• 2017-1 Enseigner Ancien Régime

    Séance 1

     

    Histoire des pratiques d’enseignement à l’époque moderne et contemporaine

    deuxième partie :

    LES PRATIQUES DANS L ENSEIGNEMENT DE NIVEAU « SECONDAIRE »

     

    CHAPITRE III

     

    ENSEIGNER

    DANS LES COLLEGES, XVI-XVIIIe siècle

     

     

    I INTRODUCTION

     

    Avant d’aborder le sujet annoncé, les pratiques réelles d’enseignement et leur évolution depuis la Renaissance, au niveau « secondaire » (où je me situe depuis l’an passé), je voudrais  d’abord rappeler et résumer mes hypothèses de description de ces pratiques et des changements qu’elles ont connus. Pour ce faire, je ne dirai rien de nouveau, et j’utiliserai les acquis des deux cours précédents, 2015 et 2016. Je préfère parler de « changements », terme très courant et simple au demeurant, pour ne suggérer ni des ruptures volontaires donc précises (des événements), ni des mutations involontaires survenues au cours du temps. Les deux sont vraies, étant entendu que cette histoire recèle bien d’autres éléments. Il y a là une très intéressante complexité. Je vais donc redire mon point de vue sur ce qui se présente comme une direction générale, la logique qui anime les pratiques d’enseignement (effectuées par les maîtres) et d’apprentissage (par les élèves)  A la place de l’expression « logique des pratiques », j’aurais pu employer le mot « pédagogie », comme quand on parle de la « pédagogie » de telle époque, de telle institution, de telle corporation, etc. ; mais j’ai déjà dit que ce mot est porteur de confusions puisqu’on le comprend souvent comme un processus d’application d’idées générales, de doctrines ou autres (cf. la « pédagogie » de Rabelais ou de Rousseau, de Freinet ou des réformateurs officiels de la République, etc., donc une signification impropre à l’usage historique). Soyons prudents et, si c’est possible, laissons ce terme de côté.

     

    1) Sur le fond, mon hypothèse (déduite et construite à partir des faits examinés) est la suivante, très simple elle aussi. Je propose, en adoptant un point de vue comparatif à travers le temps,  que l’évolution des pratiques d’enseignement montre une différence essentielle entre les époques anciennes et celle du XXe siècle, spécialement la seconde moitié du XXe siècle. Pour reprendre la terminologie en vigueur dans la dernière partie du XIXe siècle, sous la Troisième République naissante, lorsque de nombreux acteurs du monde scolaire prennent conscience et encouragent les changements en cours (dans l’école primaire comme dans les établissements d’enseignement secondaire), je dirai qu’on bascule d’une pratique centrée sur la lecture et visant la mémoire, vers une pratique mobilisant une parole magistrale libre et visant cette autre compétence intellectuelle qu’on appelle l’intelligence (à définir…). Cette distinction de la mémoire et de l’intelligence, qui est le leitmotiv du discours pédagogique le plus courant de cette époque, recouvre la distinction entre les deux acceptions du mot « leçon » que j’ai mises en tête du cours de 2015 à propos de l’enseignement primaire (voir la séance 4 notamment) : l’ancienne leçon-lecture d’un côté et la nouvelle « leçon orale » d’un autre côté, laquelle va se normaliser avec la diffusion des réquisits de la leçon de choses (sur ce dernier point, voir le cours de 2015, séances 9 et 10).

    J’ai failli dire : « une pédagogie de la mémoire » vs une « pédagogie de l’intelligence » ; et, bien que ces expressions soient parlantes, je me suis à nouveau retenu, parce que cela pourrait induire l’idée qu’il s’agit d’idées a priori, issu de doctrines et d’auteurs et ensuite appliquées aux pratiques, qui leur seraient soumises, qui en seraient dépendantes. Ceci serait contradictoire avec la manière de voir qui est le mienne. Je dis donc seulement que cette terminologie, « mémoire » et « intelligence », a été une manière de présenter et de justifier, d’encourager aussi, les changements qui étaient entrain de se produire aussi bien dans l’ordre primaire que dans l’ordre secondaire, plus clairement sans doute dans le premier cas à cause de la fabrication d’un discours approprié devenant un genre littéraire (la « pédagogie », telle qu’enseignée dans les écoles normales primaires), lié à la nouveauté politique que revêtait l’enseignement populaire.

