• Séance 13

     

    Chapitre II

    ORGANISATION DE LA VIE ET DU TRAVAIL

    DANS LES ANCIENS COLLEGES

    (suite)

     

     

    C’est l’automne… les feuilles tombent (eh oui, je ne renonce à aucun cliché !) Je suis donc exact au rendez-vous pour reprendre mon exposé et compléter le chapitre interrompu en juillet.

    Mon projet suppose que, dans un premier temps, avant d’en venir aux pratiques d’enseignement en vigueur dans les collèges d’Ancien Régime, je présente de manière synthétique quelques connaissances sur l’histoire de ces institutions, ce qui est absolument indispensable si l’on veut (et il faut) bien contextualiser les pratiques en question. (Conseil de prof : contextualiser, c’est aussi permettre que chacun se fasse une idée la plus concrète possible des situations, des processus et des actes dont on parle, même en fabriquant ses propres images mentales… pourvu qu’elles reposent sur des données réelles, qu’on va donc mémoriser par ce biais.) En l’occurrence, il me faut traiter maintenant des élèves et, par conséquent, de la vie que leur offrent – ou qu’ils mènent - dans ces sortes établissements, disons entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

     

     

    III LES ELEVES

     

    I) Les différentes catégories de collégiens.

    A nouveau, j’avertis que les catégories et les dénominations en circulation et relevées par les chroniqueurs et les historiens peuvent être liées à des contextes précis et changeants, donc ne sont pas forcément universelles, pas en usage partout dans les villes concernées, en France et en Europe, ni de tout temps au cours des siècles. J’ai souvent évoqué cette difficulté, parce qu’elle est récurrente dans l’entreprise qui est la mienne, qui propose une vue synthétique des époques et des villes – ou des régions.

     

    1) Les élèves en général, dans les collèges relevant d’une Université, et spécialement de la Faculté des arts à Paris.

    D’abord un autre rappel (crucial) : sous l’Ancien Régime, c’est dans les collèges « de plein exercice » que l’on trouve le cycle complet des études - qui ne s’appellent pas encore « secondaires ». Ce cycle est-il suivi par tous les écoliers ? Ce n’est pas sûr, nous le verrons plus loin. Quoi qu’il en soit, les collèges de plein exercice sont la véritable substance culturelle et institutionnelle de la Faculté des arts de Paris. « Plein exercice » signifie, disais-je, tout le cycle des études, c’est-à-dire le programme qui commence par la grammaire et qui va jusqu’à la philosophie, en passant par les humanités et la rhétorique - la théologie  restant l’affaire des réguliers, notamment les Dominicains, et, à Paris, de deux collèges séculiers, ceux de Sorbonne et de Navarre. A côté de ces établissements, il y a par conséquent des collèges sans exercice ou bien dont le cycle est limité à deux ou trois classes (petites ou grandes), qui sont des sortes de pensions pour les élèves, qui font parfois travailler ces derniers en dehors des classes sous la conduite de répétiteurs, et  surtout qui les envoient dans les collèges de plein exercice pour y assister à tout ou partie des enseignements.

    Autre distinction : soit les collèges sont fondés, donc bénéficient d’un revenu, et à côté de leurs boursiers (qui touchent un pécule en argent et en nature) ils peuvent éventuellement admettre des pensionnaires ; soit les collèges ne sont pas fondés et, n’ayant pas les revenus des précédents, s’ils accueillent des pensionnaires, ceux-ci devront payer. A ces sortes d’établissements, il faut aussi ajouter des maisons, des « pédagogies », et même, en tout cas au Moyen Age, des « hôtels » (hospicium), tenus par des aubergistes et dans lesquels des étudiants se regroupent par nationalité (sur ces possibilités de logement – dont je n’ai pas parlé - depuis le Moyen Age, voir Léo Moulin, La vie des étudiants au Moye Age, Paris, Albin Michel, 1991, p. 27-28 ; ainsi que Simonne Guenée, Les Universités françaises des origines à la Révolution, Paris, Picard, 1982, p. 19-20).

