• 2016-4 Idéaux de culture

     

    séance 4

     CONCLUSION

     DE LA PREMIERE PARTIE

     EVOLUTIO NS DE LA CULTURE SCOLAIRE DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE

      

     

    Pourquoi aborder cette question en conclusion de mon exposé sur les transformations des pratiques de l’enseignement primaire ? Pour mettre ces transformations des pratiques de classe en relation avec les évolutions de la culture scolaire. J’ai annoncé l’an passé, dans la séance 5,  à propos de la lecture, qu’il fallait toujours relier l’évolution pédagogique à une ou des évolutions culturelles qui se produisent dans la société, hors de l’école, tout en ayant un impact nécessaire sur la culture scolaire et par conséquent sur la diffusion scolaire de la (d’une) culture. C’est ainsi que réfléchit Durkheim dans L’évolution pédagogique en France. Ceci engage à saisir les différents aspects, les différentes dimensions de cette évolution culturelle qui peut agir sur l’école. En adoptant cette démarche, je veux dire que ce phénomène d’évolution culturelle est une ligne d’explication fondamentale du changement dans les pratiques de la diffusion culturelle ; mais je n’en fais pas l’unique cause de ce changement, et c’est pourquoi je parle de « relation », de « lien », sans désigner une causalité simple, mécanique. Je retrouve ainsi les options de méthodes formulées l’année dernière en introduction de ce cours (voir les séances 1 et 2 de 2015), ainsi que dans le chapitre sur la lecture (séance 5), que je viens de rappeler. J’ai en effet posé à ce moment deux hypothèses solidaires.

    Première hypothèse, sur laquelle j’ai assez donné d’éléments, si bien que je n’ai pas besoin d’y revenir : pour décrire des pratiques, il faut saisir, dans les contextes pratiques (et non d’abord en référence à des « idées » ou des doctrines), les normes qui soutiennent et structurent les pratiques, en l’occurrence les pratiques « nouvelles » (lesquelles normes suscitent du même coup la critique des pratiques « anciennes »). Si certaines pratiques, avais-je expliqué, sont acceptées, connues, admises, c’est  seulement parce qu’elles sont organisées par des normes ; autrement dit, premièrement, elles deviennent des habitudes, des routines, et elles sont donc reproductibles ; secondement, elles sont pensées par ceux qui les intègrent comme des évidences, ce qui les rend justifiables. Il y a là tout ce que contient le mot « normal » (en référence, soit aux normes formelles, soit aux normes informelles régulatrices des pratiques de classe – cette précision pour rappeler mes précédentes analyses de la leçon orale et de ses différentes versions).

    Seconde hypothèse, celle qui m’intéresse maintenant : pour comprendre et décrire exactement, non pas seulement la manière dont on effectue ces pratiques (nouvelles), mais aussi leur logique, leur « rationalité » (terme de Foucault), il faut référer les normes de ces pratiques  (formelles et informelles, encore une fois) à l’évolution de la culture scolaire. Dans le cas qui m’occupe, il s’agit de l’évolution qui fait surgir et diffuse les modes de penser, les théories, les problèmes, les idées donc aussi les idéaux des sciences expérimentales, dans un cadre qui était voué par tradition à la transmission d’une culture à la fois religieuse et « littéraire » - ou grammaticale. Parler d’idéaux dans ce cas renvoie à la production du savoir (recours à l’expérience, appui sur la libre critique des opinions, rejet des fausses croyances…), et à la diffusion de ce savoir, y compris son enseignement (valeur des méthodes d’observation, de raisonnement sur les causes et leurs effets…). Il est très clair que de tels idéaux, invoqués dans l’activité de connaissance de la nature, et formulés comme tels à l’époque des Lumières, s’opposent fermement à l’ancienne culture des textes sacrés et des grands auteurs de l’antiquité latine et grecque. Ceci nous conduit par conséquent à appréhender un processus que j’ai comparé à une tectonique des plaques  : un continent (de culture et d’idéaux produits par cette culture) surgit et heurte un autre continent, créant ainsi une série de tensions, de conflits, etc. Ces conflits prennent d’ailleurs diverses formes sur le terrain scolaire. Une forme est celle qui oppose les langues anciennes, latin et grec, au français et aux langues vivantes ; l’autre est celle qui oppose la lecture des textes à l’approche empirique des faits. Ce que je dis là doit être clair si on pense à ce que j’ai expliqué sur la leçon de choses et la leçon d’histoire dans l’enseignement primaire du XIXe siècle. Pour ce qui concerne l’enseignement des élites et les établissements d’enseignement du XVIIIe siècle, on peut se reporter à la très sévère critique des collèges effectuée par d’Alembert dans l’article éponyme de l’Encyclopédie.

