaines et la gratuite, ces familles seront invitées à se faire reconnaître comme indigentes pour bénéficier d’une inscription sur les listes d’élèves gratuits.

    Troisième cas, les populations entrent sur le « marché » de la scolarisation avec des aspirations auxquelles ne répond pas, ou pas bien, l’offre qui leur est faite par ailleurs. C’est la raison pour laquelle, au XIXe siècle, certaines congrégations sont forcées de modifier les programmes d’enseignement : elles augmentent le poids de telle matière (la langue française et la grammaire), diminuent le poids de telle autre (l’instruction religieuse), ou encore adoucissent une discipline jugée trop stricte. Ces évolutions surviennent notamment dans des situations de concurrence entre les corporations religieuses et les laïques, qui mettent les familles dans le cas de comparer et de faire jouer la concurrence – d’autant que congréganistes sont tout autant que les laïques titulaires d’écoles publiques soutenues par les autorités de l’Etat. 

     

    Remarque.

    On doit constater que, si certains historiens ont centré leur analyse sur le phénomène de la demande d’instruction, et c’est le cas de Furet et Ozouf (voir à ce sujet à nouveau la Note de synthèse de M.-M. Compère et Ph. Savoie, « L’histoire de l’école et de ce que l’on y apprend », loc. cit., p. 113 et suiv., et p. 117, sur la notion de demande chez Furet Ozouf), d’autres ont été bien davantage curieux du phénomène de l’offre. C’est le cas de Jean-Michel Chapoulie, sociologue et historien de l’école, qui a notamment réévalué le rôle des enseignements dits « moyens », les collèges modernes en particulier. En outre, l’originalité fondamentale de l’approche de cet auteur tient à ce qu’elle vise l’offre locale d’école, et non pas d’abord l’offre centrale, étatique, gouvernementale. Ce déplacement est très fructueux ; il est donc pour nous très significatif.

    Précisions utiles. Nous sommes habitués à considérer que le problème de l’offre est résolu par l’obligation légale : aujourd’hui une loi contraint les familles à scolariser les enfants (jusqu’à 16 ans de nos jours.) Mais il y a eu d’autres modalités de constitution d’une offre d’école, au niveau primaire j’entends, notamment lorsque l’obligation concernait non pas les familles mais les municipalités – qui devaient entretenir une école et verser un traitement à l’instituteur (c’est le cas à partir de 1833). On peut aussi penser, ce qui doit être évident d’après ce que j’ai déjà expliqué, aux congrégations religieuses qui s’appuyaient sur les curés, avec des incitations pour ne pas dire des pressions sur les familles dans les paroisses, etc. Il faut au total considérer que, s’il y a offre, c’est qu’il y a une sorte de marché. Ce vocabulaire économique est parfaitement justifié. Et sur un marché, il n’y a jamais une seule offre, il y en a toujours plusieurs : d’où un phénomène de concurrence, avec son cortège rivalités, de luttes, etc. La concurrence est typique dans l’histoire de l’école. Certes, à l’heure actuelle, l’offre émane essentiellement de l’Etat, c’est une offre publique qui relègue et même contraint ses concurrents privés ; mais ceux-ci subsistent, et si on menace de les écraser, voire de les anéantir, ils se défendent. Ce fut le cas en 1984, année qui a vu d’immenses manifestations contre le projet du ministre Alain Savary et du gouvernement de gauche de créer un « système unifié »... De tels conflits furent encore plus aigus au XIXe siècle. La concurrence sur le « marché scolaire » fut même une donnée de la vie professionnelle des maîtres. Dans un contexte où l’offre était payante, aucun d’entre eux ne pouvait ignorer qu’un concurrent, dans une ville ou un bourg, pouvait à tout moment s’installer à proximité et s’attirer la « clientèle » disponible en proposant des apprentissages plus efficaces, ou plus approfondis. Aujourd’hui, dans un contexte de gratuité, un professeur d’école ou de collège est tranquille, il passe un concours après lequel il devient fonctionnaire et restera protégé toute sa carrière par son statut ; sauf dans le cas où, dans sa ville ou son village, il y a un établissement privé, que les parents peuvent toujours choisir pour telle ou telle raison.

