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    Séance 8

      CHAPITRE I

     SUR LES COLLEGES DU XIVe  AU XVIIIe siècle

    (suite)

     

      

    2) Eléments d’histoire culturelle des collèges

    Je poursuis mes indications préalables, dont j’espère qu’on comprendra l’utilité, ce qui permettra d’en supporter la longueur. J’ai bien conscience que, même si je saute par-dessus un grand nombre de données dès lors que l’éclairage que je veux fournir peut s’en dispenser, il reste beaucoup de choses dans le texte qui suit, qui demande donc une lecture patiente et attentive… surtout si l’on n’a pas de connaissance préalable du sujet (dans ce cas, j’en tiens compte, toujours, au risque d’alourdir le propos en donnant des explications qui paraîtront archi banales aux spécialistes).

    Après avoir repéré l’origine du collège moderne, devenant, du XVe au XVIe siècle, par différence avec l’hospice médiéval pour écoliers pauvres, un établissement d’enseignement véritable, qui se dote d’un personnel de régents (professeurs, en langage moderne) plus nombreux et capables d’assurer, avec leur enseignement, un encadrement éducatif scrupuleux et vigilant, on peut se demander quelles sont, à côté des conditions institutionnelles, les conditions culturelles de cette évolution. Ceci me ramène un peu à mon objet, sous un certain rapport.

     En première approche, si on se situe à l’époque de la Renaissance, époque de grands changements pour les sociétés occidentales, à tous les niveaux, et qu’on cherche à saisir  cette nouveauté sur le plan éducatif et scolaire, on peut distinguer deux séries de ces conditions culturelles : 1. Celles qui engagent les choix des contenus d’enseignement autrement dit la culture scolaire transmise dans les collèges ; et 2. celles qui imposent les habitudes intellectuelles admissibles dans les écoles et déterminent ainsi les pratiques ordinaires des maîtres et des élèves. Pour saisir la première série de conditions, il faut évoquer le courant religieux d’une part, et le courant que j’ai appelé « littéraire » et « antiquisant » d’autre part. Nous verrons tout cela plus loin, à propos des jésuites. Il sera question de tout ce qu’on range d’habitude sous l’intitulé de l’humanisme. Pour décrire la seconde série de conditions, il faut revenir à la question de base par laquelle j’ai terminé l’exposé sur l’ordre primaire, la question de l’usage des livres. Je commence par là – toujours avec le souci de ne pas négliger les aspects pratiques les plus concrets, c’est-à-dire en l’occurrence les techniques du travail intellectuel.

    Qu’est-ce en effet que la Renaissance ? Inutile de gloser maintenant sur l’humanisme ; pour le moment, je renvoie à la séance 2 du cours de 2013. J’ai déjà signalé le livre d’Eugénio Garin, L’éducation de l’homme moderne, 1400-1600, Paris, Fayard, 1968 [1957], qui éclaire de manière érudite mais accessible le renouveau culturel et éducatif né de l’intérêt pour l’étude des langues anciennes et des grands textes de l’antiquité, y compris la poésie, ceci en rupture avec l’esprit du Moyen Age et la dominance de la logique et de la dialectique. La première chose à retenir par conséquent, c’est cet attrait pour les textes de l’antiquité et l’idéal d’études livresques valables pour la vie entière et pour toutes les personnes composant le genre humain. On se souvient aussi des nombreux chefs d’œuvre que cette époque nous a légués dans les domaines artistiques en général, peinture, sculpture, architecture, etc. Comme je n’hésite jamais à vous renvoyer à de petites synthèses, du moins quand elles sont très bien faites, je cite, dans cette catégorie, l’article « Renaissance », d’Alain Pons, qu’on trouvera dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Monique Canto-Sperber, PUF, 1996). 

    Sur le plan des techniques culturelles, il faut dire une autre banalité, à savoir que la Renaissance est l’époque qui succède à l’invention (occidentale) de l’imprimerie (par Gutenberg, au XVe siècle, comme chacun sait) et qui crée ce qu’on peut sans exagérer appeler le règne de livre – du moins de l’imprimé (dont on sait par exemple le rôle décisif qu’il a joué  dans la Réforme protestante). De cette immense révolution, la conséquence éducative et scolaire, très simple et évidente, est la suivante. C’est le fait que, grâce à la multiplication et à la diffusion des livres, parallèlement à la baisse de leur coût (et à l’usage du papier), les élèves ont à leur disposition, parfois en grand nombre, non seulement des livres d’auteur mais également des livres de classes. Ce sont les manuels, avec lesquels ils vont effectuer divers tâches et exercices aussi bien oraux qu’écrits. Pour fixer cette idée, voyons ce que raconte un écolier du XVIe siècle, Henri de Mesmes, qui a fréquenté à Paris le collège de Bourgogne, à partir de 1542, à l’âge de dix ans : 

    « Nous étions débout à quatre heures, et ayant prié Dieu, allions à cinq heures au études, nos gros livres sous le bras, nos écritoires et nos chandeliers à la main. Nous oyions toutes les lectures jusqu’à dix heures sonnées, sans nulle intermission ; puis venions dîner. Après dîner nous lisions, par forme de jeu, Sophocle ou Aristophanus ou Euripides et quelques fois Demosthène, Cicéro, Virgilius, Horatius. A une heure, aux estudes ; à cinq au logis, à répéter et voir dans nos livres les lieux allégués [passages remarquables : lieux au sens des lieux communs], jusqu’après six. Puis nous soupions ou lisions en grec ou en latin. » (Fragments des mémoires de Henri de Mesmes, cité par Alfred Franklin, La vie privée d’autrefois… t. X, Ecoles et collèges, op. cit., p. 133-134). 

     

    Passage très significatif si l’on veut se représenter l’imposante présence des livres, des « gros livres » (sans doute à cause du format, l’époque ayant encore peu connu les petits formats, plus maniables), et le temps consacré aux activités de lecture - autant collectives qu’individuelles - par les collégiens, y compris en dehors des exercices, ce qui fait une place aux lectures solitaires, sans doute silencieuses ou à voix basse… Au passage, notez bien l’expression « nous oyions toutes les lectures… » : il s’agit d’oreille… A la même époque, le fondateur de la Compagnie des jésuites, Ignace de Loyola, n’a pas cessé de souligner l’intérêt de mettre à disposition des professeurs tous les livres utiles, comme de créer des bibliothèques auprès des collèges, et il s’est lui-même résolu à faire envoyer des ouvrages aux premiers collèges fondés sous sa préconisation, en Italie d’abord (voir à ce sujet F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, op. cit., p. 90). Par contrecoup, la facilité d’accès aux livres oblige les autorités à prendre des mesures d’interdiction ou de censure. Dans les statuts du collège de Guyenne, de 1533, cités dans la séance précédente, le deuxième article stipule, sans doute à l’encontre d’écrits diffusés par les milieux protestants :  «  Ils [les collégiens] ne tiendront et ne liront les livres condamnés par les saincts Pères » (Ernest Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 106). L’afflux d’ouvrages à mettre entre les mains des élèves se mesure par ailleurs au fait que l’activité des imprimeurs est fortement soutenue dès le XVe siècle par les commandes des boutiques (on ne peut dire exactement « librairies ») qui se tiennent à proximité des collèges dans les villes importantes, comme Paris ou Lyon. Jean Quéniart nous apprend qu’à Deventer, aux Pays-Bas, entre 1480 et 1500, sur 450 ouvrages imprimés, la plupart sont déjà des manuels scolaires (Les Français et l’écrit, Hachette, 1998, p. 112).

     

    Trois précisions avant de poursuivre. D’abord, la différence entre livres d’auteur et manuels n’est pas si évidente qu’on pourrait le penser, car il y a une forme basique de manuel, le livre qui reproduit un texte considéré comme « classique » (au sens  de : propre à la classe) ; et on va aussi trouver dans les bibliothèques du temps des sortes de choix de textes, ouvrages qui réunissent plusieurs œuvres de plusieurs auteurs, sur le modèle antique des miscellanées (évidemment, le recueil est un support pédagogique de plus en plus présent au fil du temps[1]).  De fait, il n’est pas si aisé de procéder au repérage des manuels dans les listes des bibliothèques[2]. Ensuite, si je parle de livres en général, il s’agit toujours de la langue latine, étant donné, il ne faut pas perdre cela de vue, que le latin, dans le contexte humaniste, est l’objet même de l’apprentissage, sa finalité suprême, bien au-delà du simple moyen d’approcher les textes, d’accéder aux commentaires sur les textes, etc. Troisième précision : quand on aborde la dualité oral-écrit à laquelle j’ai fait allusion, il faut savoir d’emblée que, du côté des élèves, dans les collèges, et surtout chez les jésuites, la part des exercices écrits va augmenter très sensiblement et donc alourdir la charge du travail quotidien – c’est ce que je vais m’efforcer plus loin de raconter.

     

    Remarque 1. Sur l’évolution de l’objet « livre » et les progrès de sa fabrication.

    A l’idée d’une multiplication des supports livresques, il faut associer le constat des progrès de toutes sortes accomplis ou en train de s’accomplir à cette époque pour tout ce qui concerne la réalité matérielle du livre, le livre comme objet, outil maniable. Le papier s’est introduit lentement en France à partir du XIIe siècle[3], tandis que le Moyen Age a vu la diffusion du parchemin  - à base de peau de chèvre ou de mouton, et plus résistant que le papyrus antique (lui-même fabriqué à partir de fibres de roseau, une plante abondante en Egypte). Je ne peux détailler ces questions, sur lesquelles les spécialistes ont fourni depuis cinquante ans de très nombreuses indications. Que doit-on savoir ?  

    Il y a d’abord, dès avant et surtout à partir de l’imprimerie, l’évolution de la forme (le dessin) des caractères alphabétiques. A l’époque des livres manuscrits et du parchemin, il y avait plusieurs choix d’écritures possibles pour la copie, et les textes étaient calligraphiés avec beaucoup d’art, pas mal de fioritures parfois, ce qui rendait les écritures très belles (parce qu’alors on confie à l’écrit des textes sacrés, la plupart du temps), mais aussi difficiles à déchiffrer. Or quand il s’agit de fabriquer des caractères d’imprimerie, en plomb, l’affaire devient très pénible et onéreuse, donc il faut simplifier et unifier. Ceci ne se fait pas dès les débuts de l’imprimerie (avec les premiers textes imprimés - aussi bien sur papier que sur du parchemin - les « incunables ») ; mais un changement très sensible se produit après 1520, quand se répandent les caractères romains (eux-mêmes inspirés de l’écriture caroline, fixée bien longtemps avant, sous le règne de Charlemagne et à l’initiative de Charlemagne lui-même – d’où le nom) et les italiques. L’activité de l’œil s’en trouve alors grandement facilitée.  

    Il y a ensuite la mise en texte et la mise en page. Là se posent et vont être résolus des problèmes redoutables. La séparation des mots et aussi des syllabes, donc la ponctuation, remontent à l’époque carolingienne. Au XIe siècle, les lettres se détachent nettement les unes des autres. Avec l’imprimerie, la ponctuation s’enrichit, des délimitations entre les paragraphes sont introduites, de même que des titres, des numérotations, les pages de garde (en rapport avec les progrès de l’illustration et de la gravure, dont j’ai aussi parlé cette année, séance 3, ma 3ème remarque). Dans la même perspective, les formats se réduisent quand se diffuse l’octavo (le in-8°), la pratique du folio (une feuille pliée en quatre ce qui donne quatre pages), etc. Vous le voyez sans qu’il soit nécessaire de s’appesantir, tout ce qui fait du livre l’objet que nous connaissons, tout cela est en réalité le fruit d’une conquête progressive, qui doit tout aux ateliers, à l’astuce des éditeurs et surtout au talent des typographes. Toutes choses qui ne sont pas sans incidence sur notre manière de lire donc sur notre capacité à comprendre, notre « appropriation » des textes, pour reprendre une expression de Roger Chartier. Question : quel est le premier texte philosophique qui, écrit en français, comporte des paragraphes ? C’est le Discours de la méthode ! Sur ces problèmes, on trouve toutes les indications possibles (et imaginables !) dans l’ouvrage de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin :  L’apparition du livre (Albin Michel, 1999 [1958]), au chapitre III : « La présentation du livre ». C’est l’un des premiers et des plus solides piliers de l’histoire du livre, donc de l’histoire culturelle telle qu’on l’entend aujourd’hui (et que pratique quelqu’un comme R. Chartier). H-J Martin a poursuivi les travaux inaugurés avec cette étude, par exemple dans cette autre somme : Histoire et pouvoirs de l’écrit (Perrin, 1988). A nouveau, si on cherche un digest très complet (ouf !), on a un article rédigé par le même H-J Martin pour l’Encyclopedia Universalis : « Lecture – pratiques de », article republié dans le recueil Dictionnaire des genres et notions littéraires, Albin Michel, 2001.

     

    Remarque 2. Comment lit-on ?

    Cette question à la sens de  : en quoi consiste l’acte physique et intellectuel de la lecture d’un livre, pendant toutes ces époques ? Ce problème est à nouveau l’occasion de contredire une fausse idée qui serait celle du caractère invariable et intemporel des actes de lecture. L’histoire culturelle moderne a éclairé ce point. On sait bien maintenant comment les choses ont évolué. J’ai dit « à nouveau » parce que j’ai envisagé l’évolution et la diversification des pratiques de lecture aux siècles modernes et contemporains, plus haut, dans la séance 1 ; mais aussi et surtout, assez précisément, dans le cours de 2013, la séance 5, la Ière  partie, § 3, sur « La diffusion de l’écrit et de ses usages ». Mes références n’ont pas changé. Il faut retenir la distinction que je reprends à la fin de ce passage, entre lecture intensive et lecture extensive. Voici le schéma d’ensemble, sur lequel je reviendrai. 

    Primitivement, dans l’antiquité ou au début de notre ère, la lecture s’effectue à voix haute, avec lenteur ; au temps du volumen des romains, qui est un rouleau de papyrus, la lecture restitue le flux de la parole, elle suit le rythme de la phrase. Ceci correspond au fait qu’elle est le plus souvent une activité publique. C’est aussi le temps où les apprentissages par mémoire auriculaire sont au centre de la transmission scolaire – et où l’art oratoire jouit d’un très grand prestige (un art qui ne va pas cesser de fasciner les gens de lettres jusqu’aux temps modernes…).

    Au Moyen Age, dans un premier temps, la pratique de lecture ne se modifie pas avec le livre sous forme du codex, des cahiers réunis, donc des pages que l’on tourne et sur lesquelles on écrit recto et verso. La lecture et l’écriture deviennent l’affaire des clercs, dans les monastères, près des églises, mais on lit toujours à voix haute, pour écouter et entendre les mots et les phrases qu’on a sous les yeux. Toutefois, la visée spirituelle de la lecture des textes sacrés impose, à la suite de la lecture, une sorte de rumination (ruminatio) du texte, qui n’est plus tout à fait le même acte physique et musculaire. On remue les lèvres, il s’agit d’un oralisation, mais dans laquelle la voix faiblit.

    La lecture silencieuse, avec les yeux, pour soi-même, n’est alors pas inconnue, elle commence sa conquête des esprits ; mais elle ne s’imposera de manière définitive que plus tard, avec le livre imprimé et toutes sortes d’usages nouveaux du livre, spirituels ou ordinaires, dans diverses catégories sociales de lecteurs, lettrés ou non. Je résume. Il faut cependant admettre que, même quand la primauté de la lecture à voix haute sera entamée, et dépassée, les deux formes vont coexister. Cette coexistence de la lecture à voix haute et de la lecture silencieuse demeure, finalement, jusqu’à nos jours, même si aujourd’hui la lecture orale n’a plus cours que dans un très petit nombre de situations, notamment pédagogiques, ou comme dans la pratique qui consiste, en famille, à lire des « histoires » aux enfants non encore lecteurs. A quel moment la dominance de la lecture orale a-t-elle commencé de s’affaiblir et la lecture silencieuse a-t-elle pu s’affirmer?  D’après J. Le Goff, cela se serait produit dès le XIIIe siècle (J. Le Goff, A la recherche du Moyen-Age, Louis Audibert, 2003, p. 25). D’autres auteurs proposent une date un peu plus tardive. Florence Bouchet, dans sa très belle étude sur Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratique poétique, imaginaire (Honoré Champion, 2008), insiste quant à elle sur l’apparition d’une lecture de divertissement, aux XIVe et XVe siècles. Le Roman de la rose est l’un des livres – en vers - les plus lus à cette époque, qui voit l’essor du genre poétique, et aussi des romans de chevalerie – en prose (Le Roman de la rose[4] a été écrit par deux auteurs successifs de 1230 à 1280). Ces textes prennent place dans l’univers mental des lettrés à côté des lectures monastiques, spirituelles ; et selon F. Bouchet, c’est à ce moment que se diversifient les lecteurs et les pratiques de lecture : oculaire et silencieuse, à voix haute – pour soi ou pour autrui. Pour autrui : c’est là une variante qui se diffuse en effet dans les milieux aristocratiques, les cours princières, dans cette lecture de loisir  - donc plusieurs siècles avant que cette pratique ne caractérise les milieux populaires (voir F. Bouchet, idem, et sa conclusion : « L’invention du lecteur »).

     

    Remarque 3. Que sait-on de l’histoire des manuels scolaires pour collégiens ? Le grand spécialiste de cette histoire a été Alain Choppin. Celui-ci, avec d’autres chercheurs de l’ex INRP a contribué à établir de vastes inventaires bibliographiques, consignés dans la banque de donnée Emmanuelle (ce sont des milliers de référence à chaque fois, dans chaque matière) ; et il a présenté depuis les années 1980 dans plusieurs articles (cf. Histoire de l’éducation, n° 9, 1980) les problèmes de base que pose une telle reconstitution. Je renvoie notamment, comme manière de bilan  après trente années de travail, à : « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », Histoire de l’éducation, n° 117, 2008. En 1995, un ouvrage dirigé par le même A. Choppin a recensé l’ensemble des travaux alors disponibles sur les manuels : Les manuels scolaires en France de 1789 à nos jours. Bilan des études et recherches, INRP, 1995 (plusieurs centaines de références). A ma connaissance, cet exercice, déjà vieux de vingt ans, n’a pas été refait depuis, d’autant que le Service d’Histoire de l’éducation, de l’INRP, où travaillaient les chercheurs spécialisés dans ces domaines, a été quasiment emporté par la suppression de cet Institut et son remplacement par l’Institut Français de l’éducation, Ifé, associé à l’ENS de Lyon. S’il faut se reporter à d’autres inventaires, par disciplines, on a par exemple, je le donne à titre indicatif, le répertoire d’André Chervel, Les grammaires françaises, 1800-1914, INRP, 2000… (Sur le même sujet,  mais pour les grammaires latines sous l’Ancien Régime : Bernard Colombat, « Les manuels de grammaire latine des origines à la Révolution », Histoire de l’éducation, n° 74, 1997 ; et Carole Gascard, « Les commentateurs de Despautère : présentation d’une bibliographie de manuels de grammaire latine au XVIIe siècle », Histoire de l’éducation, idem - le numéro sur les humanités classiques). 

    D. Julia, dans l’article « Livres de classe et usages pédagogiques » (dans le t. II de l’Histoire de l’édition française, op. cit, la série dirigée par R. Chartier et H-J Martin, dont j’ai déjà utilisé le T. III dans les séances 1 à 3 sur les lectures à l’école primaire), D. Julia, donc n’estime  pas possible de mesurer précisément l’importance des livres de classe au regard de la production éditoriale. Mais il note que, très tôt, certains éditeurs se tournent vers cette spécialité, à destination des collèges. D’après une enquête de 1700, 1/5ème des éditeurs disent s’y consacrer. D. Julia cite d’autres chiffres qui donnent une idée de la production éditoriale de manuels au XVIIIe siècle. Parmi les best-sellers de ce genre, il y a bien sûr les grammaires (le fait qu’il s’agit de best-sellers est ce qui les rend aujourd’hui accessibles à l’historiographie – et c’est pourquoi j’y ai fait allusion). Il y a une vraie uniformisation des manuels, vers la fin du XVIIIe siècle du fait quel l’activité d’édition a été concentrée chez quelques éditeurs. 

    Cela étant, la plupart des travaux sur l’histoire des manuels ne dit pas grand-chose de l’usage effectif, donc ne permet pas beaucoup d’accéder aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage correspondantes, les exercices. Quand ils s’approchent des pratiques, c’est plutôt pour saisir les variations ou les changements des contenus enseignés (ce qui certes ne manque pas d’intérêt). Il est vrai qu’on trouve parfois davantage d’informations dans des études plus limitées dans leur objet et dans la période traitée. Dans la séance 3 de cette année, en traitant de la lecture des manuels dans l’enseignement primaire, pour les 150 dernières années, j’ai cité Yves Gaulupeau « L’histoire en images à l’école primaire. Un exemple : la Révolution française dans les manuels élémentaires, 1870-1970 », Histoire de l’éducation, n° 30, 1986, qui a examiné 200 manuels. C’est un bon exemple. On peut en trouver d’autres, bien sûr. Concernant l’Ancien régime, on peut constater que l’étude de D. Julia que je citais à l’instant observe non pas directement les pratiques mais l’une de leurs conditions premières, à savoir la forme même des manuels. Sur ce plan du reste, l’évolution des choix éditoriaux montre les transformations de la conception des livres en général, dont j’ai parlé plus haut. C’est notamment le cas du manuel de grammaire latine, très prisé du XVIe au XVIIIe siècle, et surtout au XVIIe, le Despautère (publié au début du XVIe siècle par un Flamand nommé Van Pauteren). Au XVIIIe siècle, en effet, un régent rouennais, Jean Béhourt, réédite l’ouvrage, et on voit bien la logique des modifications qu’il y apporte alors. Ce sont des caractères romains pour les règles énoncées en latin, mais des italiques pour les traductions françaises de ces règles ; ce sont aussi des sous-titres en lettres capitales ; donc un ensemble d’innovations apportées par les progrès de l’édition en général, progrès dont j’ai décrit plus haut les grandes lignes.  

    Ne croyons pas cependant  qu’on ne met que des manuels entre les mains des élèves. Ceux-ci travaillent aussi avec des textes imprimés sur des feuilles volantes, ce que D. Julia appelle les « feuilles classiques », sur lesquelles ces élèves peuvent écrire, prendre en note des commentaires ou des consignes  (voir l’article de D. Julia, « Livres de classe et usages pédagogiques », loc. cit., p. 483 ; voir aussi sur ce sujet – peu connu et très rarement étudié - une étude de M-M Compère et al. dans Histoire de l’éducation, n° 124, 2009, « Eléments pour l’histoire d’un genre éditorial. La feuille classique aux XVIe et XVIIe siècles », que j’utiliserai plus tard).

    3) Les jésuites et leurs collèges

     Si mon enquête s’oriente avant tout vers les collèges jésuites, c’est que ceux-ci ont eu une très grande importance, et furent au centre de l’enseignement classique sous l’Ancien Régime, et un peu au-delà, du moins parce qu’ils avaient fixé un modèle éducatif durable (même s’il évolua) et très prisé des populations visées. Mais ceci ne doit pas laisser penser que les collèges jésuites furent les seuls collèges qui aient compté dans la France d’Ancien Régime. Comme je l’ai dit dans le cours de 2013, les jésuites coexistent avec d’autres sociétés religieuses qui ont elles aussi des activités d’enseignement. Les oratoriens mériteraient une étude spéciale. Ils ont eux aussi joué un rôle important. Si donc les collèges jésuites se sont répandus entre le XVIe et le XVIIIe siècle, non seulement en France mais en Europe (et dans d’autres régions du monde), ils n’ont pourtant pas eu le monopole de la formation de la jeunesse des classes supérieures, loin de là. On estime qu’au milieu du XVIIIe siècle, avant d’être frappés par la mesure d’exclusion édictée par Louis XV, ils détiennent un tiers des établissements de ce genre, soit une bonne centaine (105 exactement), sur 300 à 350 collèges existant en France (et au moins 300 autres dans le reste du monde). 

    Les jésuites sont un ordre religieux ou plutôt une compagnie (la Compagnie de Jésus) formée dans le contexte du conflit, si important dans l’histoire européenne, entre catholiques et protestants (les « huguenots »). C’est le contexte de la Contre Réforme catholique et… des guerres de religion. Massacre de la Saint-Barthélemy : 1572. La Contre Réforme a eu pour moment essentiel le concile tenu à Trente, en Italie, de 1545 à 1563. Ce concile, en 26 sessions, a élaboré des principes d’action et a formalisé l’ensemble des réactions et des réponses catholiques au schisme protestant et à Martin Luther. Il a notamment encouragé un mouvement de scolarisation (dans sa 24ème session) et, pour les mêmes raisons - lutter sur le terrain du prosélytisme et combattre les protestants avec leurs propres armes, il a produit un catéchisme officiellement adopté en 1566. Un premier  texte catholique sur ce modèle, avec la méthode des demandes et des réponses, avait été publié en 1554 par le Père jésuite Pierre Canisius. Au XVIIe siècle, le genre, qui adoptera parfois la langue française, se répandra et s’imposera dans toutes les paroisses lorsque la plupart des évêques en rédigeront un à l’usage des enfants de leur diocèse. 

    Je signale en passant qu’à l’heure actuelle, les historiens spécialistes ne disent pas « Réforme » et « Contre Réforme », mais… les Réformes… Pour prendre connaissance précisément de ces importantes questions, on peut consulter, parmi les travaux contemporains les plus marquants, la série de l’Histoire religieuse de la France, dirigée par Jacques Le Goff et René Rémond, dont le tome 2 (sur 4), porte sur les siècles XIV à XVIII et s’intitule « Du christianisme flamboyant à l’aube des Lumières » ; ce volume est dirigé par François Lebrun (Seuil, 1988) :  indépassable.

    Le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, issu d’une famille de haute noblesse espagnole, aspirait, nous disent ses biographes, à fonder un nouvel ordre religieux. Il eut d’abord une carrière militaire, une vie aventureuse et voyageuse, puis il se consacra à l’étude, d’abord en Espagne, puis à Paris où il suivit les écoles de l’Université à partir de 1528, à 37 ans. On lui décerna le grade de Maître es Arts en 1534. Lui et tous ses disciples se voulurent toujours des hommes de haute culture littéraire et scientifique. En fait, la fondation de la Compagnie précède un peu le concile de Trente, puisqu’elle remonte à 1540 et à un projet formé dès 1534 par un petit groupe comportant des espagnols, des portugais puis des Français, dans le but d’évangéliser les populations, c’est-à-dire d’incliner les gens à œuvrer en vue du salut de leur âme. Ignace, ordonné prêtre en 1537, sera le premier Général de la Compagnie, laquelle se verra par ailleurs officialisée c’est-à-dire autorisée par le pape en 1543 - d’autant que, parmi les vœux que devaient prononcer les membres de cette Compagnie d’après sa Constitution (les règles, très nombreuses et complexes, qui structurent l’Ordre comme ordre religieux ; elles sont exposées dans dix livres et le quatrième est entièrement consacré à l’enseignement), l’obéissance absolue au pape est mise en quatrième position (les trois premiers vœux sont ceux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance – à l’ordre et ses supérieurs). Le quatrième n’est pas anodin en période de réaction anti-protestante, alors que l’Eglise aspire à une sorte de « refondation » de l’autorité du souverain pontife, mise à mal par la doctrine du « libre examen » prônée par Luther - et Calvin à la suite. La soumission à l’autorité du pape, située au dessus de toute autre autorité, donc au-dessus de l’autorité du roi et de celle de l’Eglise nationale, contrôlée par le pouvoir royal dans la perspective qui se dit « gallicane », vaudra aux jésuites, tout au long des siècles modernes, beaucoup de suspicions et… d’ennuis.

    « Ad majorem Dei gloriam », « Pour la plus grande gloire de Dieu », est la devise de la Compagnie. La première idée d’Ignace était d’envoyer des missionnaires en terre sainte, pour convertir les musulmans (les « infidèles ») ; mais les circonstances (la guerre) ne permettaient pas d’effectuer le voyage à ce moment. Les jésuites toutefois, restant fidèles à l’idéal de leur société, se firent toujours missionnaires fondamentalement. Du XVIe au XVIIIe siècle, d’après leur volonté d’évangélisation, ils se répandirent en Inde, au Japon, en Amérique du Sud, en Afrique, en Chine. En Chine, le jésuite Matteo Ricci établit une cartographie de cette région du monde,  il introduisit la géométrie sphérique, il construisit la cathédrale de Pékin, dédiée à l’Immaculée Conception (et à sa mort, en 1610, l’Empereur lui fit l’hommage d’une sépulture au centre de Pékin). C’est un jésuite d’Avignon, Alexandre de Rhodes, qui, au XVIIe siècle, transcrivit la langue vietnamienne en caractères latins, ce qui de fait prépara l’adoption par ce pays de l’écriture alphabétique (contrairement à la Chine ou au Japon, qui écrivaient et écrivent des idéogrammes)… La pratique des missions visait aussi, bien sûr, les villes et les provinces françaises. Les « terres de missions », désignées comme telles au XVIIe siècle, ce furent, on s’en doute, les régions conquises par les « hérétiques » protestants, donc celles que se faisaient fort d’investir les jésuites ou d’autres ordres religieux (comme les capucins). Ceux-ci, au demeurant, ne se contentaient pas de prédications : ils s’efforçaient aussi d’organiser des manifestations propres à frapper l’imagination des ouailles (processions, illuminations des églises, etc.). 

    En 1575, date à laquelle Henri III (un des fils de Henri II et de Catherine de Médicis), monte sur le trône, les jésuites possèdent déjà 14 collèges en France, et la Compagnie compte 316 membres (je cite les chiffres donnés par Jean-Claude Dhôtel dans Les jésuites en France. Chemins actuels d’une tradition sans rivage, Desclée de Brouwer / Bellarmin, 1991, p. 23). Le premier de ces collèges a été fondé en Sicile, à Messine, en 1547. Le premier collège français à été fondé à Billom, en Auvergne, en 1556 (ou 1558 selon certaines sources ; et la construction a commencé en 1559), grâce à l’action de l’évêque de Clermont, Guillaume Duprat (ou du Prat), qui aura d’autres initiatives de ce genre, à Paris surtout. Sur la fondation et l’histoire de ce collège (comme sur tous les autres), on dispose des données exposées dans le t. 1 du répertoire de M-M. Compère et D. Julia, dont j’ai donné l’indication dans la précédente séance, Les Collèges français (XVIe-XVIIIe siècle), op. cit. (p. 133-138). Les auteurs font figurer dans leur notice les chiffres des effectifs pour certaines années, selon que les sources permettaient de les établir. On voit ainsi qu’entre 1556 et 1863, l’établissement accueille 800 élèves, dont 200 « petits enfants ». 

    Parmi les ouvrages érudits qui donnent toutes sortes d’informations sur l’histoire des jésuites et de leurs collèges, les fondations, la vie des élèves et des professeurs, les études, etc., j’accorde la priorité, pour son immense richesse (c’est peu de le dire !), aux cinq volumes publiés de 1910 à 1925 par le Père Henri Fouqueray Histoire de la Compagnie des Jésuites en France, des origines à la suppression (1528-1768). Dans le t. I, sur « Les origines et les premières luttes », p. 182, cet auteur regrette l’absence d’archives concernant le collège de Billom. On sait juste que les leçons des classes de grammaire, d’humanités et de rhétorique duraient trois heures le matin et trois heures le soir (après-midi), ce qui ne sera pas la norme admise par la suite, quand le grand texte réglementaire de la Compagnie, achevé en 1599, le Ratio studiorum, codifiera l’ensemble des activités scolaires. Sur le collège de Messine, qui a très probablement servi de modèle à celui de Billom, et aux autres collèges à la suite, on a davantage d’informations, puisqu’un règlement a été conservé, qui indique la durée des classes (deux ou trois heures selon les classes), les textes lus et expliqués – en latin (mais on enseigne aussi le grec et l’hébreu), les répétitions des leçons, les exercices écrits (compositions en vers notamment), les exercices oraux comme les disputes, toutes choses qui relèvent du mode adopté dans les écoles de l’Université de Paris (H. Fouqueray, idem, p. 183-184). Cela exigera de plus amples analyses.

    A part les missions, avant même les missions, et a fortiori avant les collèges pour les enfants non promis à la prêtrise, la visée de base de la Compagnie de Jésus est de former des prêtres, c’est-à-dire des hommes d’Eglise munis d’une solide doctrine qui ne laisse aucune prise aux pensées hérétiques, des hommes qui peuvent à ce titre assumer les fonctions qu’on attend d’eux. D’abord les missions, dont je viens de dire un mot. Ensuite, liée aux premières, la fonction de prédication : monter en chaire dans les églises et s’adresser aux fidèles, tenir des discours, prononcer des sermons, etc. Enfin, la fonction de confesseur et la direction de conscience (on se souvient du fameux Père La Chaise, qui a donné son nom au cimetière parisien : il fut le confesseur de Louis XIV – de même qu’Henri IV eut pour confesseur un autre jésuite, le Père Coton). Les jésuites sont donc des clercs réguliers, quoiqu’ils portent l’habit des prêtres séculiers (je m’appuie ici sur le livre d’Aristide Douarche, L’Université de Paris et les jésuites (XVIe et XVIIe siècles), Paris, 1888, dont le chapitre III retrace l’histoire primitive de la Compagnie ; il existe beaucoup de récits synthétiques sur ce sujet, j’en ai déjà cités, mais celui-là est parmi les excellents).

    Pour parvenir à ces fins, le premier souci d’Ignace est la formation des disciples, pour lesquels il fonde des maisons d’études, à Rome et à Paris. Dans l’Histoire de la France religieuse, op. cit., dans le t. 2, p. 309, un article de Marc Vénard,  sur la « grande cassure » des années 1520 à 1598, évoque le noviciat de Toulouse et son recrutement de 1571 à 1586. On découvre alors que le nombre de novices (qui deviendront ensuite les « scolastiques ») est très réduit pendant ces quinze années : 53 seulement. 

    Un autre travail d’érudition permet d’approcher le processus de formation de ces novices des XVe et XVIe siècles, futurs pères jésuites. C’est le livre d’André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France sous l’Ancien Régime (XVI, XVII, XVIIIe siècles), Paris, 1913, p. 22 et suiv… Les jeunes disciples étaient admis comme élèves à 14 ans, et on leur promettait un noviciat de deux ans, bien que le concile de Trente ait fixé à un an seulement la durée du noviciat pour les ordres religieux : les jésuites voulaient sans doute faire plus et mieux. Arrivés à la maison du noviciat, les jeunes étaient invités à faire retraite, donc à prier et méditer, pendant deux semaines ; puis ils subissaient l’ « Examen général » destiné à savoir s’ils avaient  bien le fort désir d’œuvrer pour la gloire de Dieu et  le salut des âmes. Une fois cette procédure achevée et l’élève accepté, on lui exposait la nature des épreuves qu’il devrait affronter, c’est-à-dire le long et patient processus de réforme de soi, ce combat contre les penchants de la nature, contre l’orgueil, d’où la nécessité du rejet des honneurs, et bien sûr, avant tout, la permanence de la prière, l’importance de l’étude, des oraisons, des lectures comme celle de la Vie des Saints, etc… Bref tout ce qui pouvait remplir une vie religieuse authentique. Je n’ai pas encore eu l’occasion de rappeler qu’Ignace a composé un ouvrage d’Exercices spirituels, qui est sa principale œuvre, achevée à la fin de ses études à Paris (et approuvée par le pape en 1548), qui préconise et organise pour s’élever vers Dieu un chemin ainsi défini : « toute manière d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement et mentalement (…) pour écarter de soi toutes les affections désordonnées (…) pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme » (Exercices spirituels, première annotation – on peut trouver sur Internet toutes sortes d’adaptations actuelles de ces exercices). On comprend donc que la pratique de l’examen de soi, l’examen de conscience, ait été prescrite aux novices comme une activité quotidienne, effectuée sous la houlette d’un directeur de conscience, indispensable intermédiaire (on dirait aujourd’hui : médiation) de l’aveu des fautes, de la verbalisation des penchants mauvais et de toute « affection » douteuse à corriger résolument, sans fléchir, et sans retard. Par ailleurs, pèlerinages, mais aussi visites d’hôpitaux et autres activités charitables sont également requis pour que le futur père connaisse la souffrance d’autrui et y compatisse. Dans la même perspective, pendant les récréations, les élèves, qui sont entraînés à des travaux manuels (on leur fait par exemple confectionner des « disciplines » – ces chemises faites d’une étoffe rude et piquante qu’on doit porter à même la peau pour se mortifier – on se souvient du vers de Tartuffe, acte III : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline »…), ces élèves, donc, en même temps que leurs mains sont occupées, devisent avec leurs maîtres sur divers sujets de morale pratique : l’un cite une vertu et on se demande comment l’acquérir ; un autre cite à l’inverse un défaut et on cherche les meilleurs moyens de le combattre, etc.

    On a entrevu plus haut l’importance des fonctions de prédication donc de la parole publique telles qu’envisagées par Ignace et les jésuites  (et d’autres ordres religieux). Très tôt dans leur apprentissage, les novices sont donc entraînés à exposer le catéchisme aux enfants, de même qu’ils peuvent, tous les vendredis, pendant une heure, prononcer des « instructions » dans les églises, sous la surveillance et les corrections d’un maître. A. Schimberg, que je suis toujours, indique p. 24, note 3, quelque chose qui intéresse mon enquête, la présence dans les noviciats, non seulement d’exercices oratoires, mais aussi d’exercices de mémoire. Tous les jours, les novices doivent consacrer un quart d’heure à apprendre par cœur la valeur de dix vers hexamètres (16 syllabes soit deux vers de 8 syllabes, par exemple), prélevés dans des textes de la plus haute valeur, les saintes Ecritures au premier chef. Chaque jour également, pendant trois quarts d’heures, ils doivent copier un livre en français (les prédications utilisent le français, bien sûr, et même, parfois, si nécessaire, les langues vernaculaires, les langues régionales comme on dirait aujourd’hui). 

    Au terme des deux années, le novice devient un « scolastique approuvé » et il est envoyé dans un grand collège pour étudier les matières prévues, littérature, sciences, philosophie – la théologie viendra seulement après, puisqu’elle relève de la faculté supérieure.. Dans les écoles, ces élèves d’élite sont comme tels distingués des écoliers ordinaires. Ils s’assoient sur des bancs réservés.

    Je passe sur les autres procédures et les nombreux examens au terme desquels les disciples deviennent eux-mêmes professeurs (en passant parfois par des tâches subalternes). Voir A. Schimberg, idem, p. 27-28, sur ce point[5] 

    (à suivre)

     

     

     

     

     

     

     



     

    [1]Un exemple : le recueil de discours en français  - discours au sens d’un acte oratoire, resitué ou raconté – pour les élèves de rhétorique, avant et après la Révolution, d’après Françoise Douay-Soublin, « Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique », Histoire de l’éducation, 1997, n° 74 – un numéro sur les humanités classiques. 

    [2]Sur ce problème, voir le travail Marie-Madeleine Compère et Dolorès Pralon-Julia,  Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime. Eude de six séries d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-grand vers 1720, Paris, INRP-Publications de la Sorbonne, 1992, p. 61 et suiv. 

    [3]Le papier est une invention chinoise du début de notre ère, ensuite reprise et développée par les arabes.

    [4]Le nom « roman » est  d’abord tiré de celui de la langue romane, avant de s’appliquer au genre littéraire, lequel se présente donc logiquement en langue vernaculaire. On considère que le premier roman en français (ancien) est le Lancelot ou le chevalier de la charrette  de Chrétien de Troyes (XIIe siècle). Ne pas confondre avec les chansons de geste, plus anciennes. On trouvera à ce sujet toutes informations utiles sur Internet.

    [5]Sans mauvais esprit, et sans ironie douteuse, je signale toutefois l’admiration portée par Hitler à la Compagnie, pour son organisation permettant une emprise spirituelle totale sur les individus, en quelque sorte dépossédés d’eux-mêmes au profit de leur groupe. Le fait est connu, qui ne m’incline évidemment pas à un odieux amalgame.

     
     

     


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