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    Séance 2

     

    CHAPITRE 1

    LES CADRES INSTITUTIONNELS

     

    I) LES NOUVEAUX ETABLISSEMENTS D’ENSEIGNEMENT (suite) 

     

     

    1) Les différents établissements

    J’ai parlé des lycées. Apparus sous l’Empire, ils seront rebaptisés « collèges royaux » après l’Empire, dès 1815. Ils redeviendront lycées après la Révolution de 1848. Certains ont connu plusieurs états civils si je puis dire. A Paris par exemple, le collège jésuite Louis-le-Grand, ex collège de Clermont au XVIe siècle, est un prytanée sous Napoléon, mais devient en 1848 le lycée que nous connaissons, après avoir brièvement été connu comme lycée Descartes… Aux lycées, l’Etat garantissait en outre, notamment à cause de l’Internat qu’il fallait payer, un certain nombre d’élèves boursiers (150 boursiers par lycée furent prévus en 1805 – 80 à demi bourse, 50 à ¾, et 20 à bourses entières). Au total, 6400 bourses étaient octroyées aux lycées dont 2400 destinées aux fils de militaires ou de fonctionnaires ; et 4000 bourses pour les écoles secondaires, sur concours.

    En l’occurrence, puisque ces établissements nouveaux sont désormais sous la houlette de l’Etat, ils sont donc des établissements publics. Après 1802, les villes qui se montrent désireuses d’obtenir un lycée, ce sont d’abord celles qui avaient avant cela une école centrale. Mais, alors qu’il existait une centaine d’écoles centrales, les premiers lycées furent à peine plus d’une trentaine. On n’évita pas, bien évidemment, les phénomènes de concurrence entre les villes. Par exemple, Nantes fut en conflit avec Rennes, Orléans l’emporta sur Tours, etc. (renseignements donnés par G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 20).

    Quels établissements autres que les lycées avaient été prévus  en 1802 ? D’abord des « écoles secondaires », à savoir des « collèges communaux », donc des établissements à la charge des communes (lesquelles sont d’ailleurs incitées à engager les frais afférents à la création de ce genre d’écoles). Comme établissements communaux, ces écoles secondaires n’ont pas un statut public ; mais faut-il pour autant les ranger dans la catégorie des établissements privés ? Je n’en suis pas sûr, car elles sont soumises à une autorisation de l’Etat, qui leur impose un programme d’études : elles doivent enseigner le latin, le français, des éléments de géographie, d’histoire et de mathématiques – donc un cycle plus modeste que les lycées, qui, du coup, correspondent à ce que sous l’Ancien Régime on appelait les établissements « de plein exercice ». Cela dit, les écoles qui ne sollicitent pas l’obtention du titre officiel d’ « école secondaire » donc ne sont pas en mesure d’appliquer le plan d’études prescrit, peuvent quand même ouvrir.

    230 écoles secondaires communales à peu près furent tout de suite autorisées après la loi de 1802. En 1806, un rapport de Fourcroy (un chimiste qui avait déjà été l’un des créateurs de l’Ecole polytechnique) note la création, en deux ans, de 370 écoles de ce type, communales, pour 22 000 élèves (G. Weill, idem.). D’après ce rapport, 4500 écoles privées (pour 25 000 élèves) ont également ouvert, dont on dit qu’elles ne méritent pas le titre des autres, mais qu’elles dépassent quand même le niveau de l’enseignement primaire. Antoine Prost, dans L’enseignement en France, 1800-1967, p. 24, cite lui aussi ce rapport de 1806. Cela me dispense de le lire moi-même pour vérifier…

    Remarquons que, dans l’ensemble, s’est ainsi mis en place une distinction entre les grands établissements, ceux  des villes importantes, et les petits établissements des villes moyennes ou petites, où l’enseignement  sera parfois à peine au dessus d’un enseignement des rudiments – primaire commence-t-on à dire.

    Mais le plus significatif dans cette affaire, c’est la différence, qui va demeurer pertinente jusqu’à aujourd’hui, et qui n’est pas prête de disparaître, entre le public et le privé. Le privé est soit laïque (un quidam ouvre une école, une pension etc.  – à certaines conditions fixées par l‘Etat), soit confessionnel, et dans ce cas il relève de l’initiative de l’Eglise (autorisée dans certaines limites précises, nous allons le voir) - congrégations religieuses enseignantes ou prêtres séculiers.