    Je me demandais : le cycle complet des études est-il toujours suivi par les élèves ? On peut en douter. Cette précision s’impose ici, que je saisis en suivant les analyses statistiques des historiens contemporains (ce qui fait la différence avec les historiens plus anciens, qui sont précieux par la richesse des données qu’ils fournissent mais de manière nettement empirique, car ce sont surtout des chroniqueurs et parfois (souvent ?)… des apologistes). Donc je me tourne vers l’ouvrage de Willem Frijhof et Dominique Julia sur les quatre collège d’Auch (collège jésuite), Avallon (doctrinaires), Condom (oratoriens) et Gisors (prêtres séculiers), Ecole et société dans la France d’Ancien régime, Cahier des Annales, n° 35, 1975, p. 67 et suiv. (impressionnante étude à la fois historique et sociologique, avec des résultats chiffrés  abondants : un modèle du genre) ; et vers l’article de D. Julia, « L’enfance au début de l’époque moderne » (in Egle Becchi et D. Julia, Histoire de l’enfance en occident, de l’antiquité au XVIe siècle, t. 1, Seuil, 1998 pour la version française, p. 327 et suiv.). Que nous apprennent-ils d’intéressant, et même d’étonnant ? Que si, en moyenne, les élèves suivent l’essentiel du cycle, certains, pourtant, arrêtent après une année seulement (10,9% de ceux de Gisors, 14,1% de ceux d’Avallon…) ; et que la moitié des élèves non issus de la ville du collège (élèves « forains » disent les auteurs) quittent au bout de deux ans. Par ailleurs, montre D. Julia, à la fin du XVIe siècle, à Auch, la durée moyenne du séjour en 6ème est de quatre ans, et de deux ans en 5ème,  ce qui révèle que ces classes dispensent un enseignement de base du latin, lecture et écriture, une sorte d’enseignement préparatoire  - ce qui est en fait la finalité de la 6ème, classe ajoutée au cursus type des jésuites, tel que prévu à l’origine. De plus, il n’est pas rare qu’un élève quitte le collège puis revienne après une ou deux années, réintégrant alors, soit sa classe, soit même une classe inférieure. Cette irrégularité de la fréquentation explique les très grandes disparités d’âges des élèves dans les classes : à Auch toujours, à la même époque, en 6ème, ils ont de 4 à 19 ans, et en 5ème de 7 à 25 ans ! Vous voyez donc un paysage scolaire bien étrange.

     

    Revenons à des faits bruts. Les établissements dans leur ensemble sont fréquentés dès le XVIe siècle par quatre types d’étudiants (qui ont de 12 à 25-30 ans environ) :

    a) Les boursiers sont la catégorie la plus ancienne, celle des élèves pauvres pour lesquels les collèges sont conçus à l’origine, au Moyen Age, avant même qu’il y soit donné un enseignement. Les boursiers, qu’on rencontre surtout, cela va sans dire, dans les villes d’Université, sont cependant toujours en nombre restreint, car il dépend du niveau des ressources octroyées soit par le fondateur du collège soit par un autre donateur  (qui institue des boursiers pour telle ou telle raison), ressources qui peuvent perdre de la valeur en fonction des aléas économiques. Si le collège n’est pas fondé ou soutenu par des donateurs puissants, et il y en a beaucoup de ce genre, on l’a vu, il a besoin d’autre revenus, par exemple ceux que l’on obtient lorsqu’on fait payer la pension ou l’enseignement à certains élèves (chez les jésuites, l’enseignement est gratuit).

    Les boursiers peuvent être choisis à un âge encore tendre, pour commencer le cycle de la scolarité c’est-à-dire le premier niveau de la Faculté des arts. Tels sont les « petits boursiers ». Mais parfois, ils sont plus âgés : déjà prêtres, ils poursuivent des études de théologie. Ce sont des « grands boursiers ». On en voit de cette dernière espèce à Poitiers au XVIe siècle (voir J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, 16O4-1762, op. cit., Introduction, p. LVII). La rente qui est faite aux uns et aux autres est évidemment très variable, puisqu’elle dépend de ce qu’a souhaité et prévu le fondateur, chichement ou largement. Elle peut être très modique ou au contraire assez généreuse. A Poitiers, au collège du Puygarreau, avant que s’installent les jésuites dans la ville, début XVIIe siècle, c’est 100 livres par an, en argent mais aussi blé et vin. C’est assez limité. Ailleurs, les mieux dotés touchent jusqu’à 200 livres (sachant qu’une livre vaut 20 sous ou 240 deniers, et qu’un salaire ouvrier est dans ces années-là aux alentour de 5 à 10 sous par jour  - je ne peux être plus précis car cela dépend des secteurs, des métiers, des saisons, etc.). Les petits boursiers perçoivent en général moitié moins que les grands boursiers. Ces derniers sont d’ailleurs associés à l’administration, admis au Conseil du collège avec le Principal et d’autres personnes d’autorité, donc ont droit de vote dans les délibérations. Voir sur ce point, Henri Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres et l’Université de son temps, Paris, 1902, p. 142-143. (Je signale au passage le grand intérêt de ce livre, le seul livre d’ampleur sur le recteur Rollin, personnage important de l’histoire scolaire mais souvent cité sans qu’on sache bien en quoi a consisté sa réforme de l’Université parisienne au début du XVIIIe siècle).

