• 2018-11 Culture moderniste (2)

    Séance 11

     

    CHAPITRE III

    (suite)

    III) LA CULTURE SCOLAIRE MODERNE (2)

     

    3. La langue française 

     

    Dans une longue remarque, la dernière fois (séance 10, avant l’été !), j’ai donné quelques indications sur le passage des « belles-lettres » (et de l’éloquence) à la « littérature » (c’est-à-dire un certain savoir, un autre savoir des textes – qui je vais définir un peu plus tard). Je rappelle que ce passage, qui s’est opéré sur le long terme, plusieurs siècles sans aucun doute, et qui est achevé au XIXe siècle (non sans conflits et polémiques du reste), est un élément clé de l’évolution de la culture scolaire, puisque c’est le passage d’un corpus textuel de référence (antique et latin ou grec) à un autre (moderne et français), en même temps que la modification de la finalité des exercices effectuables par les élèves sur ce corpus.

     

    Remarque

    Une remarque supplémentaire sur ce point. J’ai d’abord expliqué que les « lettres » de la fin du XIXe siècle ne sont pas, ne sont plus celles de la tradition des humanités latines. Voilà ce que retient, au moins négativement, le mot « littérature » au sens moderne et scolaire : non plus l’art du discours et de l’argumentation mais un certain contenu d’histoire littéraire, avec, en son centre, les auteurs du nouveau classicisme, le XVIIe siècle - le « grand siècle » dit-on. Or, à ceci est associé l’exercice de la composition française, et bientôt, avec elle, cet autre canon scolaire, la dissertation (pour les hautes classes).

    Pour rendre intelligibles les changements ainsi opérés dans la culture scolaire, il faut donc bien commencer, comme j’essaye de le faire, par décrire le nouveau corpus des connaissances enseignées (je viens de renvoyer à l’« histoire littéraire » qui rassemble les textes en français), et ensuite les exercices effectuables et effectués par les élèves sur ce corpus. De là l’intérêt d’observer, comme le fait André Chervel, l’évolution des sujets d’examen, au bac, au Concours général, à l’agrégation notamment, « terrain » sur lequel les deux séries de données peuvent être constituées, celle sur le corpus, celle sur les exercices. Plus précisément : dans la phase rhétorique, les données d’histoire et de mythologie antiques informent les sujets de discours latin (ce qui doit nous rappeler que l’exercice rhétorique est narratif essentiellement, autrement dit que, s’il y a argumentation, ce sur quoi j’ai peut-être trop insisté, c’est toujours à l’intérieur d’un récit) ; puis, première étape, au XIXe siècle, quand se répand le discours français, surgit l’histoire nationale (ancienne et moderne). Exemples (d’après Chervel, La culture scolaire, op. cit., p. 110) : en 1845, on pose un sujet du type « Saint Augustin s’adressant au peuple d’Hippone après la prise de Rome par Alaric en 410 » ; ou bien, en 1814,  un sujet sur le discours de « François 1er, prisonnier de Charles-Quint, à Marguerite, duchesse d’Alençon, sa sœur … ». Après cela, seconde étape (j’hésite sur « après », car ce n’est pas forcément successif), lorsque domine la littérature accordée à un principe d’histoire littéraire, et non plus la rhétorique, l’exercice demande cette fois que les élèves produisent un véritable jugement : on interroge sur le « caractère de Philinte dans Le Misanthrope, ou bien on demande d’effectuer des comparaisons (entre Racine et Corneille, entre Ronsard et Homère…), ou encore on demande de portraiturer des caractères (le paresseux, l’indécis), etc. (Chervel, idem, p. 111 et 113). Il y a là une première réponse à la question que je posais plus haut : quel est le contenu de connaissance qui s’associe au « littéraire » moderne ? Eh bien comme l’indique l’intérêt pour les caractères, c’est un contenu relatif aux moeurs, donc a fortiori, un contenu de type moral et psychologique (autre terme dont il faudrait préciser le sens).