     J’aurai l’occasion plus tard de décrire la configuration des savoirs et des « disciplines » créateurs de cette profonde rupture à partir du XVIIe siècle et au XVIIIe, et  produits dans les cadres savants avant d’être véhiculés (et transformés) par la culture scolaire. Pour l’instant, je voudrais donner des indications sur cette nouveauté culturelle telle qu’elle est enregistrée par l’enseignement primaire au XIXe siècle, sous l’action des réformateurs au sommet de l’Etat et des instituteurs (et institutrices) à la base, dans les écoles, au quotidien, notamment ceux qui développent des pratiques nouvelles comme l’enseignement mutuel au début du siècle, et qui intègrent plus généralement les normes de la leçon orale. Ainsi pourrait s’illustrer le lien de causalité ou plutôt d’influence dont je parle, autrement dit la relation (parfois énigmatique) entre les nouvelles normes des pratiques et les nouveaux idéaux de la culture scolaire et de la culture savante.

    A vrai dire, pour se faire une idée sur ce sujet, on pourrait d’abord analyser la succession des programmes scolaires officiels et de leurs adaptations officieuses, locales ou particulières, tout au long du siècle. D’une telle enquête on retirerait d’abord la certitude d’un amoindrissement du rôle de la religion (d’où l’opposition de l’Eglise et des conservateurs depuis 1815, un conflit dont les écoles mutuelles ont fait les frais - voir mon étude sur cette question dans Naissances de l’école du peuple, L’Atelier, 1995), et, par contrecoup, le constat d’une extension régulière des contenus profanes : l’histoire et la géographie - avec des hauts et des bas (des bas… sous le second Empire), les sciences et la morale sous la Troisième République, et aussi, pour les ajustements en contexte, l’enseignement des poids et mesures, de la rédaction de lettres, de la tenue des comptes, de l’agriculture et de l’horticulture, et ainsi de suite. Au total, ceci confirme la montée, pour divers motifs, d’une aspiration encyclopédique (au sens de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) : accueillir toutes les sciences, tous les arts, les métiers, bref, tous les savoirs du monde moderne. Comme disait Ph. Ariès dans ce passage que j’ai souvent cité : avec l’école primaire et les instituteurs de la Troisième République, c’est la philosophie des Lumières qui pénètre les campagnes le long des voies de circulation.

    Inutile d’insister. Ces données  institutionnelles sont très connues et faciles à trouver si on les ignore. Il n’est besoin que de rechercher dans le Dictionnaire de pédagogie de F. Buisson, l’une ou l’autre des deux éditions, les textes des lois et règlements scolaires produits en rapport avec les grandes décisions réformatrices - dont les principales, nous le savons bien, sont prises sous la monarchie de Juillet, le second Empire et la Troisième République. Parmi d’autres ouvrages, celui, bien documenté de Pierre Giolitto donne également des références très utiles sur ce sujet (Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, 2 vol., op. cit.). Mais, pour ma part, comme je l’indiquais en commençant, je ne me tiens pas seulement aux programmes scolaires, et pas seulement à la culture scolaire (au curriculum), car je cherche à saisir les idéaux qui inspirent les choix effectués par ces programmes et cette culture, choix qui déterminent, ai-je affirmé, la logique des pratiques, autrement dit, qui donnent aux acteurs des raisons d’agir (comme disait Bourdieu), des buts, et qui, de ce fait, configurent ou infléchissent de près ou de loin (excusez le vague de l’expression) les normes de leur exercice professionnel.