    Pour qu’on ne se fasse pas trop d’illusions sur ce qui serait le sérieux et ce qu’on estimerait être un engagement impeccable des élèves dans la scolarité, je précise qu’il y a de nombreux témoignages inverses, très négatifs, toutes sortes de plaintes relatives à l’inconduite voire aux méfaits commis par les élèves des collèges, les boursiers comme les autres. E. Gaullieur rapporte qu’à Bordeaux, aussi bien les élèves des jésuites que ceux du collège de Guyenne exigeaient des boursiers nouveaux venus dans leur établissement qu’il payent leur entrée en prenant sur leur bourse un ou deux écus. C’était un bizutage, dirions-nous. Le versement était fait auprès du prieur de la nation à laquelle l’élève appartenait, et l’argent ainsi collecté - si l’on peut dire, servait à … « de honteuses débauches » nous dit Gaullieur. Cet auteur est d’ailleurs un peu plus clair en relatant un événement survenu en avril 1610 lorsqu’une véritable bande d’écoliers, furieux, avec à leur tête le prieur de la nation de Gascogne, se rendirent dans une paroisse de la rive droite de la Garonne où ils se livrèrent à divers désordres, puis enlevèrent une jeune fille « qu’ils contraignirent à prendre part à leur orgie nocturne ». Pas besoin de vous faire un dessin (E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 397). L’Université de Paris, tenant compte du fait que la conduite de ces élèves était souvent scandaleuse (comme celle des autres élèves scolarisés, je le répète),  décida que les bourses pouvaient être supprimées (ce qui a priori n’était pas prévu, les bourses étant une propriété définitive des boursiers), et cela, même si l’élève maintenait sa volonté de devenir prêtre – car bien sûr le fait de soutenir financièrement la vie et les études d’un jeune garçon pendant des années devait se traduire par une carrière ecclésiastique… Je traiterai dans la prochaine séance des questions de discipline et je décrirai les principales punitions imaginées et pratiquées par les jésuites pour endiguer les débordements et les simples fautes de leurs élèves.

    b) Ceux qui s’inscrivent dans la catégorie des pensionnaires, ce sont donc ceux qui payent. On les appelle « portionistes » ou convictores. La différence entre boursiers et pensionnaires est apparue dans la séance 7 (voir la dernière remarque). J’ai en outre suggéré plus haut que certains collèges, non dotés, vivent des émoluments versés par ces pensionnaires. C’est le cas du collège de Sainte-Barbe à Paris. Quand le principal d’un collège accepte des pensionnaires payants (ce qui survient de plus en plus à partir du XVIe siècle), il peut aussi être enclin à proportionner le prix exigé à l’attribution de certains avantages, par exemple une meilleure nourriture. Les familles peuvent souhaiter de tels aménagements. Avant la Révolution, la pension dans un collège de plein exercice se paye entre 300 et 600 livres par an, ce qui représente donc une somme rondelette. Cette distinction, pécuniaire, entre boursiers et pensionnaires, serait une autre origine, nous dit Alfred Franklin (La vie privée d’autrefois… Ecoles et collèges, op. cit., p.213), de la dénomination deux catégories que je viens de le rappeler, d’une part les grands collèges ou de plein exercice, et d’autre part les petits collèges, qui logent et nourrissent les élèves et les envoient au grand collège pour bénéficier de l’instruction, au moins pour certaines classes.

    c) Les externes, ceux qui restent libres, externes au sens strict, on les appelle les « martinets » (des oiseaux migrateurs qui ont la réputation de ne jamais se poser à terre) : soit ils sont encore dans leur famille, soit ils se logent comme ils peuvent, dans la ville ; mais ils font l’objet d’une inquiétude des autorités des collèges, qui s’efforcent donc de les stabiliser en les orientant vers des pensions précises. Car ils ont en général mauvaise réputation, puisqu’ils mènent souvent hors du collège une vie dissolue. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas, nous l’avons constaté, mais eux ont le défaut de jouir d’une plus grande liberté que leurs condisciples boursiers ou pensionnaires.

    d) Tout en haut de l’échelle sociale, il y a enfin les « caméristes », c’est-à-dire les riches qui se payent une chambre ou un appartement dans le collège, et qui sont accompagnés par un précepteur particulier (c’est la cas de Montaigne, jeune élève au collège de Guyenne, à Bordeaux), voire une domesticité.

