• 2013-7

    CHAPITRE 3

     

    LE DEVELOPPEMENT DES INSTITUTIONS SCOLAIRES

    LE ROLE DE L’ETAT

     au XIXe siècle

     

     

    Dans ce chapitre, je me propose de dessiner le schéma des évolutions institutionnelles de la scolarisation. Je me situe ainsi sur le versant de ce que j’ai appelé l’offre d’école, la création de places scolaires. La période concernée est celle que je mentionne ci-dessus, le XIXe siècle jusqu’en 1914, période créatrice de notre enseignement moderne, du moins de ses bases, aussi bien au niveau primaire que secondaire. Mais on ne peut manquer de relier ces évolutions à ce qu’il est convenu d’appeler la « rupture » révolutionnaire, et donc, également, aux prémisses culturelles du XVIIIe siècle.

     

     

    I EVOLUTIONS ET CONFLITS CULTURELS AU XVIIIe  SIECLE

     

    Je maintiens le point de vue adopté dan ce cours, et je commence par décrire les principales évolutions culturelles et sociales qui forment le contexte du développement scolaire à partir du XVIIIe siècle.

     

    a) Evolutions culturelles

    Le lent et continu affaiblissement de la culture religieuse est la première donnée à prendre en compte concernant le XVIIIe siècle. Certes, cet affaiblissement n’affecte pas le domaine de l’éducation publique immédiatement ; et dans les institutions et les pratiques scolaires, l’Eglise conserve, jusqu’à la Révolution au moins, une très grande capacité d’action. Elle reste en fait et en droit l’acteur dominant. En revanche, sur le plan des idées et des mentalités, dans les habitudes de la vie sociale, elle perd régulièrement du terrain. La société en général est prise dans un courant de déchristianisation continu (courant dans lequel on voit d’ailleurs l’une des causes lointaines mais directes de la Révolution). Les gens sont de moins en moins enclins à respecter les obligations religieuses ; on peut dire qu’ils sont moins croyants. Ce phénomène s’observe à plusieurs niveaux, surtout après 1750. Exemples : il y a de moins en moins de candidats à la prêtrise, ce qui entraîne une baisse forte et rapide des effectifs des séminaires ; on achète et on lit de moins en moins de livres religieux (les livres religieux comptaient pour la moitié de la production d’imprimés parisienne à la fin du XVIIe  siècle, puis un tiers en 1720, et seulement un dixième en 1780) ; les gens qui rédigent un testament se dispensent de plus en plus de références religieuses (c’est un historien, Michel Vovelle, qui a étudié ce point dans un livre intitulé Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, 1973), etc.

    Remarque. C’est une question classique de l’histoire moderne que celles des causes antécédentes de la Révolution. Une étude qui a fait date, centrée sur la production littéraire, est celle de Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, Paris, 1933. Le problème a été reposé et l’approche renouvelée par Roger Chartier, dans Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990. Entre l’« intellectuel » de D. Mornet, et le « culturel » de R. Chartier, il y a de grandes différences, parce qu’en particulier Chartier a élargi l’enquête, en interrogeant aussi bien les « idées » que les milieux et les publics où elles circulent,  les sensibilités qui les animent, les pratiques, les usages, et ainsi de suite.

     

    Je reviens sur la question religieuse. Vous savez que, dans la littérature et la philosophie du XVIIIe siècle, se diffusent des conceptions méfiantes et hostiles envers les dogmes religieux. L’Eglise ne peut empêcher que la vision chrétienne du monde, dont elle porte le message et la foi, soit battue en brèche. Si bien que, désormais, deux cultures s’opposent : la culture spirituelle traditionnelle, et, en face, ou à côté d’elle, la culture des savants, des philosophes, des gens de lettres. Quelle est la particularité de cette nouvelle culture, qui se résume dans ce mot de « Lumières », emblème pour toute l’époque elle-même (Enlightment en anglais, et Aufklärung en allemand : toujours le sens d’éclairer l’esprit, de l’affranchir des ténèbres de l’ignorance et de la superstition, si j’ose m’exprimer dans le langage de ce temps… Voyez, au Panthéon, la sépulture de Jean-Jacques Rousseau : une main tenant un flambeau semble sortir du tombeau : c’est la lumière qui émerge de la nuit…) ? C’est que, d’une part, elle affirme la nécessité d’une compréhension rationnelle et expérimentale du monde (de la nature et de la société), et que d’autre part, elle invite chaque individu à exercer son pouvoir de critique à l’encontre des  vérités établies, et des institutions politiques ou ecclésiastiques. C’est pourquoi, comme je viens de le dire, la critique n’épargne pas le texte sacré ni l’idée de révélation d’une existence divine apportée par les prophètes. On voit ici naître l’essentiel des attitudes mentales qui sont propres à la société moderne, et que la Révolution va ériger en règles universelles de pensée et d’action.