    Antoine Compagnon, dans un article sur « La littérature à l’école » (in Denis Hollier, dir ; Histoire de la littérature française, Paris, Bordas, 1993, p. 768-772), note bien que, dès 1880, lorsque la rhétorique décline très sensiblement, des notions d’histoire littéraire sont introduites dans les programmes des lycées. Or, les professeurs des lycées n’étant absolument pas formés à ces nouvelles connaissances, il fallut en confier l’enseignement aux historiens, ce qui fut fait en 1890. Mais en 1895, Gustave Lanson redressa la barre en publiant son Histoire de la littérature française (ouvrage monumental d’érudition et de clarté – que je conseille toujours de consulter). Lanson, comme dit Compagnon, se faisait donc le « champion de l’histoire littéraire » - en contradiction sur ce point avec son maître Ferdinand Brunetière, attaché à la rhétorique ancienne. Je précise toutefois que, dans l’esprit de Lanson, seules les facultés et non les lycées devaient enseigner cette discipline ou cette orientation nouvelle, conçue dans la ligne de la philologie, appuyée aussi sur des biographies, des bibliographies, l’étude des sources et des influences, etc.. C’est ainsi que se définit ce que j’ai appelé plus haut un savoir littéraire. On a ici  une méthode scientifique bien faite pour valoriser la littérature classique associée à ce projet intellectuel, et qui va intégrer le nouvel exercice de l’explication de texte. Ceci correspond d’ailleurs très bien au positivisme mis à l’honneur par les républicains (voyez la sociologie de Durkheim). S’en trouvent aussi confortées les finalités d’émancipation des individus par la connaissance objective de la société et des hommes - finalités laïques qui convainquaient les nouvelles classes sociales désireuses d’acquérir la culture littéraire dispensée au lycée.

     

    J’ai également dit, deuxième élément, mais je l’ai dit de manière programmatique, que ce phénomène d’évolution de la culture scolaire « littéraire » affecte la pratique de la lecture, ou disons, du genre de lecture auquel les élèves sont incités à s’adonner. Je n’en dis pas plus pour le moment. C’est une donnée importante pour éclairer les pratiques culturelles dans les - ou en fonction des - écoles.

    Aujourd’hui j’ajoute un troisième élément, agissant, avec le même poids que les autres, sur le continent « littéraire ». On s’y attend probablement puisque j’ai souvent abordé cette question lorsque j’ai traité des collèges et des écoles charitables de l’Ancien Régime : je parle du retrait progressif de la langue latine (des langues anciennes en général) au profit de la langue française, que ce soit dans les textes étudiés, ou dans la pratique même de l’enseignement et de l’apprentissage.

    J’ai plusieurs fois souligné que la relégation des langues anciennes est une révolution (lente) tout aussi décisive que les autres – quoiqu’un peu ignorée aujourd’hui. N’oubliez pas qu’à l’origine, dans les collèges, on étudiait le latin et on étudiait en latin. Le latin, début et fin de l’enseignement, était à la fois une langue véhiculaire et une langue savante. D’ailleurs, les élèves parlaient le latin et, entre eux, même en dehors de la classe, se parlaient en latin. Voyez à ce sujet les commentaires de G. Codina Mir, dans Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 80 (sur le XVIe siècle) :

     

    « En ce qui concerne l’étude de la langue vernaculaire, jamais elle ne put se mesurer avec le latin dans les Collèges parisiens, et encore moins au moment où les langues anciennes renaissaient. (…) Depuis des siècles, le latin était la seule langue qui avait droit de cité dans tout le ressort de l’Université. Les Constitutions des Collèges sont tranchantes et sans appel. Dans toute l’enceinte du Collège, dans les classes, au réfectoire, dans la cour, les étudiants sont tenus à la loi du latin, sous des peines soigneusement étudiées ».

     

    Voir aussi G. Dupont-Ferrier, Du Collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand…, op. cit., p. 155 (une page parmi d’autres sur ce sujet). Et puis J. Delfour, Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 266 et suiv, dont j’ai extrait la liste des œuvres latines lues aux (et avec les) élèves dans les différentes classes. Ce sont des références que devraient vous être familières, tant je les ai convoquées dans les cours précédents (si vous les avez lus).

    Il y a donc bien au total trois axes d’évolution de la culture scolaire (sur ce terrain, je le redis) : l’axe des textes de référence, l’axe de la lecture de ces textes, l’axe de la langue dans laquelle ces textes sont écrits. Je  suppose que la relation qui unit ces trois éléments, ainsi formulés, est évidente pour tout le monde.

    Permettez-moi maintenant de rappeler l’essentiel de mes remarques déjà exposées sur ce sujet. Que savons-nous des progrès de la langue française dans l’enseignement des collèges ; de quels points de repère disposons-nous ?

