• 2014-1 Fonctions de l'école

    AVANT PROPOS 2014

     

     

    Je ne  reprends pas tout à fait l’exposé là où je l’ai arrêté en juin 2013; parce que, après réflexion, je ne trouve pas urgent ni même indispensable de combler les lacunes signalées dans ma conclusion. Contrairement à ce que j’avais tout d’abord imaginé, je ne commence pas aujourd’hui par examiner l’émergence et de l’affirmation des professions enseignantes, instituteurs et professeurs du XIXe siècle notamment, avec leurs cadres institutionnels publics ou privés, leurs programmes de formation, leur insertion dans des contextes sociaux spécifiques et diversifiés au cours du temps, etc. Concernant les instituteurs, si l’on veut dessiner un tableau et reconstituer une chronologie assez précise à partir de la Révolution et durant les deux derniers siècles, on dispose de nombreux ouvrages, au centre desquels il y aurait sans doute ceux de Jacques Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Epoque (Gallimard-Julliard, 1967), et de Jacques et Mona Ozouf, La république des instituteurs, Gallimard-Le Seuil, 1992), tous deux restituant la même enquête effectuée dans les années 1960 auprès des derniers instituteurs encore vivants ayant commencé à enseigner au début du XXe siècle. Sur les professeurs, la bibliographie serait peut-être moins abondante, mais il faut avant tout se rapporter aux travaux de Philipe Savoie, qui a très récemment publié un remarquable ouvrage – remarquable et attendu - sur La construction de l’enseignement secondaire, 1802-1914 (ENS Editions, Lyon, 2013). On disposait déjà, du même auteur d’un bon instrument de travail, un recueil de textes officiels précédé d’une présentation substantielle, Les enseignants du secondaire. Le corps, les métiers, les carrières. Textes officiels (INRP-Economica, Paris, 2000). Je me contente de ces rappels très minimalistes, sur un sujet qui est pourtant d’une grande actualité : avec un peu de patience, les plus courageux avanceront résolument.

     

    La raison de ma réorientation ? L’année dernière j’ai voulu exposer des notions fondamentales, et, pour ce faire, je me suis référé à (et j’ai passé en revue) un ensemble d’études fondamentales – à l’instar de celles que je viens de citer. Certes, je viens de le rappeler, je n’ai pas épuisé le sujet. Mais cette année, dans le même esprit, me souvenant de discussions -  certaines anciennes et d’autres récentes-, avec des étudiants de Master et des néo-doctorants, je voudrais commencer par ces considérations que mon intitulé formule en termes de « problèmes théoriques et méthodologiques ». « Théorique » vise la définition et l’utilisation des catégories générales par lesquelles on aborde un domaine et on adopte un point de vue sur ce domaine. Exemples de telles catégories générales : « scolarisation », « culture », « pratiques », « fonctions du système d’enseignement », etc. Et « méthodologique » vise la démarche d’analyse des données empiriques par lesquelles on construit un ou des objets que le domaine contient ou peut contenir. Exemple d’un tel problème, celui qui se pose lorsqu’on cherche à analyser des « idées pédagogiques » ou des « pratiques d’enseignement » (ce sont les questions que je traiterai plus tard). S’il m’est permis d’adopter un langage très concret, je dirai que, dans un travail de recherche, les catégories théoriques désignent la nature du problème posé (ce dont on parle !), et c’est pourquoi elles doivent toujours être explicitées, clarifiées, définies - même si on se contente de reprendre les bons auteurs. Quant aux démarches d’analyse des données, elles doivent faire l’objet de justifications pour démontrer leur pertinence, c’est-à-dire leur capacité à construire effectivement les objets - les faits - et à éclairer leurs propriétés internes et leurs relations externes. Il y a là des garanties scientifiques à fournir.