    Au sujet des pensionnaires, quels qu’ils soient, on peut se reporter, parmi d’autres, aux descriptions d’A. Franklin (idem, Ecoles et collèges, p. 219). Je retiens de cet auteur l’inventaire des trousseaux exigés à l’entrée au collège Mazarin, que fréquentent des élèves fortunés, au XVIIIe siècle : 2 habits neufs complets, un d’été et un d’hiver, 2 redingotes, 12 chemises, 12 cols, 12 « coeffes de nuit » (des… coiffes : la nuit en hiver, il fait très froid, sans feu, dans les chambres!), 12 mouchoirs (l’hygiène et la civilité progressent), 12 serviettes, 12 paires de chaussons… Evidemment, tout cela entraîne des dépenses en plus du prix de la pension. Et il y en a d’autres encore : draps, couvertures, bois, chandelles, les livres, les cahiers, sans oublier le perruquier, etc.

    Prises ensemble, les quatre catégories que je viens de définir constituent le cadre général habituel qu’on trouve notamment à la Faculté des arts de Paris, c’est-à-dire dans les collèges de son ressort, du XVe au XVIIIe siècle. Dans tous les cas, les élèves ne sont admis qu’après une manière d’examen. Cet examen a pour but de juger du degré de savoir acquis par l’étudiant, puisque un minimum de lecture (en latin) est indispensable pour accéder à la Faculté des arts ; mais il sert également à apprécier les mœurs du candidat. Il sert aussi à situer sa nation d’origine. J’ai fait plus haut allusion à la nation en évoquant certaines possibilités de logement ; ceci me donne  l’occasion de redire que, depuis le Moyen Age, la nation est un principe fondamental de regroupement corporatif - des élèves et des maîtres, dans les Universités.

    Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter les costumes obligatoires en vigueur à l’Université de Paris de par les statuts d’Henri IV (article 65), promulgués au tout début du XVIIe siècle. Maîtres et autres adultes en charge des élèves devaient porter une robe noire « battant les talons et garnie de manches, avec pèlerine » ; ils devaient aussi se coiffer d’un bonnet carré, à l’exclusion de tout bonnet bariolé « autrement dit berret ». En outre, on leur interdisait les chaussures recourbées. Enfreindre ces interdits pouvait  les faire radier du corps des régents. Quant aux écoliers, ils devaient porter une robe noire sans pèlerine, marcher avec une ceinture, et porter un bonnet non pas carré mais rond… (je tire ces belles notations d’H. Ferté, Rollin, sa vie…, op. cit., p. 151). Les chaussures recourbées ? Mystère…Un article sur l’histoire des chaussures (sur le Web) indique que ces chaussures, qui firent fureur au XIVe siècle, pouvaient atteindre 50 cm de longueur (mesure moderne) et étaient ornées de figures grotesques (c’est-à-dire grimaçantes) : peut-être est-ce là le motif de l’interdiction. Je n’en sais pas plus ; je laisse cela dans le vague.

     

    Ceci posé, il faut aussi se souvenir du processus historique fondamental que j’ai déjà décrit (au début du chapitre I, séance 7), à savoir qu’après le Moyen Age, l’enseignement s’est déplacé des anciennes écoles de l’Université (à Paris, notamment les écoles de la rue du Fouarre, que j’ai mentionnée pour les écoles de grammaire, séance 10 ; voir aussi séance 7) vers les collèges, qui sont devenus des établissements d’enseignement au lieu d’être de simples modes charitables d’hébergement pour écoliers pauvres. Le processus est complexe, car il concerne y compris l’enseignement de la grammaire (le latin), qu’il fallait avoir acquis pour accéder à la Faculté des arts, laquelle continue un enseignement de ce type, partie du trivium comme vous le savez (avec la rhétorique et la dialectique). Autrement dit, peu à peu, cet enseignement grammatical de base se donne lui aussi dans les collèges, et non plus dans les monastères et les petites écoles de grammaire, ces dernières étant par définition des externats. Ensuite, au fil du XVe siècle, le déplacement de l’enseignement vers les collèges atteint l’enseignement des arts lui-même, si bien que les écoles traditionnelles de l’Université, comme celles, je les cite à nouveau, de la rue du Fouarre, sont désertées. Je le disais dans la séance 7 : ce fut au point que les locaux de ces écoles ne furent plus guère utilisés que pour des rituels comme ceux des examens, le baccalauréat ou autre. Au terme de ce processus certaines anciennes « maisons » de pauvres sont devenues à la Renaissance des collèges « de plein exercice » (du moins, dans le meilleur des cas). J’oublie de dire que la rue du Fouarre se trouvait à proximité de ce qui est aujourd’hui la rue des Ecoles… où l’on trouve encore quelques écoles… rien moins que la Sorbonne (dans ses bâtiments du XIXe siècle), et le Collège de France !