    1) Pour appréhender ces idéaux de culture, de quels repères disposons-nous? En premier lieu, nous pouvons examiner le discours éducatif et le vocabulaire dans lequel il se formule. Je vous ai plusieurs fois invités à analyser la terminologie en vigueur dans le discours éducatif et pédagogique (voir dans le cours de 2014, mes conseils de méthode au § II du chapitre 4, dans la séance 9), le discours ambiant des acteurs postés aux différents niveaux des institutions scolaires - pour le moment dans le champ de la scolarisation primaire. Il est toujours important de saisir  les apparitions et disparitions de termes-clés, ce qui pose le problème de savoir si certaine notions, courantes à une époque donnée, abolissent ou au contraire récupèrent celles des époques passées, ou bien encore si elles en prennent la relève sans les réfuter. A chaque fois, il faut en juger. Donc, question : que nous livre une observation de cet objet, le discours éducatif et son vocabulaire, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle ? Et je réponds ceci : que les justifications et les enjeux de l’enseignement du peuple se fondent sur les catégories nouvelles, originales, sans doute les premières à prendre en compte, de l’usuel et de l’utile. Il s’agit bien là de catégories consistantes, porteuses des valeurs et des idéaux que je cherche à identifier. Savoirs usuels, connaissances utiles, etc. qualifient désormais la culture digne d’être enseignée – enseignée au peuple, bien sûr, par différence avec les élites bourgeoises et aristocratiques auxquelles est offerte la haute culture littéraire dispensée dans les collèges.

    Ce que révèle ce vocabulaire insistant, c’est en effet que le projet de l’école populaire s’extrait peu à peu des cadres de la religion et de la morale chrétiennes, c’est-à-dire des idéaux spirituels qui étaient ceux des écoles de l’Ancien Régime, petites écoles ou écoles de charité, et qui sont encore au XIXe siècle ceux des Frères des écoles chrétiennes et des autres congrégations enseignantes. Certes, l’inculcation dogmatique, en l’espèce le catéchisme et l’histoire sainte, est encore en tête des programmes scolaires en 1833, avec la loi Guizot, et elle le demeure jusqu’à Jules Ferry. Mais l’enseignement religieux devient dans bien des cas une simple partie du programme et, par conséquent, en attendant d’être relégué, il coexiste avec des valeurs laïques, en particulier ces valeurs d’utilité. En témoigne très bien, en 1818, le livre de lecture dont j’ai plusieurs fois parlé, de L. de Jussieu, Simon de Nantua ou le Marchand forain. L’expression connaissances « usuelles », est alors spécialement portée par le mouvement philanthropique et les élites libérales qui, en tant qu’héritières des Lumières, promeuvent la méthode mutuelle dans le but, ou l’espoir de scolariser la masse des enfants pauvres. La présence d’un legs des Lumières dans ces courants est patente si l’on considère la place accordée par  l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aux connaissances scientifiques et aux savoirs professionnels et techniques - les « arts utiles », précisément. Qu’en sera-t-il quelques décennies plus tard ? Eh bien, sous le second Empire, les instituteurs exposent les mêmes nécessités et fournissent toutes sortes d’arguments idoines sur ce qu’ils estiment être l’utilité de l’instruction, lorsqu’ils sont confrontés au scepticisme des paysans dans les villages et les bourgs. Utilité des savoirs épistolaires et comptables (c’est le père qui doit rédiger une lettre, établir une quittance, tenir ses livres, consulter un avoué ou un notaire ; c’est la fille « en condition » à la ville, c’est le fils à l’armée, etc.) ; et puis aussi, au-delà des savoirs instrumentaux, utilité des connaissances à visée professionnelle, comme le dessin linéaire pour certains métiers ouvriers (notamment les métiers du bâtiment, entre autres), ou comme une agriculture éclairée par les sciences et dévouée au bien-être collectif. J’ai traité ces questions dans mon livre (Les instituteurs avant la République, 1999, op. cit.), donc je ne m’y attarde pas.