     

    Evidemment, mon propos sera limité au territoire de l’éducation et de l’enseignement. Même s’il n’est pas impossible que mes remarques théoriques et méthodologiques aient une portée plus générale, je ne postule pas a priori qu’elles s’appliquent telles quelles à d’autres territoires, éloignés ou proches (on peut penser à ce qu’on voudra : histoire économique, histoire de telle population, histoire des relations internationales, etc., etc.). Autre précision, très importante : je voudrais m’interroger avant tout (mais sans m’interdire de déborder parfois cette restriction) sur les problèmes que posent d’une part l’analyse des représentations des acteurs sociaux (les « idées », si l’on veut, ou les notions, les catégories, les concepts, les schémas de pensée et d’action, et jusqu’aux mots, qui composent l’univers mental de ces acteurs), et d’autre part l’analyse des rapports qu’on peut établir entre des représentations et des pratiques d’enseignements lorsqu’on cherche à décrire ces pratiques effectives. Il y a là un nœud de difficultés, dont, d’ailleurs, je ne suis pas sûr qu’elles soient résolues : on pourrait même suspecter le contraire si l’on en juge aux discussions qui se relancent de temps à autre sur ces sujets – il faudra en restituer quelques-unes.

     

     

     CHAPITRE I

     

    LES FONCTIONS DU SYSTEME D’ENSEIGNEMENT

    ET LEUR EVOLUTION

     

    Pour donner l’exemple d’une réflexion sur une notion théorique et, en même temps, faire la transition avec les exposés de l’an passé, je vais maintenant ressaisir la notion de fonction, investie dans la compréhension du système d’enseignement. De provenance sociologique, et utilisée au pluriel (depuis Durkheim et L’évolution pédagogique en France), elle synthétise des phénomènes essentiels et, du coup, elle autorise une mise en perspective qui éclaire les changements intervenus sur la longue durée des trois ou quatre derniers siècles. C’est donc pour moi le moyen de recentrer les faits déjà exposés en désignant dans l’état actuel un point d’aboutissement des évolutions à l’œuvre depuis longtemps.

    Pour saisir le sens et l’intérêt théorique de cette notion des fonctions du système d’enseignement, je fais d’abord un petit détour. J’ai déjà expliqué qu’il y a deux âges de la modernité scolaire comme modernité démocratique (généralisation de l’accès à l’instruction et allongement de la durée des études). Le premier âge est celui de la Troisième République et de Jules Ferry, qui ont permis une scolarisation primaire universelle, moyennant quoi toute l’enfance française, le peuple sans exclusive, est désormais appelé à recevoir une instruction élémentaire. Mais il s’agit alors d’une démocratie qu’on peut dire partielle : elle est sans égalité entre les citoyens dans la mesure  où la scolarisation des enfants des classes aisées s’effectue dans les lycées, payants (dont le cursus, je le rappelle, s’étend des classes élémentaires aux classes du baccalauréat), tandis que la scolarisation des classes populaires s’effectue dans les écoles communales, gratuites, et dure seulement jusqu’au Certificat d’études, même si  elle se prolonge parfois par l’Ecole primaire supérieure (à moins que les enfants n’accèdent au lycée par le concours des bourses). Du coup, on comprend ce qu’apporte le second âge, le nôtre : il répond au grand principe de l’égalité des chances et de l’école unique, qui exige en effet la montée de tous les élèves vers l’enseignement secondaire, ce qui allonge très sensiblement la durée des études. Voilà ce que réalise le collège, institution nouvelle venue sous la Cinquième République, en mettant fin à la séparation de la scolarisation de enfants du peuple et de la scolarisation des enfants issus des classes aisées, des notables.

    Mais cette évolution ne se comprendrait pas si on oubliait qu’elle a modifié l’équilibre des fonctions de l’école. Voilà comment on peut faire intervenir la notion. L’évolution ne s’accomplit pas seulement comme une évolution institutionnelle répondant à un principe de justice (très imparfaitement réalisé), mais comme une transformation de la structure des fonctions de l’école. Autrement dit : on n’a pas seulement affaire à un changement institutionnel (l’unification pyramidale grâce au collège) commandé par une visée politique (l’égalité des chances), mais à une transformation de l’organisation du système des fonctions de l’école.