    On comprend de là comment se conçoit le rôle nouveau de l’éducation, ou, en tout cas, comment et pourquoi est contestée l’emprise de l’Eglise  sur l’éducation. Dès lors qu’elle peut être soustraire à l’emprise cléricale, l’éducation publique devient le moyen de préparer les individus, futures citoyens, à développer leurs capacités de jugement, à avoir un usage libre de leur raison et des facultés dont la nature les a dotés, tous, en tant que membres de l’espèce humaine. Voilà donc les deux grands piliers de l’idéologie émancipatrice et antireligieuse des Lumières à partir desquelles l’instruction et l’école arrivent au centre de l’idéologie républicaine : la raison et la liberté. La raison est une  puissance de calcul sur la base de l’expérience, une capacité d’établir des règles de justice, donc d’édifier le droit et les lois fondés sur un principe d’égalité (d’où les Droits de l’homme et du citoyen déclarés en 1789). Et, parallèlement, solidairement, la liberté est une condition sine qua non pour disposer de soi-même et user de ses facultés sans être soumis à des contraintes arbitraires. Il y a des centaines de commentaires -  que dis-je ? une bibliothèque entière ! sur ces sujets. Je n’en cite qu’un, classique : Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution, française, 1956 (réédité chez Gallimard).

    En même temps, je l’ai suggéré dans le chapitre précédent, sur le plan des usages culturels quotidiens, la lecture se répand, se « démocratise » pourrait-on dire. Les historiens  évoquent à ce sujet un « règne de l’imprimé ». Je n’y reviens pas ; mais il ne faut pas oublier ces données relatives aux pratiques sociales et culturelles.

     

    b) Problèmes de l’éducation avant la Révolution.

    Ne pas faire de lecture rétrospective de la société et des mœurs du passé. En réalité, à cette époque, la haute société, dirigeante ou influente, ne s’intéresse pas trop à l’enseignement populaire, notamment celui dispensé par les Frères des écoles chrétiennes en direction des pauvres. Il y a même des hommes de lettres (contrairement à certains économistes, qui pensent à l’amélioration de l’agriculture grâce à l’instruction des paysans), des hommes de lettres, donc, qui se montrent tout à fait réservés sur l’utilité d’une telle diffusion de l’instruction aux « classes inférieures ». C’est le cas de Voltaire notamment, qui raille les Frères des écoles chrétiennes, et qui affirme dans une lettre du 19 mars 1766 : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit  ; il n’est pas digne de l’être »[1]. Si l’éducation est une préoccupation dans ces milieux, c’est donc d’abord pour ce qui tient à la formation des élites, qui est prise en charge, nous le savons, essentiellement par les collèges et les sociétés religieuses qui les dirigent.

    La critique des collèges et de la culture scolaire classique est assez fréquente, venant des savants et des philosophes ; en témoigne l’article « Collège » de l’Encyclopédie (1753 ), rédigé par d’Alembert, qui est une charge très virulente contre le latin, contre la rhétorique, et contre les aspects les plus admis et anciens de cet enseignement (je lis : « Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, où  à parler sans rien dire… » : vous voyez le ton !). Ce qui anime d’Alembert bien sûr, c’est le rejet de l’enseignement littéraire, les Belles lettres et la rhétorique au profit d’un enseignement tourné vers les connaissances scientifiques, et le rejet des langues mortes au profit du français et des langues vivantes (dans les collèges, chez les jésuites notamment, les sciences et les mathématiques vont s’introduire peu à peu, mais avec de grandes lenteurs. On peut consulter à ce propos l’ouvrage de F. de Dainville, L’éducation des jésuites.., op. cit., qui comporte une partie et plusieurs articles très détaillés sur cette question).