    En 1763, quand les jésuites sont expulsés et doivent abandonner Louis-le-Grand, il y a 10 collèges de plein exercice à côté de 28 autres collèges, et dans cette situation inédite et désastreuse pour les jésuites, les 193 boursiers des petits collèges sont réunis et tous transférés à Louis-le-Grand, que récupère l’Université. Les bâtiments vides seront ensuite loués ou vendus.

     

    Remarque. La question de l’internat et des internes

    Si je me réfère au livre de Gabriel Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites. Le ‘Modus parisiensis’ (op. cit.), je suis incité à admettre que l’évolution ne joue pas en faveur de la catégorie des externes, car les autorités, aussi bien politiques (municipales ou royales), que religieuses et universitaires, tout au long de cette période, XVI et XVIIe siècles, ne ménagent pas leurs efforts pour retenir les élèves dans des pensions, soit à l’intérieur des collèges, soit à l’extérieur, mais en lien avec les collèges et leurs chefs, donc des pensions bien surveillées. Ce qu’explique Codina Mir, c’est que, dans le déplacement et la concentration des enseignements dans les collèges, d’une part les « martinets » sont confrontés à de nombreuses limitations et interdictions, et d’autre part, peu à peu, les externes en général sont captés par l’internat… Lorsque la réforme du cardinal d’Estouville, en 1452, consacra l’autorité de l’Université sur des collèges qui en étaient primitivement séparés, c’était essentiellement en imposant à ces collèges des visiteurs, des censeurs de l’Université, qui avaient un pouvoir réel sur l’administration des collèges dont ils devaient s’occuper. L’Université a donc les moyens de se préoccuper des externes libres, qu’elle voudra fixer dans des pensions. C’est ainsi que dès 1463, la Faculté des arts de Paris prend de mesures pour contraindre les externes libres, ces « martinets », à s’installer dans les « pédagogies », pensions en dehors des collèges mais dirigées par un « pédagogue ». Et dans les années 1520, les professeurs eux-mêmes seront contraints de résider dans les collèges et les pensionnats – ce qui contribuera sans doute, comme y insistait  Philipe Ariès, à créer une nouvelle proximité, non pas égalitaire, mais hiérarchique et créatrice d’une autorité sans réciprocité, des maîtres sur les élèves.

    Au XVIe siècle (Codina Mir, idem,  p. 58), l’ensemble du paysage scolaire des collèges est basé sur ces principes. En fait, ce courant créateur des internats vient de loin. Signe d’une préoccupation éducative et religieuse insistante envers la jeunesse scolarisée (mais là aussi, il n’est pas sûr que les mœurs évoluent aussi bien et les attentes de la société adulte seront longtemps déçues…). Les petite écoles elles-mêmes ont pu s’associer à des pensionnats (les « pédagogies » toujours), et, lorsque, au milieu du XIVe siècle, les collèges avec leurs pensionnaires s’ouvrent à des externes qui payent un peu l’enseignement dispensé mais qui, dans un premier temps, ne peuvent être pris en pension, on voit que, dans un second temps ils deviennent des pensionnaires payants, lesquels, comme je le disais, sont une source de revenus très intéressante… d’autant plus lorsqu’il s’agit des riches à qui on peut louer des chambres confortables. Il semble que le courant en faveur de l’internat se soit affermi surtout au XVIIIe siècle, à partir de 1720-1730 suggère Marie-madeleine Compère (Du collège au lycée, op. cit., p. 113 et suiv.) On a l’exemple du collège de Juilly (une commune de l’actuelle Seine-et-Marne), un autre établissement fameux, tenu par les oratoriens celui-là, et que sa grande renommée rend comparable au collège Louis-le-Grand. Le pensionnat, ouvert en 1738, comptera 92 pensionnaires en 1772.

