• 2019-5 Manières de lire (1)

    Séance 5

     

    CHAPITRE V

     

    MAITRES ET ELEVES AU TRAVAIL

    DANS LES ETABLISSEMENTS SECONDAIRES DU XIXe SIECLE

     (suite)

     

     

     

    IV) PRATIQUES DE LECTURE

     

    Comme annoncé à la fin de la précédente séance, je vais maintenant parler des pratiques de lecture, parce qu’elle se sont renouvelées parallèlement à (et dans le même sens que) les exercices scolaires. Je vais être assez insistant, car cette évolution, que j’estime très importante, significative du changement d’époque éducative, est cependant assez peu visible dans les discours pédagogiques, sans doute parce qu’elle est très enracinée dans les habitudes, dans les mœurs scolaires et sociales, donc qu’elle ne fait pas trop réfléchir ni parler…Et elle a été souvent ignorée ou disons plutôt minorée par les historiens spécialistes de ces choses – ou bien elle a été identifiée mais sans qu’on discerne bien ses rapports pourtant précis avec la réalité du travail scolaire. Ceci m’impose de saisir des indices parfois assez minces, en recourant notamment à des récits biographiques, des souvenirs et des témoignages.

     

    1) Nous sommes dans la sphère « littéraire » - au sens large, qui inclut la tradition rhétorique,  l’étude, la connaissance, et, au final l’imitation de certains textes (latins et grecs  l’origine) d’après des règles précises. Pour l’instant je ne dis rien de l’autre univers culturel, celui des mathématiques et des sciences, auquel, nous le savons, l’école accorde une place de plus en plus avantageuse au XIXe siècle.

    Pour rappeler ce que j’ai posé la fois dernière, je dirai que l’évolution que je cherche à saisir dépend d’abord de la montée et bientôt de la domination exclusive du français sur le latin dans les études. C’est en premier lieu ce qui crée l’attente, nouvelle, d’une maîtrise, par les élèves, du français écrit. Or cette attente, que les exercices prennent en charge, peut être appréhendée à deux niveaux (et là résident les caractère principaux de l’évolution pédagogique – dans cet univers de pratiques des textes ) :

    - au niveau de la culture scolaire, du corpus à intégrer par les élèves, on constate la présence grandissante des auteurs et des œuvres du corpus français dans les programmes officiels et les pratiques des professeurs ; dans ce corpus figurent les grands du XVIIe siècle, à commencer par La Fontaine..

    - au niveau du travail scolaire, on voit aussi se répandre une forme d’analyse des textes que résume l’expression de « composition française », mais dans une nouvelle acception du mot « composition », qui désigne non plus la rédaction d’un « discours », d’une narration (ou d’une « amplification » sur un modèle rhétorique), mais une explication ( « l’explication de texte ») qui, en plus, au-delà de la traduction (comme avec la version latine), doit saisir des données proprement littéraires. Quelles sont ces données ? Ce sont celles qui surgissent d’une comparaison entre auteurs, entre courants, entre personnages, celles qui portent sur les particularités d’un genre soit en général soit à une époque et dans des courants déterminés (la poésie par exemple), celles par lesquelles on identifie des « caractères » c’est-à-dire des propriétés comportementales (psychologiques) de certains personnages – telles qu’un ou plusieurs auteurs les ont conçues, etc. Toutes choses que révèlent très bien les sujets d’examen (cf. les études d’André Chevel).

    C’est bien le contexte pédagogique, éducatif  et culturel, dans lequel un savoir sur les textes est mis en jeu et dans lequel apparaissent par conséquent de nouvelles pratiques de lecture, c’est-à-dire de nouvelles manières de lire, de nouveaux objets, et de nouvelles finalités de la lecture.

     

    Remarque

    Je ne parle pas de « psychologie » par hasard : car ce qui arrive ainsi dans la pédagogie de l’explication, c’est une curiosité moderne et contemporaine pour l’intériorité c’est-à-dire les sentiments, les comportements, les mœurs et le caractère des individus, leurs penchants etc., qui sont affirmés, révélés ou dissimulés dans des situations dramatiques particulières. A l’époque dont je parle, l’intériorité, telle que présentée de façon infiniment ouverte et diverse dans le roman surtout, mais aussi la poésie et le théâtre, intéresse depuis très longtemps le public cultivé.

    Si la littérature et l’étude scolaire de la littérature se tournent au XIXe siècle vers une telle appréhension psychologique, c’est en fonction d’une nouvelle compréhension de l’humain, c’est-à-dire des personnes humaines. Comment définir cette appréhension ? Voilà un problème difficile ; je dirai ceci : depuis très longtemps, dans le cadre culturel ou éducatif « humaniste », précisément, l’humain comme tel était objet des textes étudiés, appris, imités, etc. Mais ce que visait alors l’éducation « humaniste », y compris chez les Jésuites, c’était une culture morale, fondée sur un idéal vertueux, dans une orientation religieuse chrétienne. Tandis qu’aux XVIII et XIXe siècles, et bientôt au XXe, les idées d’humain et d’humanité se sont déplacées vers un idéal non plus moral ni religieux exclusivement, mais un idéal sécularisé et individualiste de liberté et d’épanouissement des potentialités humaines personnelles, un idéal que seule une représentation de la vie libre, avec ses désirs, ses tourments, ses souffrances et toutes ses aventures, permet d’approcher. Pensons au très grand succès littéraire, depuis le XVIIe siècle, des problématiques de la passion. D’ailleurs le mot même de vertu change de sens et désigne l’expression d’un choix individuel permanent, non la manifestation d’une grâce divine native.

    Telles sont les fantaisies (si j’ose dire) que le roman offre au public, et que magnifient toujours les grands romans, de Flaubert à Proust : voir Madame Bovary parmi des centaines d’autres références possibles. Je pourrais dire tout aussi bien : de Madame de La Fayette à Chateaubriand, etc., etc. Je pense à Saint-Beuve, son introduction à Volupté (1869), qui annonce : « Le véritable objet de ce livre est l’analyse d’un penchant, d’une passion, d’un vice même, et de tout le côté de l’âme que ce vice domine… ». On ne saurait être plus clair. Je pense aussi à Victor Hugo  et à sa formule tout aussi limpide : « Tempête sous un crâne » ! (quand Jean Valjean alias Mr. Madeleine se tourmente pour décider s’il va se dénoncer afin de ne pas laisser condamner un innocent à sa place). Voulez vous encore une confirmation de ce tropisme psychologique de la littérature et des études littéraires ? Lisez, plus près de nous, Le naïf aux quarante enfants (1955) de Paul Guth (mort en 1997). C’est un roman subtilement autobiographique ( ?) qui raconte l’histoire d’un professeur de lettres classiques dans les années 1930. Remarquable est, en effet, sa manière de parler à ses élèves du Phèdre de Racine, et ce qu’il fait dire à l’Inspecteur général qui lui rend visite, dans le chapitre final… Je vous laisse découvrir ce morceau tout à fait savoureux.

    Fin de cette remarque - programmatique mais suffisante pour le propos que je suis ne train de tenir sur l’évolution pédagogique

     

    Quel est le phénomène d’évolution des pratiques scolaires qui m’intéresse maintenant ? C’est la transformation des pratiques de lecture, qui sont réorientées par un principe de « lecture libre » (expression que j’ai empruntée à A. Chervel à la fin de la séance précédente). Plutôt que lecture libre, je préfère d’ailleurs dire « lecture vivante ». Vivante… 1. au sens où la lecture porte sur des auteurs immédiatement compréhensibles parce que Français – de plus en plus serais-je tenté de dire, y compris les auteurs romantiques, élevés à la dignité de nouveaux classiques ; 2. au sens où la lecture ne s’inscrit pas sur un plan spirituel ou moral, mais répond à l’intérêt qu’on éprouve pour la vie humaine en général, pour une ou des vies singulières situées dans un milieu où les personnages connaissent toutes sortes de péripéties, envisagées sur un mode dramatique, tragique, comique, etc. ; et 3 au sens où le lecteur, lorsqu’il lit à haute voix devant un public donné (un professeur devant ses élèves ou un élève pour un groupe, ou encore un « liseur » pour une petite société, par exemple une famille à la veillée - on va voir que « liseur » est un terme de cette époque), adopte un mode expressif : il « met le ton » selon la formule consacrée. Car ceci est désormais requis également à l’école avec les textes et les auteurs français (et, en plus, pour corriger d’éventuel « défauts » ou tics de prononciation d’élèves qui ont pour langue vernaculaire un dialecte plutôt que le français). Dans ce dernier cas de la lecture publique, qui m’importe, je fais donc l’hypothèse que nous assistons à une évolution complémentaire des autres et qui affecte la manière de lire. C’est une évolution qui aboutit à reléguer la déclamation qui avait lieu dans le cadre rhétorique traditionnel. Lecture expressive vs déclamation, donc. Je me demande si on ne verrait pas le même genre d’évolution dans le jeu des comédiens au théâtre, mais sur un plus long temps… A vrai dire je n’en sais rien : ce n’est de ma part qu’une vague intuition, peut-être absurde. Laissons donc cela.

     

    2) Pour confirmer ce que je viens de dire sur la nouvelle manière de lecture orale, voici un exemple. Je ne peux ignorer que les évolutions scolaires sont à l’évidence préparées, impulsées et très certainement rendues nécessaires par des évolutions sociales et culturelles extérieures, plus anciennes, plus globales, qui modifient sensiblement et sans retour les habitudes, donc les automatismes en vigueur dans un milieu donné. C’est une telle évolution que me semble désigner ce terme un peu étrange pour nous, parce que disparu aujourd’hui, le terme de « liseur ». De quoi s’agissait-il exactement ? D’une manière de lire à haute voix pour un public restreint comme un cercle familial ou devant un groupe d’élèves. Nous avons un très bon exemple de lecture par un « bon liseur » en famille, dans les souvenirs de Francisque Sarcey. Voilà ce qu’il raconte dans ses Souvenirs de jeunesse (1892, 8ème édition, p. 29 et suiv.) Alors qu’il était enfant dans la maison familiale, à Dourdan, en Seine-et-Oise (actuellement Essonne), à la fin des années 1830, le soir, la couturière, qui faisait  partie de la famille, la bonne, parfois une amie et la mère sollicitaient le père afin qu’il leur lise « quelque chose ». Car disaient elles « Vous lisez si bien ! » Et lorsqu’il s’exécutait, ce qui arrivait volontiers, le père lisait in extenso une pièce entière de théâtre, qu’il prenait dans l’œuvre de Scribe, de Racine, de Molière ou de Regnard. Le fait est, raconte Sarcey, 

     

    « que mon père se piquait de bien lire, et il me sera permis, j’imagine, de lui rendre cette justice que, depuis, ayant été à même d’entendre à Paris les liseurs les plus renommés, je n’en ai point connu qui lussent avec tant de force, de grâce et de bonne humeur. (…) Il était très fier de ce talent, qu’il ne déployait d’ailleurs, l’excellent homme, que dans l’intimité… ».

     

    Retenons cette expression tout à fait étonnante (et forte) : il existait alors à Paris des « liseurs renommés » ! parmi lesquels son père, capable de lire avec « force » et « grâce »,  aurait fait très bonne figure…  Pensons donc à ces lectures à haute voix, en situation domestique ou publique, qui (à la place de ce qu’apporte la télévision aujourd’hui ?) faisaient vivre de manière très expressive, des récits avec des épreuves, des aventures, vécues par des personnages ayant une psychologie particulière.

    F. Sarcey, pour expliquer l’attrait que ces situations vespérales exerçaient sur son jeune esprit, raconte en outre qu’on l’envoyait au lit, mais qu’il faisait semblant de s’endormir, pour ensuite se lever, changer de chambre afin de se trouver dans la pièce attenante à la veillée où il pouvait écouter avec passion la lecture de son père. Au point qu’un soir, en suivant une lecture du Médecin malgré lui, au moment où Sganarelle débite son latin de cuisine, il ne put s’empêche d’éclater de rire, ce qui le fit découvrir mais… non pas punir, car cette entorse à l’injonction paternelle lui fut bien vite pardonnée.

    Dans d’autres passages, Sarcey utilise le même vocabulaire. A propos du lycée de Grenoble où il enseigna trois années durant comme professeur de seconde (au début du Second Empire, vers 1855), il parle du professeur de rhétorique, Philibert Soupé, qui fut ensuite professeur de « belles-lettres-françaises » à la Faculté de Lyon, en disant qu’il était « adoré de ses élèves qu’il enlevait à force de verve et de gaîté » et qu’il faisait montre d’« un rare talent de liseur ». Sarcey ajoute même que ce professeur était  l’une des cinq ou six personnes les plus douées en ce domaine, dans l’Université, où, assure-t-il, on lisait mieux que nulle part ailleurs. C’est l’exacte vérité ajoute- t-il, même si les comédiens ne voudront pas me croire, surtout ceux du Théâtre français, qui sont peut-être des comédiens de premier plan, mais des « liseurs de troisième ou quatrième »… (p. 247 : finalement, ma remarque  sur l’évolution du jeu des comédiens n’était pas dénuée de sens).

     

    3) Passons au monde scolaire. Je prends cette fois un exemple qui concerne les Jésuites. Je choisis les Jésuites parce qu’on les voit aussi changer, donc suivre le mouvement général d’évolution des pratiques, alors qu’ils sont normalement attachés  aux traditions. Je trouve cet exemple dans le livre du Père F. Charmot, La pédagogie des jésuites (1943). Dans une très longue note (p. 243 à 245), en effet, F. Charmot donne la parole à un élève du Père Henri Brémond, jésuite de la fin du XIXe siècle. Cet élève est le futur Père L. Théolier. Devenu adulte, ce L. Théolier parle de la classe de rhétorique qu’il a connue. Il y avait là une vingtaine d’élèves qui, dit-il, «  au terme de six ou sept ans d’un ennui ahuri », arrivaient enfin à cette année où ils devaient préparer et passer le baccalauréat. Or cette année-là (on ne sait laquelle, mettons aux alentours de 1900 ou un peu après), la rentrée voyait le départ d’un professeur qui avait d’excellents résultats, mais en menant sa classe et la préparation comme une « usine » (entendons : pour y assurer un intense « bachotage »). En revanche, le nouveau professeur, Henri Brémond, annonça tout de go : vous trouverez dans vos manuels des dates, et des analyses d’œuvres…, ce que nous pourrons regarder de temps en temps ; et puis,  « En attendant nous allons nous en donner  cœur joie ». Or qu’est-ce que cela signifiait ? Justement, pour le plus grand bonheur de L. Théolier, non plus les lectures suivies et commentées, toujours fastidieuses, mais un « pillage parmi les fleurs », et c’est exactement ce que j’ai appelé des lectures vivantes :

     

    « Ces classes ! des lectures, merveilleusement nuancées par une voix fine et tendre, une voix d’intellectuel qui eût été une mère … En vérité, l’externe se retrouvait chez lui ! Des lectures !... un Jacques Copeau [célèbre critique de théâtre] doublé d’un critique, et un critique dont le jugement n’était qu’un sentiment devenu pensée lucide !... Nous étions assis à une table et nous mangions !… Strictement !… Jamais je n’ai éprouvé depuis, à ce degré, la sensation  d’une faim comblée de la pensée et de l’imagination. Il est vrai que cette fringale avait duré sept ans !… »

     

    Remarquons d’abord le grand plaisir de l’élève, ensuite la manière physique de lire du maître (notez les expressions : « une voix fine et tendre, une voix d’intellectuel qui eût été une mère), une manière sans doute en accord avec les sentiments décrits dans le texte et communiqués aux élèves. Quelle est donc l’opposition ? C’est celle entre d’un côté une manière classique, la lecture mot à mot, avec traduction (quand il s’agit du latin ou du grec), et commentaires à la suite etc.,  ce qui avait cours depuis longtemps - et de l’autre côté une manière moderne (donc comme je l’ai dit, les jésuites suivent finalement le mouvement) dans laquelle le français permet une lecture expressive donc un abord du texte plus intuitif, plus « psychologique » en fin de compte.  Une véritable nourriture dit l’extrait que je viens de citer (il est question de manger !) pour la pensée et l’imagination. C’est ainsi que cet élève put s’enthousiasmer notamment pour quatre vers de la Tristesse d’Olympio (un poème de Victor Hugo  - remarquons ainsi la référence romantique, très nouvelle à cette époque de la fin du XIXe siècle). Avant cela, raconte L. Théolier, ce fut : « Esther en cinquième, Athalie en quatrième,  Le Cid en troisième, Britannicus en ‘Humanités’ » (des auteurs français, évidemment, quoique… du XVIIe siècle, donc pas encore des contemporains, les romantiques à l’instar de Victor Hugo !), mais… autant de pièces qui avaient laissé les élèves parfaitement indifférents, insensibles. Et pourquoi cela les avait-il tant ennuyés ? Non pas parce qu’ils n’étaient pas accessibles pour les jeunes élèves (ce qu’on penserait – faussement – aujourd’hui), mais pour une autre raison : la mauvaise manière de lire, d’utiliser sa voix  :

     

    « Mon Dieu ! le ton rogue et sourcilleux dont me fut lue Athalie – de quoi dégoûter à jamais de tous les ‘grands siècles’ une génération d’enfants, et le ton fade, monotone et douceâtre dont me fut commenté Britannicus! ».

     

    Puis L. Théolier ajoute cette formule pour rendre un hommage appuyé au professeur Brémond : « Lire (…) c’était tout le professeur ». Formule très intéressante pour mon propos. On constate ainsi que, dans l’esprit de L. Théolier, autant le professeur lit bien, autant il est un bon professeur. On est donc là dans une pédagogie de la lecture, mais une pédagogie qui, pour bien des raisons culturelles et didactiques, assume une nouvelle exigence d’oralisation, différente de la déclamation car adaptée à un autre type de texte que les discours antiques. Je ne dis pas que l’acte magistral se résume et s’arrête à une lecture ; je dis que cette lecture nouvelle manière devient le nerf de l’acte d’enseigner la littérature (française).

    Je parle des Jésuites, mais on trouvera des remarques assez convergentes à propos des professeurs des collèges ordinaires, y compris au cœur du XIXe siècle. Exemple, Ernest Lavisse dans ses « Souvenirs d’un éducation manquée », parle du lycée Charlemagne à Paris, ver 1855, et s’il évoque un style d’enseignement très traditionnel. En classe de 3ème , il a entendu une explication du De amicitiâ de Cicéron, dont le professeur travaillait à une traduction depuis des années, etc. . Voilà pour la tradition. Mais en rhétorique, lorsque le professeur faisait le compte-rendu des devoirs de rhétorique de la semaine (deux discours à composer, l’un en latin, l’autre en français),  les professeurs lisaient en totalité les meilleurs devoirs, et lisaient en partie quelques suivants, et c’était pour le plaisir des élèves car ces professeurs: « lisaient très bien » ; et nous les élèves, poursuit Lavisse, nous étions touchés par cet hommage rendu à notre éloquence. Voilà pour la petite lueur (encore bien faible, je l’avoue), de la modernité.

    Louis Liard, à propos de son collège de la ville de falaise sous le second Empire (il accède ensuite au lycée Charlemagne à Paris, un peu après Lavisse), évoque la classe de Seconde et le professeur Hurel, et il en dit que, savant en grec « il le lisait avec volupté dans des éditions anciennes ». Lire avec volupté… Ensuite, en rhétorique, le professeur nommé Choisy (j’ai déjà cité ce passage dans la séance précédente) :

     

    « ne se bornait pas à nous dicter et à nous faire réciter les principes de la rhétorique. Il nous faisait lire de tout, beaucoup, et comme il était bibliothécaire de la ville, il nous donnait à lire. Quand je quittai mon collège pour aller à Paris, j’avais une lecture autrement vaste que celle d e mes nouveaux camarades ». (« Souvenirs de petite ville », loc. cit., p. 677).

     

    A nouveau un indice très intéressant : « lire de tout », qui éclaire ce qui est en train de se jouer dans l’évolution des pratiques de lecture.

    Francisque Sarcey dont certains propos et écrits ont été consignés par l’un de ses continuateurs, Adolphe Brisson (journaliste et critique dramatique), dans un Journal de jeunesse de Francisque Sarcey (1903 probable), signale au passage à quel point cette génération issue du romantisme et arrivée à maturité à la fin de la décennie 1840 aimait cette sorte de lecture vivante. Ces élèves affirme-t-il : « lisent ensemble les nouveautés ; ils dévorent les vers de Victor Hugo. » Et A. Brisson, de plein pied dans la modernité quant à lui (mais il écrit à la fin du XIXe siècle), d’ajouter  :

     

    « Je ne connais rien de si agréable que de lire des vers, avec un camarade de son âge, ayant de l’esprit et du goût. On se communique ses impressions. L’un a plus vivement senti ce passage, l’autre un autre : on a deux plaisirs à la fois : celui de la lecture et de la conversation ».

     

    La lecture ouverte et sécularisée, vivante en un mot, trouve ici une belle et assez précise définition.

    Il n’est pas indifférent de savoir que c’est à la même époque que Léon Bérard édicte pour les écoles primaires des Instructions officielles où la lecture expressive est désormais mise en avant (20 juin 1923) :

     

    « La lecture devient ‘expressive’. Ce mot n’apparaissait, dans l’ancien plan d’études, qu’au cours supérieur ; mais en augmentant la place de la lecture au cours préparatoire et au cours élémentaire, nous espérons à cet égard gagner deux ans : c’est dès le début du cours moyen, à neuf ans, que l’écolier doit lire avec expression. »

     

    Dans la suite de la note du Père F. Charmot, on découvre d’ailleurs (on est toujours avant la seconde guerre mondiale)… que L. Théolier distingue dans ses souvenirs deux types de séances de lecture. Dans la première, en cinquième, quatrième et seconde « on nous lisait et par larges heures » - sous-entendu : on lisait les œuvres au programmes  de manière classique ; et dans la seconde « quand nous avions été bien sages », et « pour nous reposer d’Athalie », on nous lisait par exemple, de Paul Féval, Le loup blanc (1843. Paul Féval, je le rappelle, est aussi l’auteur du Bossu, publié en 1857 et tant de fois adapté au cinéma de nos jours. Cet admirable auteur a écrit et publié des dizaines de romans d’aventure (de romans « populaires »).

    La différence entre les deux modes de pratiques de la lecture, tels qu’ils apparurent à l’élève Théolier, se résume à la différence entre « la tâche ennuyeuse » et la « récréation ». On comprend donc qu’après des années de lycée consacrées à « un insupportable ânonnement de la grammaire et de quelques textes misérablement expliqués » (comme en grec),  les élèves arrivent en rhétorique prêts pour une véritable révélation, pour peu qu’on leur lise en français les derniers chants de l’Odyssée. C’est ainsi, dit L. Théolier, qu’« Homère me fut révélé ! ». Car alors – autre remarque particulièrement moderne (certains esprits chagrins dirons aujourd’hui : pour le meilleur mais aussi et pour le pire !) :

     

     « nous le lisions comme ‘le journal d’aujourd’hui’, en aisance, en délivrance, en simplicité, en ingénuité, tout éclatait à nos yeux de cet univers de justice et de tendresse, de ce poème d e l’aventure et de la maison. » (F. Charmot, op. cit., p. 245

     

    Voila donc le basculement pédagogique effectué dans le domaine de la lecture à partir du choix en faveur de la langue française et de la littérature française, notamment la littérature contemporaine (du XIXe siècle). Toujours dans le cadre scolaire, se déduit de cela une définition du bon professeur (F. Charmot idem, p. 245) : s’il prépare sa classe à une lecture d’Andromaque, il ne se consacrera pas à étudier ses sources virgiliennes ou euripidiennes, les conditions de son apparition, etc., il considérera plutôt la nécessité de « s’être mis dans son fauteuil, avoir lu, relu, ressenti, et arriver en classe possédant  en soi Oreste, Pyrrhus, Andromaque, et possédé par eux »…

     

    Remarque.

    Pour saisir la profondeur de la transformation ainsi accomplie dans les pratiques de lecture y compris chez les Jésuites,  il faut se souvenir que pour ces derniers, « la longue discipline de la lecture courante » - discipline au sens strict (usage très judicieux ici) répondait d’abord à l’obligation qu’on se faisait à soi-même de rechercher un bénéfice intellectuel et spirituel.  C’est pourquoi les Jésuites voulaient donner à leur élèves des habitudes de lecture hors de la classe. Au collège de La Flèche, d’après le P. de Rochemonteix (Un collège de Jésuites au XVIIe siècle, t. III, op. cit.), la liste des ouvrages disponibles était longue, et elle permettait aux élèves de meubler leurs loisirs dans la fréquentation permanent des grands auteurs de l’antiquité, Tibulle, Catulle, Juvénal, Aurélien, Victor et Claudien. C’est dire à quel point les poètes latins étaient présents ; et pour les grecs, les élèves disposaient d’éditions avec texte latin en regard du texte grec (pour faciliter la compréhension). En outre, ces lectures latines ou grecques, quoique personnelles, pouvaient faire l’objet d’interrogations lors des examens de fin d’année, mais pour les meilleurs élèves (qu’on pouvait par exemple interroger sur rien moins que la totalité de l’Enéide.).

     


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