• séance 2 

    CHAPITRE IV

    LIVRES ET LECTURES SCOLAIRES

     (suite)

     

     

    2) Je viens de marquer à grand traits les différences entre les lectures cultivées et les lectures populaires, et j’ai constaté que ces différences affectent aussi bien le contenu des textes lus que les situations de lecture et les manières de lire ces textes. Cependant, cela ne donne qu’une vision partielle de l’évolution culturelle et des processus de cette évolution - qui m’intéressent parce qu’ils réagissent sur l’éducation et l’école, ce qui est bien normal. S’il faut constater les progrès de la lecture populaire et la multiplication de ses supports, on ne peut pas, en effet, se limiter à ce constat, et il faut intégrer la donnée que j’envisageais en terminant la dernière fois, à savoir le regard très critique que les élites portent sur les livres et les lectures populaires. J’ai parlé notamment d’une sorte de répulsion et d’une condamnation du genre de littérature diffusé par la bibliothèque bleue. Ceci pour dire que ces élites, sur la base d’une telle vision méfiante, hostile même, dénoncent et combattent les usages qu’ils réprouvent, et cherchent donc à les réorienter… Dans quel sens ? On s’en doute : dans un sens moral essentiellement. Ceci ne surprend pas si l’on songe à la très longue tradition de prise en charge éducative et scolaire des « classes inférieures » par les classes gouvernantes, par l’Eglise catholique en premier lieu, puis les pouvoirs politiques du XIXe siècle jusqu’à la Troisième République, ces derniers restant inspirés, même dans une perspective non religieuse et parfois anticléricale, par une morale assez rigoriste dans le fond. Cette option morale évoque évidemment ce qu’on appellera plus tard la « morale laïque » ;  mais je laisse de côté la question de savoir comment, dans quels termes, jusqu’où, etc., cette morale se détache de la tradition chrétienne. Pour le moment, je me contente de constater que, lorsque la scolarisation et l’alphabétisation se développent, à mesure que l’Etat fait ouvrir des écoles, recrute, salarie et forme des maîtres, etc., se diffuse un discours critique sur les lectures populaires, un discours qui dénonce les mauvais livres, les lectures démoralisantes, et qui leur oppose une tout autre culture livresque, la culture morale mais aussi savante que l’école – donc les manuels scolaires – seraient à même de promouvoir et d’inculquer aux enfants du peuple. Je parle d’une culture à la fois morale et savante, car je souhaite ainsi dire (ou redire) que l’option morale non religieuse des gouvernants et des réformateurs du XIXe siècle coexiste avec le souhait très insistant, proprement libéral avant d’être républicain au sens strict, de répandre et d’amplifier l’instruction du peuple, puisque ce peuple participe désormais à  la souveraineté, qu’il est en cela auteur des lois dès lors qu’il prend part au suffrage (il s’agit du suffrage universel – masculin - instauré par la seconde République, la Révolution ne l’ayant établi qu’avec certaines limitations ). Tel est, surtout mais pas uniquement, à partir des années 1860, le discours des pédagogues qui s’activent soit dans l’administration scolaire, soit en dehors d’elle, comme dans les différents secteurs de ce qu’on appelle aujourd’hui l’« éducation populaire ».

    Si l’on parcourt l’étude de Noé Richter sur l’histoire des bibliothèques populaires, on aura la confirmation que, dès les premières créations de ce type, dans les années 1840, leurs promoteurs, qui ne cachent pas leur souci moral, affirment leur détestation de la littérature de colportage (qui est finissante à cette époque), mais aussi, plus globalement, leur méfiance envers la presse, les feuilletons, et même le roman, c’est-à-dire en fin de compte des lectures « agréables » - chose  tellement surprenante pour nous. Même un journal rédigé par des ouvriers – catholiques en l’occurrence, L’Atelier, s’exprime sur ce mode, dans son premier numéro, de septembre 1840 :

     

    « Nous aurons à dévoiler les odieux calculs de ces écrivains corrupteurs qui, en prétendant nous instruire, nous dépravent ; nous aurons à flétrir ces spéculateurs ignobles qui sèment parmi nous les mauvais livres écrits pour les marquis débauchés des cours du Régent et de Louis XV… » (cité par N. Richter, dans Du conditionnement à la culture. L’offre de lecture des Lumières à la Troisième République, Bernay, Société d’Histoire de la Lecture, 2003, p. 64).

     

    Parmi les auteurs d’aujourd’hui qui ont bien pris en compte ce discours moralisateur sur les lectures populaires, il y a Anne-Marie Chartier, dans un passage des Discours sur la lecture, 1800-2000 (Fayard, 2000), « La lecture populaire et son encadrement », p. 99 et suiv. A-M Chartier insiste notamment, à juste titre il me semble, sur le second Empire et l’action de la Société Franklin (fondée en 1862)  et de la Ligue de l’enseignement (qui date de la même époque, 1866, et qui est de tendance nettement républicaine et « sociale »), après les initiatives des sociétés philanthropiques de la période précédente, et bien sûr, les initiatives d’autres associations, liées à l’Eglise. De même, Jean Hébrard, dans l’article que j’ai parcouru dans la séance précédente (« Les nouveaux lecteurs », in Histoire de l’édition, t. III, op. cit.),  remarque bien le parallélisme de la critique du colportage et de l’essor des bibliothèques. Concernant les bibliothèques scolaires, il suffit de lire la circulaire du 24 juin 1862, qui prescrit leur création, et dans laquelle le ministre de l’instruction publique, Rouland, parle des « dangers de l’oisiveté » qui menacent la classe laborieuse, surtout pendant les « longues veillées d’hiver »…, etc.

     

    Remarque. Je ne me suis peut-être pas assez arrêté sur cette histoire des bibliothèques. J’ai cité plusieurs fois les travaux de Noé Richter, et aussi le bon résumé, sur la situation française, qu’on trouve dans le livre sur la Belgique de Bruno Liesen, Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914), Liège, éditions du CLPCF, 1990). Deux questions restent posées. D’abord celle de l’ampleur exacte des créations et des collections que chacune met à la disposition de son lectorat ; ensuite celle de savoir quel a été le public réel de ces bibliothèques : celles-ci ont-elles été très fréquentées, et par qui, avec quelle régularité, etc.? Comme je ne dispose pas de chiffres permettant d’obtenir une vision d’ensemble et détaillée (s’il y des informations valables à ce sujet , je les recevrai avec plaisir!), je me contente de signaler - mais l’exemple, très singulier, n’est peut-être pas significatif -  que la bibliothèque des Amis de l’instruction, donc une bibliothèque « populaire », créée par cette association ouvrière de type coopératif et à l’initiative d’un ouvrier imprimeur, à Paris, en 1861 (on voit que cette décennie est très importante, donc : juste avant la Troisième République), comptabilise, en 1882, 360 adhérents, qui empruntent en moyenne deux ouvrages par mois. Ces chiffres sont donnés par J. Hébrard, dans l’article cité ci-dessus, p. 499. Pour davantage de renseignements, voir surtout la monographie de Pascale Marie, « La bibliothèque des Amis de l’instruction du IIIe arrondissement. Un temple, quartier du temple », in Lieux de mémoire, t. 1 : La République, dir P. Nora, Gallimard, 1984). Cette bibliothèque est toujours située dans le IIIème  arrondissement de Paris, au 55 de la rue de Turenne.

     

    Comment les appréhensions et les critiques des usages populaires se sont-elles traduites dans le courant de création des bibliothèques à destination des nouveaux lecteurs du peuple -  créations urbaines bien sûr ? Réponse : en valorisant et encourageant des publications qui se voulaient à la fois instructives et moralisatrices. C’est dans catégorie qu’on peut ranger une collection fameuse, le Magasin pittoresque, dirigé par le saint-simonien Edouard Charton, et dont la première livraison est de 1833 (il durera jusqu’en 1938 ! Je signale qu’on peut le consulter en ligne, sur Gallica). Très variée et riche dans les sujets traités - pays, monuments, animaux, etc., cette collection se présente  comme une sorte d’encyclopédie illustrée, donc qui se veut à la fois attrayante et sérieuse.

    Pour donner une idée plus précise de ce genre de publication, je reviens à un livre dont j’ai déjà parlé, un livre du même type, peut-être le premier du genre, devenu du reste un modèle scolaire. C’est le livre rédigé par Laurent de Jussieu suite à un concours ouvert par la Société pour l’instruction élémentaire en 1818, Simon de Nantua ou le marchand forain. Le concours demandait qu’on conçoive un ouvrage que les élèves pourraient emporter au terme de leur cursus dans les écoles mutuelles. L’ouvrage était donc destiné aux « moments de délassement » de la « classe industrieuse » ; mais en fait, son succès fut tel, qu’il s’est transformé en livre de lecture courante et qu’on l’a donc retrouvé dans de nombreuses écoles. De quoi parlait-il ? D’un marchand forain, un « porte-balle », qui, avec son cheval (remarquez : c’est l’image inversée, c’est-à-dire positive cette fois, du colporteur), au gré des foires et des villes qu’il visite, entre Nantua et Saint-Claude, s’adresse aux populations qu’il rencontre, pour dispenser toutes sortes de conseils et de connaissances sur des sujets variés, de religion, de morale, de vie quotidienne et de prudence, de même que sur la médecine, le travail agricole, artisanal et industriel, le commerce, etc. (Je lui ai jadis consacré une petite étude : «  Moralité du marchand forain », in Le Télémaque, n° 12, 1997). L’alliance des préceptes moraux et des savoirs usuels est typique de cette littérature (scolaire). Ceci répond à l’idée moderne de la culture à destination du peuple, comme je l’ai indiqué plus haut : la dimension moralisatrice alliée à un projet d’instruction élargie. Ce sera aussi l’optique du très fameux manuel de lecture courante pour le Cours moyen, Le tour de la France par deux enfants, de Mme Fouillée alias G. Bruno (j’y reviens très bientôt), publié en 1877 pour la première édition, qui a en outre adopté le même schéma narratif, une bonne manière d’éveiller l’intérêt des lecteurs potentiels en faisant signe à la littérature de voyage (très appréciée) et allusion aux usages ordinaires des gens du peuple. Retenez par conséquent que, à plusieurs titres, ce Simon de Nantua est le prédécesseur et plus encore l’inspirateur, donc l’ancêtre direct du Tour de la France par deux enfants.

     

    II) NOUVEAUX MANUELS SCOLAIRES ET NOUVEAUX USAGES  du livre à l’école

     

    Je reprends maintenant le fil de mon raisonnement sur la leçon orale. Je rappelle d’abord que l’an passé, dans la séance  6, au moment de présenter la modernité de cette pratique, la leçon orale, j’avais annoncé la nécessité de saisir la manière dont se réorganisent, dans la pratique prescrite et effective des maîtres de l’école primaire, les rapports entre l’activité (ancienne) de lecture et récitation de livres, et l’activité orale (nouvelle) autonome par rapport au livre. J’avais écrit non pas « autonome par rapport au livre », mais «  sans livre », ce qui risquait de produire une confusion, j’en ai bien conscience, si bien que je choisis aujourd’hui de dire « autonome par rapport au livre », pour suggérer plus clairement, je l’espère, que le livre n’est certainement pas exclu des formes nouvelles de l’enseignement, ainsi que je l’ai dit au début de ce chapitre, en vous mettant en garde contre une erreur possible sur ce point. Si l’exposé oral du maître ne se fait plus, théoriquement, le livre à la main, cela n’empêche pas que le maître recoure au livre, le manuel, à d’autres moments, pour d’autres activités. Je vais donc maintenant répondre à la question ainsi posée et fournir les principales explications que cela requiert.

    En parlant d’un nouvel usage des livres, je précise une nouvelle fois que je ne réfléchis pas dans un cadre d’histoire des idées et que par conséquent je parle, non pas d’une idée qui s’appliquerait à la pratique, mais d’un modèle pratique apparu dans un certain contexte (social et culturel), produisant dans ce contexte ses propres normes, et qui, comme tel, entre en concurrence voire en conflit avec d’autres modèles et d’autres normes. Cette précision en appelle une autre : les nouvelles pratiques ne se substituent pas facilement aux anciennes parce qu’elles demandent un changement intellectuel des acteurs (on  a vu en quoi l’an passé), et parce que ce changement demande lui-même une compétence plus élevée et un engagement plus intense dans le métier, dans l’activité quotidienne du maître d’école. Donc : davantage de difficultés et sans doute de responsabilité du côté du maître, et d’autres contraintes du côté des élèves. Des tâches plus complexes pour les deux parties en présence.

     

    1) Pourquoi ai-je fait ce si long détour par les pratiques de lecture populaire ? Cela se devine. Tout simplement parce que c’est le contexte dans lequel l’école, sous la Troisième République, avec la loi d’obligation de 1882 pour les enfants de 6 à 13 ans, universalise l’accès au livre et développe la lecture en général. Non seulement parce que, dans ce contexte, l’écrit et le livre ne sont pas aussi étrangers qu’on le pense aux mœurs des familles (je parle surtout des campagnes et des paysans, bien sûr - , même s’il faut bien comprendre ce que je rappelais en fin de séance précédente, à savoir la rupture intellectuelle que produit la connaissance véhiculée par les livres) ; mais aussi parce que ce contexte exerce une influence directe sur les usages scolaires eux-mêmes, usages qu’on ne saurait donc étudier isolément, comme s’ils ne se comprenaient que sur le plan de ce qui serait la « pédagogie » et rien d’autre. Je souligne ce point de méthode : il faut toujours chercher des liens entre des phénomènes différents mais de même type - phénomènes culturels en l’occurrence, à l’intérieur et à l’extérieur de l’école.

    En particulier, voilà où je voulais en venir, ceci m’incite à envisager les rapports existants entre les livres spécialement conçus pour l’enseignement primaire, qui sont d’un nouveau type, on va voir lequel, avec les usages des livres et les pratiques de lecture en vigueur dans la société environnante. Ces rapports s’éclairent si l’on sait que les livres scolaires associent la culture prescrite (morale et savante à la fois, comme je l’ai indiqué à plusieurs reprises), à des références et des significations diffusées depuis longtemps dans les classes populaires, c’est-à-dire dans les écrits en circulation dans ces milieux. C’est une forme de compromis, qui n’a pas beaucoup été analysé par les spécialises, entre les livres de classe et des références ou des significations typiques  de l’imaginaire des classes populaires et des enfants qui, provenant de ces classes, vont devoir aborder une culture livresque spéciale à l’école. Je pense en premier lieu à la référence à l’almanach et précisément à ce qui le caractérise, le patchwork de connaissances savantes, de savoirs utiles, d’informations sur tous sujets attisant la curiosité (le pittoresque des régions lointaines, des paysages somptueux, des monuments prestigieux, etc.), le tout mêlé à des prescriptions morales, des obligations civiques, etc. Je pense également à la référence aux récits divers, qu’on dirait aujourd’hui des récits d’aventure, comportant des personnages remarquables ou même héroïques, récits présentés sous forme d’épisodes successifs, ce qui ne peut pas ne pas faire penser, aussi bizarre que cela puisse paraître, au feuilleton, pourtant décrié.

    Le manuel qui a spécialement et superbement réalisé cette synthèse, et qui est pour cette raison celui qui a eu le plus grand succès, un immense succès, inégalé tout au long de la Troisième République, c’est bien sûr celui que j’ai évoqué précédemment, le livre de lecture courante pour le Cours moyen dont l’auteur est Mme Alfred Fouillée alias G. Bruno (Augustine Tuillerie de son nom de jeune fille), Le tour de la France par deux enfants. Publié en 1877 pour la première édition, ce livre s’est vendu les dix années suivantes à 200 000 exemplaires par an en moyenne. Six millions d’exemplaires écoulés en 1901. Ce sont les chiffres calculés par Jacques et Mona Ozouf dans l’article « ‘Le tour de la France par deux enfants’, Le petit livre rouge de la République » (in Lieux de mémoire, t. 1 La République, dir P. Nora, Gallimard, 1984). J. et M. Ozouf se sont eux-mêmes appuyés sur une étude d’Aimé Dupuy, « Les livres de lecture de G. Bruno » (in Revue d’histoire économique et sociale, n° 2, 1955). Ces chiffres faramineux signifient que le livre a bel et bien atterri dans les foyers, qu’il a été accueilli dans les familles, et qu’il y a été conservé, lu et relu avec plaisir. Et pour que cela arrive,  il fallait que l’ouvrage, le récit, eût une capacité à éveiller un goût, c’est-à-dire un imaginaire et des références typiques, traditionnelles, répandues et partagées dans la population française de cette époque. Rien d’autre ne peut expliquer un succès aussi colossal, qui brouille les frontières sociales et culturelles habituelles.

    Ce livre a donc repris, comme je l’ai indiqué, le schéma du voyage déjà utilisé en 1818 par Laurent de Jussieu dans son Simon de Nantua. Il met en scène deux enfants lorrains, deux frères, orphelins, André et Julien, 14 et 7 ans, qui fuient l’annexion prussienne de 1871 et marchent à travers les provinces françaises pour retrouver ce qui leur reste de famille. Ce périple aventureux à travers les régions françaises, plein de dangers mais aussi de bonheurs, ménage ainsi un relatif suspense, où l’on peut vibrer des mêmes émotions que les héros. Le parcours, presqu’analogue à celui effectué par les Compagnons du Tour de France pour leur apprentissage (autre référence « parlante » mais ambiguë, puisque les usages professionnels gyrovagues sont devenus suspects à cette époque… presque autant que le vagabondage des enfants !), d’une part, permet une construction du récit par épisodes, suivant les étapes du voyage, ce qui donne une possibilité de lecture suivie de semaines en semaines par les élèves - voilà pour le côté feuilleton ; d’autre part, à chaque étape cela permet aussi la mise en évidence de spécialités historiques, géographiques, artistiques, industrielles, artisanales, et la présentation de personnages remarquables qui ont marqué la mémoire de leurs concitoyens, le tout composant le patchwork dont j’ai parlé en évoquant l’almanach … Sans oublier que, dans ce livre il y a de tout, vraiment de tout (pour que l’ouvrage serve aussi aux leçons de choses : nous y voilà !), et que ce tout est englobé et finalisé par la morale républicaine et patriotique destinée à célébrer la France éternelle à l’heure de sa défaite, mais en vue d’une future revanche… C’est ainsi, à mon sens, qu’il faut saisir les tenants et les aboutissants culturels de l’ouvrage (ceci n’est pas le point de vue adopté par J et M Ozouf, qui sont restés proches d’une histoire, certes excellemment exposée, des idées politiques et morales véhiculées par l’ouvrage).

    Ce que je viens de dire confirme donc, j’y reviens, l’idée d’un compromis entre les anciens usages et les nouveaux, entre les anciens types de textes (populaires) et les nouveaux types de textes (scolaires). Il y a bien une dimension nouvelle de la lecture, quand, à l’école, elle porte sur des textes qui ne s’adressent plus directement à l’imaginaire traditionnel (aux superstitions disent les instituteurs) et qui visent avant tout la transmission d’une connaissance rationnelle, sans chercher à produire des émotions (comme le montre Anne-Marie Chartier dans un article d’Histoire de l’éducation, n° 138, mai-août 2013, « Faire lire les débutants : comparaison de manuels français et américains (1750-1950 », p. 42). Oui, cela est exact ; mais… il faut aussi constater que le type de manuel dont je parle avec Le tour de la France…, ménage quand même une ouverture vers l’ancienne manière, populaire, de fréquenter les textes, donc suscite aussi une « adhésion émotionnelle » aux situations représentées par des récits vivants – et captivants pour les lecteurs.

     

    2) En 1869, Mme G. Bruno a déjà publié un Francinet, Principe généraux de la morale, de l’industrie du commerce et de l’agriculture, de 1869. Ce titre, à soi seul, montre parfaitement la solidarité que je vous ai demandé de bien prendre en compte, entre la  morale et les connaissances positives. Ce livre est republié en même temps que paraît Le tour de la France par deux enfants, mais il est alors agrémenté de 125 gravures. Or cela n’est pas anodin puisque Le tour de la France comporte 200 images, qu’on nous présente comme des « gravures instructives » destinées aux leçons de choses. Cette présence très abondante donc remarquable, des images, dessins, cartes, est la donnée sur laquelle je pense judicieux de m’arrêter maintenant. J’estime en effet que cette donnée, qui n’a presque pas été relevée par les historiens (qui l’ont à peine signalée, sans plus), est cependant capitale pour la recherche qui est la mienne, sur les usages des livres et l’intégration des livres dans les pratiques d’enseignement en pleine évolution à cette époque. Il ne s’agit pas de simples illustrations. Ce ne sont pas des ornements, des ajouts décoratifs. C’est bien là l’indice que les manuels n’ont plus la même finalité didactique, et en l’occurrence ne sollicitent plus les mêmes facultés mentales, ni les mêmes habitudes intellectuelles. Nous ne sommes plus à l’ère de la récitation pure et dure, si j’ose dire. Et pour prolonger mon propos sur les rapports en livres scolaires et pratiques culturelles ambiantes, je dirai que, si l’image, sur le plan didactique, est un appel à l’imaginaire qui facilite l’approche de l’écrit, elle est aussi chargée et donc évocatrice de significations reconnaissables par les populations qui la reçoivent, des significations qui font plus ou moins partie de l’univers mental de ces populations. D’où les images insérées dans Le tour de la France. 

     

    Remarque. Je signale par ailleurs qu’il se diffuse également dans les différents milieux sociaux, à ces époques, spécialement au XIXe siècle, des images autonomes, sans texte. Il peut évidemment s’agir de véhicules pour des significations profanes ; c’est le cas des fameuses images d’Epinal. Celles-ci sont des affichettes très joliment dessinées et colorées (allez voir sur Internet), reproduites par le procédé de la lithographie (introduit au début de ce siècle en France). Ces sortes d’images, qui peuvent s’accrocher au mur comme de petits tableaux, ont tellement frappé les esprits que le vocabulaire courant a adopté l’expression « image d’Epinal » pour désigner une pensée convenue ou stéréotypée. Elles sont apparues un peu avant la Révolution, puis ont été abondamment fabriquées à Epinal, au moment où s’imposent des sujets non religieux, comme par exemple l’épopée napoléonienne. Elles sont alors vendues par les colporteurs. Les images en circulation à ce moment peuvent être aussi des images porteuses de significations et de commandements religieux ; c’est ainsi que les curés des paroisses diffusent des images pieuses, figures de saints, de martyrs, de hauts personnages de l’Eglise, ou même d’autres représentations destinées à cultiver la morale, l’obéissance et l’observance chrétiennes. Un exemple. Il m’est arrivé, par hasard, de dénicher dans le petit musée local de la ville de Laguiole (dans l’Aveyron, ville fameuse pour ses fabriques de couteaux), une étrange chromo, daté du XIXe siècle (la chromo, ou chromolithographie, est une image en couleur reproduite par le même procédé de la lithographie), et peut-être distribué par le curé du coin à un de ses élèves méritants du catéchisme… Regardez-la :

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    Pourquoi ai-je dit « étrange » ? Vous pouvez en juger. Je décris l’image (photographiée dans le musée par moi). Elle est de belle dimension, environ 40 cm sur 30. Elle représente un podium. Trois marches à gauche, trois marches à droite, et tout en haut, donc au milieu, une septième marche. Sur chaque marche un personnage très joliment représenté et colorié, en dessous duquel figure un cartouche avec une formule nominative ou indicative proférée par le personnage en question. A gauche, depuis le bas : le Souverain d’Ancien Régime, sceptre à la main, couronne sur la tête, lance la formule « Je vous gouverne tous » ; marche suivante, un personnage de Majordome dit : « Je vous commande tous » ; troisième marche, un Curé et la formule « Je prie pour vous tous ». Puis à droite, de bas en haut toujours : d’abord le Paysan : « Je laisse faire le bon Dieu, mais je dois vous nourrir tous les six » ; puis le Mendiant : « Je vous demande l’aumône à tous » ; puis un  Soldat, hallebarde en main (toujours des accessoires et des vêtures d’Ancien Régime, très belles d’ailleurs, ce qui suggère le passé de l’ordre monarchique) : « Je vous défends tous ». Et enfin, pour la bonne bouche, le septième, sur la plus haute marche : eh bien… c’est le Juif, le Juif classique, errant, une sorte de vagabond (toujours cet objet de répulsion), casquette prolétaire sur la tête, baluchon sur le dos, parapluie à la main, et… que dit-il ? Ceci : « Je gagne sur vous tous »… Donc, une idée d’ordre établi, monarchique et théologique, mais… menacé par un fauteur de désordre qui parvient à berner tout le monde… Pas besoin de commenter outre mesure… Songez que cette image antisémite, protégée dans un cadre, a probablement été conservée, peut être accrochée sur un mur quelque part, dans une maison rurale ou à la ville, pendant des années…

     

    Je reprends maintenant le fil de mon exposé. Il faut d’abord savoir que, s’il y a, dans certains livres, des illustrations de diverses sortes, c’est une pratique très ancienne d’embellissement. Ai-je besoin d’évoquer les enluminures des livres du Moyen Age, avant l’imprimerie, qui sont souvent de véritables chefs d’œuvres ; puis les gravures insérées dans les livres imprimés tout au long des siècles suivants ? Chacun sait cela. En revanche, on sait moins que, pendant longtemps, dans les livres de classe, il n’y a à peu près rien de ce genre, sauf, éventuellement, une gravure sur la couverture (comme la croix sur la Croix de par Dieu), ou bien, progressivement à partir du XVIIIe siècle, et de plus en plus à partir de cette époque, des gravures dans les abécédaires, pour appuyer l’apprentissage, la mémorisation et la compréhension de l’alphabet et des syllabes.

    Pour donner une idée de la présence que je qualifie d’abondante, et même de surabondante, des images dans les manuels scolaires à partir des années 1880, époque de normalisation de la leçon orale, je reprends d’abord le cas du Tour de la France par deux enfants. Deux cents images, nous dit-on, au fil des chapitres, c’est-à-dire des rencontres et des découvertes de Julien et André ; et elles sont de toutes sortes et fournissent autant d’objets de commentaires historiques, géographiques, économiques, etc., relatifs à des objets usuels, des phénomènes naturels, des êtres vivants..., sur le modèle des explications données pendant les leçons de choses. Dans le chapitre I (le départ des deux garçons) : une porte fortifiée avec un pont-levis ; dans le chapitre II : le chien de Montagne ; dans le chapitre IV : le poêle ; dans le chapitre V : le sabotier des Vosges ; dans le chapitre VIII : une petite carte du ciel étoilé ; dans le chapitre IX : le nuage sur la montagne ; dans le chapitre X : le sapin des Vosges, etc. etc. Parfois, des chapitres comportent de nombreuses images, comme le chapitre LI, lorsque les enfants, après le Creusot et les forges, parviennent dans le Nivernais et les bois du Morvan :  on trouve alors une carte de la région, une représentation du flottage du bois  dans la Nièvre (la rivière), les feuilles du chêne, du châtaignier, de l’orme et du pin, le moule d’un canon, la buvette d’un établissement de cure thermale à Vichy… De même, on aura les plantes de la mer dans les départements breton ; les bateaux et la pêche dans le Nord ; et, à Paris : les éclairages des rues, les halles, la bibliothèque nationale, les animaux du Jardin des plantes. Voici un exemple de pages illustrées dans l'ouvrage (ce qui donnera en plus une idée de ce que j'ai appelé le "patchwork" de connaissances).

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    Mme Fouilllée n’a pas oublié, en outre, de célébrer les grands hommes à chaque fois qu’il y avait lieu de le faire. C’est une proposition très intéressante elle aussi, en rapport avec l’éducation morale, c’est-à-dire le contenu et la forme de la transmission des valeurs… J’en traiterai dans un autre cours. Ainsi, dans le chapitre XCIII, consacré à l’étape du Maine, de l’Anjou et de la Touraine, on trouve un portrait d’Ambroise Paré et une gravure représentant la statue de Descartes à Tours.

    Evidemment, si on consulte d’autres manuels de cette époque, on fera la même observation : aucun ne manque de ce genre d’images ; quoique, après le Tour de la France…, les techniques de reproduction des couleurs se soient répandues, et les éditeurs ne manquent pas de les utiliser pour agrémenter leurs ouvrages. L’iconographie du Tour de la France était restée celle du Simon de Nantua, cinquante ans plus tôt : grise. Pour étudier des séries de manuels (il y en des milliers), il faut aller à Rouen, au Musée national de l’éducation, ou bien à Lyon, à l’ancienne bibliothèque de l’INRP, maintenant bibliothèque de l’Institut français de l’éducation, Ifé (intégrée à l’ENS Lettres et Sciences humaines). Pour un rapide tour d’horizon, je m’adresse à l’excellent ouvrage que j’ai déjà présenté, Le patrimoine de l’éducation nationale, Flohic éditions, 1999, qui offre, au long de ses mille pages, une exceptionnelle iconographie (qui, du reste, reproduit souvent l’iconographie des manuels). On pourra ainsi avoir un aperçu sensible des manuels de  morale (p. 579 et suiv.) ; des manuels de lecture courante (p. 589) ; des manuels de leçons de choses (p. 602 et suiv : une copie ci-dessous) ; des manuels d’histoire (p. 607 et suiv.) - ces deux derniers très richement illustrés, on l’imagine ; et des manuels de géographie (p. 610).Voici une page de l'ouvrage, avec manuels et affiches :

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    Les méthodes pour apprendre à lire sont évoquées p.  587. Pour ce qui concerne la place des images dans les manuels d’apprentissages de la lecture, les abécédaires, les syllabaires, les « méthodes », et ce, sur une plus longue période de temps, nous disposons là aussi d’un très bel ouvrage, celui de Ségolène Le Men, Les abécédaires français illustrés du XIXe siècle (Editions Promodis, 1984). Ce livre nous fait comprendre que l’usage didactique de l’image (au-delà de l’illustration pure et simple d’un récit ou d’une scène, d’un personnage etc.), est sans doute initié par les abécédaires. On en a de très bons exemples dès le début du XIXe siècle (dans une continuité avec les périodes précédentes), avec des ouvrages de petit format, dont certains associent chaque lettre à une image, et dans ce cas il s’agit d’associer non seulement une lettre à une image mais aussi l’image au mot qui comporte lui-même le son que représenté la lettre. Exemples : le Z avec l’image d’un animal qui s’écrit « Zèbre », le K avec le kangourou, etc. C’est le cas, présenté ici p. 22, de l’ « Alphabet des petites écoles ou Tableau Instructif et amusant des principales connaissances mises à la porté des Enfans, 1815. Je rappelle que la couleur attend la lithographie, apparue dans les années 1820. Somptueux, mieux imprimés, les abécédaires adoptent les mêmes principes de correspondance graphie-image-mot-son, avec des planches qui sont souvent reprises d’images populaires, ou bien viennent de la culture savante,  ou encore qui sont des emprunts à l’histoire de la peinture.

    (à suivre)

     

     


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