• 2020-7 Médecins nazis

    Séance 7

     

    MONTANDON AVEC MENGELE

     

     

    J’ai affirmé que les stratégies et les pratiques institutionnelles de ségrégation des Juifs étaient appuyées sur un discours savant (je ne dis pas scientifique, bien sûr), et c’est ce qu’on a constaté en évoquant le cas de Georges Montandon, ce professeur d’anthropologie qui, pendant l’Occupation, était l’une des personnes préposées à la distribution - ou au refus de délivrer - des certificats d’aryanité, ce qui signifiait une attestation affirmant qu’on n’avait pas de parent ou d’ancêtre Juif, donc qu’on avait un sang « pur ». Ce discours savant, qui est aujourd’hui souvent désigné (et dénoncé) comme  une « raciologie », a eu une grande force de conviction. Il venait de loin, après avoir investi diverses disciplines de science. C’est ce que j’expliquerai bientôt, en ébauchant la genèse de ce savoir. Avant cela, plusieurs précisions méritent de figurer dans mon propos.

     

    Remarque

    Lorsque les sociétés traditionnelles, sous l’Ancien Régime, produisent un discours de division et de hiérarchisation des groupes humains, et prononcent l’exclusion de certains d’entre eux - peuples, nations, classes, etc.- ,ce discours se fonde sur des références transcendantes (comme un décret divin est invoqué pour séparer la noblesse de la roture, le gentilhomme du laboureur, etc., et justifier ainsi la monarchie). En revanche, lorsque les sociétés modernes secrètent à leur tour un tel discours de division, elles se fondent bien plutôt sur des références immanentes donc séculières.

    Or il y a eu jusqu’à aujourd’hui  deux sortes de ces références immanentes. La première  caractérise le XIXe siècle et une grande partie du XXe, et c’est la référence à la race comme réalité biologique. De fait, une « raciologie » a imposé son régime d’évidence (à prétention scientifique), s’est donné un statut d’infaillibilité en se prévalant d’une loi de  la nature, et en séparant les soi-disant « races inférieures » et les « races supérieures » (comme dans un fameux discours de Jules Ferry en juillet 1885).

    De nos jours cependant, alors que la volonté (la passion !) de hiérarchiser les groupes humains est toujours insistante dans notre culture, une autre référence immanente est en vigueur. Celle-ci se réclame non plus d’une loi de nature mais d’une loi (ou prétendue loi) de l’histoire, de l’évolution historique : c’est la référence à ce qu’on nomme désormais l’identité (identité nationale, identité des Français, identité malheureuse, heureuse, etc.). L’« identité » et non plus la race, est donc notre principe immanent de division anthropologique, dont la notion a migré des sciences sociales vers l’opinion commune et le discours a politique. Ceci explique pourquoi le discours de l’identité se diffuse maintenant dans de nombreux supports médiatiques - voire des instituts de recherche, des Écoles et des Universités, avec le même statut d’infaillibilité, et avec, surtout, le même degré d’évidence que l’ancien discours de la race…

    Je ne dis pas que les deux discours soient identiques, mais j’invite tout le monde à méditer sur ce phénomène de disparition d’un discours et d’apparition d’un autre qui lui fait suite sans le répéter tout à fait, mais en accomplissant des fonctions comparables…

    Il est certain par ailleurs que ces discours coexistent avec des rapports de domination déterminés : au XIXe  siècle, ces rapports sont construits dans le contexte de la colonisation (de terres étrangères et d’étrangers sur leurs terres), alors qu’aujourd’hui ils sont élaborés dans le contexte de l’immigration (d’étrangers qui arrivent sur le sol national). D’où une série de problèmes pratiques et politiques très différents et difficiles à concevoir et à résoudre. Je n’entre pas dans cette discussion…

    Le discours de la race est globalement rejeté depuis la fin de la Seconde guerre. Et même s’il a des résurgences et est encore inscrit dans le désir collectif, même s’il revient en force, semble-t-il, il est facile de constater que ce discours, dans le contexte nouveau de l’immigration (et non plus de la colonisation),  est contré par un très fort courant de morale publique qui célèbre la tolérance et la solidarité interhumaine (voir le succès des groupements à vocation « anti-raciste »).