    Quelle est la teneur concrète ce changement ? On l’a vu pour le primaire, et on va le voir pour le secondaire. Ce que je dis, c’est que la pratique visant la mémoire, la mémorisation, la récitation donc, est avant tout une pratique de lecture (magistrale), assortie de nombreuses dictées (pas seulement, on l’aura compris, au sens de l’exercice d’orthographe du primaire), donc une pratique qui repose entièrement sur l’usage du livre, des textes canoniques évidemment, pas n’importe lesquels, ceux affectés d’une très haute valeur culturelle, intellectuelle, spirituelle et  morale. Pensez au catéchisme, qui est un bon exemple - pas tout à fait un modèle, du moins pas le seul.  Par opposition, une pratique soucieuse de l’intelligence est attachée à faire découvrir et comprendre des phénomènes plutôt que suivre des textes, et s’imprégner de ces textes. Je renvoie à nouveau à ce que j’ai exposé sur les pratiques de l’enseignement primaire et de la nouvelle la leçon orale dans le cours de 2015 (séance 12, II, 2), où je souligne le fait  qu’« apprendre ne commence plus par apprendre par cœur un texte » (je me cite). Une telle pratique entreprend donc de fournir des explications par un oral magistral sans lecture de livre, avec moins de dictées, ce qui confère une place nouvelle à l’écrit, comme on le voit avec le résumé à la fin de la leçon d’histoire, par exemple. Il s’agit en outre d’un oral du maître qui suscite la parole des enfants, donc qui prend ou peut prendre la forme d’un échange réglé, préparé, échange de questions et de réponses, comme le prévoit la procédure de la leçon de choses, telle qu’elle a été abondamment détaillée par les instructions officielles et notamment par les inspecteurs primaires. Ceci ne supprime pas l’usage des livres mais lui donne un autre rôle.

    Je viens d’attirer votre attention sur le mot « explication », qui me semble apte à saisir ce dont il est question quand on fait référence à l’intelligence de l’enfant plutôt qu’à sa mémoire. Cela ne signifie évidemment pas que les maîtres des anciennes  institutions scolaires n’expliquaient rien. On constatera avec les professeurs des collèges. Disons qu’ils expliquaient… des textes, en éclairant le vocabulaire (surtout s’il s’agissait de traduire), la syntaxe, les règles de grammaire ou de rhétorique ; ils donnaient aussi des indications, historiques ou autres, sur les personnages, les situations, etc., évoqués par les textes, et c’est tout cela qu’il faut distinguer d’une explication scientifique, laquelle porte sur des phénomènes, sur les causalités et les lois reliant les phénomènes, étant entendu par ailleurs que ce genre d’explication suppose un échange de questions et de réponses, échange lui-même introduit par une observation préalable de ces phénomènes (on a vu à ce sujet le rôle possible des images des manuels (cf. cours 2015, séance 13).

     

    Sur ce plan, avant de parler d’évolution et de changements, demandons nous : qu’est-ce qui sépare, à une même époque, et dans la même logique pédagogique, les pratiques de l’enseignement primaire et celles de l’enseignement secondaire - ce qui, sous l’Ancien Régime, fait la différence entre l’enseignement des petites écoles et celui des collèges ? La réponse est ce qui va faire l’intérêt, je l’espère, du cours de cette année. Il est à noter au préalable que, si les pratiques propres aux deux « ordres » d’enseignements obéissent à la même logique (la visée de mémoire sous l’Ancien Régime, et le recours à l’intelligence dans la période récente), elles n’en sont pas pour autant superposables, si bien que les changements ne s’y sont pas produit en même temps, ni au même rythme. Le reflux du cours dicté, par exemple, changement typique, a été très lent dans l’enseignement des lycées, il s’est maintenu longtemps alors que l’enseignement primaire avançait plus rapidement dans le sens de la leçon orale. Pourquoi cela ? Pour la raison simple que les exercices scolaires sont différents et en plus grand nombre dans les collèges (puis les lycées) parce qu’ils prennent en charge bien plus de connaissances que les rudiments transmis dans les petites écoles. On ne peut donc pas imaginer beaucoup de similitudes des pratiques de l’enseignement secondaire  avec celles de l’enseignement primaire. On ne retrouvera pas dans le second secteur ce que nous connaissons du premier. Ce serait trop facile.

     

    Remarque : aujourd’hui (1)

    J’ajoute ceci : que se passe-t-il aujourd’hui ? Pour aller vite, parce qu’il faudrait faire un exposé complet sur ce point (je l’envisage), voici le schéma d’analyse que j’imagine. En trois points.

