• 2016-5 Célestin Freinet(1)

     

    séance 4

     INTERMEDE

     LA PEDAGOGIE DE CELESTIN FREINET

    (1)

     

     

     

    J’ai plusieurs fois rédigé, dans deux ou trois articles, un panorama des idées et des techniques mises au point par Célestin Freinet après la guerre de 1914 et dans les années 1920. Pourquoi donc revenir encore sur cette question ? C’est cette fois pour situer l’apport de Freinet dans le contexte de la production et de la diffusion des nouvelles normes d’enseignement, les normes de la « leçon orale ». Ce n’est certes pas la manière habituelle de décrire la pédagogie Freinet, mais c’est ce que j’avais annoncé au début de ce cours (séance 1, de 2015). Je proposais alors qu’on s’affranchisse du discours pédagogique moderniste dont les acteurs de l’Education nouvelle se sont fait une spécialité. Pour justifier mon refus, j’avançais la raison suivante, essentielle : ce discours, disais-je, suggère que l’évolution des pratiques d’enseignement s’effectue quand la leçon dite « traditionnelle » cède la place aux « méthodes actives », alors qu’en fait, la rupture se marque tout autrement, par le passage (lent et difficile) de la leçon-lecture-récitation à la leçon orale. Or c’est cela qui mène à postuler que Freinet (comme les autres acteurs de l’Education nouvelle au XXe siècle), loin de rompre avec les idées et les pratiques de son temps, subit l’influence de la rupture accomplie avant lui entre l’ancien et le nouveau, et qu’il entre dans l’aire d’attraction de la leçon orale et des normes qui en élaborent le fond et la forme. L’originalité de Freinet, dans cette perspective, tiendrait donc, non pas à ce qu’il invente une logique nouvelle, mais à ce qu’il systématise ou « radicalise » le projet de la leçon orale, même quand il conteste la validité de toute leçon, de la leçon « en soi ». Ceci n’interdit pas de penser que Freinet porte la logique de la leçon orale à un certain degré d’achèvement en repoussant les limites que les réformateurs du XIXe siècle lui avaient imposé.

    Cette hypothèse se vérifie aisément si l’on considère le destin de la leçon orale (ce que j’ai proposé de reconnaître sous ce terme) dans la pédagogie de Freinet comme pratique et comme théorie.

    D’une part Freinet systématise le souci d’observer le réel : les choses avant les livres. D’après son propre récit (et celui de son épouse Elise dans Naissance d’une pédagogie populaire, Maspéro, 1968 [1949]), il reprend d’ailleurs la version la plus aiguë des leçons de choses, ce qu’il appelle quant à lui la classe promenade… Si je parle d’une « reprise », c’est en songeant à cet instituteur qui, en 1912, mène sa classe en visite chez le maréchal Ferrant (cours de 2015, séance 9, chapitre II, § II) ; ou bien à celui qui intéresse ses élèves au travail d’un apiculteur (séance 10, fin du §. II, point2). Chez Freinet, cette première exigence de méthode se formule dans les termes du « tâtonnement expérimental ». 

    D’autre part Freinet recourt à son tour au dialogue avec ses élèves, mais, là encore, il systématise cette manière de faire en instituant la parole enfantine comme première et dernière instance de l’apprentissage (en sciences, en histoire, etc.), ce qui va au-delà d’un simple échange de questions préparées et de réponse attendues. Cette seconde exigence de méthode se définit par la formule de l’« expression libre » (d’où les techniques du texte libre, du journal scolaire, de l’imprimerie, des albums, des expositions, etc.).

    Freinet pense s’être débarrassé de tout le passé de la pédagogie. Mais nous avons, je le répète, de bonnes raisons de penser qu’il se situe bien plutôt dans la rupture creusée avant lui, dans un passé assez proche, par les réformes qu’ont engagées les pédagogues républicains – eux-mêmes inspirés par les évolutions et les acquis des périodes antérieures. Ainsi, lorsque Octave Gréard, dans L’instruction primaire à Paris et dans les communes du département de la Seine, en 1875 (Paris, 1876), commentant et louant Froebel, affirme haut et fort, de façon surprenante pour nous si on songe à la date : « Point de livre, point de leçon ; rien qui exprime une idée de contrainte, qui ait le caractère du devoir, de la tâche… » (p. 69)… eh bien, c’est un propos qu’on trouve presque identique cinquante ans plus tard sous la plume de Freinet : c’est bel et bien du Freinet avant l’heure. Voilà donc, au total, à quoi selon moi il faut penser, quand on cherche à reconstituer la carrière de Freinet et sa contribution à l’histoire des pratiques d’enseignement.

    Evidemment, dans la pensée et l’action de Freinet, qui fut un éducateur exceptionnel, il y a par ailleurs des apports originaux, singuliers, en particulier celui que je situerais volontiers sur le plan organisationnel – je pense à l’organisation coopérative de la classe (la « classe coopérative »), étant entendu que cette pratique a en outre un fondement de politique démocratique (donc d’autres origines que pédagogiques – probablement dans les courants socialistes du XIXe siècle, dans certains types d’associations ouvrières comme celles des proudhoniens, etc.). Freinet inscrit alors sa réflexion et ses innovations sur le fond d’une critique politique et sociale. Nous allons voir cela.