    Lorsque le pouvoir royal expulse les jésuites (j’ai dit pourquoi au chapitre précédent), et que ceux-ci sont contraints d’abandonner, entre 1762 et 1768, les 106 collèges qu’ils dirigeaient jusqu’alors, ces établissements sont pris en charge par les pouvoirs publics régionaux (les parlements – ce sont des cours de justice, chargés de veiller à l’application des lois). Alors, les magistrats de ces parlements vont s’attacher à réorganiser et réformer les collèges, et, pour ce faire, plusieurs d’entre ces magistrats vont consigner leurs vues dans des ouvrages ad hoc, appelés de fait à un grand succès, et qui vont donc rester des références importantes. C’est ainsi qu’en 1763, le procureur du parlement de Rennes, Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, rédige un ouvrage typique (pour nous), l’Essai  d’éducation nationale ou Plan d’éducation pour la jeunesse – ouvrage qui montre une forte hostilité aux congrégations enseignantes, comme on peut s’y attendre. Il est remarquable, surtout, que ces ouvrages vulgarisent le thème, alors nouveau, de l’ « éducation nationale ». C’est que des auteurs comme La Chalotais veulent transférer la compétence éducative de l’Eglise vers l’Etat, et ce dans un esprit patriotique. La Chalotais écrit ainsi : « Je prétends revendiquer pour la nation une éducation que ne dépende que de l’Etat, parce qu’elle lui appartient essentiellement ». On voit donc là, non pas exactement la naissance, mais du moins la première affirmation sensible d’une volonté de contrôle de l’éducation par l’Etat : tendance à laquelle la Révolution va donner toute sa légitimité, et que le XIXe siècle va faire passer dans les faits. Ce sera le fil conducteur qu’il nous faudra suivre.

     

    c) L’apport de la Révolution

    C’est d’abord, on vient de le constater, un apport politique, au sens où la Révolution a longuement et largement débattu d’« éducation nationale » et d’« instruction publique » (cette dernière expression est plus ancienne que la première, parce qu’elle était déjà utilisée au XVIIe siècle à propos des écoles charitables et des collèges soutenus par les communautés d’habitants et les pouvoirs municipaux). Ces discussions ont eu lieu dans le cadre des assemblées nouvellement instituées, et de Comités réunis dans le cadre de ces assemblées, surtout pendant la période de la Constituante, au début de la Révolution (période de fin de la monarchie), et ensuite sous la Convention (fin 1792-1795, période républicaine : 1792 = l’an I). C’est sous la Convention qu’a été créé le Comité d’instruction publique, à l’intérieur duquel ont été mis en débat des plans de réforme fameux, rédigés – ou seulement présentés - par des personnages non moins fameux, comme Talleyrand, Condorcet ou Robespierre. La trace de ces débats a été conservée et publiée un siècle plus tard par James Guillaume (ce sont les Procès verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative, Paris, 1889 ; et les Procès verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, 6 tomes, Paris, 1881-1907).

    Un recueil des principaux plans exposés et discutés dans ces diverses instances a été composé par Bronislaw Baczko, dans un livre intitulé Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Paris, éditions Garnier, 1882. Les textes sont en version intégrale, ce qui est très précieux pour en prendre connaissance. Pour saisir de façon plus méthodique les principales thématiques des discussions, si importantes pour toute la suite du développement scolaire français jusqu’à nos jours,  il faut lire le livre d’un auteur que j’ai plusieurs fois mis à contribution ici, D. Julia, Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, Editions Belin, 1981. Cet ouvrage présente lui aussi les débats sur la base de très nombreux documents, consignés sous forme d’extraits, le tout ordonné de manière thématique, je l’ai dit. Le tableau est absolument exhaustif, complet, et passionnant à ces titres : une autre prouesse de cet auteur remarquable.

     

    La Révolution française nous intéresse ici parce que, au nom d’un idéal égalitariste et universaliste (ce qui n’était donc pas l’opinion dominante avant cela, on l’a vu), elle a cherché à constituer une école pour tous les enfants sans distinction, donc prise en charge par l’Etat. Globalement, la visée est toujours politique : tous les projets « d’instruction publique » ou « d’éducation nationale », souvent différents et divergents les uns des autres, considèrent cependant l’éducation comme une entreprise nécessaire, et nécessairement organisée par l’Etat,  pour créer les mœurs du peuple, puisqu’il s’agit maintenant d’un peuple de citoyens libres, qui sont détenteurs de la souveraineté, appelés à élaborer leurs lois et à choisir leurs gouvernants.