     

    I) Sous l’Ancien Régime

    1) D’abord au XVIIe siècle. Commençons par l’enseignement des rudiments. On peut se reporter au milieu janséniste, aux écoles de Port-Royal, où on commence dès cette époque d’utiliser des manuels rédigés en français. Non pas quelques-uns, mais tous les manuels de Port-Royal sont rédigés en français (C. de Rochemonteix, Un collège de jésuites…, op. cit., p. 137 ; sur le collège de La Flèche). De la même manière, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, les écoles charitables tenues par les Frères des écoles chrétiennes (entre autres congrégations), pratiquent un apprentissage de la lecture en français et non en latin. Cette relégation du latin, caractéristique des écoles des Frères, vaudra à ces derniers d’être surnommés les « ignorantins ».

    Dans l’enseignement secondaire, l’érosion des pratiques du latin fut plus lente, mais elle n’en fut pas moins continue. De nombreux témoignages sur des situations locales nous ont permis de nous en faire une idée. Sur le collège jésuite de Rennes, j’ai utilisé un fascicule signé de Nicole Renondeau et Pierre Fabre, Le collège de Rennes des origines à la Révolution, qui notent (p. 43) que, si, au XVIIe siècle, conformément au XVIe,  le latin reste la base de l’enseignement (avec le grec à un moindre degré), néanmoins le français s’introduit peu à peu, d’abord dans des cours spéciaux (d’autres matières – ils ne disent pas lesquelles mais il s’agit de matières scientifiques, mathématiques peut-être, histoire et géographie sûrement), et ensuite dans les exercices littéraires eux-mêmes : c’est ainsi qu’au milieu du siècle, on utilise des grammaires françaises, et on s’attaque à des œuvres contemporaines, avec le théâtre de Corneille et de Racine,  les fables de La Fontaine, et bientôt y compris les Pensées de Pascal, après la mort de ce dernier, dont, pourtant, les Provinciales avaient suscité de la part des Jésuites les plus expresses réserves et de radicales critiques. Ceci révèle la précocité du renouvellement du corpus de référence. C’est dire également que la langue française s’immisce peu à peu dans l’enseignement en même temps qu’elle s’impose dans la pratique des écrivains - pas n’importe lesquels, ceux qui vont tout bonnement créer les chefs d’œuvre de la littérature française classique.

    En examinant l’histoire du collège de La Flèche, C. de Rochemonteix (le livre que j’ai cité plus haut et dans lequel j’ai abondamment puisé naguère), explique, avec force détails que, sous Louis XIII, dans la société des écrivains, monte une intense passion pour la langue française (un « élan vers le français », une « passion des poètes pour les pièces de théâtre », dit-il, p. 134) qui va influer directement sur l’enseignement des collèges car certains professeurs se font l’écho de ce mouvement, attendant alors « impatiemment le jour où une main sacrilège briserait enfin l’idole adorée de l’antiquité » Formule sans doute exagérée, mais, après tout, la Défense et illustration de la langue française, de Du Bellay, date de 1549 !).

    C’est, en gros, à l’époque du XVIIe siècle, en 1644 exactement, que paraît pour les écoles de Port-Royal le manuel de Lancelot Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue latine, contenant les rudiments et les règles des genres, des déclinaisons, des prétérits, de la syntaxe et de la quantité, mis en français, avec un ordre très clair et très abrégé ». Il est très clair, dans ce cas, que la langue latine elle-même est enseignée à l’aide d’une explication en français…

    Retenez ceci : on est toujours dans le contexte d’une éducation qui privilégie une pratique spéciale de la langue ; mais ce qui se dessine dans les constats précédents, c’est le fait que bientôt, le français et non plus le latin détient (et est donc en mesure) d’imposer la norme du beau langage.

     

    2) J’en viens au XVIIIe siècle. On a vu à cette époque survenir une singulière détestation du latin dans les milieux savants. Elle s’est notamment manifestée dans l’article « Collège », de d’Alembert, dans l’Encyclopédie. Cette attitude de rejet, qui dépasse évidemment de très loin toutes les réticences du siècle précédent, fut ô combien lourde de conséquences pédagogiques, car les écoles centrales lui ont donné une réalité pratique institutionnelle ; non pas d’ailleurs en supprimant, mais en restreignant considérablement l’enseignement du latin. J’ai examiné cette année le cas des écoles centrales (séances 6).