    On trouverait d’évidentes confirmations de ces convictions et de leur poids croissant en se penchant sur les manuels scolaires des différentes périodes du XIXe siècle. Ségolène le Men, dans l’étude que j’ai parcourue, sur Les abécédaires français illustrés du XIXe siècle (1984), a notamment relevé l’importance prise à ce moment par les arts et métiers, lorsqu’il s’est agit d’illustrer l’alphabet. Plusieurs abécédaires se réfèrent à ces domaines, comme l’Abécédaire instructif des Arts et Métiers, ouvrage dans lequel un enfant en s’amusant, peut s’instruire des arts les plus utiles à la société (Avignon, vers 1850). Dans le même style, un abécédaire rousseauiste représente un agriculteur, un boulanger, etc. (p. 210). Et tous ces ouvrages se justifient en évoquant l’utilité des savoirs relatifs à ces activités, parfois même avec l’idée des professions probables des élèves (p. 246). La référence à l’histoire naturelle procède du même esprit, qui se traduit par la présence d’un bestiaire à la fois amusant et instructif (même si subsiste le merveilleux des fables, par exemple). Apparaissent l’âne pour le A, le bœuf pour le B, le cheval pour le C, le dromadaire ou le daim pour le D, l’éléphant pour le E, le furet pour le F, la girafe pour le G, l’hippopotame pour le H, l’isatis pour le I, le jaguar pour le J, le kangourou pour le K, le lion pour le L, le mouton pour le M, etc. Cette liste vous suggérera peut-être une proximité avec l’univers des leçons de choses. Je le souhaite car c’est bien ce que je tente de mettre en évidence pour concrétiser cette relation solide mais difficile à comprendre comme une causalité directe, entre d’un côté des idéaux, des valeurs et les convictions d’une époque, toute une sphère de culture - profane ou laïcisée en l’occurrence, et, d’un autre côté, des pratiques d’enseignement comme la leçon orale en sciences ou en histoire, fondées sur des attitudes mentales et des capacités intellectuelles différentes de celles que pouvait solliciter une culture religieuse. Il est évident que l’utilisation pédagogique des images appelle ce type-là d’images (le bestiaire, les gens de métiers…) qui caractérise justement le Tour de la France par deux enfants 

    2) Les idéaux (les valeurs absolues, les principes à respecter, etc.) n’affleurent jamais aussi bien dans le discours des acteurs sociaux que lorsque ceux-ci évoquent les finalités de leur exercice professionnel - l’instruction du peuple en l’occurrence. Le discours sur les finalités de l’instruction populaire est donc pour nous un second indice révélateur. Une précision (ou un rappel) en ce point. Quelle différence peut-on observer entre des représentations de finalités et des représentations d’idéaux ? On peut dire que les idéaux délivrent les « valeurs ultimes » (pour parler comme Weber), où les sujets sociaux trouvent les motifs de leurs projets. Telle est l’hypothèse que j’ai adoptée, vous vous en souvenez (cours de 2014, chap. IV, séance7), en suivant l’autre fondateur de la sociologie - Durkheim. Cela dit, il y a souvent loin, ai-je souligné, d’un idéal aux actes ou aux normes qui s’en réclament. En revanche, les finalités sont par définition inhérentes à l’action elle-même. Elles s’inscrivent clairement et concrètement dans les programmes et les processus assumés par les sujets sociaux, elles y sont la plupart du temps ressassées et poursuivies avec ténacité, fut-ce au prix d’adaptations diverses. 

     

    Dans le discours des instituteurs (comme dans bien d’autres discours professionnels, soyons en sûrs) apparaissent en outre deux types différents de finalités. Premier type, les finalités formulées sur une base objective de calcul, comme une prévision tactique, technique, pour fixer tel ou tel objectif et pour parvenir à un résultat appréciable, le meilleur possible, le plus proche possible de cet objectif. On veut être « efficace », comme nous disons aujourd’hui. Pour élaborer ce genre de calcul, les instituteurs adoptent, très tôt dans leur histoire, le langage de ce qui se nomme la « pédagogie », le terme ayant alors  acquis son sens moderne. Dès les années 1830, avec la multiplication des écoles normales primaires (devenues obligatoires pour les garçons dans chaque département), le discours pédagogique propose et impose dans les formations, « d’en haut », des doctrines, des problèmes, avec des données de psychologie aussi bien que des schémas d’organisation des écoles ou de découpage des journées de classe…, etc., qui délivrent des manière de penser ou du moins de qualifier les pratiques, et c’est ainsi que ce discours est repris par les instituteurs au titre d’une spécialité, on dirait aujourd’hui une « expertise », qui intéresse par ailleurs leur constitution comme groupe professionnel auquel est reconnu une certaine dignité. Les récits de vie que je vais bientôt présenter désignent en ce sens avec précision, en référence aux années 1830-1850, des initiatives, des rencontres et des échanges spontanés entre collègues, à l’échelle d’une école, d’une ville ou d’un canton. Il y est toujours question à la fois des formes et des contenus de l’enseignement, les ajouts aux programmes légaux par exemple. N’oublions pas que, sous la monarchie de Juillet, lorsque la réflexion « pédagogique » est officiellement encouragée, cela donne lieu à une rubrique dans les programmes des écoles normales primaires (réglementées en 1832), et cela caractérise aussi, en partie, les conférences organisées pour les maîtres en fonction, à partir de 1835. La « pédagogie » prend place également dans les missions confiées en 1835 aux inspecteurs départementaux nouvellement créés. On s’aperçoit d’ailleurs que les discussions « pédagogiques » ne sont pas même oubliées même lors des assemblées des instituteurs pendant la Révolution de 1848…