    En 1808, dans le cadre nouveau de l’Université impériale, la loi va en outre autoriser des « écoles secondaires ecclésiastiques ». Il s’agit  des petits séminaires diocésains, préparatoires aux séminaires au sens strict, les grands séminaires, qui se consacrent quant à eux à la formation des prêtres. Cette différence est importante puisqu’elle indique immédiatement que les petits séminaires sont fréquentés par des enfants qu’on ne destine pas à la prêtrise, donc qui ne poursuivront pas leur éducation religieuse en accédant à un grand séminaire, ce qui signifie que ces écoles ne sont fondées que dans le but de concurrencer les lycées, que l’Eglise considère avec dédain.

    Troisième catégorie : les institutions et pensions, où l’enseignement est plus restreint. De nombreuses pensions privées existent dès avant la loi de 1802, au temps des écoles centrales ; mais ensuite elle vont se multiplier parce que l’Etat ne parvient pas vraiment à ouvrir autant d’internats qu’il aurait fallu pour répondre à demande. Au début de l’Empire, Paris en aurait rapidement compté plusieurs centaines -  chiffre impressionnant mais qu’il faut relativiser en sachant que ce sont souvent des « maisons » très modestes, qui accueillent alors très peu d’élèves. 

    Enfin, on peut citer une quatrième catégorie, celle des établissements post lycée, mais accessibles à partir des préparations offertes par les lycées : ce sont les « écoles du gouvernement », par exemple celles où l’on forme les haut cadres de l’armée, ingénieurs officiers, etc. : Polytechnique et Saint-Cyr. Elles sont importantes à cause de la formation  scientifique qu’elles exigent, même préalablement à leur cursus, donc dans les lycées (c’était aussi une des spécialités des écoles centrales ; cf. Ph. Savoie, La construction de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 130-131. Un témoin très intéressant, en particulier pour les périodes suivantes, est le savant, mathématicien, économiste et inspecteur général Augustin Cournot ; voir notamment Des institutions d’instruction publique en France, O.C., t. VII, Vrin, 1977 [1864]).

     

    2) L’Université Impériale

    Après 1802, pour rivaliser avec le privé (il faut bien se souvenir de cette question cruciale), donc attirer la clientèle payante, les lycées s’efforcent d’afficher, à côté de la discipline militaire, un souci d’éducation religieuse (en accord avec le Concordat adopté en 1801). Mais, sans résultats probants. Or, ceci va poser un sérieux problème à Bonaparte devenu Napoléon 1er (en 1804). Ce problème est, au moins en partie, à l’origine de la fondation de l’Université. C’est même la raison pour laquelle je viens d’en parler comme d’une « question cruciale ». C’est le mot. Ce que recherche avant tout l’Empereur, en effet, c’est la fidélité des classes supérieures à son autorité et son pouvoir ; et pour lui, le plus sûr moyen d’atteindre cet objectif, c’est l’éducation, à condition toutefois qu’elle soit dirigée par une corporation de professeurs conçue sur le modèle d’une congrégation (les professeurs sont même obligés de demeurer célibataires). En termes plus politiques, l’Empereur veut, conformément à ce qui était déjà l’idée de la Constituante - donner à l’Etat les moyens de former la conscience civique, laquelle serait en retour une garantie de stabilité pour l’Etat. Dans une discussion souvent restituée, et rapportée par Pelet de la Lozère, Napoléon affirmait en ce sens : « de toutes les questions politiques, celle-ci est peut-être de premier ordre. Il n'y aura pas d’Etat politique fixe, s'il n'y a pas un corps enseignant avec des principes fixes » (Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, recueillies par un membre de son Conseil d’Etat, Paris, 1833, p. 154).

    Comment cette question  a-t-elle évolué ? Après l’Empire, en 1814, Fontanes, le Grand Maître (autorité suprême de l’Université – laquelle doit se comprendre à peu près au sens de ce que nous nommons aujourd’hui Education nationale, et non au sens des facultés… qui sont d’ailleurs, à ce moment, sinon en déshérence, du moins livrées à leurs routines vieillissantes), Fontanes, disais-je, reste en poste. Le 18 avril, avant le retour de Bonaparte,  une circulaire supprime le régime militaire des lycées et lui substitue un régime religieux. Mais la substitution de la cloche au tambour, si on retient ce seul symbole, mécontente des élèves qui restent bonapartistes, et dont certains vont faire connaître leur oppositions par diverses manifestations d’humeur, refus d’obéissance, etc. En 1815, après la chute définitive de Napoléon, les lycées deviennent « Collèges royaux », je l’ai dit, tandis que les autres écoles secondaires deviennent (redeviennent) « collèges »  A ce moment, le titre de Grand Maître est supprimé, mais après 1820, dans la période du gouvernement ultra, il est restauré (en 1822), et la charge est confiée à l’abbé Frayssinous. Celui-ci supprime l’Ecole normale, la remplace par des établissements régionaux, puis il la rétablit en tant  qu’Ecole préparatoire (préparatoire au professorat), comme étaient les dits établissements régionaux. Il faut savoir qu’après 1830, sous la monarchie de Juillet, l’Ecole normale (aujourd’hui Ecole normale supérieure - ENS-Paris), fournira à l’Université de nombreux professeurs des collèges royaux.). En attendant, c’est-à-dire dans la période de Restauration, alors que les internats des collèges royaux sont critiqués à cause du bonapartisme régnant parmi les élèves, le clergé est en position dominante, donc investit souvent la direction des collèges. De leur côté, les petits séminaires se multiplient, tandis que  les pensions et institutions font l’objet d’une surveillance plus étroite.

    Lorsque, en 1828, les libéraux sont de retour, le ministère de Martignac crée un ministère de l’Instruction publique autonome (alors qu’avant, ce secteur dépendait du ministre des cultes). On interdit l’enseignement aux jésuites, et on limite à 20 000 élèves les effectifs des petits séminaires.

    Maintenant, rentrons un peu dans la question de l’Université et du monopole de l’enseignement secondaire par l’Etat - monopole… critiqué mais résistant, qu’il faut donc analyser avec nuance.

    Napoléon, je le suggérais à l’instant, se pose d’abord le problème de la concurrence  avec l’enseignement privé, y compris celui des pensions et des institutions, surtout celles placées sous l’autorité des sociétés religieuses. L’Université est donc conçue comme un bon moyen d’assumer cette confrontation, dans l’espoir qu’elle sera victorieuse. En conséquence, l’Université édifie une administration et, liée ou asservie à cette administration, une corporation de fonctionnaires, c’est-à-dire des hommes à qui la dignité de leur statut fera aimer donc accepter leur mission. Ils seront comme des jésuites, ajoute Napoléon, mais des jésuites qui n’auront pas leur souverain à Rome, et dont l’ambition sera de servir l’intérêt public (Pelet de la Lozère, idem, p. 163). Ainsi, comme l’écrira Louis Liard à la fin du XIXe siècle, l’Université Impériale était conçue « avant tout » comme  « un instrument de règne ». Excellente formule.

    D’après ce principe, l’Université et son monopole ont été établis en plusieurs temps. Après un rapport de Fourcroy adopté par le Tribunat et le Corps législatif le 10 mai 1806, sortit une sorte de loi-programme en trois articles (sur les différentes versions du projet de Fourcroy et les corrections successives exigées par Napoléon, voir Pelet de la Lozère, Idem., p. 156 et suiv. ; ainsi qu’Alphonse Aulard, Napoléon 1er et le monopole universitaire. Origines et fonctionnement de l’Université impériale, Paris, 1911, p. 152, qui cite longuement le texte de loi) :

    a) l’Université impériale sera un corps chargé « exclusivement » de l’enseignement dans l'Empire ;

    b) les membres de ce corps  contracteront des obligations spéciales ;

    c) son organisation fera l’objet d’une mesure législative en 1810.

    En réalité l’édifice fut mis sur pied par décrets, les 17 mars et 17 septembre 1808. A dater de là, il n’existe donc plus qu'un seul corps enseignant, à qui l’enseignement est confié « exclusivement » (telle est donc la formule du monopole) ; aucun établissement d’enseignement ne peut être ouvert hors de l’Université sans y avoir été autorisé par son chef, le Grand-Maître ; autrement dit, aucune école ne peut être ouverte hors de l’Université ; seuls les membres de l’Université, ou des personnes graduées par elle, peuvent ouvrir une école, ou enseigner dans une école - il est prévu toutefois une exception très importante à l’application de ces mesures, celle des séminaires dont j’ai parlé, qui dépendent des évêques et des archevêques ; enfin les établissements scolaires se divisent en établissements de l’État (facultés, lycées, collèges), et établissements tenus par des particuliers (institutions, pensions et pensionnats, etc.).

    En fait, dans ce contexte, le monopole est surtout sensible au niveau de la distribution des grades. Ceux-ci sont obligatoires pour devenir professeur (régent, etc.) alors que, par définition, ils sont du ressort exclusif de l’Université donc de l’Etat. Je signale qu’à ce moment, les grades universitaires, décernés par les facultés, sont : le baccalauréat, la licence, le doctorat.  Mais le décret du 17 septembre 1808 décide que dix ans de fonction dans l’instruction publique suffisent pour bénéficier de l’équivalence du grade exigé (voir sur ce point Félix Ponteil, Histoire de l’enseignement.., op. cit., p. 127). 

    Jusqu’ici, on le constate, rien n’interdit les écoles privées. S’il faut bien désormais qu’elles inscrivent les mots « Université impériale » en tête de leurs actes et au fronton de leurs portes, elles ne sont en fait assimilées, comme le remarque Alphonse Aulard, qu’en vertu d’une « fiction légale » (Napoléon 1er et le monopole…, op. cit., p. 171). Les bases du monopole sont néanmoins jetées pour plusieurs raisons précises. D’abord parce que, pour ouvrir une école, il faut une autorisation de l’Université, et, je viens de le souligner, il faut être pourvu des grades que l’Université décerne ; mais aussi parce que l’Université a le droit d’inspecter les établissements privés ; et parce qu’enfin l’État instaure un régime fiscal peu amène. Cette dernière mesure sera d’ailleurs la plus mal ressentie. Le brevet, renouvelable tous les dix ans, que les chefs des établissements privés doivent solliciter du Grand-Maître à la tête de l’Université, se paye à chaque fois entre 200 et 600 francs selon les cas. Ceci représente à peu près un salaire moyen annuel d’ouvrier. En plus de cela, l’État prélève un vingtième de la rétribution due par les élèves payants, et même, après le décret du 17 septembre 1808, un vingtième du prix de la pension - alors qu’un bon nombre d’élèves sont demi-pensionnaires ou externes. C’est un impôt.

     

    3) Heurs et malheurs du monopole

    Et ensuite ? Voilà l’histoire. Dans un second temps, sur ces bases (je répète pour que ce soit clair : 1. autorisation préalable, 2. grades, 3. inspection, 4. impôt), le monopole va être affermi pour que les lycées, qui recrutent trop peu d’élèves (payants), soient effectivement mis en position de rivaliser avec l’enseignement privé. En fait, les rivaux les plus menaçants à ce moment, ce ne sont pas tant les institutions et pensions que ces petits séminaires qu’on appelle « écoles secondaires ecclésiastiques »  et que les évêques ont organisé après la signature du Concordat, puisque ces écoles, épargnées par la loi, accueillent aussi des enfants qu’on ne destinait pas à la prêtrise, attirés par le moindre coût des études, ou bien seulement l’éducation religieuse. Alerté, Napoléon commanda en septembre 1810 un rapport au ministre de la police, Savary (de préférence au Grand-Maître Fontanes, dont on connaît la sympathie pour les catholiques). Et malgré des résultats partiels (rapport conservé aux Archives nationales sous la cote : AN. F 17 4346), l’Empereur se convainc du déclin précoce des lycées au profit des petits séminaires.