    Quelques textes clés permettent de saisir le sens et l’usage de cette notion des « fonctions du système d’enseignement ». Je pense à Bourdieu, « Le système des fonctions du système d’enseignement », in Education in Europe, Sociological research, M. A. Matthijssen et C.E. Vervoort, dir., Mouton, Paris-La Haye, 1979 (pp. 181-189 ; c’est un colloque de 1979). Et du même : Fins et fonctions du système d’enseignement, Cahiers de l’INAS, 1977 – que je recommande. Une reprise plus récente de cette question se trouve dans François Dubet  et Danilo Martucelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996 (p. 23-25). Le même D. Martucelli  nous a donné une version plus détaillée, dans « Evolution des problématiques. Etudes sociologiques des fonctions de l’école », in L’année sociologique,  vol. 50, n° 2, 2000 (pp. 297-318).

    Suivant ces textes, en schématisant et simplifiant un peu, il est correct d’admettre que tout système d’enseignement remplit trois grandes fonctions (ou groupes de fonctions) :

    1. des fonctions culturelles de conservation et de transmission d’un corpus de savoirs, de connaissances de toutes sortes – corpus organisé sous forme de disciplines scolaires la plupart du temps ;

    2. des fonctions de socialisation ou d’éducation (intégration des individus qui acquièrent ces savoirs à des ensembles de normes et de valeurs, donc intégration à des ensembles sociaux, à des groupes, vecteurs d’« identités ») ;

    3. des fonctions sociales et économiques de répartition de ces individus dans la division du travail, par la distribution des titres et des qualifications qui permettent d’accéder à l’emploi. On peut raffiner le schéma, mais, à mon avis, pas le modifier substantiellement. Tenons-nous donc à cette tripartition.  

    Ceci posé, demandons-nous quel changement sensible se produit depuis cinquante ans. Le plus sensible a priori, c’est celui qui touche à la hiérarchie de ces fonctions, donc aussi à la modification du poids relatif de chacune. C’est ce que je veux souligner. Au terme de l’évolution récente, le troisième type de fonction domine les autres. Dominer, je le précise, ce n’est pas détruire, ce n’est pas supprimer. Disons que, désormais, la distribution des titres avec ses enjeux économiques et sociaux, prime les autres fonctions, si bien que les missions culturelles et les missions éducatives de l’école sont plus ou moins reléguées et qu’en tout cas elles sont obscurcies. Bien sûr, les familles n’ont jamais été indifférentes aux « débouchés » de la scolarité, c’est-à-dire aux bénéfices, parfois très grands, qu’on pouvait en retirer. Mais aujourd’hui cette fonction est hypertrophiée, et en plus, elle intéresse toute la jeunesse française ou presque, qui, avec la démocratisation du second âge, est entrée en masse, comme on dit, dans l’enseignement secondaire et l’Université,

    Trop souvent, les commentateurs, plus ou moins avisés qu’ils sont, les « polémistes » médiatiques, etc., parlent de l’Ecole en la confrontant à un idéal (culturel, éducatif, républicain, démocratique, etc.). Ce faisant, ils ne perçoivent pas bien la réalité des services que le système rend à la société effectivement. Je mets donc en évidence non un idéal mais un fait, et un fait qui doit ou devrait être constaté avant tous les autres : à savoir que la mission principale de l’école, c’est désormais sa mission économique ou socio-économique. Que fait l’Ecole pour la société ? Elle distribue les titres qu’il faut bien posséder pour entrer sur le marché du travail, conquérir un emploi et, au-delà, à un statut social. C’est aussi ce que les familles attendent absolument Ici, on ne peut parler ni de faillite, ni de déclin de l’école ; il s’agit de tout autre chose, qu’il faut bien analyser avant de formuler un diagnostic, si désagréable soit-il.

     

    Quelques constats doivent être associés au précédent pour préciser la manière dont se présente la relation du système scolaire avec la société entière. 

     

    Premièrement, comme personne ne l’ignore, les emplois disponibles dans la société sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’ils sont plus ou moins rentables et, de ce fait, plus ou moins estimables, selon le niveau de responsabilité et d’autonomie qui les définit. Et l’important, c’est que l’école a globalement intégré cette donnée, si bien que les titres scolaires sont plus ou moins désirables - et leur obtention suscite plus ou moins de concurrence -, selon qu’ils visent un haut ou un bas degré d’estime sociale, donc un statut de haut ou de bas niveau matériel et symbolique. Les forts en maths décrochent la timbale, qui s’appelle notamment : « écoles d’ingénieurs » ou « écoles de commerce. Mais il y a à cela une contrepartie, le désintérêt pour les études littéraires (et les humanités n’en finissent pas de mourir), tandis que, puisqu’on demande aux enseignements mathématiques de fournir les critères de l’excellence scolaire et intellectuelle en générale, la promotion républicaine des « humanités scientifiques » passe à la trappe elle aussi.

    De surcroît, les emplois, les situations, les métiers, sont  plus ou moins enviables, prestigieux en un mot, à mesure qu’ils s’éloignent du travail manuel et des activités ouvrières en général. C’est ainsi ; les cols blancs ont vaincu les cols bleus. Grave difficulté, spécialement en France.

    Or, en même temps, j’y ai fait allusion plus haut,  un titre scolaire, quel qu’il soit, de haut ou de bas niveau, est indispensable pour conquérir une intégration professionnelle aujourd’hui plus que jamais. Par suite de la relation plus étroite et directe qui s’établit entre la formation et l’emploi dans le courant des évolutions technologiques, l’admission au monde du travail et à la socialisation professionnelle est fortement corrélée à l’obtention d’un diplôme, quel qu’il soit, en lieu et place des modes de reproduction qu’assumaient jadis les corporations de métiers. Là réside la principale évolution des rapports du système éducatif avec la société. Pour mesurer cette évolution, nous avons l’exemple du certificat d’étude, diplôme phare de la Troisième République. Sait-on qu’en réalité, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seulement un élève sur deux obtenait ce diplôme ? Or -  et telle est la question - que se passait-il pour les autres, qui d’ailleurs ne prenaient même pas part à l’examen ? Eh bien, ils étaient accueillis dans l’industrie, l’artisanat, le commerce, etc., où ils effectuaient un (« leur ») apprentissage, avant d’être admis dans tel ou tel emploi, auquel était encore reconnu une certaine dignité, au moins parmi les classes populaires. Je ne dis pas que ce modèle était satisfaisant. J’ai évoqué les progrès technologiques et scientifiques, qui imposent à un plus grand nombre d’enfants d’acquérir des connaissances plus étendues, en même temps que le secteur tertiaire s’est accru au détriment du secteur industriel. Je n’oublie pas non plus les heureux changements produits dans un sens méritocratique par l’allongement de la durée des études, d’abord grâce aux Ecoles primaires supérieures, puis avec l’accès général à l’enseignement secondaire par la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans. Je veux juste dire que notre école satisfait un bien plus grand besoin social de diplômes, en même temps qu’elle a détruit à peu près toutes les voies de formation qui existaient indépendamment d’elle.

    Pour résumer ce point, je dirai que le système éducatif moderne présente quatre caractères principaux.

    - Il détient un quasi monopole de la distribution des titres et des qualifications (donc des formations).

    - En répartissant les élèves aux différents niveaux de la hiérarchie scolaire, il les affecte aux différents niveaux de la hiérarchie des fonctions économiques et sociales. 

    - Parce que cette distribution et cette répartition sont hiérarchiques, elles ne peuvent s’effectuer que dans le cadre  d’une compétition permanente (pour les « bonnes » classes, les « bonnes » écoles, les « bonnes » filières, etc.). D’où l’extension du domaine de l’évaluation. Et il faut ajouter, last but not least :

    - Le processus de distribution, d’affectation, et de compétition est d’autant moins satisfaisant qu’il avantage les héritiers, en sorte que les laissés pour compte se recrutent toujours dans les mêmes milieux : les classes populaires.

    Voilà donc tout ce à quoi les familles et les enfants tentent de s’adapter par le consumérisme effréné des uns… ou la désaffection des autres – passive ou active, partielle ou totale, selon les ressources culturelles, sociales, et économiques, dont ils disposent. Comment nos responsables politiques pourraient-ils réagir  dans à cette situation ? Je laisse cette question ouverte, mais, je laisse poindre mon scepticisme face à la longue série des « réformes » qui s’enchaînent depuis des années…

     

    Secondement, tandis que se modifie le système total c’est-à-dire la hiérarchie des fonctions de l’école, les différentes fonctions elles-mêmes changent de nature. La restructuration du système ne laisse pas intacte ses éléments anciens. Certaines transformations affectent les éléments eux-mêmes, de l’intérieur si je puis dire. L’école ne remplit plus tout à fait les missions qui étaient les siennes traditionnellement.

    1) Considérons d’abord la fonction de socialisation (que j’ai mise en en deuxième position dans mon schéma). Sur ce plan, on peut faire cet autre constat que, de nos jours, l’intégration des individus que sont les élèves, futurs adultes, dans la société, s’accomplit sous un régime très particulier. En effet, comme le laisse présager l’importance que revêt le diplôme pour tout un chacun, les individus sont désormais théoriquement dans une situation de mobilité sociale généralisée. Qu’est-ce que cela signifie ? Que, par l’école,  grâce à l’école et au diplôme, tout le monde peut théoriquement accéder à une position différente de celle de son milieu de provenance, de sa famille. Personne n’est tenu dans un rôle prédéterminé par sa naissance. On va à l’école et tout le monde va à l’école pour obtenir, au-delà du diplôme (le meilleur possible selon les espérances de chacun), une place sociale, un statut, économique autant que symbolique ou de prestige, qui n’est réservé à personne. Or cela suppose que, théoriquement encore une fois, tout individu qui entre à l’école ne sait pas quelle place lui sera échue à la sortie, donc ne connaîtra son sort qu’après avoir accompli le trajet, affronté l’épreuve, jusqu’à la sortie. Soyons clair : dans cette compétition, par principe,  rien n’est garanti, assuré, promis à personne. Si personne n’est condamné à l’éventuelle mauvaise situation de ses parents, dans le sens inverse, personne ne peut raisonnablement estimer que la bonne situation de ses parents lui sera acquise à lui aussi. Tout le monde doit donc entrer dans la compétition et prendre le risque qui va avec. Là s’apprécie le mieux la dimension individualiste et libérale de l’école moderne : elle est faite pour des individus sans appartenance, libres de tout lien ou qui peuvent s’affranchir des dépendances anciennes (ce que ne comprenaient pas bien ceux qui parlaient trop simplement d’une « école capitaliste »…, même si ce terme, selon moi, n’est pas tout à fait dénué d’intérêt).

    Pour l’enfant ou l’adolescent qui va s’intégrer dans la société, l’école gère une aspiration fondamentale à se choisir soi-même, se créer soi-même, conquérir son propre être social. Mais du même coup, l’école ménage une incertitude fondamentale sur les statuts et les identités sociales possibles ou accessibles par tout un chacun. C’est là la face « subjectivante » de la « mobilité sociale généralisée », et donc une des significations nouvelles et profondes de la socialisation scolaire, c’est-à-dire de l’épreuve qui va avec (« épreuve » comme disent Anne Barrère et Danilo Martucelli.). Ici se vérifie de façon inattendue la fameuse formule de Sartre : « l’existence précède l’essence ». Pour que cette formule soit valable dans le contexte scolaire actuel, il suffit d’ajouter deux qualificatifs ad hoc et dire : « l’existence scolaire précède l’essence sociale ».

    Remarque. On peut souligner la différence entre la problématique que je viens de résumer (démocratique, individualiste et libérale), et l’intervention sociologique et politique, bien connue et prégnante dans nos milieux, depuis les travaux de Bourdieu et Passeron (et de très nombreux autres sociologues à la suite), qui prône et œuvre en faveur de l’égalitarisme du moins de l’égalité et mieux encore : de l’équité. La problématique libérale invite les élèves à se considérer comme socialement indéterminés, sans appartenance à l’entrée de l’école, afin de prendre part à la compétition et d’accomplir le trajet scolaire  pour conquérir une place, une définition et une identité. La problématique sociologique nous révèle, au contraire, tout ce que la trajectoire scolaire doit, en réalité, preuves statistiques à l’appui, aux déterminismes sociaux, c’est-à-dire à l’appartenance sociale et culturelle des élèves. La grande habilité de Bourdieu et Passeron, c’est d’ailleurs l’usage du terme de « reproduction » (le titre de leur ouvrage de 1970), pour qualifier une situation où, dans l’optique libérale, individualiste, démocratique et méritocratique (qui est bel et bien à l’œuvre), toute reproduction est formellement exclue, notamment celle qui s’effectuerait sur une base familiale (comme on transmettait un métier de père en fils).

    Mais aucune des deux propositions n’est exclusive de l’autre : la problématique individualiste est forcément intégrée par les acteurs sociaux, et la proposition sociologique (égalitariste) entend promouvoir la justice du point de vue des groupes sociaux et de la société. Au fond, il y a bien une différence entre les deux, mais ce n’est pas une contradiction. Les deux propositions se complètent et la réalisation du principe sociopolitique d’équité accomplirait l’idéal libéral, n’en déplaise aux sociologues, en donnant effectivement à tout individu la capacité de maîtriser son destin social. Autrement dit, pour résumer, je parlerai d’une convergence entre deux choses très simples et logiques : d’une part la volonté d’assurer, par l’école, la liberté de se choisir soi-même comme être social, et d’autre part, la volonté de prévenir la perturbation de cette liberté qu’occasionne l’action des déterminismes socioculturels – notamment les habitudes, les pratiques, les situations que connaissent les classes populaires.

     

    2) Considérons ensuite la fonction culturelle (que j’ai mise en première position dans mon schéma). Le fait que, sous le régime de l’individualisme, l’intégration par l’école vise une insertion dans la société, le Collectif, qui promeut paradoxalement l’autonomie des individus (ce qui leur propose une intégration rationnelle et critique des normes ambiantes : autre problème difficile pour l’école), ce fait, donc, a lui-même de grandes conséquences culturelles et pédagogiques. Lorsque les intérêts de l’individu, son devenir, sa « réussite », l’épanouissement de ses talents, etc., l’emportent sur toute autre considération, c’est alors que l’enseignement affaiblit la révérence envers les traditions et qu’en général se dénouent les liens que les jeunes  générations étaient contraintes d’entretenir avec les générations anciennes, c’est-à-dire avec le passé, le legs des anciens, la mémoire collective. C’est bien ce qui pose un problème aigu sur le plan de l’éducation morale, du moins de ce qui avait pu être une telle éducation.

    Il faut bien comprendre et mesurer toutes les difficultés qu’engendre le régime de la démocratie libérale achevée par l’école unique, parce que ce régime travaille contre la dimension collective, traditionnelle, de la transmission. C’est ce que je viens de dire en affirmant que la transmission, les pratiques et les processus de la transmission culturelle se recentraient sur l’appropriation individuelle de la culture et des connaissances scolaires. D’où le vocabulaire de la compétence, de la performance, qui donne à la notion de savoirs la connotation singulière d’objets à posséder pour en tirer un profit personnel. Ce qui est identifié comme « culturel » n’est donc plus de l’ordre d’une tradition (accumulée et sacralisée, etc.). C’est aussi ce qui explique la mobilisation des aptitudes individuelles des élèves dans un processus concurrentiel. Voir la passion pour les concours et toutes sortes de processus de hiérarchisation des individus, ce qui favorise par contrecoup les penchants consuméristes et utilitaristes des familles à la recherche du plus grand bénéfice à court ou à long terme. De nombreux auteurs, en particuliers philosophes, ont amplement développé ces constats ces dernières années. Je ne m’y attarde pas, ayant eu l’occasion de donner des indications dans le cours sur l’autorité de 2012.

    Mais je fais néanmoins la remarque que, dans cette situation, aussi bien l’intervention sociopolitique que la tendance libérale évoquée à l’instant concourent à déstabiliser les conditions normales ou anciennes de la transmission culturelle. Je pense que la transmission est gênée  -  je ne veux pas dire « détruite » (contrairement à un certain nombre d’auteurs qui se font une spécialité du catastrophisme) – dans tous les cas. En effet, la revendication égalitariste ou d’équité, déplace et transforme à son tour la socialisation dans sa dimension subjective ou « identitaire » (création d’un sujet social), versant sur lequel s’opère nécessairement l’acquisition de la culture scolaire. Pour préciser les choses, disons que c’est particulièrement vrai de l’incitation, typique du programme sociologique, à réduire la distance entre les pratiques culturelles des classes populaires et les pratiques d’apprentissage de l’école, les premières étant supposées trop éloignées des secondes. Car une telle réduction, si elle est possible, exige qu’on occulte une nécessité fondamentale de l’acquisition culturelle comme processus de formation de l’esprit, à savoir la nécessité d’une confrontation avec d’autres univers, d’autres horizons que les siens, et par là même d’une prise de conscience évolutive de soi-même. On peut penser que l’exigence de réduire la distance culturelle entre telle classe sociale et l’école, fait courir le risque, pour l’élève issu de cette classe sociale, de ne plus pouvoir s’éloigner de lui-même, de ne plus pouvoir se distinguer de soi, de ne plus pouvoir devenir autre que soi-même, ou encore de ne plus pouvoir s’ouvrir à la multiplicité (j’hésite à dire : « la différence », tant l’expression est galvaudée), ce qui est tout de même le sens ordinaire, ou un des sens, de l’expression « se cultiver ». Jadis, le latin et la rhétorique (que je ne regrette pas puisque, d’ailleurs, ils me sont restés… totalement étrangers), étaient la finalité suprême des études, et là distance entre la vie ordinaire et cette culture était très grande, et pratiquement la même pour tous les enfants, qu’ils fussent issus des milieux modestes (ce qui arrivait dans les collèges d’Ancien Régime), ou qu’ils fussent issus des classes supérieures. Ceci ne posait pas les problèmes d’aujourd’hui (il y avait d’autres problèmes, bien sûr). Il est vrai que, dans ce cas, l’éducation scolaire déployait des stratégies d’acculturation très fortes, englobantes (une emprise totale sur l’enfance comme disait Durkheim), notamment grâce au système de l’étude surveillée qui doublait la classe, pour retenir les élèves dans les établissements, au moins une bonne dizaine d’heures par jour au total…

    Quoi qu’il en soit, soyons circonspects. C’est la stratégie des médias, et précisément une stratégie anti-scolaire, que de renvoyer aux individus l’image qu’ils ont déjà d’eux-mêmes, pour satisfaire leurs tendances narcissiques et hédonistes immédiates, ce qui se nomme… démagogie :   prendre les gens pour ce qu’ils sont ou croient être, et les maintenir dans cette égalité irréfléchie de soi à soi (je ne dis pas que ce soit le projet de la sociologie et de Bourdieu, bien sûr).

    Pour désigner le processus de culture comme rencontre et ouverture, l’anthropologie moderne nous a apporté un terme technique important, que j’ai utilisé plus haut : « acculturation ». Ce terme suggère justement l’injonction faite aux sujets de s’approprier une culture autre que celle de leur groupe, de leur milieu, et ainsi de prendre conscience d’eux-mêmes relativement à autrui. Certes, ce processus se solde dans certains cas, très pénibles,  par l’arrachement et la perte (exemple : la fin des cultures paysannes, le rejet des cultures populaires en général, sans parler de cas encore plus catastrophiques dans les situations coloniales.) ;  mais il peut aussi désigner l’acquisition, la rencontre donc l’adjonction, l’addition. Bourdieu n’a retenu que l’aspect négatif, qu’il a traduit dans cette expression fameuse de « violence symbolique ». L’expression est forte, qui connote explicitement la destruction : et ce faisant elle est très bien faite pour culpabiliser le projet même de l’enseignement et des enseignants.

     


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