• Séance 10

     

    CHAPITRE IV

    (suite)

     

    II) LES TACHES EFFECTUEES PAR LES ELEVES

    (suite)

     

     

    3)  Sur l’oralité dans les processus d’apprentissage et de mémorisation.

     

    Dans cette séance, je vais me référer presque exclusivement aux collèges jésuites.

    Je voudrais une nouvelle fois insister sur l’importance des activités didactiques orales dans les anciens collèges, avant d’en venir, la prochaine fois, à l’écrit et aux exercices écrits, certes nombreux et très fréquents, mais qui à mon avis risquent d’occulter les pratiques orales si on les met trop sur le devant de la scène historiographique – raison pour laquelle j’ai prévu d’en traiter seulement à la fin de ce chapitre.

    J’ai mis la lecture en tête de ma reconstitution de l’histoire des pratiques d’enseignement, depuis que j’ai traité de l’enseignement primaire ; et à la lecture j’ai associé les sollicitations permanentes et très consistantes de la mémoire. Lecture et mémoire : l’une ne va pas sans l’autre. C’est vrai au Moyen Age comme aux siècles suivants (de ce point de vue je propose d’articuler l’histoire de la lecture et l’histoire des pratiques de la mémoire, par exemple, dans le premier cas, l’article de Jacqueline Hamesse, « Le modèle scolastique de la lecture », in Guglielmo Cavallo et Roger Chertier, dir., Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, 2001[1997], et dans le second cas, les travaux de Mary Carruthers que j’ai cités plus avant).

    En plus, j’ai indiqué l’importance de la dimension auriculaire des apprentissages par cœur, donc la volonté des maîtres, lors de leurs lectures et de leurs répétitions, de se faire d’abord entendre, au sens physique, c’est-à-dire de frapper par leur voix l’oreille puis l’esprit des élèves (et ce même si les élèves ont sous les yeux le texte qu’on leur lit ; et même si, durant l’âge classique, cette dimension auriculaire, qui était dominante au Moyen Age, cède peu à peu le terrain aux exercices écrits). Si l’on veut se rapprocher plus encore des pratiques concrètes des acteurs de ces institutions, à cette époque, il faut maintenant se poser la question de savoir quels moyens les maîtres utilisent pour atteindre ces buts. Cette question est celle des usages normaux, ce qui fait d’abord ici référence aux manières d’oraliser les textes, pour les maîtres en premier, mais aussi bien évidemment pour les élèves appelés à réciter les textes ou à répéter les explications de leur professeur. A ce sujet, F. de Dainville emploie une expression très forte et qui me semble intéressante à ce titre. Il évoque en effet: « un respect presque superstitieux de la parole à cette époque » (Dainville, L’éducation d es jésuites, op. cit., p. 176).

    Une pratique quasi rituelle illustre assez bien ce très fort attrait pour l’oralité et la parole, en particulier l’attrait pour la parole publique, dans les institutions scolaires de l’Ancien Régime. Je pense à la pratique des harangues. Ce sont les discours que les maîtres sont tenus de prononcer devant la population assemblée du collège, à certaines occasions solennelles comme lors de la rentrée de classes, qui a lieu en général au milieu du mois d’octobre, ou bien à certains moments prévus comme la dernière quinzaine de décembre ou la première quinzaine de janvier. C. de Rochemonteix (Un collège de jésuites…, op. cit., p. 63-64) nous signale qu’à La Flèche, comme dans tous les collèges de la Compagnie, pour marquer le début de l’année scolaire, tout le monde, maîtres et élèves, se rendait après la messe inaugurale dans une salle spéciale, la salle des actes publics, et là, il revenait à un professeur, souvent celui de rhétorique, de prononcer la harangue prévue (évidemment en latin, et souvent en vers) sur un sujet de son choix. Après lecture de ce premier discours, un autre professeur, et parfois plusieurs professeurs donnaient lecture d’une pièce - de leur cru en général. De nombreux textes composés par les maîtres de ces établissements à ces époques ont d’ailleurs été conservés, ce qui démontre l’importance accordée et le soin entourant la pratique concernée. Dans ce corpus figurent toutes sortes de productions littéraires. A titre d’exemple, Rochemonteix cite un texte lu par le Père Olivier Cendrier en janvier 1604, texte dans lequel les contemporains ont pu perçu un style - un souffle - « aussi cicéronien que Cicéron » (C. de Rochemonteix, Un collège de jésuites…, idem, p. 64). C’est dire l’excellence de la composition ! Après ce premier discours trois autres maîtres prirent la parole dans le même but. De 1620 à 1628, c’est le Père Louis Cellot qui fut chargé de la harangue latine, et on note qu’il se consacra par deux fois à un éloge de Louis XIII. En fait l’éloge du roi, autrement dit la célébration de la monarchie, était un passage quasi obligé dans ces sortes de cérémonies. J. Delfour (Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 283 ) évoque une manifestation lors de laquelle le professeur de rhétorique, qui a choisi la matière de sa harangue, un discours latin, se conforme expressément à l’usage qui commande de procéder à l’éloge du roi. Ces conventions n’interdisaient cependant pas d’aborder d’autres sujets ou de célébrer d’autres personnages (des personnages illustres, y compris parmi les autorités de l’Université – j’ai évoqué la pratique de l’éloge en abordant, à propos de la rhétorique, la définition du « discours », voir la séance 6 de cette année). Le même auteur cite en ce sens un discours prononcé dans ce même collège le 2 novembre 1586 (J. Delfour, idem, p. LXVII). Ce discours, qui évoque la peste et la guerre civile sévissant à ce moment dans la ville, est dédié au Principal du collège, Emeric Sabourin ; il est par ailleurs composé sur le mode d’un copier-coller (si on me permet une expression aussi anachronique) avec des vers de Vigile, d’Horace ou d’Ovide, et des passages de la Bible. A Poitiers,  des séances de ce genre avaient lieu durant la dernière quinzaine de décembre ou la première de janvier, en présence du Recteur de l’Université, qui décidait le jour et l’heure de la cérémonie, en présence également de l’évêque et des hautes personnalités de la ville. L’orateur était nommé pour la circonstance orator trimestris.

    En 1642, à Rouen, pour l’ouverture des classes en début d’année scolaire, le professeur d’humanités, le Père Georges Jogues (décédé plus tard dans une mission au Canada), lut une pièce latine composée par lui. Il imaginait un enfant juif de Constantinople jeté dans une fournaise par son père qui n’avait pas supporté que son fils allât recevoir avec d’autres enfants, chrétiens, les parcelles restant de la sainte Eucharistie ; quoique, fort heureusement la sainte Vierge protégea l’enfant martyr contre les flammes et contre la faim… (s’agit-il de dépeindre un Juif hérétique et infanticide ?). D’après une lettre du Père Brisson, du collège de Rennes, adressée au Père Blondel, du collège de Rouen, on constate qu’un siècle plus tard, le 20 octobre 1747, jour de la rentrée rennaise, on entendit une lecture de quatre discours et de deux poèmes (je tire ces deux exemples de C. de Rochemonteix, Un collège de jésuites…, op. cit., note 2, p. 65).

    Des discours en latins sont aussi prononcés par les professeurs à l’intérieur des classes, cela va sans dire. Je suppose en outre qu’on peut rapprocher de ces harangues professorales les plaidoyers annuels prononcés par les élèves de rhétorique au collège de Clermont (puis collège Louis-le-Grand), dans le théâtre même, sur la base d’un canevas dicté par leur professeur (la pratique, initiée dans ce collège au XVIIe siècle se répandra ensuite dans d’autres collèges). C’est ainsi que le Père Charles Porée, un maître qui enseigna le jeune Voltaire et s’attira la profonde gratitude de celui-ci, demandait en 1726 à quatre de ses élèves de discuter les mérites respectifs du médecin, du chirurgien, du botaniste et du chimiste ; de même qu’il put poser la question de savoir lequel d’entre les maîtres suivants était le plus utile aux écoliers : celui de littérature, le maître d’armes, le maître de danse, le professeur de mathématiques (G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand…, op. cit., p. 286).

