• Séance 13

     

    CHAPITRE IV

    (suite)

     

    II) LES TACHES EFFECTUEES PAR LES ELEVES

    (suite)

     

     

     

    6) Travaux écrits en humanités et rhétorique

     

    Je termine aujourd’hui par les classes d’humanités et de rhétorique ce tour d’horizon sur les pratiques d’enseignement et d’apprentissage, et plus spécialement, au point où j’en suis, sur les travaux écrits effectués par les élèves dans les collèges de la Renaissance et de l’Ancien Régime. Mais tout d’abord, faisons le point sur ce qui remplit le temps scolaire d’un collégien. Imaginons la journée idéale d’un élève de ces époques reculées. Idéale… pour les maîtres, car, je ne l’ai pas caché, on trouve à toutes les époques de nombreux exemples d’élèves qui échappent à ce modèle, c’est-à-dire qui ne travaillent que quand ça leur chante, et qui s’adonnent à bien d’autres plaisirs… coupables !

    La classe, qui dure deux heures ou deux heures trente, et qui a lieu une fois le matin et une fois le soir, comprend les récitations (des élèves) et les corrections (du maître) ; puis la leçon-lecture ou praelectio (avec ou sans dictées) ; puis des répétitions de la prélection (pour la mémorisation) ; puis le travail personnel de l’élève, c’est-à-dire la « revue » des textes et des notes (encore la mémorisation), et enfin les exercices - voilà où j’en suis. Exemple d’exercices : les thèmes latins, dont la matière est dictée. Ces exercices sont effectués s’il se peut en classe, ou sinon après la classe, à l’étude ou en d’autres  lieux et temps, chez soi, à la pension, et ce, s’il le faut, jusqu’au coucher, comme les leçons que l’on ne cesse pas de mémoriser. Voilà à peu près ce que j’ai tenté d’exposer – clairement j’espère. (Un résumé assez comparable mais plus développé se trouve dans l’ouvrage de Roland Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, PUF, 1974, p. 552-558). Pour compléter ce résumé, je vous suggère de mettre ces diverses descriptions d’activités en rapport avec les éléments de la culture transmis dans ce cadre (voir à ce sujet les explications données dans les séances 2, 3, 4, 5 et 6). N’oublions pas, autre rappel, la volonté d’imprégner l’esprit des élèves par les œuvres des grands auteurs, qu’il est question de lire, de réciter et d’imiter tout au long de la scolarité.

    Pour clore cette enquête, je consacrerai l’an prochain quelques séances au XIXe siècle, moment de la construction de l’enseignement secondaire contemporain qui, comme tel, a été le siège de plusieurs évolutions pédagogiques marquantes (évolutions culturelles d’abord, d’après mon schéma d’explication). Concernant l’Ancien Régime, on aura remarqué que je ne traiterai pas des deux années de philosophie qui prolongent la scolarité dans les établissements de « plein exercice » (pour avoir une petite idée du genre de travail effectué en philosophie, voir l’ouvrage de R. Mousnier, idem, p. 555). Il m’a semblé qu’en effet l’observation des activités des élèves et des maîtres dans cette section de deux années n’aurait pas apporté grand chose de plus à mes analyses précédentes. Car en fait, les classes de grammaire, puis les humanités et la rhétorique, une sorte de nouveau trivium, loin du Moyen Age, constituent le bloc consistant, donc le plus significatif de l’enseignement des collèges. J’ajoute que la plupart des élèves quittent le collège après la classe de rhétorique : ce fut le cas de Voltaire notamment. N’envisagent de poursuivre en classe de philosophie que les élèves qui aspirent à accéder aux facultés supérieures. (Cela dit, j’admets volontiers que, l’histoire de l’enseignement philosophique n’étant faite que très partiellement, et plus encore en ce qui concerne l’Ancien Régime et les collèges, elle mériterait une étude détaillée spéciale -  ce n’est pas mon projet ; ni de ma compétence).

    Je voudrais en outre que cette partie de mon exposé se produise sur un mode plus synthétique que les précédents. Non seulement parce que je vais retrouver ici des données dont nous avons déjà pris connaissance à propos des niveaux de classe précédents voir même à propos des niveaux dans lesquels nous entrons maintenant, les humanités et la rhétorique (données culturelles, pédagogiques, institutionnelles) ; mais aussi parce que l’observation  des pratiques de la rhétorique permet de porter un regard plus large sur l’ensemble du cursus et les multiples processus d’enseignement et d’apprentissage qui s’y déploient, côté des élèves et côté des maîtres.

    De la classe d’humanités à la classe de rhétorique, quels exercices sont imposés aux élèves, et selon quelle progression ?

