• Séance 13

     

    INTERMEDE

     

    La campagne catholique des années 1840

    contre le monopole universitaire de l’enseignement secondaire

     

    Pour finir la série de 2018, voici le récit des événements survenus lors de la grande protestation des catholiques contre le monopole napoléonien de l’Etat sur l’enseignement secondaire. C’est le récit que j’avais  laissé en suspens dans la deuxième partie de la séance 2, cette année.

     

    En 2019 : suite et fin de cette enquête sur l’histoire des pratiques d’enseignement

     

    *****

     

    1) Le sens de la liberté d’enseignement

    Au monopole universitaire et aux projets gouvernementaux qui assurent sa survie, les catholiques opposent donc entre 1843 et 1845 l’exigence, essentielle pour eux, de la liberté d'enseignement. On aurait tort cependant d’y voir une simple réponse tactique aux entraves que l’Eglise subit dans un domaine où elle avait été jadis dominante (les Jésuites, par exemple, avant leur expulsion de 1763, détenaient à eux seuls en France plus d’un tiers des collèges). Au contraire, la liberté d’enseignement est un thème - du moins l’un des thèmes stratégiques du courant libéral alors émergeant dans le catholicisme. Et c’est parce que les figures dirigeantes de ce mouvement, notamment le comte Charles de Montalembert, qui siège à la chambre des pairs, font de la destruction du monopole l’un des buts prioritaires de leur action, qu’une opposition aussi résolue a pu se lever face aux gouvernements de la monarchie de Juillet.

    Il est bien connu que l’abbé Félicité de Lamennais est l’initiateur du libéralisme catholique. Rendu célèbre en 1817 par son Essai sur l'indifférence en matière de religion, il a traité en 1818 De l'éducation dans ses rapports avec la liberté ; et, après les ordonnances de 1828, il a rédigé un texte cinglant, Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église. En fait, Lamennais ne peut approuver même la restauration religieuse qui a suivi le retour du Roi. Certes, le catholicisme est à nouveau associé à l’idée et à la pratique monarchique au point que, sous le gouvernement ultra, en 1825, l’Assemblée a pu voter une loi punissant le sacrilège de la peine de mort - et de la mort réservée aux parricides : on devait conduire le condamné au supplice pieds nus, un voile noir sur la tête, et l’amputer du poing droit avant de le décapiter (cette loi ne sera cependant jamais appliquée). Mais Lamennais ne souhaite pas que l’Eglise recouvre ses anciens privilèges. Il refuse l’alliance du trône et de l'autel, rejetant aussi bien les politiques religieuses des gouvernements modernes que le gallicanisme traditionnel de l’épiscopat, ce mode d’alliance institutionnelle qui se confond depuis longtemps à l’histoire du catholicisme national.

     

    Remarque

    Une précision historique. Entre la Pragmatique sanction de Bourges, de Charles VII, en 1438, qui définissait les « libertés, droits et franchises de l’Église gallicane », et la Déclaration du clergé de 1682 (les quatre articles rédigés par Bossuet), la délimitation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel impliquait une limitation de l’autorité du pape sur le clergé national, au profit de l’autorité royale. A tel point, on l’a souvent dit, que le concordat de Bologne, en 1516, mettait l’Église à disposition de la monarchie : au lieu que les structures hiérarchiques de l’Église fussent fondées sur les élections, elles émanaient de deux autorités, inégales : le roi pour la nomination et le pape pour l’institution canonique (voir sur ces questions Antonin Debidour, Histoire des rapports de l’Eglise et de l’Etat en France de 1789 à 1870, Paris, 1898). 