    Remarque : l’homme Freinet.

    Freinet est né en 1896 à Gars, dans les Alpes-Maritimes, et il est mort en 1966, à Vence. Né dans une famille paysanne, la vie qu’il a vécue dans son village, enfant et jeune homme, restera un modèle pour sa pensée éducative (je donnerai un point de vue précis à ce sujet, qui est très présent quand on lit Freinet, mais a été assez oublié par les commentateurs). Freinet obtient le Certificat d’Etudes Primaires en 1909 ; puis il entre à l’Ecole Primaire Supérieure à Grasse, dans une section annexée au collège. Titulaire du Brevet élémentaire en 1912, il passe ensuite avec succès le concours d'entrée à l'Ecole normale d’instituteurs de Nice. Au terme de sa formation, en 1914, il est reçu aux examens du Brevet supérieur. Mais à la rentrée, avant la fin du cycle d'études et le Certificat d’Aptitude Pédagogique, il doit remplacer un instituteur mobilisé par la guerre ; puis il est lui-même incorporé dans l’armée en avril 1915. En octobre 1917, dans les combats d’une extrême violence du Chemin des Dames, il reçoit une balle qui lui transperce un poumon, et cette blessure est suivie d'une pleurésie (il a raconté cet épisode dans un opuscule intitulé Touché! Souvenirs d'un blessé de guerre). Sa convalescence va durer deux ans, si bien qu’après l'armistice il ne reprendra une classe que difficilement, étant décrété invalide de guerre à 70%.

     Au 1er janvier 1920, Freinet est nommé sur un poste d’instituteur à (au) Bar-sur-Loup, adjoint à l'école de garçons. Très vite, il va y faire diverses expériences pédagogiques, en introduisant l’imprimerie dans sa classe. En même temps, il s’oriente dans le mouvement révolutionnaire politique et syndical, imprégné de tendances marxistes et libertaires. De 1920 à 1928 il collabore à L'école Emancipée, Revue pédagogique hebdomadaire de la fédération des membres de l'Enseignement ; il rédige aussi des articles pour Clarté, le journal d'Henri Barbusse ; et il entre au Parti communiste vers 1926, après avoir adhéré à l'Internationale des travailleurs de l'enseignement (ITE). Dans les mêmes années, il effectue un voyage d’études pédagogiques en Allemagne, à Hambourg, où diverses écoles qu’on dirait aujourd’hui « alternatives » ont été ouvertes, à l’initiative des courants d’extrême gauche (bientôt vaincus et détruits par les nazis). Il se rend aussi en URSS, comme membre de la première délégation syndicale occidentale invitée par le syndicat pan-russe des Travailleurs de l’enseignement (août 1925).

    En 1926, il épouse Elise, qui va s’associer pleinement à son aventure (et qui sera plus tard sa première biographe, avec Naissance d’une pédagogie populaire, que j’ai déjà cité). A la fin de l'année 1927, Freinet a déjà fait connaître ses principales innovations, si bien qu’existe déjà une ébauche de réseau d’adeptes de l’imprimerie, avec une centaine d’adhérents, qui organisent cette année-là, à Tours, le premier Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole, et qui crééent une revue : L'imprimerie à l'Ecole, bulletin mensuel de la Coopérative d'entr'aide, l'Imprimerie à l'école, qui deviendra L’éducateur prolétarien en 1932, puis L’éducateur en 1939. En 1928 est constituée la « Coopérative d'entr'aide L'imprimerie à l'Ecole », qui, se fusionnant avec la « Cinémathèque coopérative de l'enseignement laïc », fondée un an plus tôt, devient ensuite la Coopérative de l'enseignement laïc (CEL). Son bulletin s’intitule L'imprimerie à l'Ecole, le Cinéma, la Radio et les Techniques nouvelles d'Education populaire, revue pédotechnique mensuelle, organe de la Coopérative de l'enseignement laïc. Presque au moment où l'invention suscite la curiosité des instituteurs, le public en prend connaissance par la presse. Dès le 4 juillet 1926, un article important sur ces expériences lui est consacré dans Le temps : « A l'école de Gutenberg ». Immédiatement certains journaux conservateurs, comme L'éclaireur de Nice, montre déclarent leur opposition de principe à la méthode.

    En 1928 Freinet est nommé à Saint-Paul de Vence. Désormais, il a une vision globale  de son système, en même temps qu’il dispose des ressources intellectuelles et matérielles pour le mettre en oeuvre. Mais en 1932, il est visé par une campagne hostile. Il est attaqué par l’extrême droite et L'action française, de Maurras, tandis que le Parti communiste et L'Humanité le défendent. Est en question son « communisme » avéré et son soi-disant « freudisme » (puisque quelques élèves, dans leurs « textes libres », rédigent parfois des rêves !). Freinet affronte des manifestations locales, des grèves et des agressions de parents. Il est aussi suspecté par les autorités qui lui infligent des enquêtes policières. Finalement, en 1933, il décide de quitter l’école publique, et, dans le même village de Saint-Paul, soutenu et secondé par Elise, il construit sa propre école, qui ouvre en 1934, un moment retardée par toutes sortes de tracasseries administratives. 

