• 2017-9 Savoir "par coeur"

    Séance 9

     

    CHAPITRE IV

    (suite)

     

    II) LES TACHES EFFECTUEES PAR LES ELEVES

    (suite)

     

    1) La mémoire (suite)

     

    La tradition savante à l’intérieure de laquelle les exercices de mémoire des collèges ont pu être conçus et effectués remonte au Moyen Age. Sur la vision et les fonctions de la mémoire au Moyen Age, nous disposons des importantes études de Frances Yates (L’art de la mémoire, Gallimard, 1987), et plus récemment de Mary Carruthers (Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Age, Gallimard, 2002 [1998], ainsi que Le livre de la mémoire. Une étude de la mémoire dans la culture médiévale, éd. Macula, 2002 [1990]).

    J’ai dit mes raisons de consacrer un exposé spécial aux techniques et exercices de mémoire, qui ont été en usage pendant très longtemps, pendant des siècles, pas seulement depuis le Moyen Age d’ailleurs, bien qu’ils soient aujourd’hui assez nettement en dehors de nos intérêts pédagogiques. J’essaie donc de nous défendre contre la tendance à négliger la question du travail de la mémoire, ce qui fut une spécificité majeure de l’apprentissage scolaire habituel de nos ancêtres. Il n’est pas si facile, j’en conviens, d’oublier les habitudes du présent lorsqu’on regarde le passé. On se tourne vers le passé sans s’apercevoir qu’on a encore en tête les manières du présent qui sont les nôtres, en l’occurrence celles de la parole enseignante plus libre et celles d’un élève qui écoute et s’efforce de comprendre ce qu’il entend avant de le retenir ou d’en retenir une partie. C’est dans le même sens que, la dernière fois, je vous ai mis en garde contre le réflexe qui aurait pu vous conduire à attribuer un sens trop moderne au terme « commentaire » en rapport avec les lectures magistrales effectuées dans les collèges de la Renaissance et de l’âge classique. Donc, pour ce qui m’occupe maintenant, il s’agit bien de ressaisir l’originalité de ces activités de mémorisation des élèves en rapport avec les lectures des maîtres , quoi qu’elles soient oubliées.

    Voici d’abord deux exemples d’élaboration à la fois théorique et technique de la mémoire tels qu’ils ont pu être diffusés dans le monde scolaire au Moyen Age (dans la continuité de ce qui est connu depuis l’antiquité). Un auteur du XIIIe siècle, Boncompagno da Signa, qui enseigne la rhétorique à Bologne, publie en 1225 une Rhetorica novissima dans laquelle il dessine un inventaire des types de mémoires utilisables et utilisées par les écoliers ; et voilà ce qu’il énonce :

     

    « Ce qu’est la mémoire

    La mémoire est un don glorieux et admirable de la nature grâce à quoi nous restaurons les choses du passé, nous comprenons le présent et nous regardons l’avenir par similitude avec les choses passées.

    De la mémoire naturelle

    La mémoire naturelle procède du seul bienfait de la nature, aucun artifice ne lui servant de guide.

    De la mémoire artificielle.

    La mémoire artificielle est l’appui et l’auxiliaire de la mémoire naturelle, parce qu’elle la sert comme sa maîtresse.

    (…)

    Comment tenir en mémoire les noms des provinces, des villes, des divers lieux et fleuves.

    Celui qui désire tenir en mémoire les noms des provinces, des villes, des divers lieux et fleuves doit regarder une mappemonde où sont représentés toutes les provinces, les îles, les déserts, les cités fameuses, les mers, et les fleuves avec leurs noms. (…) A celui  qui veut apprendre tout cela, je donne un truc de mémoire. Qu’il prenne exemple sur le pape Innocent qui a célébré il y a peu un concile général dans lequel il garda en mémoire les personnages les plus importants jusqu’aux personnes inférieures sous quelque genre que ce soit, en commençant par lui, en tant que genre très général, puis en descendant jusqu’aux individus et aux espèces subalternes, ayant conservé en mémoire pour chacun ses dignités et offices. C’est un fait que l’on peut reproduire une technique semblable de mémorisation de tous les empereurs, rois, de tous les  prélats des églises, des princes séculiers, des magistrats, des pères de famille, des hommes, des femmes de tous ordres ou conditions jusqu’aux taverniers et aux coiffeurs de toute la terre entière.