    L’impossibilité de tenir un discours raciste se vérifie d’ailleurs au fait que certains groupes extrémistes de droite peuvent se présenter comme des « identitaires », alors que leurs propos et leurs actes ne sont pas sans évoquer la vieille hiérarchisation (raciologique) des peuples… et aboutissent à interpréter les processus de l’immigration comme un processus de colonisation (d’où la thèse paranoïaque du « grand remplacement » dont nous ferions désormais l’objet).

    Fin de ma remarque (à reprendre sans doute). 

    Je reviens à mon sujet…

     

    1) Il est d’abord intéressant de nous interroger  sur la logique de l’examen racial tel que le subissaient les personnes concernées. Je rappelle que Montandon a publié en 1940 un livre intitulé Comment reconnaître le Juif ? C’est tout dire…

    On peut dire que l’examen réduit le sujet (« le juif » !) à la seule caractéristique générique du groupe auquel il est censé appartenir. (Je dis « censé » parce que nombre de personnes définies comme juives pendant la guerre avaient perdu tout contact avec la judéité et avaient du mal à se reconnaître elles-mêmes comme juives !). Pour le raciologue (et pour le raciste), seule compte l’« appartenance » biologique à un groupe. En ce sens le sujet examiné n’a plus d’autre identité que « collective » : il est assimilable et assimilé à tous les individus qui composent le groupe dont il provient. M. Serres, dans L’incandescent (Paris, Le Pommier, 2003, p. 117) a bien expliqué que le racisme réduit  le « principe d’identité » à la « relation d’appartenance ». Ce que cherche l’examinateur par conséquent, comme on le voit dans la procédure suivie par Montandon, ce sont des indices dont il est assuré, de par ses connaissances, qu’ils caractérisent tous les individus qui composent le groupe qu’il interroge. De quels indices s’agit-il ? Il peut s’agir d’une filiation généalogique,  ou même seulement de certains traits physiques (les yeux, le nez, la forme du visage, etc., qu’on a vu pris en compte dans la procédure suivie par Montandon).

    D’où l’usage de l’article « les » (« les juifs », « les arabes », où l’article effectue une généralisation destinée à faire croire qu’il sont tous comme ceci ou comme cela…). Michel Serres (idem, p. 117) : « Le racisme ramène le je à un nous ». C’est aussi pourquoi, dans le vocabulaire de la persécution, on trouve des nominations du type  « le juif Untel » ou « la juive Unetelle ». L’appartenance (prétendue) efface ainsi toutes les propriétés du sujet. Il n’y a alors plus rien qui puisse singulariser une personne, un sujet singulier et libre (j’insiste sur ce point), comme quand on dit, et c’est la moindre des civilités, « Monsieur Untel » ou « Madame Unetelle ».

    C’est ainsi que fonctionne l’insulte en général. Quand on traite  quelqu’un de crétin, par exemple : 1. on lui signifie que la qualité incriminée (crétinerie) caractérise l’entièreté de son être et le caractérise à elle seule, ce qui signifie que la personne n’est que cela, crétin, et que cette qualité épuise son essence, ce qui donc le définit.  2. Ce faisant, l’insulte (et en cela elle est très blessante et ne peut susciter qu’un réaction agressive) se dispense de toute considération de la personne dans sa singularité et notamment dans son intériorité : celui qui insulte ne veut rien savoir de ce que l’autre pourrait sentir et surtout ressentir face à la propriété odieuse qu’on lui inflige (même chose, en outre, dans le cas de la moquerie ou de la caricature).

    Pour se représenter la manière dont les gens pouvaient agir dans le contexte antidémocratique de l’Occupation allemande et de la « révolution nationale » pétainiste, c’est-à-dire la manière dont on pouvait tenter de se défendre, faute de se soumettre  aux obligations légales, si on se sentait visé par les mesures antisémites, je recommande à nouveau de regarder le remarquable film de Joseph Losey que j’ai déjà cité, Mr. Klein (1976).