     

     

     

    N’oublions pas que le concordat voulu par Bonaparte, premier Consul, en 1801, avait établi l’Eglise comme institution financée par l’État, en assurant ainsi la subsistance du clergé et la disposition des édifices religieux (ce qui, du reste, entérinait la confiscation des biens de l’Eglise décidée par la Révolution), mais elle recelait aussi les fameux « articles organiques » que Bonaparte avait ajoutés de sa propre initiative, et qu’il avait conçu comme un règlement de police au terme duquel, par exemple, les évêques ne pouvaient pas même sortir de leur diocèse sans autorisation. Ce que Bonaparte recherchait, c’était donc un « catholicisme discipliné, enrégimenté, soumis nominalement au pape, à condition que le pape se fit l’humble serviteur du Premier Consul » (A. Debidour, idem, p. 189. ; et p. 213 : Bonaparte « voulait avoir ses évêques et ses curés comme il avait ses préfets et ses maires »). Voilà ce qui est dans la mémoire des catholiques en 1830.

    Dans le cadre des concordats et du gallicanisme, les relations de l’Etat avec l’Église - qui ont eu cours depuis l’Ancien Régime, sauf la période révolutionnaire, jusqu’à la séparation de 1905 - peuvent donc paraître abusives, ou du moins très pénibles pour le clergé. En ce sens, Lamennais affirme que les articles organiques ont permis à Napoléon de traiter le clergé en fonctionnaire, voire en domestique (de même que les quatre articles de 1682 avaient permis à Louis XIV d’inféoder l’Église). Alors, ajoute Lamennais, lorsque le catholicisme n’est pas même religion d’Etat mais seulement religion « de la majorité des français » (en 1830), il est temps de dénoncer les limitations qu’autorise cette forme d’alliance du trône et de l’autel, il est temps de séparer l’Église de l’État et, première conséquence, de supprimer le budget des cultes.

    Dans ce contexte, la conception de Lamennais a quelque chose de particulier : d’une part c’est une variante moderne d’ultramontanisme, un régime qui tranche les liens de l’Eglise avec l’Etat national pour que seul le pape gouverne les choses de l’Église (à défaut de gouverner toutes choses de ce monde) ; mais d’autre part cet ultramontanisme, puisqu’il cherche à remettre la religion en libre circulation dans la société et le peuple, en appelle forcément à la liberté religieuse, ou liberté de conscience, à la liberté de la presse, à la liberté d'association, aux libertés locales (contre le centralisme), et bien sûr à la liberté d’enseignement ; bref, c’est un ultramontanisme qui suppose un libéralisme. Le 15 novembre 1831, Lamennais déclare donc dans le journal qu'il a fondé, L’avenir :

     

    « quelques hommes entreprirent de défendre deux grands biens, la religion et la liberté (…). / Ils dirent à leurs frères que la religion n’avait pas péri avec le trône et qu'il était temps de chercher pour elle dans les peuples un plus solide appui. Ils dirent que le salaire du clergé étant devenu, de l’aveu même du pouvoir, non plus la juste indemnité d’une spoliation sanglante, mais le gage de la servitude, il ne fallait plus orner l’autel avec cette boue » (cité par Marcel Prelot et Françoise Gallouedec-Genuy, Le libéralisme catholique, Armand-Colin, Paris, 1969, p. 125-126. Sur le catholicisme libéral, Georges Weill, Histoire du catholicisme libéral en France, 1828-1908, Paris, 1904 ; et Adrien Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, Paris, 1948.).

     

    En décembre 1831, Lamennais, en compagnie du comte de Montalembert et du Père Lacordaire, autre figure marquante de ce courant, se rend à Rome pour faire valoir ses idées libérales auprès du pape. Mais en vain, car le pape condamne un tel libéralisme dès le 15 août 1832 par l’encyclique Mirari vos. Lamennais ne jouera donc aucun rôle dans la protestation de 1843, quoique l’autre face de sa doctrine, l’ultramontanisme, ait beaucoup progressé dans le clergé à ce moment, y compris parmi les évêques. C’est Montalembert qui est en première ligne dans cette campagne centrée sur le thème de la liberté de l'enseignement (associé au thème de la liberté d’association, mais sans référence  au thème de la séparation de l’Etat et de l’Eglise) ; or ce thème de la liberté d’enseignement est connu comme un principe mennaisien, mais maintenant apprécié et accepté y compris par ceux des catholiques s’étant rangés à l’avis du pape. Montalembert a rompu avec Lamennais, toutefois, malgré cette rupture, l’inspiration de Montalembert est mennaisienne à plusieurs titres : dans son refus de s’allier aux légitimistes, les opposants de « droite » au régime de Juillet ; dans sa volonté de ne pas exiger seulement l’indépendance des petits séminaires, ce que le gouvernement pourrait bien octroyer ; et enfin parce qu’il demande pour l’Eglise la liberté d'enseignement au titre du droit commun, un droit selon lui indispensable à la mission du catholicisme, à l’époque moderne.

     

    2) La campagne des catholiques

    L’exigence de la liberté d’enseignement se résume en quelques thèmes, formulés par exemple dans une intervention de Montalembert à la chambre des pairs : premièrement, le droit pour tout bachelier de fonder une école secondaire, sans autre condition que le certificat de moralité ; deuxièmement, l’abolition du certificat d’études requis pour subir les épreuves du baccalauréat ; troisièmement, la création d’un Conseil supérieur de l’enseignement libre qui aurait à charge d'inspecter les établissements en question. Cependant, il s’avère que ces  propositions n’ont pas d’emblée trouvé grâce auprès des évêques et dans l’opinion catholique au delà. La protestation n’a donc pris sa forme aiguë, entre 1843 et 1845, qu’après bien des atermoiements (Sur ces questions voir  Paul Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, Paris 1911, t V, chap. VIII. Et Paul Gerbod, La condition universitaire en France au dix-neuvième siècle, Paris, PUF, 1965, L. VI, chap. 1, qui suit à son tour la chronologie de la campagne catholique.).

    L’un des premiers actes importants de la campagne est sans doute la publication, en 1840, d’un texte de l’abbé Garot, aumônier au collège de Nancy, Le monopole universitaire dévoilé à la France libérale et à la France catholique ; texte patronné par une « société d’ecclésiastiques » ayant à sa tête l'abbé Rohrbacher, un ancien disciple de Lamennais lui aussi. Mais c’est après le dépôt du projet Villemain de 1841 que la campagne se déchaîne, et, avec des à-coups, elle ne cessera pas avant 1847 : dans les assemblées, à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés, où Montalembert est soutenu par d’importantes personnalités ; et puis dans la presse, par l’édition et avec tous les moyens dont disposent les ecclésiastiques. L’essentiel de la campagne, de ce point de vue, tient d’une part à l’activité des évêques, d’autre part aux relations et au contenu « politique » des relations que Montalembert et les laïcs établissent avec l’épiscopat.

    Lors de la préparation des projets de Guizot en 1836 puis de Cousin en 1840, les archevêques et les évêques ont déjà adressé des observations au ministère, mais des observations confidentielles. Ce n’est plus le cas à partir de 1841, avec le projet Villemain, à cause de l’émotion suscitée par le sort des petits séminaires. Alors les critiques, sous forme de brochures, articles, mandements, etc., se multiplient. L’archevêque de Lyon, de Bonald, demande « la liberté comme en Belgique » - une référence souvent reprise, y compris dans le titre d’un journal fondé par le marquis de Régnon en 1844 (l'article 17 de la Constitution belge stipule : « L’enseignement est libre : toute mesure préventive est interdite »). L’évêque de Chartres, Clausel de Montals, rédige force lettres, seize au total entre mars 1841 et mars 1843, à l’intention des philosophes universitaires de l’école éclectique, Cousin, Jouffroy et d’autres (Cousin s’illustre en 1844 par un discours fameux à la Chambre des pairs, publié sous le titre, Défense de l’Université et de la philosophie, resté dans la mémoire des professeurs de philosophie). L’archevêque de Toulouse, d’Astros, envoie un Mémoire au Roi en son Conseil et aux chambres. Et c’est alors que l’évêque de Belley, Devie, qualifie les établissements scolaires de l’Etat d’ « écoles de pestilence ». Un grand nombre de prélats, qui se sont joints au mouvement, publient en 1842 leurs avis dans un livre intitulé Protestation de l'épiscopat français contre le projet de loi sur l'enseignement secondaire. Ce texte contient plus de cinquante signatures. Nombre de pamphlets sont en outre lancés contre les enseignants et le contenu de l’enseignement universitaire, les philosophes étant souvent les premiers visés.  On parle d’une « campagne des pamphlets ».

    Une autre protestation quasi-générale des évêques a lieu après le dépôt du second projet Villemain, en 1844. Cette protestation est  motivée aussi bien, il est vrai, par l’offensive, ou la contre offensive anti-jésuite des universitaires - où s’illustrent, au Collège de France, Michelet et Quinet, dont les propos compteront parmi les références majeures de la pensée laïque des périodes suivantes. Quoi qu’il en soit, la réaction catholique est sans exemple au dix-neuvième siècle, tant par son unité que par son ampleur. Individuellement ou collectivement, les évêques s’adressent qui au Roi, qui à la chambre des pairs, qui au ministre des cultes. De Bonald et ses suffragants d’Autun, de Langres, de Saint-Claude, de Dijon et de Grenoble rédigent une Adresse à la chambre des pairs et au ministre des cultes. Ils sont imités par l’archevêque de Reims, Gousset, et les évêques de Cambrai, Soissons, Beauvais, Chalons, Amiens et Arras qui envoient au ministre de la justice et des cultes, Martin du Nord, une Lettre au sujet du nouveau projet de loi sur l’instruction secondaire. Même démarche également de l’archevêque d’Avignon et des évêques de Montpellier, Nîmes, Valence et Viviers.

    Cela dit, les manifestations de cette ampleur et même, avec cette unanimité, d’une ampleur moindre, ne sont pas si fréquentes. Dans son déroulement quotidien, la campagne n’est animée que par une douzaine de prélats, au mieux. Il faut en effet compter avec les réticences de certains d’entre eux parmi les plus influents. Mgr Affre, l’archevêque de Paris, en est le meilleur exemple, car il ne prendra de positions publiques, auxquelles il semble peu enclin, que sous la pression des événements. C’est le cas lorsque l’évêque de Châlons, Prilly (il s’agit de Châlons-en-Champagne, qui deviendra Châlons-sur-Marne), est déféré devant le Conseil d’Etat pour avoir menacé des aumôniers des collèges royaux de sa région. Afin de plaider sa cause, Affre et les évêques de la province et de Paris envoient au roi un mémoire, secret évidemment, où ils reprennent le thème de la liberté d’enseignement. Or le texte est bientôt publié dans le journal le plus engagé dans la campagne, L’Univers, et le ministre des cultes, se croyant tenu à une admonestation, rappelle que les articles organiques proscrivent toute délibération dans une réunion d’évêques non autorisée. Singulière maladresse, car c’est l’occasion pour Affre, dans une lettre ironique, de dénoncer les règlements napoléoniens. Du coup, bien malgré lui, l’archevêque de Paris est engagé dans le débat public, et il est approuvé par une grande partie de l’épiscopat.

     