     

    Pour dire ici un mot du travail de Jean-Michel Chapoulie, je pense d’abord à un article rédigé avec Jean.-Pierre Briand « L’institution scolaire et la scolarisation : une perspective d’ensemble », dans la Revue Française de Sociologie, vol. XXXIV, 1993. Dans ce texte, le phénomène de l’offre d’école est défini comme offre effective de places scolaires, et ceci conduit à orienter l’analyse sur les établissements eux-mêmes. Du coup, les auteurs s’intéressent à divers types d’acteurs, locaux, encore une fois, par exemple, au XIXe siècle : les pouvoirs municipaux, ou les congrégations religieuses (qui, en plus, négocient entre elles et visent des publics assez précis). Alors, quand on se tourne vers la demande, on voit en effet les familles qui choisissent un type d’école de préférence à une autre, etc. Briand et Chapoulie écrivent (p. 9) : « A partir du XIXe siècle en France et dans les pays comparables, les services d’enseignement constituent un système organisé et différencié dont l’établissement n’est qu’une des composantes, à côté d’autres types d’unités plus larges (réseaux d’établissements, filières d’études, etc.). Ces unités ne sont pas simplement juxtaposées : elles sont liées par un ensemble de relations formelles définies par des réglementations souvent complexes et de relations objectives (comme celles qui résultent de la concurrence pour le recrutement des élèves ou celles qui découlent de la règlementation des études). ».

    L’approche est développée dans deux ouvrages. D’une part, Les collèges du peuple, L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, rédigé avec Jean-Pierre Briand, Paris, CNRS/INRP/Presses de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, 1992 ; et d’autre part un ouvrage plus récent, un maître ouvrage, du seul J.-M. Chapoulie, L’Ecole d’Etat conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010. Pour traiter du mouvement de scolarisation de la France dans les deux derniers siècles, J.-M. Chapoulie s’intéresse aux populations accueillies et aux conditions sociales et culturelles de l’expansion scolaire. Cet objet n’est pas nouveau, certes (voir un article d’Antoine Prost, en 1993[1]). Toutefois, comme l’auteur a cherché à comprendre les politiques scolaires au niveau des activités concrètes aussi bien des pouvoirs locaux ou de la périphérie, que de ceux du centre, du « haut », sa description porte sur des établissements et des enseignants, des administrateurs, etc., qui, au final, parviennent à retenir certaines populations enfantines à l’école pour un temps déterminé. Un temps qui, en outre, ne cesse de s’allonger, car il s’étale jusqu’à l’âge de dix-neuf ans désormais. Comment les institutions et les pratiques scolaires d’« en bas » peuvent à la fois mobiliser des populations entières et, par la suite, augmenter le nombre d’années de leur fréquentation, comment, en d’autres termes, s’effectue l’appropriation progressive du temps de l’enfance par l’école, voilà donc la question posée, dont la réponse exige de ne pas trop se fier à la pure et simple statistique des effectifs scolarisés (c’est une donnée partielle), et de réévaluer des segments peu étudiés, comme l’enseignement primaire supérieur, créé par Guizot en 1833 et relancé sous la Troisième République.

    Sur ces bases, J.-M. Chapoulie, en sociologue, saisissant ainsi l’évolution des durées de scolarisation, comprend les phénomènes de la différenciation sociale, puisque la prolongation de la scolarité ne se produit pas de la même façon et avec les mêmes raisons pour les classes populaires et pour les classes supérieures, de même qu’elle n’est pas identique pour les garçons et les filles.

    C’est dire que, dans ce livre, la question de l’offre scolaire, comme offre de places, construit un véritable paradigme explicatif, qui met en présence les initiatives des acteurs, complémentaires ou concurrentes, suivies jusque dans le fonctionnement quotidien des établissements, avec la politique scolaire nationale et les mouvements d’idées qui la façonnent.

     



    [1]Antoine Prost, « Pour une histoire ‘par en bas’ de la scolarisation républicaine », Histoire de l’éducation, n° 57, 1993, p. 59-74 ; article consacré au livre de Raymond Grey et Patrick J. Harrigan, School, Stat and Society…, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1991.


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