• 2021-9 Mes hypothèses

    Séance 9

     

    MODALITÉS DE LA GUERRE NAZIE

     

    Après l’interruption estivale, je reviens à mes moutons (noirs!).

    Je vais continuer la description des milices nazies, et ceci afin de donner le plus d’assise possible à la thèse (descriptive encore une fois), d’une politique nazie - qui est plus une guerre qu’une politique, étant entendu que cette guerre menace toute la société allemande et non pas les seuls éléments a priori accusés d’être hostiles à l’État (les Juifs avec d’autres, bien sûr).

    J’en étais à l’institution la plus caractéristique de cette entreprise violente, à savoir la SS… Et pour qu’on aperçoive de quel système tentaculaire il s’est agit, et pour faire sentir l’incroyable complexité à la fois pratique et mentale (je dis « mentale » pour suggérer le fait de l’élaboration... permanente qui plus est...) qui est propre à cette sorte de folie répressive en quoi consiste d’abord le nazisme, il me faudra envisager les choses plus profondément, en prenant en compte de menus faits, qui pourraient passer pour des détails.

    Avant cela, je rappelle - et je complète - la formulation de mes principes de description fondamentaux.

     

    1) Ma première hypothèse (je viens d’y faire allusion), consiste à dire que les nazis ont instauré un état de guerre permanent, qu’ils ont donc mené une sorte de « guerre interne » (civile) dans et contre la société allemande, disons : contre la population allemande, qu’il s’agissait de modeler pour qu’elle s’approche le plus possible de l’idéal de la « race pure » et de la « communauté » constituée uniquement par une telle race…

    Pour se représenter cette « guerre », il suffit, me semble-t-il, de substituer ce mot de « guerre », à celui, plus courant et politique, de « répression » - que j’utilisais moi-même ci-dessus. Pensons aux rafles dans les pays occupés : elles n’avaient pas pour but de répondre à une protestation, une agitation, etc., mais bien plutôt de mettre en œuvre des procédures des sélection et d’exclusion de groupes « ethniques » qu’on voulait séparer du reste de la population, pour ensuite les enfermer, voire les supprimer…

    En Allemagne, les nazis ont pris des mesures légales qui les dispensaient d’effectuer des rafles ; mais cela revenait au même… De quelles mesures s’agissait-il ? J’en cite deux, très évidentes : d’une part celles qui privent les Juifs de la citoyenneté et leur interdisent toute union avec des Allemands (les « lois de Nuremberg » de 1935) – avant de les déporter et de les exterminer ; d’autre part celles destinées à supprimer les handicapés, malades mentaux et autres personnes déficientes (on commence par les stériliser, ensuite on les assassine).

    J’ai parlé aussi (séances 6, 7, 8), en rapport avec cette guerre permanente, de la militarisation de la société, ce qui n’était que le moyen le plus simple, le plus direct, d’entrer dans le combat mortel contre les prétendus « ennemis » du Reich. Avec les nazis, l’État (ou ce qu’il en reste, car c’est désormais un groupe militaro-sectaire) est entièrement restructuré sur ce projet de guerre à l’intérieur de ses frontières, contre la population même qui relève de son administration. Rien ne le révèle mieux que la réorganisation de la police dont j’ai antérieurement parlé, réorganisation qui a plusieurs aspects, et dont le principal consiste à confier l’ensemble des forces de police à la SS et à Himmler. Le 22 février 1933, Göring, ministre de l’Intérieur de Prusse (région qui compte pour environ les 2/3 du Reich), engage 50 000 policiers dits « auxiliaires », issus de la SA et des SS. Ces effectifs auxiliaires sont armés et ont des pouvoirs très semblables à ceux de la police ordinaire, l’Ordnungspolizei (police de l’ordre) et la Krimminalpolizei (police criminelle). Au même moment, en avril 1933, en Prusse toujours, Göring leur ajoute la Geheimne Staatspolitzei, la Gestapo, avec des policiers souvent issus de la SS. Puis, en 1936, Himmler, le Reichsführer SS, devient « chef de la police allemande » et ministre de l’Intérieur du Reich. Et en 1939 est finalement crée le Reichssicherheitshauptamt, RSHA (Office central de sécurité du Reich, parfois nommé « ministère de la terreur »), avec à sa tête Heydrich, le numéro deux de la SS, qui fusionne la police de sûreté (Sipo), et le SD , dans le but de pourchasser les « ennemis du Parti et de l’État »… D’où la création antérieure des camps de concentration, primitivement destinés à enfermer les opposants politiques du régime, sociaux-démocrates et communistes avant tout.

    2) Pour saisir toutes les dimensions de la guerre des nazis contre la population allemande, considérée dans sa diversité, je voudrais revenir également sur les pratiques racistes que j’ai déjà évoquées, notamment en parlant des médecins nazis (cf. cours 2020, séances 6 et 7). Je dois compléter mes exposés précédents, fort lacunaires. En fait, il ne faut pas s’arrêter seulement aux expérimentations pseudo-médicales que ces médecins pratiquèrent dans les camps de concentration. Car avant cela, mais dans le même sens, les nazis ont mis en œuvre un véritable processus d’épuration de la population allemande. Pour ce faire, ils ont pris, très tôt après leur arrivée au pouvoir, les mesures successives (il y en a eu plusieurs) auxquelles j’ai fait allusion concernant les handicapés et les malades mentaux, dont il devenait certain que la vie était « indigne d’être vécue ». Ce sont là des formulations qui arrivaient dans le discours ordinaire des médecins... Voilà comment les choses se sont passées, en gros.

    a) En premier lieu, les nazis décrétèrent par une loi du 14 juillet 1933 des obligations de stérilisation. Cette loi (« pour la prévention d’une descendance héréditairement malade »), structura la manière médicale de considérer les « vies indignes d’être vécues ». Hitler se référait d’ailleurs à la situation américaine et à une préconisation (antisémite) d’Henry Ford. Il fallait de toute urgence faire barrage à la transmission des caractères biologiques défaillants, comme ceux propres aux maladies génétiques (ou supposées telles). Une liste officielle retint : la faiblesse d’esprit congénitale, la schizophrénie, la psychose maniaco-dépressive, l’épilepsie héréditaire, la chorée de Huntington, le cécité, l’alcoolisme, une difformité héréditaire… Pour faciliter les choses, alors que Wilhelm Frick annonçait que seules les personnes racialement saines pourraient bénéficier de l’argent public, les nazis mirent en place des « Tribunaux de santé héréditaire » (comportant un juge et deux médecins), assortis de cours d’appel.

    Suite à cela, fut donc fixée la série des « maladies héréditaires » dont les personnes qui les portaient devaient faire l’objet d’une intervention chirurgicale. 400 000 personnes étaient visées, et à partir de janvier 1934 et les années suivantes, 200 000 à 350 000 furent effectivement traitées. Quelques chiffres pour concrétiser ce désastre de la pensée médicale : la « faiblesse mentale congénitale » concernait 200 000 personnes, la schizophrénie 80 000 personnes, la psychose maniaco-dépressive 20 000, l’épilepsie 60 000. Fritz Lenz, médecin et généticien, un des auteurs de la doctrine et du programme d’« hygiène raciale » (dans sa thèse de 1917, il se montrait certain que la race était un « critère de valeur » fondamental, que l’État se devait de servir), proposa de stériliser y compris les personnes présentant des signes légers de déficience mental. Plus rigoureux encore, un professeur de Berlin se déclara favorable à l’ablation de l’utérus des femmes déficientes mentales, sous prétexte, expliquait-il, que les femmes stériles avaient une vie sexuelle plus intense et que par conséquent elles étaient très enclines à contracter la gonorrhée, qu’elles pouvaient alors communiquer aux hommes.  Dans d’autres pays on pratiqua, comme ce fut le cas aux USA depuis 1907, la vasectomie (dans un autre contexte de diffusion de l’eugénisme). Ainsi était lancée la « guerre eugénique », comme a pu dire Henry Friedlander, qui marquait aussi les multiples prolongements que les premières mesures demandaient, pour désigner les hôpitaux aptes à intervenir, pour sélectionner les juges, et surtout pour déclarer les cas à traiter impérativement et ceux à épargner (d’après Henry Friedlander, Les origines de la Shoah. De l’euthanasie à la solution finale, Paris, Calmann-Lévy-Mémorial de la Shoah, 2015 [1995], p. 51.)

    Il y eut des discussions sur la méthode à suivre, mais la plupart des praticiens préférait la ligature du canal déférent chez l’homme et la ligature des trompes chez la femme. En Allemagne, dès avant la Seconde guerre, une majorité de médecins était tout à fait favorable aux pratiques eugénistes et, bien que le caractère héréditaire des maladies ciblées fût loin d’être démontré, ces médecins voyaient d’un bon œil la perspective d’endiguer la propagation de certaines maladies. C’est aussi ce qu’ils espéraient pour la cécité, le surdité, les pieds-bots ou les becs de lièvre.

    A titre d’exemple, voici comment un médecin pouvait justifier la demande de stériliser un sujet – en l’occurrence un sujet affecté à la catégorie un peu lâche des déviants sociaux. Ce sujet, affirmait le médecin, est

     

    «  un mendiant ou un vagabond en pleine déchéance. Il bénéficie d’une pension d’invalide de guerre à 50 % pour tuberculose pulmonaire et intestinale. Il se montre très peu économe avec son argent. Il fume beaucoup et se saoule occasionnellement (…). Il a été condamné plusieurs fois pour résistance à l’arrestation, tapage, insultes et coups et blessures. Les services sociaux signalent que son comportement a souvent perturbé le bon fonctionnement du bureau (…) C’est un individu gravement inférieur mentalement et qui ne présente aucune valeur pour la communau. » (Cité in R. Evans, Le Troisième Reich, t. II, op. cit., p. 575.).

     

    Notons la référence à la valeur sociale que l’individu peut représenter pour sa « communauté ».

    Les potentielles « victimes » avaient-elles des échappatoires ? Assez peu. Car les « tribunaux de santé héréditaire », au nombre de 205 (Cf. Yves Ternon, « L’aktion T4 », in Revue d’histoire de la Shoah, octobre 2013, n° 199, p. 40), étaient certainement acquis à la cause de la stérilisation, si l’on en juge à leur composition : trois membres parmi lesquels deux médecins fonctionnaires des services de santé, dont l’un était lié au parti, le troisième membre étant un juge d’instance, mais lui aussi était choisi proche du Parti. Les cours d’appel auxquelles s’adresser en cas de litige ne penchaient pas souvent en faveur des victimes.

    b) Deuxième axe de la politique nazie de santé raciale : le 18 août 1939, un décret secret du ministère de l’intérieur obligea les personnels médicaux et les sage-femmes à déclarer les « nouveaux nés mal formés et autres » (idiotie, mongolisme, etc. Voir Götz Aly, Les anormaux, Paris, Flammarion, 2014 [2013], p. 103 et suiv. Voir aussi Ph. Burrin, Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide, Seuil, 1989 , p. 68.). Ces enfants furent ensuite regroupés dans des unités particulières, mais cette fois… c’était pour les éliminer - sans autre forme de procès. Ainsi fut conçu et exécuté le programme d’extermination des vies soi-disant inutiles, c’est-à-dire, dans le langage officiel, de toute « existence indigne d’être vécue », qu’Hitler soi-même ordonna par une lettre antidatée du 1er septembre 1939, jour de l’attaque de la Wehrmacht contre la Pologne.

    Mais cet ordre ne visait plus seulement les enfants. Car les malades mentaux adultes, les schizophrènes, les épileptiques, les paralytiques incurables et les criminels aliénés étaient désormais dans le collimateur. Une exception  pouvait être faite pour les individus aptes au travail (sauf s’il s’agissait de criminels ou de… Juifs). L’opération fut dirigée par Philipp Bouhler, Obergruppenführer SS et chef de la chancellerie du Führer, et Karl Brandt, Gruppenführer SS, qui était à cette époque le médecin personnel d’Hitler. Six instituts furent consacrés à la pratique de ce meurtre déguisé en euthanasie. Un dispositif de transport se chargeait d’acheminer les personnes vers les lieux de leur assassinat, qui ne leur était présenté que sous un jour hospitalier. Il s’agissait donc de liquider tous les Allemands que la communauté raciale ne pouvait compter parmi ses membres, et dont les nazis pensaient qu’ils mobilisaient en pure perte des fonds ainsi que des lits dans les hôpitaux (des lits qui seraient mieux occupés par les soldats blessés). C’est ce qui a été codé en « Aktion T4 » (code inspiré par l’adresse du bureau qui dirigeait l’opération à Berlin).

    Dans cette logique de « biocratie » où les médecins détenaient un pouvoir exorbitant, les techniciens du meurtre utilisèrent plusieurs procédés, parfois se combinant entre eux. On pouvait mourir après avoir ingéré une médication létale, ou bien parce qu’on était privé d’un médicament vital ; on pouvait aussi recevoir une piqûre empoisonnée (méthode pratiquée pour les enfants). Autre possibilité : être progressivement affamé par réduction des portions alimentaires (la méthode choisie dans la France occupée par le gouvernement de Vichy pour les hôpitaux psychiatriques – j’insiste sur ce fait méconnu : voir Isabelle von Bueltzingsloewen, « Les ‘aliénés’ morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation », in Vingtième siècle, n° 76, 2002/4). Et bien sûr, la principale méthode, élaborée par le chimiste Albert Widmann, consistait en l’assassinat par gazage. La procédure fut inaugurée à la mi-janvier 1940 dans une prison désaffectée près de Berlin. A dater de ce jour, des groupes de quarante à cinquante personnes internées dans les asiles (internées parfois pour des troubles assez légers), étaient enfermées dans des chambres spéciales, hermétiquement closes, des chambres à gaz ; et elles subissaient une asphyxie par le monoxyde de carbone, un gaz qui (selon certains historiens) pouvait être livré par l’entreprise IG Farben dans des bouteilles ad hoc, mais qu’aussi bien on produisait en faisant fonctionner un moteur de voiture dont les gaz d’échappement arrivaient par un système de tuyauteries dans la pièce fermée. Les victimes mouraient dans d’atroces souffrances.

    En deux ans, de l’automne 1939 à l’été 1941, dans les six centres dont j’ai parlé, il y eut un peu plus de 70 000 victimes allemandes. Mais c’est alors que des protestations issues de la hiérarchie de l’Église (laquelle exigea que les médecins catholiques ne soient pas obligés d’appliquer la loi), aboutirent à interrompre le processus, fin août 1941. D’autant que certains malades, peu atteints, savaient pertinemment ce qui les attendait et tentaient de fuir ou de se rebeller. En plus, la population environnante commençait d’être au courant. C’est ce dont nous convainc une des pièces à charge présentées au procès de Nuremberg, en 1946, à savoir une lettre de l’évêque de Limburg (c’est alors la Belgique occupée), qui s’adresse le 13 août 1941 au ministre de la justice (Franz Schlegelberger), à Berlin  pour lui dire :

    « Une prétendue euthanasie est pratiquée systématiquement, depuis le mois de février, dans la petite ville d’Hadamar, à huit kilomètres de Limburg. Plusieurs fois par semaine des autobus arrivent à Hadamar, contenant de nombreuses victimes. Les enfants du voisinage disent en les voyant passer : « tiens, voilà encore le corbillard » ! Puis les habitants guettent la fumée des fours crématoires, dont l’odeur est répugnante. »…(Cité par Didier Lazard, Le procès de Nuremberg, Récit d’un témoin, 1947, p. 262)...

    Les assassinats reprirent toutefois en août 1942, si bien que le nombre total de victimes se monte très certainement à plus de 200 000. Entre temps, ces tueries atteignirent aussi les « Juifs inaptes au travail » dans les territoires conquis, d’abord en Pologne dès l’automne 1939, puis au printemps 1941 en URSS. Un rapport du 19 septembre 1941, émané de l’Einsatzgruppe A, annonce avoir exécuté le 22 août en Lettonie 544 malades mentaux d’un asile d’aliénés. Venant cette fois de l’Einsatzgruppe B, un autre rapport, des 12 et 13 novembre 1941, mentionne que le 18 octobre 300 Juifs aliénés d’un asile de Kiev ont été liquidés. Je traiterai plus loin de ces « équipes d’intervention », les Einsatzgruppen, « équipes mobiles de tuerie », comme a pu dire Raoul Hilberg. Au même moment, les Juifs en général subissaient diverses opérations de massacre, effectuées désormais à l’air libre. Pour les chambres à gaz, un autre système sera mis au point, plus tard, en 1942, avec des cristaux d’acide cyanhydrique (un pesticide, le funeste Zyklon B), qui ont la propriété de dégager le gaz mortel lorsqu’ils sont au contact de l’air.

    c) Il y a un autre signe, très explicite et important, de la guerre intérieure nazie : c’est l’évolution du droit pendant la période hitlérienne. Je n’aborde pas maintenant cette question, donc je me contente de signaler que le droit fut entièrement réglé d’une part sur l’obéissance inconditionnelle au Führer, d’autre part sur le principe suprême, qui devait l ‘emporter sur tout autre, le « droit à la vie du peuple allemand » (dans un numéro de la La documentation photographique, de 2012, intitulé Le nazisme. Une idéologie en actes, on trouve, sous la plume de J. Chapoutot, un bon article sur « Le nouvel État pénal ». Du même on lira aussi avec profit l’ article «  Le ‘peuple’, principe et fin du droit », dans Le débat, 2014, n° 178. Cette question est aussi abordée par M. Broszat dans le chapitre 10 de son livre sur L’État hitlérien, op. cit.).

    C’est dans ce contexte que, par exemple, un décret du 28 février 1933 (en même temps que celui sur l’incendie du Reichstag, qui s’élevait « contre la trahison du peuple allemand ») créa la « détention de protection » (SchutzHaft), ce qui permettait d’enfermer des opposants ou autres en se dispensant d’un passage par la justice et les juges (on trouve à la même époque une ordonnance sur le « commérage délictueux » ! ...).

    Remarque : sur l’ État nazi dans ces conditions

    L’idée de guerre permanente suggère à l’évidence un État conçu à l’inverse de ce qu’est habituellement un État… Car, même s’il se consacre toujours, en partie, à la protection de la population, sa défense contre des menaces intérieures et extérieures, il apparaît également comme une menace mortelle potentielle pour cette population elle-même. Je renvoie à nouveau au livre de M. Broszat pour avoir une vision très complète et fine sur les organes et le fonctionnement des organes nazis dans l’État hitlérien…

    Conséquence : si on considère les multiples créations d’institutions, d’organismes, d’instances diverses, puis leurs modifications, réajustements, augmentations, etc. avec toutes sortes de circulations des hommes, des chefs, etc., on peut se dire (avec F. Neumann), que les nazis ont créée à l’intérieur de l’État une situation anarchique. Cette situation serait même la forme qu’ à prise la destruction de l’ État (comme dit Th. Snyder).

    Pour ma part, je verrais tout aussi bien un phénomène de parasitage de l’État et des forces que l’État a à sa disposition. Parasitage ou même phagocytage : gêner et, en s’immisçant à l’intérieur de l’organisme, puiser dans ses réserves et utiliser sa substance, donc sa force propre. Je pense notamment au domaine de l’éducation, où on voit les anciennes associations d’éducation populaires intégrées par la Jeunesse hitlérienne ; de même que les anciennes écoles de chefs sont transformées en Napola, etc. N’est-ce pas aussi le modus operandi des forces de police nazies comme la Gestapo et le service de renseignement, le SD, qui finissent toujours par prendre le pas sur l’armée, la Wehrmacht? (c’est très clair dans la France occupée)

     

    3) Une seconde hypothèse descriptive  s’associe assez directement à la précédente. Il est en effet facile de constater que le nazisme affirme simultanément la caractère haïssable des non-Allemands (non aryens etc.) qui sont dénoncés comme parasites, et, du même mouvement, symétriquement ou réciproquement dirai-je, le caractère admirable, vénérable, etc. de cette nation allemande elle-même. L’un ne va pas sans l’autre, évidemment. Je retiens donc l’attachement à un ensemble idéal, le peuple Allemand, la « communauté raciale » (Volksgemeinschaft), un ensemble auquel sont attribués, on va le voir dans le cas de la SS, une série de particularités historiques qui sont autant de gloire éternelles. Pour fixer cette idée très simple, je renvoie au discours dans lequel Himmler, le 6 octobre 1943, à Posen (Poznan), expose ceci devant les Reichsleiter et les Gauleiter :

    « La force de nos soldats allemands et du peuple allemand dans son ensemble réside dans la foi et la conviction que nous avons plus de valeur que les autres, conformément à notre sang et à notre race » (Cité notamment par  Henri Monneray, La persécution des Juifs dans les pays de l’Est présentée à Nuremberg, Paris, 1949, p. 68-69).

    Voir de même l’expression « race des seigneurs », assez peu usitée en fait, mais qui contient toute la charge narcissique dont il est question maintenant (sur cette notion de « race des seigneurs », voir Christian Bernadac, La montée du nazisme. Le glaive et les bourreaux, Paris, éditions France-Empire, 2013, p. 128).

    Je souligne donc, ce qui n’est que trop évident (donc pas assez questionné) le fait que la détestation des Juifs se rapporte assez exactement à l’hyper valorisation  des Allemands et à l’idéalisation de la communauté raciale populaire, la Volksgemeinschaft, le peuple racial germanique. D’après cette croyance, l’âme allemande est un être collectif dont la pureté originelle, inexpliquée et miraculeuse, peut toujours être retrouvée et réveillée, comme si l’histoire c’est-à-dire la civilisation juive et chrétienne n’étaient jamais parvenues à altérer son être spécifique, indemne de tout mélange. Il certain que cette croyance est au sommet de l’espérance nazie. C’est pourquoi la politique - ou plutôt la guerre - nazie a eu pour unique fil conducteur la défense de la pureté contre l’impureté et la corruption juives. Bien évidemment, cette hyper-valorisation ne dispense aucun Allemand du contrôle et de la répression éventuelles (donc de la menace guerrière) : mais dans l’esprit nazi, c’est justement pour que ce peuple soit sans cesse formé et réformé de façon à s’approcher le plus possible de l’idéal de la pureté...

    En réalité, toute croyance qui oppose l’histoire réelle à un idéal promeut une dualité de ce type : c’est le mal contre le Bien, le diable opposé au bon dieu, l’ange à la bête…, bref, pour ce qui m’intéresse ici à propos des nazis  : la sainteté versus la souillure - je reprends ces termes de la tradition religieuse .

    Pour tenter de parer à ce que les nazis redoutaient comme une catastrophe biologique, le nazisme a promu de nombreuses mesures de séparation d’abord géographiques (regrouper les Juifs et les envoyer le plus loin possible), ensuite génocidaires (faire disparaître pour toujours le monde juif). Évincer les Juifs de la société allemande et des autres sociétés européennes fut donc le premier et dernier but de la guerre sociale nazie. Préserver la santé raciale des Allemands impliquait simplement, si l’on ose dire, d’empêcher tout rapprochement de l’existence aryenne avec l’impureté fantasmée des Juifs. La prohibition de tout échange devint un principe de vie pour le groupement agonistique allemand établi sur ses bases communautaires. En France, le SS Aloïs Brunner, lorsqu’il était responsable du camp de Drancy, portait toujours des gants pour s’éviter toute relation physique avec les Juifs internés. Il y avait là comme une loi générale : il fallait que les Allemands demeurent toujours hors d’atteinte des Juifs, qu’ils soient toujours et en toutes circonstances injoignables… C’est ainsi qu’un ordre du Sicherheitsdienst, SD, le service de sécurité du Reich (après avoir été un organe du Parti) énonce, peu après le début de l’invasion d e l’URSS  à l’été 1941 :

     

    « Le premier but principal des mesures allemandes réside dans une séparation stricte de la juiverie du reste de la population. Pour l’exécution de cette disposition, il y a, avant tout, la discrimination de la population juive par l’introduction d’un ordre de recensement… » (Henri Monneray, La persécution…, op. cit., p. 40 ; voir aussi p. 79,  le document n° 11 (PS 702), du commissaire du Reich pour les territoires occupés de l’Est, l’URSS est concernée prioritairement. Ce sont des « Directives pour la solution de la question juive », et un paragraphe entier (le 3ème) porte sur « la séparation des Juifs du reste de la population ».

    Peut-on comprendre ces décisions comme effet d’une idéologie ? Oui, mais à condition de ne pas oublier deux choses. D’une part que cette idéologie est liée à des pratiques de terreur – qui apparaissent bien dans l’extrait ci-dessus. Ceci signifie plus généralement que l’appropriation des idées par un sujet quelconque ne se ramène pas à l’acquisition pure et simple d’une conviction. Et d’autre part que ce qui est actif sur les consciences, ce ne sont pas simplement des idées mais des idéaux ou un idéal, et en l’occurrence l’idéal du peuple, de la nation, de la Volksgemeinschaft. Or l’idéal, nous le savons (voir dans le cours de 2014 ce que je tente de tirer de Durkheim, dans les séances 4 et 5) produit une foi, une croyance, celle-ci étant porteuse d’obligations. On peut dire en ce sens qu’un idéal crée du sacré, ce que révèle chez les nazis l’usage de catégories traditionnelles de la sacralité, notamment les catégories du pur et de l’impur : les nazis ne cesseront pas de parler de « race pure », de « sang pur », etc. En plus, dans le contexte Allemand d’après la guerre de 14, l’idéal, et cet idéal nationaliste en particulier, est associé à un ressenti profond d’humiliation nationale, après la défaite ; c’est une très grave frustration collective. L’idéal, ici, est donc d’autant plus vecteur de foi qu’il va littéralement justifier, autoriser dirai-je même, un désir de violence et de vengeance.

    A cela une conséquence. Pour saisir la face réciproque de détestation des Juifs, autrement dit ce courant de haine viscérale anti-juive, il ne faut pas seulement faire référence à des doctrines racistes et antisémites (voir H. Chamberlain, D. Eckert – par lequel Hitler termine Mein Kampf – et d’autres auteurs), il faut plutôt comprendre le rapport entre la foi nationaliste et la détestation antisémite. La foi en l’idéal vise l’Allemagne, la race aryenne qui en est l’essence, etc. Et La haine antisémite, qui est un mouvement psychique de sens contraire est en réalité solidaire de la foi nationaliste, parce qu’elle vise ce qui est censé nuire à cet idéal, l’impur, tout ce qui menacerait la pureté de la race et donc cette Allemagne glorieuse, ce peuple censément guidé par un destin historique et mondial. La théorie du « coup de poignard dans le dos », qui aurait été administré par les Juifs et les communistes pour que l’armée allemande batte en retraite en 1918, voilà un bon exemple de lien entre la haine anti-juive et la célébration de l’Allemagne et de la race germanique ou aryenne.

     

     

     


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