    Nous savons que l’objet intellectuel et didactique de la classe d’humanités est d’abord la poésie, tandis que l’objet de la classe de rhétorique est plutôt le discours. Cela étant, dans chaque classe, aucun de ces domaines n’exclut l’autre. Car en réalité, l’enseignement rhétorique ne se sépare pas de l’enseignement de la poésie. Chez les jésuites, dans le Ratio studiorum de 1599, la règle 375 (p. 165 de l’édition Belin), note bien que « l’éloquence parfaite (…) comprend deux matières essentielles, l’écriture en prose et l’écriture poétique »). C’est d’ailleurs au point qu’à Dijon, au collège des Gondrans, au XVIIIe siècle, il y a deux chaires pour la rhétorique, intitulées l’une chaire de poésie, et l’autre chaire d’éloquence. (Cf. Marcel Bouchard, De l’humanisme à l’Encyclopédie…, op. cit., p. 77). Sur ce principe, le Ratio, dans la règle 385 (p. 174 de l’édition Belin), énonce que la classe d’humanités vise à « préparer pour ainsi dire le terrain de l’éloquence » ; et ce de trois manières : par la connaissance de la langue (avec les textes de Cicéron, on se penche sur le vocabulaire, ses propriétés, son abondance), ensuite par l’érudition (on apprend l’histoire romaine avec César, Salluste, Tite-Live, Quinte-Curce et d’autres, sans oublier les poètes, avec Virgile ou les odes d’Horace, des élégies ou épigrammes d’auteurs illustres  - « expurgés de toute obscénité »), et enfin par « une brève information sur les règles relatives à la rhétorique ». Alors, quels sont en général les exercices types effectués par les élèves de ces deux classes d’humanités et de rhétorique ?

     

    a) En humanités

    Dans la classe d’humanités, les élèves poursuivent l’initiation à la composition de textes originaux en vers à laquelle la classe précédente, la 3ème, les avait déjà invités. On  a vu qu’en 3ème en effet, les élèves, à qui on a donné quelques notions de prosodie et de métrique (ce qui s’intéresse d’abord au nombre de syllabes dans tel ou tel type de vers), sont confrontés à un exercice simple qui consiste à remettre en vers un texte que leur maître a d’abord transformé de vers en prose. Ensuite, autre exercice, sans doute d’un niveau un peu supérieur, le maître propose un texte de cette sorte, mais dont il a changé quelques mots, qu’il faut alors remplacer par des synonymes, l’élève ayant toujours la consigne de composer ou recomposer un vers correct, autrement dit un vers qui satisfasse aux critères de la métrique (étant entendu qu’on l’exerce au vers le plus courant dans l’antiquité - et assez facile, le vers de six pieds, l’hexamètre).

    Après cela, difficulté supplémentaire qui caractérise aussi bien les humanités que la rhétorique, le maître donne des sujets moins développés, un mot ou une sentence, à partir desquels il faut composer un texte relevant d’un genre poétique particulier – ode, épigramme, élégie, ou bien encore une épître. Pour l’idée générale de cette série d’exercice, voir M.-M. Compère et D. Pralon-Julia, « Les exercices latins au collège Louis-le-Grand vers 1720 », loc. cit., p. 17 et suiv. L’épître pourrait sembler s’éloigner de la poésie ; il n’en est rien si l’on songe par exemple aux Héroïdes d’Ovide, des lettres d’amour, souvent traduites, adaptées pourrait-on dire, à la Renaissance, y compris par Du Bellay. Je signale ici l’étude de Pascale Chiron, « Traduction et ‘conversion’ des épîtres héroïdes d’Ovide à la Renaissance », in Anabases,  n° 17, 2013, p. 119-133.

    En humanités, chez les Jésuites, ce genre d’exercice est censé avoir lieu deux fois par semaine (c’était tous les deux jours en 3ème). Comment le Ratio présente-t-il les choses ? Pour les « exercices pendant la correction », la règle 398 (p. 176 de l’édition Belin), demande que les élèves soient invités à extraire des phrases (notées on le suppose) pendant la prélection, pour ensuite « les tourner de différentes façons ». Pour les exercices indépendants du moment précis de la correction des devoirs par le maître, une autre règle, la règle 400 (p. 177) prescrit de façon détaillée la manière de choisir le devoir écrit, dont l’argument doit être dicté. Au premier semestre, ce sera une lettre dictée en français, « mot à mot », et tirée des prélections. En plus de cela, une fois par semaine, les élèves devront également rédiger une lettre, mais dans ce cas, ils seront « réduits à leurs propres ressource », autrement dit, ils seront confrontés à la nécessité d’inventer. On les y aidera toutefois en ayant pris soin de leur expliquer les genres épistolaires, et de leur présenter les textes de Cicéron (toujours lui !) ou Pline, en rapport avec ces genres. Au second semestre, l’entraînement s’intensifie et se complexifie, puisque la règle dit qu’on fera écrire, quoique « sur des arguments faciles et développés », des chries (développement d’une pensée exprimée de façon brève, à l’aide de lieux communs, de figures, de locutions, toutes choses  relevées, notées, apprises), puis des prologues, des narrations, des amplifications (je dirai plus loin en quoi consiste cet exercice tout à fait fondamental en rhétorique).

     

    b) En rhétorique

    Arrivons au sommet, donc, la classe de rhétorique, où le travail personnel a une plus grande ampleur encore. L’élève s’est enfin hissé jusqu’à l’art oratoire et à l’épreuve reine, la composition de discours. Il a gravi le chemin qui le mène à l’Olympe des grands orateurs de l’antiquité. L’importance de l’enseignement rhétorique se marque, dans un collège comme Louis-le-Grand, au choix réfléchi, par les autorités du collège, de professeurs réputés ou du moins dont la compétence est avérée. Un constat que permet de faire la liste de 28 professeurs que reconstitue G. Dupont-Ferrier, dans Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand…, op. cit., p. 221.

    Je recommande de ne lire l’exposé qui va suivre sur ces questions qu’après avoir lu (ou relu) les explications que j’ai données dans la séance 6 sur la culture rhétorique transmise dans les collèges.

     

    Remarques

    Pour saisir les spécificités de l’enseignement rhétorique emblématique des anciens collèges, voici plusieurs précisions concernant les contextes de culture dans lequel cet enseignement a pris cette place exceptionnelle et si influente sur la culture et la formation intellectuelle des élites pendant plusieurs siècles.

    1. Il faut d’abord savoir qu’il y a un rapport étroit entre le recours aux exercices écrits et le retour en grâce de la rhétorique. C’est le même mouvement de culture qui, dans les collèges parisiens du XVIe siècle, impose la rhétorique et donne l’habitude de traiter par écrit des sujets brefs, en vers ou en prose. D’où les  thèmes, versions, compositions etc., dont  Erasme et Vivès, notamment, ont proposé toutes sortes de variantes. Parfois le maître dicte un thema en langue vernaculaire qu’il faut développer en prose sous forme de lettre ou en vers ; d’autre fois il donne à faire un apologue, une fable, une narration en quatre parties, un petit discours, une improvisation quelconque, ou encore l’amplification d’un passage. Toute une gamme de travaux écrits est donc constituée dès cette époque, qui voit en conséquence reculer la dispute. Ramus s’en félicite en 1562, approuvant qu’on compose aujourd’hui là on se querellait autrefois (cité par G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites…, op. cit., p. 124).

    2. Une autre question concerne la compréhension même, par les maîtres et les corporations enseignantes, de l’art rhétorique et de ses finalités. Tout s’accordent à considérer que la rhétorique est la dernière étape de l’accès à l’univers mental des Anciens, étape d’un véritable séjour dans leur monde, en leur compagnie. Une expérience suprême qui ne se compare à aucune des expériences de la vie ordinaire (et qui est sans doute analogue à l’expérience spirituelle de la vie attentive aux règles religieuses). Mais indépendamment de cela, j’ai déjà signalé qu’il a pu y avoir une hésitation voire une divergence entre plusieurs options possibles, donc différentes définitions et pratiques de la rhétorique. F. Charmot, dans son ouvrage sur La pédagogie des Jésuites… (op. cit., p. 266 et suiv.) affirme que si les Jésuites se réfèrent essentiellement à Cicéron, au De oratore (De l’Orateur, 1er siècle avant J.C., traité qui présente les principes de l’art oratoire sous forme dialoguée), puis, secondement, à Quintilien et au De insitutione oratoria (L’institution oratoire, 1er siècle après J.C.) ; puis à Aristote, dans une moindre mesure, c’est parce qu’ils adoptent ce qui a été sans doute l’opposition de Cicéron aux rhéteurs et aux enseignements de son époque. Cicéron s’est en effet élevé contre un enseignement de type sophistique, qui privilégiait la connaissance des règles au détriment d’une étude des choses et des hommes, étude, souligne Charmot, que seules proposent la poésie et de la philosophie (cet auteur cite p. 267 plusieurs passages de Cicéron et de Quintilien qui donnent l’indication précise de leur intérêt pour la poésie dans la perspective de la rhétorique). Dans cette orientation psychologique et morale, la rhétorique est un moyen au service de l’éloquence, non de la persuasion pure et simple (telle que définie par Aristote) : il ne s’agit pas seulement de bien parler, il s’agit avant tout de bien penser. Cette manière de voir me pose, à moi,  pas mal de problème, tant les frontières entre persuasion et éloquence sont floues. Est-il question, à propos de l’éloquence d’un « dire vrai », là où la persuasion se cantonnerait au « bien dire » ? J’aimerais  pouvoir résumer ainsi les choses. Mais je ne peux pas l’affirmer. Je puis dire cependant que l’analyse aussi érudite que profonde de F. de Dainville, dans son article sur « L’évolution de l’enseignement de la rhétorique au dix-septième siècle » (in L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 185-208), est assez convergente avec celle de Charmot (écrite vingt ans plus tôt seulement). Dainville remarque à son tour le privilège accordé par les Jésuites à Cicéron jusqu’au milieu du XVIIe siècle ; et il note que cette période est suivie par une autre lors de laquelle les maîtres font de plus en plus référence aux passions et émotions à produire chez l’auditeur du discours. C’est ainsi, poursuit Dainville, que Jouvancy, le maître fameux de Louis-le-Grand à la fin du XVIIe siècle, explique dans son Ratio  discendi et docendi :

     

    « Comme les hommes ne se laissent guider par les raisons que suivent les sentiments qu’ils éprouvent, il faut en dehors des preuves qui éclairent notre esprit, exciter les passions, si le sujet le comporte, ébranler la volonté. Pour cela, il sera fort utile de bien connaître les mœurs des hommes et la nature des mouvements de l’âme. Pour chaque genre de cause, il faut exciter des passions différentes. » (cité par Dainville, idem, p. 196).

     

    3. Plus difficile à démêler peut-être, la question de savoir ce qu’il en est de la rhétorique dans la société de l’époque. Pour répondre à cette question d’histoire culturelle générale, nous disposons d’une très belle étude de Sophie Conte (mais il y en a beaucoup d’autres – j’ai déjà cité les travaux de Marc Fumaroli et un ouvrage collectif sur l’histoire de la rhétorique, de 1999). L’article de S. Conte, d’un grand intérêt pour mon investigation, est intitulé « La rhétorique au XVIIe siècle : un règne contesté » (in Modèles linguistiques, n° 58, 2008, p. 111-130). C’est une étude du devenir de la rhétorique et de sa prédominance dans les collèges à l’âge classique. Vision à la fois globale et détaillée de l’évolution de la rhétorique qui, dans la société du XVIIe siècle, entame alors son déclin. L’auteur pose d’ailleurs que les Jésuites se réfèrent plutôt à Quintilien et à L’institution oratoire qu’à Cicéron, sur le plan pédagogique, pour le corpus de règles à apprendre. Mais ce qui est le plus frappant dans cette étude, ce sont les idées suivantes  (j’extrait celles qui intéressent particulièrement mon propos).

    Tout d’abord, au cours du XVIe siècle, chez les humanistes (indépendamment de l’enseignement des collèges), l’idéal de l’orateur cicéronien a été supplanté par l’idéal du courtisan forgé en Italie – ce qui deviendra en France l’idéal de l’honnête homme. Dans l’histoire littéraire ceci correspond au passage de l’humanisme au classicisme, passage que marque l’émergence de la prose française et la formation de l’idée même de littérature telle que nous la comprenons toujours. Pour avoir une idée de l’idéal du courtisan, on peut se reporter au très célèbre (en son temps) ouvrage de Baldassare Castiglione, italien, publié en 1528, Le livre du courtisan. C’est une sorte de manuel de savoir-vivre ; il s’agit donc de bonnes manières, on dira aussi civilité, ce qui inclut évidemment l’intérêt pour les Lettres. Le rapport entre civilité et rhétorique, une rhétorique qui rejoint la civilité, donc, est bien perçu par Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche dans Histoire du visage, XVIe – début du XIXe siècle (Rivages/Histoire1988, p. 28), puisque la civilité, qui transforme la courtoisie chevaleresque, n’est pas seulement affaire de manières : elle a trait également à la conversation. Est alors posée, je le dis en passant, l’intéressante question des rapports entre la culture et les milieux de sociabilité où la culture acquiert sa valeur et ses particularités intellectuelles, morales, etc.

    Autre idée. Au même moment, les sciences expérimentales et la philosophie (disons pour simplifier : Galilée et Descartes) prennent leur essor en rejetant la doctrine d’Aristote, dont le retrait dans la culture savante est dès lors inéluctable. Retrait dans culture savante, mais pas dans la culture des collèges : voilà un constat sans surprise, mais pas du tout sans intérêt pour l’histoire de l’enseignement. Je nuance : ce retard typique caractérise les Jésuites, mais pas les Oratoriens ni les Doctrinaires, qui ont fait assez vite intégré le cartésianisme à leurs enseignements philosophiques (au XVIIIe siècle).

    Troisième idée. Alors que l’éloquence n’est plus l’apanage des seuls magistrats et des gens d’Eglise, les jésuites maintiennent une rhétorique au service du message divin, c’est-à-dire en vue de la prédication et des missions, qui cherchent à convertir les hérétiques et les âmes égarées. Ce moment est aussi celui où, dans la société, pour les raisons que j’ai dites, la rhétorique commence de décliner. La séduction qu’elle exerçait sur les esprits cultivés s’amenuise peu à peu. Processus visible chez Descartes (qui accorde la priorité au « bon sens » dans la démonstration – ce sont les premiers mots du Discours de la méthode), mais pas chez Pascal, qui valorise quant à lui la rhétorique. Dans la pratique, ce processus s’observe à un nouvel usage du lieu commun, en rupture avec l’antiquité, mais faisant écho à la Renaissance. Dans l’antiquité, les lieux communs étaient des principes généraux permettant de synthétiser des cas particuliers, tandis qu’à l’époque moderne ce sont des propos de toutes sortes, collectés sous forme de citations, d’extraits remarquables consignés de jour en jour sur des cahiers ad hoc. On  a vu cela…

    D’autres changements sont alors sensibles dans la conception et l’exercice du discours. Dans l’invention, on conteste l’usage abondant de la citation - qui singularise le pédant, non l’honnête homme ; dans l’élocution, moment principal du discours, la sentence laisse place à la devise ou l’emblème… Bien sûr, il y a encore au XVIIe siècle de grands prédicateurs qui sont aussi d’excellents rhéteurs, comme Bossuet ou Bourdaloue ; mais, nous assure S. Conte (dont je suis les explications), il n’est pas sûr qu’ils recueillent dans le public mondain l’audience qu’ils escomptent.

    Je viens de parler d’invention et d’élocution : je rappelle que, dans la démarche didactique,  le discours est censé se développer en quatre phases bien définies (après qu’aient été enseignés les préceptes et une bonne dose d’érudition) : l’inventio (le fond), la dispositio (le plan), l’elocutio (style, vocabulaire, figures, images), et la pronuntiatio (déclamation, etc.). C’est la définition de Quintilien, qui est reprise dans la règle n° 382 du Ratio (p. 169 de l’édition Belin).

    Dans ces remarques, je ne dépasse pas le XVIIe siècle. Le XVIIIe verra d’autres doutes et remises en question. Je pense en particulier, mais je ne m’y arrête pas, à la rénovation des collèges de l’université parisienne engagée par Rollin au début du XVIIIe siècle : là,  il s’agit, autre débat crucial, de reléguer le latin et de défendre une rhétorique en français (voir  H. Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres…, op. cit., Livre quatrième, chap. V, p. 265 et suiv.). Sur la détestation lente, mais ô combien lourde de conséquences, du latin, il m’est arrivé de citer l’article « Collège » de l’Encyclopédie, article de d’Alembert. Je recommande sur ce courant anti-langues mortes de regarder aussi l’exposé fait en 1806-1807 par Joseph Chénier (le frère d’André, le poète - guillotiné) : Fragmens du cours de littérature fait à l’Athénée de Paris en 1806 et 1807, notamment, le texte « Sur les progrès des connaissances en Europe et de l’enseignement en France », p. 202 dans l’édition de 1818 que j’ai consultée, où Chénier parle d’un enseignement, celui des collèges, où « le latin même ne pouvait s’apprendre que par six ans de routine, sans connaissance méthodologique des élémens de la langue, vice radical… ». (Puisque je parle de Chénier, Joseph, je signale pour les littéraires qui s’intéresseraient à la formation du concept de littérature, son Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789).

     

    Après ces remarques destinées à contextualiser la rhétorique dans le champ culturel et social des XVIe et XVIIe siècles, il me reste encore un scrupule, que je formule de la façon suivante (puisque j’ai dit que je voulais opérer une sorte de synthèse, ce qui suppose que je rassemble les éléments éparpillés dans mes exposés précédents). Pour avoir en tête tous les éléments, proches et lointains, de la situation pédagogique de composition de discours, il faut aussi se souvenir qu’on enseigne d’abord à l’élève la théorie qu’exposent les ouvrages de Cicéron, de Quintilien, ou d’Aristote, objets évidemment privilégiés des leçons. On sait aussi, je l’ai évoqué en commençant, que ceci n’exclut pas de poursuivre la lecture des poètes, qui sont plutôt la spécialité de la classe précédente, les humanités ; mais en rhétorique, le challenge (vilain terme ici) c’est de parvenir à une connaissance complète d’un discours quel qu’il soit, de sa composition, de son argumentation, de ses ressources, langagières en général et stylistiques en particulier, toutes choses auxquelles l’élève devra ensuite s’exercer. C’est donc ce à quoi tend la prélection en classe de rhétorique. La prélection qui prend ces traités de rhétorique pour objet, est comparable à la prélection des autres classes, mais elle admet des phases spécifiques.

    Penchons-nous maintenant sur l’exercice type de cet enseignement rhétorique hyper valorisé : la composition de discours, l’oratio. J’ai donné dans la séance 6 une définition, un peu lâche mais tant pis, de ce genre littéraire, le discours ; je la reprends brièvement. J’ai dit que « discours »  désigne une prise de parole pour imposer une idée, ou une décision, devant une assemblée, au tribunal, etc. Cet acte de parole suit en outre une progression codifiée : un exorde (introduction au thème) au début, et une péroraison à la fin (résumé des points essentiels et conclusion). J’ai donné comme exemple la Seconde Philippique de Cicéron telle qu’expliquée en 1692 par le père de Jouvancy. C’est ce qu’on enseigne aux élèves et ce que ces derniers vont tenter d’imiter, ce à quoi on va les faire s’entraîner. L’éloge (éloge du roi, éloge d’un personnage d’autorité, éloge des grands hommes comme Turenne, éloge d’une profession comme les avocats) rentre dans cette catégorie du « discours ». Cet exercice d’admiration est très prisé au XVIIe siècle, à certaines occasions rituelles et festives, mais pas seulement (cf. séance 10). La déclamation publique qui en est le débouché naturel se produit quant à elle sur un mode précis, codifié, enseigné, et mettant en œuvre un contrôle de la voix et du corps, une gestuelle appropriée. J. de Viguerie cite un régent de rhétorique au collège de Clermont du XVIIe siècle, le Père Caussin, qui avait pu rédiger une série de recommandations à cet effet : il voulait qu’on tienne le corps « ferme, stable et droit », qu’on n’agite pas la tête à l’excès, qu’on laisse ses mains modérément écartées de la poitrine, qu’on n’élève pas les bras au dessus des épaules, et qu’on ne le laisse pas non plus pendre de chaque côté (J. de Viguerie, L’institution des enfants…, op. cit., p. 173).

    Le cahier d’élève dont parle F. de. Dainville dans La naissance de l’humanisme… (op. cit., p. 129), montre l’activité d’un rhétoricien lyonnais du XVIe siècle. Celui-ci, en 1585-1586, au premier semestre exactement, sur ce seul cahier, a composé six discours latins. L’écrit de cet élève nous renseigne en outre, à la fois sur les contraintes didactiques qu’il a affrontées (les divisions sont nettes et annoncées, les transitions sont claires, il y a des références historiques…), et sur le contenu, les sujets abordés : il y a un panégyrique de saint Denys l’Aréopagite ; deux éloges, l’un de Trajan, l’Empereur, et l’autre de Porcia, la femme de Brutus ; un devoir sur les raisons pour et contre d’organiser une expédition  lointaine… Je donnerai plus loin d’autres exemples.

    En quoi consiste l’exercice scolaire du discours ? On a vu aussi la dernière fois (dans le point b) la progression par degrés au terme de laquelle l’élève est lancé dans ces exercices. J’ai redonné ci-dessus une idée des exercices de la classe d’humanités et de celle de 3ème. Plus précisément dans l’optique de la rhétorique, on constate la pratique d’une série d’exercices en prose ou en vers. Exprimer un même sujet de deux façons, concise ou le contraire, avec abondance, avec des figures ; soit avec des mots pris dans le sens propre, soit avec des mots au sens figuré, des figures ; développer une citation selon les huit parties d’une chrie : le préambule, la paraphrase, la cause, le contraire, la similitude, le semblable, l’exemple, le témoignage et l’épilogue, le difficile étant de ménager des transitions entre ces parties ; transposer en vers un texte en prose, changer la mesure d’un poème, construire des périodes (des phrases avec plusieurs propositions, donc plus longues, mais en respectant l’équilibre des parties donc en admettant un rythme qui permette la respiration), rédiger une lettre, une description comme Pline ou Virgile, composer une exorde, une péroraison, et surtout en rhétorique, un discours comme ceux de Cicéron. Ce peut être le panégyrique d’un personnage (éloge, à nouveau), un développement sur les vices et les vertus… (cf. Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 129).

     

    Remarque

    Pour concrétiser  le travail sur les périodes, je prends un exemple dans le traité de Jouvancy L’élève de rhétorique (Candidatus rhetoricae, 1694, 3ème partie, chap. I), un des manuels de cet auteur ; ce texte, qui n’est pas disponible en français sur Gallica, l’est sur la Bibliothèque numérique des Universités de Grenoble). Le sujet est : « Rien n’est plus beau que la ville de Rome » ; et le travail doit aboutir à (traduit en français) : « Quand on voit Rome, la reine de toutes les villes, la multitude et la magnificence de ses palais, la majesté et la grandeur de ses temples, les nombreuses statues de marbre et d’airain qui semblent animées, tous les monuments, témoins illustres de son antiquité et de sa gloire… » etc. (Cet exemple est également analysé par Georges Snyders, dans La pédagogie aux XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, 1965, chap. V « La rhétorique », p. 113 ; ouvrage de référence quoiqu’un peu oublié aujourd’hui, ce qui est regrettable surtout si l’on considère le grand rôle joué par Snyders dans les Sciences de l’éducation, notamment en tant qu’ancien philosophe versé dans les études historiques de manière assez audacieuse et convaincante – de s’être intéressé aux Jésuites et à l’âge classique).

    Quant aux figures, que je viens aussi d’évoquer, nous les connaissons davantage (qui ignorerait métaphore et métonymie ?) sous la dénomination des tropes, pour la connaissance desquels il est toujours profitable et savoureux de se plonger dans l’ouvrage capital de Pierre Fontanier, Les figures du discours  (titre actuel, l’ouvrage primitif, le premier de la série présentée dans ce volume, étant en 1821 Manuel classique pour l’étude des tropes, ou Elemens de la science du sens des mots). Disons, avec les maîtres de l’âge classique que les figures sont les artifices de langage qu’on utilise pour animer un sentiment et rendre sensible une idée. Un exemple (simple) parmi de très nombreux autres, que je prélève dans Fontanier : l’allusion, qui « consiste à faire sentir le rapport d’une chose qu’on dit avec une autre qu’on ne dit pas, et dont ce rapport même réveille l’idée ». D’où Boileau sur Homère : « Tout ce qu’il a touché se convertit en or », qui rappelle la fable de Midas… (Fontanier, Les figures du discours, édition Flammarion, 1977, p. 125).

     

    c) En rhétorique, suite : l’amplification.

    Dans la même logique didactique que les exercices des classes de grammaire, logique très ferme, très claire si je ne m’abuse, l’essentiel, sur quoi je vais m’arrêter maintenant, c’est que la composition de discours est basée sur l’exercice fondamental de l’« amplification ». Je vous ai proposé de faire attention à ce terme, qui désigne un exercice typique, et d’ailleurs maintenu comme tel quel dans les collèges jusqu’au XIXe siècle. L’amplification est l’exercice après lequel ou à partir duquel l’élève est censé composer seul, sans aide ; c’est une sorte de préparation ultime, comme un étai dont on pourra ensuite se dispenser, encore une facilitation. Pour ces raisons, l’amplification est sans doute l’exercice essentiel à prendre en compte pour saisir les démarches de travail et les finalités culturelles de la classe de rhétorique (à la suite et dans la continuité des classes précédentes, encore une fois). De quoi s’agit-il concrètement ? Il s’agit peu ou prou d’augmenter un texte de départ. Je n’ose dire : de compléter, car ceci pourrait être un anachronisme (quoique M.-M. Compère et Ph. Savoie n’hésitent pas à parler d’ « exercices à trous » ; voir « L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend », Revue française de pédagogie, n° 152, 2005, p. 136). En l’occurrence, le professeur dicte le fond du discours, l’argument (la trame du discours, les moments du récit, ou autre morceau, etc.), il établit un plan et, en plus, il donne donc il impose le matériau de texte, de langage, qui va donner corps à ce discours. Ce matériau, ce sont des  passages empruntés à des auteurs (encore le principe de l’imitation), des figures (des métaphores par exemple), et, surtout des « lieux communs », les divers types de citations dont j’ai plusieurs fois parlé, recueillies dans des cahiers spéciaux. Durkheim avait bien noté que l’exercice d’amplification demandait au néophyte d’agrémenter un véritable canevas, qu’il lui faut respecter scrupuleusement. La connaissance historique est également sollicitée dans cette perspective – c’est même la raison pour laquelle l’histoire (antique) et la rhétorique ont marché de pair (voir sur ce lien entre histoire et rhétorique l’étude d’Annie Bruter, « Entre rhétorique et politique : l’histoire dans les collèges jésuites au XVIIe siècle », in Histoire de l’éducation, n° 74, mais 1997, p. 59-88).

    Je redis que l’amplification sera encore pratiquée dans les collèges du XIXe siècle. J’aurai donc l’occasion d’y revenir. Elle est aussi une lointaine origine (latine) de la composition française, qui prendra sa suite (pour moins longtemps). On peut donc considérer cet exercice comme l’un des modes de travail intellectuel les plus typiques, et les plus formateurs de l’esprit du rhétoricien au fil des siècles.

    L’amplification est donc le mode pédagogique fondamental d’accès à la pratique autonome - dirions-nous aujourd’hui - du discours. Mais si elle consiste à développer une pensée, ce n’est pas en une seule phrase, c’est en plusieurs phrases, ce qui doit produire un véritable argumentaire. Là se joue la réalité même d’un « discours »,  pour lequel il faut alors se poser le problème des transitions. Cela signifie que l’amplification ne se contente pas d’augmenter le texte de l’argument, ce qu’aurait pu suggérer ma formulation initiale. Une telle limitation est plutôt le fait de ce qu’on a aussi appelé au XVIIIe siècle la « dilatation ». Dans ce dernier cas, le professeur donne une phrase qui exprime une pensée et les élèves doivent exprimer cette pensée avec le plus grand nombre de périodes possibles (J. de Viguerie cite, venant du Père Nicolas Monnet, dans un collège oratorien, à Troyes, en 1729, l’exemple suivant : « Rien n’est plus souhaitable que le témoignage sincère de la conscience » (L’institution des enfants…, op. cit., p. 173). La différence avec l’amplification au sens strict  tient à ce que, dans l’amplification, ce qui est visé est qualitatif et non pas quantitatif, même si le discours peut atteindre plusieurs dizaines de lignes, jusqu’à une centaine. Qualitatif, parce qu’il faut donner du relief, susciter l’émotion et obtenir ainsi davantage de conviction chez l’auditeur. Ceci révèle très bien la finalité culturelle (et sociale) du discours, en tant qu’il est destiné à une prestation publique. Là réside l’esprit de l’amplification. C’est ce qu’il nous faut retenir de cet exercice.

    Or, c’est là aussi que se joue le recours aux « lieux communs », qui doivent constituer la matière principale de cette amplification, c’est-à-dire de l’inventio, qui est donc le moment décisif de la composition. J’ai abordé dans la séance 3 cette notion de lieu commun. J’en ai reparlé ici, plus haut. L’idée de lieu commun a un sens positif, au contraire de l’idée du « cliché » d’aujourd’hui (venue du XIXe siècle). Dans les exercices de rhétorique, le lieu commun sert d’abord à embellir les phrases, ensuite il porte une idée ou une notion partagée, donc il suscite l’accord ; enfin et plus encore il peut toucher en animant des sentiments spécifiques. Dainville note en ce sens que, de l’usage des lieux communs, l’orateur tire ses arguments « pour persuader, pour embellir son discours, pour toucher » (La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 187). Du reste, de telles figures de style, toutes sortes de tournures, de pensées, toutes sortes de formules récurrentes qui ont été notées, on en trouve tant qu’on veut  dans les textes philosophiques, historiques, juridiques etc., de ces époques. Telle est en résumé là tradition qui remonte à l’antiquité et qui a donné lieu pendant la Renaissance à la tenue de carnets spéciaux chez les lecteurs… (j’ai cité l’ouvrage indispensable de Francis Goyet Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Honoré Champion, 1996). Ici donc, dans l’exercice scolaire d’amplification comme entraînement à la composition de discours, c’est le professeur qui donne des lieux communs, pour mettre l’élève sur des rails dirai-je. Ceci relève toujours de la mémoire, une forme de la mémoire, appuyée sur des textes de référence et sur une pratique scripturaire permanente. Un peu (voire même beaucoup) comme est l’usage des dictionnaires pour les thèmes et les versions. 

    Quelques exemples de sujets d’amplification donc de discours ? En 1707, le Père Le Jay donne au collège Louis-le-Grand le sujet suivant : « Le jeune David s’adresse à Saül en lui apportant la tête du philistin ». Autre sujet : « Cicéron harangue le Sénat aussitôt après la découverte de la conjuration de Catilina » ; ou encore « Ulysse implore Agamemnon de sacrifier sa fille au bien public ». Nous voyons là un registre mythologique et historique. Le registre moral est tout aussi fréquent (« Rien n’est plus pernicieux que le désir immodéré de la gloire ») de même que le registre religieux (« Soyez saints parce que je suis saint » - parole christique). J’emprunte ces exemples à J. de Viguerie, L’institution des enfants…, op. cit., p. 174-175, qui note justement que la diversité des genres est propre à entraîner l’élève à toutes les situations oratoires possibles. 

    Georges Snyders, dans l’ouvrage que je citais plus haut, a consacré plusieurs pages de son étude (p. 112 et suiv.) à décrire l’usage des lieux communs au sens qu’on vient de voir, dans le cadre scolaire. Snyders cite justement un texte d’éloge du Père de Jouvancy (qu’il orthographie Jouvency, ce qui a longtemps prévalu). Je reprends à mon tour cet exemple tiré de L’élève de rhétorique (dans la 1ère partie, chap. VI). Voir aussi les analyses d’André Collinot et Francine Mazière, dans L’exercice de la parole (op. cit., p. 87 et suiv.), qui prennent plusieurs exemples, développés par eux avec une grande précision technique (un ouvrage indispensable donc). Le sujet relevé par Snyders, c’est la sobriété. Quels sont les lieux communs indiqués par Jouvancy pour procéder à l’éloge de cette vertu ? Les premiers permettent de donner une définition large, intégrant une pluralité d’éléments (la sobriété « est l’honneur de la jeunesse, la gardienne de la chasteté, la nourrice de la prudence.. ; » elle « donne une bonne direction aux projets des hommes faits », elle est aussi « parure de la vieillesse »). D’autres lieux communs offrent la possibilité d’exposer une similitude (la sobriété s’apparente « à une citadelle où l’ennemi ne peut entrer »), ou bien une opposition (l’intempérance est ce qu’il y a de plus honteux). Après cela, toujours sur le même mode, Jouvancy propose de recourir à des témoignages émanés de quelques saints ou autres grands hommes. En conclusion, il assène  une autre comparaison, avec les athlètes en l’occurrence, dont le grand mérite est qu’ils « s’abstiennent des plaisirs qu affaiblissent les forces du corps ».

    Les lieux communs ainsi évoqués forment donc un ensemble de preuves, et de preuves d’autant plus probantes, si je puis dire, qu’elles recoupent différents points de vue, et ne laissent rien en dehors de l’opinion admise, en animant des sentiments spéciaux relativement au problème posé.  (Snyders, idem, p. 116, prend un autre exemple, tiré cette fois du traité de Rollin, sur le sujet « M. de Lamoignon à la campagne pendant les vacations »… On aura compris une sorte de paradoxe (pour nous), à savoir que le lieu commun s’impose à l’amplification donc au discours parce qu’il n’est jamais un contenu fade et inerte. Au contraire. C’est pourquoi Jouvancy le définit soit comme une « affirmation plus forte que d’ordinaire », suscitant l’émotion, soit comme « le moyen par lequel les petites choses deviennent grandes »…

     

    Dois-je re-préciser à quel point ces usages s’inscrivent dans la logique de l’imitation et de la mémoire dont je crois avoir assez dessiné les principes de pensée et d’action ? La mémoire, soit comme faculté de l’élève (qui s’aide ici des propositions du maître  ou  de ses propres recueils et cahiers) soit comme univers transmis et conservé depuis la lointaine, prestigieuse et si présente antiquité.

    Nul besoin, non plus, de dire, pour désigner un cercle culturel plus large que le cercle scolaire que  nous sommes bien dans une civilisation du livre et dans la tradition qui fait dépendre tout processus de culture, tout processus d’élévation intellectuelle et morale, de la fréquentation de certains livres, et par conséquent de l’imprégnation de l’esprit par des textes sacrés ou canoniques. Tout commence et tout finit par la lecture ; ce qui signifie aussi la soumission des sujets à des auteurs considérés comme des « autorités » - selon l’acception ancienne de ce terme.

    La lecture des sujets de discours et d'amplification appelle un autre constat. C'est que la dimension fondamentale de la rhétorique, quel que soit le côté formel (qui s'attache à l'idée même de rhétorique) des exercices, reste une dimension essentiellement narrative. Ceci explique le recours si insistant à l'histoire (réelle ou mythique), autrement dit au récit historique, qui fournit la matière de nombreux discours. Nous sommes toujours en présence d'une culture littéraire au sens strict, ce qu'a déjà pu nous suggérer le lien, jamais dénoué, je l'ai montré, de la poésie et de l'éloquence.

    Ce constat, nous le retrouverons lorsqu'il faudra nous demander pourquoi et comment la culture littéraire, dans le champ éducatif, sera sinon supplantée du moins entamée par une culture de type scientifique, où la dimension narrative aura de moins en moins de place, de moins en moins de prise et d'emprise sur les jeunes esprits (ce à partir de quoi la discipline philosophique sera nouvellement constituée - en rupture avec la littérature, donc, au XIXe siècle)...

    Je m’arrête donc là.

    Dans le projet d’aborder bientôt le futur de ces institutions et pratiques d’enseignement, qui seront de plus en plus critiquées, puis dénoncées et détestées à partir du XVIIIe siècle (en fait, la logique de l’imitation commence d’être contestée au XVIIe siècle, hors de l’éducation, par la querelle des Anciens et des Modernes), mais qui mettront à peu près un siècle à s’écrouler, après que Bonaparte leur aura accordé leurs derniers beaux jours par la création des lycées en 1802 (ce qui comporte de très grandes conséquences), je ne résiste pas au plaisir d’évoquer le bout du bout de cette tradition des collèges et du latin, à travers les plaintes de Jules Vallès élève au collège de Saint-Etienne, au début des années 1840. Voici la dédicace de son beau livre :

     

    « A tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents » (L’enfant, 1878).

     

     


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