     

    2) Sur le fond, il faut aussi admettre que l’examen effectué par Montandon est très proche  des observations effectuées par les médecins nazis à Auschwitz, en particulier par le sinistre Dr. Mengele. Les deux procédures obéissaient à la même logique (et n’oublions pas que les Juifs officiellement reconnus comme tels à Paris pouvaient très bien être déportés quelques temps plus tard à Auschwitz, après avoir été envoyés dans un premier temps au camp de Drancy). Si on prend connaissance des activités - ô combien terrifiantes -  du Dr. Mengele à Auschwitz, on verra qu’elles sont en fait une sorte de conséquence nécessaire (je dirai presque la vérité en acte ) des pratiques discriminatoires qui existent d’abord comme des techniques de recueil de d’informations, des prélèvements de savoirs… On peut donc tout à fait, et c’est mon point de vue, situer sur la même ligne d’une part Montandon dans son Institut à Paris, et d’autre part Mengele dans son laboratoire à Auschwitz.

     

    a) D’après le livre de Robert Jay Lifton, Les médecins nazis. Le meurtre médical et la psychologie du génocide (Paris, R. Laffont, 1989 [1986 : The nazi doctors], deux moments caractérisent la manière dont les médecins nazis (aidés parfois de médecins juifs contraints de s’activer au service de leurs bourreaux) à Auschwitz, traitaient les Juifs, spécialement les enfants, et parmi les enfants, les jumeaux, objets d’observations et ensuite d’expérimentations absolument horribles (qui furent jugées et condamnées après la guerre – voir ci-dessous l’épilogue de cette séance).

    1 On s’efforçait en général de classifier les individus, c’est-à-dire de les affecter à des catégories générales, par exemple en fonction de la couleur des yeux, de la forme du crâne, etc. Ceci permettait de ranger les sujets dans des ensembles qui n’étaient que des types, considérés fixes et héréditaires. C’est la logique de la généralisation et de l’appartenance dont j’ai parlé ci-dessus

    2 Il fallait ensuite chiffrer  le nombre d’individus ainsi réunis dans une classe donnée.

    Pour concrétiser cette remarque, j’emprunte au livre de R. J. Lifton (p. 386) le témoignage  de deux jumelles, rescapées et interviewées plus tard, ensemble, à 51 ans : « C’était, disent-elles,  comme un laboratoire. D’abord ils nous pesèrent, puis ils mesurèrent et comparèrent… Il n’y eut pas une partie du corps qui ne fut mesurée et comparée… Nous étions toujours assises ensemble – toujours nues… Nous restions assises ensemble pendant des heures, et ils la mesuraient, puis ils me mesuraient, puis de nouveaux ils me mesuraient et la mesuraient… Vous savez, la taille de, disons, nos oreilles ou notre nez ou notre bouche ou… la structure de nos os… Ils voulaient tout savoir en détail ».

    Texte très important donc, qui montre en premier lieu ce que j’ai annoncé, à savoir la similitude avec la procédure suivie par Montandon d’après le rapport que j’ai restitué dans la séance précédente. En second lieu, dans le même ordre d’idées, on constate dans ce témoignage la véritable passion nazie de la mesure et de la comparaison, destinées saisir exhaustivement toutes les données prélevables sur le corps des sujets. Un jour, d’après le même récit, une mesure des yeux dura deux heures ! Ces observations, pour les deux petites filles en question, se sont étalées  sur 5 mois à la fin de 1944. La procédure se répétait deux fois par semaine. Il y eut même une séance de photos, dans le camp principal. Aux deux jumelles examinées, on prélevait aussi du sang. Jusqu’à 10 cm cubes. A la fin de leur captivité, racontent-elles, elles étaient tant anémiées et faibles que les médecins avaient du mal à faire s’écouler du sang de leurs bras ! La plupart du temps, Mengele effectuait lui-même l’examen.

    Et n’oublions pas que, très souvent, les sujets étaient purement et simplement mis à mort quand Mengele, estimant qu’il n’y avait plus rien à en tirer, voulait s’en débarrasser parce qu’ils étaient désormais « en trop »…

    On pourrait parler d’une manie – voire d’une passion ai-je dit - classificatrice des nazis. Une manie typique des bureaucraties, ici mise au niveau d’une emprise paranoïaque qui ne se contente plus de décrire et d’analyser la réalité mais qui cherche à la modifier de façon à rendre les gens disponibles à la sélection et à la répression, c’est-à-dire à une violence destructrice. C’est ainsi qu’en Allemagne, après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, la police secrète (Gestapo) dirigée par la SS, détecte et élimine les soi-disant « ennemis du peuple ».

     

    b) Le livre de R. J. Lifton donne par ailleurs toutes sortes des renseignements intéressants sur le Dr. Mengele (chap. 17 « Le Dr Auschwitz : Josef Mengele », p. 373-421). En voici l’essentiel.

    Mengele arrive à Auschwitz le 30 mai 1943. Il a alors 32 ans. A 20 ans, en 1931, il a intégré le « Casque d’acier », le Stahlhelm, une organisation paramilitaire liée aux mouvements nationalistes et fondée le 25 décembre 1918 par des anciens combattants. En 1934, Mengele est devenu membre des S.A., les « chemises brunes » du parti nazi et d’Hitler, puis, en 1937, il s’est fait admettre au parti nazi puis dans la SS (qui n’était avant cela une petite troupe destinée à assurer la protection du Führer). Dans ces années de jeunesse, Mengele a par ailleurs étudié l’anthropologie et la génétique, et il a travaillé aux côtés d’Otmar von Verschuer à l’Institut de biologie héréditaire et d’hygiène raciale de l’Université de Francfort (là a été constitué un fichier national des caractères génétiques individuels).

    Avant son arrivée à Auschwitz, Mengele a publié trois textes, notamment  en 1937 sa thèse de l’Institut d’anthropologie de l’Université de Munich (section philosophie) : « Examen radio-morphologique de la partie antérieure de la mâchoire inférieure dans quatre groupes raciaux », les Égyptiens de l’antiquité, les Mélanésiens, les Européens au crâne court (des populations venues de l’Est), et les Européens au crâne long (nordiques). Autant d’interrogations qui renvoient à ce que j’ai appelé, pour simplifier, cette « manie classificatoire » qu’on va voir à l’œuvre chez les nazis et leurs alliés comme Montandon en France. En 1938 Mengele a publié sa thèse de médecine : « Étude généalogique du cas du bec-de-lièvre, texte où pointe l’intérêt marquant que Mengele va satisfaire à Auschwitz en étudiant (j’ose à peine employer ce terme) les anomalies génétiques présentée par certains jumeaux. Mengele a aussi publié un article qui porte sur les processus héréditaires (d’où sa recherche des enfants jumeaux à Auschwitz), en particulier le « processus héréditaire dominant irrégulier », dont ses maîtres ont posé la définition. Cet article s’intitule « Transmission héréditaire de la Fistula Auris ».

    A Auschwitz, Mengele ne s’est privé d’aucun des plaisirs sadiques que sa motivation savante lui permettait d’assouvir. Amputations, inoculations de maladies, injection de produits chimiques… On ne pouvait guère aller plus loin dans l’horreur et le mépris de la vie humaine - la vie des détenus, les détenus Juifs, et, parmi eux, des jumeaux, spécialement quand il s’agissait d’enfants. Sans trop rentrer dans des détails insupportables, je vais dire ci-après l’essentiel sur ce sujet.

    Après la guerre, Mengele, d’abord arrêté par les américains, fut relâché parce que non identifié comme SS, et il put s’enfuir en Amérique latine, où il ne fut plus jamais retrouvé. Il  n’a donc pas été jugé pour ses « crimes atroces », commis « avec plaisir et goût du sang » (comme a écrit justement R. J. Lifton, op. cit. , p. 377).  On sait qu’il s’est noyé au Brésil en 1979, à la suite d’un AVC survenu pendant son bain.

    A Auschwitz, Mengele était très souvent présent sur la rampe, à l’arrivée des convois de déportation, la nuit comme le jour, dans le but de participer à la sélection au terme de laquelle la plus grande partie des détenus étaient orientée vers les chambre à gaz, tandis qu’une petite partie des autres entraient dans le camp pour y être réduits en esclavage. La sélection était effectuée avec une extrême rapidité, puisqu’une simple observation de l’aspect physique des déportés et un simple geste du pouce, suffisait pour envoyer les uns à gauche (« Links) les autres à droite (« Rechts »). A peine trois secondes suffisaient pour prononcer des condamnations à mort. Mengele montrait souvent un air enjoué, a-t-on dit. En réalité, s’il s’activait là, sur la rampe, en plus de ses tours de service, c’est parce qu’il était à la recherche d’un matériau humain que seul le camp pouvait lui fournir, à savoir des paires de jumeaux, objet privilégié de son étude de l’hérédité des caractères raciaux. D’où sa grande satisfaction s’il pouvait repartir avec son lot de cobayes.

    Au bloc hospitalier, Mengele effectuait ensuite de nouvelles procédures de sélection, s’attachant, a dit un rescapé, « comme un chien de chasse », à débusquer les candidats à la chambre à gaz en n’en exceptant et n’en oubliant aucun. Pour ce faire, il utilisait de multiples critères, y compris des  critères esthétiques. C’est ainsi qu’il condamnait les individus à la peau blême, ceux qui avaient de petits abcès, de petites cicatrices, etc.  Il inspirait aux détenus une terreur absolue. Cette terreur, d’après un déporté, était si forte, qu’on ne pourrait même pas en décrire l’intensité (R. J. Lifton, idem, p. 389). R. J. Lifton rapporte également (idem, p. 382) qu’un  jour Mengele traça une ligne sur le mur du bloc des enfants, à environ 1m50-1m56 de hauteur, afin que tous ceux dont la taille n’atteignait pas cette limite  fussent envoyés à la chambre à gaz. Parfois, il protégeait certains enfants, mais dans ce cas il s’agissait des enfants spécialement utiles à ses recherches (cf. R.J. Lifton, idem, p. 383 note 24 sur une rescapée nommée Agnès Weiss).

    Mengele a donc laissé dans les mémoires le terrible souvenir d’un assassin sans le moindre scrupule. Il pouvait d’ailleurs montrer aux autres médecins comment tuer efficacement et rapidement, notamment avec des piqûres de phénol dans le coeur. On sait également qu’un jour il tua une femme à coups de pieds, et qu’un autre jour il jeta des enfants vivants dans les fours ou des brasiers.

     

    c) D’après ce qui procède, on a bien compris que primaient pour Mengele ses recherches sur les jumeaux. Il est très probable qu’il avait déjà travaillé dans cette direction avant Auschwitz, dans le service de Verschuer à Francfort. Ce dernier avait attiré l’attention sur l’utilité de ces études pour déterminer les influences héréditaires et les rapports entre maladies et types raciaux (ou croisements entre les races). On sait qu’à Auschwitz, Mengele maintiendra ses liens avec Verschuer, dont l’Institut était situé à Berlin. Mengele rédigeait des rapports qu’il envoyait à Verschuer. 