     

    Tournons-nous maintenant vers les élèves. Quelles sont les principales activités orales que leurs maîtres commandent, et sur quel(s) mode(s), ces activités sont-elles assumées par les collégiens ? C’est ce que nous allons voir. Examinons d’abord les consignes relatives à la pure et simple récitation des leçons (textes d’auteurs ou commentaires des maîtres sur ces textes)

     

    a) Prononcer

    En traitant de la rhétorique (début de la séance 6 de cette année), j’ai laissé apercevoir l’intérêt accordé dans les collèges aux prestations orales des élèves et aux aspects physiques de ces prestations. C’est ce dont il est question maintenant. On note d’abord le souci du ton utilisé pour tel ou tel texte (pas le même ton pour dire les vers d’une poésie que pour reproduire le discours d’un orateur dans une assemblée politique), mais aussi des gestes éventuellement associés, et enfin de la diction. La diction est comme une exigence à respecter avant et en vue des autres, et pour le grand profit de la mémoire. L’élève est donc invité à dire le texte (texte d’auteur ou commentaires du maître, encore une fois) avec lenteur, d’une voix claire, en s’appliquant à prononcer exactement tous les mots, en faisant bien attention aux termes qui risqueraient de lui opposer une difficulté quelconque (voir F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 114). Ceci démontre que l’activité d’écoute a pour contrepartie la mise en œuvre d’une ressource motrice, puisqu’il s’agit pour l’élève de mémoriser et de réciter en observant dans les textes et les phrases, ou les vers, des allitérations, des accentuations, et puis la métrique, des rythmes, avec des quantités (de mots et de syllabes), etc. Ce principe se retrouve dans l’association du chant à la récitation, une pratique des premiers maîtres de la compagnie, notamment pour concurrencer un procédé peut-être pas inventé mais à tout le moins mis à l’honneur par Calvin. Un article d’Anthony Grafton sur « La lecture humaniste », in Guglielmo Cavallo et Roger Chertier, dir., Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., donne plusieurs exemples d’élèves italiens de la fin du XVe siècle dont la formation appuie à la fois sur le rôle de la mémoire et sur celui de la diction, et l’auteur évoque le « rôle central » des « qualités orales du texte écrit » : je reprends à mon compte cette dernière et excellente formule.

    Réciter, ou lire à haute voix, ce sont donc des activités que l’élève assume de manière scrupuleuse. Dans un texte de 1685, l’Actio Oratoris, un père jésuite nommé Lucas, raconte des souvenirs de sa scolarité au collège de Clermont et d’un régent des petites classes, qui le guidait lorsqu’il devait répéter ou réciter :

     

    « Je l’entends encore me dire textuellement : ‘ Ouvre la bouche, mon enfant, ouvre la toute grande ; émets un souffle vocal, les lèvres bien écartées, tu auras A’. Ma première lettre se fit entendre quand je donnai à mes lèvres enfantines la forme que désirait le maître. ‘Avance maintenant la langue vers le bord des lèvres, continuait-il, tu produiras E’. E résonna tandis qu’un souffle s’exhalait de ma bouche. ‘Ecarte de part et d’autre la lèvre supérieure, ajouta-t-il, tu auras l’I.’ J’obéis ; ma langue pressée par en haut vibra soudain ; voilà I. ‘Arrondis et avance l’orbe tenu des lèvres, demanda-t-il encore.’ J’arrondis la bouche et lui donnai la forme demandée. C’est la lettre O. O se voit. ; le son O frappe les oreilles. ‘Avance encore tes lèvres déjà gonflées par O, tu produiras l’U.’ Et puis toutes les consonnes, formées selon leurs caractères respectifs, apparaissaient sur le bord des lèvres, tandis que j’ordonnais à ma bouche empressée d’exécuter les ordres. » (cité par F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…op. cit., p. 123).

