• 2018-10 Culture moderniste (1)

    Séance 10

     

    CHAPITRE III

    CULTURES SCOLAIRES AU XIXe SIECLE

     

     

    Je voudrais donc décrire plus précisément les changements intervenus dans la culture scolaire de l’enseignement secondaire au XIXe siècle (déjà envisagés dans les séances précédentes), ce qui pourrait donner une idée plus précise du conflit que manifestent ces changements et que je tiens pour un élément significatif de l’histoire pédagogique, le conflit entre la tradition latine et « littéraire » d’une part et d’autre part la modernité des sciences, du français, des langues vivantes.

    J’ai parlé de tension et de conflit dans les choix culturels de l’enseignement secondaire. Ce type de formulation n’est évidemment pas étranger aux historiens qui ont traité cette question. Philippe Savoie par exemple évoque une « domination contestée du modèle humaniste » ; et il explique que « l’enseignement classique a subi les assauts des partisans de la modernisation des écoles » (Notice « L’enseignement secondaire », in Une histoire de l’école…, op. cit., p. 151 et 153). Je ne saurais mieux dire. Antoine Prost décrit très bien également des mouvements d’avancée et de recul, des « traditionalistes » qui « battent en retraite » à la fin de la Restauration, puis qui, en 1840, « regagnent le terrain perdu », etc. (L’enseignement en France…, op. cit., p. 56).

     

    I) DEUX CONSTATS

     

    Deux constats doivent d’abord être faits pour fixer a priori une perspective d’ensemble des évolutions culturelles scolaires.

    1) Premier constat : dans ce secteur et à cette époque, on assiste à la fois au maintien de la culture classique et à la pénétration progressive (limitée) d’une culture moderne, étant entendu que les familles, l’opinion bourgeoise (et catholique), sont majoritairement hostiles à la modernité et considèrent avec dédain cette culture, qui est de fait largement minorée. Contre les écoles centrales mais aussi contre la première définition, bonapartiste, des lycées, il y a bien dans les collèges royaux (qui ont remplacé les lycées), une place pour les sciences, mais cette place est mineure, marginale souvent. On peut à cet égard parler de réaction conservatrice ; notamment lorsque le statut des collèges royaux du 4 septembre 1821 stipule, en remplacement d’un statut de septembre 1814, que les sciences seront repoussées dans la classe de philosophie, qui, à ce moment, s’étale encore sur deux années (ce qui peut paraître mystérieux sauf si l’on sait que philosophie recouvre alors les sciences – je consacrerai à la fin de ce cours un envoi à la formation des normes l’enseignement philosophique). Dans le chapitre 3 de ce statut, au paragraphe 2 sur « l’enseignement dans chaque classe », on lit l’article 183 ainsi formulé (je l’ai cité au début de la séance 3) : « L’enseignement des sciences remplit les deux dernières années du cours d’étude. Il comprend la philosophie, les mathématiques et les sciences physiques. » Remarquons surtout : rien sur les sciences naturelles ; on est bien loin des écoles centrales… (cf. Cf. Ph. Savoie Les enseignants du secondaire…, op. cit., p. 184 ; où l’essentiel du statut en question est reproduit dans les p. 179-186).

     

    2) Un second constat mène toutefois à nuancer ce volontarisme conservateur ou traditionaliste dans la mesure où il y a malgré tout, sur le plan des belles-lettres cette fois, une évolution de la culture classique elle-même vers la modernité, du moins vers une forme de modernité. Laquelle ? Celle qui va fixer la norme du français à la place du latin. Question majeure, à laquelle nous nous attendions étant donné les mouvements de ce genre que nous avons déjà discernés sous l’Ancien Régime. Je reprendrai la réflexion sur ce sujet un peu plus tard.  Disons qu’au XIXe siècle, la culture classique, appuyée sur les langues anciennes, est toujours grandement valorisée et appréciée, mais elle est travaillée par des mouvements internes, silencieux mais réels, qui produisent un double changement : c’est d’une part ce que je viens de dire, la montée de l’intérêt pour le français, donc pour les œuvres françaises -  d’où le nouveau classicisme du XVIIe  siècle ; mais c’est aussi d’autre part, associé au premier point, et sans doute plus sensible encore, et qui devient une norme explicite à la fin du XIXe siècle, la progressive substitution de la littérature (et d’une vision de la littérature basée au moins relativement sur l’histoire littéraire française), à ce qui s’appelait les belles-lettres et qui se comprenait fondamentalement comme rhétorique – pratique de l’éloquence, référée à un modèle du bon goût hérité des Anciens.

     

    Remarque

    Je viens de suggérer que l’évolution du continent littéraire (ou textuel), peut être analysée comme une rupture, mais une rupture lente, disons plutôt un passage, en l’occurrence le passage du latin au français mais aussi le passage des « belles-lettres » à la « littérature ». J’ai fait cette dernière suggestion à plusieurs reprises ; je voudrais maintenant y revenir, car je ne peux pas me contenter de désigner la fin du XIXe siècle. En réalité, le rapport entre belles-lettres et littérature s’est développé en trois moments (je donne cela au titre d’une hypothèse de travail, sans plus  - on pourra trouver des objections à cette hypothèse, destinée à complexifier un peu le propos).

    Dans un premier temps, fin XVIIe et début du XVIIIe siècle, l’expression « belles-lettres », de même que des expressions comme « lettres humaines » voire même « sciences », qui ont la propriété, nouvelle, d’accueillir des textes en langue vulgaire et non exclusivement latine ou grecque, désignent un art d’éloquence, mais qui inclut la valeur d’une parole adressée à une société et à des pouvoirs aptes à apprécier des beautés profanes, dans un contexte de culture mondaine qui se détache par conséquent d’une visée de perfection religieuse ou spirituelle, chrétienne. Voilà un premier changement. Telle est la conclusion à laquelle parvient Philippe Caron dans un livre intitulé Des «belles-lettres » à la littérature ; une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), publié en 1992 à Louvain, Bibliothèque de l’information grammaticale (voir aussi un entretien de Ph. Caron avec Nathalie Kremer, dans la revue Fabula-LhT, n° 8, mai 2011). Il s’agit d’une enquête sur les manuels de morceaux choisis. Je signale toutefois (d’autant que ce domaine m’est assez étranger), une contestation de la thèse de Ph. Caron (sur le XVIIe siècle) dans un compte-rendu publié par L’information grammaticale, n° 61, mars 1994, signé de Jacques Chomarat – qui reproche à Ph. Caron d’avoir méconnu ou mal compris le rôle de la rhétorique, qui ne se sépare pas autant qu’il le pense (penserait) du projet spirituel chrétien.

    Le deuxième temps est celui de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, qui engage la rupture ou le passage primitif de « belles-lettres » à « littérature », en fonction d’une nouvelle signification de la littérature. Cette signification est notamment présente dans l’ouvrage de Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1799) comme, à la même époque, en 1806, dans les conférence de M-J Chénier (le frère d’André, le poète guillotiné), publiées sous le titre : Tableau de l’état historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789 (ici édition de 1835). Dans ces deux ouvrages, on a en effet la surprise de constater que, si « littérature » se rapporte encore à l’éloquence, elle désigne à peu près tout ce qui relève des arts d’écrire, donc aussi bien les « sciences philosophiques » que « l’art oratoire », l’« éloquence militaire », l’histoire, le roman, la poésie, etc. ( M-J Chénier, idem, Introduction ; voir à ce sujet l’interview de Ph. Caron par Nathalie Kremer, cité plus haut). Et pourquoi cela ? Parce que, et c’est l’important à comprendre, à ce moment, « littérature », à la différence de « belles-lettres » (celles-ci maintiennent la dimension rhétorique, éloquence, art de plaire, etc.), la littérature, donc, connote une norme de savoir, un point de vue plus théorique, spéculatif. La littérature est alors objet d’explorations et d’explications. C’est le deuxième changement.  Ainsi Mme de Staël veut-elle comprendre l’effet moral attribuable aux textes qu’elle prend en compte – d’où une formulation du type : « Il existe une telle connexion entre toutes les facultés de l’homme, qu’en perfectionnant même son goût en littérature, on agit sur l’élévation de son caractère ». La notion théorique est aussi celle de l’article « Littérature» du dictionnaire de Littré (rédigé sous le second Empire), article qui mentionne une référence à « L’ensemble de la production littéraire d’une nation, d’un pays, d’une époque… », tandis que l’article « Lettre » (au singulier) signale que « Les belles-lettres » contiennent, « la grammaire, l’éloquence et la poésie ».

    Au troisième moment, celui que j’ai plusieurs fois mentionné, la littérature se désolidarise plus complètement de l’éloquence et ne se réfère plus aux arts d’écrire, quels qu’en soient les objets. C’est le trait essentiel. Littérature prend alors le sens actuellement admis, qui se resserre sur le roman, la poésie, le théâtre, des genres dits « littéraires », désormais appréhendés comme des réalités textuelles détachées de tout ce qui était compris dans la pratique rhétorique, dans et hors de l’école, sous le signe de l’éloquence et du bon goût, comme je le disais.

    Ceci s’explique essentiellement et ne peut s’expliquer que par une nouvelle pratique de la lecture et une nouvelle finalité de cette pratique, entendons la lecture scolaire, comme lecture littéraire ouverte, non moralisatrice, ou de moins en moins moralisatrice ; je laisse pour le moment cet argument en suspens ; j’aurai l’occasion de l’exposer dans ses grandes lignes. En outre, pour mettre en relation les pratiques scolaires et le contexte social et culturel du temps, il nous faudra utiliser les données de l’histoire culturelle pour comprendre l’exceptionnelle carrière du roman et des pratiques de lecture dans la société française de la fin du XIXe siècle et du début du XX (voir Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France de la Belle Epoque à nos jours, A. Colin, 2014, p. 4-13, qui décrivent ce qu’elles appellent l’ère triomphante du livre et du journal).

     

     

    II) LE POINT DE VUE D’EDMOND ABOUT

     

    Je reviens à l’idée principale de mon argumentaire. Je disais qu’il s’agit de comprendre le principe des évolutions, des oppositions, des tensions qui se révèlent dans les choix de culture scolaire. Je disais aussi que ces tensions sont visibles à deux niveaux, l’un global, l’autre plus local, le niveau de la culture classique elle-même. Sur ce plan, je reproduis maintenant le témoignage d’Edmond About, dans Le progrès (texte de 1864 mais qui porte sur les années 1830 – je l’ai cité à un autre propos dans la séance 5). E. About est un écrivain et journaliste, élève de l’Ecole normale en 1848, membre de l’Académie française  en 1884 – quoique la mort ne lui laissera pas le temps de prononcer son discours d’intronisation ; et il est par ailleurs franc-maçon. Voici d’abord une première remarque :

     

    « L’instruction qu’on nous donnait n’était pas des plus fortes ; on s’occupait surtout de nous donner un peu de latin. De l’histoire, des sciences utiles, des langues vivantes, du grec même, il en était à peine question. Mais nos maîtres s’appliquaient sérieusement, en conscience, à nous donner une éducation cléricale » [About a été élève deux années durant d’un petit séminaire à Pont-à-Mousson].

     « L’Université, comme je l’ai connue en 1840 [Il est à ce moment élève, à Paris, du collège qui sera bientôt le lycée Charlemagne], n’était qu’une fabrique de bacheliers  Le système avait pour centre le concours général des collèges de Paris, dernier critérium de ce qu’on appelait les fortes études.

    D’où ce résultat que j’ai cité séances 4 et 6 : « sur une classe de quatre-vingt élèves, dix ou douze s’intéressaient peu ou prou à l’insipide travail du collège. » (p. 388).

    Et voici la suite, encore plus intéressante pour mon propos, sur l’évolution de la culture classique (p. 388 toujours) :

     

    « Les fortes études, de notre temps, consistaient à traduire le français en grec ou en latin et réciproquement ; à traiter un sujet donné en prose française ou latine, et à badiner élégamment en vers latin. A ce programme renouvelé des bons Pères jésuites, l’esprit moderne avait ajouté l’histoire, la philosophie, les sciences exactes et les langues vivantes. Mais l’étude des langues vivantes, n’étant pas primée au concours général (p. 389) demeurait dans un discrédit absolu. Les bons élèves, c’est-à-dire ceux qui mordaient au grec et au latin, étaient dispensés ou plutôt bannis des cours allemands et anglais ; les cancres n’allaient à ces leçons que pour rire du professeur et de son accent étranger. L’histoire, étude un peu trop absorbante, était laissée à quelques élèves spécialistes ; les princes de la version et du discours latin la dédaignaient généralement, ou manquaient de temps pour l’apprendre. Quant aux sciences exactes, il était de bon ton de les ignorer, si l’on ne se destinait à Saint-Cyr ou à l’Ecole polytechnique. Pour ce qui est  de la philosophie, on lui donnait un an tout plein, mais la philosophie, n’étant alors que le développement de quelques lieux communs contrôlés par M. Cousin, pouvait compter comme une suprême année de rhétorique. En résumé, l’enseignement officiel ne tendait qu’à propager, étendre et perfectionner le maniement du grec et du latin. Le français même ne venait qu’en troisième ligne : le prix d’honneur de rhétorique, qui fut longtemps le seul, était un prix de discours latin. La grammaire française, niaiserie accessoire dont on ne parlait point au concours général, était fort négligée au collège. Je me souviens parfaitement qu’à l’Ecole normale, la (p. 390) promotion de 1848, qui est restée célèbre pour ses vers latins et ses autres petits talents, comptait une douzaine de futurs professeurs assez faibles pour l’orthographe. Une sous-maîtresse de pensionnat leur en eût remontré »

     

    Ce passage mériterait bien des commentaires ; je souligne les points saillants que mes précédents exposés devraient permettre d’éclairer. Remarquez :

    - au début, la sorte d’inventaire exact de la culture scolaire moderne (en quelque sorte immiscée dans les études classiques après le temps où elle en était ignorée) : « l’histoire, la philosophie, les sciences exactes et les langues vivantes ». Mais, ceci ne va pas sans mal, et là est le plus important pour nous dans ce témoignage, car E. About note (et regrette, on le comprend) :

    - le discrédit des langues vivantes (avec des professeurs qui proviennent des pays dont ils enseignent la langue  - on manque évidemment de professeurs français dans ces matières), et dont l’accent amuse les élèves ;

    - la relégation de l’histoire, qui est affaire des élèves spécialement intéressés, ceux qui ne sont pas les meilleurs en thème et version de latin et de grec ;

    - l’abandon des sciences exactes aux seuls élèves préparant les concours d’entrée aux écoles spéciales du gouvernement ;

    - le statut interlope de la philosophie, qui dure une année après la rhétorique et qui, sous l’emprise de Victor Cousin, égrène les lieux communs décrétés par la doctrine de l’éclectisme, ce qui apparente cette classe à un prolongement de la rhétorique ;

    - le peu de valeur de la grammaire française.

    Je cite ce document pour le motif qui m’est habituel : cherchant à reconstituer l’histoire des pratiques d’enseignement, j’ai besoin de ce genre de souvenirs, qui font voir quel était le cours ordinaire des choses, par différence avec ce que les programmes officiels font imaginer, trop proches d’un idéal, trop loin de la réalité. Certes, en l’occurrence, E. About, soutient de la Troisième république et franc-maçon,  ne ménage pas ses reproches à l’encontre de l’école de la période monarchique. Cependant, si on fait abstraction de cette tournure d’esprit, on peut considérer que ce récit, lorsqu’il inventorie les éléments de la culture scolaire moderniste, et lorsqu’il évoque le peu d’approbation dont jouit cette culture et les matières qui composent les programmes, de la part des familles, ce récit donc, s’appuie sur un fond d’idées  sans doute assez communes, une intuition partagée de l’intérêt, le peu d’intérêt qu’il faut accorder aux langues, à l’histoire, aux sciences, et au français. Mais il y a plus, car About poursuit :

     

    Si du moins le collège nous avait enseigné la littérature ancienne, on aurait pu lui pardonner la belle collection d’ignorances diverses qu’il entretenait en nous. Mais ce n’est pas vivre dans l’intimité des grands esprits de Rome et d’Athènes que de mâchonner pendant dix mois par petites bouchées un traité de Xénophon, un chant de l’Enéide, un chapitre de l’Evangile selon saint Matthieu. Si vous voulez qu’un jeune homme intelligent demeure longtemps incapable de comprendre et d’admirer Virgile, attachez-le dix mois durant, au quatrième livre de l’Enéide, et exigez qu’il le récite par fragments de douze vers après l’avoir expliqué et ré-expliqué mot à mot  ; je vous promets qu’il gardera de son travail une indigestion horrible et que le doux nom du divin poète ne lui rappellera qu’une année de dégoût ».

     

    Je souligne à nouveau le très grand intérêt de ce propos pour saisir l’affaiblissement souterrain des études classiques, et, de même que les études classiques, le mode courant d’apprentissage par la mémorisation forcenée (voyez le texte : « mâchonner pendant dix mois par petites bouchées un traité de Xénophon, un chant de l’Enéide  un chapitre de l’Evangile selon saint Matthieu… »). Propos exactement similaire à celui de Flaubert qui, dans une lettre à Du Camp citée par ce dernier dans ses Souvenirs littéraires (op. cit., p. 60) s’étonne de trouver tant d’exceptionnelles beautés dans la poésie de Virgile, après qu’au collège on la lui avait fait ingurgiter de force : « Dire que j’a copié cela cent fois en pensum ! Quelle infamie ! quelle ignominie ! quelle misère ! ». Même reproche, presque dans les mêmes termes, dans Le roman d’un enfant, texte autobiographique de Pierre Loti, chap. LXV, p. 214 de l’édition Garnier/Flammarion, 1988 [1890] : « En classe, on expliquait l’Iliade, - que j’aurais sans doute aimée, mais qu’on m’avait rendue odieuse avec les analyses, les pensums, les récitations de perroquet ». D’où la pédagogie qu’About propose en réponse :

     

    « Supposez qu’un professeur intelligent, comme l’Université en compte par mille, ait pour programme d’initier ses élèves au génie des anciens. Il leur lira ou leur fera lire en vingt mois une trentaine de chefs-d’œuvre traduits du grec ou du latin ; nous avons des traductions excellentes. Il analysera les passages trop longs, étudiera en détail les morceaux les plus remarquables, se fera résumer de vive voix ou par écrit la substance de chaque leçon. Tous les élèves écouteront avec plaisir, car la matière est variée et intéressante ; ils comprendront pourquoi on les enferme dans des salles d’étude, pourquoi on les réunit autour d’une chaire ; ils verront bien clairement qu’il s’agit d’élever leur esprit au niveau de ce qu’il y a de plus grand, par la connaissance générale de l’antiquité. Dans une classe ainsi gouvernée il n’y aurait pas de cancres, ou bien peu. Et sans effort surhumain, sans se casser la tête contre l’angle des dictionnaires, toute une génération apprendrait en deux ans ce que nous n’avons pas appris en huit années, malgré tout notre bon vouloir et tout le talent de nos maîtres. » (idem, p. 393).

    Cet extrait, que je tenais à mettre à la suite des autres, nous fait toutefois anticiper ce qui viendra plus tard, une analyse des tendances de la pédagogie de la lecture qui est, selon moi, l’axe principal de l’évolution des pratiques d’enseignement (en rapport avec l’évolution des contenus de culture que j’examine présentement). Pour l’instant, retenons donc, du texte ci-dessus : « Il leur lira ou leur fera lire en vingt mois une trentaine de chefs-d’œuvre… »

     

    III) LA CULTURE SCOLAIRE MODERNE (1) : LANGUES VIVANTES, HISTOIRE

     

    Etant donné les principales composantes de la culture scolaire moderne, je me propose d’aborder quatre questions pour cerner les progrès de cette culture, plus ou moins soutenue à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution scolaire (extérieur : la demande sociale) : 1. d’abord la question des langues vivantes, 2. ensuite celle de l’histoire, 3 puis, celle du français, 4. enfin celle des sciences.

     

    1) Dans l’évolution des collèges et des lycées du XIXe siècle, les langues vivantes apparaissent dans le statut du  4 septembre 1821, puis elles sont remises en vigueur lors de la modification des statuts et règlements des études des collèges royaux, le 3 avril 1830, pour les classes de 5ème, 4ème, et 3ème et 2de (je m’appuie sur le recueil de textes officiels de Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire.., op. cit.). A ce moment, les langues vivantes restent facultatives ; elles ne deviendront obligatoires, qu’en 1838. En 1838, en effet, sous le ministère Salvandy, une circulaire du 5 janvier décide que les langues seront enseignées dans les collèges royaux, puis dans tous les collèges - qui peuvent alors adapter leur choix d’une langue à la région dans laquelle ils se trouvent. Ensuite, c’est un arrêté du 21 août qui prescrit de manière obligatoire l’étude des langues vivantes de la 5ème jusqu’à la 1ère (du moins s’agit-il dans ce cas de l’anglais et de l’allemand).

    Après cela, un arrêté du 2 octobre de la même année prescrit que cet enseignement prendra une heure par semaine mais une heure prise « en dehors du temps ordinaire des classes ». C’est dire que l’enseignement des langues vivantes, à ce moment, est effectué à titre d’enseignement supplémentaire. La précision est importante puisque c’est le début d’une modification de l’organisation traditionnelle, c’est-à-dire du découpage classes-études dont j’ai dessiné le schéma dans la séance 5. Prenons conscience du fait que, à cause de leur insertion, ces enseignements nouveaux vont peu à peu mordre, et, en quelque sorte désorganiser, l’emploi du temps admis, et ils vont quasiment miner le temps consacré à l’étude.

    1838, début de l’obligation, donc, est une date qu’on peut estimer assez tardive par rapport à la création de 1802 et aux nombreuses réformes des années suivantes. Mais c’est un premier signe de la pression qu’exerce la culture moderne (en rapport, bien évidemment avec divers besoins sociaux).

    Ensuite le plan d’étude du 27 août 1840 (de Victor Cousin) limite l’enseignement des langues vivantes aux trois niveaux de la  4ème , 3ème et 2de. Cependant c’est à raison d’« une classe hebdomadaire », c’est-à-dire non plus une heure mais deux heures, conformément à la norme ancienne de la classe. Il y a donc ici à la fois restriction (du cursus) et augmentation (de l’horaire). Dans le même esprit, une circulaire du 18 septembre 1840, étonnante pour nous, place les langues vivantes dans l’orbite des langues anciennes en prescrivant que les thèmes donnés aux élèves seront des traductions en français de morceaux grecs ou de vers latins, et que les versions seront des textes d’auteurs classiques traduits dans la langue vivante objet de l’enseignement.

    Nouveau progrès : en 1841, l’enseignement des langues vivantes est remis sur quatre années de la scolarité et non plus trois. A nouveau je n’écarte pas l’impression d’une tergiversation, mais je soutiens que c’est bien l’indice non pas seulement des hésitations mais des débats qui agitent les acteurs du champ éducatif. A partir de 1841, on distingue par ailleurs un cours élémentaire consacré à l’apprentissage de la grammaire, et un cours supérieur où les élèves devraient être entraînés à la traduction d’auteurs étrangers – dont une liste est alors établie par le Conseil royal. Et c’est à partir de 1845 (d’après une circulaire du 21 avril), que les candidats au bac sont interrogés sur leur connaissance d’une langue étrangère, ce qui correspond au caractère obligatoire de cet enseignement.

    En 1838, les maîtres qui enseignent les langues doivent être titulaires du baccalauréat (avant cela on ne demande aucun diplôme). Mais 1841, le 21 novembre, est aussi le moment qui instaure pour ces maîtres (qui ne sont pas encore professeurs de plein droit ; voir Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire…, op. cit., p. 264) un certificat d’aptitude, de moindre valeur donc de moindre intérêt pour la carrière de l’enseignant. Cela dit, il y aura longtemps à ces postes, quand les collèges les créent, des maîtres en provenance des pays concernés (on l’a vu plus haut), sans véritable certification. Et en 1864, une agrégation de langues vivantes est organisée (elle avait été décidée avant cela) par un décret lui-même suivi d’une circulaire de février 1865 qui définit les services des professeurs concernés, nouveaux venus dans cet état, promus pour les hautes classes des lycées (Ph. Savoie, idem, p. 400-404).

    En résumé, c’est sous la monarchie de Juillet que se produit une progression significative de l’enseignement des langues.

    A ma connaissance, il n’existe pas d’ouvrage d’ensemble sur l’histoire de l’enseignement des langues vivantes au XIXe siècle, ni même sur l’histoire de l’enseignement de l’anglais ou de l’allemand. Mais plusieurs chercheurs ont effectué des études utiles bien que partielles. C’est le cas de Marie-Hélène Clavères (voir par exemple « Bréal et l’enseignement des langues vivantes ou ‘dans quel état on devient une référence’ », in Histoire, épistémologie, langage, t. XVII, fascicule 1, 1995), ou de Christian Puren (voir « L’enseignement scolaire des langues vivantes étrangères au XIXe siècle en France ou la naissance d’une didactique », in Langue française, n° 82, 1989). Je n’ai pas regardé d’autres études, mais il y en a de nombreuses, quoique plus spécialisées encore. Je les laisse aux amateurs (pour l’anglais mais aussi l’allemand et d’autres langues, européennes ou non).

     

    2) L’Histoire, parallèlement aux langues vivantes, commence également d’être soutenue dans l’enseignement secondaire durant la première moitié du XIXe siècle. Mais c’est une matière qui, sous d’autres formes, a une bien plus grande ancienneté. On l’a vu à propos des collèges de l’Ancien Régime.

    Cette fois, à la différence de ce que je viens de dire sur les langues vivantes, nous disposons d’études à la fois globales et précises. L’enseignement de l’histoire sous l’Ancien Régime a été spécialement étudié par Annie Bruter, dans L’histoire enseignée au Grand Siècle. Naissance d’une pédagogie (Paris, Belin, 1997), ainsi que dans son article « Entre rhétorique et politique : l’histoire dans les collèges jésuites au XVIIe siècle », in, Histoire de l’éducation, « Les humanités classiques », n° 74, mai 1997, p. 59-88. Des commentaires intéressants sur le travail d’A. Bruter se trouvent dans un article de Ph. Marchand, « Sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire. Questions de méthode », in Histoire de l’éducation, n° 93, 2002, p. 37-57. Autre indication bibliographique : le seul ouvrage qui s’efforce de retracer l’itinéraire de l’enseignement de l’histoire depuis plus de deux siècle, aux niveaux primaire et secondaire, c’est celui de Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, A. Colin, 2003. Ces auteurs, qui, insistent davantage sur la période qui succède à la fin du XIXe siècle, et parlent pour la période précédente d’« infiltration » de l’enseignement historique, terme qui convient assez bien à la perspective que j’essaie de dessiner (une sorte d’immixtion qui se produit dès l’Ancien Régime et, au XIXe siècle, contribue, avec d’autres enseignements modernistes, à modifier non seulement l’économie générale des programmes classiques mais aussi l’organisation même des collèges).

    Qu’est-ce qui différencie l’histoire pratiquée dans les collèges classiques de celle admise dans les collèges royaux et lycées du XIXe siècle ? Essentiellement le fait qu’au XIXe siècle, je le rappelle, la matière histoire est de moins en moins liée à la rhétorique, de moins en moins pourvoyeuse des sujets de rhétorique pour les exercices à effectuer. D’après ce que j’ai dit sur la littérature, il est facile de comprendre que c’est en cela que l’histoire participe à son tour de la modernité dont je m’efforce de repérer les indices et de dégager le sens. L’histoire se détache de ce qui avait nom « l’érudition » sur le fond, et de la rhétorique pour la forme. C’est un changement profond au terme duquel l’histoire acquiert son autonomie et se mue par conséquent en discipline scolaire au sens fort. Mais ceci ne se conçoit pas sans un autre changement, aussi profond, celui du contenu, puisque cette matière se construit désormais de plus en plus (c’est une tendance qui s’affirme à mesure que le siècle avance, bien sûr), sur le mode de l’histoire nationale, donc comme un récit spécifique, patriotique dirais-je (on dit aujourd’hui « roman national ») dont les racines sont plus anciennes que la IIIe République, vers laquelle on se tourne habituellement (d’ailleurs, fin XVIIIe siècle,  les écoles centrales devaient dispenser un cours d’histoire, conçu comme une « histoire philosophique des peuples », destinée à saisir « la marche de l’esprit humain dans les différents temps et les différents lieux » - mais ce cours na pas eu de succès auprès des élèves, qui ne l’ont pas souvent choisi. En l’an III, Volney a donné des leçons d’histoire de cette sorte à l’Ecole normale récemment créée – et qui s’installera peu après rue d’Ulm).

    Une autre étude d’A. Bruter nous donne toutes indications utiles sur l’émergence de l’enseignement historique dans les premiers établissements secondaires, dans la première moitié du XIXe siècle. Même période donc, que pour l’essor des langues vivantes. Il s’agit de l’article « Les créations successives de l’enseignement de l’histoire au cours du premier XIXe siècle », in Lycées, lycéens, lycéennes, deux siècles d’histoire, dir. Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (Paris, INRP, 2005).

    A. Bruter a sans doute raison de penser que le premier plan d’études des lycées (c’est la vision de l’enseignement secondaire que j’ai moi-même qualifiée de « bonapartiste »), peut s’apprécier de façon nuancée. Car d’un côté il ranime et revigore la rhétorique (d’ailleurs le professeur de belles-lettres redevient en 1809 professeur de rhétorique), alors que d’un autre côté il reprend le schéma culturel des écoles militaires, qui étaient d’ailleurs familières à Bonaparte. De ce fait, on comprend que les données d’histoire soient présentes dans le lycée napoléonien à la fois, pour le premier côté, sous la forme des auteurs et des œuvres à étudier en latin et en français pour avoir la connaissance d’un type de discours, donc dans la perspective de l’art rhétorique, et aussi, pour le second côté, sous la forme (dit A. Bruter, idem, p. 180)  d’un « ensemble de contenus formant une branche spécifique des humanités ». De fait, si on s’intéresse aux sujets proposés au concours « des quatre lycées » (les établissements parisiens) en 1805 et 1806, concours qui eut lieu jusqu’en 1807 et qui était inspiré par l’ancien Concours général (plus tard lui-même ressuscité), on s’aperçoit que, en plus de l’épreuve du discours latin (un devoir de rhétorique latine), les épreuves de discours français offraient déjà l’occasion aux élèves de glorifier, certes la religion catholique, mais aussi la France et son souverain. Dans cette orientation, une circulaire du 27 novembre 1810, signée de Fontanes,  le Grand Maître de l’Université, demandait, contre l’usage dominant, qu’on donne aux élèves :

     

    « fréquemment pour sujets de composition, tant en prose qu’en vers, les principaux faits de l’histoire de France et particulièrement ceux qui rendent à jamais mémorables le règne sous lequel nous vivons » (cité par A. Bruter, idem, p. 181).

     

    Alors, contre l’habitude de tirer les sujets des annales grecques et romaines, il fut décidé de donner désormais pour les épreuves en prose ou en vers ces « principaux faits de l’histoire de France ».

    Ceci explique le prestige à cette époque de la figure de Charlemagne, objet de maints éloges dans les prestations des professeurs en diverses occasions (rentrée, distribution de prix), de même qu’en 1814 au retour des Bourbons, pour le Concours général restauré, il y eut un sujet de discours latin sur le retour de Charles VII à Paris (claire allusion à Louis XVIII et à la Restauration monarchique), et un sujet de vers latin sur le testament de Louis XVI enfermé à la prison du Temple…

    On peut donc admettre que la création en 1818 des professeurs « spéciaux » par Royer-Collard (alors à la tête de la Commission d’Instruction publique), est tout à fait dans la continuité des avancées précédentes, qui n’ont jamais été contredites, contrairement à ce que certains historiographes ont pu penser et dire. A la suite est en outre instauré un prix d’histoire dans les lycées et au Concours général, ce qui renforce l’enracinement pédagogique de ce qui devient une discipline à part entière, fondée sur un récit spécifique, qui n’appartient qu’à elle. Ces progrès sont entérinés, de façon (presque) définitive, par la création d’une agrégation d’histoire et géographie en 1831. J’écris « presque définitive » parce que la liste des agrégations (trois agrégations récréées en 1821 : philosophie, grammaire, lettres ; celle de sciences arrive en 1830) sera plusieurs fois modifiée au cours du XIXe siècle. Notamment, l’agrégation de philosophie et celle d’histoire seront supprimées en 1851, Voir André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP/Kimé, 1993. Il faut savoir en outre que, sous la monarchie de Juillet, les nouveaux agrégés d’histoire seront affectés dans les hautes classes (autre similitude avec les agrégés de langues), étant donné que, si les classes de grammaire comportent un enseignement d’histoire, il ne s’agit que d’histoire ancienne (mâtinée, si j’ose dire, d’histoire sainte), donc une matière qui revient au professeur de la classe, disons le professeur de latin en termes actuels, qui est quant à lui désireux de mettre en œuvre une initiation des élèves à l’art du discours, la rhétorique.

    Les bases solides sont de toute manière jetée dans la première moitié du XIXe siècle. C’est pourquoi je ne m’avance pas jusqu’à la Troisième République (période sur laquelle je reviendrai plus loin). Je précise juste que si l’œuvre de Victor Duruy, ministre sous le second Empire, et auteurs de manuels pour les lycées, concerne essentiellement l’enseignement de l’histoire à l’école primaire (que Duruy rend obligatoire en 1867), elle a trait aussi à la recherche historique pour la raison que Duruy a aussi crée en 1868 à la Sorbonne l’Ecole pratique des hautes études, en 1868.

     

     ( à suivre)

     

     


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