• Séance 12

     

    (Suite du chapitre V)

     

     

    J’apprends qu’on célèbre, ces jours-ci précisément, le trentième anniversaire de la disparition de Foucault. Un documentaire sur son œuvre a été diffusé à la télévision ; le texte des entretiens effectués à cette occasion avec des historiens et des philosophes est publié par les PUF sous le titre Foucault contre lui-même (c’est un documentaire intéressant, mais assez moyen sur le fond, à mon avis)… On trouve en même temps sur Foucault pas mal de numéros de revues et de magasines, voire de pages dans les journaux (Télérama de cette semaine, Libération des samedi et dimanche 21 et 22 juin). Eh bien, je me rends compte en reprenant le fil de mon exposé que, sans l’avoir prémédité, je contribue à cette sorte de commémoration foucaldienne…

    Vous avez remarqué que je ne suis pas vraiment entré dans le contenu historique (empirique) des livres de Foucault. Je ne vous ai pas raconté l’histoire de la folie, la naissance de la clinique, la formation des sciences de l’homme – pour ne parler que de cette partie de l’œuvre. Je ne suis pas entré dans ces narrations et ces descriptions. Vous découvrirez ces choses vous-mêmes en lisant les livres, si vous ne l’avez déjà fait. Pour ma part, conformément à mon projet cette année, je cherche à saisir les choix méthodologiques fondamentaux de Foucault - et je gage que ce peut être une aide pour la lecture de ses livres. Je me demande par conséquent, comme de nombreux autres commentateurs, quel type d’objet historique construisent les catégories théoriques de Foucault. Ma première réponse a mis en lumière (du moins, je l’espère) la catégorie de discours, ou de pratique discursive, et ses propriétés. Mais cette réponse est encore partielle, et, comme je l’ai dit en commençant, il faut la compléter par une seconde. Il se trouve que cela fera un peu mieux entrevoir le contenu historique en question.

     

    2) Les « pratiques divisantes ».

    Puisque Foucault a travaillé en philosophe et en historien, donc, avant tout, sur une base factuelle (raison pour laquelle il faut manier la notion de « discours » avec précaution, pour ne jamais oublier qu’elle désigne, certes, un ensemble d’énoncés, mais aussi un ensemble d’opérations pratiques), reste une question : pourquoi a-t-il choisi ces sujets-là : les fous, les malades, les criminels, ou encore l’asile, l’hôpital, la prison ? Est-ce par goût de la marginalité, ce à quoi ferait penser son intérêt pour les « expériences-limites » évoquées dans la littérature (voir par exemple un article intitulé « Préface à la transgression », en hommage à Georges Bataille, in Dits et Ecrits, op. cit., t. I, pp. 233-250). La réponse se trouve dans un texte plus tardif, de 1982, « Le sujet et le pouvoir » (Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 222-243), texte un peu rétroactif mais sans trop de repentirs : lorsque Foucault réfléchit sur son propre travail, il se montre parfois critique, mais, le plus souvent, il s’efforce de trouver une continuité dans ses interrogations, quitte à reformuler les anciennes pour les faire converger avec les nouvelles. Dans ce texte en l’occurrence, Foucault explique que, depuis l’Histoire de la folie, il s’est pour l’essentiel intéressé aux « pratiques divisantes ». Quel sens accorder à cette expression ? Il s’agit, poursuit Foucault, des pratiques qui séparent certains sujets des autres - et qui, se faisant, divisent également ces sujets à l’intérieur d’eux-mêmes. On en a précisément l’exemple avec l’opposition du fou et de l’homme sain d’esprit, ou bien l’opposition du criminel et de l’honnête homme, ou encore l’opposition de l’individu « normal » et du « pervers », etc.