    Alors, pour résoudre ce problème, Napoléon promulgua le 15 novembre 1811 un important décret « sur le régime de l’Université ». Ce décret renforçait le dispositif monopolistique (Cournot remarque ce point à juste titre en parlant d’un monopole devenu « bien plus rigoureux et précis » ;  voir, Des institutions d’instruction publique…, op. cit.,  p. 213), et, par conséquent, il menaçait cette fois directement les petits séminaires. Bien que ceux-ci, en 1809, eussent été intégrés à l’Université, qui les protégeait en retour, le décret limitait leur nombre à un seul par département, puis il leur défendait de s’établir dans des villes ayant déjà un lycée ou un collège (établissement communal), il leur prescrivait d’admettre des professeurs de l’Université, et il leur enjoignait de conduire leurs élèves, qui porteraient l’habit ecclésiastique, aux classes des lycées et collèges. C’était de toutes façon le régime imposé aux pensions et institutions, qui devaient conduire leurs élèves aux classes du collège ou du lycée voisin.

    Pour les institutions, en effet, le décret distinguait deux possibilités. Les institutions établies dans des villes sans lycée ni collège pouvaient enseigner, inclusivement, jusqu'aux humanités ; et les pensions pouvaient avoir seulement des classes de grammaire (6ème, 5ème, 4ème, 3ème  – cette dernière classe étant parfois une première années d’humanités) et enseigner en plus les éléments d'arithmétique et de géométrie (voir le résumé de Philippe Savoie, « Création et réinvention des lycées (1802-1902), in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie, dir., Lycées, lycéens, lycéennes, deux siècles d’histoire, Paris, INRP, 2005, p. 65). Quant aux institutions établies dans des villes avec lycée et collège, elles devaient se contenter de programmes plus élémentaires, ou de répétitions des cours de ces lycées et collèges, que leurs élèves étaient donc obligés de suivre. En outre, dans tous les cas, lorsque les élèves voulaient subir les examens des grades universitaires, ils devaient au préalable fournir un « certificat d’études » délivré par un établissement universitaire de la ville. Bref, par ce décret de 1811, quelles que fussent les velléités du Grand Maître Fontanes, le monopole était cette fois bien plus fort : constitué comme un « blocus » a-t-on dit parfois. Il reste toutefois que bien des institutions et pensions ne se plieront pas aux impératifs ainsi énoncés, notamment à l’obligation d’envoyer leurs élèves aux lycées (Dans le livre d’A. Aulard , on trouvera plusieurs exemples d’infractions sur ce plan ; voir Napoléon 1er et le monopole…, op. cit., p. 311).

    Qu’advient-il ensuite de l’Université, la « fille aînée de Buonaparte » ainsi qu’elle est nommée par ses adversaires (par analogie ironique avec la formule qui faisait de la France « la fille aînée de l’Eglise ») ? Fait remarquable, elle ne sera pas abolie par les régimes suivants. Entre la première et la seconde Restauration, Louis XVIII change d’avis, et une ordonnance du 15 août 1815 conserve la taxe du vingtième et le découpage des académies (définies le 18 octobre 1808 par un statut spécial ; sur les académies, voir F. Ponteil,  Histoire de l’enseignement…, op. cit., p. 133-134).

    Dans ces conditions, aux époques ultérieures, soit les catholiques ont la faveur du gouvernement, et alors le clergé investit les postes clefs de l’administration et du corps universitaire ; soit c’est l’inverse, et l’enseignement catholique est en butte à l’hostilité de l’Etat et soumis à sa tutelle. Dès la Restauration notamment, la Grande Maîtrise, la chancellerie et le Conseil de l’Université sont remplacés par une Commission de l’instruction publique, placée sous l’autorité du ministre de l’intérieur. Mais en 1821, après la victoire électorale des ultra-royalistes et la formation du ministère Villèle, on recrée la Grande Maîtrise et on la confie à l’évêque d’Hermopolis, l’abbé Frayssinous (voir ci-dessus). Suit immédiatement un cortège ecclésiastique - congrégations nouvellement autorisées, prêtres nommés dans les collèges royaux (anciens lycées), etc. En revanche, lorsque arrivent les modérés du ministère Martignac en 1828, on s’inquiète du retour des Jésuites, pourtant interdits, dans le corps enseignant des petits séminaires. Comme les Jésuites, grâce aux ordonnances du 5 octobre 1814 et du 17 février 1815, ont recouvré leur indépendance avec le droit de s’installer à la campagne ou dans des villes sans lycée ou collège, de nouvelles ordonnances, le 16 juin 1828, mettent fin à cette indépendance, imposent aux chefs des écoles ecclésiastiques une déclaration de non appartenance à une congrégation non autorisée, et limitent le nombre total des élèves des petits séminaires à 20 000. C’est ainsi, on le voit,  que chaque régime découvre tour à tour les avantages du système universitaire, lequel, par conséquent, fait preuve d’une résistance inattendue (peut-être aussi d’une certaine souplesse), et désolante pour ses adversaires.