    Au XVIIIe siècle, il n’est pas surprenant que les progrès de cette nouvelle culture et de cette nouvelle manière de s’adapter à - et de produire une - culture littéraire soient très sensibles désormais. Je prends l’exemple d’un collège de Dijon. D’après le mémoire de maîtrise de Mme Claudine Tachet sur le collège jésuite des Gondrans, on constate ainsi (p. 82) qu’un pédagogue de ce temps, Jean Bernard Clément, affirme dans un mémoire rédigé vers 1763, au sujet de la langue française qu’« il est plus intéressant de bien parler sa propre langue, qu’une langue morte ». Cette fois, la rupture, profonde, est consommée (il s’agit ici d’oral et non d’écrit, mais « parler » n’est pas exclusif de l’étude des textes – simplement, ce sont d’autres textes).

    On a vu que l’enseignement de la rhétorique, à son tour, commence d’admettre aussi bien le français à côté ou à la place du latin lorsqu’il s’agit d’expliquer les règles. J’ai évoqué à ce sujet (2017, séance 13) l’importance de la réforme de l’université parisienne par le recteur Rollin vers 1720, car dans cette rénovation des collèges de l’université, Rollin défend et fixe comme une règle pédagogique fondamentale un enseignement de la rhétorique en français (voir  H. Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres…, op. cit., p. 265 et suiv. ; et aussi, p. 46)

    Pour citer à nouveau une référence cardinale, je renvoie au recueil de F. de Dainville (L’éducation des jésuites…, op. cit.), qui analyse également cette évolution vers la langue française et qui en constate de nombreux signes dès le milieu du XVIIe siècle (voir aussi Durkheim, L’évolution pédagogique…, op. cit., p. 280). Bref, tous les spécialistes disent  à peu près la même chose. Et puis, avant tout, pour ce qui est de l’histoire des apprentissages scolaires, avec toutes les questions pédagogiques et culturelles afférentes (concernant la langue, l’orthographe, la lecture et même la prononciation – ce livre nous apprend des choses formidables sur ce point), il faut se reporter à l’ouvrage d’André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2008.

    Sur le passage du latin au français, je recommande avant toute autre la lecture d’un passage de Ph. Ariès, dans ce merveilleux article que j’ai déjà cité, « Problèmes de l’éducation » (in La France et les français, dir. Michel François, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 903-908). Ariès a synthétisé, avec une très grande subtilité, l’ensemble des données qui permettent de saisir la longue et lente évolution culturelle qui s’accomplit non seulement dans mais aussi en dehors de l’école (ce que je ne fais pas apparaître ici).

    Cela dit, on comprend bien que la langue française soit non pas seulement souhaitée mais absolument requise quand on a affaire à des enseignements scientifiques (dont je traiterai dans la prochaine séance), c’est-à-dire des observations et des démonstrations. Fin XVIIIe siècle, à l’école centrale d’Ille-et-Vilaine, à Rennes (selon Pierre Ricordel, Le collège de Rennes après le départ des jésuites et l’école centrale d’Ille-et-Vilaine (1702-1803), Rennes, 1937, p. 67 ; voir aussi la p. 75), il s’avère que les cours de belles-lettres et d’histoire ont  nettement moins d’élèves que le cours de mathématiques (en l’an VI, 50 auditeurs contre 30). Signe des temps : les jeunes gens aspirent à ces carrières glorieuses que l’armée leur offre, et qui sont accessibles aux amateurs des sciences, et non plus aux « forts en thèmes ». (Voir aussi P. Ricordel, idem, p. 77 sur la physique, dont le cours fut moins suivi que celui de mathématiques, mais sans doute à cause de la déficience matérielle – qu’on a aussi constatée à Avranches).

    J’ai déjà cité D. Julia, qui, dans l’article « Livres de classe et usages pédagogique » (in Histoire de l’édition française, op. cit, t. II, notamment p. 485) donne des chiffres relatifs à l’édition à destination des collégiens, et en effet, la baisse de l’édition en latin est très sensible déjà en 1700 : elle représentait en 1645 un quart des livres édités à Paris, mais en 1700, seulement 7% . Ceci vient du fait que pour les leçons sur les auteurs classiques, on utilise de plus en plus de traductions. Ceci illustre et vérifie parfaitement le fait que le latin n’est plus appris dans les écoles comme la langue vivante dont on se servait pour la communication savante.

    Une synthèse des formes prises par le repli des langues anciennes à l’époque des Lumières se trouve dans le livre de J. de Viguerie, L’institution des enfants…, op. cit., p. 182 et suiv. Au moment où le français acquière la prééminence, que s’est-il passé ? D’abord, première idée, si le latin perd du terrain, dès le règne de Louis XIV, c’est qu’il est désormais appris en tant que la langue morte – c’est la langue latine telle que nous la connaissons toujours ; je n’y reviens pas. Ensuite, deuxième idée, on assiste parallèlement au déclin des études grecques, qui commencent de plus en plus tard, et qui, après 1750, sont quasiment reléguées, alors qu’aux examens de fin d’année (notamment chez les Jésuites), disparaissent les questions sur la grammaire grecque. A ce moment, troisième idée, le théâtre scolaire, très prisé des Jésuites comme on sait, est lui-même pratiqué en français – en même temps qu’il est peu à peu minoré dans d’autres collèges, chez les Oratoriens et les Doctrinaires, qui finissent même, dans les années 1730-1740, par abolir le rituel du spectacle annuel (au grand dam du public assure J. de Viguerie, idem, p. 185) et le remplacent par des « exercices littéraires », à savoir des disputes.

    Sur les fêtes scolaires et leur évolution,  assez significative des transformations que je cherche à saisir, on peut se reporter à une belle page illustrée (la p. 261) du volume intitulé Le patrimoine de l’éducation nationale, op. cit.

    Bientôt, les auteurs français entrent de plein droit dans les programmes (on a vu cela aussi) : c’est surtout vrai dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Mais il s’agit d’abord, je l’ai dit aussi, des auteurs du XVIIe siècle, et pas encore de ceux des siècles antérieurs, sauf un ou deux. Ni, tellement, de ceux du XVIIIe.. Voltaire, évidemment, très sulfureux, ne fera pas de sitôt partie de la liste.

    Quant aux exercices, quatrième idée (je suis toujours le même schéma : en premier lieu j’examine les évolutions de la culture, le corpus de savoirs, ensuite, en second lieu, je regarde les exercices estimés appropriés à cette culture), les principales transformations sont à cette époque les suivantes. D’abord, on pratique toujours la « lecture » à visée d’explication, la dispute, le discours (on dit parfois « composition », mais je crains des confusions avec ce qui sera la « composition française », venant à la place du « discours » au sens rhétorique du terme). Toutefois, ces exercices, désormais, sont systématiquement écrits, du moins l’écrit l’emporte en quantité sur l’oral. C’est aussi pourquoi la rédaction commence plus tard : en troisième ou en seconde (en humanités). Ensuite, se produisent plusieurs mutations de fond (je suis ici J. de Viguerie, idem, p. 183, tout à fait lumineux et très précis), qui réorientent la rhétorique elle-même. Car celle-ci, en même temps qu’elle est expliquée en français, ne vise plus tant à persuader qu’à émouvoir, à « toucher » (voir 2017, séance 13 et surtout la séance 6, où j’ai envisagé les variations affectant la définition même de la rhétorique, comme art de l’éloquence). De ce fait, les maîtres incitent leurs élèves à provoquer des sentiments, et non plus seulement à s’adresser à la raison. De ce point de vue, on peut dire que les maîtres des collèges ont retenu les philosophes des Lumières, en particulier Condillac, qui ont tant insisté sur la sensibilité, les facultés sensibles et les sentiments, y compris pour saisir la formation de la moralité. Je ne sais pas si on peut aller jusqu’à dire que la nouvelle rhétorique s’adapte entièrement à la doctrine sensualiste, mais c’est un pas que franchit J. de Viguerie. Je préfère rester prudent, tant la question de savoir comment on a  défini et pratiqué la rhétorique est complexe et emmêlée, à toutes les époques. Je dis bien : tout le temps. On pourrait cependant se rapprocher du point de vue de J. de Viguerie en expliquant que, dans les écoles centrales, comme à celle de Rennes, conformément à la pédagogie préconisée par Condillac (et par Dumarsais, le grammairien, auteur de nombreux articles dans l’Encyclopédie, et surtout d’un célèbre Traité des tropes, en 1730), dans ce contexte donc, il était entendu que les langues mortes elles-mêmes devaient être enseignées comme les langues vivantes, c’est-à-dire en se fondant sur une comparaison avec la langue maternelle, donc en observant des exemples concrets puisés dans la langue normale.

    Et sur le plan technique ? Là aussi, des transformations remarquables ont lieu pour ce qui tient à l’enseignement de la rhétorique. Quand il dicte, le professeur commence par définir les différentes parties de la rhétorique, les genres et les figures. Mais il passe assez vite sur ce point. Il est plus prolixe, en effet, quand il examine les différentes manières de traiter discours ou poèmes, parce qu’il invite peut-être davantage à prendre des distances, voire à critiquer les grands auteurs, qu’à les imiter… C’est à nouveau ce que suggère J. de Viguerie (idem, p. 184), mais… que j’invite une nouvelle fois à considérer avec prudence, parce que la pédagogie de l’imitation a encore de beaux jours devant elle : ne systématisons pas ce propos (très intéressant par ailleurs). Il faudrait ici avoir davantage de sources et effectuer davantage d’enquêtes.

     

    II Au XIXe siècle

    J’arrive quand même à ce qui est mon objet propre cette année. Voilà l’essentiel concernant cette époque : si, pendant longtemps, la langue vernaculaire, n’a pas été considérée comme porteur des valeurs essentielles de l’éducation, néanmoins, au XIXe siècle, le français a finalement pris la place supérieure, et, notamment, dans les collèges, il est devenu l’une des finalités des exercices de version et de thème. Je reprends à mon compte une remarque de G. Weill , très significative sur  ce plan : en 1811, Napoléon met au concours, non pas pour les élèves mais pour les professeurs de rhétorique des lycées parisiens, la composition d’un discours latin sur son mariage avec Marie-Louise. L’année suivante, un discours latin est proposé au Concours général (qui se déroule lui aussi entre les grands lycées, pour les élèves cette fois). C’est à ce moment, note G. Weill, qu’un jeune professeur, le futur académicien et futur ministre (de Louis-Philippe) qu’on a entrevu, François Villemain, assure, lors de la remise des prix de 1812 que la connaissance du latin et en général des langues anciennes est la condition sine qua non pour…  bien écrire le français ! Voilà le paradoxe (G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 36). 

    Ne commettons donc pas une erreur d’interprétation. Tout au long du siècle, les élites cultivées, les classes bourgeoises notamment, qui attendent pour leurs enfants l’éducation qu’offre le lycée (ou « collège royal » de 1815 à 1848) conservent un très grand intérêt pour la culture classique et les langues anciennes ; mais cela  n’entrave en rien les progrès de la langue française, car celle-ci s’est immiscée dans les pratiques scolaires les plus traditionnelles.

    Pour apercevoir la portée de ce paradoxe, je cite un premier témoin. Il s’agit d’Ernest Lavisse, né en 1842, qui fut sous la Troisième République, avec ses célèbres manuels, le champion d’une histoire scolaire débarrassée de toute théologie. Que trouvons-nous, sur le plan qui nous intéresse, dans Ses Souvenirs d’une éducation manquée (texte de la Revue de Paris, 15 nov. 1902, loc. cit. p. 226 et 227), sur les années 1850, lorsqu’il était lui-même collégien ? Essentiellement ceci. Lavisse dit avoir apprécié une éducation qui l’a élevé  dans un milieu noble, étranger et lointain, qui l’a donc fait vivre, dit-il, à Athènes au temps de Périclès, à Rome au temps d’Auguste, à Versailles au temps de Louis XIV, si bien qu’un fond permanent de sagesse humaine lui a été communiqué par pénétration lente.

     

    « J’ai vécu à Athènes au temps de Périclès, à Rome au temps d’Auguste, à Versailles au temps de Louis XIV (…)  Le fond permanent de la sagesse humaine m’a été communiqué par pénétration lente » (p. 226). « En  troisième, raconte Lavisse, nous expliquions le de amicitiâ de Cicéron… », dont notre professeur  travaillait à une traduction si bien qu’il avait tôt fait de récupérer une trouvaille d’un élève.

     

    Il est vrai qu’ensuite, Lavisse, sans amoindrir ce jugement positif sur le poids de la culture classique dans son éducation, dit quand même avoir regretté qu’on lui ait commandé autant de thèmes et de versions, un peu comme si, pendant des années, il n’avait fait qu’un seul thème et qu’une seule version, toujours les mêmes, mais sans que personne jamais ne lui dise pourquoi, dans quelle intention, et dans l’espoir de quel profit, il traduisait du français en grec et en latin, ou bien du grec et du latin en français. « Le temps n’était pas mesuré alors aux études classiques et il me semblait que tous ces exercices étaient hâtifs », rien n’était vu à fond, on n’expliquait jamais qu’un peuple exprime son génie propre dans sa langue… (p. 228), on travaillait toujours sur des morceaux choisis, jamais sur un texte en entier. Et alors tout se confondait, grecs et romains… En conséquence conclut Lavisse, je ne me suis jamais douté qu’entre Homère et Lucien il y avait autant de temps qu’entre Charlemagne et Napoléon (p. 230). Bref, on était toujours pris dans un courant d’« improvisation perpétuelle ».

     

    Autre témoin de la même époque, mais en tant que professeur cette fois, Francisque Sarcey, homme de lettres, critique dramatique, né en 1827. Dans Souvenirs de jeunesse (ici 8ème édition, 1892 [1885], F. Sarcey raconte ses débuts de professeur au lycée de Chaumont, en 1851 (où il atterri parce qu’il est suspect de penser de manière trop éloignée des préconisations de l’Eglise ; cf. G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 121). Et il a cette belle remarque (p. 182) : dans l’Université dit-il, à cette époque :

     

    « tout le monde, maîtres, parents, élèves, avait la foi ; tous croyaient également à la supériorité de l’enseignement classique tel qu’il avait été formulé par les programmes. Le latin et le grec ne comptaient pas un seul sceptique. Les pères de famille élevaient leurs enfants dans l’idée qu’on ne pouvait être plus tard un homme comme il faut que si l’on savait par cœur un chant d’Homère et de Virgile, et qu’un prix au concours ouvrait la porte de toutes les carrières. (…) Les maîtres étaient soutenus, encouragés par cet assentiment universel ».

     

    Jules Simon, évoquant son collège de Vannes vers 1830, ne dit pas autre chose quand il raconte que les élèves des hautes classes, en particulier ceux de rhétorique, externes, sont reçus dans la bonne société locale, celle des médecins et des avocats notamment, qui apprécient de discuter avec eux, leur posent des questions sur leurs études, et ne manquent pas d’assister aux exercices présentés en public à la fin de l’année (Jules Simon, « Le collège de Vannes en 1830 », in Revue pédagogique, Nouvelle série, t. VIII, 15 mai 1886, p. 417 et suiv.)

    On pourrait évidemment réunir d’autres avis du même type, même de la part de ceux qui ne sont pas indifférents aux problèmes posés par un enseignement classique souvent jugé abstrait et compassé. Guizot lui-même, dans une lettre 1832 signale que son fils est dans le cas de « faire sa philosophie et des mathématiques » (les deux coexistent à cette époque), mais il ajoute :

     

    « C’est un nouveau monde ; il est dégoûté de l’ancien. Il a fallu toute sa douceur et sa confiance en moi pour que cette dernière année de grec et de latin ne lui fût pas nauséabonde. » G. Weill G. Weill, p. 86-87, qui rapproche cela d’About, puis de J. Vallès…

     

    Peu importe au fond ; ce qui est certain, c’est, à la fois la permanence de ce goût  pour la culture classique et, malgré cela, le caractère irrépressible des progrès du français. Donc, ce sur quoi j’insiste, c’est le fait (qu’on sans doute bien compris) que ces progrès ont lieu y compris dans le cadre classique. Sur le plan pratique, le paradoxe se résout de la même manière que sur le plan culturel tel que je viens de le présenter. Un article d’André  Chervel, « Le baccalauréat et les débuts de la dissertation littéraire (1874-1881, in Histoire de l’éducation, n° 94, mai 2002, pp. 103-139 ; je lis ici la page 109), l’explique bien. Certes, affirme Chervel, le cadre classique résiste longtemps au XIXe siècle… Or dans ce cadre précisément, même si l’élève apprend encore le latin davantage que le français, même s’il est confronté à Virgile et Cicéron bien plus qu’à Corneille et La Bruyère, le latin faiblit. Pourquoi ? Au moins parce que cet élève écrit en français plus souvent qu’en latin ; il écrit et on lui communique toute sortes de choses, quantité de choses, en français : les corrigés des versions, les textes des thèmes, mais aussi les explications (dictées) des règles, les commentaires (également dictés) sur des auteurs, des faits d’histoire, et ainsi de suite ; sans parler, comme je l’ai déjà fait des matières ajoutées au cadre classique, les sciences, la géographie notamment, dont l’enseignement se produit forcément en français. Même quand les thèmes, les versions, le discours, les vers latin redeviennent le lot commun de la vie des écoliers, on ne parle plus latin dans les classes. Il faut donc admettre le progressif mais profond enracinement du français dans les pratiques, dans les habitudes, au-delà ou en de ça des programmes officiels. Rien de cela ne peut nous surprendre puisque c’est l’héritage sur lequel nous vivons toujours.

    Il ne faut pas oublier par ailleurs que, dans certains cas, les élèves parlent préférentiellement un patois et que donc le but de certains professeurs au collège est de leur apprendre le français, et un français correct. C’est ce que nous raconte F. Sarcey dans ses Souvenirs de jeunesse. A un moment, il devient professeur de rhétorique dans un collège communal, à Lesneven, en Bretagne, un collège dont le Principal et le professeur de philosophie sont des prêtres  tandis que les autres sont des séminaristes, bref (dit, l’anticlérical F. Sarcey) : une « bergerie cléricale » (p. 214). Mais, ajoute-t-il,  tout se passe merveilleusement bien. Or dans sa classe de rhétorique, sur 9 élèves, trois seulement parlent français couramment, tandis que les autres le comprennent seulement - et l’écrivent au besoin, moyennant quoi les autres professeurs font la classe moitié en français, moitié en breton. Problème pour traduire le latin ! D’où la résolution de Sarcey : « Je m’appliquais  donc à leur apprendre le français et tournait la classe en conversations et en lectures ».

    Prenons un autre exemple, celui de la philosophie. Déjà, le Règlement du 19 septembre 1809, art. 17 du titre II  prévoit que la philosophie sera enseignée « soit en latin soit en français » (cf. Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire, op. cit., p. 128). Sous l’Empire, après 1802, époque de Pierre Laromiguière à la Sorbonne (et de Jean-Baptiste Maugras à Sainte-Barbe), les professeurs ont donc le choix d’enseigner la philosophie en latin ou en français. Mais ensuite, que se passe-t-il ?  Si, en 1821 une ordonnance du 27 février, parle cette fois d’un enseignement philosophique en latin, néanmoins, après cela, ce ne sera qu’une longue tergiversation : à certains moment, on prescrit le français, et à d’autres, le latin. Pourquoi cette tergiversation, et, au bout du compte, le retournement d’une norme en son contraire ou presque ? Une remarque incidente de Cournot, à propos de l’ordonnance du 26 mars 1829, de Vatimesnil (cf. Des institutions d’instruction publique en France, 1864 ; j’utilise la réédition Vrin de 1977, p. 204 ; voir le texte de l’ordonnance in Ph. Savoie, idem, p. 212), me permet de répondre. L’ordonnance prescrit, en effet, entre autre, que la philosophie soit désormais enseignée en français, et Cournot commente cela en disant qu’en réalité la philosophie a « toujours » été enseignée en français. Le « toujours » serait à nuancer, bien sûr, mais l’indication reste très intéressante. Cournot est un témoin scrupuleux (bien que plus tardif) ; et, incidemment, il nous apprend que la prescription du latin n’était pas ou était peu appliquée durant la première moitié du XIXe siècle. De là nous pouvons déduire qu’en 1829 l’ordonnance du ministre se règle sur les pratiques existantes : puisque les professeurs, en majorité, s’expriment et lisent en français, il faut juste que le droit s’accorde à ce fait ; autrement dit : qu’on cesse de prescrire le latin (le droit) puisque les professeurs enseignent en français (le fait).

    Ceci vaut de manière générale pour l’ensemble des enseignements secondaires du XIXe siècle : souvent et de plus en plus, lorsque le latin est la norme officielle, le français est la norme d’usage, qui résiste et l’emporte finalement sur le latin. 

    Je parle de nuances. Voyez dans le Patrimoine de l’éducation nationale, op. cit., p. 442, la photo d’un cahier de philosophie de la Restauration, dont la notice  nous dit qu’il est rédigé en latin…

    On comprend donc pourquoi, à la fin de la période, en 1881, le sort du latin est scellé : il ne restera plus aux républicains qu’à supprimer le latin à l’écrit du baccalauréat, et à le remplacer par la composition française.

    Je rappelle pour finir que le défaite du latin doit être également mise en relation avec les progrès des langues vivantes, qu’organise également un texte de septembre 1829, prévoyant  un enseignement facultatif en 5e, 4e et 3e. Les langues vivantes seront renforcées par un texte du 5 janvier 1838, et un autre du 2 avril, qui prescrit ne interrogation au bac - anglais et allemand étant d’abord concernés.

     

     

     


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