    Premier point, la logique de l’intelligence et de l’explication a relégué le livre bien plus que ce n’était le cas sous la Troisième République. En témoignent les appareils de photocopie ; mais qu’est-ce qui, au juste, est photocopié ?... Ce serait à voir.

    Ai-je assez dit que la présence et l’usage des livres dans les classes et les relations d’enseignement sont le premier repère à prendre en considération pour reconstituer cette histoire des pratiques d’un point de vue pragmatique ?

    Deuxième point, conjointement, la parole magistrale libre du professeur est devenue l’âme des habiletés professionnelles (la « professionnalité » dit-on) des enseignants : c’est ce qu’on appelle « faire cours ». Et c’est pourquoi le cours dicté la a disparu (la question se pose pour la dictée, au sens courant, comme exercice d’orthographe !).

    Enfin, troisième point, cette parole magistrale sollicite désormais bien plus qu’avant la parole des élèves, qui doivent répondre mais aussi « s’exprimer » spontanément, hors de toute prévision du professeur, pour marquer leur compréhension et leur participation à chaque moment du cours, du processus d’explication.  Si la classe d’aujourd’hui ne ressemble pas à celle de la Troisième République c’est que la place des exercices écrits, à commencer par la copie et la recopie y est sans doute bien moindre. Voilà ce qui est frappant : il semble bien qu’il y ait de plus en plus d’oral et d’oral libre si je puis dire, et de moins en moins d’écrit. Peu de silence de ce fait, de nos jours.

    Ainsi énoncé, mon schéma d’analyse ne recoupe pas celui des ouvrages spécialisés en « pédagogie ». N’oublions pas par ailleurs que le temps d’école quotidien a fondu comme neige au soleil en même temps qu’augmentait le nombre de matières scolaires… Sachant tout cela, on peut commencer à examiner à nouveaux frais des difficultés d’apprentissage actuelles de certains élèves… (sans se faire trop d’illusions sur les qualités intellectuelles et l’engagement scolaire des élèves de l’ancien système).

     

    2) Je maintiens que ma première hypothèse n’a pas beaucoup de portée explicative tant qu’elle n’est pas elle-même fondée sur une autre, que j’estime indispensable à une compréhension globale de l’histoire des pratiques d’enseignement. Cette hypothèse affirme que l’évolution des pratiques, des formes, des modalités d’enseignement dépend fondamentalement des changements qui s’accomplissent dans le contenu de la culture transmise. Je maintiens donc, et je m’efforcerai de démontrer (ce que j’ai avancé à la fin de la séance 2 de 2015 et dans la conclusion de cette partie, en 2016 cette fois, séance 4), que c’est l’évolution culturelle, l’évolution de la culture scolaire, qui détermine et fonde principalement l’évolution des pratiques d’enseignement. Celles-ci ne sont donc pas autonomes. On peut d’ailleurs le comprendre en lisant la célèbre étude de Durkheim, L’évolution pédagogique en France, ouvrage sur lequel je m’appuie souvent parce qu’il ne sépare jamais les deux registres, celui de la culture scolaire et celui des pratiques d’enseignement, au point même qu’on a pu y voir une première contribution à l’histoire de ce qu’on appellera plus tard le curriculum, selon la terminologie adoptée par la sociologie de l’éducation britannique dans les années 1950 et  1960.

    En suivant cette hypothèse, on est conduit à prendre en considération le surgissement, très progressif, des sciences expérimentales, la physique surtout, puis des sciences naturelles, et des mathématiques, dans un contexte de culture scolaire auparavant dédié exclusivement ou presque à une culture littéraire et grammaticale sur fond des œuvres et des auteurs de l’antiquité : ce qui se nomme les humanités classiques, dont l’orientation est fixée depuis les XVe et XVIe siècles. J’ai naguère comparé ce processus à une tectonique des plaques, plaques culturelles en l’occurrence. C’est en effet un choc entre des continents de culture, suivi d’un déplacement et d’une modification des formes de ces continents eux-mêmes, le continent littéraire et le continent scientifique. Se joue dans ce processus le retrait progressif du latin, des langues anciennes et des auteurs de l’antiquité, au profit du français et des auteurs français de l’âge classique (qui va définir un nouveau classicisme, peu à peu dominant au cours du XIXe siècle).

     

    Remarque : aujourd’hui (2)

    Je peux compléter ma remarque précédente sur la situation actuelle. Car l’hypothèse que je viens d’énoncer éclaire aussi, me semble-t-il, l’évolution récente des pratiques d’enseignement (avec la défaite définitive du livre et de la mémoire, le règne de l’échange oral vivant entre les maîtres et les élèves, etc.), si on l’attribue avant tout à un nouveau changement dans l’ordre culturel, l’émergence dans la culture scolaire d’un troisième continent : le continent des sciences de l’homme et de la société. Un continent : des disciplines, mais aussi des théories, des concepts et des manières de saisir et décrire certains phénomènes (exemple : le rôle de l’enquête en sociologie, des tests en psychologie, l’importance des statistiques en économie, en démographie, etc.). L’évolution des pratiques d’enseignement, objet de tant de critiques de nos jours, serait donc liée avant tout (je répète) au passage d’un paradigme d’explication des phénomènes tiré des sciences expérimentales à un paradigme d’explication tiré des sciences de l’homme et d’autres savoirs, comme ceux de l’administration ou de la gestion. Ne perdez jamais de vue qu’il s’agit d’expliquer pour le maître et de suivre cette explication pour l’élève. Il faudrait donc analyser ces deux paradigmes d’explication. Je dirai que, dans le cas des sciences expérimentales, il s’agit d’expliquer des phénomènes obéissant à des lois, tandis que dans le cas des sciences humaines, il s’agit de d’expliquer des phénomènes relevant des normes et des réactions, collectives ou individuelles, aux normes. Pensons à l’usage conséquent de ce que je viens d’indiquer à propos des sciences humaines et sociales : enquête, tests et statistiques… le « terrain » pour l’essentiel, par différence avec ce qui se passe dans un laboratoire avec des appareils, quels qu’ils soient. Je n’ignore pas en ce point qu’une épistémologie soucieuse, référée à Max Weber, distinguerait l’explication dans l’ordre des sciences de la nature, de la compréhension dans l’ordre des sciences de l’esprit ; mais je me suis dispensé de ces concepts. Si on est gêné, on peut substituer le mot « analyse » au mot explication ; mais c’est un terme moins évident rapporté au plan didactique.

    Telle serait en tout cas la nouvelle direction à donner à une possible relève de la réflexion sur l’évolution « pédagogique » de ces cinquante dernières années. Cette évolution ne me semble donc pas saisissable par le discours positif des « pédagogues » sur l’indispensable prise en compte de l’enfant et de son développement, ou bien sur la valeur des échanges oraux et des activités de « discussion » pour apprendre, etc. ; et je ne pense pas davantage que l’évolution soit pensable par le discours opposé des anti-pédagogues, critique et négatif, sur une « pédagogie » qui serait trop dépendante de l’esprit individualiste des sociétés modernes voire des mœurs des classes moyennes et supérieures, etc. Mais je n’en dis pas plus pour le moment.

    Concernant la situation actuelle des pratiques en vigueur dans notre système d’enseignement, il faudrait en outre inscrire dans la tectonique des plaques culturelles, en plus des trois continents que j’ai désignés, la culture médiatique, la culture dite « de masse » et ses modes de circulation et de consommation. Car cette culture s’immisce également dans la transmission scolaire (comme quand on donne à un établissement le nom d’un chanteur ou d’un « humoriste »).

     

    Ce que je vais essayer de montrer c’est justement, dans le cas des deux siècles passés, et même en remontant au XVIIIe siècle, que la lente transformation de la culture scolaire (très nettement observable dans le secteur primaire d’ailleurs) accompagne ou précède les changements observables dans les pratiques et la logique globale des pratiques d’enseignement. Mais sur le plan méthodologique, je m’adresse immédiatement deux objections.

    Première objection : affirmer qu’une série de phénomènes « accompagne ou précède » une autre série de phénomènes, c’est sans doute se payer de mots, car ce constat reste très allusif, il ne démontre rien. A cela, je réponds qu’en effet il faudrait (faudra) analyser précisément les caractères de la production, de la diffusion et de la transmission de la nouvelle culture des sciences expérimentale (notamment, au XVIIIe siècle, dans les institutions scientifiques, les laboratoires, les académies, mais aussi à l’extérieur des communautés savantes, dans les populations en état de recevoir une telle culture – voir les salons, les cabinets de curiosité, de physique, de sciences naturelles, voir aussi l’édition, etc.), afin de montrer ensuite comment ces caractères de la nouvelle culture peuvent agir, plus ou moins directement, sur l’enseignement de cette même culture par les institutions scolaires. Vaste programme ; j’essaierai plus tard d’en dessiner les arguments principaux. Sans attendre, je signale, à celles et ceux intéressés par la constitution des contextes d’invention savantes et techniques sous l’Ancien Régime et jusqu’au XIXe siècle, la récente et remarquable étude de François Caron, La dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social (XVI-XXe siècle), Paris, Gallimard, 2010.

    Si j’ai parlé à propos des sciences sociales d’enquête et de statistiques, c’est justement, dans le même sens, pour évoquer un mode spécial de production des connaissances, mode dont on peut penser qu’il influe sur l’enseignement, c’est-à-dire sur la manière de faire un exposé ou de concevoir des exercices.

     

    Remarque

    Concernant l’étape du XVIIIe siècle, une confirmation du rapport que j’indique pourrait être trouvée dans l’Emile de Rousseau, à condition qu’on retourne au troisième livre (sur l’adolescent et la conquête des connaissances positives) plutôt qu’aux deux premiers (sur le jeune enfant et la conquête progressive du langage, de la lecture, de l’humanité civilisée, etc.). C’est le contraire de ce qui se passe dans la tradition de l’Education nouvelle, qui s’intéressait à Rousseau comme à son grand précurseur, avec son idée de l’enfance, du respect de la personne de l’enfant, etc. Dans le livre III en effet, on peut saisir un débat de Rousseau avec quelques personnalités du monde savant de son temps L’abbé Nollet, physicien, est probablement, parmi d’autres figures bien connues, l’une de celles qu’il faudrait ici convoquer. Le débat dont je parle se fait jour lorsqu’il est question en général de physique, de chimie, d’astronomie, etc., et plus précisément lorsque Rousseau impose à son élève fictif l’observation des phénomènes naturels. Mon idée est que la proposition éducative rousseauiste doit être connectée avec sa vision des connaissances scientifiques et de la transmission des connaissances scientifiques, et en l’occurrence avec son appel à l’observation de la nature in situ, sans médiations, ni de livres, ni même d’appareils, rejetant y compris la fabrication des instruments scientifiques qui était prônée par certains savants intéressés à l’éducation (comme l’abbé Nollet, précisément). On pense alors à la fameuse formule, « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas » (Emile, Livre I) : je suggère qu’il y a là un avatar du conflit de Rousseau avec l’héritage des collèges et des jésuites  - qu’il traite par un mépris ostensible dès le début de l’ouvrage (les collèges dit-il, des « établissements risibles » !). S’il est question d’une « pédagogie » de Rousseau, on peut donc se dire qu’elle se déduit de cette disjonction, radicale, du lire et du savoir.

    L’opposition à la culture scolaire classique et au latin au nom des progrès de la science et des techniques, au nom, également, des mathématiques, c’est l’esprit qui anime l’article Collège de l’Encyclopédie (article rédigé par d’Alembert), et ce qui animera le projet et la réalisation, brève, des écoles « centrales » de la Révolution.

     

    Seconde objection. Est-ce que mon propos n’est pas simplificateur ? Il pourrait l’être, c’est sûr. Pour se prémunir contre ce défaut, je vous invite examiner avec précision l’hypothèse que j’avance. Je dis que la transformation de la culture scolaire « accompagne ou précède » le changement des pratiques d’enseignement, mais je ne dis pas que là réside le seul facteur de changement de ces pratiques. Je dis qu’il faut commencer par là, et je ne dis pas qu’il faut s’en tenir à cela. Bref, faisons preuve de nuance, et prenons en compte les autres facteurs de changement des pratiques d’enseignement. N’oublions pas, notamment, l’influence des pratiques et même des techniques culturelles qui sont en vigueur à une époque donnée, pour toutes sortes de raisons. Exemples : lire de telle façon, silencieuse ou orale, lire pour soi seul ou bien lire en public, pour d’autres personnes, lire tel genre de livre, etc. Idem pour les pratiques et techniques d’écriture et de rédaction (voir le journal et la presse arrivant dans la classe avec Freinet). C’est pour cette raison que, dans le cours de l’an passé, j’ai consacré un assez long exposé à l’évolution des pratiques de lecture (voir les séances 1 à 3) ; nous retrouverons cette question du lire au XIXe siècle. N’oublions pas non plus les contextes sociaux dans lesquels l’enseignement a des chances d’attirer telle ou telle population, pour des raisons qu’il faut donc saisir (attrait pour une forme de culture valorisée, pour un mode d’éducation et de discipline, espérance d’obtenir certains bénéfices ou « débouchés », et ainsi de suite). Tout cela peut agir sur les pratiques d’enseignement, à divers degrés selon les époques.

    C’est dans cet ordre d’idées que ma conclusion sur les pratiques de l’enseignement primaire, dans la séance 4 de l’an passé,  a évoqué la nécessité de prendre en considération les deux grandes séries de facteurs agissant sur les pratiques d’enseignement : d’une part les pratiques culturelles existant dans la société, d’autre part les domaines de culture ayant vocation à inspirer les choix des corporations enseignantes. C’est ce qui a davantage retenu mon attention aujourd’hui.

     

    3) Comment avancer et quel fil conducteur suivre ?

    Je vais commencer par la période de l’Ancien Régime. Je vais du reste traiter cette période assez longuement, plus longuement que je n’ai l’ai fait à propos de l’enseignement des rudiments.

    D’après l’hypothèse que j’ai énoncée, je voudrais d’abord analyser les choix culturels des collèges  - en accordant la priorité aux jésuites, comme prévu. Ces choix sont accessibles soit par les prescriptions réglementaires émanant des autorités et censées être en vigueur dans les établissements, soit, plus concrètement et plus exactement sans doute, à travers les ouvrages et les supports de différents types mis entre les mains des élèves -  textes lus et étudiés en classe et à l’étude pour être appris et récités ou bien utilisés à telle ou telle fin (voir par exemple le cas des manuels de grammaire). Mon propos aura une allure d’inventaire, mais non exhaustif, tant le domaine est vaste.

    Ici, je rappelle la précaution dont j’ai déjà parlé à propos des règles de discipline et des comportements d’élèves observables dans les établissements. J’ai dit : ne pas se fier aux seuls textes réglementaires, mais toujours chercher des sources plus « vivantes » (récits d’ancien élèves par exemple) qui renseignent sur les situations habituelles, sur les usages effectifs, sur les conduites réelles, prohibées ou pas, car ces sources peuvent réserver des surprises par rapport à ce que les règlements et les programmes laisseraient croire. Toujours se poser la question de la différence entre normes théoriques et les normes stabilisées dans la pratique (les habitudes communes).

    Ensuite je m’efforcerai de décrire les exercices par lesquels cette culture devient objet d’apprentissage donc de mémorisation de la part des élèves, d’après la logique pratique de cette période de l’histoire éducative. Ces exercices sont nombreux, multiples, car différents d’un niveau de classe à un autre. J’ai un peu signalé l’évolution de l’équilibre des exercices oraux et des exercices écrits. L’évolution des deux genres et de leurs rapports est un point de repère très important. Mais « exercice oral » et « exercice écrit » peuvent recouvrir des réalités distinctes selon les époques. Ce n’est pas la même chose au Moyen Age et à l’âge classique ; ce n’est pas la même chose à l’âge classique et aujourd’hui. Il ne suffira donc pas de suivre des accroissements ou des affaiblissements, d’un côté ou de l’autre, sans autre précision.

     

    Sur les exercices scolaires et le grand intérêt de les décrire, j’ai déjà donné quelques indications dans la séance 2 de 2015 ; je dois maintenant compléter ces définitions et si possible, en plus, faire quelques recommandations méthodologiques à leur sujet. J’ai plusieurs raisons, qu’on aura peut-être devinées en référence au cours de 2015, d’insister sur ce type d’objet.

    D’abord, l’exercice scolaire est au centre de la vie et du travail scolaires donc des pratiques d’enseignement mises en œuvre par les maîtres et assumées par les élèves. S’intéresser aux pratiques d’enseignement ne peut donc se dispenser d’une description complète, la plus complète possible, des exercices en vigueur dans telle institution à telle époque. J’ai amplement confirmé ce principe en traitant il y a deux ans de l’évolution de l’enseignement primaire. Combien sont étranges certains travaux actuels sur… « les pratiques » (sans autre qualificatif) , oublieuses  de cette réalité ordinaire qui, pourtant, crève les yeux ! Une réalité trop banale peut-être, ou trop évidente, et donc, pour ces raisons, moins intéressante que les échanges et les « interactions ».

    En deuxième lieu, l’exercice scolaire n’est pas un cadre neutre ou vide imposé de l’extérieur à une « matière », à un contenu de culture. C’est au contraire la forme même que prend ce contenu pour devenir objet d’enseignement et d’entraînement progressif, au long des semaines, des mois, des années, ce par quoi s’institue en propre une matière scolaire. N’imaginez jamais une séparation entre matière et forme.

    Ensuite, l’exercice ainsi conçu, effectué avec régularité, est formateur d’une personnalité sociale. Avoir passé des années à s’exercer au latin, à parler en latin, à lire du latin, et finalement à discourir en latin (je fais allusion à la rhétorique, sommet du cursus classique des anciens collège, bien sûr), cela se solde forcément du moins dans le meilleur des cas, par la construction quasi physique des habiletés inhérentes aux exercices effectués (traduire, versifier, réciter, etc.). C’est la même chose avec les sportifs et les musiciens. L’exercice est donc créateur d’une forme d’esprit vivante, laquelle n’est rien d’autre que le résultat de cet entraînement, même si on prend pour une qualité naturelle ce qu’en fait on met des années à acquérir – Bourdieu a écrit sur ce plan des pages très savoureuses (parmi bien d’autres textes, je citerai ici les Méditations pascaliennes, Editions de Minuit, 1997, par exemple p. 165 et suiv. Sur « habitus et incorporation »).

    Enfin, l’exercice est une modalité de travail imposée aux maîtres eux-mêmes parce que transmise et réglementée par l’institution et la corporation. Faire une leçon (au sens ancien ou moderne), commander une lecture, collective ou individuelle, prescrire une récitation, diriger un travail écrit, quel qu’il soit, etc., rien de tout cela n’est donc inventé, rien de tout cela ne suppose un maître créateur de sa pratique au jour le jour, contrairement à ce qu’on pourrait éventuellement penser en s’attachant exclusivement aux « interactions » et, de surcroît, en adoptant une quelconque théorie de ‘l’activité’. C’est dire que l’exercice scolaire est une réalité entièrement organisée sur la base soit de traditions et d’habitudes implicites, en d’autres termes d’un ensemble explicite et réfléchi de règles que les maîtres n’inventent pas, encore une fois, mais qu’ils reçoivent et s’efforcent de comprendre pour s’y adapter. L’ensemble des normes activées dans un ensemble d’exercices, normes implicite ou explicites, habituelles ou réfléchies, voilà la substance du travail scolaire (la relation exercices-normes est ce sur quoi j’ai insisté en 2015).

    De là se comprend l’intérêt de suivre les changements d’exercices qui parfois ont lieu assez rapidement dans l’histoire scolaire, signes cruciaux d’un bouleversement des traditions et des normes d’enseignement comme d’apprentissage. A titre d’exemple, il me vient à l’esprit l’arrivée de la dissertation à la place de la rédaction du cours, en philosophie, au XIXe siècle. Un très bon article de Bruno Poucet en a rendu compte (« De la rédaction à la dissertation : évolution de l’enseignement de la philosophie dans l’enseignement secondaire en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle », dans Histoire de l’éducation, n° 89, janvier 2001). Quand j’aborderai l’évolution des pratiques du secondaire au XIXe siècle, j’aurai l’occasion de restituer d’autres cas, notamment celui de la littérature et du français, avec la « composition française » dont a traité Martine Jey (voir La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Université de Metz, série Recherches textuelles, n° 3, 1998, p. 95 et suiv.).

     

    Dernier avertissement. Est-ce que l’inventaire des supports et le catalogue des exercices suffit à décrire la pratique d’enseignement de telle ou telle institution à telle ou telle époque ? Certainement pas, car ces descriptions pourraient n’être que squelettiques et ne livrer aucun des ressorts cachés de la dite pratique. Qu’est-ce qu’il y manquerait ? Simplement le sens que les acteurs lui donnent. Le sens, c’est-à-dire les raisons qu’ils ont de la poursuivre, les valeurs qu’ils lui accordent, les fins, notamment au-delà des buts utilitaires, qu’ils visent et pensent atteindre. Ceci confirme donc la priorité qu’il faut accorder, dans l’approche des pratiques d’enseignement, non pas d’abord aux manières de faire des enseignants (qui sont certes importantes au niveau suivant), mais aux contenus de la culture scolaire, contenus choisis, affirmés, défendus parce qu’ils actualisent des espérances idéales, religieuses, morales, intellectuelles,  etc.

    Pour être plus clair en illustrant un peu l’argument, voici un exemple simple. Supposez que nous voulions analyser une pratique culturelle comme la fréquentation des salles de cinéma. A quoi nous intéresserions-nous et dans quel ordre ?

    En premier lieu, comme posé dans ce qui précède, nous examinerions d’abord les contenus de la culture cinématographique « consommée » par les spectateurs, c’est-à-dire… les films eux-mêmes, dont nous pourrions commencer par faire l’inventaire. Nous nous demanderions : qu’est-ce qui caractérise les films que  les gens vont voir, à quels genres appartiennent ces films (aventure, western, policier, horreur, comédie, comique, etc.) ?  quelles hiérarchies ces gens établissent-ils entre les genres et les films qu’ils voient ? etc. Or la réponse à ces questions, vous en conviendrez, nous renseignerait déjà assez bien sur les motifs donc les finalités (subjectives) de la fréquentation des salles. Nous saurions que les gens vont au cinéma pour se détendre, pour rêver, pour se faire peur, pour découvrir des horizons inconnus ou étranges, etc. Grâce à ces notions, nous commencerions à avoir une certaine compréhension de la pratique culturelle cinéphilique (populaire). Ceci justifierait une périodisation, pour suivre des évolutions.

    En second lieu, nous affronterions la dimension pragmatique des choses, notamment les conditions sensibles (l’exercice, donc !), si elles fournissent également des indications sur le sens conféré par les sujets à leur pratique cinéphilique. Je pense ici à certaines habitudes populaires d’avant guerre : les gens se rendaient toujours dans la même salle, « leur » cinéma, celui le plus proche de leur domicile ou l’un de ceux qu’ils aimaient dans leur quartier. C’était le dimanche ou le samedi soir. De ce fait, ces personnes ne choisissaient pas le film : elles voyaient celui de la semaine (d’où le rôle des affiches, pour renseigner), si bien que ce film était susceptible de contenter toute la famille (les enfants à partir d’un certain âge). A cette époque, le cinéma dominical et familial représentait en outre une « sortie » destinée à interrompre le déroulement du temps du travail. C’est pourquoi, pour aller au cinéma, on « s’habillait » : on mettait une tenue plus soignée que celle de la semaine (imitation des habitudes bourgeoises du théâtre et de l’opéra, habitudes qui sont bien affaiblies de nos jours). La dimension extraordinaire (au sens strict) de la séance tenait en outre à ce que la séance offrait une suite de plaisirs divers : la projection du film était précédée par des « actualités », un documentaire, un court métrage, et parfois on présentait aussi une « attraction » c’est-à-dire un numéro de cirque ou de music-hall (dans les salles qui comportaient une scène praticable)… On en avait pour son argent et… pour l’après-midi  ! C’est ce qui a duré jusque dans les années 1960. Après, ce fut… « la dernière séance , et le rideau sur l’écran est tombé… ».

    En troisième lieu, afin de poursuivre l’enquête, on pourrait tenter d’approcher une autre espèce de normes donnant accès au sens des pratiques, en l’occurrence les régularités extérieures de la fréquentation des salles. Je pense aux normes structurant le temps social (quand les gens vont-ils au cinéma  - le week-end ? en semaine ? en soirée, en matinée ?) ; ou encore aux normes organisant des sociabilités (avec qui se rendent-ils dans les salles  - en famille, avec des amis comme c’est le cas des publics plus jeunes aujourd’hui ?). L’intéressant serait alors de mettre ces données en rapport avec les données précédentes, et d’abord les premières, sur le contenu des films, tant il est clair que le choix des films se rapporte aux situations ainsi créées : ce qu’on va voir le dimanche en famille n’est pas ce qu’on va voir le samedi soir avec des amis.

    Si l’on s’attache à saisir le sens des pratiques, on observera ainsi tout ce qui différencie les pratiques d’une époque à une autre. C’est au point qu’il n’apparaît pas possible de parler en général d’une pratique culturelle comme celle du cinéma. Ce serait rester indifférent à la dimension du sens. En l’occurrence, s’agissant du cinéma, on peut en conclure qu’hier et aujourd’hui montrent deux pratiques très dissemblables, qui mériteraient peut-être un nom différent.

     

    Un tel schéma d’analyse est selon moi valable sur l’autre terrain des pratiques d’enseignement, quoique le sens de ces pratiques puisse être différent pour les maîtres et pour les élèves (et leur famille). Mais j’ai depuis longtemps décidé, à juste titre je crois, de me centrer sur l’activité des enseignants…

     

     


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