     

    En 1830, la constitution (la charte), en son article 69, promet donc la liberté d’enseignement. Mais si cette promesse est tenue dans le domaine de renseignement primaire en 1833 par la loi Guizot, il en va autrement pour l’enseignement secondaire - le plus important dans le jeu politique puisqu’il s’adresse aux futurs électeurs (dans le régime censitaire), ce qu’on appelle le « pays légal ». Là, il y a encore loin de la coupe aux lèvres : quinze années durant, aucun projet n’aboutira.

    Ces faits institutionnels étant assez indigestes, je résume d’abord l’ensemble des règles monopolistiques adoptées au fil des ans, sur la base napoléonienne. On peut dire que, grosso modo, la législation universitaire fait peser sur l’enseignement privé quatre groupes de contraintes. 1) celles qui s’exercent sur les établissements : autorisation  préalable, publicité du plan des locaux, du programme des  études, etc., surveillance du ministère et de ses représentants, paiement d'une taxe ; 2) celles qui s’exercent sur  le cursus des élèves : obligation de suivre les cours des collèges royaux (nouvelle dénomination des lycées), obligation, pour subir les épreuves du baccalauréat, de fournir un certificat d’études dans les classes de rhétorique et de philosophie d’un établissement de l'Université ; 3) celles qui s’exercent sur le statut des maîtres : conditions de grades universitaires (plus ou moins élevés selon le poste occupé), conditions de moralité, etc., et déclaration de non appartenance à une congrégation non autorisée ; 4) celles qui consistent à mettre ou non les petits séminaires sous le coup de ces règlements (évidemment, depuis 1828, la déclaration de non appartenance vise les petits séminaires).

    Ceci permet de comprendre les projets de lois élaborés, discutés - mais pas appliqués - sous Louis-Philippe. Car chaque projet de loi va investir ces rubriques, pour modifier ou supprimer tel élément dans l’une, et ajouter ou renforcer tel élément dans l’autre. Un historien a récemment consacré à ces événements et à leurs contextes un ouvrage très détaillé et précis, remarquable à ce titre. Il s’agit de Sylvain Milbach, Les chaires ennemies, L’Eglise, l’Etat et la liberté d’enseignement secondaire dans la France des notables (1830-1850), Honoré Champion, 2015. Je l’utilise et  le cite d’autant plus que cette question importante est restée longtemps en friche, alors qu’il s’agit d’un des conflits scolaires majeurs qui ont opposé l’Etat et Eglise au XIXe siècle.

    Le premier projet, en 1836, est de Guizot. Celui-ci, désireux, selon ses propres paroles, « à la fois de garder la place et d’ouvrir les portes » (une formule qui résume à elle seule la manière dont  les libéraux – les doctrinaires, c’est-à-dire le groupe de Guizot à la Chambre -  aménagent le libéralisme dans la pratique gouvernementale, du moins en matière d’éducation publique), propose plusieurs modifications. Dans la première rubrique, il supprime l’autorisation préalable. Dans la deuxième, il supprime l’obligation de suivre les cours des collèges royaux. Dans la troisième, il ne retient de conditions préalables que pour les chefs d’établissements, et il divise ces conditions en « garanties personnelles » (grades et certificat de moralité) et « garanties réelles » (règlement intérieur, programme des études, plan des locaux). Enfin, à l’intention des petits séminaires, Guizot supprime la déclaration de non appartenance. Un projet, par conséquent, bien accueilli par l’opinion catholique. Cependant, les députés votent deux amendements qui ramènent le texte aux ordonnances de 1828... et le ministère chute avant d’aboutir.

    Le successeur de Guizot, Salvandy, pour donner suite aux débats parlementaires, publie en 1838, le 28 août, un arrêté, et le 12 octobre une circulaire, qui réaffirment, conformément au décret de 1811, l’impossibilité pour les maîtres des petits séminaires d’enseigner les programmes de rhétorique et de philosophie, et la nécessité pour les candidats au baccalauréat de présenter un certificat d’études dans un collège royal, toutes choses qui tombaient presque en désuétude à ce moment.