    La Révolution porte à nouveau les tendances des Lumières : lutte contre les pouvoirs traditionnels de l’Eglise et de la monarchie, exigence que l’éducation soit mise en première ligne du combat contre les tyrannies de l’esprit que sont l’ignorance ou la superstition. Cette éducation libératrice, qui promet comme telle d’épargner à l’intelligence humaine les oppressions qui pourraient la brimer, sera donc rationnelle, et, à ce titre, complète dans son recours aux sciences, y compris les sciences morales. C’est ce qui se fait jour dans l’article « Collèges » de l’Encyclopédie. D’où l’apparition d’un enseignement nouveau, bientôt une matière scolaire distincte : l’éducation civique. Ceci explique aussi l’interdiction des congrégations religieuses enseignantes (qui seront restaurées dans leurs droits peu de temps après, notamment par Bonaparte).

    Parmi les projets qui ont laissé leur empreinte sur toutes les conceptions républicaines pendant un siècle, jusqu’à J. Ferry, et qui, encore aujourd’hui, sont considérés comme des sources majeures de l’école populaire (on entend souvent l’expression « Ecole républicaine » en ce sens), figure évidemment le plan de Condorcet. On peut le lire en entier dans de nombreuses rééditions récentes, dont celle de Baczko que j’ai citée ci-dessus). Je vous en donne un extrait :  

    Condorcet, Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique. Présentés à l’Assemblée nationale, au nom du Comité d’Instruction Publique, les 20 et 21 avril 1792. Reproduit dans B. Baczko,  Une éducation pour la démocratie, op. cit., pp. 177-218. 

     

    « Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ;

    Assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales aux quelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par là établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi :

    Tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et sous ce point de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

    […]

    Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’empire, pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits ; mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi ; mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure. On m’a bien appris dans mon enfance ce que j’avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m’en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.

    Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n’a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables ; mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.

    Ainsi, l’instruction doit être universelle, c'est-à-dire, s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances, ou d’en acquérir de nouvelles.

    Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanées.

    Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail

    […]

    On enseigne, dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même, et jouir de la plénitude de ses droits. Cette instruction servira même à ceux qui profiteront des leçons destinées aux hommes pour les rendre capables des fonctions publiques les plus simples, auxquelles il est bon que tout citoyen puisse être appelé, comme celles de juré, d’officier municipal.

    […]

    on placera une école primaire dans tous les arrondissements où se trouveront des villages éloignés de plus de mille toises d’un endroit qui renferme quatre cents habitants. On enseignera, dans ces écoles, à lire, à écrire, ce qui suppose nécessairement quelques notions grammaticales ; on y joindra les règles de l’arithmétique, des méthodes simples de mesurer exactement un terrain, de toiser un édifice ; une description élémentaire des productions du pays, des procédés de l’agriculture et des arts ; le développement des premières idées morales, et des règles de conduite qui en dérivent ; enfin ceux des principes de l’ordre social qu’on peut mettre à la portée de l’enfance… »

     

    Condorcet est sans doute celui qui a le mieux pensé une instruction publique moderne (Condorcet, pourchassé sous la terreur, mourra avant de monter à l’échafaud). D’après l’idée que l’instruction est le garant de la liberté des peuples, puisque seule l’ignorance rend les individus influençables et « manipulables », comme on dirait aujourd’hui, par des tyrans, Condorcet propose une organisation globale d’un enseignement de niveau primaire, obligatoire pour garçons et filles, à quoi il ajoute aussi d’autres niveaux, secondaires, et y compris ce qui serait pour nous un « post-scolaire » : cours d’adultes, conférences populaires, bibliothèques et musées scolaires.