     

    Le second type de finalité s’énonce quant à lui sur une base plutôt subjective, c’est-à-dire une base de croyance ou de conviction (morale, religieuse, politique, etc.). Les finalités de l’instruction dans ce cas sont moins des calculs que des espérances, des attentes, c’est-à-dire des buts, certes, tout aussi évidents que les précédents, mais plus lointains, des buts, en un mot, qui sont de l’ordre d’une perfection : et c’est bien ce par quoi, en effet, on se réclame d’un idéal. Dans cette catégorie se rangent évidemment les fins éducatives, par exemple la formation d’une personnalité sociale et morale au-delà de l’acquisition de savoirs (un croyant sincère, un citoyen dévoué à ses semblables, un individu raisonnable et honnête envers ses proches).  D’où l’intérêt de ces énoncés pour une enquête comme la mienne. Sous la Restauration, le débat le plus significatif sur ce plan a porté sur l’enseignement religieux. Si l’emploi du temps des frères prévoit au moins une heure quotidienne de catéchisme et d’histoire sainte, en revanche cet enseignement n’est dispensé dans les écoles mutuelles qu’une fois par semaine (à peu de choses près). Et ces matières ont paru d’autant plus minorées qu’elles pouvaient être enseignées non plus par le maître mais par un ministre du culte, ce que les adversaires de l’enseignement mutuel prenaient pour une relégation honteuse – quoique les défenseurs de la méthode protestassent de leur bonne foi en clamant la loyauté de leurs intentions. Corrélativement, un autre débat a porté sur l’extension des programmes élémentaires, qui dépassaient parfois, et de beaucoup, les limites assignées à l’école populaire, c’est-à-dire les apprentissages instrumentaux de la lecture de l’écriture, du calcul et de la langue (la grammaire française), en incluant des approfondissements (comme en mathématiques), ou de nouvelles matières, comme le dessin, la musique, l’histoire, la géographie, les sciences également (la chimie par exemple), sans oublier la gymnastique. En réalité, dans les décennies suivantes, les progrès sont été effectués, d’une part, souvent, pour répondre à la demande des familles, mais aussi, d’autre part, du fait d’une rivalité des instituteurs congréganistes et des laïcs.

     

    A toutes les époques, les institutions d’éducation et les corporations qui s’y activent sont mobilisées par de telles finalités, qui orientent le métier et confèrent un prestige à l’existence collective de ceux qui le pratiquent et peuvent ainsi le présenter comme une « mission », un quasi « sacerdoce » dit-on parfois. Ces sortes de finalités que se donnent les instituteurs et qu’ils se disent capables mais aussi obligés, sinon d’atteindre du moins de viser (obligés au sens d’un devoir formel, formulable dans une déontologie), apparaissent toujours dans certains récits de vie, justement parce que la reconstitution d’une vie et d’une carrière, vécues comme effets d’une vocation, répond au désir de se justifier, ce qui consiste toujours à démontrer son attachement aux finalités de la profession les plus clairement réglées sur des idéaux, et qui plus est, des idéaux dispensateurs de prestige disais-je, donc d’une dignité, comme serait une noblesse conquise par son travail. 

     

    Pour aller à l’essentiel, demandons-nous maintenant : qu’est-ce qui caractérise dans le fond ce registre de finalités et d’idéaux de l’enseignement primaire ?  Réponse :  c’est la présence d’idéaux sociaux, ou sociopolitiques, des idéaux qui décrètent que l’instruction publique doit contribuer à l’amélioration de la société dans un sens démocratique. Ces idéaux sont spécifiques de la modernité, depuis le XIXe siècle, depuis même plus haut, la Révolution. A nouveau, je crois pouvoir dire que, même si ces idéaux semblent éloignés des pratiques ordinaires de la classe, il structurent pourtant, à des degrés divers, l’univers des normes dans lequel les maîtres élaborent leur action, et d’autant plus lorsque cette action se veut « novatrice » (terme anachronique), en rupture avec l’« ancien ». Il faut donc observer la coexistence de ce genre de finalités avec les soucis « techniques » de la pratique ordinaire, surtout si cette pratique se tourne vers des normes nouvelles.  

