• 2021-3 Approches du nazisme

    Séance 3

     

    COMMENT ABORDER LE NAZISME ?

     

    Que fut le nazisme sinon une politique criminelle, le crime nazi ayant fait des Juifs ses principales victimes. Tuer un peuple entier, ou tenter de le faire, cela s’appelle depuis les travaux de Raphaël Lemkin un « génocide » (voir Axis Rule in Occupied Europe, Washington, Carnegie, 1944, dont on trouve une traduction partielle sous le titre Qu’est-ce qu’un génocide ?, aux éditions du Rocher, Paris, 2008). D’autres peuples furent victimes du nazisme, certains au même titre que les Juifs, comme les tziganes, d’autres, les slaves, les Russes en particulier, étant voués non à l’extermination mais à l’esclavage, quoique le résultat se soit également traduit par des millions de personnes assassinées - notamment des soldats faits prisonniers, exterminés en dehors des situations de la guerre proprement dite .

    En parlant de « politique criminelle », je concède que mon angle de vue est singulier. Je ne dis pas restreint. Je considère en effet que commettre un crime de masse est au coeur du projet nazi. Comme je tenterai de l’expliquer, ce crime, qui aboutit au génocide même s’il ne commence pas par là, n’est pas une déviation due à des rapports conflictuels (des obstacles posés par des ennemis intérieurs et extérieurs). De ce fait, on ne saurait étudier le nazisme en imaginant qu’il aurait pu suivre une autre voie… Non, car cette politique, si l’on peut appeler ça ainsi (je proposerai en fait une autre définition) n’a pas utilisé le crime comme un simple moyen parmi d’autres, mais comme une fin essentielle. Cela a dû apparaître lorsque j’ai abordé le sujet du racisme l’an passé (cf. cours 2020, séances 6, 7 et 8). Il suffit de lire le livre d’Hitler lui-même, Mein Kampf (« Mon combat », d'abord  rédigé en prison en 1924), pour s’en rendre compte. Je rappelle par conséquent que le nazisme a prôné un racisme radical, c’est-à-dire non pas seulement un racisme affirmant l’infériorité de certains peuples ou certaines races sur la race aryenne (ou nordique, ou germanique), mais un racisme qui fait de ces peuples des ennemis à liquider impérativement, faute de quoi la survie du peuple allemand ne serait pas assurée.

    Là est le fantasme d’origine d’Hitler et des nazis ; un fantasme paranoïaque : les nazis, et Hitler en premier, sont persuadés que les Juifs ont commencé de les détruire – et ce depuis 3000 ans, avec les chrétiens à leur suite ; et que donc il faut mettre un terme à cette entreprise dont le point d’orgue contemporain est le bolchevisme et l’action des partis communistes. Ceci suppose clairement une équivalence du judaïsme et du marxisme (Marx était Juif… d’une famille convertie au protestantisme), et que ce sont deux versants d’un seul et même projet, qui consiste à priver la « race aryenne » des possibilités que la nature lui a données et qui lui confèrent une supériorité sur tous les autres peuples du monde. Les nazis sont absolument persuadés que l’Allemagne et les Allemands sont victimes d’un processus mortel qui avance inéluctablement depuis plusieurs milliers d’années, et que, face à ce péril il n’y a rien de plus urgent que de détruire l’ennemi mortel qui leur veut d’après eux, tant de mal !

    1)

    Reste alors à comprendre comment les nazis ont agi, et comment, en partant de mesures d’exclusion (assorties de meurtres sporadiques – déjà terribles), ils en sont arrivés, après avoir envisagé et pratiqué d’autres modalités, à ce qu’on appelle la « solution finale », c’est-à-dire la solution du massacre industriel d’un peuple entier, chiffré très officiellement à onze millions d’âmes (lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942). Comment un groupe de gens est-il parvenu à envisager et à commencer d’exécuter un plan prévoyant d’exterminer des millions de personnes (des personnes… sans défense, il ne faut jamais l’oublier) ? Je pose cette question parce que, pour les individus ordinaires que nous sommes, il y a là quelque chose qui excède de loin les possibilités de nos facultés de compréhension. Quelque chose tellement hors de nos existences que nous peinons à seulement l’imaginer… Dès lors, au lieu de comprendre, au sens fort, cet événement, il faut bien se demander comment les nazis ont pu, concrètement, pratiquement, traduire dans les faits une si monstrueuse folie.

    A lire les travaux qui ont pris cette question en charge, on constate que les chercheurs, historiens en l’occurrence, ont envisagé deux hypothèses différentes. Une première sert à démontrer que le projet d’extermination des Juifs était dans la tête d’Hitler et de ses sbires depuis l’origine de leur mouvement, dès la fondation du parti, le NSDAP, en 1920. Que l’intention du meurtre était, dirait-on aujourd’hui, dans l’ADN du nazisme, c’est l’hypothèse qu’on appelle « intentionnaliste ». En revanche l’autre hypothèse a pris le contre pied de la première en tentant de montrer que les nazis n’avaient pas a priori le projet d’assassiner tout le monde, mais que, en vouant les Juifs à une exclusion radicale, à une séparation sans retour d’avec le peuple allemand, ils ont peu à peu adopté la solution de la mise à mort collective, préférable, selon eux aux solutions de la séparation, notamment celles de l’expulsion des Juifs, qu’on aurait envoyés vivre (et mourir ! ) ailleurs, le plus loin possible, soit à Madagascar (colonie reprise aux Français), soit encore plus à l’Est de l’Allemagne, à Lublin, dans une sorte de « réserve », un ghetto à vrai dire, situé à la lisière de la Pologne et de la Russie… L’hypothèse d’un meurtre total mais progressivement décidé et effectué, une hypothèse sans doute plus un peu plus complexe que la précédente, a été nommée « fonctionnaliste » (ou « structuraliste », en un sens un peu spécial), pour tenir compte des circonstances, c’est-à-dire avant tout de l’évolution des pratiques de persécution confrontées aux réalités - du « terrain », et de l’exercice du pouvoir…

    Nous pouvons donc suivre de deux manières l’enchaînement des décisions et des pratiques au terme desquelles a été mise en œuvre ce qui s’est appelé en 1942 la « solution finale de la question juive » (solution « finale », ou définitive » - Endlösung - est une expression évocatrice dans ce contexte, car elle peut aussi signifier : que peut faire aux Juifs qu ’on ne leur ait pas encore fait ? Réponse : les tuer tous ! ), c’est-à-dire en l’occurrence procéder à l’assassinat industriel de millions de personnes, de tous âges, de toutes conditions et de toutes nationalités, par le moyen des chambres à gaz dans les camps d’extermination (qui ne sont donc plus les camps de concentration - déjà très meurtriers pourtant).

    On pourrait estimer ce débat dérisoire puisque l’essentiel, c’est la véracité de faits criminels, qu’il faut toujours rappeler sans s’épargner l’horreur, d’autant que certains « négationnistes » cherchent à la dissimuler voire à la nier. Voici donc quelques éléments pour saisir les explications données par les tenants de l’une et l’autre de ces hypothèses.

     2)

    Mais auparavant, je voudrais dire un mot sur une façon plus classique de réfléchir sur le nazisme, parce que cette façon, me semble-t-il, est sinon dépassée du moins marginalisée par les deux hypothèses précédemment évoquées. Cette façon classique d’envisager la politique criminelle consiste à retracer l’histoire du nazisme et de la Shoah en interrogeant d’abord l’idée (pour ne pas dire l’idéologie) antisémite qui en est la base. Pour ce faire, on explore les textes et les auteurs qui ont durablement influencé Hitler. Une telle démarche d’analyse caractérise pour une part (je dis bien une part seulement), le très bon livre de Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, publié en 1951, de même que le récent numéro de la Revue d’histoire de la Shoah, n° 208, mars 2018 - en passant par Marcel Gauchet, A l’épreuve des totalitarismes , 1914-1974 (Paris Gallimard, 2010). Dans cette perspective d’histoire des idées, on étudie les quelques auteurs, toujours les mêmes, qu’Hitler a lus et chez lesquels il a puisé des arguments majeurs de sa doctrine. Ce sont Dietrich Eckart, Alfred Rosenberg, Houston Chamberlain, etc. Dietrich Eckart (mort en 1923), a écrit un brûlot intitulé Le bolchevisme de Moïse à Lénine. Alfred Rosenberg, a écrit Le mythe du XXe siècle (1930), un ouvrage fondamental de la doctrine nazie. Rosenberg fut dans les années 1920 directeur du Volkische Beobachter, le journal racheté par Hitler. Pendant la guerre, il a dirigé un bureau qui s’occupait des biens confisqués aux Juifs notamment les œuvres d’art. Il a aussi été Ministre des Territoires occupés de l’Est à partir de juillet 1941. Après la guerre, capturé, il été jugé et pendu à Nuremberg. Parmi les autres propagandistes antisémites importants pour Hitler, il faudrait citer Max von Scheubner-Richter (mort durant le Putsch de Munich, en 1923).  Houston Chamberlain (à ne pas confondre avec le premier ministre anglais du même nom), anglo-allemand pour ce qui le concerne, a écrit La genèse du XIXe siècle, ouvrage dans lequel il formule les thèse essentielles du pangermanisme, qu’Hitler a en partie acceptées. Dans les livres de ces auteurs on trouve, en effet, une kyrielle d’idées racistes et antisémites, de même que de nombreuses traces des courants idéologiques et politiques à l’intérieur desquels ces idées ont pris naissance et ont été formulées. J’ai déjà mentionné le darwinisme social ; il faudrait aussi évoquer le pangermanisme et d’autres variantes de nationalisme, etc.

    De plus, dans cet ensemble d’idées typique de la conception raciste du monde que le nazisme a faite sienne, on discerne aisément la présence d’un sentiment spécial, la haine, dont on suppose, ce qui là encore semble évident, qu’elle est à la fois la cause et la conséquence de la conviction antisémite. Ce qui est admis, plus ou moins explicitement d’ailleurs, comme un évidence, c’est que le racisme et l’antisémitisme nazis porteraient la haine à un degré d’intensité tel que le passage à l’acte meurtrier en serait la conséquence immédiate. Une haine tenace serait à l’origine de la persécution des Juifs, puis de leur condamnation à mort et de leur exécution par tous les moyens à portée de l’imaginaire nazi (les nazis ayant déjà, en Allemagne, suite à la volonté d’Hitler, l’expérience de l’euthanasie des handicapés et des malades mentaux, ce qui s’est codé en « Aktion T4 », et qui a fait entre 1939 et les années suivantes plusieurs dizaines de milliers de morts).

    Remarque

    Pour restituer le contenu des deux hypothèses, l’intentionnaliste et la fonctionnaliste, nous pouvons nous reporter à des synthèses plus ou moins ambitieuses. En voici quelques-unes. Je cite en premier l’anglais Ian Kershaw et son  Hitler (je le lis dans la version réduite, Paris, Gallimard/Folio , 1995 ; il y a une autre version en deux volumes). Du même I. Kershaw, on peut consulter Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris Gallimard / Folio, 1997 [1985].  On doit en outre à Philippe Burrin un très bon article de synthèse, « Programme ou engrenage : un grand débat historiographique », in François Bédarida, dir., La politique nazie d’extermination, Paris, Albin Michel, 1989 (un colloque de 1987, 11, 12, 13 décembre). Parmi les historiens français, voir aussi Edouard Husson, Heydrich et la solution finale, Paris, Perrin, 2012, [2008], p. 29-30. Une bonne analyse synthétique se trouve aussi dans André Kaspi, Chronologie commentée de la Seconde Guerre Mondiale, Paris, Perrin, 2010 [1990].

    Je citerai parfois des études plus spécialisées, sans faire croire que j’ai parcouru l’immense bibliographie, surtout allemande et anglaise, et secondairement française. La littérature se renouvelle régulièrement depuis l’après-guerre sur ce sujet. Comme d’habitude, fidèle à ma méthode paresseuse, je pare au plus pressé... (Il semble par ailleurs que les historiens français soient à l’origine, chez nous, d’un renouvellement des études sur le nazisme. Voyez notamment deux auteurs et deux livres passionnants : Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014 ; et Christian Ingrao, La promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide (1939-1943), Paris, Seuil, 2016).

    3)

    La thèse intentionnaliste (parmi les historiens allemands, on peut la trouver dans le travail d’Eberhard Jäckel – mort en 2017 ; voir par exemple Hitler idéologue, Paris, Gallimard, 1969) postule que la conséquence est déjà présente dans la cause, autrement dit que la décision criminelle est déjà en germe et même, plus que cela, qu’elle est constituée, de façon consciente, dans la conviction (donc l’idéologie) antisémite initiale  d’Hitler ; et constituée... y compris sous la forme d’un « programme » (secret, en l’occurrence, mais réel). Donc on en date très tôt le projet. Et on estime que ce projet a lui même pris plusieurs formes, y compris la guerre et l’expansion à l’Est, qui sont bien une entreprise réfléchie depuis Mein Kampf.

    L’approche intentionnaliste ainsi définie admet le caractère absolu du pouvoir d’Hitler (cf. I. Kershaw, Hitler, op. cit., p. 32-33) et donc que le régime nazi n’était rien d’autre qu’une organisation permettant l’application de ce programme. Prêtons également attention à cette idée d’un pouvoir absolu, qui fait apparaître Hitlercomme « l’incarnation classique du pouvoir dans un Etat totalitaire » (idem, p. 32).

    L’idée d’un « programme » (inspiré par la vision raciste du monde), caractérise exactement cette hypothèse. Dans le cadre intentionnaliste, on insiste donc sur la volonté antisémite d’origine (mais j’accepte tout à fait l’idée que c’est l’alpha et l’oméga du nazisme et de l’hitlérisme). En affirmant que la décision du crime était un programme de départ, cette thèse affirme aussi que ce programme fut appliqué petit à petit donc différé pour telle ou telle raison. Ceci signifie qu’Hitler et le parti nazi, avant même leur accession au pouvoir, auraient conçu et préparé le meurtre, attendant seulement le moment opportun pour le déclencher. Un moment opportun serait celui intervenant après qu’on se soit assuré de la faisabilité institutionnelle et administrative du meurtre, et après que la population allemande ait approuvé les nazis ou bien se soit soit réfugiée dans l’indifférence au sort des victimes. On explique donc que si le programme est volontairement mis en suspend par Hitler, c’est que celui-ci, en politicien habile, sait qu’il doit d’abord conquérir l’opinion avant de - et pour pouvoir - mettre en œuvre son programme. D’où l’importance de la propagande, ainsi que des stratégies économiques pour satisfaire les besoins du peuple. On peut constater que ces stratégies ont été efficaces si l’on sait que de nombreux civils ont participé aux destructions anti-juives de la « Nuit de Cristal ».

    Quels sont les faits qui pourraient corroborer l’hypothèse intentionnaliste ? A titre exploratoire, j’en retiens deux. D’abord les plans de déportation à Lublin ou Madagascar. Lublin a d’abord été envisagé, puis ce fut Madagascar. En septembre 1941, Hitler a d’ailleurs donné un ordre de déportation des Juifs à l’Est, probablement avec l’idée de les envoyer encore plus loin après la victoire  espérée sur l’URSS. Ensuite il faut évoquer les discours dans lesquels Hitler a fait mine, sinon d’annoncer du moins de pronostiquer l’« anéantissement de la race juive ne Europe ». On a souvent parlé à ce sujet d’une « prophétie », ce qui semblerait en effet renvoyer à un plan clairement élaboré. Le premier de ces discours soi-disant « prophétiques » a été prononcé le 30 janvier 1939 au Reichstag, et Hitler y annonce, dans un tonnerre d’applaudissements : « si la finance juive internationale en Europe et hors d’Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, et par là la victoire du judaïsme, mais au contraire l’anéantissement de la race juive en Europe ». Cette « prophétie » a été réitérée exactement deux ans plus tard, le 30 janvier 1941 (l’attaque contre l’URSS est de la fin juin). Et puis encore le 30 septembre 1942, alors que la guerre en URSS bat son plein, et qu’Hitler nourrit toujours l’espoir d’une victoire rapide qui se solderait par l’éradication du « judéo-bolchevisme » et la destruction de Moscou  : « J’ai déclaré que (…) si la juiverie manigançait une guerre mondiale internationalisée en vue de l’extirpation des peuples aryens de l’Europe, alors ce ne seraient pas les peuples aryens d’Europe qui seraient extirpés mais la juiverie » (textes cités par Florent Brayard, La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision. Paris, Fayard, 2004, p. 384. Voir aussi p. 388, où cet auteur s’interroge sur la « logique propre » de la soi-disant prophétie pour montrer, dans un sens cette fois non intentionnaliste,  que par cet énoncé irrationnel Hitler, signifie que sa réalisation ne rendrait personne responsable de son exécution. Il s’agirait donc moins d’un programme à exécuter que d’une conséquence à observer. Voir aussi Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah. Les Cahiers noirs, Paris, Le Seuil, 2016, p. 226).

     

    4) Concernant la seconde hypothèse, dite fonctionnaliste, il faut rappeler d’abord l’oeuvre de Martin Broszat (mort en 1989). Dans le même courant, on reconnaîtra aisément les travaux de Hans Mommsen (mort en 2015), ou de I. Kershaw). De M. Broszat on dispose en français du formidable L’État hitlérien. L’origine et l’évolution des structures du Troisième Reich. Paris Fayard/Pluriel, 2012 [1970]). H. Mommsen est l’auteur d’une œuvre abondante, mais très peu traduite en français. Je ne peux citer que Le national-socialisme et la société allemande, Paris, 1997, un recueil de dix essais.

    La problématique fonctionnaliste identifie quant à elle un décalage entre la croyance antisémite et la décision du meurtre, entre la cause et la conséquence, étant entendu que ce décalage n’est pas seulement chronologique mais logique. C’est un saut logique, un saut qualitatif, ce qui signifie que ce passage n’est pas du tout… automatique. Dans cette problématique, la décision du crime de génocide ne pouvait être engendrée que par un processus différent et supplémentaire par rapport à la conviction antisémite et à la haine des Juifs, même si celles-ci restent fortement associées à la décision meurtrière.

    Cette dernière hypothèse a ceci de convainquant qu’elle explique quelque chose que la première laisse dans l’ombre : la complexité et le caractère non naturel, non immédiat, du passage d’une idée (antisémite) à une décision (tuer les Juifs). Les fonctionnalistes insistent par conséquent sur la dynamique structurelle d’un régime qui crée de l’immaîtrisable et de l’imprévisible. Exemple : c’est la création de ghettos surpeuplés et ingérables (en Pologne et ailleurs...), qui fait surgir l’idée de liquider au moins une partie des Juifs. De même, Christopher R. Browning, dans Les origines de la solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis, septembre 1939-mars 1942 (Paris, Seuil, 2007 [2004]), fait ressortir l’effort de la SS pour réaliser ce passage d’une politique d’exclusion par la déportation (politique meurtrière en soi, ne l’oublions pas) à une politique d’extermination globale, directe immédiate (dans ce cas on n’attend plus que les gens meurent, mais on commence par les tuer tous…).

    Le problème des historiens devient donc l’analyse du régime nazi, de sa nature et de son fonctionnement, analyse qui exige qu’on accorde une place importante aux conflits entre groupes rivaux dans la meilleure réponse à apporter au Führer. C’est là qu’on peut parler d’un processus supplémentaire par rapport à la croyance et à la haine qui l’accompagne . Selon I. Kershaw, que je citais plus haut, l’approche « fonctionnelle », au contraire de l’approche « intentionnaliste », tient le plus grand compte des contraintes pesant sur la prise de décision, comme les contraintes économiques, ou bien celle qui enjoint d’éviter les actions qui pourraient nuire au prestige du Führer.

    Dans un tel cadre d’analyse, l’idéologie n’est plus ce dans quoi s’élabore un programme d’action. Ce serait bien plutôt un cadre général dont seuls les événements survenus dans la société ou dans l’État peuvent tirer des objectifs précis. Ceci expliquerait le flou des processus décisionnels ainsi qu’un certain chaos gouvernemental. C’est la conclusion d’I. Kershaw (Hitler…, idem, p. 33), qui fait allusion à un réel confusionnisme étatique : car les nazis, qui se revendiquaient d’un ordre étatique strict, détruisaient en même temps toutes les instances étatiques habituelles, au niveau central comme au niveau local, donc ils engendraient un immense désordre, personne ne sachant au bout du compte ce qu’il fallait faire, ni qui avait dit quoi.

    Pour saisir le fonctionnement du pouvoir ainsi soumis à divers courants tirant à hue et à dia, M. Broszat a parlé d’un caractère polycratique de l’Etat nazi. Cette notion originale serait à même de rendre compte de la concurrence entre instances semi-autonomes, donc du rôle des initiatives locales pour remédier au chaos provoqué par les nazis eux-mêmes créant de ce fait une tendance la « radicalisation progressive » des décisions et des processus de combat contre les « ennemis du Reich » - les Juifs en particulier , mais avec avec les sociaux-démocrates, les communistes, et ainsi de suite.

     Voilà notamment ce que dit Martin Broszat  (dans L’État hitlérien…, op. cit., p. 512) :

     « Plus la jungle organisationnelle du régime nazi s’épaississait, moins il fut possible de restaurer une action gouvernementale et de suivre une politique régulière et organisée de façon rationnelle. La prolifération des institutions , pouvoirs spéciaux, arrangements légaux particuliers donna lieu à une concurrence de plus en plus vive pour obtenir protection et avantages... »

     Puisque la décision du crime génocidaire serait le produit de désordres et de difficultés, donc d’une fuite en avant, causées par le fonctionnement même des services, avec des rivalités et des décisions qui ajoutent aux difficultés déjà rencontrées, la problématique fonctionnelle voit une décision du crime génocidaire bien plus tardive que ce qui est postulé dans la problématique intentionnaliste. En fait, la thèse fonctionnaliste principale, très intéressante dans cette optique, c’est l’idée que les rivalités entre clans nazis auraient entraîné une « radicalisation cumulative » (expression apportée par Hans Mommsen), menant aux décisions les plus terribles Parallèlement, on l’a vu plus haut, Martin Broszat, parlait de « radicalisation progressive » (voir L’État hitlérien…, op. cit., p. 488 et 513). C’est assez dire l’importance des phénomènes de désordre et de rivalités, alors que dans l’optique intentionnaliste, ces phénomènes, certes perçus, étaient considérés secondaires, limitées, et tactiques.

    L’hypothèse fonctionnaliste privilégiant ce que la politique et l’organisation nazie du pouvoir ménageaient d’imprévisible, M. Broszat ou H. Mommsen analysent les forces qui s’affrontent à l’intérieur et à l’extérieur des appareils d’État, l’armée, l’administration, l’industrie, le Parti, la SS. Cette hypothèse pose par conséquent les questions suivantes : a) la question de la concentration du pouvoir entre les mains du parti nazi ; b) la question de l’évolution des structures étatiques et du pouvoir du Führer ; c) la question des pratiques de gouvernement. C’est en ce point que M. Broszat, à propos des structures faisant doublet et qui se concurrencent dans les grands secteurs de l’action publique, parle d’une « polycratie »  d’où résulte le chaos et la position d’arbitre occupée par Hitler. Ceci n’est pas sans évoquer la thèse de Franz Neumann sur l’anarchie introduite dans l’État par le pouvoir nazi (dans Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme, ouvrage publié pour la première fois en 1942).

    Voilà exactement ce que dit H. Mommsen, dans Le national-socialisme…, op. cit., p. 93 (article intitulé « Hitler dans le système national-socialiste ») :

     

    « … on trouvait toujours des volontaires pour jeter de l’huile sur le feu, et la solution était le plus souvent adoptée dans la lumière ambiguë d’une situation d’ ‘exception’ requérant une intervention rapide et ‘musclée’ . La crise du ‘complot’ de Röhm en juin 1934 [l’auteur fait ici allusion à l’exécution des chefs de la S.A., ce qu’on a appelé ‘la nuit des longs couteaux’] en est un exemple classique, au même titre que les mesures qui suivirent la ‘nuit de cristal’ [le déchaînement des milices nazies contre les juifs dans toute l’Allemagne, en novembre 1938, avec de nombreuses synagogues incendiées, des magasins dévastés, des centaines de personnes massacrées], et il n’en allas souvent pas autrement en politique extérieure. »

     

     Et p. 94 :

     «  De tels mécanismes ont joué un rôle déterminant dans la réalisation d’une politique criminelle qui se dissimula toujours derrière le rideau de fumée de situations d’exception qui étaient en fait provoquées délibérément. »

     

    Remarque

    Je re-précise, si besoin était, qu’en parlant de décision du crime, il s’agit du crime « final », le génocide, tuer tout le monde par des moyens industriels, ne laisser personne en vie, enfants compris, et ensuite effacer toutes les traces, toute la mémoire du peuple Juif et des Juifs, afin que nul ne sache plus jamais qu’ils ont existé – ce qui définit au total le crime le plus monstrueux jamais imaginé dans l’histoire humaine. Cette précision pour que personne ne se trompe : avant ce projet « final » terrifiant, mais heureusement inabouti (au grand regret de certains après la guerre, comme Eichmann), les Einsatzgruppen (« équipes mobiles de tuerie », comme disait Raoul Hilberg) avaient exécuté au poistolet, au fusil ou à la mitrailleuse près d’un million de personnes dans l’URSS conquise et notamment en Ukraine. Ceci doit rappeler que je m’interroge sur la composante criminelle qui est de toutes façons inhérente au nazisme, comme je le disais en commençant ; et que je cherche à comprendre ensuite le tour génocidaire et industriel finalement pris par ce crime.

     

    En résumé , on peut présenter la divergence entre les deux hypothèses de la façon suivante (voir l’exposé d’E. Husson, dans Heydrich et la solution finale, op. cit., p. 29-30 ; de même que cet autre ouvrage de I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme…, op. cit., p. 165-209). Dans l’optique intentionnaliste, on pense que la décision du crime a été prise très tôt, comme si c’était un programme de départ ; tandis que dans la ligne fonctionnaliste on date la décision à l’été 1942, quand le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau se met à fonctionner comme camp d’anéantissement, parce que les groupes nazis évoluent peu à peu vers le meurtre génocidaire en entrant en concurrence pour interpréter les désirs du Führer qui, lui, ne donne jamais d’ordres précis.

    A. Kaspi, dans sa Chronologie…, op cit. (p. 375-376), explique la même chose par un autre biais. Il assure que la thèse intentionnaliste voit une continuité entre idéologie et politique, donc se fonde sur l’idée d’une planification et d’une succession d’étapes dans un but fixé (politiquement) a priori ; alors que la thèse fonctionnaliste rejette cette continuité et fait référence à un écart entre idéologie et action politique, cette dernière étant soumise à diverses circonstances. C’est dire, conclut A. Kaspi dans une excellente formule que la politique antisémite a été pour le moins une « tactique sinueuse »…


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