    (…)

    D’un alphabet imaginaire grâce auquel de nombreux et divers noms peuvent être confiés à  la mémoire.

    Pour conserver la mémoire de noms divers et variés, on peut se constituer un alphabet imaginaire dans la cellule de la mémoire, ce que l’on peut difficilement noter sur des papiers éphémères. C’est par un tel alphabet imaginaire que j’ai entraîné ma mémoire, guidant le don de la mémoire naturelle, à retenir cinq cents noms d’élèves en trente jours. J’ajoute aussi, ce qui semblait encore plus merveilleux, que j’appelais devant tout le monde chacun de son nom propre, sans oublier son surnom ou la terre particulière dont il était originaire. Tous en étaient frappés de stupeur admirative. » (traduit et cité par Patrick Gilli, Former, enseigner, éduquer. Dans l’Occident médiéval, 1100-1450, t. 1, SEDES, 1999, p. 131-133).

     

    Un autre auteur, Thomas Bradwardine, maître en théologie à Oxford dans la première moitié du XIVe siècle, donc un siècle plus tard que le précédent, a écrit un ouvrage intitulé De memoria artificialis, dans lequel on trouve, très concrètement exposées, les préconisations suivantes :

     

    « Pour avoir une mémoire bien entraînée, deux choses sont nécessaires, à savoir, des localisations assurées et aussi des images pour la matière ; car les localisations sont comme des tablettes sur lesquelles nous écrivons, les images comme les lettres inscrites sur elles ; qui plus est, les localisations sont permanentes et fixées, tandis que les images sont maintenant tracées comme des lettres et ensuite effacées ; et les localisations sont fondamentales pour les images, comme je l’ai dit plus haut. Quant à ces localisations, donc, six aspects doivent être distingués, à savoir , la taille, la configuration, les caractéristiques, le nombre, l’ordre, et les proportions. Chaque localisation doit être de taille modérée, limitées à ce que la puissance visuelle peut saisir en un seul regard, comme un petit jardin ou un cloître (…) quelque chose vient en mémoire comme il apparaît à la vue.

    (…) Quant à ses caractéristiques, on en sait quatre choses : à savoir, que les emplacements ne soient ni trop sombres, de sorte qu’on ne puisse les récupérer facilement ou rapidement en mémoire, ni trop brillants, car alors la perception de l’image inscrite serait gênée. Deuxièmement, on sait que les emplacements ne devraient pas être formés comme des endroits fréquentés ; tels qu’église, marché, etc., car le resserrement en une seule place d’images de contenu qui interviennent fréquemment dans la mémoire encombrera d’autres images de contenu. Troisièmement, on sait que cela aide beaucoup que les emplacements soient réels plutôt qu’imaginaires ou fabriqués, car l’on peut souvent inspecter des endroits réels, et ainsi par la répétition préciser et confirmer la connaissance que l’on en a par l’habitude. (…)

    Quatrièmement, il est utile de former des localisations contrastées (ce que l’on pourrait dire aussi quant au nombre des localisations). Et ainsi la première localisation pourrait être une terre en friche et vide ; la deuxième un jardin verdoyant ; la troisième une terre avec du foin ou des récoltes comme au temps de la moisson ; la quatrième aurai des chaumes comme après la moisson, la cinquième serait complètement noire comme lorsque les chaumes ont été complètement brûlés. Ensuite faites vous cinq localisations plus élevées , par exemple une couche [= un couchage] haute et large, ensuite un buffet, ensuite une table, ensuite une tombe, ensuite un autel. Puis, si vous voulez aller encore plus haut, placez d’abord le toit d’une maison…»

    (…)

    (…) Tournons-nous maintenant vers les images (…). La taille devrait être moyenne (…). Leur qualité devrait être vraiment merveilleuse et intense (…)

    (…)

    Supposons que quelqu’un veuille mémoriser les douze signes du zodiaque, c’est-à-dire le bélier, la taureau etc. Donc il devrait se faire pour lui sur le devant de la première localisation un bélier très blanc se tenant dressé et cabré sur ses pattes de dernière, avec (si vous le voulez) des cornes d’or. De même on place un taureau très rouge à la droite du bélier, ruant vers le bélier avec ses pattes arrières ; se tenant debout, le bélier avec sa patte droite frappe le taureau au dessus de ses testicules grands et congestionnés, provoquant une copieuse effusion de sang. Et à cause des testicules, on se souviendra qu’il s’agit d’un taureau, ni d’un bœuf châtré ou d’une vache. » (…) (Cité à la suite dans le même recueil de P. Gilli, Former, enseigner, éduquer, op. cit., p. 134 à 137).

     

    La formule du début du second texte « les localisations sont comme des tablettes sur lesquelles nous écrivons, les images comme les lettres inscrites sur elles » est empruntée à Cicéron, elle a été très souvent reprise au fil du temps, ce qui vérifie la filiation avec les conceptions et les pratiques de l’antiquité, donc la très longue durée dans laquelle s’inscrivent ces références. Par ailleurs, lorsqu’il est question d’images fabriquées à destination de la mémoire « artificielle », on ne peut pas manquer de mettre cette problématique en rapport avec le statut positif des images dans la culture chrétienne, statut qui fait l’objet de grandes (et graves) divergences entre les religions monothéistes.

    A propos de ces deux textes, qui énoncent la même distinction de la mémoire naturelle et de la mémoire artificielle, on peut d’abord remarquer l’étonnante pertinence, donc la véritable efficacité des moyens mnémotechniques envisagés : nous les connaissons, ils sont parvenus jusqu’à nous, et les descriptions des stratégies mnémoniques telles que les sciences cognitives nous les exposent aujourd’hui ne les démentent pas, au contraire. Le fait d’associer un nom, un concept, etc., d’abord à une « localisation » puis à une image logée dans la localisation, reste un moyen tout à fait valable de conserver en mémoire, bien sûr. Voyez par exemple (un exemple pris au hasard, vraiment) un manuel intitulé Psychologie cognitive. Une approche de traitement de l’information, par Claudette Fortin, et Rousseau,  Presses de l’Université du Québec, 1989 (donc, j’en conviens, un peu ancien par rapport aux nombreux et rapides développement des sciences cognitives), p. 265, où est très exactement décrite la « méthode des lieux » que nous venons de suivre dans ces ouvrages du Moyen Age ! Après tout, cela prouve seulement que notre cerveau n’est pas conformé différemment de celui de nos ancêtres. Je précise qu’aujourd’hui ces descriptions concernent la mémoire à long terme, donc l’une seulement des mémoires identifiées dans l’activité neuro-cognitive normale des sujets humains.

    Concernant ces textes médiévaux, il faut aussi reconnaître que les moyens mnémotechniques envisagés, dans le contexte culturel et scolaire de l’époque, sont censés permettre la conservation d’une quantité de données à mémoriser considérable (d’où les exemples, les 500 noms d’élèves dans le premier texte, etc.).

    On pourrait trouver bien d’autres ouvrages de ce genre, des sortes de guides pédagogiques si l’on veut, dont les indications sont sans doute restées en usage pendant plusieurs siècles. Léo Moulin, dans  La vie des étudiants au Moyen Age, Albin Michel, 1991, p. 42 cite par exemple un ouvrage du XVe siècle, le Livre de la mémoire artificielle (mais… je ne suis pas parvenu à mettre la main dessus).

    S’il faut lire ces textes avant de découvrir les processus d’enseignement et d’apprentissage scolaires de l’époque moderne, c’est bien évidemment parce que les techniques de mémoire sont transmises aux élèves des collèges, donc connues d’eux à cause de l’ampleur du « par cœur » qu’ils doivent pratiquer – un ensemble de tâches dans lesquelles je persiste à voir, ai-je besoin de le redire – un pôle fondamental de conception et de définition des processus scolaires et de la logique qui anime ces processus donc les formes concrètes d’enseignement de ce temps- là.

     

    Il faut savoir par ailleurs que les élèves des collèges bénéficient de facilitations particulières lorsqu’ils sont confrontés à des tâches de mémorisation. On peut considérer comme facilitations d’abord certains « trucs » de formulations d’énoncés. Tel est le « brocard » (terme formé sur le nom Burchard, évêque de Worms au  XIe siècle, auteur d’un traité de droit canon), qui consiste à se donner des sortes d’adages faciles à retenir  (du type : « ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tout le monde » (Léo Moulin, dans La vie des étudiants au Moyen Age.., op. cit., p. 154 , donne à ce terme de brocard un autre sens, et c’est là une des difficultés que je ne cherche pas à résoudre – je laisse cela aux professionnels et aux amateurs…).

    On peut ranger dans la même catégorie ce qui se pratique encore de nos jours, en grammaire notamment, comme lorsque nous mettons dans un certain ordre les conjonctions de coordination « mais, où, et, donc, or, ni, car », cet ordre suggérant par la phonétique une question au sens très accessible : « mais où est donc Ornicar ? », donc une sorte d’image englobante qui rend la liste facile à retenir. On pense évidemment aux nombreuses facilitations de ce genre qui existent pour l’apprentissage des langues étrangères ou des langues anciennes, pour tout un tas de spécificités grammaticales, à commencer par les déclinaisons.

    D’autres facilitations sont prévues par les manuels eux-mêmes, à commencer par la versification. Sont aidant dans ce cas, à la fois les rimes et le rythme : les rimes qui rendent l’élève sensible au vocabulaire, et le rythme qui incline l’élève à ânonner voire fredonner ou même chanter ce qu’on apprend (comme on faisait encore pour les tables de multiplication dans ma jeunesse). L’oreille, à nouveau, est comme la voie royale de la mémoire. Ceci me reconduit à l’exigence de ne jamais sous estimer ou négliger ce qu a été la sollicitation permanente et intense de l’audition (à quoi j’ai fait seulement une petite allusion dans la séance 6).

    La technique de la versification nous est apparue à propos de la fameuse grammaire de Despautère, dont les règles étaient en effet énoncées en vers latins. C’est au point que, lorsque d’autres manuels ou traités ont tenté d’introduire d’autres procédés, par exemple une série de tables pour manier les déclinaisons (en 1640, un manuel en français, du père de Condren, met par exemple dans une colonne tous les  nominatifs singuliers de tous les pronoms et dans dix autres colonnes les cinq cas du singulier et les cinq cas du pluriel), ils seront sévèrement critiqués, avant que d’autres auteurs reprennent la technique ancestrale des vers. C’est ce que firent les « Messieurs de Port Royal », Lancelot et Arnauld, les deux grands représentants des écoles jansénistes de Port Royal, dans leur deux manuels, la Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue latine (1644), et la Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la langue grecque (1645). Dans ces ouvrages, Lancelot et Arnauld reviennent en effet au vieux procédé qui caractérisait le manuel de Despautère, et les règles, cette fois en français, sont énoncées en vers, dans l’espoir et le but qu’elles soient ainsi « plus aisées et plus agréables » (voir sur ce point, J. de Viguerie, L’institution des enfants…, op. cit., p. 169).

     

    2) Les principaux exercices de mémoire associés à la lecture (lectio et praelectio) : récitations et répétitions.

     

    A nouveau, je vous préviens contre le risque d’imaginer une activité de prélection trop proche de nos leçons et cours modernes, au sens du cours magistral, ou mieux du cours ex cathedra. Et c’est pour prévenir ce risque qu’il faut se représenter les pratiques de mémorisation qui accompagnent, et je dirai, qui encadrent la lecture magistrale, et sans lesquelles cette lecture n’aurait pas d’efficacité. Chez les Jésuites (je m’appuie à nouveau sur les analyses de F. de Dainville), chaque moment d’enseignement magistral, ce que, je le rappelle, on dénomme une « classe », une session qui se produit chez les Jésuites et ailleurs une fois le matin et une autre fois le soir, débute par un exercice de mémoire, l’exercitatio memoriae. Il s’agit du premier moment, obligatoire, de la séance, les deux autres étant la correction des devoirs par le maître (correction de quelques devoirs seulement), puis la prélection, qui est le moment principal. Les exercices de mémoire sont de près ou de loin une récitation, une recitatio – le mot et la chose viennent eux aussi de l’antiquité. Un autre terme les désigne comme des « revues » (revues des prélections). Il s’agit bien de redire ce qu’on vient d’entendre  - y compris, du reste, en s’efforçant d’adopter une diction spéciale, estimée correcte pour tel ou tel texte, car la voix est dans ce cadre pédagogique toujours requise (toujours la priorité à l’oreille), pour faire vivre le texte. Ceci explique la réticence envers la dictée des textes, qu ne peut intervenir que secondairement, si elle doit intervenir (j’y reviendrai   - voir sur ce point F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 111 et suiv.). Dans ces collèges jésuites, la récitation se règle en outre, autant que faire se peut, sur le système des décuries. Les élèves des décuries récitent aux décurions, puis les décurions récitent à leur « empereur », et les empereurs au professeur. Ce dernier peut en outre achever l’activité par des interrogations adressées à certains élèves, ce qui lui permet de vérifier l’exactitude du travail accompli par les décurions. De plus le maître est incité par son règlement, le Ratio studiorum, à interroger davantage les élèves plus faibles.

    Il faut ici saisir toute la portée des répétitions, ainsi qu’elles sont nommées. Car « répétition » ne doit pas être tout à fait confondu avec « récitation ». En fait, dans les prescriptions règlementaires du Ratio studiorum de 1599, on discerne assez bien la différence entre les deux techniques didactiques, d’une part la récitation des leçons, qui est le fait des élèves, et d’autre part la reprise - une répétition - par le maître lui-même, de la leçon déjà faite (envisagée dans la séance 7). Mais en réalité, c’est difficile à distinguer car ces deux modalités s’entremêlent puisque le maître peut répéter… en faisant réciter les élèves… En effet, la répétition, comme le montre Dainville (dans La naissance de l’humanisme, op. cit., p. 114) consiste, soit en ce que le maître reprend sa lecture en la découpant par fragments (alors que la première lecture, celle de la prélection, était une lecture continue, faite avant les explications), soit en ce que le maître interroge les élèves pour les faire répéter, et c’est de la récitation provoquée par lui (ou dans le cadre des décuries). Dans mon édition du Ratio Le glossaire ajouté nous l’indique : repetere (donc la repetitio), c’est reprendre seul ou en groupe, la leçon du maître ; mais on a aussi le verbe recolere lorsqu’il s’agit  du professeur qui reprend. Peu importe au fond ces nuances, pourvu qu’on comprenne qu’on a bien là au total un « art de l’étude », comme dit Dainville.

     

     

    Que dire de plus sur les répétitions dans l’ordinaire des classes jésuites ? Les exercices de mémoire se répondent également dans le temps. En plus des répétitions quotidiennes, qu’on vient de voir, il y a, le samedi,  une répétition de toutes les prélections de la semaine. Et puis à la fin du mois, on répète toutes les prélections du mois. Quand on passe au second semestre, le même procédé est en vigueur, ce qui donne une révision générale ; de même qu’au commencement de l’année a lieu une révision des textes vus l’année précédente. Ce sont des « repasses » nous apprend Dainville (La naissance de l’humanisme…, idem, p. 115). Nous avons par ailleurs de nombreux témoignages relatifs à des répétitions en dehors de la classe, notamment à la pension quand il y a une pension. Y contribuent chez les jésuites des adultes assignés à cette tâche de répétiteur, ou bien les préfets à qui on peut la confier. Le Père de Jouvancy lui-même, lors de sa période à La Flèche avant Louis-le-Grand, a été répétiteur des élèves de rhétorique au pensionnat durant quatre ans, dans la décennies 1670. Une répétition ne se limite pas, dans ce cas, à de simples récitations, mais inclut aussi différents aides pour les exercices commandés par le professeur lors de la classe. C’est ce que précise un règlement de ce collège de La Flèche, d’après lequel, pour ce qui concerne l’occupation studieuse de la soirée :

     

    « Dans la chambre des rhétoriciens et des seconds, après la lecture de leur thème, tant de prose et de vers que de grec on emploiera le reste du temps à l’explication des auteurs » (cité par C. de Rochemonteix, Un collège de jésuites…, op. cit., p. 45).

     

    Comme on peut s’y attendre, ces procédés sont entourés par de très nombreuses invitations ou incitations à la lecture, en dehors des classes. On peut se reporter à ce sujet à l’extrait que j’ai présenté dans la séance 7 cette année, cet extrait du Jugement général, de Richeome (en 1620). C’est une adresse au lecteur de l’ouvrage, adresse qui a l’originalité de filer une métaphore digestive. Je cite à nouveau l’extrait mais en le complétant, car le texte se poursuit sur le même mode, qui me paraît très intéressant par son insistance :

     

    « Lis l’escrit que je te donne, d’une grande affection, et mets-le dans les entrailles de ta mémoire de mesme avidité que ceux qui ont faim et dévorent une bonne viande ; digere-le et fais en ta substance. Or comme la viande si elle n’est prise de bon appetit et mise en un estomac préparé pour la bien cuire et digérer ne porte aucune bonne substance ; ainsi les (lettres humaines) si elles ne sont leues avec ardeur et maschées et cuites par chaudes méditations, elles ne donnent aucun bon suc… » (cité par F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 113).

     

    Comme je l’ai indiqué, le Ratio studiorum de 1599 organise clairement l’ensemble des pratiques de mémorisation. Il y a à ce sujet de nombreuses exhortations, pour tous les niveaux de la scolarité. Dans la classe moyenne de grammaire, où la connaissance de la langue latine est tenue dans des limites d’objets très précises, il est convenu que la première heure du matin sera consacrée à une récitation de mémoire de Cicéron (récitation effectuée dans le cadre des décuries, sous la conduite du décurion). A la seconde heure, le maître doit répéter « brièvement », la dernière prélection de Cicéron, avant d’en faire une nouvelle, qu’elle-même il « fera réciter »  (règles numérotées 416 et suiv., p. 185 dans mon édition Belin de 1997). Toujours dans cette classe moyenne, la quatrième, il est prescrit qu’après la prélection nouvelle le maître dicte le devoir correspondant ; et puis qu’à la dernière heure du matin, il fasse revoir un passage du premier livre de grammaire sur la déclinaison des noms, etc. La classe de l’après-midi inclut ensuite les mêmes procédures de travail. A la première heure, dit le Ratio, « on récitera de mémoire la grammaire, tantôt latine, tantôt grecque, et un poète, à des jours fixés », etc. J’ajoute que la même obligation est imposée dans la classe inférieure : « Le samedi matin, à la première heure, on récitera de mémoire et publiquement les prélections de toute la semaine »... (Ratio, idem, règle n° 426, p. 190). Plus haut dans la hiérarchie des classes, en humanités et en rhétorique, c’est la même chose, mais avec encore plus d’ampleur. Les règles du professeur de rhétorique sont nombreuses également à prévoir répétitions et récitations. A ce niveau, il est même énoncé de façon générale (règle n° 377, p. 167) sous l’intitulé « Exercice de la mémoire » :

     

    « Puisque l’exercice quotidien de la mémoire est nécessaire au rhétoricien, et que, dans cette classe, les prélections se prolongent souvent trop longuement pour pouvoir être retenues facilement de mémoire, le professeur fixera lui-même la nature et la longueur de la leçon à apprendre, et comment il faut la réciter, s’il veut le faire. De plus, il serait utile de faire réciter ensuite par un élève, depuis l’estrade, des textes appris chez les meilleurs auteurs, afin d’associer l’action oratoire à l’exercice de la mémoire ».

     

    Texte significatif pour nous, puisqu’il indique non seulement la cohérence des exercices de mémorisation d’un niveau de classe à un autre, mais aussi la difficulté croissante de ces exercices, chose évidente concernant une progression scolaire. En parlant des décuries et des décurions, j’ai aussi laissé apercevoir à la fois les tâches des élèves sollicitées par le professeur, mais aussi des activités engagées par des élèves à l’endroit de leurs condisciples (sous la direction du maître toujours).

    Tout s’enchaîne donc sur ce fond cognitif, la sollicitation pour ne pas dire le forçage de la mémoire.

    Pour entrer un peu encore dans la complexité et l’intensité de ces tâches de mémorisation, on peut lire un texte de 1562, issu du collège romain, texte qui expose pas moins de dix manières de récitation, ce qui montre les différentes variantes possibles (cité par F. Charmot, La pédagogie des Jésuites, op. cit., pp. 232-233, note 2. Le texte s’intitule  De ratione et ordine  studiorum collegii romani). Ce texte recense les tâches et les situations suivantes pour ce qui tient à la mémorisation :

    1° au début de chaque classe, une récitation par chaque élève, à haute voix ou à voix basse auprès du professeur, près de la chaire ;

    2° hors de la classe, avant elle,  une récitation dans le cours d’une promenade ;

    3° avant la leçon, une récitation à un répétiteur désigné ;

    4° puis une récitation de quelques élèves au professeur, élèves qui feront aussi réciter leurs camarades ;

    5° des récitations simultanées entre deux élèves ;

    idem par groupes de  cinq ou six ; et si un élève prend du retard sur les autres, il devra s’asseoir ;

    7° quand le professeur corrige la copie d’un élève, ce dernier récite, pendant qu’un autre élève, livre en main, reprend celui qui récite (notez dans cette situation l’appui sur le livre source) ;

    8° chaque semaine on peut faire réciter à chacun une partie des leçons de chaque jour, puis tous les quinze jours les leçons de quinze jours, et ainsi de suite ;

    9° chaque jour on peut faire réciter les leçons en demandant à chacun successivement une partie du texte ;

    10° il y a enfin le système des décuries, que j’ai envisagé plus haut : chaque décurie a son décurion et celui-ci fait réciter ses inférieurs, puis rend compte des résultats au maître. Ce dernier, qui doit s’assurer que cette charge est correctement remplie par l’élève décurion,  « peut faire réciter lui-même les suspects ou les paresseux » ; et il peut aussi désigner « un membre de la décurie pour interroger le décurion ». Il est prévu que les décuries « se mettent à la besogne » dès l’entrée du professeur dans la salle de classe. En tout état de cause, la meilleure manière de faire dans ce cas consiste à changer de décurion chaque semaine ou tous les quinze jours. Lorsque le maître contrôle les acquis en interrogeant quelques élèves, cela donne une sorte de leçon par questions successives.

     

    Pour être maintenant plus concret, s’il est possible, sur cette pratique quasi permanente des récitations et des répétitions, voyons le déroulement d’une journée de classe type du XVIIe siècle. Cette journée d’un écolier est reconstituée par André Schimberg (dans L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus…, op. cit., 1973, chap V, p. 293-294), qui a recueilli des informations relatives à plusieurs collèges jésuites de cette époque, notamment les collèges de La Flèche et de Mauriac. L’écolier en question  est un pensionnaire. Voici. Il se lève à  cinq heures ; un quart d’heure plus tard il prend part à la prière effectuée en commun, dans sa chambrée, à genoux, sous la direction du préfet de la chambrée. Ensuite vient le moment de la première étude de la journée (nous sommes là dans la configuration du partage de la journée entre temps de classe et temps d’étude, une configuration qui va persister jusqu’au XIXe siècle). C’est un temps essentiellement consacré à apprendre les leçons, en sorte qu’à 7 heures, chacun à son tour récite ce qu’il doit avoir retenu au préfet, le même, celui de la chambrée. Le déjeuner a lieu à la suite, 7h1/4 pour les petits et 7h45 pour les grands (classes de rhétorique et de philosophie). La classe se tient pour les petits de 7h30 jusqu’à à 10 heures. Nous savons que de nouvelles récitations ont lieu pendant cette séance. A la fin de la classe les élèves assistent à une messe, puis, à 10h45, est servi le repas, pendant lequel le silence n’est interrompu que par des lectures à voix haute, par un élève ou un adulte (le dimanche cette lecture est remplacée, nous dit A. Schimberg, par un exercice littéraire. De quel genre? Je n’en sais rien).  Après le dîner, est octroyée aux élèves une récréation, durant laquelle les préfets sont présents et… vigilants (pour surveiller les mœurs des élèves). A midi ¼, nouvelle étude. A 1h 30, récitation des leçons. A 2 heures en été ou un peu plus tard en hiver, nouvelle classe (avec les récitations habituelles) et ce jusqu’à 4 heures ½. Puis étude ;  et à 6 heures, souper, suivi d’une récréation de ¾ d’heure. Ensuite répétition générale dans chaque chambrée et chaque quartier, et ce par les scolastiques de la Compagnie (je rappelle que les « scolastiques » sont les grands élèves formés pour devenir prêtres et membres de la Compagnie). Généralement (toujours d’après A. Schimberg) cette session de répétition est consacrée au latin pour les plus jeunes élèves et à l’histoire et la géographie, matières plus attrayantes, pour les grands. La répétition du catéchisme a lieu le  samedi. La journée se termine par une prière en commun et par une lecture (pieuse, forcément) qu’effectuent là encore un des écoliers, pendant que les autres se préparent pour le coucher et se mettent au lit, à 9 heures.

    Un élève d’aujourd’hui ne manquerait pas de s’esclaffer : quelle journée ! Quant à moi, je trouve que tout cela rend encore plus savoureuse la version humoristique de Rabelais (cf. séance précédente).

     

    Au cas où ça ne serait pas assez clair, je redis que le but, et le résultat éventuellement obtenu de ces pratiques de la mémoire, c’est de savoir par cœur et d’être capable de réciter de longs textes, des livres entiers. F. de Dainville a raison d’affirmer qu’à la Renaissance, « on attachait à la recitatio une importance dont nous n’avons pas l’idée aujourd’hui » (dans L’éducation des jésuites…, op. cit, un article sur « L’explication des poètes grecs et latins au seizième siècle », p. 175). La formule est très juste et résume exactement ce que j’ai voulu montrer. Une remarque de Durkheim va dans le même sens (dans L’évolution pédagogique en France, op. cit., p. 284).

    Cela étant,  comme nous en avertit le même Dainville (La naissance de l’humanisme, op. cit., p. 117),  les Jésuites, d’après leurs textes réglementaires, ont parfaitement eu conscience des dangers d’une mémorisation trop mécanique, donc ils se sont efforcés de prévenir la déviation par laquelle les élèves auraient été amenés à réciter à la manière de perroquets, sans comprendre ce qu’ils récitaient. Leur idée était bien de faire comprendre avant de faire apprendre, ce que traduisaient toutes sortes de recommandations sur la façon de faire réciter les élèves. C’est ainsi par exemple qu’en grammaire les règlements demandaient aux maîtres de ne pas suivre tout le temps le même schéma, autrement dit de changer dans leurs leçons successives l’ordre de présentation des notions, comme, dans l’apprentissage du latin, l’ordre des cas, l’ordre des personnes, des temps, des modes, etc.

     

    Remarque

    Dans le déroulement de la journée type restitué ci-dessus, il y a une rapide évocation du catéchisme tel qu’enseigné dans les établissements jésuites. J’y reviens en deux mots (j’ai évoqué les livres de catéchisme à la fin de la séance 3) parce que, quand on considère la nécessité formelle et en quelque sorte primitive  de savoir « par cœur » le catéchisme, il n’est pas interdit de se demander si cet enseignement n’a pas fourni une référence ou du moins n’a pas été un point de repère important pour définir cette idée générale de l’apprendre basée sur la mémoire et la récitation. Non seulement le texte du catéchisme était lu assez vite, pour que la lecture puisse être faite à plusieurs reprises (donc une manière de « répétition »), en insistant chaque fois sur certains détails, sur des mots importants, etc., mais en plus l’explication du dogme (qui se faisait en français dans les petites classes, puis en latin après la classe de troisième), suivait une progression branchée sur le cycle liturgique, les fêtes, les rites, donc les mystères qu’il fallait nommer, et elle recourait à des exemples ajoutés, les « histoires », empruntés à l’histoire sainte, tout cela formant un ensemble de procédures typiques visant à la fois la compréhension et l’enregistrement direct et durable  du texte dans la mémoire des élèves, donc une véritable stratégie qu’on retrouve dans de nombreuses autres situations d’enseignement. Je me contente de poser la question (sur l’enseignement catéchétique dans les collèges jésuites, voir à nouveau F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit.,  p. 172-173)

     

    (à suivre)

     


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