    3) Naissance d’une organisation politique moderne

    Montalembert - la personnalité de référence dans la campagne, redisons-le, s’est donné quant à lui deux types d’objectifs. D’une part obtenir des évêques qu’ils ne se contentent pas de défendre les petits séminaires, en abandonnant à son sort l’instruction des laïcs, et que, loin de se limiter à des attaques contre l’Université et le contenu de son enseignement (la philosophie en premier lieu) ils revendiquent bien haut la liberté d’enseignement contre le monopole. D’autre part surtout, Montalembert, agissant dans un sens différent de Lamennais, cherche à obtenir des évêques qu’ils acceptent de constituer une association, une ligue ou un « parti ». Telle est la grande nouveauté politique de la campagne. Pour atteindre cet objectif,  Montalembert est d’ailleurs soutenu par des journaux catholiques comme L'Ami de la religion et essentiellement L’Univers, que dirige le redoutable journaliste et polémiste Louis Veuillot. L’Univers, qui allait jouer un rôle si important, avait été fondé en 1834 par l'abbé Migne sous le titre de L’Univers religieux. Puis il avait connu des difficultés et c'est Montalembert qui l’avait remis à flot, avant que Veuillot y entre, en 1843. Les deux hommes n'eurent alors pas de relations puisque Montalembert devait s’éloigner de France. Quand il revint, il dirigeait de loin les hostilités, et Veuillot le reconnut immédiatement comme le chef du mouvement engagé (voir sur ces péripéties le livre du biographe de Montalembert, le R.P. Lecanuet, Montalembert,  3 vol., t. 2, La liberté d’enseignement,1835-1850, 1909 (3ème édition). Cela étant, le problème ainsi posé du rapport entre les laïcs et le clergé semble très difficile à résoudre. Dès avant la publication du projet de loi de 1841, Montalembert a exhorté les évêques à prendre les devants et à s’exprimer sur ce sujet. Il est entré en contact avec l’archevêque de Reims, Gousset, avec l’archevêque de Bordeaux, Donnet, et il a rencontré Affre, qui a bien approuvé le thème de la liberté d'enseignement mais a souhaité ne heurter, de quelque manière que ce fût, ni les universitaires, certains professeurs lui paraissant fort distingués, ni le ministre Villemain, dont il disait apprécier la piété sincère. De ce fait, lorsque Montalembert, en 1843, conçoit que seule une association ad hoc pourra faire aboutir la revendication des catholiques, il se résout à d’autres démarches. En mai, il rend visite au Père de Ravignan, jésuite très influent, prédicateur à Notre-Dame et qui va se charger de répondre aux critiques de Michelet et Quinet (en 1844 il publie à cet effet De l’existence et de l’institut des jésuites). Montalembert consulte également Dupanloup qui est alors Supérieur au petit séminaire de Saint-Nicolas (avant d’être le fameux évêque d’Orléans). Dupanloup, encore assez éloigné à cette époque des thèses de Montalembert, prête néanmoins à celui-ci une attention bienveillante et il se montre intéressé par ses projets. Tous les deux sont ensuite reçus par Affre ; mais cette fois encore, l’archevêque de Paris se défile, et il interdit à Dupanloup, qui est aussi son Vicaire général, de participer au groupement envisagé. Toujours est-il que dans son numéro du 22 juillet, L’Univers annonce la constitution du Comité de défense de la liberté d'enseignement, ensuite de quoi, en octobre, Montalembert publie son opuscule fondamental Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement . En novembre, Veuillot poursuit sur cette lancée avec deux articles sur « L’action des laïcs dans la question religieuse ».

    Affre, encore sollicité, refuse une nouvelle fois d’apporter son concours. Il fait preuve, note Montalembert, dépité, dans son journal, d’un gallicanisme dépassé. Plus encore qu’Affre, d’autres évêques font montre d’une véritable hostilité, tel celui de Rouen, Blanquart de Bailleul, qui affirme que la défense de la religion n’est pas l’affaire des laïcs. Cependant, à l’inverse, d’autres entendent l’appel de Montalembert et lui prodiguent des encouragements, comme Clausel de Montais et de Bonald. C’est aussi le cas de l’évêque de Langres, Parisis, qui a récemment séjourné en Belgique où l’évêque de Liège lui a en quelque sorte révélé le rôle de l’Eglise dans la société moderne. Parisis est de ceux qui approuvent entièrement l’initiative de Montalembert, à qui il adresse le 11 novembre 1844 une lettre significative sur La part que doivent prendre les laïcs dans les questions relatives aux libertés de l’Eglise. A partir de ce moment, Parisis exercera dans ce mouvement une remarquable influence sur nombre de ses coreligionnaires.

    C’est alors qu’est créé, selon le vœu de Montalembert, un comité strictement laïc qui s’intitule Comité électoral pour la défense de la liberté religieuse, et qui prend pour devise « Dieu et mon droit » (c’est la devise britannique, référence au droit divin). La première circulaire de ce comité est signée de Montalembert, président, en date du 31 août 1844. Corrélativement, Le Correspondant, autre publication catholique - qui avait cessé de paraître mais avait reparu en 1843, lance dans un numéro d’avril 1845 un « appel aux catholiques » ; et un Comité central des pétitions pour la liberté d'enseignement est organisé.