    Mais posons-nous une question. Si les élèves des collèges deviennent peu à peu pensionnaires, donc si les élèves en général sont de moins en moins les externes qu’ils étaient dans les Universités du Moyen Age, faut-il en déduire que le modèle de l’internat s’est imposé dès l’âge classique ? Réponse : ce n’est pas si évident. Philippe Ariès a donné un autre point de vue, suggérant que ce modèle est dominant seulement au XIXe siècle. Il a raison, en effet, si l’on tient compte des petits établissements, qui vont se multiplier après la Révolution, mais aussi des grands établissements quand il s’agit des jésuites. Car dans les collèges jésuites, les externes ont très longtemps composé la grande masse des élèves. Nouvelle preuve que chez les jésuites les choses ne se passent pas comme dans les collèges de l’Université (du moins tels qu’en traite quelqu’un comme Codina Mir). Si par ailleurs on suit (et il faut suivre !) F. de Dainville, à propos des collèges jésuites de Paris, Lyon, Toulouse, Douai, etc., on constatera que, s’il y a internat, cet internat est dissocié du collège lui-même, ce qui implique, comme le veut l’habitude avec les collèges sans exercice, que les élèves internes doivent se déplacer pour venir dans un collège de plein exercice où, sous la houlette d’un Principal, ils s’agrègeront aux externes afin de suivre les classes. Dainville, dans La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 348, affirme que : « Le collège des Jésuites est essentiellement conçu comme un externat. L’internat vient-il s’y joindre, il demeure une exception consentie aux circonstances »). Ainsi les choses sont claires.

    On comprend qu’au XVIIIe siècle, les jésuites, qui donc n’aimaient pas l’internat, n’en  possédaient qu’une quinzaine au total (G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, t. 1, op. cit., p. 73). Cette situation paraîtra du reste assez singulière, une faiblesse, une déficience, que les nouvelles autorités, après que les jésuites auront quitté leurs collèges, entreprendront de combler. Marie-Madeleine Compère nous apprend que, pour créer les pensionnats, on se servira des locaux que les jésuites réservaient aux réunions de leurs congrégations pieuses, où figuraient des personnalités dévotes de la ville, à côté de certains de leurs élèves (M.-M. Compère, Du collège au lycée, op. cit., p. 120).

    Mais alors, si, aux XVIIe et XVIIIe siècles, il y a peu d’internats associés aux établissements jésuites, pourquoi s’en crée-t-il malgré tout quelques-uns au fil du temps ? Sans doute d’abord (comme dans le cas de l’Université), pour des raisons de discipline. On éprouve le besoin de contrôler les activités des jeunes gens dans et hors le collège. Par ailleurs, les maîtres et les autorités scolaires pensent non pas seulement au travail intellectuel mais aussi et peut-être davantage au moeurs qu’il faut surveiller et aux dispositions religieuses, qu’il faut encourager.

     

    2) Elèves des jésuites

    Reportons-nous à nouveau à G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le- Grand (op. cit., p. 63 et suiv.). Un des intérêts de ce livre, c’est que l’auteur y a travaillé sur ce qui reste des catalogues dans lesquelles les jésuites consignaient les renseignements pris sur les élèves à leur entrée au collège. La plupart de ces recueils a disparu lorsque les jésuites ont été expulsés, en 1763, mais quelques documents ont été épargnés qui ont permis à l’auteur (comme à W. Frijhof et D. Julia avec le collège d’Auch), de saisir les données relatives à 2648 élèves sur un total de plus de 200 000 garçons ayant fréquenté l’établissement entre 1640 et 1762, longue période de plus d’un siècle. Qu’est-ce qui est ainsi livré par les informations recueillies ?

    D’abord la provenance géographique : plus de la moitié, 1579 élèves, sont des parisiens ; les autres viennent des diverses provinces (surtout Bretagne, Normandie, Provence Picardie), des colonies, et de l’étranger (168 seulement, Grand Bretagne en tête). Ensuite, sur le plan social, on constate un recrutement aristocratique, et d’autant plus lorsque les élèves sont issus de familles de la haute noblesse (y compris des princes de sang ; voir les familles concernées, idem, p. 65), avec aussi des fils des hauts magistrats du royaume ; mais tout ceux-là, contrairement ce qu’on a souvent prétendu (et reproché aux jésuites), côtoyaient des enfants issus de la bourgeoisie, des roturiers donc. Ceux-ci étaient du reste majoritaires parmi les élèves parisiens : ainsi, au XVIIe siècle, on voit dans les murs du collège un certain Poquelin, le futur Molière, et au XVIIIe Arouet, le futur Voltaire, ou encore Diderot. Ces élèves d’extraction modeste pouvaient d’ailleurs voir d’un bon œil la présence de jeunes gens issus de familles illustres, dont ils pourraient s’attirer les bonnes grâces c’est-à-dire dans lesquels ils pourraient à l’avenir trouver des protecteurs.

    Parmi les autres données, il y a l’âge d’admission, et l’on constate la présence à Louis-le-Grand (comme dans d’autres collèges) d’enfants très jeunes, de 7 ans, voire, quoique rarement, encore moins (idem, p. 68). L’examen d’admission semble cela dit plus rigoureux que dans les collèges universitaires. L’écolier, dont devait répondre un membre de sa famille ou une autre personne présentant des garanties morales, subissait en effet des épreuves aussi bien écrites qu’orales. Il présentait aussi un certificat de baptême, ce qui ne signifie pas qu’on refusait les protestants. Ensuite de cela seulement l’admission était effectuée, et se traduisait par l’affectation de l’élève à une classe précise.