    La plupart des projets de la Révolution n’eurent pas le temps d’aboutir. En réalité, sur le terrain scolaire, la Révolution a davantage détruit qu’elle n’a construit. Mais il faut quand même retenir une création très significative, en 1795 (projet du 16 décembre 1794 ; lois de février et octobre 1795), sur la base des idéaux évoqués à l’instant, celles des « écoles centrales », destinées à remplacer les collèges, donc à promouvoir un enseignement de type secondaire. C’est, à peu près, ce que Condorcet avait appelé des Instituts. En 1802, il y aura 100 écoles centrales en France (à ne pas confondre avec ce qui est aujourd’hui l’Ecole centrale, au singulier, où se forment les ingénieurs). On voulait en principe ouvrir une école pour 300 000 habitants, mais on jugea ensuite que cela aboutissait à un nombre d’établissements trop élevé.

    En même temps, pour former des professeurs, a été instituée en octobre 1794 une école normale où devaient enseigner les meilleurs savants du pays. Cette école sera vite supprimée, puis recréée : et elle est restée jusqu’à aujourd’hui, malgré de nombreuses difficultés, d’autres suppressions sous tel ou tel régime (quand elle est jugée trop libérale dans ses enseignements), la très prestigieuse Ecole normale supérieure, située dans les années 1840 dans les locaux qu’elle occupe toujours, rue d’Ulm, à Paris.

    Les écoles centrales étaient fondées sur un nouveau plan d’études qui mettait à mal le latin. A la place des classes de grammaire et de rhétorique, on a alors trois section : 1) de 12 à 14 ans, dessin, histoire naturelle, langues anciennes ; 2) 14 à 16 ans, maths, physique, chimie ; 3) après 16 ans, belles lettres, grammaire générale, histoire et législation. La vie et de la mort des écoles centrales est bien relatée dans le livre de F. Ponteil, Histoire de l’enseignement, op. cit., pp. 73-92. Dans ces sections, l’organisation n’est pas celles des classes mais celle de cours autonomes, sur le modèle des facultés, ce qui est une innovation étonnante – à laquelle il faudra renoncer assez vite. Chaque élève était censé suivre les cours en rapport avec ses aptitudes. Durkheim, dans L’évolution pédagogique en France, aura un commentaire très intéressant, assez positif, sur ce système, destiné à palier les inconvénients de la classe homogène.

    Les écoles centrales n’auront qu’un temps et leur existence s’achèvera avec la création des lycées, en 1802 (une date à retenir, j’y reviens ci-dessous). Les lycées vont en outre remettre le latin aux places d’honneur, ensuite de quoi la bourgeoisie, tout au long du XIXe siècle, préfèrera elle aussi les humanités latines et la rhétorique. En fait, pour comprendre la remise à l’honneur du latin, il faut savoir que la société n’avait pas suivi le mouvement des écoles centrales, si bien que les établissements privés, qui conservaient l’ancienne culture latine, l’avaient emporté dans la concurrence.

     

     

    II ) LE XIXe SIECLE : LE ROLE DE L’ETAT

     

    A) L’enseignement secondaire

     

    1)  La création des lycées et de l’« Université Impériale »

    C’est la loi Fourcroy du 1er mai 1802 qui, à la place des écoles centrales, institue des « écoles secondaires » et des « lycées ». Les premières sont intermédiaires entre les écoles primaires et les lycées, et elles sont ouvertes par les communes ou des particuliers dans les communes. Le lycée admet une série littéraire et une série mathématiques ; mais la première est beaucoup plus importante que la seconde ; elle offre latin et français pendant trois ans, puis deux ans de Belles lettres. 

    Sous l’Empire (je rappelle que Bonaparte, auparavant Premier Consul, est sacré Empereur en 1804), se produit une création capitale, qui révèle la volonté et les nouvelles prérogatives de l’Etat, dans l’esprit de la centralisation typique de la tradition française issue de la Révolution (et même de l’Ancien Régime). C’est, par la loi du 10 mai 1806, la création de ce qui se nomme l’Université Impériale, donc aussi d’un corps d’enseignants fonctionnaires. Ce mot d’Université correspond à ce que nous appelons « éducation nationale » (expression adoptée en 1932, et qui remplace alors « instruction publique »), sauf que l’Etat napoléonien lui octroie le monopole de l’instruction publique secondaire (le primaire n’est pas concerné au même titre). L’Université est ainsi définie comme « un corps exclusivement chargé de l’enseignement et de l’éducation publics dans tout l’Empire » (art. 1) ; et c’est le décret du 17 mars 1808 qui se charge de l’organiser, en prévoyant qu’elle sera dirigée par un Grand Maître, directement soumis au pouvoir politique, parce que nommé par l’Empereur. L’Université est donc dotée d’une unité que réalisent sa structure (avec des académies, des recteurs, des inspecteurs d’académie…), ses grades (le baccalauréat, la licence : le baccalauréat est donc créé ou plutôt recréé en 1808), ainsi que son système de formation et de recrutement (école normale supérieure, agrégation). A travers l’Université, il s’agit donc bien du contrôle de l’Etat sur l’instruction publique (secondaire avant tout, je viens de le dire, et réservée par là même à la formation des élites et des futurs cadres de l’Etat), et Napoléon y voit clairement le gage de l’unité morale de la nation.