     

    Soyons-en conscients : il s’agit du latin, avec des élèves qui peuvent très bien avoir peu de connaissance même du français, et dont les nombreux défauts de prononciation (ou ce qui apparaît tel) demandent à être rigoureusement corrigés.

     

    b) Déclamer

    Quand on considère les activités - il faudrait dire les prestations – orales commandées aux élèves et effectuées par eux, avec une grande fréquence et une grande régularité, on aperçoit aussi la pratique du théâtre  - sur laquelle je n’ai pas dit grand-chose, bien que je n’ignore pas l’intérêt, parfois ambigu, que lui portent les Jésuites. Mais il faut sans doute situer cet intérêt sur le même plan que les multiples précautions concernant la voix, la parole et la prononciation, toutes recherchant la meilleure imprégnation possible de l’esprit par le truchement de la mémoire. Pour la commodité de l’analyse, je dirai qu’il y a sur ce registre une activité importante, et en quelque sorte moyenne, intermédiaire entre la récitation et le théâtre, et c’est ce qui s’appelle la déclamation, laquelle se nomme aussi, précisément la pronuntiatio (voir à nouveau la séance 6 sur la rhétorique, où ces notions ont été posées ; et Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 123 ; ainsi que L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 189). C’est une lecture, disons : une lecture théâtralisée, comme le suggère en français le verbe « déclamer ».

    Au collège de Clermont, la déclamation se déroule soit en classe, sur l’estrade, chaque semaine ou tous les quinze jours, et alors il s’agit de la privata declamatio ; soit, tous les mois, ailleurs dans l’établissement, dans la salle des Actes, dans la chapelle ou même au réfectoire, et c’est alors la publica declamatio. L’une et l’autre adoptent en outre les règles de la bonne prononciation et les exigences d’un engagement corporel adéquat. Il faut parler (lire, réciter) d’une voix claire et ferme, sans sautes d’intonations, sans parler du nez, sans manger la fin des phrases, sans bégayer, etc. (cf. G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, op. cit., p. 282).

    En fait, on peut penser que la déclamation, dont la codification scolaire remonte à Quintilien, a ceci de commun avec le jeu théâtral (sans s’y assimiler, on va le voir) qu’elle est destinée non seulement à mettre en valeur les œuvres, mais aussi à leur conférer un pouvoir particulier, le pouvoir de s’adresser aux émotions, de toucher la subjectivité, de faire vibrer l’« âme » de ceux qui écoutent, donc le pouvoir de transporter les auditeurs dans le monde du texte et de l’auteur, ce qui, pense-t-on, pourrait entraîner une adhésion affective aux grandes figures morales représentées dans ces textes. Outre un tel enrichissement spirituel, la déclamation passe aussi pour une bonne manière d’inciter les élèves à composer eux-mêmes, dans l’espoir, ensuite, d’acquérir par la lecture et la déclamation de leurs textes un certain prestige dans la classe.

    Chez les Jésuites, la tâche de déclamation culmine en classe de rhétorique. Tous les quinze jours, les rhétoriciens, devant une classe d’humanistes (situation étrange mais souvent évoquée par les auteurs sur lesquels je m’appuie), déclament des poèmes, des passages de discours d’orateurs voire des discours en entier. D’après le  Ratio de 1599 (règle n° 390 dans l’édition Belin déjà citée,  p. 171), une  déclamation ainsi comprise a lieu un samedi sur deux, avant midi, dans la dernière demi-heure, par un ou deux élèves qui prennent place sur l’estrade. Elle est dans ce cas « privée » comme je le disais ci-dessus, et porte sur une prélection, ou un poème, ou encore un discours. En revanche, elle est publique si elle se produit dans la grande salle du collège ou à l’église (règle n° 391). Dans ce cas, encore plus solennel, elle porte nécessairement sur un discours « plus important », qui peut être, certes un poème, en latin ou en grec (n’oublions pas : c’est toujours du latin et du grec), mais tout aussi bien la représentation d’un procès fictif lors duquel deux parties s’échangent des arguments pour et contre, avant que la sentence ne soit rendue. En outre, la règle n° 393 (idem, p. 172) prescrit que :

     

    « Le maître pourra parfois proposer aux élèves en guise d’argument quelque brève intrigue, à savoir une églogue, une scène ou un dialogue, afin de faire représenter en classe le meilleur des textes composés, en distribuant les rôles entre les élèves, mais sans aucun apparat théâtral ».

     

    Notons la précision : « sans aucun apparat théâtral, ce qui signifie probablement sans mise en scène. C’est là une restriction propre à cette époque (je l’ai annoncée plus haut), du moins est-ce l’idée de bien séparer les choses, la classe et d’autres moments. (Sur la pratique jésuite du théâtre, pour les cérémonies, les fêtes, comédies ou tragédies, avec costumes, décors, musique… voir - à nouveau - les exemples de pièces donnés  par C. de Rochemonteix à la fin de son livre Un collège de jésuites…, op. cit.).

    Au total, on le voit, l’importance des moments de déclamation est très grande dans ces établissements jésuites. Du reste, de tels moments sont déjà prévus dès l’époque inaugurale du collège romain. Le Ratio de 1586 se réfère aux Constitutions d’Ignace de Loyola lui-même (le fondateur de la Compagnie, je le rappelle), qui prescrivait des déclamations publiques hebdomadaires. On raconte d’ailleurs qu’à Rome, Ignace demandait à certains élèves d’aller s’exercer au milieu des ruines, en présence d’auditeurs. (Sur ces moments oraux, voir l’article de Sophie Conte, « Louis de Cressolles : le savoir au service de l’action oratoire », in XVIIe siècle, 2007, n° 237, pp. 653-667).

     

    c) « Concerter » (ou « disputer »)

    On a vu que la récitation des leçons peut prendre et prend souvent la « forme agonistique des concertations » comme dit Dainville (La naissance de l’humanismeop. cit., p. 173), les élèves s’interrogeant les uns les autres. La Père Ledesma parle bien de « disputer au moyen d’interrogations mutuelles » (cité par F. Charmot,  La pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 285). Jouvancy quant à lui, dans son Ratio discendi et docendi, fait reposer ces « concertations » sur le principe d’après lequel un élève qui lit un devoir doit avoir « un émule tout prêt à corriger ses erreurs » (cité par F. Charmot, idem, p. 395). Un témoignage permet de saisir à quel point l’élément de déclamation reste très présent dans ces activités. C’est un texte de 1585, intitulé Bigarrures, d’un certain Tabourot des Accords, un Bourguignon  (sans autre précision), qui a assisté à des séances à Dijon. A propos des Jésuites, cet auteur raconte ce qui suit :

     

    « trois ou quatre fois l’an, ils choisissent quelque beau sujet es histoire Romaine ou Grecque, et le font discuter problématiquement en public, d’une part et d’autre, par divers beaux jeunes esprits, que ils enseignent à si bien imiter les actions antiques, avec si belles prononciations, et gestes bien composez, qu’il semble proprement aux spectateurs que l’on soit en l’action mesme. » (cité par Dainville, La naissance de l’humanisme, op. cit., p. 124-125 ; et L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 189 ).

     

    De manière générale, ces activités mettent en œuvre, c’en est une autre dimension importante, le moyen de l’émulation, typique de la pédagogie des Jésuites. C’est pourquoi les activités en question, pratiquement conçues comme des situations solennelles, se concluent par des remises de prix et de distinctions. Durkheim avait bien noté  que  la gloire et l’honneur étaient des passions que l’époque se devait de flatter. Il faut même dire que la distribution de récompenses et l’attribution des dignités, des statuts honorifiques, si éclatantes dans les collèges jésuites pour les raisons que j’ai dites (l’organisation d’un mouvement global de la classe avec les décuries, les hiérarchies dans les décuries et les luttes entre décuries), cette distribution est le but principal visé par les disputes désormais nommées des « concertations ».

    Lucien Gleize est l’auteur d’un récit relatif à un collège jésuite situé à Bessègue (dans le Gard), collège créé dans la seconde moitié du XIXe siècle, après 1870. L’ouvrage, publié en 1894 (téléchargeable sur Gallica), s’intitule Chez les jésuites. Il est appuyé sur l’expérience personnelle de l’auteur, ce qui ne le prive pas, ajouterai-je, d’une intention critique assez nette, même si, d’après l’auteur toujours, il est rédigé avec le plus grand souci d’impartialité. Ce texte est très tardif par rapport à la période qui m’occupe aujourd’hui, éloignée d’au moins deux siècles ; mais il est quand même plausible de le citer, au moins pour mesurer la durée des techniques pédagogiques en vigueur chez les Jésuites. Un document très intéressant en tout état de cause, pour pénétrer en pensée dans les classes et tenter de percevoir l’atmosphère que les élèves avaient pu y respirer. Je reparlerai plus loin de ce livre ; pour l’instant je le mentionne d’abord pour ce qu’il nous apprend au sujet des concertations. L. Gleize note bien en effet (p. 132), que la « Concertation » n’est autre qu’un « système de classement hebdomadaire ». La formule est très claire ; bien davantage que dans un certain nombre d’autres textes.

    Sur le fond, quant à la définition des récompenses, le Père de Jouvancy avait toutes sortes d’étonnantes préconisations, comme de mettre sous les yeux de tous les élèves des lauriers ou d’autres récompenses à obtenir en cas de victoire, ou encore de demander aux vaincus de porter aux pieds des vainqueurs une palme ou une couronne ornée de rubans et de fils de cuivre. Réciproquement, les fautes commises (toujours dans l’idée de Jouvancy) devaient entraîner punition ou flétrissure, comme le fait de prendre place sur un « banc de misère », au milieu ou dans un coin de la classe (sur ces préconisations de Jouvancy, voir F. Charmot, La pédagogie de Jésuites…, op. cit., p. 397-398).

    Dans le Ratio de 1599 l’exercice dont je parle se range donc - je viens d’utiliser le terme à plusieurs reprises - sous la notion spéciale des « concertations » - concertationes (on a déjà rencontré ce terme en suivant le récit d’Henri de Mesme, élève au collège de Bourgogne à Paris vers 1545-1547 avant d’aller à Toulouse en rhétorique ; car il raconte : « venions dîner après avoir en hâte conféré demi-heure sur ce qu’avions écrit de lectures » ; voir séance 7). Cette technique peut faire penser à l’enseignement mutuel du début du XIXe siècle, sauf que le mouvement d’ensemble et les commandements particuliers relèvent toujours chez les Jésuites de l’initiative et du contrôle des professeurs exclusivement. (Sur ces pratiques, voir l’article introductif d’A. Demoustier à l’édition Belin du Ratio, p. 22 ; voir aussi J. de Viguerie, L’institution des enfants…, op. cit., p. 170 ; et Dainville La naissance de l’humanisme,, op. cit., p. 145 et suiv.).

    Ces joutes oratoires (j’emploie cette expression pour rappeler le contexte d’oralité) ont lieu habituellement juste avant la prélection, pour maintenir la mémoire de la leçon précédente, et à la fin de la classe du matin et de la classe du soir pour la mémoire de la leçon du jour. Comme je l’ai déjà dit, ce sont des affrontements dans lesquels l’adversaire peut être un élève pour un autre élève, un groupe d’élèves pour un autre groupe d’élève, mais aussi un professeur face à un ou plusieurs élèves. Au titre des « concertations », le Ratio, de 1599 prévoit (règle n° 433 dans la même édition, Belin, p. 192), par exemple à propos de la classe inférieure de grammaire, que, soit un élève (un émule) corrige le devoir d’un autre élève, soit le professeur suscite des questions des élèves sur les exercices de l’heure. Ce peut-être aussi un élève qui fait traduire par un autre des expressions de la langue vulgaire ; ce peut être encore un élève qui demande à un autre la flexion des noms et des verbes difficiles rencontrés dans la prélection. Ce peut être de la même manière un jeu de questions et réponses sur des définitions et des exemples. C’est à peu près ce qui se passe dans la classe au dessus (règle n° 414, idem, p. 183), dans la classe d’humanités (règle n° 401, idem, p. 177), ainsi que dans la classe de la rhétorique (règle n° 386, idem, p. 170) ; avec, chaque fois, bien sûr, des variantes adaptées au type de connaissance et au degré de progression propres à ces différents niveaux de la scolarité. Ces combats mettent également aux prises deux classes, l’une supérieure et l’autre inférieure. Et, si un élève d’une classe supérieure récite de petits discours, des poèmes, etc., ceux de la classe inférieure peuvent l’écouter, l’admirer, l’applaudir affirme Jouvancy, et même lui proposer quelque difficulté à résoudre (cité in F. Charmot, La pédagogie des Jésuites, op. cit., p. 396).

    « Concertation », on l’aura compris, est donc un autre nom ou le nouveau nom de la dispute, ce fameux exercice très en vogue au Moyen Age, et passé dans les collèges dès les premières fondations, mais au prix d’une transformation très nette au cours du temps. Je crois pouvoir dire que la concertation est ce qu’il reste de la lutte orale (dialectique) du Moyen Age, étant entendu que, au terme de ses évolutions sensibles dont je parle, dans le fond et la forme, l’activité s’invite désormais tout autant dans les petites classes, même à propos de l’enseignement des rudiments de la grammaire, que dans les grandes, et n’est donc pas l’apanage des élèves et des classes de philosophie donc des questions hautement abstraites et sophistiquées de théologie et de métaphysique. F. Charmot (idem, p. 283 et suiv.) cite à ce sujet des préconisations du père Ledesma sur l’obligation d’organiser ces exercices pour les élèves débutants, y compris pour pénétrer le sens du catéchisme de base. Ignace avait lui-même prévu de faire descendre, si je puis dire, dans les classes d’humanités, les exercices de dispute en vigueur dans les facultés supérieures (un texte tiré des Constitutions d’Ignace de Loyola est cité à ce sujet par F. Charmot, idem, p. 399). G. Dupont-Ferrier (Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, op. cit., p. 211) souligne à son tour la diffusion des pratiques de concertations y compris dans les petites classes de ce collège de Clermont au XVIIe siècle. Il dit exactement que « les concertations avaient gagné ce que les disputes avaient perdu ».

    Mais entendons-nous bien : sous cette forme nouvelle de « concertation », la dispute (transformée) a pour but intellectuel la répétition donc la mémorisation des leçons. Toutefois, cela n’empêche pas que certaines concertations, dans les classes les plus hautes, la rhétorique et la philosophie, activent des capacités personnelles et offrent aux élèves l’occasion de développer un point de vue propre en réaction au point de vue de l’adversaire du moment, en même temps qu’elles mobilisent les acquis de la mémoire (acquis de références, de définitions, d’arguments) relatifs à la question choisie. Il y a là, si l’on veut, un modèle de formation de l’esprit plus proche de l’ancienne dispute, modèle dont on peut penser qu’il fait écho à la dispute médiévale proprement dite, et, plus lointainement, au dialogue socratique. Disons qu’à ce niveau, la dispute devient « maïeutique », ce que à quoi ne peut prétendre la concertation de base entre élèves, qui se produit en vue des apprentissages et des corrections nécessaires dans le cours des apprentissages.

    Lucien Gleize, que j’ai cité plus haut, reconstitue la séance de concertatio typique telle qu’il l’a connue. Son récit n’est pas fait différemment de la manière dont j’ai rendu compte des luttes entre décuries au XVIIe siècle, en citant d’autres auteurs (cf. séance 12 de 2016, où ce thème est assez développé)  ;  mais je donne maintenant ce texte en me centrant davantage sur l’exigence d’une performance orale effectuée par les élèves, où apparaissent très clairement les aspect de récitation et même de prononciation ; un oral d’autant plus important qu’il décide de leur placement donc de leurs fonctions dans la hiérarchie de la classe  (texte du XIXe siècle, je le redis, mais qui expose des moyens et des fins très comparables à ceux du XVIIe ) :

     

    « Le samedi, a lieu dans chacun des camps une lutte pour l’obtention des grades : Concertatio disent les Pères. Les armes sont les leçons de la semaine. Tout élève peut défier le dignitaire qui lui est immédiatement supérieur, et celui-ci, vaincu, provoquer le suivant. Les deux rivaux se lèvent ; l’agresseur interroge le dignitaire en place sur une leçon qu’il choisit, relevant toute faute remarquée. A son tour il est soumis à la même épreuve, durant un nombre égal de minutes, sur une autre leçon choisie au gré de son adversaire. Celui des deux rivaux qui commet le moins de fautes est déclaré vainqueur. Souvent des disputes comiques éclatent ; l’interrogé (…), sachant surtout son commencement, traîne sur les syllabes pour le faire durer le plus possible. L’adversaire furieux proteste, souffle la phrase qui suit. La question se pose alors de savoir s’il y a faute de récitation, ou si le souffleur s’est par trop pressé. De ce temps, le reste de la classe s’amuse ferme.

    La concertation finie, dans chacun des camps on somme les bons points obtenus durant la semaine. Une bannière rappelant celle des orphéons est arborée au dessus du bureau de l’Imperator vainqueur ; elle y reste jusqu’à la défaite.

    Le procédé est enfantin, mais amusant. J’avoue toutefois qu’au bout de 3 ou 4 ans de cet exercice nul de nous ne prêtait plus attention aux concertations hebdomadaires, et que le désir s’éteignait en nos cœurs d’être l’Imperator triomphant sous la bannière des victoires. » (Lucien Gleize, Chez les jésuites, op. cit., p. p. 133-134 ; ce texte est également cité par J. Delfour, Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 284).

     

    Il faut sans doute prendre avec prudence les récits de L. Gleize, lorsque cet auteur, désireux, je l’ai dit, d’être véridique, adopte pourtant un point de vue critique qui frise parfois, semble-t-il, le règlement de comptes… : c’est ainsi qu’il assorti son chapitre sur les élèves d’un texte qu’il intitule « Quelques réflexions d’une brebis galeuse ». Cela étant, de la part d’un ancien élève des jésuites, et un élève qui a effectué une scolarité de dix années auprès des Pères de la Compagnie, il y a tout lieu d’apprécier certaines notations comme des reflets d’une réalité des collèges et de la vie des classes que d’autres textes, les monographies dans lesquelles je puise pas mal de renseignements mais qui sont issues des Jésuites eux-mêmes, nous représentent sous un jour un peu trop idyllique. J’ai plutôt tendance à faire confiance aux remarques qui nous font sentir, au-delà d’une pratique, l’état d’esprit de ceux qui l’effectuent, lorsqu’ils l’effectuent, même s’il s’agit d’une groupe minoritaire d’ex-élèves un peu insatisfaits, voire franchement mécontents. On trouvera beaucoup de notations de ce genre dans l’ouvrage de L. Gleize, lorsqu’il décrit les classes, les professeurs, et surtout ses condisciples, les autres élèves.

     


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