    Chez les jésuites, et en particulier ici, à Louis-le-Grand (qui compte 2000 à 3000 élèves selon les époques), les catégories d’élèves sont les suivantes :

    a) Les « scolastiques ». Nous les connaissons ; ce sont (presque tous) les futurs membres de l’Ordre (cf chapitre I, séance 8, sur le formation des novices de la Compagnie). Après le noviciat, ils ont suivi des enseignements, un cycle plus ou moins étendu, et ils sont donc plus âgés, ayant en moyenne entre 25 et 30 ans ; si bien qu’on leur confie des tâches de surveillance et de répétition auprès des autres élèves. Au début du XVIIIe siècle, on en compte environ 50 dans ce prestigieux collège.

    b) Les boursiers, élèves pauvres, les « pauperes »,  sont à Louis-le-Grand de trois types : il y a d’abord ceux qui appartiennent à la catégorie d’origine, c’est-à-dire qui relèvent de la fondation du collège par Guillaume du Prat en 1560 (ce sont donc les « boursiers de Clermont », choisis d’après leur provenance, la région de la ville de Mauriac) ; il y a ensuite ceux fondés par Henri III vingt ans plus tard, les « boursiers du roi » (ils n’ont aucune condition d’origine géographique) ; il y a enfin ceux établis en 1701 par un évêque irlandais (ce sont des élèves de ce pays, donc). Les premiers sont au nombre de 6, les deuxièmes de 6 à 12, et les troisièmes sont 9. Les chiffres varient selon les revenus, bien sûr. En 1583 il y a 26 boursiers ; au milieu du XVIIe siècle, ils sont seulement une douzaine. Chaque fois, c’est un nombre très réduit, qui ne doit pas surprendre : ils coûtent -  même si, étant pauvres, on les nourrissait moins que les autres, afin que, pauvres, ils le restassent, quoique on leur réservât une part des « miettes de table » et… les bouts de chandelle ! (Dupont-Ferrier, idem, p. 72 ; ne pas oublier que les chandelles coûtent, quoique moins que les bougies, très chères, étant d’une autre composition). Ces boursiers, pauvres par définition sont parfois nobles, et ils ont entre 10 et 18 ans. Pour devenir titulaire d’une bourse, il faut d’abord être un enfant légitime, et  montrer aux maîtres des qualités morales et religieuses certaines : avant d’être admis, l’enfant est entendu en confession ! Les boursiers effectuent des tâches diverses dans le collège, par exemple ils assurent la propreté des locaux. Au cours de leurs études dans les différentes classes, ils sont suivis (contrôlés…), par des préfets (sur cette fonction cf. séance 11), spécialement affectés à ce genre d’élève.

    c) les pensionnaires (payants), les convictores, sont nettement plus nombreux. Dans la séance 11, j’ai déjà signalé qu’à Louis-le-Grand, il y a, outre le collège des Pères, le collège des pensionnaires et le collège des externes. Qu’en est-il de l’internat jésuite dans ce cas? Conformément à ce que je viens d’expliquer, les maîtres du collège Louis-le-Grand n’avaient pas une idée très positive de la pratique de l’internat. Il leur semblait suffisant de s’occuper de leurs boursiers et des nombreux externes. Toutefois, il y avait souvent des internats dans les collèges parisiens, donc les jésuites furent mis dans le cas de répondre en ce sens à certaines demandes des familles. On peut dire qu’ils firent contre mauvaise fortune bon cœur, mais en s’efforçant de gérer leur internat d’une manière qu’ils pensaient plus adaptée à leur projet éducatif, une manière plus scrupuleuse et plus bienveillante à l’égard de leurs élèves. Chez eux, les chambrées, faites pour une quinzaine ou une vingtaine d’élèves de même âge à peu près, étaient soumises à l’autorité d’un préfet spécial, un préfet des chambres (praefectus cubiculi).

    Le collège Louis-le-Grand admettait aussi ces pensionnaires fortunés à qui on louait un appartement privé dans lequel s’adjoignait au jeune garçon un précepteur et même un éventuel valet. Les pensionnaires sont environ 130 en 1575, 280 en 1588, 25 seulement en 1592 (c’est encore le collège de Clermont, on s’en souvient), à cause des guerres de religion et du siège de Paris, mais ils sont plus de 400 après 1630. Le maximum est de 550 en 1687 (Dupont-Ferrier, idem, p. 76) : l’établissement devait alors être plein… à craquer, dirai-je sans craindre de me tromper. Concernant ces élèves riches chez les jésuites, outre Louis-le-Grand, on peut prendre l’exemple du collège du Puygarreau, à Poitiers (d’après J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, op. cit., p. 328). Ce collège existait avant l’arrivée des jésuites, mais il fut ensuite  fusionné avec le collège de Sainte-Marthe. Là, ces sortes d’élèves ont bien, chacun, un logement particulier, où ils hébergent des domestiques et leur précepteur, qui les aide à apprendre les leçons et faire les devoirs, et qui est donc un répétiteur. Dans ce cas, le prix de la pension excède 1000 voire 1200 livres par an, dont 400 rien que pour ledit précepteur.

    d) Les externes. Pour reprendre l’idée d’une division de Louis-le-Grand en trois collèges de fait, disons que c’est le collège des externes qui comporte la plus importante population d’élèves : au moins ¾ et parfois 5/6ème des écoliers. Ils sont à peu près 1300 en 1583, et 2000 vers 1620. A ce moment, tout comme dans certains amphithéâtres de nos actuelles universités, il y a des élèves qui ne peuvent entrer dans les salles de cours et qui, soit restent debout dans la cour, soit renoncent et s’en vont. Cet afflux est évidemment dû au très grand succès de cet établissement prestigieux, gratuit pour ces externes, protégé par le roi, à une époque, en plus, où l’Université décline (avant la réforme de Rollin). On ne peut non plus négliger le fait que, parmi les élèves, les parisiens, nombreux comme je l’ai dit, résident très certainement au domicile familial.

    Dupont-Ferrier (idem, p. 73) indique que longtemps, le mot externi a eu une double signification, ce qui pourrait nous induire en erreur si nous l’ignorions. En effet ce terme a pu désigner les pensionnaires et les externes réunis, par opposition aux scolastiques, mais il s’est aussi rapporté aux seuls véritables externes, les élèves logeant en dehors de la pension, par opposition aux pensionnaires. Dans le premier cas, « externe » vaut pour « étranger à la Compagnie », dans le second cas il vaut pour auditores, ceux qui viennent du dehors de l’établissement, en quelque sorte.

    Où donc ces externes logeaient-ils quand il s’agissait de provinciaux débarqués à Paris et vivant désormais loin de leur famille ? S’ils étaient riches, ils se payaient un appartement dans le quartier, qu’ils intégraient avec leur précepteur et, toujours, une domesticité (comme ceux ayant eu la chance de trouver place dans les appartements privés du collège). Dans le cas contraire, ils s’orientaient vers les maisons que les pères jésuites pouvaient leur recommander et dont ils avaient pu fixer le tarif, et que, du reste, surveillaient les préfets des études. Les plus pauvres élèves s’adressaient aux principaux des petits collèges, à des maîtres de pension, ou même à des maîtres de latin pour les débutants, les « maîtres de quartier » nous dit Dupont-Ferrier (idem, p. 74), qui pouvaient les prendre auprès d’eux, quoique l’Université s’opposât à cet accueil d’élèves qui ne fréquentaient pas les collèges de l’Université (toujours la lutte anti-jésuite…). Il faut savoir également qu’au collège Louis-le-Grand, les plus pauvres bénéficiaient de la charité des plus fortunés qui, incités par les maîtres, aidaient leur condisciples à trouver de quoi se nourrir et à se pourvoir en matériel, cahiers et livres avant tout. De telles attitudes charitables de certains élèves envers les autres étaient assez courantes chez les jésuites.

    e) Les « jeunes de langues », catégorie peu nombreuse (une dizaine ou une douzaine d’élèves, pas plus) et propre aux jésuites, était celle des élèves que la Compagnie destinait à l’Orient méditerranéen, terres de missions. Ces garçons, recrutés à l’âge de huit ans, bénéficiaient d’une bourse royale, octroyée par le secrétaire d’Etat à la marine, qui suivait ensuite leurs progrès tout au long de la scolarité. Ils devaient parcourir tout le cycle des études jusqu’à la rhétorique au moins, apprendre en plus les langues turque et arabe, avant de compléter cet apprentissage linguistique à Constantinople, auprès des Capucins, qui tenaient là-bas un collège…

     

    (A suivre, dans quelques temps : un aperçu sur les pratiques disciplinaires auxquelles les collégiens sont soumis dans ces collèges de l’Ancien Régime. Je terminerai ainsi le cours de 2016, mais… dont le propos se poursuivra en 2017).

     


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