     

    2) Problèmes de l’enseignement secondaire au XIXe  siècle (enseignement des notables, je le répète : nous sommes encore très loin d’un enseignement secondaire accessible à tous les enfants : à peine 5000 élèves, garçons, sont concernés sous l’Empire ; e t il y a alors un lycée pour trois départements).

    a) Qu’est-ce qui caractérise le lycée du premier XIXe  siècle ?  Pour répondre à cette question, je vais là aussi, faute de place, me contenter du minimum. Pour compléter, voyez l’ouvrage (pour ne citer que celui-là) d’Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968. Dans la collection « La vie quotidienne », chez Hachette, il y a aussi, de Paul Gerbod,  un savoureux La vie quotidienne dans les lycées et collèges au XIXe siècle, paru en 1968.

    - Au niveau de la culture scolaire, j’y ai insisté, c’est le retour des humanités classiques (avec latin et rhétorique comme buts suprêmes), qui signe la fin de l’expérience des écoles centrales, d’inspiration encyclopédique. Les sciences ne vont s’enseigner que dans certains secteurs, comme les classes préparatoires, les « écoles du gouvernement » (les ancêtres des écoles d’ingénieurs, il s’agit au départ des ingénieurs militaires : voir l’école Polytechnique), et, plus tard, dans certaines sections de l’enseignement secondaire. - je vais y revenir ci-dessous. Les langues vivantes vont s’introduire peu à peu elles aussi, mais peineront à trouver des professeurs de bon niveau.

    - Au niveau de l’organisation, le lycée est un établissement fermé, qui comporte un internat. S’affirme à nouveau une volonté d’emprise éducative globale (question posée au début de ce cours). Inutile de préciser que la discipline des lycées est extrêmement rigoureuse. Elle comporte de très nombreuses règles sévères, assorties de punitions en cas d’infraction, et, parmi ces punitions, il y a même des séjours au cachot ! Le cachot fera encore peur un siècle plus tard, alors qu’il aura été supprimé (je ne résiste pas au plaisir de vous signaler le roman autobiographique de Marcel Pagnol, Le temps des secrets (1960), troisième volume de ses Souvenirs d’enfance, après La gloire de mon père et Le château de ma mère… C’est un excellent témoignage sur le lycée d’avant la guerre de 1914 et c’est, en plus, drôlissime. A lire absolument !). Le lycée de la période napoléonienne, pour y revenir, est fortement militarisé si l’on peut dire. L’expression de « lycée-caserne » vient de là. Les élèves sont regroupés dans des « compagnies », ils exécutent les mouvements collectifs au son du tambour, au réfectoire on leur lit les bulletins de la Grande armée, etc.

    - Au niveau pédagogique, à l’instar de la tradition jésuite, le travail est partagé entre deux types d’activités : chaque jour, d’une part, deux fois deux heures de « classe », en présence d’un  professeur - qui explique la grammaire, les textes à étudier, etc., et surtout qui dicte les devoirs à faire et qui corrige les devoirs faits ; et, d’autre part, dès le matin, avant la « classe », entre les deux classes et le soir après la dernière, des heures « d’études » dans des  salles spéciales (on dirait aujourd’hui « études dirigées »), pour que les élèves y effectuent les nombreux devoirs écrits, apprennent par cœur les leçons, etc. Les études sont surveillées – et les devoirs contrôlés - par un « maître d’étude » - qu’on appellera « maître répétiteur » en 1853, et qui n’appartient pas à la même catégorie professionnelle que les professeurs ; c’est le fameux « pion » !, Importance majeure du travail personnel donc, puisque le volume horaire y est le plus grand - c’est ce qui a été aboli au XXe siècle… Personne ne s’étonnera si je dis que  certains témoignages nous révèlent que les études se passent parfois dans une atmosphère un peu paresseuse, quand il ne s’agit pas d’un joyeux foutoir ! Sur les pions, je recommande cette fois la lecture du roman d’Alphonse Daudet, Le petit chose (1868), qui donne un portrait réaliste et touchant d’un de ces maîtres répétiteurs, dont la condition était souvent pénible, car il s’agissait de très jeunes gens, qui avaient beaucoup de mal à imposer leur autorité aux élèves.

    - Il faut retenir deux autres caractéristiques fondamentales pour apprécier la manière dont les choses vont évoluer. D’abord les lycées sont payants (mais il existe pour les familles démunies un système de bourses qu’on obtient par concours) ; d’autre part le lycée comporte des classes primaires, les « petites classes » - du « petit lycée » -, si bien que le lycée est à lui seul un système dont les élèves ne sont jamais mélangés avec ceux de l’école communale, l’école populaire. Evidemment, tout au long du XIXe siècle, les effectifs de l’enseignement secondaire restent très réduits. Et on compte un lycée pour trois départements environ sous l’Empire -  mais quatre lycées à Paris. Est donc accueillie une petite minorité d’enfants : 2 à 3% d’une classe d’âge (les garçons, encore une fois).

    - Au niveau du statut, le nouvel établissement est placé sous le contrôle de l’État. Mais il peut y avoir des ecclésiastiques dans le personnel. En 1802, pour écarter les ecclésiastiques, on a imposé d’être ou d’avoir été marié pour exercer les fonctions de proviseur et de censeur, mais pas pour celles de professeur ; puis, en 1808, on a imposé l’inverse : le célibat ; et sous la Restauration, les ecclésiastiques vont entrer en force dans les établissements. Le contrôle de l’Etat est en outre plus… qu’un contrôle, puisque, dans le cadre Impérial, et ceci se maintiendra après Napoléon, (chute de l’Empire : Waterloo, 1815), l’Université, je l’ai dit, détient le monopole de l’enseignement secondaire. Les associations et les personnels privés, les congrégations religieuses sont donc, non pas interdites mais très limitées dans leur capacité à ouvrir et diriger des établissements de ce type. Il y a là une source de conflit très grave entre l’Etat et l’Eglise. Souvenez-vous, j’y ai fait allusion plus haut également, qu’à côté des lycées d’Etat des grandes villes, il y a, dans d’autres villes, des établissements communaux proposant les mêmes études, et qu’on appelle « écoles secondaires », éventuellement tenues par des particuliers, où l’on enseigne le latin, le français, un peu de mathématiques, de géographie et d’histoire.

     

    b) Comment ces caractères vont-ils se transformer ?

    - Au niveau de la culture scolaire, la prédominance des Belles lettres et du latin va être progressivement entamée. Dès 1802, on prévoit un enseignement précoce des mathématiques, dans le but de préparer certains élèves aux concours d’admission de l’École polytechnique et de quelques autres « écoles spéciales » (les « écoles du gouvernement » dont j’ai parlé plus haut ; ce sont grosso modo des écoles d’ingénieurs). Ensuite, sous les régimes monarchiques qui succèdent à l’Empire, alors que les lycées sont rebaptisés « collèges royaux », il faut bien moderniser le cursus et l’adapter aux exigences du temps, puisque certains élèves de la bourgeoisie se destinent aux professions de l’industrie et du commerce. Les sciences s’introduisent donc peu à peu, sous forme de cours « spéciaux », supplémentaires. Puis sous le second Empire, en 1852, Hippolyte Fortoul, ministre de Napoléon III, réorganise les études en deux sections, une des lettres, et une des sciences où l’on peut entrer après la classe de quatrième. C’est le système dit de la « bifurcation ». Mais cette bifurcation est abandonnée quelques années plus tard, en 1865, par Victor Duruy (autre ministre important du second Empire). Cependant, en 1865, Duruy institue, à côté d’un secondaire classique rétabli, un enseignement secondaire en français, à la fois moderne, pratique et adapté aux activités locales, sous le nom d’ « enseignement secondaire spécial », quatre années à partir de la sixième.

    Sous la Troisième République, en 1880, le latin est supprimé des classes élémentaires des lycées (8e et 7e), le début des études grecques est repoussé à la quatrième et les langues anciennes doivent céder une partie de leurs heures d’enseignement aux matières modernes (sciences, langues vivantes, histoire et géographie, français). En même temps, on reproche à la pédagogie d’insister trop sur la mémoire, l’apprentissage mécanique, et pas assez sur l’intelligence. Question clef de la pédagogie, j’aurai l’occasion d’en examiner les fondements et les conséquences. La finalité même des études est remise en cause, étant donné leur inadaptation au monde moderne

    Une grande enquête parlementaire,  menée en 1899 sur la crise de l’enseignement secondaire débouche sur la grande réforme de 1902, une des réformes les plus importantes de notre histoire scolaire, qui met en œuvre une refondation complète de ce niveau. Les études sont divisées en sections mises sur un pied d’égalité, qu’elles soient classiques (latin-grec) ou modernes (sciences). La réforme instaure en effet, à partir de la classe de seconde, d’une part une section avec latin et sciences parmi ses trois sections classiques, et d’autre part une section moderne avec des langues et des sciences. Les réformateurs les plus enthousiastes défendent alors ce qui apparaît comme des « humanités modernes ». Cette ouverture des études peut toutefois être interprétée soit comme une manière de réserver les études classiques, littéraires, aux meilleurs élèves (c’est l’inverse aujourd’hui puisque la sélection joue en faveur des maths et des sciences), soit comme un début de démocratisation de l’enseignement secondaire.

    - Au niveau de l’organisation, l’internat est la forme préférée tout au long du siècle, mais à partir des années 1880 les pensionnats publics perdent des élèves – un phénomène qui n’affecte pas les écoles ecclésiastiques. La crise de l’internat menace l’équilibre financier des lycées, au moment même où les répétiteurs connaissent, comme les autres personnels modestes des établissements secondaires, une amélioration sensible de leurs conditions de rémunération et de travail, grâce à un effort financier inédit.

    - Au niveau pédagogique, on entre aussi dans la manière moderne avec la réforme de 1902, qui impose (ce sera difficile) l’heure de cours à la place de la « classe » de deux heures. Dans le même temps, on promeut des méthodes pédagogiques nouvelles qui insistent sur l’observation, l’expérience, sur l’intelligence et l’initiative de l’élève. Mais les professeurs n’apprécient pas une évolution générale qui tend à réduire la différence entre leurs fonctions et celles des répétiteurs, ceux-ci étant dispensés de la surveillance des internes et étant en plus désormais associés pour partie à l’enseignement : car avec le déclin de l’internat, le répétitorat a perdu sa nécessité.

    - Au niveau du statut, on l’aura sans doute compris d’après ce qui précède, le monopole universitaire est supprimé en 1850 par la fameuse loi Falloux (15 mars). On est sous la Seconde République, dont le premier président est Louis-Napoléon, qui deviendra Napoléon III après avoir instauré le second Empire en 1852. Cette loi Falloux, qui satisfait une grande revendication des catholiques, libère l’enseignement privé au profit des établissements ecclésiastiques.

    - Autre donnée importante, pour le moins. Après l’instauration de la Troisième République (le second Empire chute en 1870), une loi de Camille Sée (1880), crée des établissements publics d’enseignement secondaire de jeunes filles, qui proposent eux aussi un enseignement général sans latin, mais aussi sans baccalauréat, ce qui réserve donc aux garçons l’enseignement classique et l’accès aux études supérieures. Des cours secondaires pour jeunes filles avaient  été créées en 1867. Mis à part cela, de nombreuses pensions privées, souvent catholiques, accueillaient les jeunes filles de la bourgeoisie. Ce nouvel enseignement concurrence donc l’enseignement catholique en matière d’éducation féminine, et il met en jeu la question alors très sensible de la place de la femme dans la société. Cet enseignement féminin autonome durera jusqu’en 1924, date où ses programmes et son corps enseignant seront assimilés à ceux de l’enseignement masculin. 

     



    [1] Cité par Félix Ponteil, Histoire de l’enseignement, 1789-1965, Paris, éditions Sirey, 1966, p. 37.


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