    Remarquons plusieurs déplacements par rapport à une histoire (et une philosophie) plus classique(s) : d’abord la référence à des pratiques et non d’abord à des institutions (nous avons déjà aperçu cette option) ; ensuite la référence à des pratiques de division ou de partage (et d’exclusion) entre les sujets. Enfin, troisième déplacement, le plus important peut-être du point de vue d’une histoire de la culture, la référence à la pensée produite par de tels partages dès lors qu’ils sont organisés et réfléchis d’une manière spéciale. Dans un autre texte, la transcription d’une table ronde du 20 mai 1978 (in Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 21), Foucault commente ces choix en argüant que, dans l’Histoire de la folie, il ne s’est pas demandé ce qu’est la folie par différence avec ce que serait la « non-folie », mais qu’il a cherché à rendre intelligible la façon dont s’opère le partage entre les deux. C’est dans le même esprit que, par la suite, dans Surveiller et punir, il s’interrogera sur les conditions qui, à un moment donné, rendent acceptables, comme il le dit lui-même, les pratiques d’enfermement des délinquants.

    Vous avez compris qu’il faut absolument associer ces trois déplacements au projet archéologique : ils donnent toute sa portée à l’analyse des discours et des pratiques discursives. J’ai indiqué plus haut, en ressaisissant ces notions de « discours » et de « pratique discursive », que l’entreprise archéologique s’étaye sur une archive étendue et diverse, qui excède le cadre des doctrines et des théories élaborées par les acteurs du domaine de savoir auquel on s’intéresse (ce sont, dans l’Histoire de la folie, les « spécialistes », les aliénistes et les psychiatres). Maintenant j’ajoute que si cette archive recèle de la pensée, en quelque sorte, c’est parce qu’elle témoigne des partages normatifs, ces divisions, séparations ou exclusions qui fixent le programme des institutions et des pratiques relatives aux malades mentaux. Le partage normatif est une opération sociale, mais aussi culturelle, donc cognitive. Quel est, en référence à cette idée du partage normatif, l’objet historique et empirique central de l’Histoire de la folie ? Vous pouvez le déduire facilement. Ce n’est pas l’institution asilaire, ce ne sont pas les théories psychiatriques, on l’a vu, et ce n’est pas davantage, nous le savons aussi, la folie dans ce qu’on aurait supposé être son caractère naturel de maladie : c’est bien plutôt l’enfermement. CQFD.

     

    Remarque.  

    Ces déplacements essentiels sont négligés par la plupart des critiques hostiles à Foucault, qui se situent toujours, plus ou moins, sur le plan duquel Foucault a voulu se dégager. C’est le cas de Marcel Gauchet et Gladys Swain, dans La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique (Paris, Gallimard, 1980) – titre significatif du retour à une approche classique d’histoire des institutions et des idées qu’on peut qualifier de « pré-foucaldienne ». Cela dit, on peut lire avec profit ce livre qui est d’une très grande richesse historique. Je trouve moins subtils d’autres propos du même M. Gauchet, par exemple celui qui, lors d’une discussion avec Roger Chartier sur l’évolution de l’histoire scientifique, qualifie de « remèdes miracles » les concepts d’« épistémè » et de « formation discursive » (Le Débat, n° 103, 1999, p. 134).

     

    Enfermement des fous : de quoi s’agit-il ? En deux mots, c’est le « grand renfermement » qui a lieu, brutalement, au XVIIe siècle, l’année 1656 exactement, à Paris, avec la création des hôpitaux généraux, et qui s’accompagne d’un vaste ensemble de mesures administratives. Foucault décrit cet événement par une comparaison avec les usages et les conceptions anciennes, notamment celle de ce bateau, la « Nef des fous », sur lequel, à l’époque de la Renaissance, on envoyait les insensés dans une étrange navigation sur les fleuves européens. Pour saisir l’importance des pratiques d’enfermement, il faut également savoir qu’elles ne visent pas seulement des fous, mais toutes sortes de gens : chômeurs, mendiants, prostituées, etc. Le fait que cette pratique « divisante » soit également productrice de savoir (on n’y insistera jamais assez) se vérifie au fait que la folie, comme objet, n’est pas sans rapport avec la pensée rationaliste, en particulier son expression dans la philosophie de Descartes, qui est passée à la postérité comme célébration de la raison ! Cette thèse a fait couler beaucoup d’encre. L’intuition primitive de Foucault réside peut-être, on peut l’imaginer, dans le constat qu’une pratique ou un ensemble de pratiques et de savoirs relatifs aux fous accompagnent la naissance de la philosophie rationaliste.

    Pour résumer : j’avais déjà expliqué dans la séance précédente que la folie dont s’occupe Foucault n’est pas une « réalité » substantielle, une « maladie » (de même que dans Surveiller et punir la délinquance ou de la criminalité ne seront pas objectivées par la catégorie naïve de la déviance). Ce qui intéresse Foucault, ce n’est pas la folie en soi, la délinquance en soi, la sexualité en soi. Nous pouvons maintenant comprendre complètement ce point de vue. S’il ne faut pas aborder la folie comme une maladie ayant un substrat médical et naturel, mais comme un discours, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés, c’est que cet objet de savoir a lui-même pour origine la séparation des fous et des gens sensés, donc le partage normatif de la folie et de la raison.

    Il faut admettre par conséquent que le partage de la folie et de la raison, comme d’autres partages de ce genre, est une expérience collective, et que cette expérience a deux séries d’effets remarquables. D’une part, elle engendre quelque chose comme une ou des doctrine(s) savante(s) - une psychiatrie en l’occurrence (qui comporte une étiologie, une thérapeutique, etc.). Autre manière de le dire : le jeu des normes qui partagent et divisent induisent une expérience collective qui, comme telle, constitue un discours et des savoirs rationnels. (Si mes explications sont trop brèves, on peut consulter sur ces questions un petit livre de Jean-Claude Monod, Foucault. La police des conduites, Editions Michalon, Paris, 1997, et un bon chapitre intitulé « L’enfermement de la folie », pp. 21 et suiv.). D’autre part, c’est par ce genre d’expérience que s’édifie non pas seulement une institution qui serait l’asile (de même pour l’hôpital, ou la prison ou… l’école), mais un ordre, l’ordre asilaire. Et c’est par son inscription dans un tel ordre que la folie est naturalisée. C’est l’ordre asilaire qui naturalise la folie et fait croire que la folie est une maladie pensable, donc isolable parmi d’autres conduites sociales, et invariante au cours du temps. On pourrait dire que l’ordre asilaire promeut la folie comme réalité et catégorie de pensée - d’où la critique prononcée par l’antipsychiatrie des années 1950 et 1960 (on se souvient de Basaglia en Italie et de la psychothérapie institutionnelle en France), critique avec laquelle le travail de Foucault est en phase, même si Foucault ne la connaît pas au moment où il écrit son livre. Foucault reprend ces réflexions dans son cours du Collège de France de 1973-1974 sur Le pouvoir psychiatrique (2003, Paris, Gallimard Le Seuil). La leçon du 7 novembre 1973 décrit ainsi l’établissement de l’ordre asilaire comme « régulation perpétuelle, permanente, des temps, des activités, des gestes » (p. 4), et montre à quel point le savoir médical dépend, c’est-à-dire ne serait pas possible sans l’efficacité de cet ordre, ne serait-ce que parce qu’il permet l’observation des « malades », et que, plus encore : il construit « le rapport du regard médical à son objet ».

     

    Remarque.

    Pourquoi existe-t-il de tels partages normatifs dans nos sociétés ? A cette question, il n’y a qu’une réponse très générale : il faut juste constater que ces partages sont des composantes de la culture et de la civilisation. Foucault prend en compte le fait que ces partages peuvent être excluants (pas toujours d’ailleurs : ils peuvent aussi déclencher des exigences d’intégration, ce qui est le cas aujourd’hui avec les malades mentaux, comme avec les handicapés, etc.), mais ceci ne doit pas faire oublier que ces pratiques informent l’identité même des sociétés et des individus, et qu’en elles - ces pratiques-  les sociétés et les individus se nomment, se définissent, s’identifient. Est-ce que cela ne fait pas penser à la notion d’idéal – à condition d’y associer une notion de partage et de séparation, ce qui est assez facile à faire puisqu’un idéal instaure toujours une différence et même une opposition tranchée entre ce qu’on doit désirer et ce qu’on doit détester, entre ce à quoi on doit s’obliger et ce qu’on doit au contraire s’interdire.

     

    II) La perspective dite « généalogique ».

     

    Pour saisir les principales options de méthode de l’œuvre foucaldienne, j’ai commencé par situer cette œuvre sur le terrain de ce qui serait une histoire et une philosophie de la culture - j’y suis autorisé par les questions initiales de Foucault, et le lexique de base dans lesquelles ces questions sont formulées, avec les termes de « discours », d’ « énoncé », d’ « épistémè », de « savoirs », etc. J’ai ensuite dégagé les caractères de l’approche archéologique qui, en s’étayant sur une archive appropriée, prend pour objet des discours et des énoncés (premier axe de questionnement), mais des discours et des énoncés engendrés par des pratiques normatives et les partages que ces pratiques inscrivent au cœur des sociétés (second axe de questionnement).

    Pour faire maintenant un pas de plus, je dirai que, sur ce second axe, deux concepts théoriques et méthodologiques fondamentaux sont mobilisés ; l’un est déjà apparu, l’autre non - puisque j’ai pris soin de ne pas le mentionner. Le premier, déjà évoqué par moi, c’est le concept de norme, de normativité, de pratique normative. Je n’ai pas besoin d’y revenir : il est clairement présent dans ce qui précède. L’autre concept, c’est – sans surprise j’imagine - celui du pouvoir. Car en effet, instaurer de tels partages, décréter de telles normes, les confier à des instances qualifiées pour les formuler, les diffuser et les rendre utiles, efficaces, cela est, en effet, du ressort d’un pouvoir, c’est la prérogative d’un certain type de pouvoir ; comme le pouvoir psychiatrique (titre du cours de 1973-1974 que je viens de citer), ou le pouvoir pénitentiaire, ou le pouvoir éducatif (terme qu’on ne trouve pas chez Foucault, mais.. il y aurait sa place), etc.

    Je vous fais donc observer ceci : la question du pouvoir n’est pas absente des études archéologiques – c’est une évidence s’agissant de l’Histoire de la folie ou de Naissance de la clinique – mais elle est minorée voire recouverte par la question des discours, « pratiques discursives » et « formations discursives ». Mais c’est l’inverse dans la seconde série d’études, Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), Histoire de la sexualité : 1) La volonté de savoir (1976), 2) L’usage des plaisirs (1984), 3)  Le souci de soi (1984). Pour aborder cette seconde partie de l’œuvre de Foucault, il faut donc d’abord réfléchir à cette sorte de rééquilibrage qui n’interrompt certes pas le regard sur les discours et la formation des savoirs, mais qui, cette fois, suscite une attention beaucoup plus grande aux phénomènes de pouvoir. (Je laisse de côté l’évolution qui s’accomplit ensuite entre le questionnement sur la prison, et le questionnement sur la sexualité : ce n’est pas le même type de pouvoir, et pas la même productivité du pouvoir).

    Reste, bien sûr, à comprendre, et c’est le point central, comment Foucault thématise les rapports du pouvoir et du discours, c’est-à-dire du pouvoir et du savoir, ce qui a donné lieu à une expression parmi les plus typiques : le « pouvoir-savoir ». En tout cas, je suggère que, pour lire Foucault, il ne faut jamais croire qu’il a abandonné la question primitive d’histoire des savoirs (ou de formation des discours savants) pour passer à une question qui serait une histoire du pouvoir – toujours, bien sûr, dans les contextes des pratiques normatives ou « divisantes ». Foucault n’est pas un philosophe politique, ou bien il l’est en un tout autre sens. La différence entre les deux époques tient à ce que, dans la seconde époque, au lieu de mettre les savoirs en regard d’une réalité sous-jacente mais homogène, la réalité des structures de discours inconscientes (d’où la notion d’épistémè), il les attache à quelque chose d’hétérogène, des rapports de pouvoir, ceux-là mêmes qui s’exercent comme des pratiques normatives. C’est ainsi que, dans Surveiller et punir, on trouve décrites toutes sortes de connaissances précisément produites en fonction de relations d’emprise,  des disciplines, des châtiments, des contrôles, des dressages etc. Il peut s’agir de l’examen scolaire, qui « est à l’école un véritable et constant échangeur de savoirs » (…), qui « prélève  sur l’élève un savoir destiné et réservé au maître » (p. 189). Plus scientifiquement, et plus généralement, cette thèse vise la remarquable coexistence, très peu fortuite, qui met en présence le développement des techniques de contrôle d’individus déviants, enfants délinquants comme adultes asociaux, et l’apparition de domaines de science comme la psychologie, notamment dans sa version psycho-physiologique (la mesure des seuils de sensation par Weber – voir p. 302-303). Dans le cours récemment publié de 1972-1973 sur La société punitive, l’un des textes qui annoncent et préparent Surveiller et punir explique ainsi : « Dans ce programme de la connaissance qu’on doit prendre du prisonnier, du criminel comme objet de savoir, on voit pointer un certain nombre d’éléments dont l’importance historique sera grande : la nécessité d’un casier, d’un dossier judiciaires, celle d’une biographie, celle d’une observation des caractères de l’homme (…). Cette institution ouvre donc tout un champ de savoirs possibles. Or, c’est à cette même époque qu’apparaît la structure hospitalière, qui donne lieu à l’espace institutionnel où l’homme comme corps va être connu. Ainsi, c’est dans le même moment que naissent à la fois les fondements de ce qui va devenir la science anatomophysiologique de l’homme et de quelque chose comme la psychopathologie, la criminologie et la sociologie : ce que l’hôpital est pour le corps, la prison l’est pour l’âme ». Lisez et relisez ce texte très clair, qui unifie plusieurs époques du travail de Foucault, tant il nous rappelle que Foucault n’a pas sorti de sa réflexion la question de la formation des savoirs de l’homme, mais qu’il la transforme à ce moment pour saisir la sorte d’efficacité épistémique du pouvoir (sans oublier que Foucault est issu d’une famille de médecins…).

    Je voulais en arriver à cela : la causalité, envisagée maintenant de manière frontale, qui relie des savoirs possibles à des pouvoirs effectifs - instances non discursives – est visée, en propre, par l’approche généalogique. Voilà comment il faut suivre le passage du point de vue archéologique au point de vue généalogique. Il y a alors un contresens à éviter absolument (je le dis parce qu’il menace les étudiants qui découvrent ces choses) : l’idée de généalogie, dont on sait qu’elle est empruntée à Nietzsche (voir l’article de 1971 « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et Ecrits, t. II, op. cit., p. 136-156), ne désigne jamais une recherche d’origine (ou d’origines)… Dans une enquête généalogique à la manière de Foucault, via Nietzsche, on ne cherche pas à remonter jusqu’à une cause première, une provenance fondamentale. On ne se demande pas quand, où et comment, quelqu’un, un grand ancêtre, un auteur non moins grand, etc., aurait été le premier à penser et à dire ceci et cela, que tout le monde à sa suite aurait résolu de répéter et de commenter (attitude qui anime… devinez quoi ? La vieille histoire des idées -  encore elle). Non, on se tourne plutôt vers une émergence, et les conditions complexes d’une émergence. Et en l’espèce, comme l’indique le texte que je viens de citer longuement, l’émergence de tels ou tels savoirs, de tels ou tels domaines de science se produit sur un sol ou un socle qui est d’une autre nature que ceux des discours. Ce qui explique l’émergence, la formation et le développement des savoirs de l’homme, ce qui fait donc de l’homme un objet de savoirs, c’est un socle non discursif, un jeu de rapports de force, d’emprise, de pouvoir exercé par des individus et des groupes sur des individus et des groupes. On pourrait trouver à la conception foucaldienne du pouvoir des antécédents ou des correspondants dans certaines théories des sciences sociales de son époque (je n’ai pas défini cette conception, mais dont il faut juste se souvenir qu’elle n’est pas du ressort d’une philosophie politique classique et d’une conception de l’Etat : elle est tout aussi bien para-étatique et infra-étatique[1], comme il est entendu dans l’expression de « micro-pouvoir »); en revanche est absolument originale l’idée que le savoir a partie liée avec des configurations de pouvoir, configurations que l’approche généalogique a justement pour fonction d’analyser.

    L’ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971), version écrite de la leçon inaugurale du Collège de France (prononcée le 2 décembre 1970), est un texte charnière qui annonce cette inflexion, ce passage du primat de l’archéologie au primat de la généalogie. Car si, dans ce texte-programme, Foucault interroge une fois de plus les phénomènes de discours, il envisage désormais les discours comme une activité sociale soumise non pas seulement à des règles internes mais à des conditions externes, à savoir des modes de contrôle et de limitation (p. 10 et 11).

    H. Dreyfus et P. Rabinow, dans l’ouvrage que j’ai déjà cité, M. Foucault, un parcours philosophique, envisageant la tournure « généalogique » de la méthode, affirment qu’après l’Histoire de la folie, Foucault se détourne des institutions et  se place à un autre niveau d’analyse : « en dessous du seuil de l’institution, dans son soubassement » disent-ils. L’expression est imagée, mais pas absolument judicieuse, puisque, d’après moi, l’institution ne fait pas, en tant que telle, l’objet de l’approche archéologique. S’il me faut recourir à des commentateurs, je préfère l’article d’un certain Arnold I. Davidson, « Archéologie, généalogie, éthique », publié dans un ouvrage collectif traduit de l’anglais (Foucault, lectures critiques, dir. David Couzens Hoy, Bruxelles, De Boeck, 1989). Cet auteur adopte à mon avis une position plus correcte, qui consiste à dire que la généalogie ne se substitue pas à l’archéologie mais en élargit l’analyse. La différence entre les deux, sur l’exemple de la sexualité, peut alors s’éclairer de la façon suivante. L’approche archéologique décrirait l’apparition de l’objet et du concept de « sexualité » au XIXe siècle en lieu et place de la notion de « sexe », et elle mettrait en évidence une mutation de la pratique discursive et des règles de formation des énoncés liés aux sciences de la nature, à la médecine, à la morale, à des savoirs comme l’hygiène ou autres, qui font surgir dans le champ des pathologies, des « maladies », des perversions, etc. Par contre, l’approche généalogique, soucieuse des réalités pratiques en de ça des discours, chercherait, en plus, quelles stratégies de pouvoir, quels rapports de force fixent des normes du développement de l’activité sexuelle, les diffusent dans la famille, dans les couples, dans les rapports des hommes et des femmes, etc. Pour expliquer en ce sens l’idée dérivée de sexualité infantile, la généalogie interrogerait donc les nouvelles techniques de surveillance, les dispositifs de contrôle et d’examen, toutes choses dont s’emparent les médecins lorsqu’ils conseillent des patients, les maîtres lorsqu’ils observent leurs élèves, les parents lorsqu’ils répriment ou acceptent certaines conduites de leurs enfants. Pour comprendre ces phénomènes, il faut donc bien de descendre, si je puis dire, dans les rapports de pouvoir au sein desquels sont engagées certaines formes de visibilité et d’objectivation.

    Dans le cours de 1973-74 déjà cité, Le pouvoir psychiatrique,  il y a, pp. 14-19, un texte où Foucault fait son bilan critique, 15 ans après l’Histoire de la folie. Là, il se reproche de s’être « malgré tout » trop attaché à décrire des représentations de la folie (images, notions, etc.) aux XVII et XVIIIe siècles, donc d’avoir accordé un primat au discours sur les pratiques. Il regrette que ce « noyau de représentations » ait été son point de départ « comme lieu où prennent origine les pratiques qui avaient pu être mises en place à propos de la folie au XVIIe et au XVIIIe siècle » (p. 14, je souligne). Approche typique d’une histoire des mentalités ajoute Foucault. Or poursuit-il, maintenant (en novembre 1973), je veux aller plus loin, et examiner, avant même ce noyau de représentations, quelque chose qui le fonde et que celui-ci actualise : des rapports de pouvoir, précisément ; ensuite de quoi il pose cette thèse : « Le dispositif de pouvoir comme instance productrice de la pratique discursive » (p. 14, idem). Tout ça est assez clair pour nous.

    Pour ma part, j’ai plutôt considéré (cf. la séance précédente) que Foucault avait d’emblée pris ses distances avec ce genre d’approche et avec le concept même de représentation… donc je trouve cette autocritique un peu trop sévère. Je m’abrite d’ailleurs sous l’autorité de Deleuze, qui, dans son Foucault (Paris, éditions de Minuit, 1986, p. 69), explique que, dès l’Histoire de la folie, on était invité à comprendre que l’hôpital général, où l’on enferme toutes sortes d’individus, n’a pas sa source dans la médecine, mais dans la police ; de même que, dans Surveiller et punir, la prison ne dérive pas du droit pénal, car elle s’inscrit dans un horizon « disciplinaire » et non juridique.

     

    Remarque

    Je suis trop vite passé sur l’analytique foucaldienne du pouvoir dans Surveiller et punir. Ce sont des choses très connues, mais qu’il ne faut pas confondre avec la vulgate anti-autoritaire qui s’en est réclamée en dénonçant tout en bloc les grandes institutions sociales (prison, caserne, hôpital et…école), auxquelles on n’attribuait d’autre finalité que de répression et d’interdiction.

    J’ai déjà résumé les définitions de Foucault dans un article sur la notion de « Discipline », publié dans Le Télémaque, n° 5, de janvier 1996. Je n’ai rien de neuf à dire  sur ce sujet. Je rappelle donc sans m’y attarder que le pouvoir est déconnecté par Foucault de la souveraineté de l’Etat, pour être ressaisi, dans toute l’épaisseur de la vie sociale, comme discipline, ce qu’il ensuite décrit à deux niveaux distincts (j’ai souligné cette distinction qui n’est pas toujours évidente dans Surveiller et punir). Le premier niveau est celui de la technologie qui s’exerce sur les corps positivement, donc pas seulement en réprimant ou en interdisant mais en prescrivant aux individus des conduites productives (effectuer certains exercices, accomplir certains rituels, adopter certaines postures…). Le second niveau  est celui des dispositifs (plus haut, j’ai parlé de l’examen scolaire) qui s’exercent sur les « âmes » et traitent des dispositions personnelles (des qualités et des défauts, des vices et des vertus, des aptitudes mentales, etc.). Les premières assujettissent les individus à des collectifs - groupes ou masses ; les secondes gèrent les collectifs en spécifiant les individus qui les composent. Je cite Foucault (cf. mon article) : la discipline comme technologie (militaire ou autre), est un « art du corps humain », une « anatomie politique » ; la discipline comme dispositif (de contrôle et de surveillance) est une forme d’objectivation, une fonction de visibilité. Ainsi est pensée, à nouveau, ce que nous cherchons à saisir, l’unité d’une forme de pouvoir et d’un mode de savoir. Vous verrez  par vous-mêmes l’exemple fameux du Panopticon de Bentham (philosophe et réformateur écossais du XVIIIe siècle).

    Remarquez en outre deux choses, pour affronter peut-être la complexité, mais surtout la richesse des hypothèses de Foucault.

    Remarquez d’abord que le pouvoir instauré ou plutôt exercé par les disciplines est une réalité normative. Du côté des technologies, ce sont des normes qui organisent la conduite et l’activité des individus : c’est ce qui arrive quand on effectue un exercice, qu’il soit militaire, scolaire ou autre. Du côté des dispositifs, ce sont encore des normes qui révèlent les particularités de ces mêmes individus : c’est ce qui arrive quand on subit une épreuve, par exemple militaire ou sportive, ou quand on passe un examen, médical, psychologique, scolaire, etc. Je signale un ouvrage qui propose de Foucault une lecture centrée sur sa conception des normes. C’est Stéphane Legrand, Foucault et les normes, Paris, PUF, 2007 (un peu difficile pour les non philosophes toutefois)

    Remarquez ensuite que cette réalité normative du pouvoir, dont je viens de dire qu’elle remplit une fonction d’individualisation (le pouvoir individualise les individus - peut-être même l’individualité moderne n’est-elle que le produit des disciplines et des normes), assure en même temps, comme l’indique ma définition des technologies et des dispositifs, le contrôle des groupes voire des masses humaines. Mesurez bien ce qui pourrait paraître paradoxal : par les individus on rejoint les groupes, et par les groupes on appréhende les individus : pas d’opposition.

    De là se déduit l’autre concept du pouvoir, posé dans La volonté de savoir, le livre qui fait suite à Surveiller et punir. C’est le concept de « biopouvoir » (encore une hypothèse qui a suscité et suscite de très nombreux travaux ; j’en veux pour preuve le numéro d’octobre-décembre 2013 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, sur « Gouvernementalité et biopolitique : les historiens et Michel Foucault »). Outre La volonté de savoir, ce thème est exposé dans le cours au Collège de France de 1976, publié sous le titre « Il faut défendre la société » (Paris, Gallimard Le Seuil, 1997, p. 230 et suiv.). D’après Foucault, depuis le milieu XVIIIe siècle, un nouveau type de pouvoir s’est formé, qui a deux caractéristiques. Premièrement il s’exerce sur des populations, des masses (c’est ce que j’ai mis sur le compte des dispositifs), par différence avec les disciplines qui gèrent des individus (c’est ce que j’ai mis sur le plan des technologies) pour contrôler les illégalismes, surveiller les déviants, etc. Secondement, ce nouveau type de pouvoir est un pouvoir de régulation, de « régularisation » (p. 230), qui vise « l’homme vivant », et non pas seulement « l’homme corps » des technologies disciplinaires. S’ensuit une « étatisation du biologique » (p. 213), qui prend pour cible la santé et la morbidité, qui s’occupe  de la démographie, de la naissance et de la mort, de la fécondité, de la maladie, de l’hygiène, et qui intervient sur les milieux d’existence pour maîtriser ces phénomènes dans le temps de leur développement, ce qui suppose en outre des prévisions, donc des statistiques – d’où l’essor des techniques de l’assurance. Le biopouvoir est donc une capacité de faire vivre - et faire vivre de telle ou telle façon -, par opposition à la volonté souveraine ancienne, celle du roi, le monarque de droit divin, qui avait pour attribut le droit de vie et de mort sur ses sujets. Ce droit-là, c’était en fait un « un droit de glaive », c’est-à-dire un droit de faire mourir ou laisser vivre, tandis que le biopouvoir, exercé désormais par les Etats modernes, autre forme de souveraineté, est un droit de  « ‘faire’ vivre et de ‘laisser’ mourir ».

    A noter que, de là, Foucault tire une conséquence étonnante, pour ne pas dire stupéfiante, que je vous livre sans la commenter : avec ce biopouvoir les Etats modernes secrètent un nouveau droit de tuer, ce que le nazisme va relever de façon « paroxystique ». Voilà ce que dit le texte : « le racisme s’est inscrit comme mécanisme fondamental du pouvoir, tel qu’il s’exerce dans les Etats modernes, et qui fait qu’il n’y a guère de fonctionnement moderne de l’Etat qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme » (p. 227)… C’est une autre question – cruelle en ce qu’elle postule une continuité des Etats modernes et de l’Etat nazi ; mais elle a aussi, concernant le nazisme, la particularité intéressante (au moins pour moi) de passer outre à l’une des notions phares de la philosophie politique depuis Hannah Arendt : la notion de totalitarisme.  Quoi qu’il en soit, il faut porter au crédit de Foucault le simple fait d’avoir interprété le nazisme et sa composante meurtrière : car il est le seul de cette génération de penseurs des années 1960-70 à l’avoir fait. Il n’y a  presque rien de ce genre chez les marxistes, qui pourtant n’ont pas cessé de dénoncer les méfaits de l’Etat et de ses « appareils ».

     

    (suite et fin une autre fois… pendant l’été ou à la rentrée. Car il faut achever cette revue de questions par un autre concept de méthode très remarqué en son temps et devenu courant aujourd’hui, celui de « problématisation ». Ce concept n’a pas le même niveau de généralité que ceux d’archéologie et de généalogie, mais il a eu, lui aussi, une grande capacité de description et d’explication).

     


     

    [1]Je cite ici un entretien du 12 mars 1977, Dits et Ecrits, t. III, op.cit., p. 264.


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires