• 2015-6 La "leçon orale"

    séance 6

     

    CHAPITRE II

     

    LA « LEçON ORALE », NOTRE MODERNITE

     

     

     

     

    Puisque, dans le chapitre précédent, j’ai exposé les normes de l’ancienne manière d’enseigner, et décrit les procédures que ces normes soutiennent, et puisqu’aussi bien, à partir de la critique de ces procédures, se dessinent les normes et les procédures nouvelles de la leçon orale, il me faut maintenant examiner les faits pratiques correspondants. De l’ancienne à la nouvelle manière, l’évolution est, sans conteste,  comme dit André Chervel, un « grand virage » (cf. l’Histoire de l’enseignement du français…, Retz, 2008, pp. 399   - mais A. Chervel n’a pas développé son constat - ou son intuition). De nombreuses sources permettent d’observer l’irruption de cette norme fondamentale de la leçon dite « orale », et opposée, je le répète, à la lecture que j’appelle magistrale. Dans l’étude de G. Nicolas, Instituteurs entre politique et religion, op. cit.,  p. 75), les deux inspecteurs généraux qui se sont rendus à l’Ecole normale de Rennes en 1831, parlant de la formation des élèves-maîtres et de l’apprentissage de la méthode simultanée, affirment ainsi que celle-ci a pour but de « faire participer en même temps à une leçon donnée par le maître, tous les élèves capables de la recevoir », ce qui, notent les inspecteurs, a l’avantage, pour le maître, de pouvoir établir avec ses élèves un « rapport qui permet au premier d’observer, de reprendre, de corriger sans cesse ». Nous y sommes.

    Cependant, à parcourir, ne serait-ce qu’une petite partie du corpus pédagogique (immense) de la Troisième République, on s’aperçoit que la leçon orale a trouvé sa meilleure réalisation didactique dans la fameuse leçon de choses d’une part, et dans la leçon d’histoire d’autre part. C’est dans l’enseignement primaire de ces deux matières (j’évite pour le moment le mot « discipline », on verra pourquoi), que la nouvelle leçon a été normée le plus précisément, qu’elle a été érigée en principe et qu’elle a donc fourni des modèles pratiques imitables (sur la base d’un acquis plus ancien). Cela dit, je ne nie pas que, à côté des sciences et de l’histoire, d’autres matières, et même toutes les matières, ont été présentées et proposées en référence au même fondement didactique, jusques et y compris des matières aussi abstraites que l’arithmétique et la grammaire, donc l’orthographe. J’en donnerai un aperçu (pour la grammaire et l’orthographe françaises, voir l’ouvrage d’A. Chervel, p. 241 et suiv. sur la critique de la récitation « par cœur  » des manuels ou de ce qui en tient lieu, les  « abrégés, ou autres).

     

    Avant de traiter de leçon de choses et de leçon d’histoire à l’école primaire de la Troisième république, ce qui fait l’objet du présent chapitre, permettez-moi de redire le sens de ma démarche.

    J’ai voulu mettre en évidence le fait que la normativité des pratiques d’enseignement modernes se formule dans un discours à double entrée. On dénonce d’un côté les traditions, la routine de la leçon-lecture-répétition-mémorisation ; et d’un autre côté, par opposition, on vante la nouveauté et l’efficacité de la leçon orale (qui se connecte avec cette autre nouveauté qu’est l’enseignement simultané et la classe de niveau). Ce discours se forme dès la monarchie de Juillet, dans les années 1830. On l’a vu avec L. A. Meunier. Ma ligne d’analyse est donc la suivante. J’observe d’abord le fait que tout le XIXe siècle pédagogique, ce grand siècle de la réforme pédagogique, consacre ses efforts (pensons à l’activité des corps d’inspection) à l’éradication des usages anciens de lecture et mémorisation – le "par cœur" – disons nous encore aujourd’hui. Et, partant de là, j’observe l’irruption de cette norme de la « leçon orale » qui prescrit que le maître, en pratique, s’adresse à ses élèves, qu’il expose, explique, commente, interroge, reprenne, etc., au lieu de se contenter de lire et de faire lire, et de faire réciter. Cette norme vaut, en même temps que pour l’acte enseignant de diffusion des savoirs, pour son moment final en classe, qui est la correction d’un éventuel devoir écrit auquel cette leçon a donné lieu. On a vu en ce sens L.A. Meunier déplorer que les frères ne corrigent pas les devoirs écrits de leurs élèves ou ne « motivent » pas leurs corrections s’ils en font ; de même que Louis Ménétrieux a décrit une ancienne manière peu soucieuse d’adresser ce genre de retour aux élèves. Que cette activité moderne soit moderne parce qu’elle cesse de s’en remettre à la lecture d’un livre, qu’elle évite de confier l’acquisition des savoirs à la seule mémorisation de textes par lecture et répétition, c’est bien là ce qui m’importe. Ceci me permet d’affirmer qu’avec cette « leçon orale » se joue la naissance d’un nouveau régime de l’apprendre, qui conduit les maîtres à endosser un statut intellectuel original, leur parole étant, certes contrôlée par des supérieurs et toute une administration scrupuleuse voire pointilleuse, mais davantage responsable d’elle-même comme parole vivante, savante, intelligente. Vous vous souvenez de ma remarque d’introduction, séance 1, sur la relation essentielle de l’école, de toute école, et du livre ? Voilà que je la retrouve. Car, dans tous les cas, l’évolution se conçoit dans un nouveau rapport avec le livre. Ce qu’il nous faut donc saisir, c’est la manière dont, à cette époque, et tout au long du XIXe siècle, dans la pratique prescrite et effective des maîtres de l’école primaire, se réorganisent les rapports entre l’activité de lecture de livres et l’activité orale sans livre. Ceci suppose par ailleurs que je prenne en compte trois clauses très évidentes.

    Premièrement, cette nouvelle manière de faire est, comme je l’indique à l’instant, pour le maître, un nouvel engagement, très fort, dans son activité, et un engagement qui le confronte à une plus grande complexité, sans commune mesure avec ce qu’avait pu être jusqu’alors le métier de maître d’école. Et si je parle de complexité c’est pour faire apparaître que cet élément va poser de grands problèmes dans les écoles. Longtemps la nouvelle normalité du métier prescrit va décourager les instituteurs, une majorité d’entre eux, on va le constater à travers de nombreux jugements désolés des inspecteurs de la Troisième République naissante. Et du côté des velléitaires, cela va aussi se solder par des variantes mal conçues, ou franchement ratées. Evidement, le point de vue de l’enquête historique ne peut ignorer cette réalité, longtemps persistante, des difficultés, parfois insurmontables, que rencontrent les instituteurs et institutrices entre 1880 et 1914. Nous ne pouvons ni simplifier ni accélérer l’évolution : pendant longtemps, la leçon orale ne sera accessible qu’à l’élite de ces maîtres et maîtresses, éventuellement formés dans les écoles normales (mais ce n’est pas une règle) – les écoles normales elles-mêmes ayant été refondées au début de l’ère républicaine (l’obligation départementale des écoles normales de jeunes filles date de 1879). Ceci explique que, dans ces périodes, les sources nous livrent surtout des leçons présentées à titre de modèles, et qui sont de véritables performances accomplies par des instituteurs d’excellence, désignés à leurs collègues par les inspecteurs qui les gratifient de leurs compliments et de leurs encouragements. Nous devons donc interroger de telles sources avec la prudence qui s’impose, sans négliger l’état réel des forces, et, surtout, en évitant de bousculer la chronologie.

    Deuxièmement, cette manière de faire, si elle est nouvelle, n’exclut pas des compromis avec l’ancienne. Elle n’interdit pas forcément une part  de tâches anciennes de leçon-lecture, avec, du côté des élèves, la mémorisation et la récitation, mais mises à une place seconde et plus restreinte.

    Troisièmement, les nouvelles pratiques ne vont pas, pour les élèves, sans une série d’exercices d’accompagnement, les uns écrits, et d’autres oraux. De fait, de tels exercices, écrits et oraux, seront institués et programmés selon des règles précises que l’administration scolaire va énoncer, faire connaître et faire appliquer par le truchement de ses inspecteurs et de ses professeurs d’école normale, qui déploieront un grande énergie pour « normaliser », c’est le cas de le dire, la vie scolaire.

    Quelles que soient les difficultés et les lenteurs, on voit donc se constituer une norme progressivement acceptée et pratiquée. La pression hiérarchique ne s’est jamais relâchée pour y parvenir. Ceci explique notamment l’article 13 de l’arrêté du 27 juillet 1882, introduit dès la rentrée de cette même année, qui faisait obligation aux instituteurs de tenir un « cahier de devoirs mensuels », où chaque élève, aux différents Cours, était tenu d’effectuer, chaque mois, un bref  travail écrit dans chacune des matières du programmes, de façon à ce qu’on puisse - et que l’élève puisse lui-même - observer ses progrès, donc se comparer à lui-même tout au long des mois et mêmes des années (certains cahiers de ce type sont conservés au musée de Rouen). On devine que, pour les autorités, il s’agit aussi d’évaluer la capacité des instituteurs à assumer les exercices liés à la leçon nouvelle manière. Mais ceci, bien sûr, comme je le disais, ne sera le cas que très lentement. En témoignent divers articles rédigés par des inspecteurs dans la Revue pédagogique. Par exemple, dans le t. VI, le n° 11, du 15 nov. 1884, p. 467, l’inspecteur d’académie du Puy demande aux instituteurs de se conformer aux instructions ministérielles, regrettant que le cahier de devoirs mensuels ne soit apparu que dans  un petit nombre d’écoles, ou bien qu’il ne soit conçu que comme un cahier d’apparat, ou encore qu’il ne soit pas fait en classe sans secours étranger. Dans le t. XII, le n° 5 du 15 mai 1888, p. 512-525, un article signé de W. Marie-Cardine, inspecteur d’académie de la Manche, se montre tout aussi dépité. Ces observations nous renseignent donc sur le hiatus existant à ce moment entre la norme officielle et la pratique des maîtres (sans parler des familles pauvres qui ne peuvent acheter facilement le cahier prévu). Les maîtres, constate l’inspecteur de la Manche, ont souvent réservé l’exercice à leurs élèves les plus âgés ; ou alors ils ont demandé de trop longs devoirs, qu’ils ne sont pas parvenus à corriger ; c’est ainsi que, pour un seul mois, et pour la seule étude de la langue française, certains ont fait faire une dictée, ils ont imposé une analyse grammaticale, ils ont fait conjuguer un verbe en entier, et enfin ils ont commandé une rédaction. Vaste programme !

    Quels sont ces exercices associés à la leçon, les tâches imposées aux élèves et estimées indispensables sur la base de la leçon orale du maître ? Je répondrai un peu plus loin à cette question. N’anticipons pas.

     

    Remarque

    Sur le genre de hiatus que je signale, qui n’est certes pas accidentel, je veux lever tout de suite une ambigüité. Je parle d’une norme fondamentale (la leçon orale, donc la parole magistrale libre), qui va s’imposer à la profession, c’est-à-dire à la pensée et à l’action de la majorité des instituteurs et institutrices « de terrain », mais avec difficultés et lenteurs. Que signifie ce décalage, et comment en traiter sur le plan historiographique ? D’abord, il ne signifie pas que la norme soit une « idée », tirée d’une doctrine, tombée du ciel ou d’un esprit supérieur, et qui s’insinuerait peu à peu, on ne sait comment, dans la tête de disciples ou de praticiens. Si je parle de norme, ce n’est pas pour réinvestir cette explication d’histoire des idées dont j’ai fait au contraire mon adversaire numéro un ! Une norme (notamment une norme axiologique, selon la terminologie que j’ai adoptée) est fixée non pas d’abord dans des textes, mais dans une pratique ou dans un ensemble de pratiques, qui ont elles-mêmes toutes sortes de conditions réelles, sociales, culturelles etc., et des références idéales (j’insiste sur les conditions culturelles, voir ce que j’ai dit sur les méthodes de lecture dans la séance précédente). Donc, ce que je constate, c’est que la norme de la leçon orale, et les pratiques dans lesquelles elle se forme, sont, dans un premier temps, et pendant longtemps, énoncées et défendues d’abord au sommet de l’Etat - qui a cependant des liens avec la « base », le « terrain », disons plus précisément certains maîtres d’élite, certains « pédagogues » d’avant-garde, divers types d’acteurs dans le tissu social. Partant de là, le processus historique qui installe la norme « officielle » dans un statut d’évidence, qui en fait un principe pratique et un critère de jugement communs, d’une part s’étale dans un temps assez long (plusieurs dizaines d’années), et d’autre part comporte de nombreuses hésitations, se heurte à toutes sortes d’obstacles, rencontre des incompréhensions et des résistances, à commencer par le scepticisme des « anciens » (contre les « modernes »), les anciens qui ne peuvent se débarrasser si facilement de leurs habitudes, transmises par des traditions ancestrales, qui plus est. Si bien que, pour telle ou telle raison, les résistances et les réticences font l’objet de bilans détaillés de la part des autorités. Ces bilans sont précieux pour nous, car ils formulent les normes que ces autorités veulent faire admettre sur le « terrain », et ils comportent des données précises, chiffrées parfois, sur les habitudes que ces normes ne parviennent pas encore à éradiquer.

    En voici un exemple, très comparable à celui des cahiers de devoirs mensuels. Je le tire de la Revue pédagogique (t. XIII, n° 8, d’août 1888, p. 415-418), dans lequel un inspecteur primaire de l’arrondissement de Saint-Nazaire, P. Labeyrie, rédige un rapport sur les promenades scolaires que l’inspecteur d’académie de la Loire-Inférieure a demandé aux instituteurs de son ressort d’effectuer au rythme d’une par mois au moins. Les promenades scolaires, à but pédagogique s’entend, sont conçues en lien étroit avec la pratique de la leçon orale, comme on le devine ; il s’agit en l’occurrence d’« étude géographique », de « visite de monument historique », d’« étude d’histoire naturelle ou d’agriculture », de « visite d’usine ». Or voici le résultat de l’incitation académique : il est très mitigé. D’après l’inspecteur primaire, pour l’année 1887-1888, 21 écoles ont fait une seule promenade ; 15 en ont fait 2 ; 5 en ont fait 3 ; 8 en ont fait 4 ; 2 en ont fait 5 et 2 en ont fait 6 (ce qui serait la norme !). En tout et pour tout, il n’y a eu que 120 promenades pour 53 écoles, dont 29 de filles, tandis que 89 écoles n’en ont fait aucune. Et l’inspecteur de conclure : « la majorité des maîtres n’ont pas osé faire de promenades scolaires, et (…), une fraction importante de ceux qui ont essayé n’a pas persévéré », ce qui signifie que « la promenade scolaire n’est pas encore entrée dans les mœurs ». Cette conclusion est illustrée par plusieurs cas de réticences, les premières tenant au fait que les élèves arrivent à l’école après avoir déjà marché plusieurs kilomètres, et aussi que les familles craignent une perte de temps pure et simple… (sont cités à la suite plusieurs instituteurs qui ont fourni des réponses positives).

    Pour nous, l’intéressant, c’est que, dans un espace et à un temps donnés, nous tenons là une approche chiffrée du décalage entre la prescription (moderniste) et les pratiques (traditionnelles) ; et, surtout, nous en retirons une vision des conflits pratiques qu’engendre la diffusion de la nouvelle norme. Voilà où je voulais en venir : de même que la norme ne tombe pas du ciel, son intégration ne dépend pas seulement (je dis bien : pas seulement) de la bonne volonté des instituteurs concernés, car ce processus affecte tout le système de pratiques dont la transformation attendue a de multiples acteurs et facteurs. Voilà, pour répondre à ma question, comment il faut se poser le problème du décalage entre la prescription et les pratiques, lorsque cette prescription finira par transformer donc gouverner les pratiques retardataires (ce que l’histoire nous montre).

    L’amusant dans cette histoire - ceci est à méditer, c’est que la promenade scolaire, dont les mérites finiront par être universellement admis, ne deviendra pourtant une pratique normale et courante, au XXe siècle, que dans les classes inspirées par les courants d’Education nouvelle, en particulier la pédagogie Freinet…

     

    Ma démarche étant clarifiée, et les faits que je compte solliciter étant en gros désignés, je reviens à ma question, qui est la suivante, très simple au demeurant : comment, avec quels usages, en produisant quelles normes, et en référence à quels idéaux se met en place, dans l’enseignement primaire, cette modalité de leçon dite orale, qui se substitue à la lecture magistrale ? Et pour le savoir, comme indiqué en commençant, je me tourne vers les deux domaines typiques d’une part de l’enseignement du récit national, c’est la leçon d’histoire, et d’autre part de l’enseignement des sciences, c’est la « leçon de choses », sous la Troisième République toujours. Dans ces deux domaines, nous disposons de sources qui incluent des descriptions factuelles, et pas seulement des textes d’administration utiles pour leurs aspects de prescription, mais dont, encore une fois, il faut mesurer la difficulté à être suivie d’effets tangibles.

     

     

    I) LEçON ORALE ET HISTOIRE. 

     

    Remarque préliminaire

    Je ne suis certes pas le premier à m’aventurer sur ce terrain. Je puis vous signaler trois auteurs qui ont récemment procédé à d’intéressantes investigations sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire aux époques que je regarde moi-même. Tout d’abord Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, de l’Ancien Régime à nos jours (Paris, A. Colin, 2003), ouvrage qui, comme son titre l’indique, brosse un panorama complet sur une longue période, en présentant également divers documents. Plus resserré sur l’objet qui est le mien, mais relativement à l’enseignement secondaire – donc que j’utiliserai plus tard, Evelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée  de 1870 à 1970 (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999). Et enfin, le plus profitable pour ce qui va suivre,  la belle étude de Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école primaire de la IIIe république (Paris, PUF, 1996). B. Dancel, qui s’attache au département de la Somme, vise une histoire des pratiques d’enseignement. De ce fait, elle cerne bien, parmi d’autres objets, et sous un autre angle, certaines propriétés de la leçon nouvelle manière, la « leçon orale ». Toutefois, elle ne replace pas vraiment ce type de leçon dans l’évolution des manières d’enseigner (on ne saurait le lui reprocher, puisque ce n’était pas son but), et, si elle saisit bien l’opposition de la « leçon orale » à la « leçon par le livre » elle renvoie plutôt cette dernière à l’actualité pédagogique des instituteurs de la Troisième République, le livre en question étant alors un manuel à disposition des élèves (voir les p. 46-47 notamment). Cela dit, cette étude, issue d’une thèse, est d’autant plus indispensable, surtout pour les chercheurs débutants, qu’elle décrit toutes les conditions techniques de l’enquête, et que, dans l’exposé de ses résultats, elle montre le même scrupule, ce qui conduit l’auteure à des constats toujours très nuancés, donc probants, dans son approche de ce qui a été la réalité des pratiques, au-delà des modèles officiels. (Si je devais conseiller des ouvrages plus généraux mais également centrés sur un département et dans la même période, je penserai à l’excellent Jacques Gavoille L’école publique dans le département du Doubs, 1870-1914, Paris, Les Belles Lettres, 1981. Dans un autre genre, je n’oublie pas La république des instituteurs, de Jacques et Mona Ozouf, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1992).

     

    Je rappelle pour commencer que l’histoire, comme matière scolaire, ne s’est inscrite dans les programmes de l’enseignement primaire qu’avec des difficultés, et pas mal des soubresauts. Elle est prévue par la loi Guizot de 1833, que précisera le statut du 25 avril 1834, mais juste dans les écoles primaires supérieures nouvellement créées, tandis que dans l’enseignement primaire élémentaire, si elle est évoquée, c’est seulement sous la rubrique des développements possibles de l’instruction « selon les besoins et les ressources des localités ». En 1850, la loi Falloux, qui laisse tomber les écoles primaires supérieures (certaines vont malgré tout survivre), ravale l’histoire au rang des matières facultatives. Cela étant, sous ces différents régimes politiques et scolaires, l’histoire continue d’être plus ou moins enseignée dans les écoles normales d’instituteurs, quoiqu’en troisième année seulement, stipule le règlement du 24 mars 1851 (qui réinscrit en outre cet enseignement dans l’orbite traditionnel de l’histoire sainte) ; et il n’est pas douteux que cette matière a peu à peu trouvé grâce auprès des instituteurs modernistes (voir sur ce point mon livre Instituteurs avant la République, PU du Septentrion, Lille, 1999, p. 201-203). Victor Duruy l’introduit officiellement dans la loi du 10 avril 1867 sur l’enseignement primaire (art. 16 : « Les éléments d’histoire et de géographie de la France sont joutés aux matières obligatoires de l’enseignement primaire). Mais c’est seulement sous la Troisième République que l’histoire acquiert la place (très importante, comme on sait) qu’on lui accorde encore aujourd’hui. C’est l’article 1er de la loi du 28 mars 1882 « relative à l’obligation et à la laïcité de l’enseignement primaire », qui inscrit au programme, avec « La géographie, particulièrement celle de la France ; l’histoire, particulièrement celle de la France  jusqu’à nos jours » (ce que détaille l’arrêté du 27 juillet 1882 - voir à ce sujet, dans le Dictionnaire de pédagogie de F. Buisson, 1913, l’article « Histoire », p. 797, signé d’Ernest Lavisse). La perspective de Jules Ferry se résume dans la formule bien connue : les enfants français doivent apprendre à l’école « tout ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ».

     

    1) La norme de la leçon orale et l’idéal de la parole enseignante

    Pour voir à quel point la notion de leçon orale, et le discours, je dirai même la phraséologie qui va avec, sont prégnants dans les textes prescriptifs et les textes descriptifs de l’enseignement de l’histoire, tel qu’il devrait être et tel qu’il est, je commence par la « Conférence sur l’enseignement de l’histoire dans l’école primaire », de l’inspecteur général Eugène Brouard, en août 1878. Je le tire d’un recueil des Conférences pédagogiques faites aux instituteurs délégués à l’exposition universelle de 1878 (3ème édition, 1880 je cite des extraits, p. 90 à 95). Notez que je me situe toujours, le plus possible, dans la décennie des réformes de Jules Ferry. Ce texte présente l’intérêt d’amener la norme de la leçon orale en histoire par comparaison avec d’autres manières possibles de procéder, et donc en opposition à la dictée avec lecture dans un but de mémorisation.

     

    « Les moyens? oh!  ils ne nous manquent pas ; ils abondent, au contraire, et, en vérité, nous n'avons qu’à choisir. Il y a la leçon orale avec ses récits et ses entretiens ; la leçon par l’aspect avec ses images et ses tracés au tableau noir ; la leçon lue, expliquée, commentée, résumée ensuite soit de vive voix, soit par écrit ; la leçon apprise par cœur, récitée tantôt littéralement, tantôt quant au sens seulement. Il y a enfin la dictée qui, avec la lecture, peut être pour nous un moyen d'enseignement universel. » (…)

    «… Messieurs, vous l’avez deviné : parmi les ressources que je vous indiquais tout à l’heure comme étant à votre disposition pour l’enseignement de l'histoire dans vos écoles, la meilleure, la plus sûre, la plus fructueuse est sans contredit la leçon orale, la leçon orale avec la vie, l’entrain et l’intérêt qui lui sont propres, et aussi avec ses résultats bien autres que ceux que l’on obtient par l’emploi du meilleur livre. Si la science ‘livresque’ a fait son temps, ce doit être surtout quand il s’agit de l’enseignement de l’histoire.(…)

    « Messieurs, pourquoi m’écoutez-vous en ce moment avec tant d'attention, peut-être même avec quelque intérêt? - Parce que je vous parle ; parce que le son de ma voix, l’expression de mon visage, les battements de mon cœur donnent de la vie à mon sujet et de la couleur à mes pensées. Pourquoi l’enfant quitte-t-il si volontiers le livre le plus attrayant pour aller sur les genoux de son aïeul, entendre des récits cent fois ressassés? Pourquoi encore, quand il oublie si vite des leçons apprises par cœur, avec tant de peine pourtant! même les fables de son premier ami, le bon La Fontaine, se souviendra-t-il à tout jamais des contes du Petit-Poucet, de Barbe-Bleue, du Petit-Chaperon-Rouge?... Parce que la parole est une grande séductrice ; parce que ce qui s’introduit par l’oreille pénètre bien plus avant dans les cœurs ou dans les esprits que ce dont la mémoire fait seule tous les frais.

    Parlez donc à vos élèves, Messieurs ; parlez-leur beaucoup, parlez-leur toujours. Racontez et racontez encore les grands faits de notre histoire nationale. Et, si vous savez vous y prendre, tout yeux et tout oreille, vos petits auditeurs les boiront avec avidité, leurs jeunes âmes s'en imprègneront, et le souvenir en restera profondément gravé dans leur mémoire. (Applaudissements). Les détails pourront s'évanouir, mais ce qu'il y a d’essentiel, de capital, surtout ce qu’il y a de beau, de grand, de noble, d’accessible à leur intelligence, et à leur imitation, ce sur quoi, par conséquent, vous aurez particulièrement insisté, demeurera intact pour inspirer des généreux sentiments, et, ce qui vaut mieux encore, de généreuses actions. »

     

    Remarquez d’abord dans cet extrait une typologie des pratiques des maîtres dans leur enseignement de l’histoire. Retenons cet inventaire qui décrit les techniques de l’époque, et désigne le vocabulaire correspondant. L’auteur énumère (je ne cite pas tout à fait dans l’ordre) : 1. la « leçon par l’aspect » (c’est une expression typique d’une des nouveautés pédagogiques de l’époque), qui se fait sur la base d’images et qui utilise le tableau noir pour des termes, des schémas, etc. ; ensuite, 2. la leçon lue ; je précise que le texte à lire peut être rédigé par le maître ou bien tiré d’un livre, d’un manuel - à disposition des élèves ou non -, et cette leçon, semi-traditionnelle en quelque sorte, débouche sur un résumé soit oral, soit écrit ; ensuite, 3. la leçon au sens ancien, complètement traditionnelle cette fois, c’est-à-dire lue, mais surtout « apprise par cœur, récitée tantôt littéralement, tantôt quant au sens seulement » ; ensuite, 4. la dictée, dont il faut remarquer la différence avec la leçon-lecture qui se mémorise oralement (les élèves qui lisent et répètent l’un après l’autre, on en a eu l’exemple dans la séance précédente avec le témoignage de Louis Ménétrieux) ; et, 5., avant tout, ayant bien évidemment la préférence de l’inspecteur général, la leçon orale (« la plus sûre, la plus fructueuse »), qui est ici caractérisée doublement, soyons-y attentifs également, d’une part par les récits du maître, d’autre part par des entretiens que le maître conduit avec ses élèves. Cette dernière pratique, l’entretien, est l’une des plus valorisées par l’administration et les pédagogues ; c’est une pratique « interactive » dirions-nous aujourd’hui, qui a pour première modalité l’interrogation, une série de questions posées aux élèves par le maître dans le cours de son exposé, pour soutenir cet exposé, lui donner prise ; et elle est sans doute au commencement de l’histoire qui dure jusqu’à nous. Mais dans les années 1880 et suivantes, elle exige des compétences particulières encore hors de portée de nombreux maîtres. Je retrouverai plus loin cette référence aux entretiens avec les élèves, car elle est bien plus qu’un détail parmi d’autres.

    Dans la suite du texte, la leçon orale (d’histoire) est très définie. On peut dire que cette norme d’une oralité magistrale et didactique est posée en lien avec un idéal de la parole (souvenons-nous du conflit que j’ai indiqué avec le livre et ses anciens usages scolaires) un idéal dont la formulation, vous l’avez remarqué, en appelle joliment au son de la voix, à l’expression du visage, et même aux battements du cœur de l’orateur. Est ainsi célébré le pouvoir de cette parole « séductrice », qui « s’introduit par l’oreille » et « pénètre (…) dans les cœurs ou dans les esprits », moyennant quoi cet idéal n’attend que ses traductions pratiques : « Parlez donc à vos élèves, Messieurs ; parlez-leur beaucoup, parlez-leur toujours. Racontez et racontez encore… ». Voilà qui est clair.

     

     


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