    L’idée de ces sortes d’associations n’est pas tout à fait originale. Montalembert s’inspire d’exemples étrangers comme la Ligue de Cobden contre les corn laws, en Irlande. Et à l’époque de Lamennais et de L’Avenir, il y avait eu une tentative d’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse qui, sur les problèmes de l’enseignement, avait provoqué un pétitionnement et, en 1831, avait soutenu Lacordaire et Montalembert lorsque ceux-ci pour provoquer le gouvernement, avaient ouvert une école « libre » sans solliciter l’autorisation, ce qui leur avait coûté, après un procès, cent francs d’amende. Mais le Comité de 1845, plus ambitieux, se présente comme une organisation efficace, dotée d’une infrastructure électorale capable de développer sa propagande, et donc, comme nous dirions aujourd’hui, de mobiliser en sa faveur une partie de l’électorat. Il y a là, par conséquent, les linéaments d’une action politique et électorale au sens moderne de ces termes (même si le suffrage de l’époque est censitaire).

    Ainsi constitué, ce qui peut désormais être connu comme le « parti catholique », certes dans l’acception ancienne mais avec les capacités nouvelles qu’on vient de constater, efficaces en dehors du cadre parlementaire, prend plusieurs types d’initiatives. En premier lieu il constitue  environ quatre-vingt comités diocésains, avec des correspondants dans les régions, les départements et les cantons, pour mener campagne chaque fois que la liberté religieuse, sous ses divers aspects, a besoin d’être défendue et exigée. En second lieu il s’évertue à faire rédiger et à publier diverses brochures, et à intervenir dans la presse  - les succursales du Comité éditent parfois des journaux, comme la Gazette de Lyon, ou le Français de l’Ouest à Saint-Brieuc. En troisième lieu il déploie un effort de pétitions, soutenu par son Comité central du pétitionnement. C’est ainsi que les Chambres reçoivent 19 000 signatures en 1844, 80 000 en 1846 et 74 000 entre le 1er janvier et le 15 avril 1847. D’après un compte rendu publié en 1845, il est dénombré exactement 76 077 signatures pour la session parlementaire de 1844-1845. Succès relatif selon certains historiens (comme Paul Gerbod dans La condition universitaire en France au dix-neuvième siècle, op. cit., L VI chap. 1.), mais qui fait dire à l'auteur du compte-rendu :

     

    « c’est quelque chose qu’un tel chiffre, dans notre pays surtout, où l’esprit public est encore à peine initié à ce secret de la puissance représentative, et ne soupçonne pas la moitié des forces d’un levier si important. Aucune pétition, de quelque nature qu’en ait été l’objet, n'a jamais obtenu en France une adhésion plus considérable » (Compte-rendu des pétitions présentées à la Chambre des députés. Session de 1843-1844, publié par les soins du Comité électoral pour la défense de la liberté religieuse et du Comité central du pétitionnement, Paris, 1845, p. 49 - à la Bibliothèque nationale de France sous la cote : Ld4 8030).

     

    Aux élections de 1846, si le Comité ne présente pas ses propres candidats, du moins offre-t-il de soutenir ceux qui souscrivent à une déclaration en faveur de la liberté d’enseignement. Cette déclaration est ainsi rédigée :

     

    « Je m’engage à réclamer la liberté d’enseignement, laquelle comprend 1°/ le droit égal pour tout citoyen qui ne serait pas frappé d’indignité par la loi, de fonder des écoles, d’enseigner sans examen préalable ni autorisation spéciale, comme aussi sans l’affirmation prescrite par l’ordonnance du 16 juin 1828 ; 2°/ le droit égal pour tous les établissements d’éducation d’exister sous la surveillance de l’État, sans que les membres de l’Université aient aucun droit d’inspection ou d’examen à l’égard des écoles libres, de leurs professeurs ou de leurs élèves ; 3°/ le droit égal pour tous les élèves à être admis sans examen, sans certificat ni autres mesures destinées à exclure ou à traiter moins favorablement les élèves de tels ou tels établissements » (Cité par Jean Tchnernoff , « L’Eglise et l’Université de 1840 à 1848 », in La lutte scolaire en France au dix-neuvième siècle, ouvrage collectif, Paris, 1912, p. 136.).