    En 1936, dans le cadre du front populaire, il tente, mais en vain, de constituer un « Front de l'enfance ». Dès le début de la seconde guerre, il est interpellé et interné dans plusieurs camps, où il tombe malade (sans doute à cause de sa faiblesse physique depuis sa blessure de 1917), et il doit être hospitalisé. Libéré en octobre 1941, il se rend à Vallouise, où il est assigné à résidence, et où son épouse Elise réside auprès de sa mère. En 1944, on le retrouve dans la Résistance, dirigeant du maquis briançonnais, et jouant un rôle important dans le Comité Départemental de Libération des Hautes-Alpes.

     Au début des années 1950, Freinet doit faire face à de nouvelles attaques, mais qui viennent cette fois du Parti communiste - alors dans sa phase la plus dogmatique, stalinienne - et des revues très diffusées que sont La Nouvelle critique, revue des intellectuels, et L’école et la nation, plus spécialement destinée aux enseignants. Freinet est dénoncé comme divergent et bientôt ennemi. L’attaque, qui n’est pas exempte de rumeurs calomnieuses, dure plusieurs années jusqu’en 1954. Elle est menée par Georges Snyders (alors jeune philosophe, qui donne le signal du départ), puis de Georges Cogniot, de Roger Garaudy, et jusqu'à Henri Wallon – qui s’attachera à réfuter les thèses psychologiques de Freinet (voir sur cette querelle, J. Testanière, «  Le P.C.F. et la pédagogie Freinet (1950-1954) », in Actualité de la pédagogie Freinet, dir. Pierre Clanché et Jacques Testanière, P.U. De Bordeaux, 1989). C’est dans ces mêmes années, on ne sait pas quand exactement, que Freinet quitte (de son plein gré ?) le Parti communiste.

    Voici les principales œuvres de Freinet (certaines reprennent quelques-uns de ses très nombreux articles dans les revues de son mouvement ou à l'extérieur) :

    1927, L'imprimerie à l'école, Editions Ferray, à Boulogne sur Seine.

    1928, Plus de manuels scolaires, Editions de l'Imprimerie à l'Ecole, à Saint-Paul.

    1945, L'école moderne Française, Ophris, à Gap (repris sous le titre : Pour l'Ecole du peuple).

    1947, La méthode naturelle (suite développée en trois volumes : L'apprentissage de la langue, L'apprentissage  du dessin, L'apprentissage de l'écriture, Delachaux et Niestlé, 1968, 1969, 1971, Genève).

    1949, L'éducation du travail, Ophris (puis Delachaux et Niestlé).

    1949 et 1952, Les dits de Mathieu – Une pédagogie moderne de bon sens (chronique de l'Educateur entre 1946 et 1954 ; repris chez Delachaux et Niestlé en 1959).

    1950, Essais de psychologie sensible, Ophrys.

    1964, Pour l’école du peuple, Maspéro (recueil de textes écrits entre la guerre et 1964) ; Les techniques Freinent de l’école moderne (republié chez A. Colin, 1974). 

    Georges Piaton, dans La pensée pédagogique de Célestin Freinet, Toulouse, Privat, 1974, a fourni une bibliographie exhaustive que je n’hésite pas à qualifier de monumentale : ce sont des centaines d’articles publiés par Freinet (souvent sur des question très concrètes de pratiques de classe).

    I) LES « TECHNIQUES FREINET »

    1) Je reprends ici des données bien connues et déjà présentées par moi ailleurs. Conformément à ce que je viens de dire, pour décrire ces techniques pédagogiques mises au point par Freinet, j’ai proposé de les situer sur deux grands axes : un axe didactique, qui concerne l'apprentissages des connaissances, et un axe psychosocial, qui concerne l'organisation de la collectivité des élèves au travail. 

    Sur l'axe didactique, nous avons affaire ici à ce qui se présente dans les courants d'Education nouvelle sous l'intitulé des « méthodes actives », de l’ « école active » (formule dont on sait qu’elle est une traduction de l’Arbeitschule allemande, soit « école du travail »). Du point de vue - original- de Freinet, cet univers a lui-même deux composantes, l'une est le travail libre et l'autre le travail dirigé. 

    Première composante, les techniques d'expression libre. Par la place qu’elles accordent à la parole enfantine, elles sont les plus significatives et emblématiques de la pédagogie Freinet telle qu’elle est restée dans la mémoire collective, y compris dans certaines références ou habitudes professionnelles des enseignants, même les non « freinetistes ». Cette composante est entièrement basée sur le moyen de l'imprimerie, l’innovation la plus caractéristique de ce qui est connu comme « pédagogie Freinet », et elle a pour fonction non pas d’amener dans la classe un agréable jeu de société, mais de réaliser, sur le mode artisanal, le Journal scolaire qui procède lui-même des textes libres en amont et de la correspondance interscolaire en aval (pour les échanges de ces textes et des journaux). Le journal, vendu à l’extérieur de l’école, constitue ainsi une ressource financière pour la coopérative de la classe. Ce n’est donc pas un produit scolaire factice. 

    Seconde composante, les techniques de travail individualisé. Elles prennent en charge les acquisitions intellectuelles élémentaires (c’est-à-dire aussi la progressivité et l’automatisation de ces acquisitions), en programmant des exercices en rapport, et en confiant cette programmation, en partie du moins, au contrat passé entre le maître et les élèves sous la forme du plan de travail individuel, ce qui modifie le rôle du maître. Ces techniques ont pour support, d’une part divers types de fichiers d'exercices, notamment « Le fichier scolaire coopératif » (FTC), et les fichiers autocorrectifs de calcul, d'orthographe et de conjugaison - complétés ultérieurement par les bandes programmées pour les expériences et les notions de sciences ; et d’autre part les outils documentaires, les fascicules de la « Bibliothèque de travail » (les fameuses B.T.) qui traitent tous sujets et sont rédigés à partir des enquêtes et des questions des enfants, ensuite confrontées et orientées vers le savoirs et les institutions savantes : une encyclopédie enfantine pourrait-on dire au sens strict, qui permet une circulation ouverte dans les connaissances non encore structurées par des disciplines scolaires (n’oublions pas que nous sommes encore à l’époque où le niveau primaire, l’école communale, ne débouche pas sur un niveau secondaire, et culmine dans le Certificat d’études).

    L'axe que j’ai qualifié de psychosocial est celui des modes d'organisation de la classe comme groupe humain réuni pour un projet de travail partagé. Ces techniques assurent la viabilité des activités  communes, y compris dans les aspects matériels, à l’intérieur d’un espace et d’un temps limités, avec des travaux individuels et des travaux de groupes - ou ateliers -, des travaux intellectuels, ou bien artistiques, ou encore manuels, des moments d'action et des moments de réflexion, etc. Ces techniques introduisent une essentielle dimension délibérative et coopérative dans la vie scolaire ; et elles soutiennent les institutions du pouvoir enfantin que sont le Conseil de coopérative et les fonctions et rôles qui y sont inclus : présidence, trésorerie, secrétariat, etc. C’est à ce niveau que j’ai parlé d’un projet (d’une sorte de projet) politique démocratique.

    Dans les années 1960 et suivantes, la pratique du Conseil sera reprise et sa compréhension approfondie grâce à la psychologie des groupes et à la psychanalyse : tel sera, sur la base de la pédagogie Freinet et des techniques désormais bien connues, le nouvel apport, tout aussi remarquable, de la « pédagogie institutionnelle » de Fernand Oury. C’est une autre affaire, que je ne peux évoquer ici.

    2) Mais pour mieux comprendre les enjeux et les principes de ces techniques, pour comprendre aussi la rationalité du système pédagogique dont elles assurent la cohérence et la continuité, on peut se reporter à la chronologie de leur élaboration. 

    En fait, l'axe psychosocial, l’organisation de la vie collective sur le principe coopératif qui est volontiers commenté aujourd’hui, est pourtant celui qui a été formalisé le plus tardivement. C'est à Saint-Paul, après 1928, que Freinet instaure la coopérative, une institution centrale de la classe, en faisant élire par les élèves un président, un trésorier et secrétaire. En mars 1932, dans un texte sur ce sujet, Freinet parle d’« auto-organisation des écoliers », et il explique : 

    « Toute notre technique est basée sur la coopération, et suppose la coopération, non seulement pédagogique et intellectuelle, mais aussi morale et matérielle » (cité par la fille de Freinet, Madeleine Freinet, dans Elise et Célestin Freinet. Souvenirs de notre vie, t. 1 1896-1940, Stock, 1997, p. 207). 

    Par ailleurs, Freinet se montre assez critique sur les pratiques de ce genre qui ne seraient qu’adaptées à des buts financiers, comme celles initiées par l’inspecteur Barthélémy Profit (celui-ci n’acceptera pas l’interprétation de Freinet).

    Une dizaine d’années auparavant, Freinet, tout jeune instituteur, donc, ayant des souvenirs encore frais de l’école normale malgré la guerre et sa grave blessure, puis sa convalescence, situe d’abord sa réflexion sur l’axe de l’apprentissage des connaissances, l’axe didactique. Et sur cet axe, sa tentative initiale a consisté à adopter la démarche de la promenade (démarche que j’ai située dans la continuité des leçons de choses recommandées par les autorités de la Troisième République). Nous sommes à la rentrée de 1923. Freinet revient du congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle qui s’est tenu à Montreux, et où étaient présents les grands noms de l’Education nouvelle - Adolphe Ferrière, Pierre Bovet, Edouard Claparède, Ovide Decroly et le fameux Coué, celui de la « méthode Coué », qui va l'inspirer à titre personnel. Or à ce moment, Freinet considère qu’il n’a pas encore trouvé une solution praticable pour mettre en œuvre ses projets ; et c’est alors que la classe promenade s’impose à lui, racontera-t-il plus tard, comme une « planche de salut » (Freinet, Les techniques Freinet de l’école moderne, A. Colin, 1974 [1964],  p. 18). La promenade scolaire, conformément à ce qui est connu depuis plusieurs dizaines d’années à ce moment, je l’ai dit, est une sortie organisée en vue de procéder à des observations et des questionnements de phénomènes du monde naturel (géographie, botanique, géologie, entomologie, par exemple) et du monde social et historique (métiers et autres activités humaines, monuments, etc.). On parlera plus tard de « sorties-enquêtes. Dans le récit qu’en a donné Elise Freinet, on voit les élèves, qui rendent visite au menuisier, au forgeron, au potier, au boulanger ou au parfumeur ; ces élèves questionnent leurs interlocuteurs, prennent des notes sur leurs carnets et leurs ardoises ; ils observent aussi la cueillette des olives ou des fleurs d’oranger, suivent le dessin des chemins, décrivent les tours et les détours des ruisseaux à travers la campagne, surprennent la faune, cueillent des végétaux, ramassent des pierres, etc. De retour dans l'école, Freinet, à partir de cette collecte, rédige et note au tableau des comptes-rendus que ses élèves lisent, recopient et illustrent, et qu’ils conservent précieusement. On reconnaît donc bien là, à nouveau, si je suis clair, l’esprit de la  leçon de choses.

    Mais à cette étape de sa révolution professionnelle, Freinet est confronté à l’exploitation de la sortie sous la forme des textes rédigés que je viens d’évoquer, et c’est alors qu’il commence à penser à l'imprimerie.

    « Je me disais alors, relate-t-il : si je pouvais, par un matériel d'imprimerie adapté à ma classe, traduire le texte vivant, expression de la promenade, en page scolaire remplaçant les pages du manuel, nous retrouverions, pour la lecture imprimée, le même intérêt profond et fonctionnel que pour la préparation du texte lui-même. C'était simple et logique, si simple que je m'étonnais que nul n'ait pu y penser avant moi » (Freinet, Les techniques Freinet de l’école moderne, op. cit. p. 19  - également cité par M. Freinet, Elise et Célestin Freinet …, op. cit., p. 84).

    Partant de là, Freinet demande à un artisan de fabriquer une presse maniable par ses élèves ; et c’est ce qui donne la fameuse presse à main, dite la « Lino ». A la rentrée de 1924, il introduit le nouvel outil, que ses élèves, dit-il, accueillent avec enthousiasme (ce qui peut très bien se comprendre dans le contexte rural de l'époque). Un peu plus tard, les textes, écrits et  imprimés, chaque jour, sont réunis dans ce qui devient le « Livre de Vie » de la classe, suivant en cela une idée d’A. Ferrière – qui parlait d'un « Cahier de vie ». Un film de 1949, L’école buissonnière, de Jean-Paul Le Channois (avec Bernard Blier dans le rôle de Freinet) a très joliment retracé cette histoire…

    L'année suivante, 1925, Freinet introduit la TSF dans sa classe, et il a l’idée de développer l'activité primitive de rédaction des textes et du Livre de vie en échangeant des produits comparables avec d'autres classes et d'autres élèves, si possible lointains. Ainsi naît la correspondance interscolaire, autre institution majeure dans ce système. Ces échanges débutent avec un instituteur de Villeurbanne et ils sont très vite poursuivis avec un collègue breton – ce qui a l’avantage, pour les élèves, de mettre sous leurs yeux de grandes différences entre les milieux naturels, humains et sociaux… :

    « Faire connaître notre pensée à des enfants qui vivent loin de nous, affirme Freinet, c'est donner à l'activité scolaire le même but que l'activité intellectuelle et sociale: communiquer par l'écriture, par l'imprimerie, avec d'autres hommes, connus ou inconnus » (cité par  M. Freinet, Elise et Célestin Freinet…, op. cit., p. 109-110). 

    A la fin de 1926, les PTT ne répondent pas favorablement à la demande d’un tarif spécial pour ces envois qui ne peuvent acquérir le statut de périodique, alors Freinet converti le Livre de vie en un Journal, déclaré à la préfecture, et auquel il prescrit une parution bimensuelle (un journal au sens fort, donc, et non pas un simple ersatz scolaire). Enfin, en 1927, les extraits de journaux publiés par les classes associées grâce à la correspondance sont réunis dans une revue (une « co-revue ») intitulée La gerbe, sorte d'anthologie dont le premier numéro est du début 1927.

    Les techniques de travail individualisé apparaissent à la suite. En 1929 un article de Freinet fixe les cadres pratiques du « fichier scolaire coopératif » (FTC), qui présente un ensemble de documents pour mettre à la portée des enfants des connaissances, des notions, sur tous sujets ; c’est donc un  recueil de lectures, de dictées, de problèmes, etc. L'année suivante, 1930 commence d'être élaboré le fichier de calcul, fichier autocorrectif « permettant au maximum le travail libre et l'individualisation de l'enseignement » (Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, op. cit., p. 138). Freinet se réfère aux expériences américaines de Carlton Washburne à Winnetka, près de Chicago d'une part, et au plan du collège de Dalton dans le Massachussets, d’Helène Parkhust d’autre part. En faisant en 1931 une recension critique d'un livre sur le second, il le critique de façon précise, y voyant une entreprise de taylorisation ; et il dit sa préférence pour le premier qui garde une part de travail collectif. Les fichiers destinés aux entraînements réglés en grammaire, vocabulaire ou calcul (pour concevoir les questions posées aux élèves, la graduation des difficultés etc.), feront l’objet d’une longue élaboration dans le mouvement Freinet. On peut y voir une première version de ce que sera après la seconde guerre l’enseignement programmé. Le dispositif des fichiers complète donc bien de ce point de vue celui de l'expression libre, promenades, textes, journal. Fin de la même année 1931 voit également les débuts de la Bibliothèque de travail, qui offre une documentation accessible à la curiosité spontanée des élèves. Les premiers numéros sont une série consacrée aux véhicules à cheval (« Diligences et Malles-postes », « Chariots et carrosses »)…

    Il est à noter, pour ce qui tient à la postérité de Freinet au-delà de la seconde guerre, que seront surtout développées et trouveront pour cela des voies nouvelles, non pas les techniques du premier niveau, le niveau didactique, mais celle du second, le niveau psychosocial : ce sera l’apport de l’autre grande figure de la pédagogie du XXe siècle français, à qui j’ai fait allusion plus haut, Fernand Oury (avec d’autres instituteurs parisiens - disciples de Freinet qui entreront d’ailleurs en conflit avec le maître dans les années 1950 et 60 - sur ce conflit voir le témoignage de Raymond Fonvieille, L'aventure du mouvement Freinet, Méridiens Klincksieck, 1989), qui a donc voulu tirer toutes les conséquences et exploiter toutes les potentialités des institutions de la démocratie enfantine, notamment du Conseil de coopérative : ce qui prendra la forme de l’autogestion et de la  « pédagogie institutionnelle »... assignant des fonctions nouvelles, thérapeutiques,  au groupe-classe (et aussi, de ce fait, à l’expression libre).

    Comme je l’ai laissé entendre, pour Freinet, tout cela n’ a pas été sans mal… La trajectoire de Freinet n’a pas été un chemin de roses. En 1932, à Saint-Paul de Vence (où il est arrivé en 1928), Freinet est perçu comme un dangereux agitateur et il est visé par une campagne de dénigrement. Il essuie de violentes attaques jusque dans la presse nationale. Cela s’explique si l’on sait que Freinet est aussi un militant d’extrême gauche. En plus du Parti communiste français, il est connu comme membre de l’Internationale des travailleurs de l’enseignement, l'ITE (le premier Congrès de cette organisation s’est tenu en 1922, et cette organisation a proclamé dans ses statuts, à l’article 2 :  « L'école de la société capitaliste sert avant tout les intérêts des classes possédantes, en vue (...) du maintien de l'immense majorité du peuple à l'état de masse asservie intellectuellement et d'instrument aveugle du capitalisme ». Voir sur ce point Daniel Lindenberg, L'internationale communiste et l'école de classe, Maspéro, 1972, p. 59 – un des rares ouvrages sur cette histoire).

    En l’occurrence, l’affaire qui vise Freinet commence une nuit du 2 décembre 1932. Deux affiches sont alors placardées sur les murs du village de Saint-Paul. L’une reproduit un texte du journal de la classe où un élève racontait un rêve de pugilat avec le maire, au terme duquel celui-ci, qui refusait de livrer les fournitures gratuites, recevait de la part du rêveur un coup de couteau mortel. L’autre affiche, signée d' « un groupe d'habitants de Saint-Paul », réclame le départ de l'instituteur, qui veut, prétendent ces gens, faire de ses élèves « de futurs bolchévistes ». En fait, d'après les archives retrouvées par Madeleine Freinet (Elise et Célestin Freinet…, op. cit., p. 217 et suiv.), cette campagne, était orchestrée depuis longtemps puisqu’en juillet une enquête de police avait pris pour cible l'imprimerie de l'école, soupçonnée d'avoir d'autres buts que scolaires, car Freinet et ses élèves correspondaient avec des élèves russes. 

    II) LA DOCTRINE PEDAGOGIQUE ET PSYCHOLOGIQUE DE FREINET

     

    En contrepoint des techniques, la doctrine de Freinet admet quelques énoncés majeurs, qui ont inspiré plusieurs générations d’instituteurs et de pédagogues après les années 1920 et 1930, dans et hors le Mouvement Freinet. (Notez que, fidèle à ma manière de procéder, je n’envisage le discours théorique normatif qu’après avoir décrit l’univers des normes pratiques…). Les principaux énoncés de ce qui  peut  passer pour une doctrine constituée, ce sont : l’idéal du « travail » (terme qui désigne un processus vital de satisfaction des besoins) ; ensuite, déjà aperçue, la théorie du « tâtonnement expérimental », qui oppose l’expérience de l’enfant et l’explication du maître (ce qui fait ici diverger Freinet de la démarche de la leçon de choses) ; c’est aussi la fameuse « Méthode naturelle », dont l’application à l’apprentissage de la lecture est bien connue. 

    Parallèlement, Freinet n’a pas de mots assez durs pour reprocher à l’école traditionnelle sa manière « recroquevillée » de transmettre le savoir. C’est une habitude « scolastique » d’après lui - autre terme cardinal dans son lexique, qui fait allusion au formalisme logique du Moyen-Âge. Dégoût de l’alimentation intellectuelle, désadaptation en face de la vie, hostilité envers la culture de l’école, tels sont donc les symptômes que Freinet croit percevoir chez l’élève qui n’est confronté de la part du maître qu’à un verbalisme, un discours émaillé de phrases et de mots abstraits, donc des explications vides de sens et inassimilables (voir « Le scolastisme », in L’éducateur, n° 15, 20 février 1956 ; cité par G. Piaton, La pensée pédagogique de C. Freinet, op. cit., p. 6). 

    La proposition de Freinet, il faut y insister, est, comme je le suggérais en commençant, effectivement radicale : c’est une refonte de l’ordre scolaire, du moins une refonte de toutes les formes du travail scolaire, y compris les nouvelles formes apparues au XIXe siècle. On peut donc dire que ce système pédagogique, qui repose sur l’irruption centrale de l'imprimerie (ceci demeurera dans l'esprit de Freinet le point de bascule de la « méthode », une véritable révolution dans l'histoire de la pédagogie pensait-il), trouve son accomplissement dans le décret  de la fin de la leçon (ce que n’explique donc pas, contrairement à une légende tenace, la difficulté respiratoire du blessé de la guerre de 14). 

    En finir avec la leçon, c’est bien là ce qui doit nous interpeller, pour deux raisons. D’une part parce que cela laisse entendre que la leçon est une forme traditionnelle très ancienne et antimoderne, alors que ce n’est pas du tout le cas, nous l’avons vu ; et d’autre part parce que , dans le même sens cela fait oublier que la leçon moderne, la « leçon orale » contient déjà bon nombre des principes sur lesquels s’appuie et que radicalise Freinet, avant tout la sollicitation de la parole c’est-à-dire des réflexions et perceptions spontanées des enfants. Dans un opuscule de 1937 Freinet révèle bien cet arrière-plan de sa pensée, car il  écrit : 

     

    « La grande erreur de la scolastique est, à mon avis, la leçon et les devoirs qui en découlent. C’est toute la technique de l’école traditionnelle que nous essayons de jeter bas… » (cité par Elise Freinet, L’itinéraire de C. Freinet, Payot, 1977, p. 112).

     

    Par là sans doute Freinet retrouve-t-il la dualité rousseauiste et pestalozzienne de la leçon par les mots à laquelle doit se substituer la leçon par les choses ; mais, entendue par Freinet, c’est une leçon qui n’en est plus une, bien entendu, car elle ne se satisfait même pas d’une démonstration en bonne et due forme. L’explication elle-même, qui restait la nervure centrale de la leçon de choses version Troisième République, devient superflue d’après Freinet : elle n’est que verbiage, tant que « la voix du maître est l’outil majeur de la vie enseignante » (Les techniques…, op. cit., p. 25).

    Ce qui est typique dans cet esprit c’est que, au premier comme au second niveau du système, aussi bien les techniques d’expression libre que les fichiers de travail, nouvelles « machines à enseigner », font en sorte que l’apprentissage de l’enfant ne soit plus soumis à un programme arrêté a priori et valable pour tous. Ceci a donc pour conséquence immédiate qu’est différée, réélaborée la contrainte exercée par le maître (je ne dis pas supprimée !). La critique est forte, on le voit ; mais, évidemment, d’après l’hypothèse de lecture que j’ai énoncée en commençant et que je viens de rappeler, cette critique de la leçon peut encore se comprendre comme développement, aboutissement ou radicalisation des principes de la « leçon orale », même, si, on le constate aisément, Freinet va bien au delà.

    La révolution freinetiste se résume alors dans un principe agréé dès le début de l’entreprise, au moment inaugural des classes promenades, le principe de la suppression des manuels (bien accordé à la fin des leçons).  Autre manière, selon moi, de radicaliser l’évolution déjà engagée avant Freinet, puisque cette évolution, on l’a vu aussi, mettait en cause un type traditionnel d’ouvrages scolaires, et une manière traditionnelle de les lire (en vue de la mémorisation et de la récitation). En 1924, Freinet affirme que cette suppression des manuels déclenche une rupture profonde avec le cours des choses pédagogiques. Et une fois l’imprimerie introduite, il confirme : «  Plus de manuels, imprimons ». La question reviendra de façon récurrente les années suivantes. Un ouvrage écrit en 1928 s'intitule Plus de manuels scolaires. C’est donc bien la parole des enfants elle-même (à nouveau, souvenons-nous que c’est une valeur apparue avec la leçon orale) qui sera transcrite et imprimée, « magnifiée » dit souvent Freinet, sur un support égal en dignité aux livres officiels. Ceci, assure Freinet, aura aussi la fonction de désamorcer « l'idolâtrie de l'écriture imprimée » (Elise Freinet, Naissance…, op. cit. p, 39-40).

    C’est dans ce sens que la même Elise Freinet parle également de la série des fascicules réunie dans la Bibliothèque de travail comme d’un « outil remarquable de la classe sans manuels » (Naissance… idem, p. 145-146).  Dans un article sur l'étude du milieu, Freinet résume tout ce parcours critique en expliquant : 

     

    « par réaction contre les manuels scolaires qui, rédigés et édités à paris, prétendaient nous indiquer, à nous instituteurs des divers coins de France, et à toutes les heures du jour, les points du programme sur lesquels nous devions attirer l’attention de nos élèves (…) nous avons montré que notre enseignement devait normalement prendre ses racines dans le milieu où nous vivons, par le travail effectif répondant à nos besoins fonctionnels ; (..) que l’histoire de France ne commence pas par les gaulois (…)  mais par l’étude affective des traces que le passé proche ou lointain a laissées autour de nous ; (..) qu’avant de s’attaquer savamment aux sciences abstraites de nos livres, il nous faut expérimenter à même les possibilités et les exigences de notre milieu »… (texte publié dans L’éducateur du 15 février 1948 ; cité in Elise Freinet, L’itinéraire….op. cit., p. 107).

     

    Ne plus soumettre l’apprentissage à un programme, et, de façon concomitante, réorienter la contrainte du maître vers la préparation matérielle et sociale du milieu « école » (une préparation très complexe et minutieusement effectuée, cela se devine, n’est-ce pas ?), toute cette modification est bien représentée par l’abolition de l’estrade (voir sur ce point C. Freinet, Pour l’école du peuple, op. cit., p. 140). Ce symbole fort ne signifie pourtant pas la destruction de la posture magistrale : celle-ci, je viens de le dire, est en réalité réorientée vers le contrôle de l’environnement et des comportements possibles dans cet environnement. On a désormais un maître organisateur  (Fernand Oury dira, en s’appuyant sur Makarenko, que la pédagogie, à partir de Freinet et d’autres, devient et doit devenir une « science de l’organisation des milieux éducatif »). Oserai-je préciser, qu’« organiser » ne réfère nullement, dans ce cas, à une entreprise de loisirs comme serait un Club Med enfantin ! Freinet prend pour modèle la discipline d’atelier voire du navire, toutes sociétés où l’effort collectif bien réglé est essentiel, indispensable pour réaliser une activité – une œuvre - commune.

    Ces exigences donnent donc corps à un idéal, du moins un certain idéal du « travail » (scolaire) : « L’école de demain sera l’école du travail » dit également Freinet (Pour l’école du peuple, op. cit., p. 20  - texte de la période de la guerre). Ceci a d’ailleurs entraîné une prise de distance avec les autres représentants de l’Education nouvelle. Avec Decroly : sur les notions d'intérêt et de centre d’intérêt ; avec Maria Montessori : sur les rapports du travail et jeu ; avec Ferrière aussi : sur la notion d’activité et d’école active.  Freinet oppose à l’école traditionnelle une idée du « travail » où le modèle artisanal, non capitaliste (sans parcellarisation des tâches), est prégnant. Dans le langage pédagogique, l’enseignement officiel est dénoncé pour ce caractère  que Freinet qualifie de « scolastique », d’après ce terme significatif (entrevu plus haut). Freinet explique en général que, dans l’ordre scolaire ancien, l’apprentissage est un « circuit obstrué par la scolastique » (Les techniques Freinet de l’école moderne, op. cit., p. 22). 

     

    On comprend que, sur le versant positif cette critique s’achève dans une psychologie de l’apprentissage. Celle-ci est soutenue par l’un des concepts cardinaux de la doctrine de Freinet, le « tâtonnement expérimental ». Dans la seconde partie de sa carrière, Freinet a déployé beaucoup d’efforts pour élaborer cette théorie qu’il voulait cohérente avec sa pédagogie active – et utilisable par elle, notamment en ce qu’elle oppose l’expérience de l’enfant et l’explication du maître, ou encore, d’une part la relation de l’enfant avec le milieu naturel, et d’autre part sa relation avec le maître. C’est la théorie qu’il a exposée dans son Essai de psychologie sensible (rédigé pendant la guerre et remanié vingt ans après), et dans plusieurs études sur le dessin d’enfant, sur l’apprentissage de la langue, de la lecture et de l’écriture. Freinet voyait dans le tâtonnement expérimental, dans l’« expérience tâtonnée », non pas seulement un mode fortuit d’adaptation (les « essais et erreurs » dont parlaient les psychologues du début du siècle), mais une loi universelle du développement, ou plutôt le mode d’expansion dynamique de l’intelligence comme potentialité vitale du sujet (sans discontinuité avec l’instinct de l’animal). Dans l’opuscule Pour l’école du peuple, la liste des invariants théoriques établie par Freinet énonce en ce sens (pp. 156 et suiv.) : non « pas l’étude des règles et des lois mais l’expérience ». Freinet parle aussi de « perméabilité à l’expérience » (p. 159). C’est  pourquoi il va discuter cette fois les théories des psychologues de son époque, en particulier le behaviorisme de Watson et les notions du conditionnement opérant et du « renforcement » de Thorndike ou Skinner. 

    Ces deux volets complémentaires, pédagogique et psychologique, sont plus encore unifiés par une interrogation, toujours critique elle aussi, sur les méthodes, interrogation dont il faut souligner le caractère tardif, par différence avec l’élaboration des techniques de travail. C’est en effet cette psychologie qui fonde en retour une représentation finale – autant que globale - de la doctrine pédagogique de Freinet, et c’est la représentation de la fameuse « méthode naturelle ». Ce lien entre psychologie et méthode est ainsi résumé : 

     

    « les méthodes employées jusqu’à ce jour  se sont révélées, à l’usage, inefficientes. Pour nous sortir de cette ère de l’artisanat, nous avons dû chercher expérimentalement une technique d’apprentissage qui nous permette de sortir de l’impasse ; C’est cette technique basée sur le tâtonnement  expérimental que nous avons employé avec succès dans les Méthodes naturelles d’apprentissage » (cité par Elise Freinet, L’itinéraire.., op. cit., p. 161).

    (à suivre)

     

     

     


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