• 2016-1 Livres et lectures

     

     

    Séance 1

     

     HISTOIRE DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT

     A L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE

    Première partie : enseignement primaire

    (suite)

     

    CHAPITRE IV

    LIVRES ET LECTURES SCOLAIRES : L’EVOLUTION JUSQU’AU XIXe SIECLE

     

     

    Le sujet que j’aborde en ce début d’année se rattache à - et doit dans une certaine mesure conclure - l’exposé de l’an passé sur la nouveauté si importante de la « leçon orale ». Mon enquête se situe donc encore sur le terrain de l’enseignement primaire et de ses évolutions pratiques, sensibles notamment sous la Troisième République, qui les encourage de manière systématique.

     

    Mais il me faudra plusieurs envois. Je présenterai donc plus tard dans l’année, la seconde partie de cette enquête, sur le niveau « secondaire », ce qui nous permettra de visiter les collèges d’Ancien Régime, du moins certains d’entre eux, principalement chez les Jésuites… afin de mesurer l’ampleur des évolutions observables plus tard, à partir du XIXe siècle, dans les lycées notamment.

     

     *****

     

     

    Dans quel cadre d’hypothèse est-ce que j’aborde cette question du livre et de la lecture populaires ? On a vu que l’émergence et la « normalisation » de la leçon orale, c’est-à-dire de la parole savante et libre du maître par opposition à l’ancienne pratique de la lecture-récitation, engendre une défiance à l’encontre d’un certain usage du livre, le livre lu devant les élèves, lu avec les élèves, ou bien dicté aux élèves, bref, l’usage du livre comme principal voire unique support d’apprentissage, ce dernier étant alors conçu comme un effort de mémorisation et de récitation … Il n’y a pas à y revenir. Je crois avoir assez montré que l’évolution principale des pratiques d’enseignement, que j’envisage pour l’instant au niveau primaire, se fonde sur le refus de cet usage et son remplacement, très progressif, certes, mais irrépressible, par une autre pratique orale du maître, une pratique de la parole – qui inclut un jeu de questions-réponses avec les élèves – et c’est tout ce qu’entend l’expression aujourd’hui disparue que je viens de redire : la « leçon orale ».

    Par conséquent, il ne faudrait pas penser qu’au terme de ces changements surgit une pratique d’enseignement qui se dispense des livres, ou pire, qui serait méprisante à l’égard des livres en général (il est vrai que, de nos jours, l’utilisation des manuels est devenue problématique, à cause des écrans, des photocopies etc.). Ce serait d’autant plus faux (je vous ai déjà mis en garde l’an passé sur ce point, séance 8) qu’il y a sous la Troisième République de grands développements de la lecture populaire, donc une croissance de la diffusion et de l’appropriation des livres, et cela y compris à l’école. Je dis « appropriation » comme les historiens ; on pourrait dire aussi « consommation », et je préfèrerais en fin de compte le mot fréquentation. Nous sommes loin de la proclamation de Rousseau dans l’Emile : « je hais les livres… ». Pour donner un premier indice de cette réalité, je citerai l’essor des bibliothèques, et là encore, y compris dans les écoles, où ont été créées des bibliothèques scolaires depuis Gustave Rouland sous le second Empire (en 1862 et 63), étant entendu que les livres sont alors proposés à la fois aux élèves dans l’école et aux familles en dehors de l’école, dans les villages et les villes. Souvenez-vous également de l’inspecteur des années 1880 que j’ai cité dans la séance 10 (chap. II, § II). Il s’est rendu dans deux écoles successivement, l’une qu’il a jugée excellente, l’autre qu’il a trouvée mauvaise, et dans les deux, le rapport qu’il a rédigé (publié en janvier 1885 dans la Revue pédagogique, t. VI, p. 53 et suiv.) constate la présence ou l’absence des livres dans la bibliothèque : beaucoup de livres dans la bonne école, pas de livres du tout dans la mauvaise. (Sur l’histoire des bibliothèques, je renvoie à Noé Richter, Les bibliothèques populaires, Paris, Cercle de la librairie, 1978. Un bon résumé de l’histoire des bibliothèques publiques françaises, depuis la Révolution, se trouve dans un livre sur la Belgique, de Bruno Liesen, Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914), Liège, éditions du CLPCF, 1990, pp. 38-44). Reportons-nous maintenant à l’époque immédiatement antérieure, ce que nous pouvons faire grâce à un discours d’Ernest Lavisse pour l’inauguration d’une école primaire à Nouvion-en- Thérache (Aisne), le village de son enfance. Dans ce discours, Lavisse retient la présence des livres comme un des repères permettant de marquer la différence entre les deux époques. Enfant dit-il, vers 1850, il n’a eu entre les mains que deux livres : le premier, destiné à tous les élèves, était un abécédaire, la « Croisette » (la Croix de par Dieu je suppose), pour apprendre l’alphabet, et, l’autre, pour les plus forts élèves, c’était la Bible, Ancien et Nouveau Testament ; tandis qu’aujourd’hui poursuit-il (en 1890 donc), on a « des livres à foison et composés avec soin pour les petits garçons et les petites filles » (Revue pédagogique, t. XIX, n° 7, 15 juillet 1891, p. 4). Ceci confirme que le changement accompli avec la leçon orale ne dispense pas de l’usage de livres. Simplement, il définit d’autres manières de lire et de faire lire en classe – ce qui n’est pas sans rapport avec les pratiques culturelles extérieures à l’école relativement à la fréquentation des textes. On peut donc faire l’hypothèse que, dans cette période de mutation des mœurs scolaires, de changement de la vie et du travail scolaires, le livre acquiert un nouveau statut. J’ajoute, pour anticiper ce que j’ai l’intention de traiter plus loin, que ce nouveau statut affecte un nouveau type de livre, un certain type de manuel - on verra lequel – donc c’est bien un nouveau genre pour ce nouvel usage.

     

    I) LECTURES POPULAIRES

    Je dois faire d’abord un détour utile, qui permettra de saisir en contrepoint les évolutions scolaires, pour préciser ce à quoi je viens de faire allusion, à savoir le contexte global des pratiques de lecture en vigueur dans la société française depuis l’âge classique, et spécialement depuis le XVIIIe siècle. Cependant, j’ai déjà donné des indications sur ce sujet en 2013, en m’appuyant sur les études d’histoire culturelle - qui sont représentatives des nouvelles tendances de l’histoire scientifique. Je vais donc me contenter de compléments. Reportez-vous au besoin au cours de 2013, le chapitre. II, § 3, (séance 5). Et pour les premières études à consulter,  j’indique à nouveau Roger Chartier, « Du livre au lire », in Pratiques de la lecture, dir. R. Chartier, Paris, Payot, 1993 [1985] ; du même : Lecteurs et lectures dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, chap. 6 (parmi d’autres ouvrages). Un panorama plus didactique, très éclairant, se trouve dans Françoise Mélonio et Antoine de Baecque, Lumières et liberté. Histoire culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Paris,  Seuil,  1998, t. III. Si l’on souhaite approfondir, voir aussi Daniel Roche : Les républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Fayard, 1988, avec des études spécialisées – passionnantes - sur tel savant et ses 3400 volumes au XVIIIe siècle, sur les académies de cette époque, etc.

    Je rappelle simplement que nous pouvons en effet situer au XVIIIe siècle le début du courant qui inscrit dans la société moderne les nouvelles habitudes de lecture, c’est-à-dire aussi de diffusion et d’appropriation des textes. Bien sûr, ce courant, qui est aussi fonction de la lente déchristianisation de la société (ou bien, comme on voudra, de la laïcisation de la culture – que démontre la décroissance continue de l’édition et de la lecture religieuses), touche à cette époque avant tout les élites aristocratiques et bourgeoises des villes ; donc, pour le moment, il atteint moins le peuple des ouvriers et des artisans (ce constat devrait toutefois être un peu plus nuancé …), et encore faiblement le peuple des campagnes  - avec toujours, la différence entre les régions du Nord, en avance et celles du Sud, moins alphabétisées – j’y insisterai plus loin.  

    Concernant donc les élites de la société française de l’époque des Lumières, je ne vais pas en dire plus. Pour se faire une idée des pratiques sociales de lecture, la bonne méthode consiste à observer les évolutions qui s’accomplissent dans trois domaines. 1. Le domaine des supports : la presse, les romans, les libelles (textes courts à portée critique souvent virulente), les pamphlets, les dictionnaires et autres Eléments, Abrégés, Méthodes, sans oublier le théâtre. 2. Le domaine des pratiques : usages domestiques de lecture et d’écriture, usages publics, savants ou scolaires, situations collectives ou individuelles, etc. 3. Le domaine des institutions et des sociabilités dans lesquelles s’effectuent les pratiques : sociétés savantes, clubs, salons, cabinets de lecture, bibliothèques, académies, etc. 

     

    1) Je peux maintenant retracer la diffusion, peut-être plus difficile à saisir, des usages de l’écrit dans les classes populaires cette fois. Je vais suivre, en gros, le schéma que je viens d’énoncer  pour les classes supérieures (supports, pratiques, sociabilités),  qui s’applique aussi aux classes populaires ; je ne serai pas exhaustif, tant le sujet est vaste - et y entrer vraiment me détournerait de mon enquête. Contentons-nous des principaux faits, c’est-à-dire des données de base, sans entrer dans le détail.

     

    Le fait dont il faut partir est celui mis en évidence, chiffres à l’appui, par François Furet et Jacques Ozouf dans Lire et écrire (1977), que je cite souvent ; c’est le fait que, depuis la Renaissance, l’alphabétisation gagne peu à peu tous les secteurs de la société. En conséquence, même si des couches entières de population sont encore, pour longtemps, et jusqu’au cœur du XIXe  siècle, étrangères à l’univers du livre, elles sont malgré tout de plus en plus confronté à des écrits, à de l’imprimé, sous quelque forme que ce soit ; diverses formes, pour des usages aussi divers dans la société. Quelles activités, en effet, requièrent ou comportent des situations de lecture ? Laissons de côté les pratiques religieuses, comme la récitation d’un catéchisme diocésain, la lecture collective d’un missel à la messe du dimanche (« lecture » est d’ailleurs un terme à prendre ici dans un sens restreint : il s’agit souvent d’ânonner, autrement dit de suivre un texte liturgique, prière, chant ou autre, dans lequel on retrouve des repères visuels ou auriculaires mais sans avoir forcément une capacité totale de déchiffrage). Le contexte religieux  n’est pas significatif de ce que désigne l’expression « culture populaire ». Pensons plutôt, par conséquent, d’abord aux actes économiques, commerciaux, notariaux, ou autres ; ensuite à la situation qui consiste à écouter des « histoires » lues à la veillée (lues et non plus seulement racontées, quoique les deux puissent se mêler, comme quand on « lit » des images en appui d’un texte) ; pensons aussi  au fait de s’informer sur divers sujets relatifs aux actions de la vie locale ordinaire, ou bien ayant trait à une vie sociale plus lointaine, en lisant ou en écoutant la lecture d’un journal quelconque. 

     

    Pour le dire vite, ce qu’il faut retenir, c’est donc, en de ça du processus d’alphabétisation ou parallèlement à lui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, dans tous les milieux sociaux, la présence grandissante de l’imprimé, qu’on soit lecteur chevronné (voire encore malhabile), ou seulement auditeur intéressé. 

     

    Remarques 

    J’ajoute à ce qui précède quelques indications sur les phases de l’alphabétisation populaire et leur ampleur, ce que nous apprennent F. Furet et J. Ozouf (et que Jean Hébrard a synthétisé dans l’article intitulé « Les nouveaux lecteurs », in Histoire de l’édition française, t. III, op. cit., p. 477 et suiv.).  

    On se souvient de la différence, que je rappelais précédemment, entre une France du Nord et de l’Est, tôt et assez bien alphabétisée, et une France de l’Ouest et du Sud, plus lente, plus tardive. Ce sont deux espaces géographiques, bien délimités au Nord et au Sud d’une ligne qui joindrait Saint-Malo à Genève. Cette différence est connue et étudiée dès la Troisième république, suite à l’enquête du recteur Maggiolo. Furet et Ozouf n’ont pas contesté cette analyse, mais ils l’ont amplement raffinée, en relevant également l’absence ou la présence des signatures au bas des actes de mariage au fil des siècles, données complétées par d’autres, comme les statistiques relatives aux conscrits. La différence est aussi bien celle qui sépare la ville et la campagne, ou encore qui sépare des régions et des campagnes prospères et des régions et des campagnes pauvres. C’est dire, si on veut être plus précis, que, dans les deux parties du territoire, il existe deux mouvements, deux dynamiques différentes d’alphabétisation. La dynamique du Nord et de l’Est commence dans les villes dès le Moyen-âge et s’achève avant la Révolution (le peuple parisien, pour l’essentiel, sait lire en 1789 ; il ne reste guère que 20 ou 25 % de la population encore analphabète). Quant à la dynamique de l’Ouest et du Sud, celle des campagnes (y compris les campagnes pauvres du Nord, qui marchent au même rythme que celles du Massif-Central et du Sud, par exemple), qui s’observe surtout au XIXe siècle, elle est nettement en retard. En outre, cette seconde dynamique suit les efforts de la scolarisation, tandis que la première les précède et les suscite. Je rappelle ici que la distorsion primitive de l’alphabétisation et de la scolarisation, que j’avais déjà signalée, est l’une des conclusions remarquables de Furet et Ozouf. N’oublions pas par ailleurs que, dans tous les cas, l’alphabétisation des femmes est retardée par rapport à celle des hommes, et que, quand elle est déclenchée, elle reste cependant incomplète jusqu’à ce que, grâce à l’école (et primitivement grâce aux efforts de l’Eglise et des congrégations  enseignantes), l’enseignement de la lecture coexiste avec l’enseignement de l’écriture. (La spécificité féminine et populaire mériterait une analyse spéciale – elle est brièvement mais sûrement effectuée dans l’article de J. Hébrard que je viens de citer, « Les nouveaux lecteurs », loc. cit., p. 483-486). Les plus grosses différences (de sexe, de classes) seront donc aplanies seulement vers la fin du XIXe siècle, avec la scolarité obligatoire.

    Remarque adjacente : parler d’une alphabétisation (populaire) qui, dans ces temps anciens, s’effectue en dehors de l’école, cela pose la question de savoir comment, en pratique, on apprend à lire, et avec qui. Dans les villes assez bien acculturées, l’alphabétisation non scolaire passe le plus souvent par les corporations de métiers, elle est donc liée aux autres apprentissages. Mais dans les campagnes, comment les choses se passent-elles ? Ecartons immédiatement une idée fausse : dans le cas des apprentissages populaires hors école, les précepteurs ne sont pas du tout de la partie, car il s’agit là d’une manière aristocratique (et onéreuse, on s’en doute). Cela dit, l’initiation à la lecture peut très bien se produire en famille, au foyer, avec la mère comme institutrice occasionnelle si j’ose dire, et au moyen d’un abécédaire, comme il s’en diffuse par les colporteurs, ou comme on  en trouve dans certains almanachs. Agissent aussi en ce domaine, jusque dans la première moitié du XIXe siècle, des instituteurs dits « ambulants » parce qu’ils sillonnent les campagnes, un peu comme les colporteurs, proposant leurs services dans les fermes, pour la durée d’une saison par exemple, éventuellement à tous les enfants de la maisonnée. Arsène Meunier, dont j’ai parlé l’an passé (séance 4, chap. I, § I) et dont je reparlerai, a commencé ainsi sa carrière, au début du XIXe siècle, à quinze ans et demi, dans les campagnes du Perche. Ces maîtres itinérants, qui ont parfois un assez maigre bagage de connaissances, circulent en trimbalant leurs outils de travail dans des sortes de petits coffrets qui sont comme des bureaux portatifs, contenant, pour l’écriture, des plumes (plumes d’oie mais aussi d’autres oiseaux), du  papier, de l’encre ; et ils sont logés et nourris en échange de leur service. Je ne crois pas que le Musée National de l’éducation de Rouen possède un exemplaire de cet attirail ; en revanche j’en ai vu un dans un musée d’éducation plus modeste, celui de la bonne ville de Nevers. Il doit y en avoir ailleurs, notamment en terre protestante, dans les Cévennes… Dans les récits de vie rédigés par des auteurs issus de milieux paysans ou ouvriers, on voit apparaître d’autres personnages, des curés évidemment, mais aussi des ménétriers (musiciens qui animent les fêtes paysannes), des marguilliers (sortes de gestionnaires des paroisses, sous le contrôle du curé donc), et d’autres encore. Martin Nadaud, maçon, né en 1815, futur député en 1848,  a d’abord appris quelques rudiments auprès d’un « vieillard » nommé Faucher, marguillier à Pontarion, qui prenait de temps en temps des enfants chez lui pour leur enseigner « l’alphabet et quelques notions d’écriture » (M. Nadaud, texte republié sous le titre Léonard, maçon de la Creuse, Paris, Maspéro, 1976, p. 27). Les leçons avaient lie lieu matin et duraient deux heures, après quoi le jeune garçon retournait aux champs pour lesquels sa famille le réclamait, et pour lesquels elle le gardait tout le temps des moissons. Si bien qu’il passa  cette année « à apprendre l’alphabet et à  épeler les syllabes » (idem, p. 28). Après cela, son père, contre l’avis de sa mère et du grand-père, l’envoya dans une véritable école et auprès d’un véritable maître, dans la même ville de Pontarion. Son parcours scolaire ne devait d’ailleurs pas s’arrêter là, et on constate, comme avec l’architecte rouennais (cours de 2015, séance 5), que dans ce cas (comme dans bien d’autres cas, mais pas tous cependant), le simple apprentissage de la lecture et de l’écriture durait au total plusieurs années.

     

    Je retourne maintenant au schéma préalablement  fixé. 

    a) Les supports

    Les livres conçus pour ce destinataire, le peuple, les « classes du peuple », sont souvent des objets de petit format, assez modestes, peu coûteux, répandus par les colporteurs. Ces marchands ambulants (que nous avons déjà aperçus), sillonnent certaines régions de France, et ils vendent bien d’autres choses que des livres, évidemment. Les tirages de tels livres peuvent atteindre des hauteurs vertigineuses, jusqu’à des dizaines de milliers d’exemplaires, et la diffusion est croissante du XVIIIe au XIXe siècle, en même temps qu’augmente en proportion le nombre de ces colporteurs. La « Bibliothèque bleue de Troyes », collection fameuse née au début XVIIe siècle (imitée ensuite dans d’autres villes en Normandie) en est le meilleur exemple. Il s’agit d’ouvrages de fabrication rudimentaire, sans nom d’auteur, donc composés par des typographes ou d’autres ouvriers imprimeurs, où l’on trouve toutes sortes de textes - récits chevaleresques, contes merveilleux, récits burlesques, textes de piété (très nombreux au demeurant), manuels de lecture ou de civilité, calendriers, livrets scientifiques et techniques, ou astrologiques, chansons, etc. En plus de ces textes, circulent aussi, évidemment, des journaux, des gazettes (des feuilles volantes, à contenu plus proche des pouvoirs – la première gazette est due à Théophraste Renaudot, en 1631) ; et surtout, les almanachs, très prisés dans ces milieux et multipliés depuis la fin du XVe siècle. Les almanachs comportent des illustrations, ce qui les rend accessibles par des non lecteurs. Ils ont un contenu très varié, hétéroclite même, là aussi, puisqu’y figurent des récits d’événements ou de faits divers (au XVIIIe siècle, accèdent ainsi à la notoriété les exploits de Mandrin, bandit d’honneur, et les ravages commis par la mystérieuse bête du Gévaudan), à côté de rubriques de médecine, des savoirs usuels, des calendriers grâce auxquels on peut programmer telles ou telles semailles, des incitations religieuses à travers, par exemple, des recommandations relatives à la mort, assorties d’images de danses macabres, etc. Pour apercevoir tous les types d’écrit en circulation, il faut enfin mentionner les textes de chansons (il y a des marchands de chanson), ou les affiches placardées sur les murs publics, qui sont lues par l’afficheur à la cantonade, comme le colporteur qui « aboie » les titres de ses livres à vendre. 

    Sur la présence des livres en milieu populaire, une anecdote de Michelet donne une autre information intéressante, assez surprenante au demeurant (j’ignore s’il faut faire une règle de l’usage ainsi relaté, comme semble le penser Michelet). Les lecteurs du peuple se distinguent par une habitude singulière : quand ils acquièrent un livre, c’est souvent le seul qu’ils possèdent pendant un très long temps, et ils l’emportent un peu partout avec eux pour s’y plonger en toutes occasions afin d’y lire et relire des textes qu’ils connaissent très bien. Ce doit d’ailleurs être la fonction de l’almanach, dont je viens de dire un mot. Le livre est alors possédé et conservé comme un objet précieux, indéfiniment savouré (un peu comme nous regardons certains films à la télévision de multiples fois, sans nous lasser des scènes connues mais que nous attendons avec le même plaisir). Le livre, dans ce cas, est montré à la société environnante, par exemple dans les estaminets, comme signe d’un talent que cette société apprécie et dont elle demande éventuellement l’exercice à son profit. Voici le texte de Michelet, extrait d’un ouvrage de 1869 intitulé Nos fils :

     

    « Dans ma jeunesse un mot me frappait quelques fois, un mot que l’ouvrier, le pauvre, répétaient volontiers : « Mon livre ». / On n’était pas, comme aujourd’hui, inondé de journaux, de romans, d’un déluge de papier. On n’avait guère qu’un livre (ou deux), et on y tenait fort, comme un paysan à son almanach. Ce livre unique inspirait confiance (…) / On lisait beaucoup moins, avec un esprit neuf, on y mettait du sérieux (…) /On l’avait lu vingt fois. Il ne dominait point par l’attrait de la nouveauté (…). Ce livre aimé était vraiment un texte élastique, qui laissait le lecteur broder dessus. Il ne pouvait donner l’information diverse des livres d’aujourd’hui. Mais en revanche il stimulait, éveillait l’initiative. La pensée solitaire, se lisant à travers, souvent entre les lignes, voyait, trouvait, créait ». (Jules Michelet, Nos fils, 1869. In Autobiographie, Paris, Larousse, 1930, p. 228).

     

    Notons là aussi les indices de changements (la nouvelle et abondante circulation d’imprimés), mais des changements qui ne tranchent pas tout à fait avec certaines habitudes anciennes (l’almanach est clairement cité). Comme je me situe dans le cadre français exclusivement, je rappelle au passage que les pays protestants sont en avance sur ce plan et que, par conséquent,

    les mêmes données (diffusion et fréquentation  des livres dans les classes populaires) y sont observables plusieurs dizaines d’années plus tôt.

     Quelques références maintenant, si vous voulez en savoir plus sur ces supports des pratiques populaires de lecture. Sur la Bibliothèque bleue de Troyes, je recommande d’abord le très beau livre de Robert Mandrou, qui a donné lieu à d’intéressantes discussions sur la manière d’entendre cette notion de « culture populaire », De la culture populaire aux XVII et XVIIIe siècles, Stock (version courte), 1974 [1964]. Sur les Almanachs, voir Geneviève Bollème, Les almanachs populaires aux XVIIe, et XVIIIe siècles, essai d’histoire sociale, Mouton, 1969. De la même, on dispose d’une autre étude fort utile, Littérature populaire et littérature de colportage au XVIIIe siècle, in Livre et société dans la France du XVIIIe siècle,  Mouton, 1965. Pour des études spéciales, locales, sur les almanachs et leurs usages, y compris des usages scolaires, en l’absence de manuels (en Suisse en l’occurrence), voir un ouvrage collectif : Les lectures du peuple en Europe et dans les Amériques du XVIIe au XXe siècle, dir. Hans-Jürgen Lüsebrink, York-Gothart Mix, Jean-Yves Mollier et Patricia Sorel, Editions Complexe, 2003. Je retiens de ce livre une étude sur l’almanach en Franche-Comté depuis la fin du XVIIe siècle, notamment la fameuse série intitulée le Messager boiteux ; une étude sur des almanachs anabaptistes dans l’Est de la France ; un article sur une série parisienne ; et aussi l’article sur les usages scolaires des almanachs, en Suisse, fin XVIIIe et début XIXe siècles.

    b) Pratiques et sociabilités 

    J’ai parlé de veillées, où un individu peut donner lecture d’un conte, d’un récit, d’un texte de journal, etc. La lecture se produit alors à haute voix, en situation collective, en famille ou dans des lieux publics. Ceci n’est pas contradictoire avec une lecture plus solitaire, à d’autres moments choisis par le lecteur, bien sûr. De ces lectures plus individuelles donc silencieuses, J. Hébrard donne quelques exemples (« Les nouveaux lecteurs », loc. cit., p. 497), tirés de quelques récits de vie. Ce sont alors des passions plus discrètes, adolescentes notamment. Mais de telles pratiques ne caractérisent sans doute pas les milieux populaires, contrairement à ce qui se passe dans les milieux de culture lettrée (même si la distinction entre les deux types de pratiques, l’une orale et collective, l’autre silencieuse, visuelle et individuelle, doit être prise elle aussi avec précaution). Concernant les milieux populaires, il faut donc nous arrêter surtout sur les lectures à haute voix en situation collective. Pour l’Ancien Régime, Robert Mandrou, en présente plusieurs sortes dans l’introduction de l’ouvrage dont j’ai donné les références, De la culture populaire aux XVII et XVIIIe siècles. Et si l’on se rapporte au XIXe siècle, est-ce que c’est différent ? Il s’avère que non. Un exemple de veillée qui admet des lectures, vers 1850-1860, se trouve dans le récit de Xavier-Edouard Lejeune, Calicot, éd. Arthaud-Montalba, 1984 (cité par J. Hébrard, dans le même article « Les nouveaux lecteurs », loc. cit., p. 481).  

    Voici par ailleurs, une situation de lecture collective, en dehors de la veillée, mais avec une modalité comparable. Je la donne comme indice de la circulation grandissante des textes, circulation qui cependant active des schémas pratiques anciens. Il s’agit de l’architecte rouennais qui remémore ses années d’apprentissage au Grand Quevilly, sous le premier Empire (je viens de le citer et je renvoie à nouveau, le concernant, au cours de 2015, séance 5). Eh bien, il parle de la lecture que son institutrice faisait des bulletins de la Grande armée pour les mères de famille du village qui le lui demandaient. Voici le passage, très significatif sur ce plan (Revue pédagogique, n° 7, 15 juillet 1883) : 

     

    " …beaucoup de femmes du voisinage, qui avaient des fils sous les drapeaux, mais qui ne savaient pas lire (…), venaient prier Mme Havet de faire la lecture ; elle aimait cela,  était enthousiaste des succès des armées ; alors il se formait un groupe, souvent dehors, quand le temps le permettait, et je ne manquais pas à entendre ces lectures ; les bonnes femmes faisaient leurs commentaires, les unes paraissaient satisfaites, les autres pleuraient ; il se mêlait aux détails militaires ceux qui concernaient l’empire et le souverain : on approchait de la fameuse campagne de 1812. »

     

    Pour revenir à la veillée, il faut dire que c’est très certainement dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’écrit s’y immisce de plus en plus. L’écrit vecteur d’une lecture collective, c’est aussi bien un livre tiré de la bibliothèque bleue, que le journal, avec les nouvelles et  souvent le feuilleton. Or, à cette époque, la seconde moitié du XIXe siècle, la veillée elle-même commence de s’effacer à mesure qu’un autre lieu de sociabilité accueille des lectures orales collectives : ce lieu, strictement masculin cette fois, c’est le café, et la lecture est celle dont je parlais à l’instant, du journal. Je n’ai pas encore précisé, mais il faut le faire, que le journal est devenu sous le second Empire autre chose que ce qu’il était : non plus l’organe d’un courant d’idées, mais un média voué à suivre l’actualité, et comportant aussi des récits, spécialement sous la forme, populaire s’il en est, du feuilleton (souvenez-vous d’Eugène Sue, le grand maître du genre, à cette époque,  et des Mystères de Paris ; et ne perdez pas de vue l’intérêt fondamental des gens pour les récits…). D’où le succès immense du Petit Journal, qui paraîtra sous la Troisième République à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Dans tous les cas, ce que nous devons remarquer, l’important, c’est que la sociabilité à l’œuvre dans ces situations n’est pas uniquement celle d’une réunion occasionnelle et neutre, c’est davantage celle d’un voisinage qui partage un imaginaire et qui apprécie d’éprouver ensemble une même émotion. Cette sociabilité récupère par conséquent ce qui avait pendant si longtemps caractérisé les histoires racontées à la veillée, histoires fondées sur des significations typiques de cet imaginaire populaire. Pour se faire une idée de la richesse inépuisable des récits, mythes et légendes transmis de génération en génération, avec souvent des variantes régionales et locales, on peut feuilleter le très volumineux recueil de Paul Sébillot, Croyances, mythes et légendes des pays de France, éditions Omnibus, 2002. La  situation sociale plus l’imaginaire, ceci définit un « horizon d’attente » comme disent les historiens, c’est-à-dire une condition de saisie d’un sens. Regardons à ce propos la veillée très coutumière décrite dans l’autobiographie de M. Nadaud. Dans ce cas, il n’y a pas (disons : pas encore) de lecteur patenté ; il s’agit donc de l’habitude ancienne où une personne qui a autorité parle et raconte à une assemblée de voisins. Je vous renvoie aux p. 24-25, qui exposent cette coutume très prisée, en vigueur vers 1820-1825, dans son village (comme dans beaucoup d’autres, à n’en pas douter), qui s’appelle La Martinèche, commune de Soubrebost, arrondissement de Bourganeuf : 

     

    « Nos veillées avaient toujours lieu dans la même maison et sous la présidence d’une vielle femme, qu’on écoutait attentivement et avec le plus grand respect. / La vieille Fouéssoune (…) était la sage-femme du village ; elle avait assisté nos mères à la naissance de chacun d’entre nous ; elle connaissait aussi les propriétés de toutes les plantes. Jamais d’autre médecin n’avait apporté ses soins dans notre village. / Habitué à n’être jamais contredite, elle affirmait avec un imperturbable aplomb que Pierre ou Paul, morts depuis plusieurs années, étaient venus voir d’anciens voisins et qu’ils avaient donné le nom de ceux qui étaient dans le paradis ou dans l’enfer. / Elle nous donnait aussi les noms de ceux qui étaient connus pour courir le loup-garou, et ceux également qui avaient usé de leur force pour le terrasser. (…) / Nous sortions de ces veillées tellement effrayés qu’il fallait nous tenir par la main pour nous reconduire à la maison. »

     

    Je signale que l’autobiographie de Martin Nadaud (né en 1815 dans le Limousin), Léonard, maçon de la Creuse, op. cit., contient de nombreux renseignements sur les mœurs culturelles populaires encore vivaces, mais plus pour longtemps, dans la première moitié du XIXe siècle. Concernant le texte que je viens de citer, on constate bien, outre la dimension d’émotion, très forte, le mélange typique, chez la narratrice, de compétences techniques, de savoirs - médicaux et médicinaux en l’occurrence -, et de récits « fantastiques », lesquels récits exercent une grande attraction sur les auditeurs (n’est-ce pas comparable à ce que nous font éprouver aujourd’hui les fictions que nous offrent le cinéma et la télévision ?). Ceci rapproche aussi les récits des veillées de textes comme ceux des almanachs, des livres « bleus » ou autres. Ils ont souvent la même teneur. 

     

    Soit dit en passant, pour avancer dans le temps jusqu’au XIXe siècle, il y a à peu près dans ces veillées et dans ces textes tout ce contre quoi vont s’insurger les instituteurs modernes, rationalistes, formés dans les écoles normales depuis les années 1830, pénétrés des conceptions qu’on leur a enseignées, issues de la science et de la philosophie de Lumières. Dans l’enquête de 1861, ces maîtres sont nombreux à dénoncer exactement ce genre de situation et de discours ; et c’est pourquoi, ils récriminent souvent contre les histoires de revenants !

     

    ***** 

    Pour conclure ce rapide aperçu (qui ne dispense pas d’une approche plus substantielle, que je me suis épargné parce que je ne faisais là qu’un tour d’horizon avant d’arriver à mon objet), je reviens maintenant à ce que j’envisageais en premier lieu, à savoir la différence des pratiques populaires de la lecture avec les pratiques culturelles des classes supérieures. Des unes aux autres, on le voit, ce ne sont pas les mêmes textes, pas les mêmes significations, pas les mêmes circuits, et, accessoirement, pas les mêmes processus d’édition, de la conception à la diffusion. La littérature dite « populaire » (prenons ces termes avec prudence, encore une fois) a peu de choses à voir avec la production que nous nommons scientifique ou littéraire, savante en général. Sous l’Ancien Régime, elle est d’ailleurs fortement méprisée par les élites. C’est un objet de répulsion. Non pas seulement un objet sans valeur, mais comme quelque chose comme un objet malpropre.

     

    Mais, sans oublier ces différences très nettes, ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est, je le disais, la pénétration de l’imprimé qui « travaille » la culture et les pratiques de la culture orale traditionnelle. Comme le note Emmanuel Le Roy Ladurie en rendant compte du travail de Geneviève Bollème (in Annales ESC, n° 1, 1973, p. 146-151), jusqu’à vers 1680, les contes populaires étaient racontés et transmis dans les chaumières, lors des veillées, par des narrateurs (des « conteurs ») reconnus dans la société villageoise pour leur talent (pas des professionnels bien sûr, mais des gens du village, du pays). Mais, à la fin du XVIIe siècle, sous l’influence des écrits de Charles Perrault et d’autres auteurs de ce type, des contes comme Peau d’âne ou Le petit Poucet deviennent objet d’une expression différente, et se cantonnent peu à peu au monde de l’enfance, où ils vont rester jusqu’à aujourd’hui. D’autres évolutions sont tout aussi sensibles, comme l’apparition (toujours dans les livres « bleus » et les almanachs) de conseils de médecine pour se soigner soi-même sans attendre le médecin ; des guides pour cuisiner, lire, écrire, compter, jardiner ; des récits de chevalerie qui mettent en scène des héros moins aristocratiques…

    Il y aurait une réflexion intéressante à mener sur le rapport entre la pratique orale et immémoriale de la narration, et le roman, dont l’essor, depuis le XVe siècle, dépend du livre imprimé. Le premier grand roman moderne, c’est le Don Quichotte, de Cervantès, dont la publication est de 1605 – pour la première partie. Je pense à une remarque de Walter Benjamin qui, dans un essai de 1936 intitulé Le narrateur (in Essais 2, 1935-1949, Denoël-Gonthier, 1971) décrit le déclin de la narration parallèlement à la montée du roman. Benjamin montre notamment que le roman, basé sur une intuition individuelle et solitaire de la vie, oublie ou délaisse la sagesse que le narrateur transmettait à ses auditeurs sous forme de conseils et qui devait constituer voire devenir pour eux une expérience  - imposée par la tradition et les ancêtres en l’occurrence. 

    En fin de compte, ceci ramène à un problème que j’ai déjà posé l’an passé (dans la séance 7, chap I), en parlant de la leçon de choses, à savoir le problème du changement d’attitude mentale qu’impose aux lecteurs la culture écrite. J’expliquais que, dans le cas de la compréhension rationnelle de la nature (et non pas de l’acculturation à des formes de récits), l’écrit ne donne pas seulement une traduction de ce qui est déjà connu et perçu sur le monde, mais qu’il permet d’accéder au monde et à la connaissance du monde sur un tout autre mode. L’écrit formalise, décontextualise et généralise ai-je dit : il ménage donc un rapport mental différent à la réalité que saisissent les sujets et sur laquelle ils peuvent agir. J’hésite à dire que c’est un rapport « intellectuel », mais c’est de cet ordre… Il me faudra faire un sort  à cette dimension de la lecture, quand, à l’école, elle porte sur des textes qui ne s’adressent plus à l’imaginaire traditionnel (aux superstitions disent les instituteurs) et ne cherchent plus, ou en tout cas n’aboutissent plus  à provoquer des émotions.

     

     


     

     


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