    En 1840, un projet de Victor Cousin (ministre de mars à octobre) reprend l’essentiel des propositions de Guizot mais y ajoute - clause évidemment rédhibitoire pour les catholiques - la soumission des petits séminaires à la taxe universitaire. Puis,  en mars 1841, arrive le projet de Villemain (nouveau ministre, jusqu’en 1844) ; et c’est alors qu’on entre dans le vif de la bataille avec les catholiques et les évêques. Dès la présentation des motifs en effet, Villemain donne le ton en expliquant : « la liberté de l'enseignement, quelque juste importance qu’on y attache, n’est pas, comme d’autres libertés publiques, un ressort nécessaire au mouvement de l’Etat » (Le Moniteur Universel du 11 mars 1841). Et l’argumentaire relatif à la loi est du même tabac. Dans la première rubrique, Villemain supprime l’autorisation préalable, il maintient la publicité des plans, règlements et programmes ; dans la deuxième rubrique, il supprime l’obligation de suivre les cours des collèges et l’obligation du certificat d'études ; dans la troisième rubrique, il maintient les conditions de moralité et de grades, mais il ajoute un brevet de capacité délivré par un jury spécial comprenant le Recteur, le Procureur général du Roi, le maire, un ecclésiastique catholique, etc. Et surtout, Villemain envisage de soumettre les petits séminaires à la loi commune, en prévoyant notamment la surveillance et l’inspection des établissements privés par l’Université. On s’en doute, ceci déclenche un tollé. De toutes parts, les catholiques dénoncent une atteinte selon eux inadmissible à l’autorité des évêques. Considérant la possibilité de faire comparaître devant le Conseil académique et de suspendre les chefs des établissements pendant un à cinq ans, en cas de désordres graves, le légitimiste Henri de Riancey résume sans doute le fond de la protestation en déclarant : « les  énormités de l’institution impériale sont consacrées ici avec le plus audacieux mépris de la charte et des lois » (Voir Henri de Riancey, Histoire critique et législative de l'instruction publique, Paris, 1844, t. 2, p. 421 ; auteur conservateur, mais livre précieux pour sa chronologie des projets de loi, au chapitre IV – que confirme l’étude de S. Milbach citée plus haut). 

    La levée de boucliers contraint Villemain à retirer son projet. Mais ce n’est pour lui que partie remis car en février 1844, il revient à la charge et dépose un nouveau texte, à la Chambre des pairs cette fois. Ce projet prévoit de supprimer l’autorisation préalable, de maintenir surveillance, publicité  des programmes, etc. (première rubrique). Il prévoit aussi de maintenir le certificat d’études (deuxième rubrique), les conditions de moralité, de grades, la déclaration de non appartenance (troisième rubrique). Là, il introduit la catégorie des « institutions de plein exercice », d’après cette expression traditionnelle : si deux maîtres au moins sont pourvus de la licence ès lettres, et un au moins du baccalauréat ès sciences, leurs élèves pourront se présenter au baccalauréat. Quant aux petits séminaires, ils sont tenus en dehors de la loi. Toutefois, ceux dont les maîtres de rhétorique et de philosophie satisfont aux critères de ces institutions de plein exercice pourront présenter leurs élèves au baccalauréat ; tandis que, dans le cas contraire, les élèves n’auraient le droit de subir ces épreuves que s’ils envisagent d’abandonner le sacerdoce, et si leur nombre n’excède pas la moitié du nombre de ceux qui sortent chaque année des petits séminaires.

    Ce projet échoue comme les précédents, car il ne contient rien qui puisse apaiser les catholiques (au moment où Villemain tombe malade, atteint d’une folie dans laquelle, dit-on, l’obsession des jésuites est déterminante). Salvandy, le ministre suivant (qui a déjà occupé le poste en 1837-1839), conçoit un dernier projet, mais qu’emporte bientôt la tourmente révolutionnaire de 1848.

    C’est donc la Seconde République qui, par la loi Falloux du 15 mars 1850, met fin aux polémiques en imposant la liberté de l'enseignement secondaire. Le terme d’« école libre » entre alors dans le vocabulaire légal.

     

     


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