    Ainsi s’explique la présence attentive de Mengele sur la rampe des déportés, dans la foule à peine descendue des wagons… Quand il avait repéré et réceptionné des sujets selon ses attentes, parfois constituant un petit groupe, il menait ces deniers à ses installations, celles communes aux médecins du camp et les siennes propres, en l’espèce trois bureaux, un  dans le camp des hommes, un dans celui des femmes, un dans celui des gitans. Les jumeaux, souvent des enfants donc, se voyaient pourvus d’un numéro assorti des lettres ZW pour Zwillinge (« jumeaux »). Pour les rendre aptes à ses expériences, Mengele leur accordait en outre un sort amélioré par rapports aux autres détenus. Ils pouvaient garder leurs vêtements, parfois on ne leur rasait pas la tête, et ils étaient affectés à des blocs spéciaux, dédiés à la médecine, où il y avait aussi des sujets porteurs d’anomalies, par exemple des nains. Dans ce bâtiment, un enfant plus âgé ou bien un adulte faisait office de chef de ce bloc (Zwillingsvater). Parfois la mère des enfants, elle-même détenue, était autorisée à séjourner, temporairement, auprès de ses enfants dans leur bloc.

    Un autre témoin nous donne une idée des groupes ainsi constitués en décrivant ceci : (R. J. Lifton, idem, p. 385) : « Il y avait un petit gosse… deux ans et demi…(…) Nous étions de toutes tailles et de toutes formes… deux grands gaillards, de dix-huit ans, de magnifiques garçons venant de Hongrie, excellents joueurs de football…parfaitement identiques. Nous comptions un couple de vieux messieurs autrichiens de soixante-dix ans… Et il y avait les nains… Une sorte de nef de fous très macabre… ». A l’été 1944, après l’afflux des Juifs hongrois, déportés et assassinés en masse très rapidement, environ 250 jumeaux, enfants et adolescents, passèrent au total entre les mains de Mengele. Évidemment son objet de prédilection, c’étaient les vrais jumeaux.

    Mengele examinait aussi des cadavres. Il avait à sa disposition  une table de dissection dans une salle parfaitement équipée, sur le modèle de celles que l’on trouve dans un institut de pathologie. Il était secondé dans cette tâche par un médecin prisonnier Miklos Nyiszli. Or celui-ci déposa le 28 juillet 1945 à Budapest devant une Commission d’indemnisation des Juifs Hongrois. Nyiszli révéla par exemple qu’une nuit, Mengele tua 14 jumeaux. D’abord il les endormit en leur injectant une substance appropriée, puis il leur administra une injection de chloroforme dans le cœur. La première à subir ce sort fut une fillette de 14 ans (R. J. Lifton, idem, p. 387). Les autres, effrayées, gardées par des SS, attendaient leur tour en pleurant.

    La dissection était l’étape ultime de l’étude. Mengele appréciait de tuer en même temps deux jumeaux afin d’effectuer des comparaisons post mortem. Un témoignage (idem, p. 387), évoque le cas d’une paire de jumeaux gitans de 7 ou 8 ans, tués seulement pour apporter une réponse à une dissension sur un diagnostic. On avait supposé la tuberculose mais il y avait discussion à ce sujet, alors Mengele, pour trancher, emmena les deux garçons et il revint deux heures après en donnant la réponse : pas de tuberculose. Il avait tué les enfants d’une balle dans la tête, puis avait pratiqué une autopsie à chaud…  Autre anecdote terrifiante : une fillette était morte de la diphtérie pendant que Mengele s’intéressait à sa syphilis. Alors l’idée lui vint de s’occuper  de la sœur, elle aussi syphilitique et qui avait contracté la diphtérie : il la soigna correctement pour la guérir de la diphtérie, mais afin de la tuer ensuite pour observer par autopsie les progrès de la syphilis.

    Tous les travaux de Mengele n’étaient pas mortels, en tout cas pas directement. Il pratiquait aussi des expériences consistant à étendre des produits chimiques sur la peau des détenus, en différents endroits, sur la zone cervicale, derrière l’oreille, dans le dos, parfois sous forme de ponctions lombaires, afin d’observer ensuite les réactions éventuelles du sujet. Des enfants jeunes en mouraient, d’autres s’évanouissaient, acquéraient des infirmités, comme la surdité, etc.

    Après examen, les cobayes humains bénéficiaient d’un traitement de faveur. Ils avaient droit  à du pain blanc accompagné  de cette sorte de semoule appelée Luckhen, un met de choix. Ces sujets n’étaient pas associés à des travaux fatigants, et ils se déplaçaient librement dans le camp, si bien qu’ils avaient la possibilité d’acheter et vendre – de la nourriture principalement. C’est pourquoi Mengele a pu être perçu par certains  enfants comme une sorte de protecteur. D’après quelques témoignages, s’il était surnommé « l’ange de la mort », c’était pour représenter qu’il était moins cruel qu’un autre médecin SS, Heinz Thilo, qui sévissait aussi sur la rampe et qui était surnommé quant à lui « le démon, de la mort ». Curieuse hiérarchie de l’horreur. On cite même, pour Mengele, des moments de jeu avec les enfants… Ceci conduirait-il à le juger moins cruel qu’on le dit en général ? Pour moi :  non !  Je dirai même : au contraire ! On connaît d’autre cas de SS qui, apparemment, éprouvent une étrange sympathie pour leurs victimes… mais ceci ne les empêchait pas de les conduire à la mort le moment venu (on trouve un cas de ce genre dans le récit de Jonathan Littel, Les Bienveillantes - 2006). Il y a là, pour moi, le comble de la déshumanisation : s’attacher à un être vivant, mais comme on s’attache à un animal, voire à un objet, qu’on n’aura aucune hésitation à faire disparaître.

     

    En guise d’épilogue.

    Après la guerre, les médecins nazis ont été jugés à Nuremberg. A Nuremberg, après le premier procès, le plus connu, intenté par un tribunal international à l’encontre des principaux dirigeants nazis (Goering, Keitel, etc.), il y eut une douzaine d’autres procès, à l’initiative cette fois d’un tribunal américain (mais agissant sur un mandat des forces alliées), et l’un de ces procès, tenu en 1946 et 1947, a concerné les médecins s’étant livrés à des expérimentations sur les détenus des camps de concentration. Les chefs d’inculpation étaient : crimes de guerre, crimes contre l’Humanité. Mengele, en fuite je l’ai dit (et qui passait pour mort), ne figurait pas au nombre des accusés, parmi lesquels il y avait quatre chirurgiens, quatre bactériologistes, plus des spécialistes de médecine aéronautique (on se souvent des tests mortels destinés à mesurer et à pronostiquer la durée de survie des pilotes plongés dans l’eau froide), des dermatologues, des médecins généralistes et d’autres encore, notamment des fonctionnaires ayant organisé les pratiques de mise à mort des malades mentaux en Allemagne (l’Aktion T4). Le procès se conclut par plusieurs condamnations à mort suivies d’exécutions.

    Mais de ce procès a été tiré, en opposition aux pratiques incriminées, une liste de préconisations éthiques très importantes, car elles ont constitué ce qu’on a appelé le Code de Nuremberg, qui est toujours aujourd’hui un fondement de l’éthique médicale. Il tient en 10 articles, que voici (largement résumés par moi) :

    1. Le consentement des malades est une condition indispensable pour procéder avec eux à une expérimentation, quelle qu’elle soit.
    2. L’essai doit être susceptible de fournir des résultats intéressant le bien de la société
    3. L’essai doit être fait à la lumière des connaissances acquises, notamment après expérimentation animale.
    4. L’essai devra être porté à la connaissance du public.
    5. Il ne devra comporter aucun risque de mort.
    6. Le niveau de risque devra être en rapport  avec l’importance plus ou moins grande du problème posé pour la vie humaine.
    7. Tout effet secondaire devra être évité.
    8. L’essai devra être dirigé par des personnalités compétentes.
    9. Le malade pourra arrêter l’essai.
    10. L’expérimentateur devra être prêt à arrêter à tout moment.

     

    A méditer… Je vous propose de retenir la mise en avant de la vie humaine à préserver - ce qui correspond par ailleurs à l’idée de dignité humaine telle qu’elle figure en tête de la Déclaration des droits de l’homme de 1948.

    Je vous suggère également de retenir, du premier article, la référence au consentement, qui est aujourd’hui une exigence morale fondamentale dans plusieurs domaines (pensez à la sexualité).

     

     


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