     

    3) Dans mes précédents travaux sur l’enseignement primaire au XIXe siècle, j’ai étudié deux récits de vie, deux cas d’instituteurs donc, qui sont tout à fait révélateurs de ces tendances. Je vais en reprendre brièvement l’analyse. 

     

    Le premier récit est de Léopold Charpentier (que j’ai étudié dans mon livre Instituteurs avant la République, op. cit.). Léopold Charpentier a officié à Reims entre 1830 et 1860, et il a consigné ses souvenirs dans un texte intitulé L’enseignement primaire et notamment L’enseignement mutuel à Reims, de 1831 à 1868 (Reims, 1869). Cet instituteur conserve quant à lui les convictions issues du milieu libéral qui a assuré le succès de la méthode mutuelle après l’Empire, et il a donc adopté les catégories mentales propres à ce milieu… En phase la plupart du temps avec la municipalité rémoise, il est resté modéré sur le plan politique, ce qui explique peut-être que le mot « république » ne figure jamais dans son livre pour exprimer une préférence personnelle -, étant entendu que le second Empire, époque à laquelle il rédige son livre, n’autorise aucune revendication explicite sur ce plan. Cela dit, autour de la révolution de 1848, la même prudence lui valut des reproches dans son camp : on prétendait qu’il cédait à des penchants anti-démocratiques dans la conduite de sa classe et qu’il n’avait d’égards que pour l’élite de ses élèves. Vaine calomnie selon lui. En ce point, le récit de Charpentier est très intéressant pour nous, parce qu’il démontre que les finalités démocratiques de l’instruction publique et l’appui du métier d’instituteur sur l’idéal d’un partage universel du savoir, font déjà l’objet d’un consensus dans la société scolaire de ce temps. Ceci se vérifie d’ailleurs lors d’un conflit qui a opposé Charpentier à l’un de ses proches collègues à Reims, un certain Louis Bourdonné, titulaire d’une autre école de la ville, au sujet de leur candidature concurrente à la direction d’une école primaire supérieure (voir L. Charpentier, L’enseignement primaire…, op. cit., pp. 112 et 128. Je rappelle que les écoles primaires supérieures dont la création fut décidée dans le sillage de la loi Guizot, ne se confondent toutefois pas avec une scolarisation de type secondaire, celle des classes bourgeoise, car elles proposent un complément d’instruction pour les élèves des écoles communales). Une polémique porte en effet à ce moment sur la question de la « masse » et des attentions qu’il faut lui prodiguer, ce qui en appelle à un engagement sincère en faveur de l’enseignement populaire. Accusé dans un premier temps, Charpentier se fera justice de l’offense en la retournant contre son auteur. Car lorsque ce dernier obtiendra le poste convoité, Charpentier aura beau jeu d’ironiser sur l’« école privilégiée », et il ne manquera pas de fustiger par la même occasion l’hypocrisie des « libéraux de 1830 », ces « bruyants apôtres des Lumières » qui cherchent en réalité à séduire les familles désireuses de scolariser leurs enfants dans des établissements où ils ne sont plus « confondus dans la tourbe », ni « exposés à ces dangereux contacts du menu populaire ». Apprécions ces notations, qui nous sont si familières, si proches de nous, quoiqu’elles aient été formulées il y a un siècle et demi…

     

    Le récit de Louis Arsène Meunier est encore plus probant pour la question que je me pose du lien entre idéaux de culture et pratiques d’enseignement dans le contexte des transformations de l’enseignement primaire. On a vu en effet (voir cours de 2015, chap. I, séance 4), que Meunier, fervent républicain et de tendance socialiste, a aussi, comme inspecteur, adressé aux Frères des écoles chrétiennes, lors de l’enquête de 1832,le reproche de n’avoir aucune idée et aucune pratique de leçon orale… 

     

    Avant d’avoir évoqué, l’an passé, la carrière de Meunier, j’avais présenté et analysé son récit dans un article aujourd’hui introuvable (« Louis-Arsène Meunier : une déontologie pour les instituteurs du XIXe siècle », in Cahiers de la maison de la recherche, Université Charles-de-Gaulle-Lille3, n° 33/2005, pp. 13-21). Je vais donc redire en résumé l’essentiel de ce qu’on peut en tirer pour ce qui me préoccupe maintenant. Le texte de Meunier dont je parle est un fragment autobiographique intitulé Mémoires d’un ancêtre ou Les tribulations d’un instituteur percheron. Il a été publié après sa mort, en 1904, dans la revue L’école nouvelle[1], et republié en 1981 dans les Cahiers percherons, n° 65-66 (par l’Association des amis du Perche). J’ai déjà dit que Meunier a connu à peu près tous les métiers de l’enseignement primaire, instituteur ambulant, instituteur communal, professeur libre, maître de pension, directeur de l’Ecole normale d’Evreux. Il a aussi dirigé dans cette ville un cours d’adultes gratuit, qui a compté jusqu’à 400 participants entre 1836 et 1842. Comme directeur d’école normale, il fut suspendu deux fois :  en 1836 parce qu’il n’avait pas fait faire leurs pâques à ses élèves, et qu’il avait admis dans la bibliothèque un livre censuré L’antiquité dévoilée, de d’Holbach (les courants matérialistes du XVIIIe sont proscrits à cette époque).  Et en 1838, comme Meunier était lié au préfet Antoine Passy (qui avait lui-même quitté la préfecture en 1837), et que ce Passy était dans le collimateur du ministre Salvandy, Meunier fut muté à Nancy, puis à Paris en 1842, où il préféra toutefois fonder une école professionnelle, puis, quelques années plus tard, en 1845, un journal dont il fut le principal rédacteur, L’écho des instituteurs. Ce journal parut jusqu’à son interdiction en 1850 (période de réaction de la seconde République, durant laquelle de nombreux instituteurs furent frappés).

     

    Lors de la révolution de février 1848 Meunier fut en effet très actif. Nommé à la Commission des études scientifiques et littéraires par le ministre du gouvernement provisoire, Hippolyte Carnot, Meunier siégea aussi dans la commission de réorganisation de l’enseignement. Il se présenta ensuite dans l’Eure aux élections pour l’Assemblée Constituante, mais sans succès. Révoqué en 1850, il se retrouva incarcéré après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, aux motifs de « complot contre la sûreté de l’Etat et détention d’armes de guerre ». Après cela, on lui proposa  un poste d’Inspecteur général des prisons (rémunéré 12000 francs par an, un très haut revenu), mais à condition qu’il fasse amende honorable, faute de quoi il serait déporté à Cayenne. Meunier refusa le poste mais put quand même s’exiler, grâce à l’appui de personnalités comme George Sand et Béranger (l’auteur de chansons très connu au XIXe siècle). Il partit s’installer à Anvers.

     

    Pour saisir les idéaux que proclame Meunier, nous pouvons lire, en plus de son autobiographie, deux ouvrages de lui. En 1845, De l’enseignement congréganiste (Spécialement de celui des Frères de la Doctrine chrétiennes). De sa nullité sous les rapports de l’instruction et de ses dangers au point de vue moral, social et politique ; et en 1861, un recueil de ses articles, Lutte du principe clérical et du principe laïque dans l’enseignement. De manière générale, Meunier oppose deux modèles d’enseignants, l’instituteur laïque et l’instituteur congréganiste. Le premier, dit-il, règle son exercice sur un « principe laïque démocratique », alors que le second se règle sur un principe religieux et par conséquent ne saurait être aussi bon instituteur que son émule (Lutte du principe cléricalop. cit., p. 25). La valorisation de l’instituteur laïque et la référence de ce modèle aux idéaux de la société moderne, démocratique, est alors formulée de diverses manières par Meunier. Celui-ci décrit et célèbre dans l’instituteur un individu qui ne s’exclut jamais de la grande société : cet individu comprend le progrès, il « accepte la vie sociale, avec ses combats et ses devoirs », il a « une histoire individuelle qui s’écrit jour par jour dans la mémoire de ses concitoyens »,  et surtout, au final, il est porteur d’une religion de l’amour, de la charité, de la fraternité, de la tolérance  - contrairement au congréganiste qui diffuse une religion de la peur, de la contrainte, du salut individuel et de l’excommunication.

     Reconnaissons en premier lieu dans ces propos la valeur cardinale de l’utilité, entendue cette fois comme utilité sociale, et ensuite la valeur de la sociabilité, qui sans doute englobe la précédente. D’après Meunier, ces valeurs, ces idéaux, déterminent l’instituteur à servir les autres et à assumer avant tout les devoirs cités, la fraternité et la tolérance. Ceci explique aussi sa prédilection pour toutes les solidarités vivantes, les cercles de famille, le compagnonnage de l’amitié mais aussi la proximité du simple voisinage. Dans ces contextes sociaux, « se rendre utile » désigne l’utilité de chacun envers son prochain par opposition à ce qui serait l’inutilité du moine. Cette sorte d’« utilitarisme », proche  de celui que prônaient par exemple Helvétius ou d’Holbach, est au XIXe siècle un énoncé socialiste majeur : est utile ce qui, dans une visée d’amour des autres, constitue un facteur de progrès collectif, d’amélioration de la vie commune, donc de civilisation. La charité évoquée par Meunier est donc une charité laïque si l’on peut dire, car suscitée par les hommes, par les semblables ici-bas. Ceci est tout à fait conforme au mouvement de sécularisation de la morale moderne tel que le définira Durkheim dans L’éducation morale 

    En parcourant ces textes, on pense au personnage de Simon de Nantua, de 1818, qui voyage et dispense ses bons conseils de foire en foire, pour le plus grand profit de ses contemporains ; on pense également, dans la continuité, au parcours des enfants du Tour de la France, en 1877, qui s’émerveillent de ce qui s’offre à leur regard dans chaque région et dans chaque ville… 

     

    Or, c’est dans la même veine qu’aujourd’hui nous approuvons un principe d’ouverture de la culture scolaire vis-à-vis du monde social ambiant, parce que c’est un monde que nous voulons comprendre et transformer, tâche qui exige la formation d’un sujet, l’élève, futur adulte, dont le perfectionnement individuel est une condition du progrès général. Je reviendrai sur cette proposition, que je pose sans attendre comme une clé essentielle pour saisir les changements qui s’opèrent de nos jours dans la définition des savoirs scolaires, notamment quand cette définition s’entend dans le sens éducatif : voir les activités dites  « interdisciplinaires », ou bien les « éducation à… » ceci ou cela, à l’environnement, à la citoyenneté, à la santé… etc.

     

    Grâce aux exemples de Léopold Charpentier et d’Arsène Meunier, nous pouvons admettre que l’« innovation » pédagogique et la rationalisation moderniste des pratiques de classe, coexistent avec les idéaux sociopolitiques, « démocratiques » de l’enseignement populaire. Pas de visée d’instruire le peuple sans invention d’une pédagogie appropriée et sans réflexion pédagogique en général. Ce lien s’établit dès les débuts du XIXe siècle dans le contexte de l’enseignement des pauvres et de l’école mutuelle. La solidarité de la réforme sociale et de l’innovation pédagogique est essentielle et durable depuis deux siècles, sinon plus, juqu’aux pédagogies contemporaines, coopératives, autogestionnaires ou autres. 

     

    Cela étant, nous savons qu’un enseignement de masse s’adresse à des publics qui n’expriment pas forcément, d’emblée, une forte demande ni une grande disponibilité, et cette situation laisse toujours ouvertes les questions pédagogiques et inachevées leurs solutions. C’est pourquoi les institutions, les organisations, les dispositifs, etc., des système éducatifs sont infiniment sujets à appréciations contrastées et à rectifications toujours hypothétiques, surtout avec des élèves plus ou moins dociles et des maîtres plus ou moins compétents. A quoi il faut encore ajouter les injonctions normatives émanées de la culture éducative ambiante : l’enfant qui doit faire l’objet de respect et d’amour, le plaisir qui devient un moyen de l’apprentissage,  les activités du corps postulées auxiliaires de celles de l’esprit, ou plus prosaïquement, la volonté de retenir les enfants le plus longtemps possible dans la scolarité. L’ adaptation normale (c’est-à-dire relative aux normes en vigueur) des savoirs pédagogiques n’est donc jamais considérée comme acquise et transmissible ; c’est à tout le moins un effort qui ne se relâche pas.

     

     

     

     

     



     

    [1]Voir aussi l’article biographique d’Henri Dubief, Arsène Meunier. Instituteur et militant républicain, dans le Recueil de la Société d’histoire de la révolution de 1848, 1954. H. Dubief s’appuie lui-même sur différentes sources, notamment un chapitre du livre de J. Vidalenc, Le département de l’Eure sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848), Paris, 1952. 

     

     

     
     

     


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