     

    Cent quarante six d’entre les élus seront signataires, et parmi eux le futur auteur de la loi de 1850, le comte de Falloux.

    On peut distinguer deux grandes catégories de textes publiés au cours de cette campagne. D’abord les pamphlets anti-universitaires nettement animés par une tendance contre-révolutionnaire. Ils attaquent l’enseignement plus que le monopole, et les professeurs plus que le gouvernement. Après que l’abbé Garot, dans Le monopole universitaire…, ait fustigé la décatholicisation de la France, on démasque le paganisme des philosophes, adorateurs d'une Raison livrée à elle-même, à la manière de Robespierre. C’est le sens du Simple coup d’œil sur les douleurs et les espérances de l'Eglise aux prises avec les tyrans de conscience et les vices du dix-neuvième siècle, de l’abbé Védrine ; ou du Mémoire adressé aux évêques de France sur la guerre faite à l’Eglise et à la société par le monopole universitaire, dans lequel l’abbé Combalot (qui paiera son audace de quinze jours de prison), montre comment le monopole ruine l’apostolat catholique de la France, et couvre l’Europe entière de sa propagande révolutionnaire. Dans ce style, le pamphlet le plus important est celui du jésuite Deschamps, publié par un chanoine de Lyon, Desgarets, Le monopole universitaire destructeur de la religion et des lois. C’est une vaste compilation des écrits des philosophes, débusquant le moindre indice d’irréligion ou d’immoralité. Dans l’anathème, il atteint une violence rare, vouant les professeurs aux gémonies, faisant par exemple d’Edgar Quinet, cet impur blasphémateur, le produit… d’un ver !

    L’autre catégorie est celle des textes plus politiques, au sens où ils visent la conjoncture gouvernementale. A la fois écrits de circonstance et analyses plus détaillées, ils sont bien représentatifs, en effet, de la littérature politique de cette époque. On peut ranger dans cette catégorie les Observations sur la controverse élevée à l’occasion de la liberté d'enseignement, publiées par Mgr Affre en août 1843. Affre y exprime sa conception modérée, désapprouve les pamphlets de Védrine et Desgarets, et demande la liberté d'enseignement en promettant les garanties d’un bon usage de cette liberté. Au même moment, Veuillot publie une Lettre à Villemain, puis, en novembre, son texte sur L'action des laïcs…, dans le ton nettement belliqueux qui lui est propre. En novembre 1843, dans le Devoir des catholiques…, Montalembert expose le programme du parti catholique et se justifie d'une formule qu’on reverra sous d’autres plumes : « la liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert ». Et puis de très nombreux ouvrages s’intéressent à des problèmes particuliers, par exemple le « droit du père » en matière d’éducation, sur lequel s’arrête un Mémoire à consulter, de Pierre-Sébastien Laurentie, un journaliste.

    Pour une vision globale de ces publications, je renvoie à Louis Grimaud, Histoire de 1a liberté d’enseignement en France, 2 vol., Paris, 1944 - plusieurs fois réédité jusqu’en 1956, qui contient une abondante bibliographie. 

     

    Aujourd'hui, et pour longtemps sans doute, qui vient user sa jeunesse à la Sorbonne ne rencontre pas sur la place l'effigie de Montalembert, mais celle de son contemporain, Auguste Comte. Le positivisme l’a emporté sur le catholicisme. Pourtant, la littérature produite lors de la campagne des années 1840 mériterait d’être tirée de l’oubli. Car non seulement les articles, brochures et livres, les textes de lettres, de mandements, prédications et prônes, avec leur accent passionné, sont une pièce de la grande littérature idéologique du dix-neuvième siècle ; mais ils décrivent en plus un état des valeurs ultimes (la vérité et la conscience, le droit et la liberté, etc.) qui sont toujours, en régime de laïcité, au cœur de nos inquiétudes et de nos espérances en matière d’éducation publique. 

     

     


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires