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    L’EDUCATION MODERNE ET L’AUTORITE

  • L’EDUCATION MODERNE ET L’AUTORITE

     

    Séance 1

     

    INTRODUCTION

     

     

    Dans ce cours, je vais chercher à comprendre quelle est, aujourd’hui, la place, quels sont les usages et les fonctions de l’autorité dans les pratiques d’éducation modernes. Je vais surtout me demander si ces usages et ces fonctions ont changé, et si oui, pourquoi et comment. Je n’éprouve pas beaucoup le besoin de justifier un tel sujet, car, étant au cœur des soucis ordinaires des parents, des enseignants, des responsables de l’Etat, etc., il a donné lieu à de nombreux débats, auxquels ont en outre participé divers cercles intellectuels, certains médiatiques, d’autres universitaires ou savants. Grosso modo, on a cherché à savoir si, dans l’univers éducatif et scolaire, l’autorité s’exerce encore, et si elle s’exerce facilement ou difficilement, à bon ou à mauvais escient, avec des conséquences bénéfiques ou pas pour les enfants et les jeunes.

    Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais rappeler l’une des déclarations insistantes qu’on a pu entendre. C’est le pénible regret d’une sorte de défaite des maîtres face aux élèves. Le peuple des enfants nous a-t-on dit, et plus encore celui des adolescents, la population des collèges et des lycées, serait de nos jours animé d’une telle volonté d’opposition ou de résistance que, face à lui, il ne subsisterait d’autorité qu’affaiblie et de figure d’adulte qu’épuisée. Et c’est ce qui créerait des contextes nuisibles au travail quotidien dans les classes. Notez bien que ce genre de constat est censé s’appliquer à tous les établissements, où qu’ils se trouvent, donc qu’il n’est pas réservé à ceux réputés « difficiles », dans les banlieues auxquelles on a coutume d’accoler l’adjectif « sensibles ». Ne confondons donc pas les deux problèmes, celui de l’autorité en général, et celui des comportements des élèves issus de milieux défavorisées.

    La thèse que j’évoque,  dans son expression la plus alarmiste (ce n’est pas sa seule expression, j’en conviens, mais c’est celle que je prends en compte pour l’instant, sans esprit de vaine polémique : juste avec un peu de perplexité), soutient un diagnostic plus ou moins explicite et plus ou moins affirmé de déclin, disons même de décadence du système éducatif et de l’éducation en général. On en a un bon exemple avec une pétition de 1998, dont les initiateurs ont mis en avant, à dessein sur ce registre politico-intellectuel, leur qualité de « républicains » (un syntagme qui a essaimé de la droite vers la gauche de l’échiquier politique depuis les années 1980). Dans leur texte, les signataires dénonçaient l’interruption de « la longue chaîne de la citoyenneté dont les maillons s’appelaient jadis : le père, l’instituteur, le lieutenant, le copain d’atelier, le secrétaire de cellule ou de section » ; et en conséquence, ils affirmaient qu’avec la famille dévaluée, étaient ainsi « liquéfiées les autorités d’ascendance, de compétence, de commandement ou de métier »[1]. Comment prendre ce genre de proposition ? Je me contente pour le moment de répondre : avec un minimum de circonspection ! D’autant, je l’avoue, que cette « chaîne de la citoyenneté » qui inclut une idyllique vision du service militaire et, avec aussi peu de recul, une vision non moins idyllique de la cellule communiste, me laisse songeur. Oserai-je dire qu’elle ressemble fort à la chaîne de la... fidélité catholique et de la loyauté envers les notabilités bourgeoises du dix-neuvième siècle, où apparaîtraient le curé de la paroisse, l’évêque du diocèse, le sous-préfet, le juge du tribunal correctionnel, le patron de la fabrique locale, et ainsi de suite !

    Trêve d’ironie. Si je cite la pétition de 1998, c’est pour mettre en avant de mes réflexions l’idée que, dans une telle logique, si crise il y a, ce ne peut pas être un moment porteur de tendances salutaires, ce ne peut pas être, au terme d’un pénible passage, une ouverture vers la nouveauté, une sortie « par le haut », comme on dit. Bien plutôt, la crise serait grosse d’une menace délétère, en l’occurrence la menace d’une perte irrémédiable. Partant de là, quel genre de solution envisager, sinon la restauration de l’ancien, sous quelque forme qu’on l’imagine (le « classique », etc.) ? Le maitre mot devient : retournons à la tradition… qui nous a fait ce que nous sommes et qui, bien entendu, vaut de tout temps et en tous  lieux. C’est dans cette logique que certaines personnes, sans doute bien intentionnées (mais sont-elles aussi bien renseignées ?), prônent un retour aux méthodes dites traditionnelles, par exemple la fameuse méthode syllabique d’apprentissage de la lecture au Cours préparatoire. Je ne vais bien sûr pas entrer dans ces discussions. Je suggère néanmoins que, dans tous les cas, on se leurre, sinon sur le diagnostic, dont on peut toujours discuter, du moins sur les réponses éventuelles. Car, si crise il y a, au sens propre du mot « crise », c’est que l’on est certes plongé dans un moment de désordre où, sans qu’on sache encore de quoi l’avenir sera fait, sans qu’on voie se dessiner les contours d’un nouvel état stable des choses, tout retour en arrière s’avère cependant impossible[2]. D’où le trouble. Pensez à la pagaille économique à laquelle nous assistons ces derniers temps... Je répète : il y a crise lorsque la projection dans le futur est brouillée, alors même que les changements à l’œuvre empêchent pour toujours  le maintien de ce qui existe ou a existé ; car ce qui avait lieu, ce qui était familier et, pour tout dire, normal, s’éloigne et disparaît. Je nuance en disant que cette situation n’interdit pas forcément de sauver ce à quoi nous tenons : mais reste à trouver le bon moyen et à définir le mode adéquat, qui ne sont pas donnés d’avance. Nous ne disposons parfois que des musées, ou pire, de nos caves et de nos greniers.

    Alors, qu’en est-il dans l’éducation, et notamment pour ce qui a trait aux pratiques de l’autorité ? Je ne peux répondre en ce point de mon exposé, puisque, précisément, mon objectif est de donner quelques éléments d’analyse au terme desquels seulement, je l’espère, nous pourrons nous faire une idée un peu plus claire et nuancée de la situation. Pour l’instant, je me contente d’admettre, avec prudence, que l’éducation traverse sans nul doute toutes sortes de transformations, donc de difficultés. Et ces difficultés, je suis bien d’avis qu’il ne faut pas les ignorer, qu’il ne faut pas les dissimuler, ni sous un volontarisme pédagogique qui en appelle à de soi-disant méthodes nouvelles, ni sous une acrimonie qui se raccroche en réaction à d’autres méthodes, traditionnelles cette fois, l’un ou l’autre étant enclins, in fine, à désigner à la vindicte populaire deux ou trois boucs-émissaires chargés de tous les péchés de la terre, les parents pour les uns, les enseignants ou leurs syndicats pour les autres, les « pédagogues modernistes » pour ceux qui s’annoncent « républicains »... Bref, je vous invite à vous méfier des jugements simplistes, quels qu’ils soient, négatifs ou positifs. Rien ne doit donc nous dispenser d’une approche objective des phénomènes concernés. C’est ce que je propose ici. Prenons-en le temps.

     

    Avant cela, encore une remarque ; une suggestion plutôt, ou un rappel. Il y a effectivement, dès l’après-guerre, et sans attendre les années 1960 et le joli mai 1968, un reflux de l’autorité ou du moins une critique, une contestation (pour reprendre un mot emblème de l’époque),  des éducations autoritaires. En disant cela, je pense à quelques témoins fameux. Par exemple le film de François Truffaut, Les 400 coups (1959), qui évoque la petite délinquance et les maisons de correction (quasi disparues à cette époque). Autre exemple, le roman d’Yves Gibeau, sur les enfants de troupe, Allons z’enfants (1952). Ou encore le grand roman d’Hervé Bazin, Vipère au point (1948). D’une telle insistance, on peut penser qu’elle n’est pas fortuite. N’est-ce pas un signe des temps ? A celles et ceux qui n’auraient pas connaissance de ces très beaux récits - annonciateurs d’une lassitude plus générale que je définirai volontiers comme sortie d’une culture de l’obéissance et, peut-être, naissance d’une société post militaire -, je ne peux que recommander de combler au plus tôt cette lacune. Ce serait aussi une introduction à ce qui va suivre.

     

     

    CHAPITRE 1

     

    I

     

    Commençons par une revue de littérature - qui demandera un peu de patience. Je vous propose dans ce premier temps de parcourir quelques-uns des textes les plus significatifs consacrés à la dite crise de l’autorité en éducation ; et, si c’est à notre portée, de les discuter un peu, afin d’y glaner toutes notions utiles à la poursuite de ma recherche. Dans la conjoncture récente, sur le sujet de l’autorité, se sont exprimés un grand nombre d’essayistes, publicistes et journalistes ayant pignon sur rue. La mienne, de rue, n’étant pas du même village, je vais surtout m’intéresser aux philosophes et aux sociologues, qui n’ont pas été en reste dans cette circonstance.

    Il faut savoir que la quasi totalité des auteurs qui acceptent la thèse d’un déclin de l’autorité (pour certains, un déclin catastrophique, pour d’autres… un peu moins) s’appuient sur l’article fameux d’Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », écrit dans les années 1950[3]. Deux remarques doivent être faites avant toute étude de ce texte, qui est donc la référence majeure en ce domaine. D’une part, ce qui préoccupe H. Arendt, c’est une tendance globale,  une lame de fond qui emporte les sociétés modernes. D’autre part, si elle assure que « l’autorité a disparu du monde moderne », elle suppose également, un peu plus loin dans le texte, que s’est peut-être perdue seulement « une forme bien spécifique d’autorité », celle qui s’étaye sur la religion et la tradition, donc les ancêtres et les origines[4]. Nuance de taille, on en conviendra. Je la signale parce qu’elle n’a pas de débouché dans l’argumentaire ; et aussi parce qu’elle n’a pas été prise en compte par les commentateurs. Reportez-vous à cet article indispensable si vous ne le connaissez pas. Il comporte bien des arguments intéressants que je ne vais pas examiner ; et il est d’une lecture agréable, ce qui ne gâte rien. Les textes d’H. Arendt sont d’autant plus sollicités à l’heure actuelle qu’ils ont été mis au centre de la philosophie politique dominante en France depuis 30 ans (dominante dans son inspiration « post marxiste », faut-il le rappeler ?).

    Les auteurs dont je vais traiter retiennent surtout de ce texte d’H. Arendt ses définitions cardinales. Deux propositions de l’article, en effet, ont éclairé le phénomène social et culturel de l’autorité.

    La première proposition est une définition conceptuelle : l’autorité, dit Arendt, requiert l’obéissance mais elle se dispense à la fois d’un pouvoir de coercition, c’est-à-dire de l’usage institué de la force, et de la persuasion rationnelle. Ce qui signifie : une personne qui obéit à une autre en vertu de l’autorité dont cette dernière est revêtue, ce n’est pas une personne que l’on contraint, et ce n’est pas une personne que l’on convainc. On reformule souvent cette proposition en disant que l’autorité obtient de ceux sur qui elle s’exerce une soumission volontaire. Il y a bien des cas où une personne qui se soumet à une autre est contrainte par la force, et par la peur, ou bien convaincue par des arguments, mais, dans ces cas, l’autorité ne fait pas partie de la relation. Elle peut se tenir à l’arrière-plan, mais elle n’est pas agissante. Je prends un exemple qui sera évocateur pour tout le monde. Un agent de police m’inflige une contravention parce que je viens de commettre un excès de vitesse en voiture. Dès qu’il m’a fait signe, j’ai obtempéré, j’ai stoppé mon véhicule, j’ai présenté mes papiers, et maintenant qu’il rédige le procès-verbal, je me tiens coi en prenant si possible un air contrit. Pourquoi est-ce que j’obéis ainsi, sans barguigner - ce qui ne m’empêche pas de fulminer intérieurement ? Voici ce qu’il en est. J’ai trois raison différentes de me soumettre à l’agent et d’accepter la contredanse (quel joli mot, plus guère usité). Premier motif, l’agent a le moyen de me poursuivre, de me rattraper et de me punir si je m’enfuis ou me rebelle : il est fort, je suis faible. Deuxième motif, je me rends à son avis quand il m’explique que ma faute est dangereuse pour les autres usagers de la route et que, au contraire, le respect du code assure la sécurité collective. Eh bien, en suivant H. Arendt, je dois admettre qu’aucun de ces deux motifs ne donne à mon obéissance le sens d’une soumission à l’autorité du policier. Seul un troisième motif aura ce sens ;  et c’est celui qui m’anime si je reconnais en ce policier une incarnation de la loi dont je pense, que dis-je ?... dont je crois qu’elle est juste ; une loi, dont je sais que lui, ce fonctionnaire, il est habilité à la représenter, habilité par une instance collective, légale elle aussi. Retenons donc que le troisième motif de soumission, celui qui seul met l’autorité en jeu, c’est la croyance qui est la mienne. De là se déduit la volonté que j’ai de me soumettre, indépendamment de la force dont peut user envers moi mon dévoué bourreau, ou de la persuasion dont ce zélé fonctionnaire peut faire preuve. Pour résumer, je dirai que la relation d’autorité, dans la mesure où elle est soutenue, créée, par un phénomène de croyance, est construite d’un commun accord (tacite) entre celui qui la subit et celui qui l’exerce, mais qui l’exerce uniquement  à titre de représentant d’une instance autre que lui (dont je ne dis rien pour l’instant).

    A vrai dire, chez H. Arendt, cette proposition n’est pas originale. Elle est dans la ligne des fondateurs de la sociologie, Durkheim en premier lieu (que les philosophes ne lisent quasiment pas, ce qui est selon moi tout à fait regrettable, j’aurai l’occasion de la redire et de le justifier), ou bien Max Weber.

    La seconde proposition est une analyse historique. H. Arendt explique que l’autorité apparaît à l’origine dans le contexte politique de l’antiquité latine. Il s’agit, à Rome, de l’auctoritas des anciens et du Sénat, qu’il faut  distinguer de la potestas des magistrats et du peuple : la seconde est pouvoir de voter les lois, tandis que la première, au dessus, est capacité de ratifier les lois. Cette définition suit à la lettre une formule de Cicéron (au 1er siècle). En outre, et c’est là l’essentiel, si l’auctoritas  s’exerce sous la forme du conseil, elle n’en est pas moins impérative du fait de sa relation essentielle avec les ancêtres, avec la tradition, avec les origines de la Cité c’est-à-dire en fin de compte avec du sacré. Ceci confirme qu’une dynamique de croyance est ici effective.

    Je reviendrai plus loin sur cette seconde proposition d’H. Arendt (proposition très utile et bien connue elle aussi, donc… pas plus propre à l’argumentaire d’H. Arendt que la première -soyons juste).

    A ce propos, voici quelques indications bibliographiques avant de poursuivre. Une intéressante analyse de l’auctoritas romaine est effectuée récemment dans un ouvrage de Giorgio Agamben, Etat d’exception. On peut aussi se reporter à Gérard Leclerc, dans son Histoire de l’autorité. Mary Carruthers, dans Le livre de la mémoire (livre admirable d’une grande médiéviste), souligne que, dès l’origine romaine, les idées d’autorité et d’auteur, qui ont même racine étymologique, sont conçues en termes textuels. Au Moyen Age, l’auctor est celui dont les écrits sont emplis d’autorité. Et, poursuit-elle, les textes « auctoriaux » sont retenus et admis ad res, c’est-à-dire en substance, si bien qu’ils sont indéfiniment imités et récités[5]. On pourrait soupçonner à ce propos que la provenance médiévale de l’autorité est, pour la compréhension de sa longue histoire jusqu’à nos jours, au moins aussi intéressante que ses origines romaines.

     

    J’en viens maintenant aux auteurs actuels – chez lesquels on retrouve tout ou partie des deux propositions arendtiennes exposées ci-dessus. Dans leurs commentaires, on devine que la seconde thèse contient la première. C’est en effet parce qu’elle participe d’une transcendance, parce qu’elle dépasse ainsi les actions et les pensées humaines, que l’autorité s’impose d’elle-même, sans contention ni persuasion (je traduis : cette relation avec du « plus haut » que moi est formatrice de ma croyance, de ma fidélité, etc.). Dès lors, la dégradation qui, de nos jours, affecte l’autorité pourrait s’expliquer facilement. A l’époque moderne, d’une part le retrait des croyances religieuses, la sécularisation des idéologies et des institutions, entrave l’obéissance aux dépositaires de la croyance ; et d’autre part l’égalité démocratique, en contradiction avec le principe même de l’autorité, interdit à toute personne d’endosser un statut de supériorité qui n’aurait pas été reconnu et avalisé par des personnes semblables à elle. Puisque les hiérarchies font ainsi l’objet d’une double mise en doute, l’autorité serait directement amoindrie, et ses représentants destitués. Telles sont, en gros, les conclusions d’Alain Renaut et de Marcel Gauchet, pour ne citer que deux des auteurs les plus présents dans les débats que j’envisage. Ces deux là se démarquent cependant d’H. Arendt, et chacun pour des raisons un peu différentes mais convergentes. A. Renaut parce qu’il ne voit pas dans le retrait de l’autorité (du moins de cette forme-là) quelque chose d’inquiétant ;  et M. Gauchet par ce qu’il estime insuffisante voire fallacieuse la thèse même d’une autorité qui serait condamnée dans les temps démocratiques. Ceci renvoie, dans les deux cas, à la petite nuance que j’ai pointée plus haut dans le texte d’H. Arendt : il se peut bien que seule une forme précise d’autorité soit ruinée dans le monde moderne.

    Je viens de citer, parmi les philosophes, ceux qui ont consacré les textes les plus importants (importants par l’ampleur de leurs arguments) à la question de l’autorité en général et dans l’éducation en particulier. D’A. Renaut, c’est un livre intitulé  La fin de l’autorité (le jeu sur le mot fin – but et mort – est un peu éculé, mais…passons) ; et de M. Gauchet c’est un chapitre d’un livre collectif intitulé Les conditions de l’éducation. Il est significatif que ces auteurs, tout en maintenant le diagnostic d’une crise de l’autorité, ne cèdent pas, ou pas trop, à la tentation conservatrice à laquelle incline… disons, peut-être, la partie la moins savante de l’opinion. Ils ont fait preuve de nuances. A. Renaut  accrédite la thèse d’un épuisement de l’autorité traditionnelle, mais, en évoquant, avec Weber notamment (j’y reviens ci-dessous), d’autres  formes d’autorité, il n’accepte pas la position nostalgique et antimoderne qui se satisferait d’une restauration[6]. M. Gauchet, quant à lui, ne voit pas d’effacement ni de disparition, et il interroge de ce fait l’insistante contestation pédagogique de la relation qu’on pourrait qualifier d’autoritaire, contestation à laquelle on assiste depuis les années 1960 et qui exprime selon lui une autre perte, un déclin d’un autre ordre, « post moderne » (c’est moi qui emploie ce terme), le déclin du collectif et des ses fins, qui n’ont plus préséance sur les désirs individuels. Je ne suis pas sûr que le mot « déclin », qui me vient ici, et dont je reconnais qu’il pourrait stigmatiser, conviendrait à l’auteur ; mais c’est pourtant ce qui se déduit de son argumentation. Voici dans son texte un exemple typique de formulation « décliniste » : dans le domaine éducatif dit M. Gauchet, « les deux piliers qui soutenaient l’autorité enseignante, l’impératif du savoir et la légitimité de l’institution, se sont affaissés »[7]. En est-on certain ? J’en doute. Et qu’est-ce qui peut fonder un tel pessimisme ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, j’aurai l’occasion plus loin d’adresser une ou deux objections à ce genre d’assertion.

    Je n’entre pas dans les détails. Vous prendrez connaissance sans moi et plus profondément de ces ouvrages. Retenez que cette brève incursion nous donne une bonne et simple formulation d’un fil conducteur possible pour nos réflexions : la crise de l’autorité, aujourd’hui, est-ce une disparition (qui pourrait être une destruction), ou bien est-ce une transformation, dont il s’agirait alors de saisir les causes, les modalités, et de mesurer les conséquences, bonnes ou mauvaises, pour l’éducation et, au-delà, pour la production et la diffusion des normes de la vie collective ?

     

     

    Séance 2

     

    (suite du chapitre I)

    II

     

    On sent bien qu’une conception élémentaire de l’autorité est partagée par les divers auteurs que j’ai évoqués, du fait que ceux-ci ont été plus ou moins inspirés par H. Arendt. Mais cette convergence laisse place à des divergences lorsque les mêmes auteurs fournissent des efforts de définition supplémentaires. D’un côté, l’accord s’établit sur un concept générique - disons : la distinction archi banale de l’autorité et du pouvoir (qui n’appartient pas à Hannah Arendt exclusivement, je l’ai dit, parce qu’elle est issue de toute la tradition de la pensée sociologique) ; tandis que d’un autre côté les désaccords surgissent sur la description des propriétés spécifiques de ce phénomène. Par exemple, quand A Renaut, en référence au sénat romain, voit dans l’autorité une « augmentation » du pouvoir (d’après la racine augere, augmenter, qui a donné lieu au vocable auctoritas), au sens d’un surcroît de justification, donc une augmentation symbolique[8], un autre auteur, Myriam Revault d’Allonnes, ne considère pas ce fait comme essentiel[9], ce qui semble plus conforme aux arguments d’H. Arendt (car l’autorité peut toujours se dispenser de justifications puisqu’elle s’établit sur une croyance). Et tandis que M. Revault d’Allones traduit l’idée d’autorité par la notion de puissance, un troisième auteur, M. Gauchet, rejette franchement cette assimilation[10]. C’est dire que toute cette littérature ne met pas à notre disposition une définition univoque, qui pourrait faire consensus. Je m’en tiendrai là, en attendant des jours meilleurs. Peut-être pourrai-je, en fin de parcours, proposer quelques clarifications.

    Pour l’instant il me suffit de considérer que les textes dont j’ai voulu saisir, trop vite sans doute, les catégories et les hypothèses les plus saillantes, à commencer par celui d’H. Arendt, énoncent ce concept générique de l’autorité dont je viens de parler. Peut-être même s’agit-il d’un archétype. En parlant d’un concept générique, je suggère qu’il saisit toutes les relations d’autorité possibles, en objectivant donc un champ très large, qu’on peut dire politique. Sous la plume d’H. Arendt, en effet, comme de la plupart de ceux qui lui emboîtent le pas, l’autorité traverse et soutient l’ensemble des rapports sociaux constitutifs des communautés humaines, et, par delà ces communautés, des institutions, des personnes habilitées par les institutions (clercs, agents, fonctionnaires, etc.). Au vrai, ces auteurs s’interrogent spécialement sur les contextes démocratiques, car c’est dans ces contextes que les communautés et les institutions pourraient affaiblir la relation d’autorité, la détruire pour les uns, la menacer pour les autres. Mais la menacer en général, je le répète, et pas d’abord dans ses formes éducatives particulières. S’il fallait présenter les choses dans le sens inverse, je dirais que le reflux de l’autorité dans l’univers de l’éducation (admettons donc qu’il y ait un tel reflux), serait - ou ne serait que - la pointe émergée d’une crise plus profonde, qui affecte toute les relations d’autorité, dans quelque domaine de la vie sociale qu’elles s’exercent : dans la société politique vis-à-vis des gouvernants, dans la vie civile vis-à-vis de l’administration, dans les entreprises vis-à-vis des dirigeants, dans la famille et les rapports entre hommes et femmes, et ainsi de suite.

    Ceci posé, je vais maintenant ressaisir les principaux arguments diffusés à l’appui de cette vision des choses. Je vais le faire en deux temps, tout en ménageant quelques stations ou quelques détours utiles.

     

    1) Telle qu’on la trouve chez les auteurs que je cite, et telle qu’elle est reproduite dans maints et maints articles et études (plus ou moins originaux) depuis une bonne vingtaine d’années, l’explication couramment admise de cette crise de l’autorité, à la fois globale et larvée, s’appuie sur un autre auteur dont la redécouverte il y a une trentaine d’années à peu près (quand le marxisme a cessé de régner sur les sciences sociales et la philosophie, j’y ai déjà fait allusion), a pu en effet renouveler l’approche de ces questions. Cet auteur, c’est bien sûr Alexis de Tocqueville ; et son ouvrage majeur, c’est De la démocratie en Amérique (1835 et 1840). De fait, pour le problème qui nous préoccupe - le problème de l’autorité apprécié à l’aune des évolutions fondamentales de la société moderne -, il est tout à fait plausible d’accorder les analyses de Tocqueville avec celles d’H. Arendt[11] - ces dernières qu’on peut lire soit dans les articles que j’ai déjà cités, soit dans un autre ouvrage important, La condition de l’homme moderne (1958, et 1961 pour la traduction française). Sans oblitérer les apports singuliers de l’un et de l’autre, qui sont d’une très grande portée, on peut mettre en évidence un recoupement entre leurs approches.

    J’en viens maintenant aux analyses et aux principaux arguments de Tocqueville. Ils sont restitués par d’innombrables commentateurs, et repris et vulgarisés par de nombreux philosophes et sociologues – quelques historiens aussi, et non des moindres (je pense évidemment à François Furet et à Pierre Nora). Mais c’est sans doute Raymond Aron qui a contribué, le plus tôt et le mieux,  à la relecture de cette œuvre (dans Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967). Pour appréhender le mouvement de ce retour en grâce, je signale par ailleurs un ouvrage plus récent, d’un autre sociologue important, Raymond Boudon, Tocqueville aujourd’hui (O. Jacob, 2005). Si on veut aller vite, on peut recourir à un chapitre d’un petit digest d’A. Renaut[12]. Au risque de paraître trop « basique » à ceux qui connaissent Tocqueville, et trop vague à ceux qui ne le connaissent pas, je résumerai son apport – en prélevant seulement ce qui pourrait me servir ici -, à une grande thèse, qui contient l’analyse  des caractéristiques, très nouvelles à son époque, des sociétés modernes comme sociétés démocratiques. On me pardonnera en tout cas de laisser dans l’ombre une foule de choses intéressantes et profondes.

    Voici. D’après Tocqueville, une société moderne – dont la nation américaine offre le meilleur exemple – se caractérise par le gouvernement qu’elle promeut pour garantir la liberté des individus : et telle est la démocratie. Idée banale, certes. Mais Tocqueville ne s’arrête pas à ce constat, car il comprend que l’idéal et la réalité démocratiques enregistrent une autre tendance, qui est, selon sa fameuse formule, l’« égalisation des conditions ». L’égalité est désormais, dit-il, la « passion générale et dominante »[13] ; et l’on peut comprendre que cette passion se fasse sentir bien au delà du domaine politique, dans de nombreux domaines de l’existence sociale. Pour nous, une telle idée s’impose ne serait-ce qu’au souvenir de la Révolution et, par exemple, des sans culottes, qui prônaient le tutoiement, réclamaient la même farine pour un « pain de l'égalité », et allaient jusqu’à demander la destruction des clochers à cause de leur verticalité !

    Mais ne confondez pas l’égalité dont parle Tocqueville avec ce que serait un nivellement des ressources, un « égalitarisme » - pour employer un mot d’aujourd’hui. Il s’agit plutôt de cette égalité à base juridico-politique, une égalité des droits, porteuse du statut dont jouissent les individus dès lors que, au titre de citoyens, ils ont la possibilité de s’associer, d’exprimer des opinions par la presse ou le suffrage, etc. Ces droits, conquis en France depuis l’abolition des privilèges (la nuit du 4 août) et la suppression des ordres d’Ancien régime, ce sont les « droits-libertés » qu’un Etat démocratique protège en les inscrivant formellement dans sa constitution, et que, de ce fait, il octroie par principe à tout individu en vertu de sa seule humanité (d’où la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen »). Les marxistes parlaient d’« égalité formelle », pour marquer la différence de l’égalité des droits avec l’égalité économique et sociale, l’égalité réelle des ressources et des revenus. Dans cette expression d’égalité formelle, on pourrait entendre ce qui est contenu de nos jours par l’idée de l’égalité des chances, dont on sait l’importance quelle revêt dans les justifications de la scolarisation populaire et de l’école dite républicaine. Nous sommes débarrassés des hiérarchies héréditaires et nous jouissons tous des mêmes possibilités d’accès aux institutions, aux fonctions, etc. ; moyennant quoi il ne reste plus à chacun d’entre nous qu’à entrer dans la concurrence pour accéder à une place enviable dans les nouvelles hiérarchies, celles des talents et du mérite individuels.

    Ce que Tocqueville aperçoit, et qu’il détaille avec une très grande subtilité, c’est, encore une fois, que la démocratie a toutes sortes d’effets égalisateurs, dirai-je, des effets sociaux et culturels qui vont bien au delà de la sphère politique, et qui, à ce titre, agissent sur la société toute entière, si bien qu’à terme ils modifient en retour ses fondements. Dans la démocratie, tout individu est constitué dans sa similitude avec les autres – ses « semblables », précisément ; et ceci engendre une nouvelle appréhension et une nouvelle pratique de l’humain. Or, parmi les conséquences de ce « fait total »[14], qui a donc une dimension quasi anthropologique, il en est une que son importance met avant les autres dans la série. Il s’agit  de la tendance irrépressible que Tocqueville nomme, d’après un terme encore peu répandu à son époque, l’individualisme, et qu’il définit, par différence avec l’égoïsme pur et simple : « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis… » (t. II, 2ème partie, le chap. II intitulé : « De l’individualisme dans les société démocratiques »). Cette  tendance des mœurs nouvelles, cette orientation des mentalités modernes, c’est là ce qui intéresse un courant actuel qu’on dit parfois, à juste titre il me semble, « néo-tocquevillien ». J’en dis un mot, puisque j’en suis là. Je pense, entre autres, à Gilles Lipovetsky (L’ére du vide, Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard 1983) ; à M. Gauchet (Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985) ; à Alain Ehrenberg (L’individu incertain, Calmann-Lévy, 1995) ; ou encore à Paul Yonnet (Le recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain, Gallimard, 2006). De quoi traitent ces auteurs ? Je réponds en vrac : sortie de la religion, désintérêt pour les affaires publiques, culte du bonheur (personnel), hédonisme, valorisation du soi, et, pour résumer, désir sans fin d’autonomie : eh bien, tout cela relèverait essentiellement et peut-être exclusivement d’une sorte d’expérience démocratique (en ce sens large et quasi anthropologique) ; autant dire que tous ces phénomènes typiques du monde contemporains seraient redevables d’une analyse tocquevillienne, qui leur prêterait pour cause majeure un développement général de l’individualisme…

    Ai-je rejoint la question posée, le diagnostic d’une crise de l’autorité ? Sans doute. Et point n’est besoin d’épiloguer. La crise serait due à l’expansion de l’individualisme démocratique, c’est-à-dire (je l’ai déjà indiqué d’une autre manière dans la séance précédente), à l’impératif juridique et politique de l’égalité, à l’impératif moral de la similitude, et à tout ce qui s’ensuit – révolte contre la hiérarchie, refus de la contrainte collective au nom de la liberté individuelle, progression des intérêts privés au détriment des intérêts publics, ignorance des traditions et indifférence à l’égard des anciens, etc. S’éclairerait ainsi le déclin de l’autorité dans tous les secteurs de la vie sociale qui se transforment pour intégrer les aspirations à la liberté et à l’égalité, et, fondamentalement, pour satisfaire l’idéal d’autonomie dans tous les domaines. Le reflux des traditions pourrait d’ailleurs être l’élément le plus actif dans la crise, si l’on sait que l’autorité suppose peu ou prou une attitude de révérence envers une instance supérieure, transcendante ou précédente, réelle ou imaginaire, comme sont les ancêtres et les fondateurs. Antony Giddens, dans Les conséquences de la modernité (1990 pour l’édition anglaise et 1994 pour la traduction française aux éditions L’Harmattan) a bien montré qu’aujourd’hui, la réflexivité collective, c’est-à-dire la conscience de nos motivations, le contrôle mental de nos décisions et de nos actions, n’est plus déterminée par  la tradition, qui pouvait « routiniser » les actions de la vie quotidienne en nous mettant en rapport avec l'expérience des générations antérieures, mais par « l'examen et la révision constantes des pratiques sociales », à grand renfort de science, d’enquêtes, de calculs et de statistiques, etc.[15]

     

    2) A parcourir le corpus néo-tocquevillien (je me défends encore de dire : la vulgate) on s’aperçoit que le paradigme individualiste est appliqué, en toute logique, aux rapports entre les individus et la société. L’individuel et le collectif : vieille lune sociologique, s’il en est. (Je dois à nouveau constater que certains philosophes se sont montrés peu curieux de la sociologie et n’ont donc pas pris la peine de lire les grands auteurs du début du XXe siècle, Durkheim ou Simmel notamment… chez qui ils auraient trouvé une ressource conceptuelle d’une portée explicative bien supérieure à certaines élaborations un peu… poussives d’aujourd’hui, avouons-le). Sur ce plan, on a souvent tiré de la lecture de Tocqueville l’idée d’une menace de dé-liaison ou d’« atomisation » qui agiterait la société moderne. Tocqueville avait lui-même dessiné la figure d’un individu détourné des traditions et oublieux de ses ancêtres, réfugié dans sa sphère privée, privilégiant des relations contractuelles pour défendre ses intérêts, etc., toutes choses qui attestent en effet d’un rapport lointain, distendu, conditionnel, avec la société globale et le Collectif. Voir, dans le même chapitre sur l’individualisme, ces très belles formulations du type : « …non seulement   la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui et menace de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur ». A la suite de telles formulations (dont je conseille un usage non systématique), de nombreux travaux ont mis en avant le fait que, par rapport à son ou ses groupe(s) d’appartenance (si l’on peut encore employer ce terme), l’individu moderne adopte résolument la position d’autonomie dont j’ai déjà indiqué l’importance – car tel est en effet le grand credo des sociétés démocratiques. C’est en ce sens que l’individu, hyper valorisé comme tel,  prend ses distances avec les normes collectives.

    Cependant, plutôt que d’opter pour l’idée de dé-liaison, il paraît plus judicieux de penser que l’individualisme et cet idéal d’autonomie produisent un nouveau type de lien, de rapport entre les individus et le Collectif[16]. Comment le décrire ? Je dirai qu’il a lui-même les deux aspects complémentaires suivants.

    a) Ce lien conditionne et il est conditionné à la capacité de choix des individus  - toujours dans les limites des déterminismes sociaux, cela va sans dire ; mais c’est une autre question… Dans la société moderne, en effet, on peut choisir sa profession (on se soustrait à la transmission domestique, paternelle notamment, du métier) ; on peut choisir son conjoint (les motifs sentimentaux relèguent les alliances purement économiques) ; on peut choisir d’éventuelles croyances (on échappe aux injonctions des Eglises et à la pression des communautés religieuses) ; et enfin, last but not least, on peut, et même, on doit choisir nos dirigeants à tous les niveaux de l’organisation politique et jusqu’au sommet de l’Etat. Notre pouvoir de choix,  notre simple liberté, à laquelle nous tenons tant avec le banal usage de nos droits, se développe de manière hyperbolique dans le monde contemporain ; et elle s’est étendue à toute une série de comportements qui étaient jadis tenus entre des limites implacables : voyez, dans le domaine des mœurs, ce qu’on appelle la « libération sexuelle », y compris pour les femmes. 

    b) La relation que les individus entretiennent avec le collectif et les groupes, avec le « nous », est telle que, ces groupes, les individus peuvent toujours les juger et les critiquer ; ils peuvent s’en séparer, ils peuvent aussi les construire et les reconstruire à leur convenance – j’allais presque dire : au gré de leur fantaisie. C’est ainsi qu’en exerçant notre droit de vote, nous sommes créateurs de notre société politique. C’est ainsi, dans le même ordre d’idées, que nous pouvons composer et « recomposer » notre famille, sans nul souci de transmettre un patrimoine et, ce faisant, de continuer un nom (à plus forte raison lorsque nous sommes parents de même sexe). Sur la base des droits et des libertés individuels, la vie moderne a donc inversé le rapport de l’individu avec les groupes. Désormais l’individu peut édifier, ou contribuer à édifier (avec ses semblables), les collectifs humains à l’intérieur desquels se déroule son existence. La dynamique individualiste, comme dynamique d’autonomie, est donc productrice d’un nouveau lien social ; mais, comprenez le bien, c’est un lien paradoxal puisqu’il confère à l’individu la capacité à la fois de vivre dans ces groupes, où il évolue nécessairement (famille, profession, syndicats et autres), et de toujours pouvoir s’en retrancher.

    D’où la mentalité très nouvelle de cet individu moderne que nous sommes tous, de près ou de loin : jaloux de son autonomie, toujours désireux de faire ou défaire ses liens comme bon lui semble, il se pense et se veut apte à choisir et à créer sa propre vie, c’est-à-dire, finalement, à  se choisir et à se créer lui-même - ce qui ne va pas sans toutes sortes d’épreuves subjectives… qui font, si j’ose dire, le bonheur des psychologues.

    La spécificité des sociétés modernes apparaît encore mieux si on les compare aux sociétés traditionnelles, par exemple, sans remonter jusqu’au Moyen Age, les sociétés paysannes d’Ancien régime. La différence se ramène à la dualité des sociétés (ou des idéologies)  individualistes et des sociétés « holistes ». Dans les premières, l’individu et son autonomie sont les valeurs suprêmes ; dans les secondes, c’est au contraire le tout, le Collectif, qui a  préséance sur les parties et leur confère un statut et une fonction quasi inchangeables (holos signifie le tout). Cette dualité a été fixée par Louis Dumont, le fameux anthropologue (voir le résumé de ses hypothèses dans ses Essais sur l’individualisme, un recueil publié en 1983 aux éditions du Seuil). Je n’insiste pas sur ces catégories, qui sont à l’évidence très riches de potentialités explicatives. L’une des originalités de M. Gauchet tient justement à ce qu’il a opéré une habile synthèse de Tocqueville et de Louis Dumont (je ne dis pas que ce soient là ses seules inspirations) ; moyennant quoi il a pu éclairer plusieurs phénomènes assez différents du monde contemporain, politiques, sociaux, psychologiques ; éducatifs aussi lorsqu’il s’intéresse à l’évolution des rapports entre générations ou au succès jamais démenti depuis un siècle des doctrines pédagogiques modernistes (notamment dans l’ouvrage déjà cité, Conditions de l’éducation, ou dans un article intitulé « L’école à l’école d’elle-même »[17]).

    A nouveau, on aura repéré, dans le schéma des tendances individualistes conquérantes, tous les ferments de la crise de l’autorité et de l’éducation qui nous occupe. Est-il besoin de préciser les choses ? Sur le seul plan de la vie familiale, on dira que le principe d’autorité s’affaiblit ou qu’il se tient en arrière-plan de la scène, ne serait-ce que parce que la famille contractuelle, négociée, décidée par l’engagement commun des époux qui deviennent des partenaires, cette famille donc, n’institue plus l’époux comme patriarche et quasi monarque. L’égalisation des rapports entre le mari et l’épouse (je ne néglige pas le fait que ce processus est incomplet, hésitant, parfois entravé, etc.), aboutit ainsi à ce que l’autorité ne s’exerce plus sur l’enfant de la même manière, de façon descendante et systématique. D’ailleurs, chacun admettra que, quand l’autorité qui s’exerçait sur l’enfant s’exerçait aussi sur la mère puisque le règne du pater familias était sans partage, elle avait une bien plus grande chance de passer pour absolue…

    Ceci étant dit, je ne conçois pas comme définitive et irréductible ce qui serait, d’après les précédentes remarques, une opposition de l’autonomie et de l’autorité. Cette thèse devra être discutée. Et on verra qu’elle est au centre d’une controverse retentissante entre Durkheim et Piaget.

     

    Remarques complémentaires.

    a) Ces données, fort concrètes au demeurant, et sensibles, je suppose, à tout un chacun, fournissent une bonne base pour comprendre le syntagme, si courant à l’heure actuelle, de l’« individualisme démocratique ». Mais n’allez pas trop vite : je le dis bien, cela ne fournit qu’un élément de base et on ne peut ignorer qu’il coexiste, dans une configuration d’une grande complexité, avec d’autres éléments auxquels j’ai déjà fait allusion (dans le point 2/a/ ci-dessus). A l’élément du rapport entre l’individu et le Collectif, il faudrait ajouter l’élément de la sphère privée (la nouvelle donne familiale, la famille conjugale restreinte, dont nous connaissons la formation grâce aux travaux des historiens à partir de Philippe Ariès[18]), et de ses rapports avec la sphère publique, l’espace de l’Etat où se rencontrent, justement, des personnes… privées, titulaires des opinions qu’elles mettent en jeu pour régler, non sans conflits, leurs affaires communes. Après cela il faudrait envisager des éléments économiques comme l’extension du salariat et le développement du marché, et puis des éléments culturels de toutes sortes (consommation de loisirs, accès généralisé aux technologies de communication…). Méfions nous par conséquent des analyses qui se focalisent sur une seule des dimensions de la vie sociale moderne – c’est souvent la dimension politique qui retient l’attention des philosophes.

    b) La classe d’âge adolescente est, pour beaucoup de raisons, dans plusieurs de ses aspects, un produit typique des tendances individualistes. Ceci pourrait expliquer pourquoi cette catégorie sociale parvient à imposer ses normes au reste de la société. Voir les normes esthétiques, que diffuse à satiété l’industrie des loisirs de masse. Je ne traite pas ce point, qui amènerait bien d’autres considérations.

    c) J’attire votre attention sur ce qui pourrait (je souligne le conditionnel) se déduire implicitement, ou même explicitement, et en tout cas  très directement, des analyses de Tocqueville et d’Arendt. Quelque chose que je n’ai pas assez dit, et qu’on ne dit pas assez. S’il est certain que la crise de l’autorité survient dans les temps démocratiques, et s’il est avéré qu’en ces temps une telle crise est ouverte par les progrès de la liberté et de l’égalité, cela pourrait signifier que l’autorité est en substance attachée à une société aristocratique, une société de hiérarchies héréditaires, une société de privilèges : en d’autres termes, pas seulement une société qui repose sur des traditions, religieuses par exemple, transmises par des communautés pérennes (holistes), mais une société qui, en plus de cela, institue des rapports de domination personnels et coutumiers comme entre le suzerain et ses vassaux au Moyen Age, ou entre le roi et les nobles, le seigneurs et ses paysans, etc., et jusque dans les corporations, entre les maîtres et le compagnons ou entre  les compagnons et les apprentis… Je ne veux pas faire croire que cette déduction, certes crédible, mais un peu facile, est effectuée par tous les auteurs que je prends en compte ; mais de certains textes, montent parfois des effluves de nostalgie antimoderne. On constate du reste que le paradigme néo-tocquevillien, plus ou moins bien vulgarisé, peut déboucher sur une critique globale de la modernité démocratique, et contribue alors à brosser des sociétés anciennes un tableau quasi pastoral -  communautés, traditions, etc.-, qui occulte les hiérarchies dont je viens de rappeler le caractère absolument structurant pour ces sociétés, c’est-à-dire les inégalités naturalisées, les allégeances sacralisées, et tous les modes de domination inhérents à ces communautés et reproduits par la seule force de leurs traditions.

    Si donc, après ces lectures, ou d’autres, vous êtes attaqués par un accès de mélancolie antimoderne, si vous commencez à douter des vertus de la démocratie, il y a un antidote : Jacques Rancière, La Haine de la démocratie (Paris, La fabrique éditions, 2005). J. Rancière appartient à une autre sphère intellectuelle et politique (gauche radicale ?) que les auteurs évoqués jusqu’ici (plutôt libéraux ?). Et c’est un philosophe toujours très intéressant. En l’occurrence, il nous rappelle judicieusement que la critique de l’individualisme (voir p. 22 et suiv. de son livre) a été transmise à la pensée libérale par certains cercles contre-révolutionnaires et traditionnalistes, ceux qu’animaient le regret des hiérarchies d’Ancien régime et le dégoût pour le peuple et la démocratie (voir la fin de ma précédente remarque). J. Rancière, philosophe très intéressant donc…, même s’il adopte souvent le ton un peu désagréable du donneur de leçons.

    Quoi qu’il en soit, de mon point de vue, ceci rend indispensable la confrontation entre les deux hypothèses énoncées plus haut sous forme d’une alternative : destruction ou bien transformation de l’autorité dans le monde contemporain…

    d) Indépendamment du problème de l’autorité, l’idée, le concept, le paradigme de l’individualisme est aujourd’hui développé et raffiné par un très grands nombre de travaux. On situe le phénomène dans une première puis, à partir des années 1960, une seconde modernité (c’est le « post moderne », ou « hypermoderne », ou « modernité avancée »…). Et de ce phénomène à multiples facettes, on découvre toutes sortes d’effets, souvent inquiétants, sur la vie, la pensée, la conduite vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi... Qu’en est-il du « lien social », aujourd’hui ? Comment tenons-nous ensemble ? Comment notre monde tient-il débout ? Telle est la grande question, semble-t-il. Tout ceci n’étant pas toujours utile à mon propos, je vous laisse vous aventurer seuls dans ces dédales sociologiques, si besoin est. Nouvelle concession aux gens pressés toutefois : vous pouvez consulter deux petits livres assez bien faits et clairs, l’un de F. de Singly, l’autre de G. Lipovetsky (avec S. Charles)[19]. Il y a aussi un numéro de l’excellente revue documentaire Problèmes politiques et sociaux, le n° 911 d’avril 2005, intitulé « Individualisme et lien social » (c’est une petite anthologie qui vous mettra en présence des principales recherches).

     

    Je suis passé d’H. Arendt à Tocqueville, et de Tocqueville à L. Dumont. Je crois avoir expliqué pourquoi. L’important est d’avoir identifié deux grandes tendances, solidaires mais un peu différentes, des sociétés modernes. Une tendance à l’égalisation (ou à la similitude), et une tendance à l’autonomie (ou à l’affranchissement vis-à-vis des normes collectives). Ce schéma d’explication sera récupéré plus loin dans mon exposé.

     

     

    Séance 3

     

    (suite et fin du chapitre I)

    III

     

     

    Je vais maintenant poursuivre et achever mon fastidieux parcours à travers la littérature dans laquelle les sciences sociales et la philosophie ont abordé le problème de l’autorité et de sa crise dans l’éducation. Cette séance sera principalement bibliographique.

     

    1) Je reviens d’abord à l’analyse développée dans la séance précédente. Parmi les sociologues qui ont accepté ou repris pour leur propre compte le diagnostic d’une crise de l’autorité et qui l’ont formulé dans les termes de cette philosophie politique plus ou moins énoncée mais que l’on peut ramener au paradigme néo-tocquevillien, on trouvera François Dubet, François de Singly ou encore Paul Yonnet[20]. Tous ont compris le phénomène de disparition ou de transformation de l’autorité comme une propriété – assez négative, cela va sans dire -  de la modernité, entendue comme démocratie individualiste. L’argument a en outre été repris et diffusé par de nombreux travaux, donnant lieu souvent à des analyses originales, comme celle d’Olivier Rey, ou de Dominique Youf[21]. Sur ces bases, se sont récemment succédés colloques[22] et numéros spéciaux de revues dans divers champs scientifiques[23]. Pour une version vulgarisée de ces débats, on peut consulter notamment un petit livre intitulé Une éducation sans autorité ni sanction ?, qui transcrit une discussion entre Albert Jacquard, Pierre Manent et Alain Renaut[24]. Dans ces inquiétudes, la presse quotidienne a parfois trouvé matière à information  pour le grand public[25].

    De la part d’autres chercheurs, philosophes, historiens, etc., dans ou hors le champ de l’éducation, certaines études ont fourni des développements ou des approfondissements qui ont parfois cherché à confirmer, si besoin était, la validité du même paradigme[26]. C’est le cas d’un livre que j’ai déjà cité, de M. Revault d’Allones. Ce livre suit à son tour la ligne de Tocqueville et d’Arendt[27] ; mais l’auteure tranche en faveur de la transformation de l’autorité, transformation dont elle essaye aussi de définir le principe. Et elle insiste sur le fait que l’autorité, qui rend possible la transmission culturelle c’est-à-dire le maintien des traditions entre les générations, et qui, de ce fait, assure rien moins que la filiation (ceci interroge à nouveau une condition de formation et d’existence des communautés humaines : ce point de vue en surplomb, spécialité des philosophes, a certains avantages et quelques inconvénients), l’autorité disais-je, entretiendrait à cause de cela un rapport essentiel avec le temps. Le temps lui donnerait un fondement « métaphysique », et la constituerait comme un « pouvoir de commencer » - commencer ce que d’autres devront continuer : les institutions, les règles, les valeurs et leurs prescriptions, etc. Proposition intéressante, certes…, mais dont je ne suis pas sûr qu’elle ajoute grand-chose aux analyses d’H. Arendt, et à laquelle, en outre, je verrais l’objection suivante. A considérer une tradition, quelle qu’elle soit, religieuse, familiale, professionnelle, ou autre, d’un côté on peut observer que, si elle fait autorité, si elle s’impose à la pensée des individus, si elle commande leur conduite, elle institue en effet un régime temporel, puisqu’elle fait vivre un passé et une permanence - le passé des ancêtres et des origines, et la permanence de leurs valeurs et de leurs idéaux. Mais d’un autre côté, on peut tout aussi bien remarquer que cette tradition se manifeste à la conscience et à l’intelligence sous la forme d’un « ce qu’on a toujours fait, toujours pensé, toujours dit », et sur le mode de ce qui existe et existera « de toute éternité », etc. ; et cela permet d’apercevoir bien plutôt un régime d’intemporalité, un effacement de toute chronologie au bénéfice d’un présent illimité…

    Cela vous paraît oiseux ? Je vous laisse en juger. J’en profite pour donner un conseil en passant : face à une thèse quelconque, surtout une thèse « métaphysique », demandez-vous si on ne peut pas raisonnablement soutenir la thèse opposée… Soyez sceptiques  - non pas au sens vulgaire et relativiste (du style : « toutes les affirmations se valent ! »), mais au sens savant… car les arguments et les preuves ont toujours besoin d’être testés, examinés et réexaminés.

    L’idée que l’autorité suppose une relation au temps, et plus encore l’idée que le temps lui-même fait autorité, c’est l’hypothèse que propose un historien, François Hartog, dans un article intitulé  « L’autorité du temps »[28]. A la différence de M. Revault d’Allonnes toutefois, F. Hartog dégage plusieurs types de rapports au  temps. Ce sont des « régimes d’historicité » (notion qu’il a définie dans d’autres études), dont l’un, typique de notre monde, et identifié par Tocqueville, signe la déchéance du passé, des Ancêtres, des Anciens, des « classiques », etc., au profit d’un présent obsédé par l’avenir, soit que l’avenir est une promesse, soit qu’il est une menace (comme aujourd’hui). Je conçois l’intérêt d’étudier les modifications de notre rapport au temps. Mais, d’une part, je ne suis pas certain que l’intuition commune assimile le temps (forme a priori de nos représentations, cf. Kant), et les temps, notion quasi grammaticale : le passé, le présent, le futur ; et d’autre part, surtout, je crains qu’on commette un paralogisme lorsqu’on traite cette pure forme comme une substance, c’est-à-dire presque quelque chose de palpable, que la pensée investirait comme une réalité matérielle. Pour être clair : si, par exemple, les Anciens, grecs, romains, Homère ou Virgile, leurs œuvres, etc., font autorité, est-ce que c’est le passé comme tel qui fait autorité ? Est-ce que c’est le lointain des siècles avant nous ? Est-ce que c’est une vision de l’histoire et de son origine première ? Je n’en suis pas sûr. Ces données ont une fonction symbolique, elles confèrent du prestige ; mais le prestige n’est pas tout à fait l’autorité. Je préfèrerais donc qu’on prenne en compte les idéaux incarnés par ces grands auteurs et ces œuvres de l’antiquité (idéaux éthiques, esthétiques, politiques, et autres), et qu’on se demande pourquoi ces idéaux ont pu, longtemps après, à une époque et dans une société données, exercer leur autorité et donc avoir une puissance d’obligation que d’autres époques et d’autres sociétés leur ont ensuite totalement dénié.

     

    Remarque. Dans ce qui précède, l’appui sur Tocqueville, je l’ai assez expliqué, mène à renvoyer les questionnements sur l’autorité aux questionnements, plus fondamentaux encore, sur la modernité elle-même. Sur ce vaste sujet, bien d’autres références, plus récentes, mériteraient d’être signalées. Je me contente ici de quelques indications, sans éviter l’arbitraire de mes paresseuses inclinations. Pour la sociologie, reportez-vous à des travaux importants comme ceux d’Alain Touraine, qui doivent figurer en bonne place dans cette série ; je pense par exemple à sa Critique de la modernité (Paris, Fayard, 1992). Pour le point de vue économique, voyez un ouvrage classique comme celui de Karl Polanyi, La grande transformation, qui date de 1944 (en français : Gallimard, 1983). Pour une approche historique,  je conseille également, assez récent, offrant aussi une vue générale, C. A. Bayli, La naissance du monde moderne (1780-1914), de 2004 (en français : Editions de l’Atelier, 2006). Enfin, indispensable sur le plan philosophique cette fois : Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne (de 1989, en français :  Seuil, 1998). Mais il y en a sans doute des dizaines d’autres.

    On ne peut manquer par ailleurs de souligner le lien étroit des recherches sur l’autorité et des travaux sur la transmission culturelle entre les générations. Sur ce sujet, la bibliographie est également très abondante. On y retrouve une autre intervention majeure d’Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » (dans le recueil déjà cité, La crise de la culture). Et fort logiquement, pour explorer ce qui s’orne une fois de plus du terme de crise (« crise de la transmission »), apparaissent certains des noms cités plus haut, comme A. Renaut, dans La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance (Paris, Bayard, 2002 : j’en dirai un mot plus tard).  La sociologie de la jeunesse, la sociologie des générations, etc., sont également au goût du jour. Pour une variante polémique, voir un auteur intéressant, Jean-Pierre le Goff « Le fil rompu des générations (in Etudes, février 2009, n° 4102). Ceci fait écho et parfois emprunte à des élaborations plus anciennes, issues d’autres disciplines, notamment l’anthropologie et la psychanalyse, sur le devenir, le destin de la fonction paternelle[29].

     

    2) J’ai établi qu’H. Arendt et Tocqueville, auxquels j’ai adjoint, en filigrane, Louis Dumont, figurent au centre du background théorique de la production savante sur l’autorité. Weber manque dans cette liste ; il est sans doute le seul, parmi les classiques de la sociologie, à susciter l’intérêt des philosophes. A. Renaut et M. Revault d’Allonnes lui consacrent quelques pages dans leurs livres. Mais pas M. Gauchet. Celui-ci nous prévient d’ailleurs que les travaux des sociologues ne lui sont pas utiles parce qu’ils portent davantage sur les modalités d’exercice que sur l’essence de l’autorité[30] – affirmation que ne confirmera pas la précieuse synthèse de Robert. Nisbet, La tradition sociologique[31], qui restitue la longue et riche histoire des théories sociales et politiques, depuis le début du XIXe siècle. Pour nous, l’argumentation de Max Weber présente un double intérêt. Premier intérêt : en s’attachant aux fondements de l’autorité, Weber analyse ce qu’il appelle des « types de domination »[32], des formes pures, qui sont au nombre de trois. A savoir : d’abord la domination traditionnelle, qui s’institue lorsqu’on reconnaît la légitimité du sage ou de l’Ancien, à qui échoit la dignité de la tradition ; ensuite la domination charismatique, qui consacre la légitimité du « grand homme », le chef qui apparaît touché par une grâce spéciale, ou la personne qui semble dotée de qualités admirables ; et il y a enfin la domination rationnelle-légale, qui obtient la soumission  au représentant d’une loi, ou des règles (juridiques et autres) qu’un groupe impose à tous ses membres également. De là un second intérêt de cette célèbre typologie. Contrairement à ce qui serait  une réduction de l’autorité à ses formes anciennes, ce que pourrait suggérer le texte d’H. Arendt, Weber décrit une forme caractéristique du monde moderne, le monde de la rationalisation et de la sécularisation ; moyennant quoi la crise de l’autorité s’interprète non plus dans les termes de la disparition mais dans ceux de la transformation ou du déplacement (ce qui n’est pas, je le répète, l’hypothèse la plus souvent tirée de la lecture d’H. Arendt).

    Je précise, comme il est visible dans ce qui précède, que Weber utilise assez rarement le mot « autorité ». Il lui préfère ce terme de « domination » (Herrschaft), qu’il associe du reste à « puissance » et « influence »[33], soulignant que ceci laisse toujours entendre « un minimum de volonté d’obéir ». Nous voilà revenu au concept de base, que le texte d’’H. Arendt a également formulé (voir plus haut dans la séance n°1, p. 4, la première proposition dégagée du texte d’H. Arendt ).

    On peut rapprocher de Weber l’ouvrage d’Alexandre Kojève, récemment publié, plus de soixante ans après sa rédaction, La notion de l’autorité (Paris, Gallimard, 2004), objet de divers commentaires pertinents[34]. Dans une orientation phénoménologique qui regarde l’acte et l’intention de l’acte, Kojève dégage quatre figures de l’autorité, et parmi elles, celle qui intéresse l’éducation de prime abord : le Père   - les autres sont le Chef, le Maître  - versus l’esclave - et le Juge. Sur la définition de base de l’autorité la convergence avec Weber et Arendt est complète. Mais au lieu de parler de soumission volontaire, Kojève explique, ce qui revient au même, que l’autorité se reconnaît au fait que la personne qui l’accepte peut toujours s’y soustraire. Kojève déduit de ce constat que toute résistance à l’autorité la détruit. Je suis plus réservé sur cette proposition, et voici pourquoi. Imaginons que, dans ma fâcheuse posture, face au policier qui me dresse procès verbal après mon excès de vitesse, je proteste ou me révolte pour tenter d’échapper à la contravention. Si on suit Kojève, on dira que j’ai élevé un barrage sur lequel se brise l’autorité du fonctionnaire (mais pas son pouvoir de sévir, bien sûr). Or, que se passerait-t-il si j’étais interpelé non par un policer mais par un quidam du voisinage, furieux de mon inconduite (c’est le cas de le dire) ?  Je me demanderais et je lui demanderais tout de go de quoi il se mêle ! Cela signifie que mon opposition n’a pas le même sens dans les deux cas. Avec la personne officielle, assermentée, ma révolte, certes, empêche l’autorité de s’affirmer, mais elle peut en même temps la reconnaître, concéder qu’elle occupe une place, quelque part dans le monde, et que cette place lui est dévolue. J’en déduis que le refus d’un acte d’autorité ne destitue pas forcément la personne mandatée pour l’accomplir et qui tente d’agir sur cette base[35]. Quelque chose de ma croyance demeure, quelque chose de l’autorité résiste à… ma résistance. Il arrive parfois que le malfrat témoigne d’un certain respect envers le flic qui le poursuit et avec lequel il va tout à l’heure échanger des coups de révolver.

    Je rappelle en ce point que c’est très probablement à Durkheim qu’on doit la première formulation claire de ce caractère substantiel, l’« obéissance consentie » par celui sur qui l’autorité s’exerce. Je renvoie ici à un livre dont l’ignorance actuelle est d’autant plus regrettable qu’il contient une réflexion détaillée sur le sens et les fonctions de l’autorité dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie. Il s’agit de L’éducation morale, un cours prononcé en 1903 (publié en 1934) dans le contexte des débats sur la morale laïque. Durkheim s’intéresse au possible respect des règles, à l’accomplissement des devoirs, etc. La théorie de l’autorité est du reste une pièce majeure de son œuvre, comme le remarque R. Nisbet[36].

    Puisque j’en suis au chapitre des lacunes, je signale que, dans les études que je résume, les travaux de psychologie sociale sont également passés à la trappe, à l’exception peut-être des fameuses recherches de Stanley Milgram sur La soumission à l’autorité (Paris, Calmann-Lévy, 1974 [1965]). Moins bien traité : Kurt Lewin, la théorie des « climats sociaux » et l’analyse du leadership autoritaire ou autocratique dans les groupes restreints[37]. Cette théorie avait pourtant été l’une des inspirations majeures de la pédagogie innovante des années 1960 et 1970. Il faut dire que l’actuelle philosophie universitaire, à la différence de celle qui a eu cours jusqu’aux années 1960, s’est détournée de la psychologie en général et de la psychologie sociale en particulier. C’est moins le cas toutefois de la philosophie morale, qui est cependant une spécialité renaissante et encore peu enseignée. Dans aucun des textes de mon corpus (incomplet ?), je n’ai trouvé de réflexion sur les modalités subjectives de cette soumission à l’autorité, sur la formation des attitudes de culpabilité, sur l’état agentique (lorsqu’on remet ses décisions à quelqu’un d’autre, dans une hiérarchie - ce qui  libère du poids de la culpabilité  - voir l’expérience de Milgram), etc.

    Un autre oubli fort dommageable, qui ramène d’ailleurs à une analyse hybride, philosophique et historique, touche un article de Claude Lefort, « Formation et autorité ». Cet article, profond, savoureux, donc indispensable, est tiré d’une communication de 1979 ; et c’est l’un des premiers à faire le constat critique et alarmiste d’une crise de l’éducation en France[38] ; à peu près en même temps que Lévi-Strauss, d’un autre point de vue, dans ses « Propos retardataires sur l’enfant créateur », de 1975[39].

    Il existe d’autres argumentaires disponibles mais aussi peu utilisés, et qui cette fois ne traitent pas forcément d’éducation. Le plus important est issu de l’école de Francfort ; il est de Théodor Adorno, avec E. Frenkel-Brunswick et D.J. Levinson : The Authoritarian Personnality (New York, Norton, 1950, récemment et partiellement traduit en Etudes sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007). Il n’est pas indifférent de constater que l’article d’H. Arendt est écrit peu après, donc probablement en contrepoint[40]. D’origine allemande également, très intéressant et encore moins cité : Karl Jaspers : « Autorité et liberté » (en français in Essais philosophiques, Paris, Payot, 1970).

     

    Jusqu’ici, j’ai été discret sur les sciences de l’éducation. La raison est que les recherches sur l’autorité (pas très nombreuses) s’y sont produites en dehors du paradigme néo-tocquevillien. Ce décalage tient à ce que ces travaux ont des antécédents plus lointains, et, surtout, qu’ils sont enclins non pas à déplorer une crise mais, à l’inverse, à se réjouir du reflux avéré de l’autorité magistrale, à l’instar de ce que prônaient les mouvements d’Education nouvelle. On pense aux critiques de Célestin Freinet ou de Fernand Oury[41], au courant assez oublié de la « non-directivité », issu des Etats-Unis et lié au nom de Carl Rogers (voir Freedom to learn, en français : Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1969), ou encore  à la dynamique des groupes et  tout ce qui a suivi l’expérience dite des trois climats, de Lewin, dont j’ai parlé plus haut, où l’on pouvait voir une mise en cause radicale des rapports d’autorité traditionnels entre adultes et enfants. En prenant connaissance de ces études, certains d’entre vous seront sans doute tentés d’y voir un premier indice de la montée « soixante-huitarde » (soi-disant) du laxisme dans l’école… Mais n’oubliez pas que ces interventions datent de l’avant et de l’après guerre, et que donc leurs auteurs (comme Adorno) réfléchissent dans ce qui est encore le contexte du nazisme.

    Parmi les ouvrages français estimables, je citerai, d’une époque à l’autre, de Michel Lobrot, Pour ou contre l’autorité (Paris, Gauthiers-Villars, 1973) ; de Gérard. Mendel, sur ce qu’il appelle le « phénomène autorité », Pour décoloniser l’enfant (Paris, Payot, 1971), et Une histoire de l’autorité. Permanences et variations (Paris, La découverte et Syros, 2002[42]) ; de J. Houssaye, Autorité ou éducation ? (Paris, ESF, 1996) ; et d’Alain Vulbeau et Jacques Pain, L’invention de l’autorité (Paris, Matrice, 2003), où sont réexaminées les définitions théoriques. Quelques ouvrages ont été conçus dans une finalité moins théorique et plus pratique, de « gestion de classe ». Ils peuvent être éclairants à ce titre. C’est le cas de Gérard Guillot, L’autorité en éducation. Sortir de la crise (Paris, ESF 2006) ; ou de Bruno Robbes, L’autorité éducative dans la classe. Douze situations pour apprendre à l’exercer (Paris, ESF, 2010) – auteur dont il faut citer aussi un article de 2006, « Les trois conceptions actuelles de l’autorité », publié à cette date par le CRAP-Cahiers pédagogiques (http://www.cahiers-pedagogiques.com/art_imprim.php3?id_article=1212). 

    Il n’y a alors qu’un pas à franchir pour arriver sur le terrain de la discipline ; mais cette question, à la fois proche et différente, peut introduire des confusions que j’essaierai de prévenir dans la suite de ce cours. Là aussi la bibliographie est consistante. Voir Maria Teresa Estrela, Autorité et discipline à l’école (Paris, ESF, 1992), Rachel Gasparini, Ordres et désordres scolaires. La discipline à l’école primaire (Paris,  Grasset, 2000) ; Eirick Prairat, Sanction et  socialisation. Idées, résultats et problèmes (Paris  PUF, 2001). Ne pas négliger en ce sens les études sur les chahuts, à partir de l’article ancien et classique de Jacques Testanière, « Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire », in (Revue française de sociologie, t. VIII, n° spécial, 1967, pp. 17-33). La question a été reprise, relancée dirai-je,  dans les années 1990, quand on a commencé à dresser les premiers bilans de la massification de l’enseignement secondaire, et qu’on a mis en évidence des difficultés liées à l’accueil des « nouveaux publics ». Je viens de citer (note 22) Patrick Boumard et Franck Marchat, Chahuts, ordre et désordre dans l’institution scolaire (Paris, A. Colin, 1993) ; et je mentionne pour finir Georges Lapassade, Guerre et paix dans la classe… La déviance scolaire (Paris, Armand Colin, 1993). Je m’arrête avant de tomber (qu’on excuse le terme, qui n’est pas tout à fait innocent) dans la question rebattue de la violence…

     

     

     

    Séance 4

     

    CHAPITRE II

     

    HISTOIRE DU DISCOURS SUR L’AUTORITE EN EDUCATION

     

     

    Dans ce court chapitre, je ne vais pas perdre mon fil conducteur – la question de savoir si, dans le contexte de démocratie individualiste, nous sommes face à une disparition ou bien à une transformation de l’autorité dans l’éducation -, mais je vais prendre un peu de recul et remonter dans l’histoire. Etant donné qu’on nous parle d’une crise propre aux temps modernes, ou « hypermodernes », je voudrais voir ce qu’il en est dans le passé. Or, ce faisant, je le dis tout de suite, je vais constater qu’en réalité, il existe depuis bien longtemps, depuis le début du XIXe siècle en l’occurrence, un discours constitué, explicite, substantiel, sur cette crise de l’autorité. Cette donnée n’étant pas tout à fait conforme à ce que laissent entendre les études actuelles sur le sujet, nous verrons ensuite quelles questions cette discordance permet de poser.

    Je présenterai les choses de la façon suivante. Concernant le XIXe siècle, on peut discerner deux types de discours sur la fin de l’autorité dans l’éducation. Il y a d’abord un discours sur sa destruction, et ensuite un discours sur son affaiblissement et, peut-être, son épuisement annoncé. Quelle est la différence entre les deux ? Ce n’est pas une nuance byzantine ; elle va  s’éclairer dans ce qui suit.

     

    1) LE DISCOURS SUR LA DESTRUCTION DE L’AUTORITE se développe de façon typique dans les milieux conservateurs de la Restauration Les circonstances ne sont pas anodines : il s’agit de l’introduction en France d’une innovation qu’on peut dire fracassante, l’enseignement mutuel. Après la chute de Napoléon et l’instauration de la monarchie constitutionnelle, certaines personnes en effet, hommes (et quelques femmes) de sensibilité libérale, philanthropes, responsables politiques, personnalités connues dans les sciences ou les lettres, notables détenteurs de hautes fonctions dans la société de l’époque, etc., se réunissent dans des associations ad hoc pour œuvrer en faveur de l’instruction populaire ; et, constatant la déshérence de l’éducation publique, ils vont s’efforcer de réunir des concours et d’obtenir des subsides afin d’établir des écoles gratuites pour les enfants pauvres. C’est ainsi qu’est formée, en 1815, la très fameuse Société pour l’instruction élémentaire. Or, conscients des difficultés de la scolarisation, en particulier du manque d’instituteurs compétents, cette société adopte la méthode dite mutuelle, laquelle, comme ce nom l’indique, pallie le manque de maîtres en utilisant certains enfants en tant que moniteurs. C’est ainsi qu’un seul instituteur parviendrait à diriger une école de cent voire deux cents élèves, en se faisant aider par dix ou vingt de ses élèves choisis parmi les plus avancés et précisément formés à cette tâche[43]. Voilà où je veux en venir : dès les premières créations, retentissantes, d’écoles mutuelles, la « droite » (terme encore anachronique  – plus pour longtemps), les groupes ultras, monarchistes et catholiques, se scandalisent et déclenchent l’un des premiers grands conflits « politico-pédagogiques » dont notre pays est si friand. Découvrant que des élèves sont dirigés par d’autres élèves, si bien que les enfants s’instruisent eux-mêmes, ils en déduisent qu’on abolit la supériorité naturelle des adultes sur les jeunes, et qu’on sape ainsi toutes les bases de l’autorité. La méthode ne serait qu’un prolongement honteux de la Révolution et de son égalitarisme forcené. L’enseignement mutuel, assure « un théologal de l’Eglise d’Orléans », a été initié par joseph Lancaster (un anglais) : or ce dernier est un quaker, et les quakers sont des « fanatiques ennemis de toute autorité (…) qui croient que tous les hommes sont égaux »[44]. Tout est dit. La protestation fut d’autant plus vigoureuse que, dans les écoles mutuelles, par différence avec celles des frères, le catéchisme, dont la part était moindre dans l’emploi du temps de la semaine, était enseigné non plus par l’instituteur mais par un prêtre, ce qui, pensait-on, tendait à libérer le premier de la tutelle ecclésiastique (en réalité, c’est parce que les protestants étaient présents et très impliqués la Société élémentaire que celle-ci adopta une position d’équilibre, qui pouvait passer pour neutraliste, entre les différents cultes en matière à l’enseignement religieux).

     

    REMARQUE. Deux parenthèses historiques, pour éclairer le contexte de cette querelle, première du genre.

    La singulière « innovation » mutuelle avait des précédents puisqu’il existait des pratiques de ce genre dans les écoles chrétiennes, où le maître pouvait exiger de certains élèves qu’ils effectuent des tâches de répétition ou de surveillance. Mais la nouveauté de la méthode lancastérienne tenait à ce que, dans l’école mutuelle, la totalité de l’enseignement était confiée aux moniteurs, si bien que la masse des élèves n’avait plus de relation directe avec le maître. Il faut savoir aussi que la méthode tomba en désuétude quelques années plus tard, notamment parce que la plupart des écoles françaises, situées à la campagne, n’accueillaient qu’un petit nombre d’enfants.

    Autre remarque. Que se passe-t-il sur le plan scolaire au début du XIXe siècle, et en l’occurrence dans la période qui va de la Restauration à la révolution de 1830 ? Disons globalement que, après la chute de Napoléon, l’enseignement du peuple, ce qu’on appelle alors l’instruction populaire, est pour le moins stagnant. La Révolution avait prévu puis avait tenté d’organiser un système scolaire d’Etat destiné à l’ensemble des enfants français ; mais les grandes lois décidées en ce sens (notamment la loi Daunou du 25 octobre 1795) n’avaient pas eu le temps de produire les effets escomptés. Ensuite les « petites écoles », traditionnelles, publiques et payantes (développées durant le siècle passé, mais de façon partielle et très inégale selon les régions), avaient végété, tandis que les écoles religieuses, les écoles de charité, tout aussi publiques et gratuites, notamment celles des Frères des écoles chrétiennes, avaient quasiment disparu du paysage, puisque les congrégations avaient été interdites (mais les frères, comme les prêtres, pouvaient toujours changer de costume et ouvrir des écoles privées !). Sous l’Empire, la création de l’Université entre 1806 et 1808 (équivalent à ce qui se nomme aujourd’hui « éducation nationale »), très soucieuse de l’enseignement secondaire et des professeurs, n’améliora pas beaucoup l’enseignement primaire public, qui se voyait livré aux aléas des initiatives locales et à la capacité d’action des frères qui, rétablis dans leurs prérogatives un peu plus tôt, étaient désormais intégrés à ce nouveau cadre institutionnel. Il n’est donc pas exagéré de parler d’un nouvel élan donné à la scolarisation de l’enfance, dès l’arrivée sur le trône de Louis XVIII et l’instauration de la monarchie constitutionnelle. Et cet élan ne cessera de s’amplifier si bien qu’il va se révéler décisif au cours du siècle. Je passe sur les motifs des gouvernants, qui ne sont sans doute pas les mêmes d’une époque à l’autre. L’impulsion a alors deux sources distinctes, mais complémentaires. D’une part celle qu’on vient de voir, les sociétés d’encouragement, qui pouvaient se ramifier en de puissants réseaux dans les provinces et les grandes villes, d’autre part l’Etat - gouvernement, administration, pouvoir locaux, etc. -, et notamment, le 29 février 1816 une importante ordonnance, qui instaure un brevet de capacité pour les instituteurs, demande que toute commune entretienne une école primaire.

     

    2) LE DISCOURS DU SECOND TYPE, SUR LE RETRAIT DE L’AUTORITE, est plus répandu et moins dépendant des convictions et des conflits politiques. Il est plus diffus et moins lié à des circonstances particulières. Sans doute émané d’une inquiétude sur les temps nouveaux, ce qui lui donne toujours une tonalité nostalgique, ce discours prend la forme d’un diagnostic général sur l’évolution des mœurs. On en a un très bon exemple sous le second Empire, avec les maîtres d’école qui exercent dans la France rurale profonde. Confrontés dans leurs classes aux petits paysans à peine détournés des travaux de la ferme, ils en parlent comme de véritables « sauvageons » (un terme naguère tiré de l’oubli par le ministre Jean-Pierre Chevènement à propos des « jeunes » de  nos actuelles banlieues), se plaignent de leurs mœurs rustiques, de leurs pensées frustes (d’absurdes superstitions), de leur langage grossier (il s’agit des patois !) ; et ils déplorent par-dessus tout – je cite l’un d’eux, en Normandie - le « dévergondage de la jeunesse », l’effacement des liens familiaux, la disparition de l’amour filial, la désinvolture des parents qui « laissent les enfants courir du matin au soir »[45] etc. Ceci ne vous rappelle rien ?

    Pour changer de milieu social et culturel en restant dans cette époque et dans le même esprit, je mentionne un texte de Jules Simon. C’est un passage qu’on trouve dans un livre de 1867,  L’ouvrier de huit ans. Jules Simon, philosophe et homme politique, fut un républicain modéré. Elu à la Constituante en 1848, ministre de l’Instruction publique dans le Gouvernement de la Défense nationale en 1870, président du Conseil en 1876, il est aussi connu pour avoir fait admettre en 1880, contre Jules Ferry, la nécessité de maintenir dans les programmes scolaires la référence aux « devoirs envers Dieu et envers la Patrie ». Dans L’ouvrier de huit ans, il est justement question du drame que serait, pour les sociétés modernes, la « perte du respect ». Lisons Jules Simon, qui explique : « Autrefois, dans le bon temps, que nous ne voudrions pas voir renaître, puisque c’était le temps de l’ignorance et des privilèges, il y avait du moins dans la société française un sentiment que nous regrettons, parce qu’il était la source de beaucoup d’autres que nous regrettons aussi, parce qu’il servait de correctif à une déplorable organisation sociale. Ce sentiment c’était le respect. On respectait un héros, un homme de bien, un grand citoyen ; on respectait un homme illustre dans les sciences ou dans les lettres ; on respectait un magistrat (…). La jeunesse respectait l’âge mûr, et tout le monde s’accordait pour entourer la vieillesse de vénération. Le père était bien réellement le chef de la famille. » Et Jules Simon de conclure : « Nous avons remplacé le respect, non pas, comme on le dit quelquefois, par le droit, mais par la critique »[46]. Avouez que ceci rappelle très exactement la pétition de 1998 (cf. plus haut, mon introduction, p. 1) ! Je vous laisse, à nouveau, méditer sur l’analogie.

     

    Que déduire de ces deux séries d’observations ? Au moins, à l’évidence, que le discours critique sur le déclin de l’autorité et de l’éducation est bien plus ancien qu’on ne pense. S’agit-il pour autant, à deux siècles de distance, de cette même crise qui nous préoccupe aujourd’hui et dont la réalité serait déjà apparue à nos lointains aïeux ? N’allons pas trop vite en besogne. Rapprocher ou confondre des époques très différentes, c’est un péché capital pour les historiens. Pour se garder d’un tel anachronisme, tenons-nous à l’idée que, si le déclin de l’autorité se produit sur une durée qui dépasse de loin les dernières décennies - celles qui courent de 1960 jusqu’à aujourd’hui, le moment de l’accès a l’enseignement secondaire des « nouveaux publics » -, cela vérifierait simplement que le reflux de l’autorité, qu’on estime engendré par l’égalisation démocratique, commence avec celle-ci. Et ce repère st d’autant plus juste qu’on fait dès cette époque des tentatives pour mettre les enfants à la hauteur des adultes en leur appliquant les nouveaux statuts politiques de citoyenneté. C’est le cas dans l’école mutuelle, où siégeait même un tribunal de moniteurs pour juger les fautes commises dans l’école et en dehors de l’école. Mais bien sûr, ces nouveaux usages, encore très peu répandus, coexistent avec les habitudes anciennes.

    De cette hypothèse se tire une conséquence. Si l’on admet que la défaite de l’autorité (sous sa forme traditionnelle, je le souligne à nouveau),  survient depuis belle lurette, dès les débuts de l’ère démocratique, et qu’elle accompagne ensuite le développement de l’éducation publique, ce qui ne fait que confirmer une vision néo-tocquevillienne de ces phénomènes, il faut en outre préciser que ce déclin, quasi normal, passe par des phases différentes, qu’il connaît au cours du temps des moments de régression ou d’aggravation. L’aggravation, ou l’accélération, si on préfère un terme moins négatif, c’est ce qui arrive, pense-t-on, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avec l’essor des pédagogies nouvelles (dont Freinet est le centre), ou dans les années 1950 et 1960, avec les pédagogies autogestionnaires, puis entre 1980 et aujourd’hui, sous l’effet des diverses évolutions sociétales qui entraînent les changements officiels de la discipline scolaire que nous connaissons (j’en parlerai dans le prochaine séance).

     

     

    Séance 5

     

    CHAPITRE III

     

    L’AUTORITE DANS LES CONCEPTIONS ET LES PRATIQUES

    DE LA DISCIPLINE

     

     

    En parlant, dans le chapitre précédent, de l’ancienneté du discours sur la crise de l’autorité, j’ai repoussé la tentation de ne voir dans ce discours qu’une vue de l’esprit, une forme sans contenu. Cette tentation pourrait d’autant plus nous saisir qu’il entre dans ce discours une part de nostalgie et d’acrimonie qui s’amplifie et se déverse à l’occasion des polémiques dont notre histoire scolaire est secouée de temps à autre. Mais au contraire, j’ai admis la réalité de la « crise » de l’autorité, du moins la réalité de ce qui se présente comme une mise en doute de l’autorité dans le domaine éducatif. Je reste cependant persuadé qu’il faut bien distinguer le discours sur la crise et la crise elle-même ; autrement dit, sans amoindrir le diagnostic - je ne reviens pas là-dessus -, je pense que, pour avancer dans l’analyse, il faut faire la part des choses, et séparer le subjectif de l’objectif, l’imaginaire de la réalité. Ma question, très simple, est donc la suivante : que peut-on saisir de cette crise de l’autorité si l’on met entre parenthèses le discours où elle est enregistrée ? En quoi consiste-t-elle, ou du moins, quels sont ses signes extérieurs et objectifs? Et pour répondre à cette question, il faudra saisir, en regardant les deux pôles de la relation éducative : 1) le courant qui porte les enfants et les « jeunes » en général à refuser l’autorité qu’ils devraient subir ; 2) l’évolution qui mène ceux qui exercent l’autorité, les éducateurs, les parents, les enseignants eux-mêmes, à l’oublier ou à s’en défier. Nous verrons si les deux phénomènes sont reliés, si le premier est la conséquence du second, ou bien l’inverse ; mais il se peut que chacun ait ses propres causes, qu’il faudrait donc identifier séparément.

    Dans ce chapitre, mon exposé va se consacrer exclusivement au premier pôle, à l’enfance et la jeunesse. Nous verrons par la suite ce qu’il en est des adultes, dont je traiterai bien plus longuement puisqu’ils sont en quelque sorte dépositaires des habitudes éducatives que je cherche à saisir. Pour procéder à cet examen, il est indispensable de nous situer maintenant sur un terrain d’observation concret, et le plus facile d’accès semble celui des pratiques de discipline, telles qu’elles caractérisent les établissements primaires et secondaires aux différentes époques.

    I

    DISCIPLINE ET AUTORITE

     

    En gardant présent à l’esprit la distinction de l’autorité et du pouvoir, je n’ignore pas que la discipline a partie liée avec les deux, ce qui lui donne un statut ambigu. Car, pour la mettre en œuvre, d’un côté, les adultes se fondent sur la légitimité que l’institution leur confère - et là réside leur autorité ; tandis que d’un autre côté ils s’appuient sur les moyens de contrainte que la même institution a prévu et codifié – et là s’affirme leur pouvoir. Il ne faudra pas amoindrir les différences.

     

    1) LE CADRE INSTITUTIONNEL ET CULTUREL DE LA DISCIPLINE ET SES ORIGINES. L’évolution historique de la discipline est retracée dans de nombreux ouvrages, qu’on peut consulter avec profit[47], qu’il s’agisse des établissements primaires ou secondaires. En remontant aux « petites écoles » pour les premiers et aux collèges d’Ancien régime pour les autres, il faut savoir que la discipline, au sens d’un système de contraintes imposées par les maîtres aux écoliers, apparaît après le Moyen Age ; et il faudra plusieurs siècles pour qu’elle se répande dans toutes les institutions scolaires. Ce système s’inscrit lui-dans même le cadre organisé qu’est la classe, avec ses trois piliers : un programme précis, un seul maître, un lieu dévolu à elle seule. En ce sens, comme on dit aujourd’hui « la classe de Terminale » (synonyme de cours, lorsque l’on dit « Cours élémentaire », « Cours moyen », etc.), les élèves, au lieu de venir tour à tour auprès du magister, reçoivent les leçons en même temps et, de ce fait, avancent ensemble de degré en degré, de niveau en niveau dirait-on. La discipline n’est donc rien d‘autre que l’ensemble des règles (disciplina, précisément), que les maîtres promulguent et font appliquer afin de maintenir la cohésion de l’ensemble… comme ensemble qui doit accomplir certaines tâches, bien entendu.

    Depuis les analyses de Foucault, dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975), nous savons en outre que toute discipline combine deux axes. Il y a d’une part l’axe des techniques, pour composer le groupe dans l’espace (avec des rangées par exemple), et programmer les activités dans le temps (avec des durées, des rythmes, etc.) ; et il y a d’autre part l’axe des dispositifs, pour assurer le contrôle de tous et de chacun par les moyens de la surveillance, de l’examen ou de la punition. Retenez surtout que toute discipline, d’une part a une visée et un sens productifs, car on veut faire agir, faire faire ceci ou cela aux élèves ; d’autre part elle crée toujours du collectif, un ensemble. Je n’insiste pas sur ces définitions formelles, mais sur les quatre éléments qui suivent.

    Premièrement, la discipline, comme complexe de règles qui enserre la totalité de la vie et des activités des élèves dans le temps et l’espace scolaires, n’a la violence ni pour moyen ni pour fin ; et de fait, dans l’histoire de l’école, la violence reflue à mesure que la discipline s’étend (mais c’est un processus complexe et discontinu, tortueux, qui se déroule depuis plus de deux siècles). Les châtiments corporels sont proscrits dès la Révolution, du moins officiellement. La pénalité scolaire recourt donc à d’autres moyens, qu’on voit s’imposer peu à peu : prison, exclusion, retenues, pensums, etc.

    Deuxièmement, les règles de discipline, souvent abondantes, minutieuses, visent à faire agir et à soumettre, à contenir, etc., mais aussi à éduquer. Il ne s’agit pas seulement de réprimer, mais aussi de façonner l’esprit autant voire davantage que le corps. C’est pourquoi ces règles désignent toujours aux élèves des modèles de conduite à connotation morale. S’il fallait parcourir toute l’histoire des institutions éducatives, depuis les origines chrétiennes et monastiques, on verrait l’importance qu’y a continument revêtue la discipline sur ce mode, même avant l’existence des classes proprement dites. Je vous renvoie à l’étude inaugurale de Durkheim, L’évolution pédagogique en France (un autre cours, prononcé à la Sorbonne au début du XXe siècle, et publié pour la première fois en 1938 : c’est un livre classique que tout le monde doit lire et relire !). Evoquer ainsi la fonction morale, ou moralisatrice, de la discipline, cela nous permet en outre d’apercevoir la fonction très importante de l’idéal traditionnel de sévérité…, un idéal actif depuis l’Ancien Régime et le XIXe siècle, lorsque la religion et l’Eglise catholique étaient hégémoniques dans ce champ de pratiques sociales. On peut penser que la vie scolaire de nos ancêtres a honoré cet idéal en intégrant deux catégories de normes : des normes d’austérité sur le plan de la conduite, et des normes de sérieux sur le plan du travail. Ce sont les normes qui rendent le milieu éducatif propice à l’inculcation morale. La Troisième République a poursuivi cette tradition. Mais qu’en est-il de nos jours ? Nous verrons…

    Troisièmement, le maintien de la discipline est une activité spéciale qui, très longtemps, a été confiée à un personnel spécial, aujourd’hui disparu. Ce furent, dans les collèges ou les lycées de jadis, les « pions », « maîtres d’études » au début du XIXe siècle, et « maîtres répétiteurs » par la suite. Voici, pour qu’on mesure l’importance de ce rôle, un extrait de l’Instruction du 15 novembre 1854 sur ces maîtres répétiteurs nouvellement intitulés. Je précise que, dans le système pédagogique d’alors, le temps des élèves se divise entre un temps de classe, avec les professeurs, et un temps d’étude, les études surveillées qui durent plusieurs heures chaque jour, avec les « pions ». Voici le texte « Ils n’oublieront pas que dans le lycée ils sont les fonctionnaires indispensables de tous  les fonctionnaires au dévouement desquels sont confiés le perfectionnement moral, le progrès intellectuel et le bien-être physique de l’enfant. S’ils sont les agents directs de la discipline et de l’ordre intérieur, l’enseignement réclame aussi leur aide et leur concours. Surveillants assidus des élèves, ils assistent et se mêlent à leur vie, à leurs travaux, à leurs jeux, et pour que ce commerce de tous les moments n’engendre pas d’un côté la contrainte, de l’autre la méfiance, il importe qu’il soit constamment bienveillant et utile. »

    Quatrièmement, pour lever toute incertitude et peut-être pour rassurer ( ?) certains d’entre vous, j’en viens aux nombreux exemples d’indiscipline que nous connaissons. Ce sont des élèves retors, ou rebelles, qui prennent des postures d’opposition voire de subversion, au cours des deux ou trois derniers siècles, au moins. Je dirai même plus, à savoir que la volonté des enseignants a toujours rencontré des obstacles, et que leur pouvoir a souvent été difficile à maintenir. Au XIXe siècle, la haine des élèves envers les pions, et le triste sort de ces derniers, sont quasi légendaires. On en a un récit charmant, poignant parfois, dans Le petit chose (1868), d’Alphonse Daudet. J’ai par ailleurs sous les yeux un ouvrage qui recueille les lettres envoyées à ses parents par un collégien de Louis-le-Grand, un certain Henri Dabot (collège = lycée d’aujourd’hui). Au moment de la révolution de 1848, le 10 avril, il écrit ceci (certes, la situation est exceptionnelle…), au sujet de ses condisciples d’Henri IV qui ont chassé « leurs pions » :  « Ils s’avancent vers nous en regardant furieusement le maître d’études qui nous accompagnait : ‘Citoyens lycéens, votre pion vous persécute-t-il ?’ Nous avons répondu : ‘Non ; c’est un très bon enfant.’ – ‘Ah ! Il a de la chance d’être si bon enfant, sans cela nous l’aurions fait sauter.’ »[48]… Pour qu’on comprenne bien le sens de cette dernière expression, je signale que ces jeunes gens sont armés… Par comparaison, les faits actuels de violence pourraient presque passer pour des espiègleries d’enfants de chœur. On connaît des cas de révolte moins dramatiques mais tout aussi typiques, plus tard dans le siècle. En 1883, toujours à Louis-le-Grand, devenu lycée, la fureur destructrice des élèves, qui s’en prirent non aux personnes mais au matériel, alerta l’opinion au point que le ministère édicta des mesures d’apaisement (fermeture des cachots !), et entama une réflexion qui devait aboutir quelques années plus tard, en 1890, à une réforme d’ensemble du régime de discipline et de la pénalité associée.

    Je ne donne que des éléments épars, donc insuffisants. Mais cela suffit à montrer que, en tout état de cause, la discipline a toujours été difficile à respecter pour les élèves, et, par conséquent tout aussi difficile à établir pour les maîtres.

     

    2) EVOLUTION DU CADRE INSTITUTIONNEL ET CULTUREL DE LA DISCIPLINE. Je saute par dessus les époques. Je parle du secondaire essentiellement. Pour repérer les évolutions de la discipline, je reprends le schéma précédent, en quatre points. Il est clair que les dispositifs primitifs ont été considérablement assouplis, si ce n’est affaiblis.

    Premièrement, la pénalité a été à la fois restreinte et adoucie. On a d’abord tenté de remplacer les souffrances physiques par des souffrances mentales – occuper une place infâmante (demeurer au fond de la classe, ou bien aller  au « piquet »), prendre une posture honteuse (circuler dans la cour après qu’on vous ait épinglé un cahier mal tenu sur le dos), etc. Mais à cette variété de punitions on dénie aujourd’hui toute vertu éducative ; et mêmes les mauvaises notes sont déconseillées.

    Deuxièmement, sur le plan moral, l’idéal de sévérité a cédé la place à un idéal de bienveillance ou de respect de l’enfant, si bien que les mœurs scolaires ont fini par relativiser un grand nombre des règles auxquelles les élèves étaient jadis soumis. On a prôné l’autodiscipline après 1968 (voir une circulaire du 29 janvier 1969) ; et sont presque devenues désuètes les simples règles qui imposaient l’immobilité, ou bien le silence – le silence dont une des expressions majeures était l’interdit du bavardage. Ces obligations avaient pourtant été les principaux moyens pour les maîtres d’être exactement écoutés et obéis (quoique, encore une fois, il faut savoir que leur application intégrale avait toujours été très difficile à obtenir).

    Remarque théorique. Comme je suis en ce moment très rapide, puisque je fais des constats familiers et que je ne veux pas m’étendre sur ce sujet, je ne justifie pas non plus les catégories que j’utilise pour formuler ces constats. En particulier, je ne dis rien des idéaux (ni de cette notion même d’idéal) que je viens d’utiliser. J’ai bien conscience que ma proposition sur l’idéal de bienveillance mériterait de longues explications avec de nombreux faits historiques et sociologiques à l’appui. Je réserve cela pour plus tard. En revanche, je veux tout de suite prévenir une objection qui ne manquera pas de surgir. On va me dire : « La bienveillance ? Oui, mais… nous savons tous qu’il existe encore à l’école des manières de faire peur, de menacer, de brimer, d’humilier… » (un sociologue, Pierre Merle, a écrit un ouvrage intéressant sur ce sujet, L’élève humilié. L’école, un espace de non-droit ?, PUF, 2005) ; et certains dirons-mêmes : « Que faites-vous des enseignants violents, ou sadiques ? » A ce genre d’objection factuelle, je réponds qu’un idéal a pour fonction de fixer des normes, mais que les normes ne sont pas des lois : elles peuvent se formuler comme des obligations, mais dans la pratique, elles fonctionnent comme des règles de distinction du préférable et du détestable, de l’admissible et de l’inadmissible. C’est cela, le « normal », cette zone qui s’étend entre les deux pôles opposés du positif et du négatif. En d’autres termes, les normes dérivées de l’idéal de bienveillance (ne pas faire souffrir, ne pas générer d’angoisse, rester proche, aidant, etc.) prescrivent les comportements valorisés dans cette zone, et il est toujours possibles d’adopter des comportements moins ou peu valorisés. Simplement, dans ce cas, un écart trop grand par rapport à la norme expose celui qui l’assume à des reproches, à de la réprobation et, certainement, à des demandes de justifications. Et voici les collègues, la hiérarchie, les parents d’élèves…Celui qui s’éloigne de la norme, et qui en a conscience, sera un jour ou l’autre sommé de s’expliquer – ce qu’il pourra d’ailleurs faire de façon convaincante s’il en a la ressource. Puisque les normes, je viens de le dire, ne sont pas des lois (elles peuvent le devenir, bien sûr), elles laissent toujours place à des écarts, et les écarts à des interprétations.

    Troisièmement, les personnels de surveillance ont disparu. Ces tâches sont dévolues aux enseignants… qui n’en peuvent mais. Les surveillants généraux sont devenus « conseillers principaux d’éducation », et les conseils de discipline ont vu leurs statuts modifiés pour accueillir des délégués des élèves.

    Quatrièmement, qu’en est-il de l’attitude des élèves dans le contexte que je viens de dessiner à grands traits ? Autant j’ai été elliptique sur les points précédents, autant je voudrais rassembler quelques faits à examiner plus en détail sur  la discipline du côté des élèves et de la vie collective dans les établissements, puisque c’est l’objet central de ce chapitre, que j’ai annoncé.

     

    3) L’INDISCIPLINE. En réalité, du côté des élèves, l’indiscipline, dont il faut traiter maintenant, a des caractéristiques et une signification nouvelles par rapport à ce que j’ai pu raconter sur les élèves du XIXe siècle. Restons dans les collèges et les lycées. Il semble qu’un nouveau désordre, et plus exactement un nouveau chahut soit apparu depuis une trentaine d’années - et cette date suffit à le rattacher à la « massification », c’est-à-dire à l’entrée des « nouveaux publics » (populaires) dans l’enseignement secondaire. Dans son étude pionnière déjà citée (dans la séance 3), « Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire », de 1967, Jacques Testanière avait distingué deux sortes de chahuts[49]. D’une part le chahut traditionnel, d’autre part ce qu’il a appelé le chaut anomique. Voyons cela tout d’abord.

    Le premier type de chahut était celui auquel on assistait quand les élèves, les grands notamment, s’engouffraient dans certaines failles de l’organisation, ou bien profitaient d’un relâchement momentané de l’autorité, avec un prof moins sévère, moins ferme… ou plus laxiste. Voyez le film Diabolo menthe, de Diane Kurys (1977) dont l’action se passe dans un lycée de jeunes filles au début des années 1960, à Paris. Plus ancien, un autre film, Papa, Maman, la bonne et moi, de Jean-Paul Le Chanois (1954), montre également des jeunes filles qui s’en prennent à un prof malheureux. Encore des filles : comme c’est bizarre ! Mais si vous voulez assister sur l’écran à un chahut masculin, gigantesque et dévastateur, voyez le grandiose Zéro de conduite, de Jean Vigo (1933). Mis à part certains excès, ce type de chahut se produisait sur un mode ludique essentiellement. C’était un jeu un peu méchant, parfois cruel, puisque dirigé contre une personne falote, sans défense ; mais ce jeu était en réalité assez contenu : chacun se dissimulait dans le groupe pour perturber la classe en même temps que tous les autres, joyeusement, mais on ne se permettait pas n’importe quoi. Ceux qui étaient pris étaient punis, mais ils ne protestaient pas beaucoup. Un chahut pour se démarquer de l’ordre habituel à un moment inhabituel, comme une soupape de sécurité pour évacuer la pression collective, ce qui rappelle certaines des formes de fêtes très anciennes -  comme le carnaval, dont les débordements, parfois graves, étaient autorisés, mais à des moments précis et très limités… Je souligne donc que ce chahut ne remettait pas en question l’ordre scolaire dans lequel les élèves étaient de toute façon très bien intégrés.

    En revanche, le « chahut anomique » (sans norme, sans règle) procède d’un refus de cet ordre. C’est une contestation, plus ou moins virulente, dirigée contre l’institution elle-même, et qui apparaît en effet avec la démocratisation et la massification de l’enseignement secondaire. Ce type de chahut ne s’apparente plus du tout au chahut traditionnel et ludique ; il a plutôt un aspect polémique, de protestation contre la vie et le travail scolaires. Du coup, il peut atteindre tous les professeurs, même les moins « faibles » ; il ne se tient pas dans des limites précises de temps ; et il n’a plus besoin d’occasions particulières ou extraordinaires. C’est notamment le chahut déclenché par les élèves dits « en difficulté », et c’est, plus généralement, le chahut qui s’instaure quand l’école est d’autant plus vécue comme une contrainte pénible qu’elle ne procure pas de bénéfices à ceux qui sont pourtant soumis à l’obligation de la fréquenter jusqu’à 16 ans.

    G. Lapassade, dans le petit livre que j’ai également cité (dans la séance 3), Guerre et paix dans la classe, (1993) a eu raison de dire qu’on assiste depuis les années 1980 à un développement du chahut anomique, qu’il a intitulé chahut endémique. Une autre variante, un chahut étendu à toute la vie scolaire, une sorte de mode de vie permanent mais non-scolaire ou anti-scolaire à l’intérieur même de l’école. Une nouvelle norme en quelque sorte, créée par les élèves. C’est le climat singulier qui s’instaure quand les demandes du professeur émergent à peine du bruit, peinent à se frayer un chemin dans l’agitation, ou se heurtent à la passivité ; situation dans laquelle plus grand-chose de consistant ne passe sur le plan des apprentissages. On sait à quel point ce contexte est propice à l’entrée de la violence extérieure : ce sont des querelles d’honneur, des bagarres, du racket, des agressions… L’école ne protège plus personne. Autres références cinématographiques : La journée de la jupe, film sombre, tragique, de Jean-Paul Lilienfeld (2009) ; et le film bien plus optimiste mais aussi un peu plus ambigu de Laurent Cantet, Entre les murs (2008), tiré du livre homonyme de François Bégaudeau (2006).

    J’ai différé le moment  de mentionner les « zones sensibles », car je ne veux pas faire croire que tous les établissements des banlieues défavorisées, et que tout, dans ces établissements, soit réglé sur ce modèle négatif. Cependant, il faut bien admettre que les désordres dont je parle se produisent de préférence dans ces endroits, où ils sont la plupart du temps provoqués par des élèves en difficulté, voire en grande difficulté (permettez-moi d’insister sur cette spécificité, pour éviter de noircir le tableau et ne pas oublier que, même dans ces banlieues, la majorité des collèges et des lycées est assez banalement tranquille la plupart du temps). Que nous disent les sociologues sur ces élèves en grande difficulté lorsqu’ils adoptent des comportements d’opposition à la discipline et lorsqu’ils entrent en conflit avec les adultes qui tentent de la faire respecter ? Pour répondre à cette question, je m’appuie sur un ouvrage éclairant (et rigoureux dans son enquête et ses explications : nous ne sommes pas au café du commerce, n’est-ce pas !), de Mathias Millet et Daniel Thin, Ruptures scolaires (PUF, 2005)[50]. A lire ces auteurs, on comprend que, venant de cette catégories de « jeunes », la déstabilisation de la discipline est systématique :  refus de faire des exercices, en classe ou à la maison ; volonté de n’effectuer les tâches que si elles conviennent, à tel ou tel moment, tendance à s’occuper autrement, en sollicitant ses voisins, en interpellant le prof, mais de façon inadéquate, comme si on était seul avec lui. On voit encore ces élèves circuler au gré de leur envies, quitter la salle sans rien demander, s’arranger pour se faire exclure. Par-dessus le marché, leur mésentente avec les enseignants se traduit par des bravades, des expressions de dédain, toutes manifestations qui  mettent en cause la capacité de ces enseignants à faire respecter les règles communes. Les sociologues interprètent ces comportements comme un affrontement aux logiques scolaires (les logiques de l’ordre scolaire, l’ordre du travail, de la parole, etc.), au nom des logiques de la vie juvénile, du mois celles de la jeunesse populaire, en dehors de l’école.

    L’indiscipline est donc, pour les élèves concernés, une manière de montrer, et je dirai même d’élaborer leur révolte contre les adultes. Et cette révolte, on l’aura déduit, vise ce qui pourrait être, ou ce qui aurait pu être l’autorité. Nous voilà revenus à notre problème, qui s’éclaire si l’on comprend que, dans les situations décrites à l’instant, les élèves n’ont pas le minimum d’accord avec le projet éducatif, ni de connivence avec les adultes qui portent ce genre de projet. Ici, nous avons affaire à des enfants et des adolescents qui échappent totalement à l’emprise des maîtres, et qui, surtout, rejettent leurs valeurs, montrent une indifférence ou une incompréhension de leurs finalités, c’est-à-dire en fin de compte, pour renvoyer à l’élément de définition que j’ai posé au départ, un mépris pour leurs croyances éducatives. Ces élèves contestent la légitimité même de l’enseignant, son droit à leur dicter leur conduite. D’où les écarts de langage, les insultes, les menaces (« je vais te cramer ta bagnole », je cite p. 193 le livre de M. Millet et D. Thin), etc.

    Remarque. Si on veut se faire une idée de la manière dont les enseignants, à leur tour, vivent ces genres de situations, et comment ils les « gèrent », on peut se reporter à l’ouvrage d’Agnès van Zanten L’école de la périphérie, PUF, 2001. Cette auteure parle d’« adaptation contextuelle » nécessaire de la part des enseignants (quand ils restent dans les établissements réputés difficiles) ; elle évoque aussi la « construction des normes » dans l’établissement - formule très significative, puisqu’elle suppose que les normes ne sont plus acceptées d’entrée de jeu par les élèves, ce qui change considérablement la donne. Voir notamment les pages 220 à 240, qui exposent les différentes manières qu’ont les enseignants de créer et d’imposer un ordre viable.

    J’éprouve à nouveau le besoin de dire que je ne veux en aucune manière brosser un tableau apocalyptique de l’école, et que je viens juste de résumer les données dont je dispose relativement à des aires géographiques et sociales bien délimitées, et à une catégorie particulière d’élèves : le mauvais côté de la fracture scolaire, pour résumer. Du reste, on trouvera bien des établissements où non seulement les élèves n’ont pas les mêmes dispositions, et où les adultes, enseignants et personnels d’administration, exercent une vigilance constante, qui maintient une discipline certes pas absolument austère au sens ancien, mais très clairement tenue à des principes de base si je puis dire (assistance aux cours, respect des horaires, observation de la tranquillité, etc.). Au fond, si l’on cherche en quoi la discipline a évolué ces derniers temps, il y a peut-être autre chose à craindre, dans tous les établissements, à savoir certaines attitudes de moquerie permanente, de plaisanteries incessantes, qu’on tolère parce qu’elles ne sont pas trop désagréables, n’est-ce pas,  mais qui sont contraires à l’idéal pédagogique du sérieux auquel j’ai déjà fait allusion. C’est alors que l’étude est forcée de s’adapter au règne de la « vanne », faisant ainsi écho à la valorisation médiatique des humoristes, qui sont désormais légion sur les ondes, et dont l’une des spécialités, la « provoc », consiste à dénigrer les valeurs de la haute culture en général et du bon goût en particulier. On ne s’étonnera donc pas que le mot « intello » soit devenu entre élèves une insulte banale, qui a remplacé le terme « fayot », qui servait à mépriser celui qui voulait trop séduire les profs et s’en rendait ainsi complice.

     

     

    Séance 6

     

    (suite du chapitre III)

    II

    QUE DEVIENT L’AUTORITE 

    dans l’état actuel de la discipline?

     

    Je soutiens que, dans les conditions (spéciales) décrites plus haut, il y a peu d’autorité possible ; ce qui signifie que, contrairement à ce que laissent espérer certaines promesses électorales, il n’y pas beaucoup de chances pour qu’on parvienne à la restaurer si elle fait défaut. Je dis bien : si elle fait défaut, c’est-à-dire si elle est privée de fondement. En revanche j’admets qu’en pratique, pour obtenir le calme, on puisse accroître le pouvoir, améliorer la coercition en augmentant ses moyens, ou en les changeant, ou en les administrant avec davantage de... tact, de bienveillance. Accroître le pouvoir disciplinaire, c’est d’ailleurs, lorsque la violence se diffuse, ce qu’on fait ou ce qu’on voudrait faire en recourant à la police : les bien nommées… forces de l’ordre. Et sur ce plan, toutes les promesses sont possibles…

     

    1) POUR EXPLICITER MA PROPOSITION SUR L’AUTORITE PRIVEE DE FONDEMENT, j’ajoute une notion aussi utile qu’importante, quoique basique. Parmi les conditions immédiates de l’éducation - je parle d’une condition que l’éducation trouve devant elle, qui lui est imposée -, il en est une que le discours nostalgique néglige, recouvre et dissimule (elle est aussi oubliée dans le livre déjà cité, Conditions de l’éducation,  de M.-C. Blais, M. Gauchet et D. Ottavi), à savoir que, dans le cadre scolaire plus encore que dans le cadre familial, et spécialement lorsque ce cadre accueille la masse des enfants, l’éducation déclenche par principe un conflit avec ceux à qui elle s’adresse. Je ne prétends pas que, à cause de ce conflit, l’éducation est odieuse, je n’affirme pas qu’elle est destructrice, et je ne dis pas que les élèves ont raison de se révolter. Je n’entonnerai pas  la chanson des Pink Floyd, The wall, où on entend : « We don’t need no education / we don’t need no thought control / Hey, Teacher, leave the kids alone » (soit, pour cette dernière formule : « Hé, l’instit, fiche la paix aux mômes !) : je pense évidemment le contraire. Mais je rappelle que l’éducation et l’école imposent des normes collectives (je souligne) -, entre autres des normes intellectuelles et morales -, et que cette imposition, cette inculcation peut-on dire, n’est pas un processus qui obtient à coup sûr l’adhésion des individus qui y sont assujettis. Ce doit même être la raison pour laquelle Freud, dans une célèbre formule pleine d’humour, classait l’éducation parmi les trois « métiers impossibles ». Souvenez-vous que les transactions du collectif à l’individuel sont l’une des sources des difficultés normales de l’éducation. C’est là une évidence, du moins si l’on connaît ce que la sociologie de l’éducation, depuis Durkheim, comprend sous le concept de socialisation.

    Faisons un pas de plus dans la même direction. Le conflit a des chances de s’aiguiser lorsque, au processus d’inculcation, s’ajoute une dimension d’acculturation, c’est-à-dire lorsque la culture scolaire est étrangère aux mœurs et aux mentalités des familles d’où proviennent les enfants, comme cela arrive quand les classes populaires sont entraînées dans la scolarisation généralisée.

     

    Deux remarques utiles concernant cette dernière affirmation. Si j’utilise à l’instant ce terme d’« acculturation », apparu en anthropologie il y a un siècle, pour désigner la rencontre et l’addition (l’intégration plus ou moins forcée, il est vrai) d’une culture non autochtone, c’est aussi pour éviter l’expression de « violence symbolique » qui, à une autre époque, dans la théorie de Bourdieu et Passeron (voir La reproduction, Editions de Minuit, 1970), en décrivant le même processus, a contribué à dessiner, forcément associée à cette notion de violence, une figure d’élève victime.

    Autre remarque. Je viens d’employer l’idée d’acculturation d’une façon un peu légère, en faisant comme si la notion de culture qu’elle contient était elle-même évidente, univoque, facile à définir. Or rien n’est moins sûr. Sachez qu’il y a dans les sciences sociales et depuis longtemps, de vifs débats sur cette définition. Un courant comme les cultural studies anglo-saxonnes notamment, refuse une définition essentialiste, qui supposerait que, pour un groupe donné, la culture est à jamais fixée dans une tradition immuable, et donc intégrée de façon homogène par tous les membres du groupe concerné. Ce débat n’est pas clos. On l’entend dernièrement à propos du livre d’Hughes Lagrange, Le déni des cultures (Le Seuil, 2010), ouvrage qui constate le fort taux d’échec scolaire et de délinquance observé dans la population des jeunes des cités issus de l’immigration sahélienne, et qui cherche à expliquer ce phénomène moins par la situation structurelle de ces catégories (misère sociale, discriminations, etc.), que par l’influence d’une culture d’origine qui entre en conflit avec les normes et les valeurs de la société française. On peut prendre connaissance de cette importante discussion, à propos de ce livre intéressant, dans un article critique de Didier Fassin, suivi de la réponse de H. Lagrange, deux textes publiés par la Revue française de sociologie d’octobre-décembre 2011, n° 52-4.

     

    L’autorité privée de fondement disais-je… J’essaye de comprendre les situations où les maîtres n’obtiennent ni l’adhésion ni la confiance de certains élèves ou de certaines familles (en soulignant « certains », vous voyez que, là encore, j’évite soigneusement de généraliser !), parce que celles-ci n’accordent pas le moindre crédit à leurs valeurs. Concernant les instituteurs ruraux du XIXe siècle que nous avons aperçus plus haut, la tension est d’autant plus forte qu’elle naît du « choc » (c’en est un !) de la culture de l’écrit avec les traditions orales, ce qui, en matière d’acculturation, n’est pas rien… Bref, le conflit se loge dans la réalité de l’école populaire, depuis ses origines chrétiennes, et avec ses évolutions libérales puis républicaines. Même quand le contexte est favorable (demande des familles, espérance dans la promotion sociale par l’école, etc.), mais que l’écart culturel est réel, j’y insiste, ce désaccord est toujours possible. Dira-t-on que l’autorité des maîtres est détruite par le rejet ou l’hostilité ou l’indifférence des élèves (l’absentéisme etc.)? Non, parce qu’en réalité, l’autorité n’a pas véritablement été en mesure de se constituer comme telle, même si ont été mises en œuvre toutes les procédures institutionnelles d’habilitation et de légitimation des enseignants, qui ont une grande part dans la formation de la croyance des familles. (Nous verrons que ces remarques fournissent un élément de plus pour une définition de l’autorité). Bien évidemment, le contexte des actuelles zones sensibles a des particularités, économiques au premier chef (ne jamais oublier le chômage dramatique depuis 40 ans), qui, pour certaines familles et certains jeunes, brouillent, c’est le moins qu’on puisse dire, la signification des normes scolaires, et rendent la distance avec ces normes quasi infranchissable, ou du moins c’est ce que ces jeunes peuvent éprouver.

    En m’exprimant de la sorte, je ne dis pas que rien n’est envisageable pour surmonter les conflits ; et, en plus, je n’oublie certainement pas que, bien souvent, à l’inverse, les processus d’éducation et d’acculturation ne se heurtent à aucune réticence, à aucune résistance, si bien que l’autorité des maîtres s’exerce alors de façon presque naturelle pourrait-on dire, grâce à la connivence des intéressés, qui tablent d’ailleurs sur les diplômes et d’autres bénéfices que l’éducation publique leur fournira sans doute à la sortie…

    Evoquer les déterminismes sociaux et culturels des situations éducatives, donc les rapports de force qui les traversent, me procure la désagréable impression de vous asséner une insondable banalité sociologique, à peine digne des élèves de Terminale. Je sais en outre que ces déterminismes collectifs se combinent avec des particularités psychologiques créées par toutes sortes d’histoires familiales et de trajectoires biographiques très complexes et difficiles à démêler. Je pense par exemple à cette catégorie d’élèves qu’on appelle « décrocheurs » (autre catégorie, en intersection avec celle des élèves difficiles), désireux de s’affranchir au plus vite de la contrainte scolaire, volontaires pour des abandons précoces d’étude, découragés de tout espoir de diplôme. Cependant, je n’ai pas de scrupules à « sociologiser » mon propos ; et je maintiens qu’on a tout intérêt à réintroduire dans la discussion sur l’autorité ce point de vue dont certains bons esprits ne veulent plus entendre parler, craignant que, par ce biais, on ne rende plus les fauteurs de troubles responsables de leurs actes, qu’on les traite par conséquent, là aussi, en innocentes victimes, et qu’on justifie ainsi la haine de l’école, de la culture scolaire et des professeurs. Mais il est facile d’éviter cette déviation du bon sens (je m’en suis défendu ci-dessus).

    Voilà ce à quoi nous rendrait aveugles la plainte sur le déclin de l’autorité :  que l’éducation scolaire et les maîtres qui en ont la charge, n’ont pas et ne peuvent pas avoir d’autorité en tous lieux, de tous temps et en toutes circonstances ; ou du moins, qu’ils ne peuvent l’établir (ou la « rétablir ») par décret. Ceci implique que l’autorité s’exerce en s’exposant à sa propre perte. J’en suis désolé pour celles et ceux qui nourriraient de belles espérances à ce sujet. Mais surtout… que ceci n’empêche personne de réfléchir et d’agir!

     

    2) REMARQUE SUR L’USAGE DE L’AUTORITE DANS L’EDUCATION NOUVELLE. La potentialité conflictuelle de l’éducation doit d’autant plus être rappelée qu’elle disparaît derrière l’éducation achevée, accomplie, lorsque l’autorité a été réellement acceptée et, dans ce cas, l’obéissance parfaitement consentie. Ce genre de réussite ne doit donc pas créer l’illusion d’une éducation et d’une autorité qu’on pourrait prémunir contre tous les risques et qui seraient libérées de toutes les épreuves.

    Cette remarque m’incite à dire un mot sur ce qu’on appelle l’Education nouvelle, ces courants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, que l’on dit issus d’une tradition fixée de Rousseau jusqu’à Piaget, et qui sont liés aux noms d’Ovide Decroly en Belgique, de Maria Montessori en Italie, d’Adolphe Ferrière en Suisse, ou de Célestin Freinet en France (parmi bien d’autres). On attribue en général à ces pédagogues une attaque frontale contre le principe même de l’autorité en éducation. Cette hypothèse est soutenue par M. Gauchet, dans son « Esquisse d’une histoire des critiques de l’autorité en éducation » (in Conditions de l’éducation, op. cit.). Je ne dis pas que la proposition est fausse, d’autant que les auteurs incriminés ont dénoncé de façon apparente, parfois l’autorité stricto sensu, ce qui est très clair chez Freinet, et plus souvent l’autoritarisme et la brutalité des châtiments infligés aux enfants. Mais je pense plus juste de dire que l’Education nouvelle, en pratique, loin de renverser le principe d’autorité comme tel, nourrit l’espoir (et l’illusion ?) d’une éducation sans conflits, c’est-à-dire d’une autorité qui serait assez habile pour ne plus soulever d’opposition. Pour le démontrer, je vous propose de rendre visite à ce monument de l’histoire éducative, le livre de Rousseau, Emile ou de l’éducation (1762). Regardons en particulier ce passage souvent commenté du Livre II, où l’on assiste à la mise en œuvre d’une mesure stratégique par un précepteur, Rousseau soi-même, qui cherche à contenir un enfant indocile, rebelle, près de s’aventurer tout seul dans la rue. Je cite dans l’édition Garnier-Flammarion de 1966. En quoi consiste cette stratégie ? Elle a trois temps :

    1. La liberté de l’enfant est première ; on le laisse donc assumer sa fantaisie, et il peut à son gré sortir de la maison.

    2. Mais le maître organise l’environnement pour que, devant les dangers, l’enfant éprouve bientôt sa faiblesse, qui est dans l’ordre naturel des choses. Les gens alentour ont été prévenus, et, au passage du garçon, ils prennent des mines appropriées pour faire entendre des propos bien sentis : « Voisin, le joli monsieur ! où va-t-il ainsi tout seul ? il va se perdre (…) Voisine, gardez-vous en bien. Ne voyez-vous que c’est un petit libertin qu’on a chassé de la maison de son père parce qu’il ne voulait rien valoir ?... » (p. 155). Bref, explique Rousseau : « tout était préparé d’avance… » (p. 155). Je souligne cette formule saisissante, qu’il ne faut plus oublier.

    3. L’enfant finit donc par s’effrayer, il admet son imprudence et son ignorance, et, penaud, il rentre au domicile paternel. Ainsi, conclut Rousseau, « la leçon lui venait de la chose même ». (p. 156).

    En résumé, l’enfant, d’abord libre d’agir, est confronté malgré tout, au terme d’une expérience sensible, intime, qui inclut la peur et la souffrance, à une loi qu’il reconnaît utile à sa propre préservation. Au début de la séquence, l’autorité semble se retirer devant la liberté de l’enfant : «  ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. » (p. 129). Mais par la suite, l’autorité est récupérée par l’adulte, si je puis dire, sur un autre mode : « Sans doute [l’enfant] ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse » (p. 150) – autre formule étonnante.

    Voilà très précisément ce qui nous fait entrevoir l’idéal d’une éducation et d’une autorité exonérées de toute résistance et de tout conflit, parce que, en confrontant l’élève à des nécessités naturelles, elles se produisent hors du face à face des volontés. Et là se révèle un fantasme de toute puissance. Pas de commandements, pas d’ordres, pas de menaces, nul besoin de punitions, rien de tout cela ;  mais en revanche, un projet de maîtrise absolue, totale pourrait-on dire, puisqu’elle « captive » la volonté… Je vous laisse apprécier ce projet, où sans doute se fait jour une des grandes contradictions de la pédagogie libérale : plus les enfants sont libres, et plus nous veillons sur eux, plus nous organisons autour d’eux l’ensemble des circonstances qu’ils doivent d’après nous rencontrer pour évoluer… conformément à nos desseins. Autre manière de le dire : l’expression « éducation libérale » est proche de l’oxymore. Certains diront même : ça n’existe pas (voir aussi une remarque de Bourdieu et Passeron, qui citent Durkheim, dans La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Editions de Minuit, 1970, p. 32) !

     

    Sachons toutefois que cette conception se retrouve dans la discipline imaginée et pratiquée, dans une certaine mesure (il faudrait voir de près…), par les courants de l’Education nouvelle. Discipline…, logiquement, au sens de l’autodiscipline, réglée sur la nature de l’enfance, sur une loi intérieure, et rendue possible par l’insertion dans un environnement approprié. Pour en juger je vous propose de lire deux autres textes, l’un de M. Montessori, extrait de son ouvrage majeur, la Pédagogie scientifique, la découverte de l’enfant (Bruges, Desclée de Brouwer, 1958, p. 238-239), l’autre de C. Freinet, L’Education du travail, ouvrage posthume (Neufchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967, p. 269). Ce sont deux chapitres sur la discipline, qui se répondent, et dans lesquels on retrouve la problématique rousseauiste : refus des « ordres », des « sermons », ou des « reproches » (Montessori) ; action sur le milieu pour que la discipline soit remplacée « par l’organisation de la vie et du travail en commun » (Freinet) ; sollicitation chez l’enfant d’une « énergie latente » surgie « des profondeurs de l’âme » (Montessori), etc.

     

     

     

    Séance 7

     

    CHAPITRE IV

     

    L’AUTORITE, LES NORMES, LA FAMILLE

     

     

    Au début du chapitre 3 (séance 5), j’ai annoncé que je traiterai successivement le côté des enfants et le côté des adultes. C’est maintenant le moment de nous pencher sur le second côté, et d’examiner la façon dont les adultes s’engagent dans le rapport d’autorité traditionnel ou au contraire s’en détournent. Mais quand je dis : les adultes, je pense d’abord aux parents, avant les enseignants ; tant il est vrai que la question de l’autorité se pose dans la famille avant de se poser dans l’école (cette proposition vaut comme un principe de méthode essentiel à la compréhension du phénomène de crise).

    Mais avant cela, je dois tirer quelques conséquences théoriques des analyses déjà effectuées.

     

     

    INTRODUCTION : L’AUTORITE ET LES NORMES

     

    Dans le chapitre précédent, j’ai pris soin de parler de la discipline en la situant d’abord du côté du pouvoir dans la dualité du pouvoir et de l’autorité. Mais en examinant les situations de conflit, j’ai redécouvert ce que tout le monde sait et ce que le bon sens postule : que les deux ordres de réalité ne sont pas séparés et pas séparables, puisqu’en grande partie (donc : pas entièrement…), l’opposition de certains élèves à la discipline de l’école s’explique par leur négation de l’autorité du professeur. Or cette articulation nous renseigne sur les modes de constitution de l’autorité et par conséquent sur la possibilité pour les maîtres de l’exercer. Voici en quoi.

    En premier lieu, pour que le professeur ait une chance de détenir et d’exercer une certaine autorité il faut d’abord  qu’il se tienne aux actes d’autorité légitimes que l’institution scolaire a prévu, qui relèvent de son programme, et qu’elle a inscrit dans les mœurs collectives. « Actes d’autorité » : une notion pragmatique dont j’expliquerai l’intérêt en conclusion de ce cours. En dehors de ces actes-là, qui sont les moyens de la discipline, on entre en quelque sorte dans ce que les codes juridiques qualifient d’abus d’autorité. En témoignent les procès intentés par les parents aux professeurs qui s’avisent aujourd’hui (pas hier !) de gifler leur rejeton. C’est dans ces termes qu’on peut réfléchir au retrait des actes violents dans l’éducation, depuis deux siècles au moins.

    En second lieu, il faut qu’on reconnaisse dans le professeur une personne qui a elle-même une légitimité à accomplir ces actes, donc à prescrire ce que ces actes enregistrent. A lui et personne d’autre ce rôle peut ou doit revenir. Voir le même genre d’exemple que ci-dessus, le cas typique de l’élève qui rétorque à l’instituteur après une gifle : « vous n’avez pas le droit de me frapper, vous n’êtes pas mon père ! ». Si, cependant, cette reconnaissance se produit, alors l’élève, même s’il outrepasse un commandement du maître, même s’il se révolte contre la punition qu’il reçoit en réponse, peut toujours admettre que le professeur était et reste qualifié pour effectuer cet acte (comme le policier que j’ai imaginé dans le chapitre I, partie 1, au moment où il me dresse contravention). En revanche si cette reconnaissance est barrée, l’autorité est elle-même forclose. Un instituteur du second Empire (un autre que celui entrevu dans le chapitre II) exprime cette idée en se plaignant d’un enfant récalcitrant qui lui rétorque : je ne veux pas être puni, je suis innocent ; vous êtes injuste, je le dirai à mes parents qui le diront à d’autres… »[51].

    En troisième lieu, pour que l’autorité du professeur puisse exister et durer dans l’exercice de la discipline, la même légitimité doit entourer les normes en vigueur dans ce domaine bien délimité – normes de conduite, de langage, d’attitude, d’apparence, etc. Dans le lycée des années 1960, on pouvait encore ordonner à un garçon de se couper les cheveux ou à une fille de faire disparaître un maquillage ostensible ; mais ensuite, ces normes du bon goût et de la décence, si elles n’ont pas disparu, ont dû coexister, de façon souvent conflictuelle, avec les exigences de la stylisation adolescente, et les professeurs ont été privés d’une partie de leur autorité, c’est-à-dire ont été empêchés d’effectuer certains actes d’autorité sur ce plan. Autrement dit, sans la légitimité des normes, ni les actes ni les personnes ne détiennent d’autorité. En raisonnant à nouveau par la contre épreuve, je dirai qu’à l’inverse, s’il y a accord, si les normes prescrites sont légitimes, l’élève qui les transgresse  - en cas de besoin ou de nécessité (quand il exprime d’autres désirs que le travail scolaire, à l’instar de l’automobiliste trop pressé ou trop égoïste) -, admet encore qu’elles s’appuient sur une bonne raison, c’est-à-dire (et ce point est absolument fondamental pour notre compréhension de ces phénomènes), qu’elles traduisent un idéal et une valeur acceptables, désirables, valeurs qui, à un moment ou à un autre, seront bien reconnues dans le répertoire commun des professeurs et des élèves (idem avec le code malmené par l’automobilistes). On saura par exemple que les règles de discipline fondent la possibilité d’une coexistence dans la classe, qu’elles créent les conditions du travail donc de l’apprentissage, etc.

    J’ai avancé depuis le début l’idée qu’un phénomène de croyance est à la base de l’autorité. Je peux maintenant préciser cette idée en disant qu’il y a autorité à partir du moment où certains idéaux et certaines valeurs, objets de croyances, s’incarnent dans des normes, dans les actes qui actualisent ces normes, et dans les personnes qui accomplissent ces actes. Ce qui est en apparence si énigmatique, la soumission volontaire, l’obéissance consentie, ne recèle donc aucun mystère. Et puisque j’avais laissé entendre que nous obéissons, que nous suivons les décrets d’une autorité parce que nous croyons, j’ajoute désormais que nous croyons dans la vérité de l’idéal qui inspire cette autorité et dans la justesse des normes qu’elle énonce et qu’elle impose. Des normes, c’est-à-dire aussi des règles de pensée et d’action (ce qu’il faut faire, ce qu’on doit dire, etc.).

    C’est pourquoi je propose qu’on s’intéresse moins à l’autorité en soi, et qu’on observe peut-être les personnes qui la détiennent, père, chef, juge, maître,  etc., mais bien davantage les actes effectués par ces personnes et, surtout, en bout de chaîne, les normes que ces actes ont pour fonction de faire respecter.

    A quoi peut-on reconnaître qu’une norme fait autorité ? Tout simplement au fait que, lorsqu’elle est en vigueur, elle a à peine besoin d’être prescrite, énoncée : car elle s’impose d’elle-même. Et c’est  ce qui se vérifie dans toutes les situations et dans toutes les relations où une personne détentrice d’autorité obtient sans coup férir le consentement à ses commandements ou à ses recommandations

     

    Remarque. Nietzsche disait quelque chose comme ça, dans Aurore (1879-1881), au § 9, lorsqu’il demandait : « Qu’est-ce que la tradition ? », et qu’il répondait : « Une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui est utile, mais parce qu’elle ordonne » (édition Idées-Gallimard, 1970, p. 28). Formule qu’on ne peut que rapprocher de celles de Durkheim, nombreuses dans L’éducation morale (1904), ou dans cet article de 1906, « Détermination du fait moral » (in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1963, p. 50) : « les règles morales sont investies d’une autorité spéciale en vertu de laquelle elles sont obéies parce qu’elles commandent ». Notez l’usage du mot « autorité », associée dans les deux cas à une idée de l’évidence de sa manifestation.

     

    I

    ETRE PARENT AUJOURD’HUI

     

    Si je ne perds pas de vue le fait que l’autorité, avec les normes qu’elle affirme, sont liées à certaines croyances, je dois aussi ajouter que ces croyances sont en circulation à une époque donnée, donc qu’elles dépendent du contexte (à multiples dimensions) dans lequel ces croyances obtiennent l’adhésion du plus grand nombre. J’ai déjà posé (cf. séance 6, fin du § 1) que cette relativité historique et sociologique devrait se trouver au centre de la réflexion sur de l’autorité et sa crise. En fonction de ce qui précède, je dirai maintenant qu’il y a crise de l’autorité à partir du moment et dans la situation où les normes et les règles ne s’imposent plus d’elles-mêmes, ce qui revient à dire : lorsque, ayant perdu leur substance idéale, elles s’effacent ou se retirent des croyances collectives. C’est à établir ce constat, dans le domaine singulier de l’éducation et de la discipline  familiales actuelles que je vais consacrer le présent chapitre. Amie lectrice, ami lecteur… peut-être fourvoyé(e) sur ce blog, si j’ai été clair, et si nous sommes d’accord sur ce qui précède, nous seront d’accord sur à peu près tout ce qui va suivre.

    Je laisse de côté les questions que l’histoire, la sociologie et la psychologie sociale permettraient de poser au sujet de la formation, de l’apparition et de la disparition des normes. Pour avoir une vague intuition de ces phénomènes, vous pouvez penser simplement à ce qu’on entend sur certains soi-disant « tabous » qui sont levés (par exemple en matière de lien conjugal, de sexualité etc.), tandis que d’autres apparaissent (dans nos soucis à l’égard des enfants, etc.). Cette dynamique peut être très conflictuelle, et elle l’est le plus souvent, car les normes et, derrière les normes, les idéaux qui les fondent, ont toujours une fonction identitaire : les gens s’y reconnaissent, y investissent leurs sentiments, y construisent des images d’eux-mêmes, si bien qu’ils se sentent agressés par les normes contraires à celles qui structurent leur vie. On en a un bon exemple avec les normes des choix sexuels ; confer les débats toujours vifs concernant l’homosexualité et la perception des personnes homosexuelles. En étant encore plus terre-à-terre, on pourrait parler des simples normes de présentation physique de soi (coiffure, vêture, etc.). Je pense à une savoureuse ( ?) émission de « télé réalité », où l’on voyait une dame de la bonne société, au style très BCBG, contrainte de passer une semaine de vacances dans un camping populaire…Vous imaginez le choc des identités et ses conséquences sur le moral de la personne immergée dans un milieu si étranger à ses habitudes et si éloigné de ses goûts.

    Alors, où en sommes-nous avec l’éducation ? Il faut bien parler d’une évolution des normes en vigueur dans nos rapports avec les enfants, et plus précisément des règles de discipline qui, dans la famille et à l’école, structurent la socialisation de l’enfance et la jeunesse en général. Je précise qu’il s’agit à l’école, on l’a vu dans le chapitre précédent, d’une discipline collective, ce qui n’est pas  tout à fait le sens que pourrait prendre le mot discipline dans la vie de famille. Toutefois, dans un premier temps, je n’ai pas besoin de tenir compte de cette différence.

     

    1) QUELQUES DONNEES GENERALES SUR LES CARACTERISTIQUES ET LES EVOLUTIONS DE LA FAMILLE. Je m’appuie sur une littérature que les sciences sociales ont abondamment fournie ces dernières années. J’utilise et je recommande en particulier : Anthony Giddens, La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, 1992 [2004 pour la traduction française, Paris, Hachette] ; Irène Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui, éd. Odile Jacob (1998 ; c’est un rapport à la ministre de l’Emploi et de la solidarité, Martine Aubry, et au garde des Sceaux, Elisabeth Guigou) ; Daniel Dagenais, La fin de la famille moderne. La signification des transformations contemporaines de la famille. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000 ; Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre, Martine Segalen, Le nouvel esprit de famille, Paris, O. Jacob, 2002 ; Paul Yonnet, Le recul de la mort, Paris, Gallimard, 2006. Et pour finir l’excellente synthèse d’une excellente spécialiste : Martine Ségalen, A qui appartiennent les enfants ? Paris Taillandier,  2010 : lisible y compris par des non spécialistes.

    Il faut dire d’abord que c’est bien évidemment la tendance individualiste qui, depuis 50 ans au moins, accélère les évolutions de la famille nucléaire conjugale. Je rappelle à ce propos ce que j’ai dit dans la séance 2 (chapitre I, partie II) : il faut entendre par ce mot d’« individualisme » d’une part l’autonomie dont jouissent les individus dès lors qu’ils possèdent des droits et des capacités indépendamment de ce qu’exige(nt) leur(s) groupe(s) d’existence ; d’autre part, en conséquence, le nouveau lien que ces individus entretiennent avec ces groupes, puisque ces groupes, les individus peuvent les juger, les critiquer, ils peuvent s’en séparer, ou même les construire dans le sens qui leur convient. (Un petit article synthétique très précis et exact sur ces sujets peut vous aider : « La famille à l’heure de l’individualisme », par Jean-Hughes Déchaux, in Projet, juin-juillet 2011, n° 322). Comment évoluent en ce sens les contextes familiaux? On pourrait penser que la tendance individualiste aboutit à ce que l’élément de base de la société ne soit plus la famille mais l’individu lui-même, avec ses intérêts, sa recherche du bonheur, son indifférence aux intérêts collectifs, etc. Et si on pense cela, on en déduit qu’un tel individualisme détruit la famille. Mais, comme je viens de l’indiquer, et comme l’explique I. Théry (citée plus haut, p. 16 et suiv.), il faut analyser la situation de façon plus nuancée et considérer qu’on assiste plutôt à l’établissement de nouveaux rapports entre l’individu et la famille. Concrètement, les individus restent attachés à la famille (et tout montre cet attachement, contrairement à ce que supposait le débat sur la « mort de la famille »), mais ils développent en son sein des comportements nouveaux, pour y satisfaire d’autres intérêts, d’autres désirs, pour profiter de droits nouveaux, etc., toutes choses auxquelles, auparavant, la vie familiale ne permettait pas d’accéder. Ceci nous mène à la question suivante : dans le courant individualiste, ce courant de conquête de possibilités de choix, donc de conquête de droits par les individus et pour les individus, quels sont les revendications et les droits qui vont transformer les conditions et l’organisation même de la famille ? Je réponds en deux temps.

    a) C’est d’abord, pour les femmes, la possibilité d’être traitées à égalité avec les hommes. Première grande révolution individualiste : l’égalisation des statuts de l’homme et de la femme, effet de ce qu’on appelle la libération des femmes. Prennent fin la hiérarchie et les conditions anciennes de la domination masculine sur la famille. Il faut se souvenir  que le droit de vote est accordé aux femmes en 1945 (ce qui invalide le modèle de la femme sous la tutelle de l’homme - et du mari) ; que les femmes entrent massivement dans le salariat à partir des années 60 (ce qui, de fait, relègue aux oubliettes le modèle de la femme au foyer) ; que la scolarisation des filles rattrape au cours du XXe siècle celle des garçons, notamment dans l’enseignement secondaire (les lycées de filles n’ont été créés qu’en 1880 par la loi de Camille Sée). Pour être complet, je mentionne aussi les progrès de la médecine (il est nettement moins dangereux d’accoucher, par exemple), et les progrès de ce qu’on appelle le « confort moderne », qui allège les tâches ménagères  - à supposer qu’elles soient toujours dévolues aux femmes. Enfin, on ne doit pas oublier que  l’« Etat providence » assure des fonctions d’aide pour la prise en charge des enfants : crèches, écoles maternelles (très présentes en France), sans parler des divers soutiens thérapeutiques pour les mères en difficulté. Au point qu’on assiste à une « socialisation » de la reproduction[52]. Notez au passage que ces progrès sont à double détente : d’un côté les femmes sont aidées, et d’un autre côté cela crée des emplois auxquels elles peuvent prétendre.

    Le Code civil enregistre ce nouveau statut des femmes dans la famille. Je cite là aussi, pour mémoire, les principales dispositions adoptées depuis 50 ans. La loi du 13 juillet 1965 réforme les régimes matrimoniaux  (l’art. 216 décrète que « Chaque époux  a la pleine capacité de droit »). Le 4 juin 1970, on remplace la notion de « chef de famille », et donc celle de puissance paternelle, par la notion d’« autorité parentale », laquelle, en outre, s’applique aussi bien  à la mère qu’au père ; d’où l’art. 213 : « Les époux assurent ensemble la direction  morale et matérielle de la famille » - même si, en cas de désaccord sur le lieu du domicile, c’est encore le mari qui décide (supprimé en 1975). La loi du 11 juillet 1975 instaure le divorce par « consentement mutuel », et met fin au dogme de l’indissolubilité du lien conjugal. D’autres mesures vont dans le même sens : en 1987, on décide que l’autorité parentale s’exerce de façon conjointe, même si les parents ne sont pas mariés ; en 1999, on crée le PACS, contrat de vie commune sans passer par le mariage (prévue pour les couples homosexuels, le PACS est choisi en grande majorité par des couples hétérosexuels) ; en 2001, on peut donner à un enfant aussi bien le nom du père que celui de la mère, ou encore les deux associés.

    b) Cette égalisation-libération des femmes accompagne l’évolution des mœurs, souvent qualifiée de « révolution », en particulier sur le plan sexuel. Il s’agit là aussi d’accéder à des libertés nouvelles, et aussi à des droits, même si ce n’est pas toujours une question de lois mais plutôt, comme je le suggère à l’instant, une question de mœurs. La société devient « permissive », elle admet des choix jadis proscrits, si bien que se desserrent les anciennes contraintes, qui couvraient de honte et d’opprobre les femmes seulement soupçonnées d’éprouver un attrait pour la sexualité (ce qui heurtait le modèle bourgeois de la mère). Au centre de cette révolution, il y a bien sûr la pilule dite « anticonceptionnelle », qui permet aux femmes d’éviter les grossesses, de faire des enfants seulement si elles le veulent, et finalement, en théorie au moins, d’envisager leur vie sexuelle sur le même mode que les hommes, c’est-à-dire sans la faire coïncider avec le mariage. La virginité n’est plus sacralisée (c’était une norme de provenance religieuse), et c’est sans doute là un signe probant de l’accès  des femmes, depuis quelques décennies, à une véritable liberté sexuelle. On a là-dessus des enquêtes effectuées dans plusieurs pays[53]. Il y a 50 ans, la plupart des jeunes filles s’abstenaient de relations sexuelles, du moins de relations « complètes », avant le mariage. Aujourd’hui, il est parfaitement admis (sauf dans certains milieux…) que l’expérience sexuelle avant une union conjugale durable est une expérience normale et même recommandée (on sait par ailleurs que les jeunes femmes ont souvent, beaucoup plus que les garçons, le souhait de fonder l’activité sexuelle sur l’amour). Cela dit, est-ce que les anciennes réticences de la société envers la sexualité des femmes ont entièrement disparu ? Sans doute pas.

    Pour résumer le sens de cette révolution sexuelle qui égalise les femmes et les hommes, on peut dire que les femmes, grâce à la contraception, sont libérées de la peur, pourrait-on dire, peur de « tomber » enceinte à la suite d’un rapport sexuel, peur des difficultés liées à l’accouchement, etc. S’il y a révolution, et elle est immense en l’occurrence, c’est celle de la procréation choisie et maîtrisée, qui supprime une fatalité qui pesait sur les femmes depuis les origines de l’humanité. Là aussi, où quelque chose que l’on subissait devient quelque chose que l’on maîtrise., se révèle la dimension individualiste de ces changements très profonds. Les progrès de la médecine et l’apparition des techniques contraceptives (très efficaces) ont donc délié sexualité et procréation. Et puisqu’on peut aussi faire des enfants sans qu’il y ait sexualité, grâce à la procréation médicalement assistée, la séparation de la sexualité et de la reproduction est complète. C’est une rupture inouïe dans l’histoire biologique et psychologique de l’humanité.

     

    2) LA FAMILLE POSTMODERNE. En gardant à l’esprit ces deux séries de données, la dynamique de l’égalité et la révolution sexuelle, je reviens à la famille afin d’y mesurer les changements intervenus depuis 50 ans. Ceci me permettra de saisir en conclusion la nouvelle donne en matière d’éducation des enfants.

    a) La famille conjugale « postmoderne » présente de grandes différences avec la famille conjugale classique, d’autrefois, puisque les personnes qui la composent peuvent assez facilement se désunir, puis reformer avec d’autres « partenaires » une autre cellule, avec des enfants qui proviennent de l’une ou l’autre des deux familles de départ, ou des deux. Voilà pourquoi se répandent les familles dites « recomposées » (ce n’est pas une nouveauté non plus !), et pour les  mêmes raisons, les familles monoparentales, quand il n’y a pas de recomposition après séparation. Il faudrait aussi évoquer les couples non cohabitants, les couples sans enfants qui sont plus nombreux qu’autrefois, et, aujourd’hui, les couples homosexuels qui peuvent avoir des enfants par divers moyens. On pourrait parler d’une famille devenue modulable. Quelques chiffres pour fixer ces constats : 2/3 des enfants de parents divorcés ou séparés vivent dans des familles monoparentales (85% de ces enfants sont avec leur mère… et 40% voient leur père tous les 15 jours ou toutes les semaines ; ¼ ne voient plus leur père du tout) ; et moins d’un tiers (28%) vivent dans des familles recomposées. Je tire ces chiffres de l’ouvrage collectif intitulé Familles, aux éditions Sciences humaines, 2002, p. 207.

    b) Sur le plan de la conjugalité, quelles sont les conséquences de ce qui précède ? D’abord les progrès de la divortialité : un mariage sur trois se termine désormais par un divorce (un sur deux en île de France ; et dans 75% des cas, le processus du divorce est enclenché à l’initiative des femmes…). Ceci démontre que les liens conjugaux, parce qu’ils relèvent d’un contrat entre partenaires égaux et libres, peuvent toujours être dénoués comme ils ont été noués. D’où le divorce par « consentement mutuel » (1975). Ensuite, logiquement, la nuptialité régresse. On se marie de moins en moins et il y a de plus en plus de cas de concubinage dits de « vie maritale » - ce que le droit intègre grâce au PACS. Enfin, dans ces conditions, il y a de plus en plus de naissances hors mariages (ce qui aurait donné auparavant des « enfants naturels » : sans droits !). C’est plus de 40% aujourd’hui ; 360 000 enfants en 2001 sur 804 000 ; 50 ans plus tôt ils n’étaient que 50 000 (c’est moins dans certains pays comme l’Allemagne ; mais c’est davantage dans d’autres pays comme la Suède : plus de 50%).

    Au total, je dirai avec I. Théry que la vie familiale ne se confond plus avec ce qui a pu être, au sens strict, un foyer. La famille nucléaire d’aujourd’hui, par différence avec sa forme classique, c’est le couple et sa recherche du bonheur à deux. Et si on fait des enfants, c’est pour remplir ce programme eudémoniste. Les enfants sont un élément, si je puis dire, et en l’occurrence l’élément central, du projet d’être heureux ensemble. L’important, dans et pour le couple, ce sont les relations entre les personnes et non plus les relations des personnes avec une lignée, avec les ascendants ou avec le patrimoine transmis par les ascendants. C’est en quoi l’on voit à l’œuvre, à nouveau, la tendance individualiste. (Je ne nie pas qu’on puisse avoir des soucis économiques s’il y a des difficultés, etc. ; mais ce genre de préoccupation n’est pas un fondement de la famille).

    c) Sur le plan des modes d’être ordinaires, il apparaît que la vie familiale, cette vie privée qui se déroule dans l’espace psychosocial et psychoaffectif de l’intimité conjugale, a des fonctions individualisantes encore plus fortes. Cette hypothèse, très importante pour notre sujet, est facile à comprendre. Si le bonheur familial relève de l’affectivité, des sentiments  investis dans les relations existants à l’intérieur du couple comme entre les parents et les enfants, alors ce bonheur n’est pas d’abord objectif, comme serait la possession, la préservation et la transmission  d’un patrimoine, mais c’est un bonheur subjectif, c’est-à-dire relatif à ce qu’on juge bon ou bien pour soi, et donc, accessoirement, à ce qu’on ressent. C’est un bonheur qui dépend de ce qu’on est et de ce qu’on vit à un moment donné, dans des circonstances précises. Pour cette raison, la vie dans cette famille postmoderne exige que, en permanence ou presque, on se pose des questions, on s’examine, on réfléchisse sur soi-même, sur ses sentiments, sur ses motivations, sur ses attitudes, sur ses réactions vis-à-vis des autres, sur les réactions des autres vis-à-vis de soi, sur son image auprès des autres, etc. Bref dans cette vie, on ne cesse de s’expliquer avec soi-même, de s’interroger sur ce qui va et sur ce qui ne va pas en fonction de telle ou telle conjoncture. Et comme il y a toujours un écart entre ce qu’on espère obtenir de la vie et ce qu’on en obtient réellement, ceci relance en permanence notre perplexité sur notre vie et notre « vécu ».

    Conséquence de cette observation. Plus encore que par le passé, à l’origine de la famille moderne (cf. Ph. Ariès), la vie familiale développe l’expression de soi, et aiguise la conscience d’être des individus, avec des particularités visibles. Ceci va dans le sens d’une personnalisation. Chacun d’entre nous veut se scruter, se sonder, donc aussi développer et affirmer sa personnalité. Par là s’explique le succès du thème : « être soi-même » (« Excusez-moi, dit l’un, je n’étais pas moi-même lorsque j’ai fait ou dit telle chose » ; « ça ne me ressemble pas », dit l’autre…). Tout le monde veut pouvoir dire : voilà ce que je suis. C’est là une tendance que je dirai cette fois hyper individualisante. Aujourd’hui, chacun d’entre nous peut et doit construire un récit de soi-même. D’ailleurs, la littérature que la librairie nous offre ces dernières années est pleine de ces récits qui s’inscrivent dans le genre nouveau de l’autofiction L’intimité postmoderne conduit ainsi à une quête d’identité ; elle est un facteur de développement du moi, de l’ego, voire du narcissisme[54]. La famille lance les individus que nous sommes dans le « projet réflexif » d’une « construction du moi »[55]. Mesurez bien la portée de ce phénomène, par comparaison avec la situation ancienne. Cela confirme que notre identité, comme notre statut dans la société, ne nous sont plus attribués de l’extérieur ; que notre identité ne nous est plus délivrée de façon  traditionnelle, autoritaire, par le groupe. Notre identité, notre personnalité, il nous appartient désormais, dans une large mesure, de la produire, de la faire évoluer, de la transformer.

     

    Remarque. J’ai fait allusion à la production littéraire. Mais on voit avant tout ces choses à la télévision. Ce que je suis, ce que je veux, ce que j’ai à donner aux autres, ce que je souhaite recevoir d’eux, etc., c’est précisément dans la télé-réalité qu’on assiste à ces questionnements. Un reality show, c’est une émission où les gens, certes, exposent leur vie privée, leur vie intime (c’est donc bien la grande affaire), mais aussi où ils font entendre leurs réflexions et leurs commentaires sur eux-mêmes, leurs sentiments, leurs décisions, leurs relations, etc. Dans le même esprit, il y a des émissions plus documentaires qui nous conduisent à l’intérieur de certaines familles, pour les voir vivre, avec leurs qualités et leurs défauts (surtout leurs défauts !). Vous voyez à quel point la vie de famille est devenue infiniment bavarde si je puis dire… C’est bien ce qui éveille notre curiosité, et, avouons-le, notre voyeurisme. S’il y a, en outre, au cinéma, un réalisateur que ces tendances inspirent, et qui les exprime avec un humour réjouissant, et à un niveau bien supérieur à celui de la télé, c’est Woody Allen. Dans l’un de ces derniers films (Vicky, Cristina, Barcelona, 2008), on voit des gens pris dans diverses situations de couples à deux, à trois etc., qui s’interrogent sans cesse et qui, par leurs interrogations et leurs réponses, font sans cesse évoluer leurs relations, parfois en prenant des décisions inattendues…

    J’attire aussi votre attention sur le fait que, une fois de plus, la technologie arrive à point nommé pour augmenter nos capacités d’expression en amplifiant et en légitimant les tendances individualistes dont je parle, ces désirs, le besoin d’expression de soi, et cette quête d’identité. Je viens d’évoquer la télévision, mais je pense aussi à l’Internet et aux « blogs », ou à « Face book », etc. Regardez notamment les blogs adolescents, vous y verrez la prédilection de cette classe d’âge pour l’expression personnelle et tout le contenu « relationnel » qui l’anime. Ceci explique de nombreux comportements des jeunes entre 11-12 et 20-22 ans…

    Mais tout ceci, on le devine sans mal, ne comporte pas qu’une face positive ; il y aussi une face négative qui, d’ailleurs, régale les téléspectateurs. Car, dès lors que la vie de famille est un projet de bonheur, et un projet qui est toujours à améliorer, nécessairement inabouti, inachevé, dès lors également que notre personnalité est une élaboration dont nous sommes responsables, eh bien, nous sommes en même temps exposés au risque d’échec, et nous sommes le plus souvent face à des épreuves - légères ou redoutables. Les questions et les interrogations sur soi-même peuvent avoir une portée dramatique, peuvent causer (ou être causées par) des situations d’échec, voire de désastre. Du coup, ces interrogations sur soi, c’est précisément ce que prennent en charge les psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes, etc. Et qu’est-ce qui fait la particularité de l’intervention thérapeutique dans ce cas ? C’est précisément qu’elle permet au sujet de modifier son récit de soi-même, en allant rechercher dans le passé les explications probables des difficultés du présent[56].

     

    d) Concernant ce qu’il est convenu d’appeler la « parentalité », c’est-à-dire le statut qu’endossent et la fonction qu’assument le mari et l’épouse dès lors qu’ils ont des enfants et se proposent de les élever, les changements ne sont pas moindres. On est à l’époque, disais-je plus haut, des enfants qu’on désire, des enfants attendus pour le bonheur du couple, et pas pour d’autres raisons. Autre donnée inédite  dans l’histoire de la civilisation : « L’enfant est le fruit du désir d’enfant » dit P. Yonnet dans une heureuse formule[57]. C’est dire que la parenté dépend elle aussi des sentiments à la base de l’alliance conjugale : elle devient subjective. D’autant plus dans les familles recomposées, puisque le rôle de père peut être tenu par le nouveau mari ou compagnon de la mère, et réciproquement (sans parler des adoptions, des accouchements sous x, des fécondations in vitro, etc.). Côté homme, je l’ai montré, la fonction paternelle n’est plus - ou est moins - attachée à la lignée et à la transmission du patrimoine. Côté femme, le rôle de la mère est redéfini à la fois parce qu’il n’est plus dicté par le mari (l’épouse partage l’autorité avec l’époux), et parce qu’il acquiert une plus grande importance dans le processus de la personnalisation affective des rapports  à l’enfant (je suis l’analyse d’I. Théry, p. 29). Ce rôle explique la tendance des femmes à « scientificiser » l’éducation par le recours, si besoin est  à des professionnels, ou en cherchant des informations et des conseils dans des magasines spécialisés, etc.

     

     

     

    Séance 8

    (suite du chapitre IV)

     

    II

    DE L’AUTORITE A L’AUTONOMIE ?

     

     

    Les analyses qui précèdent ont confirmé l’hypothèse énoncée en introduction de ce cours en référence à Tocqueville (séance 2, fin du point 2/b/). Je reprends cette hypothèse, en la formulant, comme suit, de façon un peu différente  : premièrement, dans la nouvelle structure familiale, il y a bien un retrait de cette autorité traditionnelle que le pater familias exerçait aussi bien sur l’épouse que sur les enfants ; et secondement, ce retrait s’effectue au profit d’un type d’éducation qui accorde aux enfants la plus grande autonomie possible - et je dirai même : qui entend cultiver toutes les dispositions (notamment cognitives et morales) indispensables à l’usage de l’autonomie. Maintenant je vais étayer un peu plus cette affirmation pour clarifier la dualité de l’autorité et de l’autonomie dans la famille postmoderne. Pour ce faire, je me contenterai de tirer les conséquences des analyses de la première partie (séance 7). Je n’ajouterai donc pas grand-chose, sur le fond, aux arguments que j’ai déjà exposés.

    Je prends aussi la précaution de dire que les remarques qui suivent dégagent des tendances générales de l’éducation familiale de nos contemporains ; je me propose de dessiner un schéma, de restituer une logique, ce que je n’ose pas appeler un idéaltype (on trouvera cela, fort bien fait, dans le livre de D. Dagenais, – ouvrage qui comporte de très précieuses analyses). Comme mes indications vont rester assez abstraites, on pourra dire que le trait  est trop appuyé et me renvoyer des exemples divergents. Je les accepte par avance. Je cherche à expliquer un courant d’évolution et, par conséquent, je ne prétends pas que, dans l’éducation réelle d’aujourd’hui, tout s’accorde à la logique que j’essaye de saisir. C’est pourquoi, à la suite, je vous proposerai quelques lectures sociologiques qui apporteront les indispensables nuances.

     

    1) TROIS CAUSES DE L’EVOLUTION VERS L’AUTONOMIE DANS L’EDUCATION.

    a) La première évolution à prendre en compte, c’est celle de la dimension contractuelle de la famille (le contrat de mariage avait déjà retenu l’attention de Durkheim et, avant lui, de  Tocqueville[58]). De cette évolution, on a un indice typique avec la clause du divorce par consentement mutuel (loi du 11 juillet 1975), par quoi l’engagement volontaire des époux devient résiliable… à volonté, dirai-je et, surtout, à égalité. J’avais en outre formulé dans l’introduction la thèse que si la hiérarchie conjugale est remplacée par une sorte de partenariat, alors les parents ne règlent plus l’exercice de leur « parentalité » sur une figure patriarcale et autoritaire. C’est pourquoi ils admettent des négociations, des discussions, et presque des procédures de décision démocratique dans la famille[59]. Les enfants ont désormais voix au chapitre, sur une foule de sujets, parfois très ordinaires (observez, dans les supermarchés, la façon dont les mères invitent les enfants à choisir desserts et friandises, alors même que ces enfants savent à peine parler…), parfois pour prendre des décisions bien plus importantes, comme le choix de vivre avec la mère ou le père en cas de divorce, ce qui est prévu par la loi, à partir de 11 ans (voir sur ce point la Convention internationale des droits de l’enfants, ratifiée par la France en 1990).

    Dans le domaine de l’éducation comme en d’autres domaines de la vie sociale et de la vie dans les institutions, nous sortons… que dis-je ? nous sommes bel et bien sortis d’une culture de l’obéissance. Songez à la distance qui nous sépare de l’article 213  du Code civil de 1804, le Code Napoléon, ainsi formulé : « Le mari doit protection à sa femme, et la femme obéissance au mari »…[60] Pensons aussi - j’en ai parlé très vite dans mon introduction (séance 1)-, à la mésestime de la discipline et des hiérarchies militaires, qui avaient longtemps fourni une référence forte et fiable, admise dans la pensée républicaine, pour le pouvoir en général et le pouvoir éducatif en particulier (c’est dire que l’armée, du moins son image, ne subit pas seulement le contrecoup de l’écroulement de 1940, puis des errements de la Quatrième et de la Cinquième République dans les guerres de décolonisation). La « révolte » juvénile de mai 1968 est d’ailleurs l’un des moments clef de ces changements, tant elle a usé - d’aucuns diront « abusé » -, de slogans anti autoritaires, précisément. La formule « Il est interdit d’interdire », est restée à ce titre dans les annales (mais on en a peut-être oublié sa dimension ironique lorsqu’on fait mine de croire qu’elle a causé un déclin général de l’éducation et de la discipline).

    b) Un deuxième facteur d’évolution de l’éducation familiale réside dans le fait que l’enfant n’est plus appelé à prolonger une lignée et à continuer un nom – d’autant  que ses géniteurs ne sont pas institués comme parents de façon en quelque sorte automatique s’ils sont, par exemple, en situation de « vie maritale », d’union libre. Au-delà des patronymes, qui peuvent se composer en additionnant les ascendants maternels avec les ascendants paternels, les prénoms sont choisis en fonction des goûts du moment, et souvent des modes lancées par les mass media[61] ; ils ne sont plus donnés en hommage aux prédécesseurs ; ils ne font pas davantage signe à des saints patrons, dont la célébration annuelle a été remplacée par la fête d’anniversaire. Comme l’affirme D. Dagenais : dans la famille moderne, l’enfant est voué à « s’émanciper de sa propre famille », et non à demeurer dépendant d’elle, pour maintenir un lien entre les générations passées, présentes et futures (La fin de la famille moderne, p. 62 ; et A. Giddens dit à  peu près la même chose, p. 131 du livre sur l’intimité). En l’absence de cette insertion symbolique, sans attache à une communauté de vivants et de morts, l’enfant est mis sur la voie de son seul avenir, et il devra puiser dans ses propres ressources pour assumer ce devenir, pour affronter cette vie qui n’appartient qu’à lui. Quelle tâche l’éducation peut-elle alors se donner sinon œuvrer à l’« épanouissement » de l’enfant, à l’éclosion de ses talents, qu’on stimule de toutes les façons possibles, en fonction des besoins et des intérêts de sa seule personne - d’où, sur l’agenda des enfants, un programme d’« activités » de plus en plus chargé en dehors de l’école.

    c) Dernier élément à prendre en compte pour décrire le sort  actuel – ô combien adouci -  des enfants : le courant sentimental qui traverse les relations familiales et qui porte la famille moderne dès ses origines, dès qu’elle se replie sur sa sphère d’intimité et qu’elle s’abrite derrière les frontières séparant le privé du public (je fais allusion, une fois encore, au célèbre ouvrage de Ph. Ariès[62]). Or aujourd’hui, à cause de ce courant d’amour, l’éducation accorde une attention encore plus grande aux désirs de l’enfant, à ses sentiments, à ses émotions, etc. (indépendamment des nécessités que sont les besoins physiologiques, les soins du corps.). C’est pourquoi, comme je l’ai expliqué, tout projet d’existence familiale produit des sujets hyper individualisés et personnalisés. J’ai aussi indiqué que « personnalisé » renvoie à la conscience de ce qu’on est, de ce qu’on veut, de ce qu’on peut ; et cette conscience, développée dans les relations affectives, est cultivée par un sujet qui a pour fin suprême la possession de lui-même, c’est-à-dire qui n’est motivé par rien d’autre que ses propres désirs, et qui n’est mobilisé que par sa volonté, ou qui est mobilisé le moins possible par la volonté d’autrui (individu ou collectivité). Voilà une autre définition correcte de l’autonomie (pas forcément au titre d’une recherche de la singularité - terme qui évoque l’originalité : singulier signifie seul de son espèce).

    Je précise au passage, en suivant M. Ségalen, que, dans la première moitié du XXe siècle, la découverte du psychisme de l’enfant par les sciences humaines et la psychologie (l’œuvre de Piaget est ici centrale), ainsi que, après 1950, la diffusion de la psychanalyse, représentent de ce point de vue, pour l’éducation, une révolution comparable à ce qu’avait pu être la révolution pasteurienne, pour l’hygiène, à la fin du XIXe siècle[63]. J’ajoute à cela que ces sciences, en outre, invitent tout un chacun à réfléchir sur soi, sur les sentiments qu’on éprouve, les émotions que l’on ressent, etc. (j’introduirai plus loin la dimension proprement sociologique).

     

    En résumé : on délibère avec l’enfant (point a/ : l’autonomie comme capacité de juger), on encourage son évolution plus qu’on lui transmet un héritage (point b/ : l’autonomie comme capacité de devenir), on donne libre cours aux tendances de sa personnalité (point c/ : l’autonomie comme capacité de connaître, d’affirmer et, autant que faire se peut, de poursuivre ses inclinations).

    Une fois qu’on a compris ces trois versions de l’idéal d’autonomie, une conclusion s’impose : dans la vie familiale moderne,  tout incite les parents à épargner aux enfants la dépendance conformiste qui les astreignait à reproduire un modèle, quel qu’en soit la provenance, dans ou hors de la famille : parents, ancêtres, héros, saints, etc. L’éducation ne peut que desserrer voire supprimer les contraintes qui limiteraient l’expansion du moi et le déploiement de la volonté, et qui brimeraient ou entraveraient chez l’enfant le développement des facultés intellectuelles (et physiques). Rien n’est important comme la personne de l’enfant, rien n’est plus urgent que le souci de ses joies et de ses peines, de ses plaisirs et de ses souffrances, de ses sympathies et de ses aversions ; et, par conséquent, tout incite à adopter envers lui des attitudes de bienveillance et de « permissivité ». Cette exigence concerne jusques et y compris la petite enfance.

    Telles sont, au total, les modifications qui débarrassent les relations éducatives de l’autorité traditionnelle c’est-à-dire des normes anciennes sur lesquelles elle s’appuyait et qu’elle devait mettre en œuvre de manière quasi naturelle. Ceci confirme ce que j’ai avancé à la fin du Chapitre 1 (fin de la séance 2) et que j’ai rappelé plus haut, à savoir que le retrait de l’autorité s’effectue au profit de l’autonomie, et peut donc se comprendre comme affranchissement vis-à-vis des normes collectives. Pour résumer et simplifier, je dirai que tout cela conduit à une éducation libérale stricto sensu.

    Au point où j’en suis de mon argumentaire, je peux compléter cette idée par l’indication que, si retrait de l’autorité il y a, ce n’est en aucune manière, de la part des parents, un désintérêt, un relâchement, ou pire : un abandon. J’avais d’ailleurs suggéré que l’éducation dans la famille moderne ne repose pas sur une opposition de l’autorité (des parents) et de l’autonomie  (des enfants), aussi tranchée qu’on pourrait le croire : il n’est pas sûr que la seconde joue toujours contre la première et, réciproquement, que la première soit toujours exclusive de la seconde. Tout dépend de la forme que prend l’autorité, et du contenu qu’on donne à l’autonomie.

     

    2) LES STYLES EDUCATIFS FAMILIAUX. La rencontre, dans la  pratique, d’une forme et d’un contenu, c’est ce qu’on peut appeler un « style ». Voilà ce qui va m’occuper maintenant. En décrivant (très brièvement), à l’aide de données empiriques, des styles éducatifs, je vais en outre concrétiser les thèses formulées ci-dessus de façon un peu abstraite, et, par la même occasion, apporter quelques nuances sociologiques.

    Pour avoir une idée de ce qu’on appelle, au pluriel, des « styles éducatifs », je vous renvoie à un sondage publié par le journal La croix du 2 juin 2010. On y découvre que si les parents « plébiscitent » (sic) l’autorité, ils éprouvent pourtant une difficulté à l’exercer - l’autorité se résume dans ce cas à la dualité interdire/permettre. C’est cette complexité des pratiques familiales qui justifie qu’on parle de « styles » éducatifs, étant entendu que les styles ne sont jamais déductibles d’un modèle unique, si bien que les pratiques, telles qu’on les observe empiriquement, peuvent très bien faire coexister des normes que nous estimerions divergentes.

    De surcroît, ces arrangements pratiques sont non seulement évolutifs, ils se modifient au cours du temps, certains sont prégnants à un moment et pas à un autre (c’est bien la question qui m’occupe ici), mais en plus, à une époque donnée, ils sont soumis à des variations dans l’espace social, ils sont fonction des préférences qui ont cours, pour toutes sortes de raisons et d’intérêts (que la sociologie s’efforce de dégager), dans les différents milieux qui composent la société globale.

    Les études dont on dispose, depuis longtemps, sur ces sujets, ont pour premier mérite  d’établir des typologies utilisables pour schématiser  a posteriori les profils ou styles éducatifs qui peuvent rendre compte des différences dont je parle, différences qui incluent des compromis à l’intérieur d’une même famille. Ces profils sont construits sur quelques polarités simples, comme celle de la permissivité et du contrôle, ou de la chaleur et de l’hostilité[64]. Diana Baumrind, l’une des premières à avoir adopté cette approche, a distingué un style autoritaire (ou rigide), un style structurant (lorsqu’on énonce des règles sans négliger l’autonomie de l’enfant), et un style permissif (lorsqu’on ne montre pas un grand souci des règles)[65]. Ceci rappelle les recherches sur la dynamique des groupes  restreints, notamment la fameuse théorie des climats sociaux, de Kurt Lewin, où il est question de trois leaderships : le premier est dit autocratique, un deuxième démocratique et un troisième laisser-faire[66]. De même que Lewin avait constaté que le leadership démocratique permet le mieux d’atteindre les buts de groupe et de générer la satisfaction des sujets (dans l’expérience des trois climats, on proposait aux enfants de construire des décors de théâtre), de même, pour ce qui concerne la vie de familles, les sociologues s’accordent à reconnaître que le style structurant est le plus favorable au développement cognitif donc à la réussite scolaire des enfants. La forme du « contrôle souple », comme dit Geneviève Bergonnier-Dupuy[67], aurait l’avantage  de cultiver l’autonomie de l’enfant en refreinant ou mettant hors jeu les conduites parentales autoritaires, contrôlantes et froides. Nous voici donc en présence d’une justification supplémentaire, scientifique, au retrait de l’autorité traditionnelle. Partant de là, nous pouvons nous poser deux questions.

    Premièrement, quelle est la distribution sociale des comportements éducatifs ? A cette question on peut répondre que le style souple est préféré dans les milieux aisés, tandis que les milieux populaires ou inférieurs ont davantage recours à des pratiques moins permissives. Pas besoin d’en dire plus sur ce sujet. Deuxièmement, comment ces choix évoluent-ils à notre époque? Ce point exige des précisions. Je m’appuie sur un article signé de Myriam de Léonardinis, Hélène Féchant et Yves Prêteur, « Modalités de l’expérience scolaire et socialisation familiale chez des collégiens de troisième générale »[68].

    a) A la question que je pose, ces auteurs répondent que l’orientation éducative parentale reste, pour une part, assez traditionnelle, et cela dans les différents milieux sociaux -  en l’occurrence, ce constat s’applique à la moitié de l’échantillon de l’étude. (Je remarque au passage que l’article admet lui aussi que les pratiques « rigides » ne favorisent pas les apprentissages, puisqu’elles vont à l’encontre de la confiance en soi ; et je n’aborde pas tous les aspects intéressants de ce problème, notamment les différences entre les attitudes des pères et celles des mères, les effets, également différenciés, de ces attitudes parentales sur les garçons et les filles, etc.).

    b) Ce que je viens d’affirmer ne peut faire oublier la tendance qui diffuse, à travers toute la société, les stratégies éducatives « souples », donc qui fait prévaloir une culture de l’autonomie, contre la forme directe, inhibitrice, de l’autorité. C’est donc bien l’interdiction qui pose problème aux parents. Mais j’insiste sur le fait que ce constat se combine avec le précédent, ce qui invalide l’idée que le retrait (relatif) de l’autorité (cette forme là d’autorité), laisse place à une éducation laxiste, aboulique, incapable de réguler les conduites enfantines. L’opinion simpliste d’une « démission » des parents, comme celle d’une autorité sciemment détruite, n’est pas tenable (ceci, bien sûr, ne doit pas faire oublier les pathologies engendrées par les difficultés que connaissent certaines familles, assez nombreuses par les temps qui courent).

    c) Si l’on retient ce fait, que je redis ainsi : les familles, sans rejeter toute position d’autorité, adoptent des styles éducatifs libéraux…, nous pouvons en déduire que ce qui est dévalorisé, mis au second plan, parfois mis hors jeu, disons : plus ou moins hors jeu, c’est sans aucun doute une classe de normes. Lesquelles ? Comme je l’ai laissé entendre, celles incarnées, dans la pratique, par des règles d’imitation de modèles collectifs, c’est-à-dire celles qui privilégient non pas la personnalité et son évolution (cf. la partie II), mais la conformité et l’adaptation à un milieu donné. On peut citer certaines règles de civilité ou de « politesse », peu à peu dévaluées (pas toujours et pas partout : autre rappel d’une évidence), certaines formes de contrôle de soi qui laissent place à la spontanéité et à la décontraction, ou encore certains modes langagiers qui, par exemple, se détournent  du vocabulaire « châtié » au profit  de l’argot (lequel a droit de cité dans les médias) ; et on pourrait aussi parler des règles pratico-pratiques, si je puis dire, comme celles qui président aux activités quotidiennes (ranger sa chambre, participer aux repas, etc.).

     

    3) CONCLUSIONS : LE DESTIN DE L’AUTORITE. S’il faut réunir les remarques générales du point 2/ et les brefs constats du point 3/ sur un plan théorique, je dirai que, pour saisir la spécificité des pratiques éducatives familiales, j’ai suivi l’idée que ces pratiques développent des processus de socialisation dont la fonction est de produire des sujets non pas tant ressemblants que dissemblables : des individus individualisés. Toute socialisation est adaptation à un groupe, mais, en l’occurrence, l’adaptation que requiert la société moderne attend des sujets différents et non pas des sujets identiques. Ceci, qui semblerait une contradiction, n’en est pas une. Il y a longtemps que Durkheim a résolu le paradoxe en parlant d’une « solidarité organique », base d’une société où l’accord des volontés et des actions dépend de la spécialisation des tâches, auxquelles se consacrent des sujets particularisés, ayant une pensée autonome ; tandis que la « solidarité mécanique » était propre aux sociétés dont la cohérence était assurée par une faible division du travail,  avec des sujets ayant intériorisé les mêmes croyances. Sur Durkheim, que j’ai déjà invité à lire avant les auteurs actuels, je me contente de cette indication liminaire (mais précise) ; je mentionne pour mémoire De la division du travail social, qui est sa thèse, de 1893[69] - et sans doute l’ouvrage inaugural de la science sociologique. (La problématique solidarité organique / solidarité mécanique a été reprise dans les années 1960 et 70 par les travaux de Basil Bernstein sur le plan de l’apprentissage du langage et le choix des codes de communication – j’y reviendrai plus loin).

    Est-ce que vous voyez comment se dénoue la question de l’autorité – détruite ou bien transformée, disparue ou bien dissimulée - dans ses rapports avec l’autonomie ? Dans les pratiques éducatives où se joue une individuation individualiste, que devient l’autorité ? Est-ce qu’elle disparaît purement et simplement ? Sans doute pas. En réalité, l’autorité des parents, ou plutôt, les actes d’autorité traditionnels, sont passés à l’arrière-plan de la scène éducative (c’est pourquoi j’ai préféré parler de retrait de l’autorité), pour la raison qu’ils ne sont pas le meilleur vecteur des normes qui respectent ou construisent l’autonomie des enfants, ces individus individualisés. Jadis, dans une perspective conformiste, les normes et les valeurs qui véhiculaient (et que véhiculaient) les traditions, et qui rendaient présent le groupe à travers certaines figures électives, mettaient les parents dans une position d’autorité quasi naturelle : en agissant, dans la vie de tous les jours, en fonction de ces normes et de ces valeurs, ils jouaient ipso facto un rôle éducatif auprès des enfants. Aujourd’hui, dans de nombreuses familles, l’amour des enfants, l’attention à leur personne et à la formation de leur caractère, d’une part fait de l’éducation un souci spécial, distinct des autres, plus réfléchi, d’autre part l’oriente vers la modalité de la recommandation davantage que du commandement. C’est pourquoi l’éducation adopte un style que j’appellerai parénétique (qui conseille mais ne donne pas d’ordres, qui préfère l’exhortation morale à l’obligation pure et simple). Là se joue la critique, non pas tant de l’autorité comme telle, que de l’autoritarisme. Regardez les mères (car le rôle de la mère, je l’ai déjà dit, n’est plus cantonné aux soins physiques à notre époque) avec les jeunes enfants au moment des sorties et des jeux, par exemple dans les jardins publics, et vous verrez que, même avec les tout petits, les ordres, quand il y en a, sont accompagnés de justifications, d’explications, de raisonnements, donc ne sont pas volontiers assortis de propos ou de gestes comminatoires. Contrairement à ce que certaines lectures d’H. Arendt laisseraient penser, ce style n’abolit pas l’autorité, il ne dispense pas d’effectuer des actes d’autorité ; simplement, dans ce cas, les actes d’autorité reposent non pas sur l’opposition du permis et du défendu, mais sur la dualité du bon et du mauvais, du préférable et du détestable ; si bien que l’énonciation des normes ne se produit plus sur le mode du  « ceci est bien, cela est mal », mais sur le mode du « ceci vaut mieux que cela… pour telle et telle raison ». N’est-ce pas le « contrôle souple » dont parlent les sociologues ? (On trouvera peut-être ici que je tranche trop facilement un nœud d’une grande complexité… Mais pourquoi pas ? Sur cette complexité et toutes les confusions qu’elle ménage, voir Gérard Mendel, Une histoire de l’autorité, op. cit., p. 90-92, qui s’en prend aux philosophes P. Manent et A. Renaut).

    Il y a peu, dans un grand magasin où j’errais à la recherche d’une solde miraculeuse, j’ai entendu un jeune père lancer à son marmot, fort agité, et sans doute fatigué par l’interminable balade à travers le fouillis des rayons : « respecte-moi » ! C’est un excellent exemple d’attitude parentale hypermoderne. L’enfant avait à peine 5 ou 6 ans ; il n’a pas reçu de fessée (ce qui aurait été injuste si l’on admet que cette sortie était une erreur), et, surtout, on ne lui a pas dit : « vas-tu m’obéir, à la fin ? ». Voilà ce qu’il faut comprendre : qu’on n’a pas exigé l’obéissance mais le respect. Ce sont deux injonctions direz-vous. Oui, ce sont bien deux actes d’autorité (CQFD). Mais la seconde injonction est indirecte, elle se produit  sur le mode que j’ai appelé parénétique, de l’exhortation, et elle suppose (de façon illusoire ?) une part de réflexion donc d’autonomie, si bien qu’elle ne relève pas de cette autorité qui serait celle du père traditionnel, sur le modèle d’un chef, ou quoi que ce soit de ce genre. J’ai aussi parlé de l’épuisement de la référence militaire. Dans mon exemple, on  voit plutôt une sorte de « coaching »[70].

    L’enquête mondiale sur les valeurs contemporaines, menée en 1990-1991 par Ronald Inglehart, atteste l’existence d’une « autorité rationnelle » (« autorité séculière-rationnelle », par différence  avec l’autorité traditionnelle), et sa prégnance dans les milieux familiaux[71]. Par ailleurs, un article que j’ai déjà cité en passant (séance 6, §I, 1), d’H. Déchaux, « La famille à l’heure de l’individualisme », explique de façon convaincante la relation entre les normes qui prescrivent le conseil et le contexte d’une société où l’empire de la communication privilégie des messages normatifs anonymes.

    M. Segalen nous apprend qu’en Suède on parle de Curling  parents, par analogie avec le sport sur glace où quelqu’un balaye continûment le sol devant le palet qu’a lancé le coéquipier et qui avance ainsi, lentement mais sûrement, sans rencontrer la moindre rugosité dans son parcours vers le but[72]. L’idée d’autodiscipline dans les courants de l’Education nouvelle a un sens très proche (cf. séance 6, la fin de la partie 2 du chapitre IV). Dans les deux cas, l’accord de la dépendance et de l’autonomie est patent. En voici un exemple très simple, que je reprends à F. de Singly :  on donne aux enfants de l’argent de poche et ensuite …ils gèrent seuls leur budget[73] ! Là où l’Education nouvelle espère prévenir tout conflit, l’Education parentale moderne entend supprimer tout manque.

    Comme j’essaye de tenir compte de toutes les facettes du phénomène, je ne néglige pas le danger de créer ainsi un « enfant-roi », despote, tyran dont les moindres caprices deviennent des ordres, et qui finit par soumettre son entourage à ses fantaisies. On a vu ces situations pénibles présentées dans une émission de télévision (qui se voulait réparatrice !) intitulée  « Super Nanny », sur la chaîne M6. Nous apercevons là les effets strictement psychologiques des styles éducatifs libéraux - « permissifs » dit-on plus couramment. Un des plus virulents critiques des évolutions contemporaines, Christopher Lasch, qui parle quant à lui, dans La culture du narcissisme (op. cit.), d’un « effondrement de l’autorité parentale » (p. 224 : formule radicale que, d’après les analyses précédentes, je ne reprends pas à mon compte, est-il bon de le préciser ?), s’appuie sur des auteurs qui ont mis en évidence un processus psychique singulier d’introjection, par les enfants, d’images archaïques des parents, images qui, loin d’amoindrir la fonction des interdits et de la répression des instincts, la renforceraient au contraire, et feraient jouer au Surmoi un rôle encore plus agressif vis-à-vis du moi, dans toutes les situations où le sujet pourrait se montrer défaillant (situations d’échec professionnel, sentimental, ou autres).

    Autre chose. J’ai évoqué Durkheim, et je signale qu’il est le premier, non seulement dans L’éducation morale mais déjà dans De la division du travail social, à avoir aperçu et théorisé cette intervention du raisonnement et des arguments dans l’exercice – j’allais dire : la gestion - de l’autorité, qu’il s’agisse d’autorité morale en général ou d’autorité éducative en particulier. Je cite un passage parmi bien d’autres :  «...enseigner la morale, ce n’est pas la prêcher, ce n’est pas l’inculquer : c’st l’expliquer. Or, refuser à l’enfant toute explication de ce genre, ne pas chercher  à lui faire comprendre la raison des règles qu’il doit suivre, c’est le condamner à une moralité incomplète et inférieure »[74].

     

    Je me suis éloigné de la situation scolaire. J’y reviens. Au total, j’ai établi que, lorsqu’il y a difficulté, pour les professeurs, à exercer donc à faire reconnaître leur autorité, cela peut s’expliquer, en première approche, par la perte de légitimité des normes jadis destinées à imposer un ordre collectif, c’est-à-dire à imposer avant tout des règles de conduite, attentives non pas d’abord aux individualités mais aux modèles moraux collectifs et, sur le plan pratique, aux mouvements d’ensemble (dans la classe, l’école, la cour de récréation, etc.). En disant cela, je ne souhaite cependant faire preuve ni de pessimisme ni de fatalisme. Ce dont je doute, et je crois en avoir donné les raisons, c’est, d’une part, qu’on puisse « rétablir » l’autorité en général, sur un mode purement répressif, et comme une faculté dont les maîtres auraient été privés et qu’on leur octroierait à nouveau ; et c’est, d’autre part, qu’on puisse la rétablir en particulier dans le but d’imposer des normes qui auraient été totalement frappées d’inanité.

    Ainsi exprimées, mes réserves sont bien ciblées. En effet, si, d’un côté, comme je viens de le rappeler, les maîtres n’ont pas l’autorité donc la légitimité d’imposer des normes que l’état social a rejetées hors de l’histoire (voir par exemple les anciennes punitions), néanmoins, d’un autre côté :

    - premièrement, rien ne dit que toutes les normes traditionnelles, aptes à maintenir un ordre scolaire viable (ce qui est en question quand on parle d’élèves indociles ou indélicats, de classes agitées, de leçons perturbées, émaillées d’incidents de toutes sortes, de collèges en proie à des violences sporadiques qui peuvent même viser les professeurs, etc.), que toutes ces normes disais-je, soient complètement dévaluées, et, quand elles le sont, qu’elles le soient dans tous les milieux et pour toutes les situations, familiales aussi bien que scolaires. Soyons clairs : ce que je dis laisse la possibilité de s’opposer au processus de dévaluation et de combattre l’indifférence, la moquerie ou le mépris  – encore faut-il le vouloir et… en avoir le soutien et les moyens dans l’institution ;

    - secondement, rien ne dit que les temps démocratiques et individualistes ne soient pas, à leur tour, vecteurs d’idéaux et de normes structurants pour la vie et le travail scolaires, et capables de convaincre - j’allais dire : d’enrôler – les familles et les enfants, en justifiant à leurs yeux l’autorité des adultes spécialement chargés d’incarner ces idéaux et d’imposer ces normes, par une modalité elle-même démocratique, avec le style éducatif « libéral » (ou non autoritaire) qui leur convient.

    Je vous laisse chercher des exemples et imaginer des solutions concrètes pour confirmer – ou infirmer s’il y a lieu – cette dernière proposition.

     

    Cette séance termine la première série de mes arguments.

    La suite est prévue pour les mois de mai et juin.

    Jusqu’ici, je ne me suis pas trop éloigné de ce que j’ai appelé le paradigme néo-tocquevillien. J’ai voulu confirmer le diagnostic de crise de l’autorité, en examinant les données qui mènent à constater un retrait de l’autorité traditionnelle. Sans démentir ces premiers résultats, je réfléchirai sur d’autres bases par la suite. 

     

     

     



    [1]Le Monde, 4 septembre 1998 ; pétition signée de Régis Debray, Max Gallo, Blandine Kriegel, Anicet Le Pors, Olivier Mongin, Mona Ozouf, Paul Thibaud. Je ne peux m’empêcher de préciser que rien ne peut entamer l’admiration que je porte à Mona Ozouf, dont je me demande cependant ce qu’elle est allée  faire dans cette improbable galère passéiste.

    [2]J’emprunte cette idée de la crise à V. Isambert-Jamati, Crises de la société, crises de l’enseignement, PUF,  1970.

    [3]H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise de la culture, Gallimard, 1972 [texte issu d’une conférence de 1955].

    [4]Ibid., respectivement p. 121 et 123.

    [5]Giorgio Agamben, Etat d’exception. Homo sacer, II, 1, Paris, Le Seuil, 2003, chap. 6, pp. 124-148. Gérard Leclerc, Histoire de l’autorité, Paris, PUF, 1996. Mary Carruthers, Le livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Paris Editions Macula, 2002 [1990], chap. 6, « Mémoire er autorité ».

    [6]Alain Renaut, La fin de l’autorité, Flammarion, Paris, 2004, p. 84 : « où en sommes-nous de cette transformation ? ». Sur la critique de l’idée de rétablissement de l’autorité, voir p. 155-156.

    [7]Marcel Gauchet,  « Fin ou métamorphose de l’autorité », in Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008, p. 168.

    [8]A. Renaut, La fin de l’autorité, op. cit., pp. 41-44

    [9]M. Revault d’Allones, « Le temps et l’autorité. A propos d’Alexandre Kojève » in Esprit, mars-avril 2005, n° 5, p. 206.

    [10]M. Gauchet, « Fin ou métamorphose de l’autorité », in M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, op. cit.,  p. 138.

    [11]A. Renaut, notamment, explicite cette filiation, dans La fin de l’autorité, op. cit., p. 141.

    [12]A. Renaut, L’individu. Réflexions  sur la philosophie du sujet, Paris, Hatier, 1995.

    [13]R. Aron le note en écrivant : « A ses yeux, la démocratie est l’égalisation des conditions », Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, collection Tel, 1990,  p. 225, 227, etc.

    [14]Expression de Philippe Raynaud, dans l’article « Tocqueville » du Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996.

    [15]A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 45.

    [16]L’ouvrage du sociologue François de Singly,  Les uns avec les autres, Paris, Armand Colin, 2003, est sous-titré : Quand l’individualisme crée du lien.

    [17]Article publié dans Le Débat, n° 37, novembre-décembre 1985. Ce n’est pas contredire le constat de cette originalité que de dire aussi que Le désenchantement du monde, dont le titre est emprunté à une fameuse formule de Weber, mériterait en outre une confrontation avec certains autres textes classiques, ceux d’Auguste Comte en l’occurrence.

    [18]Voir de Ph. Ariès l’ouvrage pionnier, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.

    [19]F. de Singly, L’individualisme est un humanisme, Editions de L’aube, 2005 ; G. Lipovetsky (avec S. Charles), Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004 ; Jacques Rancière, La Haine de la démocratie (Paris, La fabrique éditions, 2005).

    [20]François Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil,  2002, p. 155, sur la « crise de l’autorité » chez les professeurs. François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris Armand Colin, 2003, notamment le chap. 3, pp. 127-160, « La crise des normes. Comment lier des individus peu obéissants ? ». Voir aussi, de ce dernier, un article dans L’école des parents, n° 570 HS mars 2008. Paul Yonnet. Famille 1. Le recul de la mort, Paris, Gallimard, 2006, p. 252-254 sur « L’autonomie : l’éducation comme angoisse ? » ; ou bien  p. 310-315 et suiv. sur l’autorité parentale et ses transformations.

    [21]Olivier Rey Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006. Dominique Youf, Penser les droits de l’enfant, Paris, PUF, 2002.

    [22]Parmi les colloques : celui du Collège de France, De l’autorité ; colloque annuel du collège de France, dir. Antoine Compagnon, Paris O. Jacob, 2008 ; celui des chercheurs en sciences de l’éducation de Montpellier : « Autorité éducative, savoir, socialisation démocratique »,  8 et 9 septembre 2006, Montpellier  ; celui de la Fondation nationale des Parents et des éducateurs, « L’autorité a-t-elle un sexe ? » 23 et 24 novembre 2007, à Paris (voir sur ce dernier colloque L’école des parents, n° 570 HS mars 2008).

    [23]Dans les numéros spéciaux de revues on trouve notamment : L’histoire, n° 251, février 2001 (qui n’est pas une revue universitaire) ; Les cahiers pédagogiques (revue professionnelle et militante), n° 426, 2004 ; Esprit, « Faire autorité ? », n° 313 de mars-avril 2005 ; Le mouvement social, Juillet-Septembre 2008 (avec un intéressant éditorial : « L’autorité, objet d’histoire sociale ») ; Le Télémaque, « Education et autorité », n° 35, 2009, Caen, Presses universitaires de Caen.

    [24]Albert Jacquard, Pierre Manent, Alain Renaut, Une éducation sans autorité ni sanction ? Paris, Grasset, 2003.  De même, un entretien dans Le monde des débats, n° 1, 1999, entre Pierre Manent et Alain Renaut, « La démocratie contre le prestige », où l’on se demande  s’il y a un affaiblissement en général de l’autorité (position d’H. Arendt), ou bien une transformation du sens et de l’usage de l’autorité, transformation des conditions de l’obéissance. De la même veine : Pierre-Henri Tavoillot, « Les démocraties peuvent-elles se passer de ‘grands hommes’ » ? in Cahiers français, n° 356, mai-juin 2010 ; et du même, plus récemment, un ouvrage qui comporte à nouveau une série, plus amplement développée, de définitions, Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité, Paris, Grasset, 2011.

    [25]La Croix, mercredi 2 juin 2010 « Entre parents et enseignants, un délicat partage de l’autorité ». Sondage où l’on voit que l’autorité n’est pas du tout rejetée mais est même « plébiscitée »...

    [26]Par exemple Philippe Lutton, « L’autorité et la norme », Commentaire, n° 91, automne 2000 ; François Terré, « L’autorité dans la démocratie », Commentaire, n° 132, hiver 2010-2011.

    [27]Myriam Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements, op. cit. Sur Tocqueville, voir, p 114-122.

    [28]François Hartog, « L’autorité du temps », in Etudes, Juillet-Août 2009, n° 4111-2.

    [29]Michel Tort, Fin du dogme paternel, Aubier, 2005. Cf Monique David-Ménard, Les temps modernes, Nov. 2005-janv 2006, n° 635-636. Voir Olivier Faron, « L’irrésistible déclin de l’autorité paternelle », in L’histoire, n° 251, février 2001.

    [30]M. Gauchet, Conditions de l’éducation, op. cit., p. 159.

    [31]Robert Nisbet, La tradition sociologique, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 [1966]. Pour des informations de ce type, voir François Bourricaud,  Esquisse d’une théorie de l’autorité, Paris, Plon, 1961 ; et l’article « Autorité » du Dictionnaire critique de la sociologie, de Raymond Boudon et François Bourricaud, Paris, PUF, 1982.

    [32]Max Weber, Economie et société, 1ère partie, chap. 3, « Les types de domination », Plon, 197, [1956 et 1967].

    [33]Max Weber, Ibid., p. 219. A. Renaut s’appuie précisément sur cette typologie dans La fin de l’autorité, op. cit., pp. 25-27. Voir aussi M. Revaul d’Allones, Le pouvoir des commencements, op. cit., p. 158 et suiv.

    [34]Cf. James H. Nichols JR., « L’enseignement de Kojève sur l’autorité », in Commentaire, n° 128, hiver 200ç-2010 ; et Myriam Revault d’Allones, « Le temps et l’autorité. A propos d’Alexandre Kojève », in Esprit, n° 313, 2005.

    [35]De nombreuses expériences de psychologie sociale étudient ce genre de situation. Voir par exemple l’Introduction à la psychologie sociale, 2 t. dir. S. Moscovici, Paris, Larousse, 1973 (ouvrage classique, souvent réédité).

    [36]Robert Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., pp. 190 et suiv.

    [37]Sur ces sujets, voir l’ouvrage signalé dans la note 15 ci-dessus. Sur la questiond es groupes, une synthèse très connue en français : D. Anzieu et J.-Y. Martin, La dynamique des groupes restreints, Paris, PUF, 1968.

    [38]Claude Lefort, « Formation et autorité : l’éducation humaniste », republié in Ecrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, coll Agora,  1992.

    [39]Claude Lévi-Strauss, « Propos retardataires sur l’enfant créateur », Nouvelle revue des deux mondes, janvier 1975. Republié dans Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983.

    [40]C’est une remarque de G. Agamben, dans Etat d’exception, op. cit., p. 125. G. Agamben parle à juste titre d’une réévaluation de l’autorité par H. Arendt

    [41]Célestin Freinet L’éducation du travail, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967 [1946] ; Aïda Vasquez et Fernand Oury, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Paris, Maspéro, 1974.

    [42]Sur cet ouvrage voir le commentaire de Patrick Boumard et Franck Marchat,  dans Chahuts, ordre et désordre dans l’institution scolaire, Paris, A. Colin, 1993.

    [43]Qu’on me permette ici de renvoyer à un ouvrage que j’ai en grande partie consacré à cette histoire : Naissances de l’école du peuple, 1815-1870, Paris, Editions de l’Atelier, 1995.

    [44]« Troisième question importante, par un théologal de l’Eglise d’Orléans », cité par Rostaing de Rivas, De l’origine de l’enseignement mutuel et de son introduction en France, Nantes, 1858, p. 37.

    [45]Cité in François Jacquet-Francillon, Instituteurs avant la république. La profession d’instituteur et ses représentations de la monarchie de Juillet au seconde Empire, Lille, PU du Septentrion, 1999, p. 240.

    [46]Jules Simon, L’ouvrier de huit ans, Paris, 1867. Cité in François Jacquet-Francillon, Renaud d’Enfert, Laurence Loeffel,  Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation  et de l’enseignement en France, XVIII-XXe siècle, Paris, Retz, 2010, texte 62, p. 585.

    [47]Sur l’histoire de la discipline, voyez la notice de synthèse (assortie d’une bibliographie) que j’ai rédigée dans François Jacquet-Francillon, Renaud d’Enfert, Laurence Loeffel, Une histoire de l’école, op. cit., pp. 235-242.

    [48]Henri Dabot, Lettres d’un lycéen et d’un étudiant de 1847 à 1854, Péronne et Paris, s.d.,p. 20.

    [49]Sur cette question, on peut également consulter Jean.-Paul Payet, Collèges de banlieue, Paris, Méridiens-Kliencksieck, 1995.

    [50]M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, PUF, 2005,  le chapitre, « Des difficultés scolaires aux comportements «  a-scolaires », p. 165 et suiv.

    [51]Cité in François Jacquet-Francillon, Renaud d’Enfert, Laurence Loeffel,  Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation  et de l’enseignement en France, XVIII-XXe siècle, Paris, Retz, 2010, texte 62, p. 578.

    [52]Nadine Lefaucheur, « Maternité, famille, Etat », in Histoire des femmes, dir. G. Duby et M. Perrot, tome : Le XXe siècle, dir. F. Thébaud, Paris, Plon, 1992.

    [53]Voir A. Giddens, La transformation de l’intimité, op. cit., p. 20 et suiv.

    [54]Christopher Lasch, dans La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 2000[1979], fait de cette question un principe d’explication globale de notre époque : intéressant, mais à prendre avec précaution.

    [55]Expression d’A. Giddens, dans Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 [1980], p. 130-131.

    [56]Voir le même A. Giddens, dans La transformation de l’intimité, op. cit., p. 45.

    [57]P. Yonnet, Le recul de la mort, op. cit., p. 240.

    [58] Voir Tocqueville,  De la démocratie en Amérique,  op. cit., IIIème partie, « Influence de la démocratie sur la famille », pp. 266 et suiv.

    [59]Pour précision sur ce point, voir  François de Singly, Le Soi, le Couple et la Famille,  Paris, Nathan, 1996,  pp. 108 et suiv.

    [60]Voir également sur ce refus du commandement F. de Singly, Les uns avec les autres, op. cit., pp. 131, 133 et 141.

    [61]Cf. Martine Ségalen, A qui appartiennent les enfants ?, op. cit.,  p. 22.

    [62]Charles Taylor, dans Les sources du moi, op. cit., développe cette analyse de façon très éclairante, voir son Chap.17 « La culture de la modernité », p. 371 et suiv.

    [63]M. Ségalen, Ibid., p. 54 et surtout 87.

    [64]Voir la présentation synthétique de ces travaux par Geneviève Bergonnier-Dupuy, « Famille(s) et scolarisation », in Revue française de pédagogie, avril-mai-juin 2005, n° 151, INRP, pp. 5-16.

    [65]D. Baumrind, « Current patterns of parental authority », in Developmental Psychological Monographs, 4 1-103, 1971, cité par G. Bergonnier-Dupuy, idem, p.7.

    [66]Cf. K. lewin, R. Lippit et R. K. White, Patterns of aggressive behaviour in experimentally  created social climates, 1939 ; publié en français sous le titre « Structure du comportement agressif dans des climats sociaux créés expérimentalement », in K. Lewin, Psychologie dynamique. Les relations humaines, Paris, PUF, 1959. Sur Lewin, voir Pierre Kaufmann, Kurt Lewin, une théorie du champ dans les sciences de l’homme, Paris, Vrin, 1968. Et plus généralement, Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin, La dynamique de groupes restreints, Paris, PUF 1968.

    [67]G. Bergonnier-Dupuy, « Famille(s) et scolarisation », loc. cit, p. 7.

    [68]Myriam de Léonardinis, Hélène Féchant et Yves Prêteur, « Modalités de l’expérience scolaire et socialisation familiale chez des collégiens de troisième générale », in Revue française de pédagogie, avril-mai-juin 2005, n° 151, p. 58

    [69] On peut aussi consulter une petite synthèse très bien faite comme celle de Philippe Steiner, La sociologie de Durkheim, Paris, La Découverte, 1994.

    [70]Sur l’opposition de l’obéissance et du respect, je rejoins F. de Singly, dans un article intitulé « Le statut de l’enfant dans la famille contemporaine », in Enfants adultes. Vers une égalité de statut ?, dir. F. de Singly, éditions Universalis, 2004, p. 29, qui évoque bien la dévaluation de l’obéissance et distingue respect des autres et respect de l’autorité (formule moins pertinente selon moi, parce que le mot « respect » n’a pas exactement le même sens dans les deux cas).

    [71]De R. Inglehart, auteur d’un très grand intérêt, cela va sans dire, voir La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Paris, Economica, 1993 ; ainsi que « Choc des civilisations ou modernisation culturelle du monde », in Le Débat, n° 105, mai-août 1999.

    [72]M. Ségalen, A qui appartiennent les enfants, op. cit., p. 145.

    [73]F. de Singly, Le staut de l’enfant… », loc. cit., p. 23.

    [74] Durkheim, L’éducation morale, Paris, PUF, 1963, p. 102 [1934].

      

     


     

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  • Séance 9

     

    CHAPITRE V

    FONDEMENTS ETHIQUES DE L’EDUCATION CONTEMPORAINE 

     

     

    Avant de reprendre le fil interrompu de mon exposé, je souhaite revenir d’un mot sur l’exemple que j’ai commenté dans la conclusion du chapitre IV (séance 8), parce qu’il pourrait ménager une ambigüité. Il s’agissait de ce jeune père qui, excédé par l’inconduite de son petit garçon, lui enjoint fermement, avec un ton de colère contenue : « respecte-moi !». Le malentendu pourrait surgir du fait que, bien sûr, l’exigence du respect n’a rien en elle-même de postmoderne. C’est même une donnée quasi intemporelle de l’éducation. J’ai d’ailleurs cité dans le chapitre II (séance 4), un texte de Jules Simon, de 1867 (déjà !), qui entonne le couplet de la perte du respect dans toutes les relations de la vie sociale et familiale. Dans mon exemple, ce n’est donc pas la référence au respect qui est originale, c’est bien davantage la substitution du respect à l’obéissance. Jadis, le respect était inhérent à la hiérarchie des générations : on pensait sans doute que les enfants devaient respecter leurs parents en vertu de la supériorité non pas seulement de l’âge de ces derniers mais de leur préséance (le fait d’être là avant leurs enfants et de les avoir engendrés) ; et dans la pratique ce sentiment était associé dans l’esprit des enfants à l’habitude d’obéir (jusqu’à être privés de la capacité de choisir un jour son conjoint). Tel n’est plus le cas aujourd’hui, tout le monde en conviendra. Ce qu’il faut donc observer dans l’exemple dont je traite, c’est que le père, en demandant le respect avant tout - j’allais dire : le respect et rien d’autre -, sans signifier l’obéissance de manière explicite, ne vise pas la soumission pure et simple de son fils : il ne cherche pas à l’inscrire dans un rapport hiérarchique traditionnel. Or ceci a une conséquence - et c’est là où je voulais en venir : dans ces conditions, l’enfant est incité, il est exhorté à reconnaître dans son père non pas d’abord un « supérieur » devant la volonté duquel il faut plier, mais quelqu’un à qui on doit reconnaître une valeur et qui, avant même de décider qu’on lui obéit, doit faire l’objet d’une sorte de jugement moral. C’est ce qui était troublant, pour moi qui ai assisté à la scène, étant donné la prime jeunesse de cet enfant : même dans une réaction de colère, le père attendait encore de son fils une capacité de raisonner, de comprendre, bref, une attitude de responsabilité c’est-à-dire en fin de compte d’autonomie. Le contraire de la soumission. Nous touchons bien là, comme en laboratoire, au cœur de cette croyance morale qui structure à notre époque les relations d’éducation.

    Ce complément d’explication va me permettre de poursuivre. Je vais essayer de montrer que la réaction de ce père, telle que je viens de la décrire, s’explique par le fait que le respect est une condition réciproque dans l’éducation ; car en effet, si on attend une attitude raisonnable, d’autonomie, de la part de l’enfant, c’est que celui-ci est lui-même objet de respect, fondamentalement. Je vais donc d’abord, décrire la logique de cette norme éthique formelle - respecter les enfants ; ensuite je pointerai une première série de conséquences de cette norme majeure d’aujourd’hui, et c’est ce qui éclairera d’une lueur supplémentaire le problème de l’autorité.

     

     

    I

    RESPECT ET RECONNAISSANCE DE L’HUMANITE DE L’ENFANT

     

    D’abord un constat. Même si l’idée abstraite du respect n’est pas toujours très claire dans l’esprit de nos contemporains (est-ce être aimant ? soumis ?, etc…), nous disposons néanmoins de très nombreux indices qui attestent la prégnance de cette norme dans l’éducation actuelle. L’exigence formelle du respect est si répandue qu’on y voit souvent le produit d’une véritable sacralisation de l’enfant. Le respect confinerait à la vénération. Je cite trois de ces indices, facilement reconnaissables. Le premier c’est l’adage pédagogique spécialement formulé dans les courants de l’Education nouvelle mais qui traverse toute la pensée des éducateurs du XXe siècle : « mettre l’enfant au centre de l’éducation » (ou de l’école, du système éducatif, etc.)[1]. Un autre indice, encore plus significatif, est ce phénomène lié à l’évolution de la famille dont j’ai parlé : le développement des pratiques de protection de l’enfant, et, de façon conjointe, la validation des droits de l’enfant par différents codes juridiques, au sommet desquels se trouve la Convention Internationale des droits de l’enfant (adoptée en 1989 sous l’égide de l’ONU et ratifiée par la France en 1990). Enfin, un troisième indice, question plus névralgique, c’est la sainte ( !) horreur que nous inspirent les crimes commis envers les enfants, le meurtre bien sûr, mais aussi l’usage sexuel, la pédophilie. Je n’irai pas jusqu’à dire que cette dernière perversion était admise dans les siècles passés, et même dans une période récente, mais il est exact qu’elle ne soulevait pas l’indignation d’aujourd’hui, et qu’elle ne déclenchait pas les foudres de la justice (de même que, de nos jours encore, certains milieux peuvent hélas faire preuve d’une sorte de tolérance envers les délinquants sexuels).

    Puisque je parle du respect de l’enfant comme d’une norme éducative, je vous fais observer qu’il est facile dans ce cas de saisir les deux pôles, les deux valences que recèle une telle norme, comme toute convention du même type. Valence positive : ce à quoi elle oblige (il faut protéger, soulager, aider, etc.) ; valence négative : ce qu’elle interdit (on ne doit pas délaisser, maltraiter, etc.). Je précise que, si la polarité du permis et du défendu est au cœur des normes et de leur usage, elle crée en même temps un espace d’incertitude et d’interprétation, lorsque la différence du positif et du négatif, de l’obligation et de l’interdiction, est laissée à l’appréciation des sujets parce qu’elle dépend des contextes et des situations. Exemple : punir une faute, cela peut être une maltraitance, mais parfois aussi une nécessité bénéfique pour l’éducation ; et, de ce fait, la norme du respect peut faire pencher soit d’un côté, soit de l’autre.

     

    1) LA RECONNAISSANCE DE L’HUMANITE DE L’ENFANT

    Ces constats étant effectués, je voudrais maintenant approfondir un peu l’analyse, en posant la question de savoir non pas d’abord pourquoi l’enfant, ou l’enfance, fait l’objet de ce respect hyperbolique, mais avant cela, qu’est-ce qui est ainsi réellement et formellement respecté dans l’enfant ? Je donne tout de suite la réponse, à charge pour moi de l’étayer ensuite : ce qui est respecté dans l’enfant, c’est son humanité ; et l’humanité, c’est ce qui nous est commun, à nous adultes, et à lui, petit d’homme (donc ce par quoi il est notre semblable, si l’on préfère ce terme qui a fait flores dans une certaine philosophie, celle d’A. Renaut et de quelques autres, pour tout dire).

    Si je dis que la perception de l’enfant comme un être pleinement humain est assez récente dans notre histoire, je ne doute pas que cela paraîtra étrange à beaucoup d’entre vous. Vous aurez du mal à imaginer qu’on ait pu dans le passé identifier l’enfant à un non humain, un animal par exemple. C’est pourtant ainsi qu’il faut raisonner. Longtemps, les enfants, notamment les nourrissons, ont été perçus dans une sorte d’entre deux, entre l’animalité et l’humanité. C’est à peine s’ils se tenaient au seuil de l’humanité. Dans une étude antérieure, j’ai eu l’occasion de fournir quelques indications, que je reprends rapidement[2]. Au XVIIe siècle, la tradition issue de saint Augustin, véhiculée par le catholicisme,  perçoit dans l’enfant le fruit du péché :  un être corrompu,  enclin au vice et à la méchanceté. C’est ce que Bossuet dénonce, dans sa Méditation sur la brièveté de la vie, par la formule : « l’enfance est la vie d’une bête »[3]. Or il y a là une image qui ne cessera pas de hanter la conscience des adultes aux époques suivantes, et qui, du reste, fera sentir ses effets sur les pratiques éducatives aussi bien chrétiennes que laïques. Vers la fin du XIXe siècle, Gabriel Compayré, philosophe et député républicain, dans son essai sur L’évolution intellectuelle et morale de l’enfant (1893), discerne l’émergence de la condition d’humanité  plusieurs années seulement après la naissance : d’après lui, c’est à quatre ans que « l’âme de l’enfant est réellement toute épanouie »[4]. Notez que ces étranges conceptions sont en rapport avec le statut privatif que fixe la notion juridique de minorité (irresponsabilité qui s’allie à immaturité).

    La position inverse, l’idée d’un enfant humain, définitivement et profondément, dès sa naissance, se trouve dans un passage de Michelet, dans le chapitre d’un livre intitulé Nos fils (1869 ; texte que j’avais mis en tête de l’article cité à l’instant). Dans ce texte, Michelet raconte ceci :  « J’ai chez moi le plâtre fidèle, le petit buste funéraire d’un enfant mort au sein de la nourrice, à peine âgé de sept semaines. Il mourut d’un accident. Il était né beau et fort, nullement indigne du moment et de la haute espérance que Février nous donnait de la renaissance du monde. Il devait avoir même sort, s’éteindre dans son berceau. Il n’est guère de jour ou de nuit qui ne ramène nos yeux à cette touchante énigme, cette image mystérieuse. Ce qui étonne dans un âge si tendre où la forme, molle encore, presque jamais n’est arrêtée, c’est l’air sérieux, le front chargé, plein d’aspirations, et tendu déjà, ce semble, d’un élan vers l’inconnu. »[5]

    Pourquoi la qualité d’humain - l’humanité en ce sens, par différence avec l’animalité -, a-t-elle finalement été octroyée aux enfants, sans distinction d’âge ? C’est la question principale qu’il faut poser. Et la réponse consiste à situer cette reconnaissance de l’humanité de l’enfant dans le courant général d’évolution, ou, plus exactement, de sécularisation des mœurs et de l’éthique, ce courant qui met l’homme, en quelque sorte, à la place de dieu dans nos principes de jugement, dans les références idéales de nos décisions, en matière de morale mais aussi de droit. Faute de m’arrêter longuement sur cette éminente question, je renvoie à nouveau à Durkheim, qui est l’un des premiers (à la suite d’Auguste Comte il est vrai), à avoir saisi ces transformations de la conscience morale collective, en particulier dans L’éducation morale. (ouvrage issu d’un cours et publié à titre posthume, en 1934). Durkheim a montré qu’à notre époque, les devoirs envers les hommes (respecter, aider, assister son prochain, etc.) remplacent les devoirs envers dieu ou l’emportent sur eux, si bien que l’Humanité (un nom générique cette fois) a droit au même respect que dieu pour le croyant. L’Humanité fait donc l’objet d’une sorte de culte ; et la personne humaine, qui s’en trouve quasiment sacralisée, « sanctifiée » dit même Durkheim[6], devient ainsi cette figure idéale au nom de laquelle sont édictés  les principes qui donnent une base éthique à nos relations sociales, chaque fois qu’il est question de justice. D’où les droits de l’homme, précisément, dont on sait l’importance politique qu’ils ont pris, depuis qu’ils ont été déclaré sous la Révolution, dans les rapports des citoyens avec l’Etat comme dans les rapports des nations entre elles.

     

    2) L’ENFANT COMME PERSONNE

    La reconnaissance de l’humanité de l’enfant est accomplie lorsque celui-ci est identifié comme une personne. L’idée de la personne synthétise en effet l’essentiel des qualités humaines ordinaires. L’expression « personne humaine » est, par la même, tout à fait redondante ; c’est un quasi pléonasme. Sous notre regard, l’enfant comme personne est donc en possession de toute son humanité ; et même d’une humanité parfaite, que nous sommes enclins, certes à respecter, et plus encore à vénérer, d’autant qu’elle est en devenir, c’est-à-dire pleine de promesses (ce qui la rend encore plus admirable). Un film documentaire diffusé à la télévision en 1984 proclamait que « Le bébé est une personne ». C’est le genre d’énoncé qui est au cœur de la psychanalyse des enfants élaborée par François Dolto. Voir l’ouvrage de 1985, La cause de l’enfant[7]. L’embryon à son tour, au terme d’un progrès significatif de cette appréhension, doit être « reconnu comme une personne humaine potentielle qui est ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous », d’après un avis du Comité national d’éthique[8]. Pour mesurer le chemin parcouru depuis plus d’un siècle, sachez que le Dictionnaire des sciences philosophiques (1843-1852), de A.D. Franck, dans son article « Personne », affirme : « Un enfant, un idiot, ne sont pas des personnes ; et quand même ils en porteraient le nom, ils n’en exerceraient pas les droits ».

    Je viens de dire que la notion de personne intègre l’essentiel des qualités imputées aux êtres humains. On peut le vérifier en parcourant quelques-uns des très nombreux textes qui sont consacrés à cette notion dans la philosophie. Kant, au début de l’Anthropologie du point de vue pragmatique (1797), en posant la distinction fondamentale entre personne et chose, retient pour qualité humaine primordiale la conscience de soi (« Posséder le Je dans sa représentation »[9]). Ceci explique, d’après Kant toujours,  que seule une personne puisse faire objet de respect au sens propre : elle est une fin en soi, et jamais un moyen – pour reprendre la formule kantienne canonique. A partir de là, nous pouvons comprendre plus généralement que la catégorie de la personne soit le support du droit en général, c’est-à-dire qu’elle désigne ce qui, dans l’individu, est institué comme sujet juridique[10]. Postuler que la personne est conscience, c’est admettre qu’elle est aussi volonté, ou cause de ses actes (sujet au sens grammatical), donc responsable des conséquences de ses actes. Hegel, au paragraphe 36 de ses Principes de la philosophie du droit (1821), donne pour premier principe d’établissement des règles juridiques - ce qu’il appelle le droit abstrait : « sois une personne et respecte les autres comme personnes »[11].

    A nouveau, je me dispense et vous épargne de longs développements sur cette question, qui intéresse autant les philosophes que les sociologues (Durkheim et Mauss sont dans le lot). Une excellente synthèse historique est présentée par Paul Ladrière dans un article intitulé  « La notion de personne héritière d’une longue tradition » (republié dans Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001, pp. 319-368). Pour saisir ensuite la façon dont la définition de la personne est engagée dans certaines discussions actuelles des sciences sociales, on peut lire un très intéressant article, de synthèse également, d’Irène Théry, « Le genre : identité des personnes ou modalité des relations sociales », dans la Revue française de pédagogie, n° 171, 2010, pp. 103-117).

     

    Je reviens à l’enfant comme personne. Ce qui est important, c’est l’intuition dont la notion de personne est porteuse dès lors qu’elle désigne tous les caractères de la subjectivité humaine. Cette intuition, qui nous enjoint de prendre fait et cause pour tous les membres de l’espèce humaine, sans exclusive, et qui peut d’ailleurs saisir d’autres êtres vivants qu’humains, notamment certains animaux, surtout domestiques, qui entrent alors dans le grand cercle moral de l’humanité (quand on s’interdit de les tuer, quand on ne veut plus les faire souffrir, quand on leur donne un nom, quand on fait mine de parler avec eux, etc.), cette intuition, donc, a deux composantes (au moins).

    a)En premier lieu, il faut revenir sur l’idée que la personne surgit comme volonté dans le monde humain. Sur ce plan, s’adresser à l’enfant comme à une personne c’est-à-dire un individu doué de la faculté de vouloir, c’est s’interroger sans cesse sur son désir, lui demander son avis en toutes circonstances, etc. On a déjà vu, en cas de divorce, que l’avis de l’enfant est sollicité (à partir de 11 ans) sur sa garde confiée soit au père soit à la mère. Vous voyez que nous retrouvons exactement, mais sous un autre angle, la tendance familiale à l’autonomisation des enfants (cf. chapitre IV, partie II, séance 8).

    Une autre manière de prendre en compte la dimension de volonté enfantine, c’est d’intégrer le désir de possession qui l’anime. Une aspiration typique de l’enfant, c’est d’« avoir des choses à soi »,  comme disait Locke (Pensées sur l’éducation, 1693)[12]. La propriété et les sentiments associés au fait d’être propriétaire, y compris de menus objets, donc la création d’un univers privé, intime, peuplé de petites choses, constituent dès l’enfance une expression de la volonté et contribuent, de ce fait, à la formation de l’identité. Ce n’est jamais sans préjudice et sans dommage qu’on est privé de ses « affaires personnelles », ses vêtements, une montre, son portefeuille ou son sac à main, avec ses papiers, des photos de ses proches… Etre dépossédé de tout cela, c’est d’ailleurs le premier moment de destruction de la volonté, donc de dépersonnalisation que subissent les déportés dans les camps de concentration nazis. Après quoi, pour achever le processus de réduction des humains à des choses, auxquelles on peut facilement donner la mort, sans sourciller, presque sans y penser, on supprime leur nom en leur attribuant un numéro et on n’en parle plus que comme de pièces - Stück, dans le vocabulaire des SS. Aujourd’hui, on accepte que les enfants  apportent à l’école des objets bien à eux ; et qu’ils utilisent des matériels ayant apparence de jouets (trousses, crayons, cahiers et classeurs).

    b) En second lieu, de manière générale, et pour toutes les raisons que je viens d’avancer, l’intuition de l’enfant comme personne, c’est l’intuition de l’unicité de l’individu à qui s’applique cette catégorie. L’enfant comme personne, c’est un être unique, donc irremplaçable, aimé pour lui-même. D’une personne humaine en effet,  l’amour qu’on lui porte objective l’unicité - si bien qu’est tout à fait fausse la consolation qu’est censée apporter aux amoureux le dicton bien connu : « une de perdue, dix de retrouvées ». La perte d’un enfant est irréparable, certains deuils n’en finissent pas, tandis qu’on remplace un objet par un autre, et que, malgré ce que je viens de dire, on peut encore assez souvent se consoler de la mort d’un animal par l’achat d’un autre animal, ressemblant s’il se peut, et auquel on donnera le même nom : les objets et les animaux appartiennent bien à un monde utile, celui de la « raison instrumentale ».

     

     

    séance10

    (suite du chapitre V)

     

    II

    LES FONDEMENTS ETHIQUES DE L’EDUCATION

     

    Les précédentes analyses m’ont amené, non pas à refuser le paradigme philosophique que j’ai appelé néo-tocquevillien (et qui est la ligne suivie, en gros, par A. Renaut ou M. Gauchet), mais à insister davantage sur les déterminants éthiques de l’éducation moderne que sur ses déterminants socio-politiques. Les deux approches ne sont pas incompatibles ; mais la nuance n’est pas byzantine : je veux dire que la donnée qui travaille aujourd’hui les relations éducatives, c’est peut-être l’expansion de l’égalité (variante Renaut), ou la désaffection pour le collectif (variante Gauchet), mais c’est aussi une évolution des mentalités, visible dans la famille, et qui se solde par l’idéalisation de cette enfance, c’est-à-dire de la personne de l’enfant à laquelle on attribue et dans laquelle on célèbre un statut de dignité humaine véritable. Ici réside le processus de sécularisation qui configure nos mœurs éducatives, si bienveillantes, précautionneuses, dans l’espace public comme dans l’espace privé de nos relations avec la jeune génération, surtout dans les conditions qui sont désormais celles de la famille postmoderne (cf. chapitre IV ; séance 7).

    Je me propose donc maintenant de poursuivre sur cette voie et d’examiner ce fondement éthique de l’éducation contemporaine, qui correspond à la perception nouvelle, moderne, de l’enfant (je le répète : l’enfant en tant que personne humaine dont on respecte la dignité). Lorsque j’emploie le mot « fondement », je lui donne un sens banalement philosophique. Il ne s’agit pas d’une origine, ni d’une cause qui aurait préséance sur celles que j’ai déjà envisagées, sociales, culturelles, démographiques, anthropologiques etc., dans le contexte de ce qu’Ariès appelait la découverte de l’enfant. Je ne prononce aucune imputation de causalité – question toujours redoutable dans les sciences sociales. Mon problème est autre. Il s’agit de trouver le référent idéal à partir duquel on peut déduire de façon logique les normes qui régissent ce domaine, avec ses pensées, ses pratiques, ses usages. J’inscris toujours mon propos, on l’aura compris, dans le cadre conceptuel posé au début du chapitre 4 (séance 7), lorsque j’ai expliqué que l’autorité et les actes d’autorité relèvent d’une croyance en certains idéaux et valeurs susceptibles de produire à leur tour des normes valables pour la pensée et les actes des sujets sociaux. L’idéal de l’éducation, le fondement de l’autorité en éducation, je viens de dire que c’est l’enfant comme personne humaine, moyennant quoi cet idéal donne la plus haute valeur, d’une part à la volonté de l’enfant, et d’autre part à son intégrité (ce sont les notions établies dans le paragraphe précédents, aux points 2/a et 2/b). Nous savons déjà, d’après les notations de ce même chapitre IV, une idée des normes déduites de cet idéal et de ces valeurs (dans le domaine des relations entre parents et enfants). Je vais fournir dans ce qui suit une analyse plus complète et, peut-être, plus conceptuelle des normes en question, sans me limiter à la famille.

    Concernant la signification des normes en général, un autre rappel, pour éviter toute confusion : nous restons juges de l’opportunité de respecter ou non ces sortes de prescriptions, toujours plus ou moins impératives, par différence avec les injonctions de la loi et des codes légaux. Nous ne nous privons jamais de délibérer, même sans une vraie réflexion. Dans telle situation, nous agirons plutôt dans le sens de nos principes, mais dans telle autre, plutôt dans un sens divergent ou opposé. La vie morale, en ce domaine comme en d’autres, se déroule au cas par cas.

     

    1) NORMES LIBERALES. Cohérentes avec la prise en compte de la volonté de l’enfant, ce sont les normes qui ont pour fonction de ménager et de protéger l’autonomie de ce sujet en devenir. Je retrouve ici, comme attendu, les constats effectués au chapitre précédent, quand j’ai examiné le changement des relations entre les parents et les enfants (voir chapitre IV, séances 7 et 8). Ceci, je le suppose, est assez clair pour tout le monde. De telles normes se diffusent à proportion du simple souci d’accorder aux enfants toutes sortes de libertés, et d’abord des possibilités de choix dans les différents secteurs de la vie ordinaire - ce qu’on estime important pour leur développement, pour leur « épanouissement », d’après ce terme courant. La liberté est exigée, en quelque sorte, par ce que nous estimons être la nature (humaine) de l’enfant.

     

    La principale des normes pratiques qui s’associe à la prise en compte de la volonté de l’enfant, c’est la permanente recherche de son consentement, dans toutes les affaires qui le concernent de près ou de loin, les soins physiques, les occupations, l’aménagement de l’environnement domestique, etc. La valeur accordée au consentement et en général à toutes les manifestations de la volonté propre est une autre explication de l’horreur soulevée en nous par les crimes sexuels comme la pédophilie. Car de tels actes ne peuvent jamais, par définition, obtenir l’accord de l’enfant qui les subit, quel que soit son degré de conscience de la transgression dont il fait l’objet. Et même si ces actes étaient acceptés, on pourrait toujours objecter que l’enfant a en réalité subi une influence perverse, qu’il a été « manipulé », si bien qu’un éventuel consentement de sa part n’a aucune valeur. Je parle ici en adoptant le point de vue des juges. Le pédophile ne pourra jamais tirer argument ou se justifier d’un acquiescement (supposé) de sa victime.

    Dans le monde des adultes, le même raisonnement permet de condamner certains actes comme la prostitution, en argüant du fait que ceux et celles qui s’y adonnent, en apparence librement, subissent, en réalité, toujours, une domination qui les assimile à des victimes pures et simples. Je parle cette fois en adoptant le point de vue  des partisans de l’abolition donc de l’interdiction de la prostitution. Dans tous les cas, si on considère la liberté de choix comme essentielle, on se réserve néanmoins la possibilité de démentir l’authenticité de cette liberté, dès lors que la volonté du sujet a pu être abusée, trompée ou même, tout simplement troublée[13].

     

    Voici par ailleurs quelques indications sur l’énonciation des normes libérales de l’éducation dans le discours savant, la philosophie en particulier. Dans le passage des Pensées sur l’éducation (1693), cité plus haut, Locke affirme ceci, qui pourra sembler étonnant, étant donné l’ancienneté de l’ouvrage : « Je vous ai déjà dit que les enfants aimaient la liberté, et qu’il fallait par suite les amener doucement à faire tout ce qui est approprié à leur âge, sans qu’ils se doutent qu’aucune contrainte pèse sur eux » (section XII « de la volonté chez les enfants »). La même idée est présente dans un texte capital que nous avons déjà abordé, le fameux traité de Rousseau, Emile ou De l’éducation (1762). Je n’y reviens pas là non plus, puisque j’en ai déjà parlé (fin du chapitre III, séance 6), en traitant de la vision de l’autorité dans les courants de l’Education nouvelle) ; il s’agit de l’anecdote relative à l’enfant indocile et qui se conclut par la formule : « je vins à bout de lui faire faire tout ce que je voulais  sans lui rien prescrire, sans lui rien défendre, sans sermons, sans exhortations, sans l’ennuyer de leçons inutiles. » (Livre II).

    Pour rester au niveau des doctrines pédagogiques élaborées, qui sont un signe parmi d’autres des évolutions des mentalités, je mentionne un texte tout aussi significatif et plus proche de nous, rédigé par Paul Lapie (un disciple de Durkheim, et peut-être le premier sociologue de l’éducation), à l’occasion de l’exposition universelle et internationale de San Francisco de 1915, et publié la même année dans un volume consacré à La science française. Lapie présente la « science de l’éducation », et il place la totalité des évolutions déjà accomplies et des progrès souhaitables sous le vocable d’une « pédagogie libérale ». Celle-ci est définie à la fin du texte (p. 70), par ces conclusions : « Quel est l’idéal de la pédagogie française ? On peut, disions-nous, former un être humain du dehors ou du dedans ; on peut le dresser ou l’élever. La première alternative a été choisie par la scolastique dont la méthode tait devenue un véritable dressage intellectuel. Elle fut choisie, du XVIe siècle à nos jours, par les jésuites dont la méthode est un vrai dressage physique, intellectuel et moral. Ni la pédagogie scolastique, ni la pédagogie jésuitique n’appartient en propre à la tradition française. (…) La pédagogie française, c’est la pédagogie de Rabelais et de Montaigne, de Descartes, de Port-Royal, de Fénelon, de Rousseau et de la Révolution, de Michelet et de Quinet, de Duruy et de Jules Ferry. (…) un même esprit anime tous les auteurs que nous venons de citer : tous entendent réduire au minimum le dressage extérieur et mécanique ; pour tous, l’éducation doit être, avant tout, œuvre de liberté et de raison. » L’opposition, centrale dans cet extrait, d’une « pédagogie libérale » à ce qui ne serait que « dressage » est sans aucun doute la plus explicite formule que nous puissions trouver pour résumer l’injonction éducative relative à cette liberté enfantine essentielle à l’éducation.

    Pour revenir aux usages contemporains, j’attire votre attention sur le fait que les normes libérales expliquent l’importance prise aujourd’hui par le style d’autorité que j’ai appelé parénétique, en opposition à ce qui avait pu être, et qui reste parfois, un style « autoritaire » traditionnel, c’est-à-dire un style directif, d’imposition. On le voit dans la famille, et aussi à l’école, lorsqu’on fait appel à la responsabilité des élèves, lorsqu’on transforme la discipline en autodiscipline (ce qui vient des pédagogies nouvelles et a été adopté par les instructions officielles à la fin des années 60 et années 70), lorsqu’enfin on projette de transformer l’instruction morale et civique en une pratique de la citoyenneté in situ, dans la classe même, avec des prises de décisions au moyen de débats suivis de votes. Les mêmes normes, et les mêmes rapports avec les normes restructurent y compris les démarches d’apprentissage. On en a l’exemple avec l’orthographe, si l’on observe les difficultés éprouvées par les professeurs devant le simple fait d’imposer une correction normative de la langue écrite. Je vous renvoie à une belle étude de Marie Verhoeven, « Orthographe française : altérations et crispations », qui explique que : « L’orthographe absolue et prescriptive a cédé le pas, dans certains types d’activités, à l’interprétation des normes en situation » ; ainsi, poursuit cette auteure, on tend « à favoriser l’apprentissage d’une norme relative au contexte de l’échange linguistique et à privilégier l’acquisition des procédures interprétatives qui permettent le choix des références normatives adéquates »[14].

     

    2) NORMES « HEDONISTES ». En référence à l’unicité de la personne humaine, un second ensemble de normes éducatives tend à protéger l’intégrité physique et psychique de l’enfant. Pour qualifier ces normes, je mets le mot hédoniste entre guillemets, parce que, s’il s’agit, certes, d’offrir toutes sortes de possibilités de plaisir, l’important semble surtout d’écarter les risques de souffrance. Je parlerai volontiers en ce sens d’une norme du bien-être, d’un idéal de contentement si l’on veut. Rien ne nous chagrine plus que le mécontentement des enfants. Heureuse consonance du contentement, visé par les normes « hédonistes », et du consentement, visé par les normes libérales. Ces dernières se traduisent dans la question : que désires-tu ? Et les premières dans les questions : qu’est-ce qui te fais plaisir ?, et même, avant cela : de quoi te plains-tu  (ou encore : qu’est-ce qui te fait peur?, etc.).

    C’est dans ce sens que les enfants, même très jeunes, sont précocement incités à  savourer les échanges affectifs avec leurs congénères. Dès 6 ou 7 ans, les petites filles peuvent dire qu’elles ont un amoureux, pour le plus grand bonheur de… leurs parents[15]. On sait aussi la grande diffusion, depuis peu, des baisers sur la bouche et des caresses chez les enfants pré-pubères, les collégiens d’aujourd’hui[16].

    Préserver l’intégrité psychique des enfants est une finalité majeure des pédagogies antiautoritaires du type autogestion, non–directivité, coopération (cette terminologie est un  peu datée, pour les plus jeunes d’entre vous, néanmoins elle reste explicite). Ces courants animent certes une intention libérale, au sens précis qu’on vient de voir, mais aussi une intention « hédoniste » (avec mes guillemets), profonde, systématique. C’est le cas lorsque l’école devient une petite société, organisée sur des bases démocratiques de négociation, de délibération, donc reposant entièrement sur la confiance dans les potentialités des enfants. On pense à C. Freinet en France, à M. Montessori en Italie, ou encore à A.S. Neill en Angleterre (l’école de Summerhill), et à d’autres encore, en Allemagne, en Suisse, etc.[17]. Ce n’est pas un hasard si, dans le même esprit, ces pédagogues affirment également la nécessité de recentrer les apprentissages intellectuels sur l’expression personnelle des enfants, sollicitée par des activités comme le texte libre, le journal scolaire, les enquêtes et les conférences. Sur les deux axes, le politique et le didactique, tout élève est invité à émettre des idées : d’un côté il peut donner des avis, sous différentes formes et sur différents problèmes ; d’un autre côté il peut mettre en récit son univers quotidien, élaborer ses expériences, communiquer ses espérances et ses inquiétudes. Ainsi protégées et cultivées, l’individualité et l’intégrité de l’enfant sont donc appelées à s’épanouir dans une personnalité unique et irréductible. Preuve que la différence entre enfant et adulte s’est en effet amenuisée, même si nous n’avons pas oublié que l’enfance est un état spécifique, en devenir, et que le petit doit grandir et passer par une série d’étapes de développement.

    Pour confirmation de ces remarques, je reviens d’un mot à Durkheim, dont j’ai fait le témoin privilégié du processus de sécularisation de la morale, processus au terme duquel la personne humaine est saisie  par une sorte de nouveau culte, puisqu’elle devient la référence idéale de nos principes de conduites. A un moment de sa réflexion, Durkheim signale que, à partir du moment où « la personne humaine est la chose sainte par excellence », alors le fait « d’empiéter sur notre for intérieur », par exemple quand on nous impose une manière de penser, nous paraît dommageable, scandaleux : parce que c’est toujours une « violence faite à notre autonomie personnelle »[18]. Je vous propose de retenir ces formules - lumineuses d’intelligence. Je trouve en effet qu’elles s’appliquent parfaitement, in fine, aux normes éducatives que j’essaie de mettre en relation avec la problématique de la protection de l’intégrité psychique des enfants, et donc aussi au projet de l’Education nouvelle que je viens d’évoquer. (Je repense également à la chanson des Pink Floyd qui nous lance : « we don’t need no thought control » : « nous n’avons pas besoin d’un contrôle de la pensée » ! On trouverait de nombreuses autres illustrations de ce type dans la culture musicale dite « des jeunes »).

    Passer de la protection de l’intégrité psychique à la protection de l’intégrité physique, c’est une autre manière, encore plus évidente, de suivre le surgissement des normes « hédonistes ». Il y a eu en effet dans l’histoire pédagogique un reflux progressif mais continu des peines corporelles et en général de la brutalité envers les enfants. C’est d’ailleurs ce reflux de la brutalité qui rend possible l’émergence de la valeur du plaisir dans l’éducation et l’instruction. C’est le cas, justement, au XIXe siècle, avec les pédagogies du jeu, comme celle imaginée par Basedow en Allemagne (Basedow qui s’est attiré des objections conjointes de Hegel et de Marx !).

    Une remarque historique pour fixer les idées sur cette question. Si la violence des maîtres nous révolte aujourd’hui (la moindre gifle - moindre, si j’ose dire) -, peut mener au tribunal), elle était pourtant coutumière dans les siècles passés. N’en déduisons pas que l’histoire de l’enfance soit réductible à un long martyrologe[19] ; mais il s’avère qu’en effet, la brutalité, et l’habitude, pour un supérieur, de frapper un inférieur, étaient profondément inscrites dans les mœurs. En plus de cela,  dans les pratiques l’enseignement, il était admis que la souffrance (soufflets, coups de baguettes ou autres) fournissait un bon moyen de soutenir l’effort de mémorisation, qui était l’axe central de l’apprentissage  - apprendre au sens de retenir, pour réciter ensuite. Ainsi voit-on, dans l’iconographie de l’Ancien Régime, et jusqu’au XIXe siècle, les magisters des petites écoles armés de la célèbre et terrifiante férule (faite de lanières de cuir tressées). Comment l’évolution s’est-elle produite ? Au cours du XIXe siècle, lorsque les châtiments corporels furent interdits de façon récurrente par les textes réglementaires de l’école, on a tablé sur la souffrance morale, la honte, à la place de la souffrance physique. Sont alors apparus, dans l’école primaire, en face des tableaux d’honneur, des tableaux de honte, des marques d’infamie, des postures vexatoires, des places stigmatisantes à l’inverse des places honorables, etc. De nos jours, ces vexations sont tout autant rejetées que les peines corporelles. Les psychologues sont là pour nous alerter des dangers de l’angoisse et de la honte. Toute punition qui provoque une souffrance, qu’elle soit physique ou psychique, inflige, pensons-nous, une blessure pure et simple, qui ne peut donc être qu’inutile et nuisible.

     

    Dans cette libération vis-à-vis des sentiments de culpabilité, il y a sans doute un indice moral et psychologique très important… à mettre en relation, avec, à nouveau, le style d’intervention parénétique. Nous verrons cela plus loin. Avant cela, une autre hypothèse peut se tirer de ces constats. Au total, les normes d’éducation libérales et les normes hédonistes ont pour fonction, les premières en repoussant les contraintes, et les secondes, en rejetant les  souffrances, d’entraver tout ce qui pourrait  entamer ou pire, mutiler les forces des petits d’homme. Notre éducation est individualiste, on le dit assez dans les gazettes, puisqu’elle accorde la priorité à l’essor des potentialités enfantines sur les exigences de leur adaptation à des modèles collectifs uniformisant. Mais cette individuation vise la puissance, et peut-même une augmentation indéfinie de la puissance. De ce point de vue, notons-le en passant, la pensée éducative commune est très éloignée du message rousseauiste (car Rousseau, dans l’Emile, ne cesse de renvoyer son élève fictif à sa faiblesse native, gage de la sagesse sociale future).

    La puissance, l’appétit pour la puissance, l’attrait pour le ressenti jubilatoire que provoque l’exercice de la puissance, y compris comme capacité de destruction  (une capacité mise en spectacle dans les films d’action et autres jeux vidéo qui, grâce à la magie des « effets spéciaux », ce que jadis on appelait des « trucages », dotent leurs héros de pouvoirs physiques et mentaux fabuleux, quasi divins – ou diaboliques), c’est ce à quoi contribue tout l’environnement des technologies à disposition des enfants, dès leur plus jeune âge. Jeux électroniques, machines électriques, appareils de télécommunication, appareils mécaniques, toutes sortes de moteurs, etc., satisfont ou créent de nombreux désirs de relation, de mouvement, d’action, d’exploration, et soutiennent chez les enfants la connaissance du monde et de leurs possibilités de maîtrise dans le monde - jusqu’à ce qu’ils accèdent enfin à l’un des statuts adultes les plus enviés dans la société moderne : celui d’automobiliste. L’immense marché des loisirs de masse, et l’offre infinie de consommation exploitent évidemment ces tendances. (Je constate à regret que la prise en compte de ces réalités est assez rare dans les discussions sur l’éducation actuelle, sauf chez quelques sociologues, comme Martine Segalen, dans A qui appartiennent les enfants ?, Paris, Taillandier, 2006).

     

    Je rappelle pour conclure le sondage du journal La croix, du 2 juin 2010, qui révélait, de la part des parents, à la fois un désir d’autorité, et une difficulté à l’exercer. Cette difficulté, et le paradoxe qu’elle dessine, peuvent maintenant s’expliquer. Dans le contexte des normes libérales et « hédonistes », et de l’idéal de puissance, c’est moins l’autorité en soi que sa modalité pratique d’interdiction qui est devenue problématique, et assez entamée. Qu’il s’agisse des parents ou des professeurs, et, dans l’école, qu’il s’agisse d’enseignement ou de discipline, de transmission de savoirs ou d’imposition de conduites, la possibilité de l’autorité, loin de reposer sur l’inhibition (on a déjà aperçu cela dans le point 2b du chapitre IV, séance 8), qui serait toujours limitation de l’expansion individuelle, passe désormais par un véritable droit. Car la volonté et l’intégrité, qui sont bien constitutives de l’enfant comme personne, l’instituent du même coup en sujet de droit. Disons en l’occurrence que dans ce cas précis, les relations avec nos enfants, il ne s’agit pas d’un droit qui interdit tout ce qui n’est pas explicitement autorisé, mais d’un droit qui autorise tout ce qui n’est pas explicitement interdit.

    C’est ce tropisme du droit qui mène les parents à se lancer dans toutes les justifications possibles et imaginables lorsqu’ils sont dans le cas d’énoncer un commandement ou de prononcer une recommandation.

    On comprend aussi pourquoi les enfants sont de moins en moins mis à l’abri de certaines réalités adultes, jadis conservées par les parents comme des secrets inaccessibles ou accessibles seulement « plus tard ». Dans notre monde, tout doit être dit, d’une manière ou d’une autre. L’année 2008, à la Cité des sciences, à Paris,  une exposition délicieusement intitulée : « Zizi sexuel, l’expo », avait entrepris, avec grand succès, d’informer les 9-14 ans sur les mystères du sexe qui auraient pu leur échapper. Tout se passe comme si les normes éducatives nouvelles excluaient la délimitation d’un territoire réservé aux adultes, et inatteignable ou indéchiffrable pour les enfants.

    Ce que les adultes peinent à administrer par conséquent, et qui explique leur embarras spécial d’après le sondage que je viens de rappeler, c’est l’étendue du champ de ce qui est défendu par rapport au champ, en extension continue, de ce qui est permis – celui où est fondée la légitimité des normes nouvelles, principalement.

     

     

     

    Séance 11

     

    CHAPITRE VI

    MORALE ET PSYCHOLOGIE DANS L’EDUCATION

     

     

    Au point où nous sommes parvenus, et avant d’aller plus loin, il est indispensable de rappeler les éléments d’analyse dégagés dans le chapitre précédent. Pour comprendre les transformations du sens et des usages de l’autorité dans les contextes éducatifs, je me suis proposé de ressaisir les fondements éthiques de l’éducation, c’est-à-dire les idéaux, les valeurs et les normes fondés dans la vision idéale de l’enfant comme personne humaine et à partir desquels les adultes, de façon plus ou moins réfléchie, adoptent des stratégies et des tactiques, ou tout simplement des lignes de conduite lorsqu’ils entrent en relation avec les enfants et sont ainsi dans la nécessité de leur imposer ou de leur proposer des décisions (donc d’accomplir des actes d’autorité), pour le futur proche ou lointain de leur existence ou bien pour toutes les situations du présent de la vie quotidienne, à  la maison ou à l’école. L’acquis du chapitre V par rapport au chapitre IV, outre l’élargissement du propos, c’est la distinction des deux grands groupes de ces normes éducatives : les normes libérales, qui suivent la valorisation de la volonté donc du consentement des enfants, et les normes « hédonistes », qui suivent la valorisation  de son intégrité donc son contentement.

     

     

    I) HYPOTHESE GENERALE

     

    1) FINALITES MORALES ET FINALITES PSYCHOLOGIQUES DES NORMES EDUCATIVES. Pour introduire le propos qui va suivre, je reviens d’abord sur une indication de la séance précédente. J’ai dit que les normes éducatives modernes, dont je viens de rappeler le sens libéral et « hédoniste », exonèrent les enfants des sentiments de culpabilité (en particulier parce qu’elles ne recourent pas beaucoup à l’inhibition). Ce constat, qui semble livrer ici un élément accessoire, contient en réalité un élément essentiel. Je définirai cet élément en disant que ces normes donnent aux actes d’éducation, peut-être une finalité morale, mais plus encore une finalité psychologique. En parlant de finalité psychologique,  je ne veux pas faire penser à un domaine de théorie, ou de science. Il vaudrait mieux parler de psychagogie, mais ce terme évoque la direction spirituelle, et il est en outre trop peu usité pour être commode. Morale et psychologie sont pris ici comme des systèmes d’actions socialisatrices, formatrices de la mentalité des enfants, créatrices de leur être social et individuel, de leur subjectivité si l’on préfère ce terme (ce qui donne, dans le jargon philosophique actuel, des « modes de subjectivation »).

    Pour préciser les choses, disons que, d’un côté comme de l’autre, on se trouve face à  des combats et des épreuves - épreuves  éthiques, donc, qu’il s’agisse de finalités morales (traditionnelles) ou de finalités psychologiques (modernistes). Pour résumer, les finalités morales constituent une thérapeutique de la conscience (qui invite à lutter contre ses mauvais penchants, ses tendances au mal, à extirper de soi des germes de méchanceté, dans une attente de guérison.), tandis que les normes psychologiques construisent  une diététique du désir, ou de la volonté : on doit veiller à ne pas gêner l’expansion de ses qualités, à user avec juste raison de ses capacités, dans une visée de performance et d’augmentation de sa puissance. De là s’explique mon indication primitive : chez le sujet éduqué, qui a intériorisé les idéaux, qui peut reproduire leurs prescriptions, la transgression des normes morales est entravée par la culpabilité, alors que la transgression des normes psychologiques est prévenue par l’anxiété (je reprends ici une formule de Daniel Bell[20]).

    Lorsque s’attachent aux finalités morales des valeurs traditionnelles (ce qui n’est pas forcément toujours le cas…, mais .ne compliquons pas trop le raisonnement), et aux finalités psychologiques des valeurs modernistes, la différence entre les deux peut se schématiser de la manière suivante (gardez présent à l’esprit le fait qu’il s’agit des finalités des normes décrites plus haut):

    1. Les finalités morales provoquent l’adaptation au groupe, donc la conformité ou même la soumission des jeunes générations aux générations anciennes ; mais les finalités psychologiques engendrent le développement des capacités personnelles et l’affirmation du moi. Nous retrouvons ici la donnée de l’individualisme, donnée prégnante dans le paradigme issu de Tocqueville que j’ai assez commenté, y compris pour prendre avec lui certaines distances.

    2. Les finalités morales (traditionnelles) procèdent d’une méfiance envers la nature humaine, qui aboutit souvent, et c’est le propre de la tradition chrétienne, à une négation de soi ; mais les finalités psychologiques (modernistes) recèlent la vision optimiste que suggère le terme courant d’« épanouissement » (du moi, de la volonté, etc.). C’est la vision que Rousseau expose dans l’Emile, avec tous ses attendus (au point même d’être le lointain mais certain précurseur de la psychologie de l’enfant comme psychologie du développement : une spécialité demeurée genevoise jusqu’à Jean Piaget et son école!).

    3. Les buts strictement moraux (traditionnels encore une fois) de l’éducation s’énoncent le plus souvent dans la polarité du permis et du défendu, tandis que les buts psychologiques s’énoncent dans la polarité du profitable et du dommageable : le bon et le mauvais plutôt que le bien et le mal.

     

    L’intégration, par l’éducation moderne, d’une telle normativité psychologique, qui ne supprime pas la normativité morale mais qui, en quelque sorte, la supplante, ou la subsume (et qui, je le souligne à nouveau, induit de la part des adultes des comportements non directifs, non impositifs, de recommandation davantage que de commandement), est enregistrée, si l’on peut dire, dans l’ouvrage que Piaget publie en 1932 sur Le jugement moral chez l’enfant. En passant par une critique frontale de Durkheim, Piaget établit que seule la dynamique du développement psychologique et non la transmission autoritaire de principes, entraîne la construction de la moralité véritable. La première, inscrite dans les sociabilités enfantines (les jeux, etc.), permet en effet une intégration autonome des règles, là où la seconde, par conformisme à l’égard des adultes, par imitation, etc., n’engendre que l’hétéronomie du jugement. Voilà sans doute l’une des controverses scientifiques les plus révélatrices du siècle passé dans le domaine de l’éducation (mais hélas, Durkheim n’était plus là pour répondre). Comprenons et retenons bien que, dans la perspective de Piaget, si je suis clair, la formation du sens moral échappe d’autant plus à l’autorité des adultes qu’elle s’inscrit en réalité dans les processus de l’adaptation psychologique des enfants aux relations existant dans le monde social. Ceci justifie à soi seul qu’on parle, comme je viens de le faire, d’une subsomption de la morale par la psychologie.

    On pourrait donner pour preuve a contrario de cette évolution le fait que le lamento sur la prétendue défaillance de l’autorité anime très souvent une sourde nostalgie de l’ancienne morale - je dirai même : une morale des vertus, avec des enfants sages, des bons garçons et des filles innocentes.

    Une autre remarque pour compléter ce qui précède. La saisie d’une normativité de type psychologique ajoute un élément de définition à l’examen des normes modernes de l’action éducative – normes dont je vous ai montré la prégnance et l’efficacité dans le cadre familial (chapitre IV), et parmi lesquelles j’ai distingué des normes libérales et des normes « hédonistes » (chapitre V). Mais si on cherche à expliquer l’apparition et la diffusion de ces normes psychologiques à notre époque et dans la période postmoderne, spécialement, on pensera sans doute, à juste titre, à l’argument tocquevillien ou néo-tocquevillien, sur la montée de l’individualisme,  sur la « dynamique » de l’égalité et le retrait des exigences du Collectif. Cependant, puisque j’ai eu l’occasion de regretter que ce modèle, sous la plume d’A. Renaut ou de M. Gauchet par exemple, soit trop attiré par une causalité politique et saisisse mal la dimension éthique des évolutions sociétales, je préfère inviter dans le débat un sociologue classique, non pas Durkheim cette fois, mais son contemporain, Georg Simmel. Celui-ci en effet a clairement articulé la formation de l’individualisme et les évolutions mentales, éthiques aussi bien, des sociétés modernes. On peut consulter avant tout un volume récemment traduit, très longtemps après sa première publication, sous l’intitulé de Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999 [1908], volume dans lequel Simmel analyse les phénomènes induits par l’accroissement quantitatif des groupes humains (une donnée si matérielle, serais-je tenté de dire, et si peu « politique » qu’elle a évidemment échappé aux philosophes d’aujourd’hui, alors qu’elle joue un très grand rôle dans l’approche des phénomène sociaux telle que Simmel la conçoit), décrivant alors, sur ce registre de l’« individualisme », les besoins conjugués d’autonomie ou de liberté d’une part de distinction et de concurrence d’autre part,  besoins pris en charge par la famille spécifiquement (p. 696, 698 et 702 ; c’est le chapitre 10, sur « L’élargissement du groupe et le développement de l’individualité »). Tout aussi éclairant, un article intitulé « Métropoles et mentalité », de 1903, reformule la même dualité dans celle de l’« indépendance »  et de l’ « originalité »[21]. La même démarche est suivie dans l’un des livres les plus connus du même auteur, sa Philosophie de l’argent[22] (1900). Je me tiens prudemment à cette elliptique évocation d’une œuvre au demeurant assez complexe – manière de redire ma prédilection pour les fondateurs de la sociologie.

     

    2) LE REGARD PSYCHOLOGIQUE SUR L’ENFANCE ET L’EDUCATION. En décrivant le passage d’une normativité morale à une normativité psychologique (ou psychagogique), j’ai fixé une hypothèse de travail bien plus qu’une conclusion. Je vais donc revenir à des choses plus concrètes au sujet de l’éducation.

    Au passage, je n’oublie pas que l’évolution dont je traite, a été remarquée – j’allais dire : entrevue, par quelques auteurs récents. Claude Lefort, dans le texte intitulé « Formation et autorité : l’éducation humaniste », a diagnostiqué ce qu’il pense  être la fin de la dimension éthico-politique de l’éducation[23]. On peut se reporter à l’article de H. Déchaux également, « La famille à l’heure de l’individualisme », qui envisage la nouvelle normativité[24] ; ou bien à F. de Singly, dans plusieurs textes dont un éloquent chapitre du livre  intitulé Les uns avec les autres[25] ; ou encore, pour une analyse plus détaillée, à I. Théry, dans l’article « Changement des normes de la vie privée et de la sexualité »[26].

     

    Vous vous souvenez que j’ai envisagé l’autorité sous son jour pragmatique, comme un ensemble d’actes possibles lorsqu’on est en mesure d’énoncer et d’imposer, c’est-à-dire de faire respecter des normes (de comportement ou autre). J’ai déduit de là que c’est l’évolution des normes qui explique les transformations de l’autorité (j’ai donc rejeté l’idée d’une disparition pure et simple de l’autorité : c’est une idée sociologiquement absurde). Nous connaissons en outre le contenu substantiel des normes éducatives nouvelles, où le souci de conformité morale est entouré, encadré par l’attention au développement des capacités des individus. On a vu cette évolution se produire dans la famille, lorsque l’enfant devient le support du désir d’être heureux ensemble.

    Dans nos mœurs éducatives scolaires, une première vérification de l’hypothèse est tout aussi facile à obtenir. Elle a trait à la discipline. Les modifications du paysage scolaire que nous avons déjà constatées, souvent névralgiques (séance 6 : chapitre III, §II) sont maintenant compréhensibles. Le désordre est peut-être créé par des élèves rétifs ou rebelles, ou passifs ; mais aussi et surtout par la désaffection, le désintérêt de la société pour l’ancien modèle de discipline et une classe de règles que, du coup, l’école et les professeurs ne désirent plus ou ne parviennent plus à mettre en œuvre. Il s’agit précisément des règles qui sont de nature à susciter la conformité des élèves à un modèle moral, un modèle de vertu, c’est-à-dire leur insertion dans un ordre collectif. Je ne parle pas des simples règles de contention des groupes, d’uniformisation des mouvements (silence, immobilité, etc., pour citer les grands classiques du temps jadis) qui assurent le minimum de coexistence dans une collectivité nombreuse. Avant cela, je pense aux règles de correction du langage, des apparences (dans le maintien, la vêture, etc.), ou encore des règles d’ « application » (au sens où on dit d’un élève qu’il est appliqué, soigneux) pour effectuer les tâches prescrites, etc. J’ai évoqué en ce sens, dans le chapitre III, des normes d’austérité pour ce qui concerne la conduite, et des normes de sérieux pour ce qui concerne le travail (le sérieux : une valeur scolaire cardinale). On a vu le même retrait des règles anciennes dans la famille (séance 8 : chapitre IV, §II). De quelle explication disposons-nous pour éclairer ce retrait ? Vous avez sans doute la réponse : c’est la morale qui cède le pas devant la psychologie. Les règles anciennes, dans les contextes modernes, s’affrontent aux réquisits psychologiques de la modernité ; et de ce fait, elles peuvent apparaître comme de pures contraintes, utiles à la « gestion » des classes, mais artificielles et gênantes pour la formation des individus. Elles sont même légitimement ressenties comme nuisibles par les intéressés.

    La deuxième vérification de mon hypothèse intervient si l’on se penche sur un autre changement accompli dans le cadre scolaire. Je pense à la manière dont on considère et dont on s’occupe aujourd’hui des mauvais élèves. Je crains que l’absence de guillemets pour entourer l’expression mauvais élèves ne choque certains d’entre vous. Mais c’est justement le signe que je veux questionner. Mauvais élève était un syntagme de type moral, et nous l’avons précisément remplacé par des syntagmes de type psychologique : « élève en difficulté », « élève en échec », et ainsi de suite. La différence entre les finalités morales et les finalités psychologique des normes de jugement est à ce niveau tout à fait évidente. Le mauvais élève s’attirait, en effet, une réprobation moralisante, ou moralisatrice, comme on voudra. C’était le cancre que l’on taxait tour à tour de paresseux ou d’imbécile - même si, en 1962,  un humoriste, Jean Charles, avait faire rire la France entière en recueillant les perles des rédactions du certificat d’études dans un ouvrage judicieusement intitulé « La foire au cancres ». Qu’il suscitât la sympathie ou l’aversion, le cancre encourait le dédain et, au mieux, il pouvait sommeiller sur son banc en attendant l’heure de la sortie et l’âge d’entrer en apprentissage. Aujourd’hui, en revanche, l’élève en difficulté est appréhendé par les normes savantes de la psychologie différentielle, la psychométrie des tests d’intelligence, et il mérite notre compassion. Le premier, que l’on pouvait plaindre ou condamner, était responsable de son état. Le second, « déficient » ou « décrocheur », est bien davantage identifié comme une victime (des misères de l’époque, de sa famille « défavorisée, etc.), et c’est pourquoi il doit être aidé. Autour de lui, des dispositifs sont mis en place, des stratégies sont imaginées (c’est l’affaire des « réseaux d’aide » récemment) et les efforts qu’on consacre à son amendement, consistent en  ces « soutiens » et autres « remédiations », qui sont entrées dans l’identité professionnelle de nombreux enseignants, au-delà des psychologues scolaires et des différentes catégories d’enseignants dit « spécialisés ».

    Difficile, dans ces conditions, vous le comprenez aisément, de parler d’un relâchement de l’éducation et d’un épuisement de l’autorité…

    (à suivre)

     

     

     

     

    Séance 12

    (suite et fin du chapitre VI)

     

    II

    EVALUER

     

     

    Pour apprécier la réorientation des mœurs éducatives et la diffusion, en ce domaine, des nouvelles normes ainsi que des nouvelles finalités de ces normes, un phénomène particulier du monde scolaire doit retenir notre attention. Ce phénomène, que j’ai mentionné à propos des élèves en difficulté, est aussi visible qu’il est ignoré par la plupart des commentateurs déjà cités. C’est l’évaluation. Permanente, multiforme, démultipliée, l’évaluation est au centre du système et elle encadre tous les moments et toutes les situations de la vie scolaire, depuis les petites classes jusqu’aux plus hautes, de la maternelle à l’Université et aux dites « grandes écoles ». Vous voyez pourquoi j’accorde tant d’importance à cette question de l’évaluation : rien ne montre mieux le débordement des normes à finalités morales par les normes à finalités psychologiques. Evaluer un sujet, enfant ou adulte, ce n’est pas lui dire ce qu’on doit faire ou comment il faut penser, c’est lui dire ce qu’il peut être, ou devenir ; c’est, au terme d’un calcul[27], apprécier l’état de ses forces – mentales, sociales ou physiques, et ensuite, soit lui indiquer un chemin d’amélioration possible, soit, plus souvent hélas, lui assigner un irréversible destin.

    Je saute des prémisses à la conclusion. Qui peut dire que l’autorité a déserté l’univers de l’école ? Car enfin, y a-t-il un acte d’autorité plus fort, plus efficace, que celui qui consiste à délivrer un classement, à fournir une notation (on débat pour savoir si les chiffres, de 0 à 10, ou à 20… valent mieux que les lettres, de « a » à « c », ou à « d », ou a « e »…), et avant cela à soumettre à un « contrôle », une épreuve, à convoquer à un examen, à organiser un concours ? Et  jamais l’évaluation n’a eu autant d’impact qu’aujourd’hui sur la carrière scolaire et le destin social qui s’ensuit. On objectera que les élèves et leurs familles ont de nombreuses possibilités de recours, et qu’ils ne se privent pas d’engager toutes sortes de procédures face aux décrets professoraux. Certes. Mais les droits des justiciables ne ruinent pas l’autorité des juges, bien au contraire. Il se peut que l’autorité devienne difficile à exercer sur le terrain de la discipline ; mais c’est parce que sur l’autre terrain, celui de l’évaluation, d’autres actes d’autorité ont envahi l’univers de l’école, pour incarner d’autres normes, bien plus en phase avec les exigences éthiques de la société et des familles modernes (sans parler  des nécessités de l’économie, du marché de l’emploi, qui fait jouer « à fond » la distribution des titres scolaires). Si l’on se reporte un siècle ou deux en arrière, on constatera l’inverse exactement : très peu d’évaluation, beaucoup de discipline. Ainsi va l’histoire de l’autorité et des actes d’autorité à l’école.

    La thèse peut s’énoncer de la façon suivante : à la configuration mentale où la morale est dominée par la psychologie, correspond un ordre institutionnel où la discipline collective le cède à l’évaluation des individus. Autre manière de formuler cela : nous avons beaucoup moins besoin de discipline et beaucoup plus d’évaluation, parce que c’est à la seconde et non à la première que revient la capacité de mettre les enfants au travail (ce qui est la fonction première des actes d’autorité magistraux).

    J’ajoute que le passage de la discipline à l’évaluation, tel que je le conçois ici, reprend la distinction établie par Foucault dans Surveiller et punir (1975), entre la « discipline blocus », qui enferme et contraint les corps, à la « discipline-mécanisme », qui essaime à l’air libre. Deleuze, pour dire la même chose, parlait joliment d’un « contrôle continu à ciel ouvert » propre aux sociétés contemporaines.

     

    1) L’EMPRISE DE L’EVALUATION SUR L’UNIVERS SCOLAIRE. On se souvient que tout acte ou relation d’autorité dépend d’un idéal susceptible d’imposer une croyance commune aux partenaires de la relation. Eh bien, il est clair que l’évaluation scolaire se fonde à la fois sur la valeur suprême de la personne, et sur un idéal de justice. Les deux idéaux sont très solidaires, car l’idéal de justice produit les normes des rapports admissibles entre des personnes valorisées comme telles (et porteuses d’une dimension psychologique – que j’ai analysée dans les séances précédentes).

    En outre, l’idéal de justice structure l’évaluation à deux niveaux. Premièrement, au niveau des procédures, on n’évalue jamais qu’en admettant un principe de justice au sens juridique, c’est-à-dire en respectant des normes d’objectivité et d’impartialité pour corriger, noter, classer, décerner des mentions, etc. Secondement, sur le plan des fins, on garantit que cet acte s’inscrit dans un ordre de justice au sens social, qui promeut les normes d’égalité des chances au départ de la compétition, et de distribution équitable des titres à l’arrivée (titres convertibles en statuts sociaux, en positions professionnelles, etc.). L’emprise de l’évaluation  sur l’univers scolaire traduit d’abord la prégnance de ces normes qui incarnent un idéal démocratique de justice, d’égalité, d’équité.

    Ces faits sont assez évidents pour me dispenser d’explications supplémentaires. Je voulais juste rappeler qu’il n’y a pas d’autorité sans idéal, et qu’un idéal n’a d’efficacité que s’il s’incarne dans un corpus de normes valables pour la pratique.

     

    Voyons les choses de façon concrète. Le jugement professoral emprunte de nombreuses voies.  Certaines sont assez intuitives (corrections, annotations… toujours plus ou moins sujettes à caution nous disent les spécialistes de docimologie) ; d’autres sont plus sophistiquées, qui livrent des résultats plus fiables en apparence. Quoi qu’il en soit, dès les premiers jours de classe, mettons dès le Cours préparatoire, les tâches effectuées par les élèves donnent lieu à des observations, des commentaires et des explications, après quoi l’on consigne toutes sortes de conclusions dans des dossiers et dans des livrets ad hoc, pour finalement déclencher, s’il y a lieu, les « aides personnalisées » pour les élèves en difficulté ou en retard, auxquelles j’ai fait allusion plus haut.

    En outre, la nouvelle rationalité gouvernementale, avec la logique de l’efficacité qui inspire les politiques publiques dans l’esprit d’un « pilotage par les résultats » (ce qui donne la school effectiveness de provenance américaine), a institué des évaluations nationales (en CE2, en 6ème et en 2de  à partir de 1989, puis, à d’autres niveaux par la suite ; CE1 et CM2 actuellement), qui permettent de hiérarchiser les établissement, les quartiers, les régions ; de même que les pays de l’OCDE et d’autres pays dans la même sphère d’influence, soumettent leurs systèmes scolaires respectifs à des investigations comparatives, sur la base cette fois de tests proposés à des élèves de 15  ans  - c’est le programme PISA, qui se déroule tous les trois ans (Programme international de l’OCDE pour le suivi des élève, qui est un parmi d’autres du même type).

    Il est important de rappeler que les Instructions Officielles sont peu à peu, et de plus en plus, impactées par les processus d’évaluation, et ce, non pas seulement parce qu’on modifie la forme de leur présentation mais parce qu’on adapte les contenus disciplinaires eux-mêmes : c’est l’enseignable qui se rend peu à peu conforme à ce que requiert l’emprise évaluatrice. Ainsi voit-on se répandre, dès la fin des années 1970, à tous les niveaux du système éducatif, au lieu des listes matières, de connaissances, de notions, etc., des inventaires d’objectifs, lesquels se présentent comme des compétences de l’élève. Une énorme littérature, et une quantité impressionnante de manuels, d’ouvrages plus ou moins savants, exposent l’art et la manière de déterminer ces objectifs et d’en observer ensuite l’acquisition progressive par les enfants. On assiste à l’efflorescence d’un vocabulaire approprié, avec des catégories spéciales (évaluation « sommative », ou « formative », ou « diagnostique », etc.). Dans cet ordre d’idées, la loi dite « Jospin » de 1989, qui a décidé une « Nouvelle politique pour l’école primaire», et qui a réorganisé la scolarité primaire par cycles[28], n’a plus cadré les enseignements en programmes annuels, mais en compétences liées à chacun des cycles, présumant ainsi que l’évaluation des élèves en serait facilitée. Dans le livret que cette loi prévoit pour le cycle 1, figure une liste de 89 compétences, certaines plus ou moins disciplinaires, d’autres dites « transversales », d’après cette notion bizarre - et très souvent critiquée. C’est cette même réorganisation qui aboutit en 2005 à l’adoption ministérielle, qui fait loi aujourd’hui, du « Socle commun de connaissances et de compétences », valable pour toute la scolarité obligatoire, et qui se traduit dans un livret personnel qui doit suivre l’élève tout au long de sa scolarité.

    Si l’on parcourt le livre de Claude Thelot, L’évaluation du système éducatif (Nathan, 1993), on trouvera, p. 100, un tableau de compétences en histoire-géographie, pour l’entrée en seconde où l’on voit très bien des capacités, des compétences, des objectifs. Sur le plan théorique, on distingue objectifs et compétences. « Objectif » se réfère à un ou des comportement(s), tandis que « compétence » désigne des processus cognitifs à la base des comportements (ce sur quoi se règle le programme PISA, qui cherche à mesurer l’acquisition de compétences par l’utilisation des connaissances dans les situations de la vie réelle)… Au total, ces notions d’objectifs et de compétences recèlent une présentation et une conception qui se veulent pragmatiques - on dit aussi :  « opérationnelles », c’est-à-dire qui permettent d’agir en portant les actions enseignantes au plus près des individus-élèves, avec leur personnalité, leurs particularités subjectives y compris, et, surtout, au plus près de ce qu’ils sont censés apprendre à faire - au sens d’une conduite intellectuelle aussi bien que d’une conduite pratique. D’où la tripartition fameuse : savoirs, savoir-faire, savoir être. Issu de la psychologie des apprentissages, ce vocabulaire du « comportement » a été intégré dans les Instructions Officielles, par l’intermédiaire de ce courant pédagogique, la « Pédagogie par objectifs » (PPO), arrivée en France dans ces années 1970 (recommandée pour les classes d’école maternelle en 1977).

    Je prends l’exemple de l’apprentissage du langage oral à l’école maternelle. Dans l’esprit de la nouvelle normativité, on ne va plus se contenter de décrire les buts de l’acquisition (vocabulaire, syntaxe, etc.), mais on va lister des séries de comportements dans les différentes rubriques générales. On distingue ainsi des objectifs d’ordre socio-affectif (exprimer et communiquer : l’enfant répond par l’action à une consigne verbale / il utilise des langages autres que la langue parlée / il répond verbalement lorsqu’on s’adresse à lui / il prend la parole spontanément... etc.) ; puis des objectifs d’ordre moteur, sensori-moteur et psycho-moteur (l’enfant identifie un bruit, un son, une voix / il apprécie les qualités d’un son / il perçoit les phonèmes et répond à des consignes qui font intervenir des oppositions distinctives…) ; et enfin des objectifs d’ordre cognitif, qui visent la connaissance de la langue parlée, de son code (l’enfant comprend ce qu’on lui dit /  il se fait comprendre par la parole / il emploie un vocabulaire explicite / il emploie la forme grammaticale appropriée). Est-ce davantage qu’une rhétorique, ou une sophistique, comme disent J.-A. Miller et J.-C. Milner[29] ?). Quoi qu’il en soit, la démarche aurait les avantages suivants : on annonce d’une part que les objectifs ainsi formulés ne sont pas spécifiques à une année mais s’acquièrent et se renforcent sur des temps plus longs. ; et d’autre part que la pédagogie est forcément individualisante (la pédagogie dite « différenciée » est attachée à cette idée des objectifs).

     

    2) L’EVALUATION DANS LES RAPPORTS ENTRE : ADULTES ET ENFANTS, SOCIETE ET INDIVIDUS. Comme l’a affirmé Claude Lefort[30], si l’on sait que la Culture (avec une majuscule), dans sa visée humaniste originelle, incluait une dimension à la fois éthique, politique et esthétique, « par excellence non mesurable », on pourra penser que la diffusion des technologies pédagogiques de la mesure et de l’évaluation porte atteinte à la notion même de culture. Et si ce pronostic se vérifie (je vous en laisse juges : disons que cela mérite réflexion), il est tout aussi exact que l’institution abandonne une part de son autorité. Mais je dis bien : « une part ». Car c’est l’autorité traditionnelle, l’autorité de la culture comme legs des ancêtres, qui est entamée ; et à travers l’extension hyperbolique des dispositifs d’évaluation, le phénomène principal à considérer est l’émergence d’une autre culture, donc d’une autre autorité, à laquelle on assigne d’autres finalités, et dont l’exercice emprunte d’autres modalités. Quand je parle des modalités de l’autorité, je précise que la mesure des aptitudes entre fort bien dans cette parénétique dont j’ai parlé au chapitre IV (partie II, séance 8). Tel est d’ailleurs l’esprit de la nouvelle gouvernance : l’évaluation crée des individus qui se soumettent aux règles librement, de par leurs propres motifs, sans avoir besoin de recevoir des ordres explicites[31].

    Je vais maintenant tirer quelques conséquences de ces constats, ce qui me permettra d’effectuer un retour critique sur les thèses néo-tocqueviliennes.

     

    a) Sur le plan de relations entre adultes et jeunes. Si l’on admet l’existence d’une nouvelle autorité, ou de cette nouvelle forme d’autorité dont l’évaluation est le signe manifeste, il faut aussi admettre que la hiérarchie entre les élèves et les maîtres, les enfants et les adultes, les inférieurs et les supérieurs, n’est nullement aplanie et encore moins supprimée dans le système éducatif moderne. Si, dans la société moderne, une « dynamique d’égalisation » est bien à l’œuvre, comme dit A. Renaut en s’appuyant sur Tocqueville, il ne faut pas en déduire trop vite que ce courant submerge l’éducation et détruit le socle des hiérarchies indispensables. Il s’agit d’autre chose.

    Pour ajouter un mot sur les arguments d’A. Renaut, je dirai  qu’il a bien compris la montée de l’éthique de la personne, qui établit la dignité fondamentale de l’enfant, et qui, sur ce plan, postule la similitude de l’enfant et de l’adulte, c’est-à-dire la similitude de tous les membres de l’espèce humaine. Mais A. Renaut a confondu cette équivalence morale avec l’égalité des droits dans la sphère politique[32]. Pour créer une continuité du politique et de l’éducatif (car dans la philosophie d’A. Renaut, comme dans celle de M. Gauchet dont je vais aussi parler, la sphère politique domine et influence toutes les autres sphères de la vie sociale), A. Renaut a assimilé l’égalité, qui touche aux droits des individus en tant que citoyens (particuliers), et la similitude, qui touche à la dignité des individus en tant personnes (singulières). On constate que cette confusion est assumée par exemple dans La fin de l’autorité[33]. Or, de même que la continuité du politique et de l’éducatif est factice, l’assimilation de la similitude à l’égalité est contraire à l’expérience, et il est facile de faire des constats polémiques à son sujet. On ne sache pas, à l’école comme dans la famille, que beaucoup d’adultes perçoivent les enfants comme égaux à eux, et encore moins quand il s’agit des plus petits. Même quand les parents ou les professeurs manifestent à l’égard de la jeune génération toute la sollicitude dont ils sont capables, et une bonté qui confine parfois à la faiblesse, même quand ils lui réservent le sort que réclame l’humanité dont elle est porteuse, ils n’oublient pas qu’ils agissent envers des êtres inférieurs, faibles, vulnérables, menacés, dont l’avenir incertain, risqué, exige qu’on protège à chaque instant leur corps et leur esprit. On voit d’ailleurs A. Renaut bien  embarrassé avec cette question, et en général avec la question de l’âge auquel les enfants sont censés rentrer de plein pied dans le processus d’égalisation.

    Cette conscience éducative des parents, c’est bien ce qui explique pourquoi la psychologie et les normes psychologiques sont investies d’une grande autorité, à la place de la morale. Et voilà le psychologue, le conseiller, le « coach » aujourd’hui, et avec eux l’aide, le conseil, le soutien, l’ « accompagnement », qui disputent à l’école et aux professeurs cette modalité d’influence qui n’a rien de si mystérieux, en fin de compte.

     

    b) Sur le plan des rapports entre la société et les individus. Etant admises l’existence et l’insistance de l’autorité évaluative, il faut aussi convenir que cette autorité, loin de séparer ou de mettre en conflit les intérêts individuels et les normes collectives les met au contraire en accord. Elle ne développe les premiers qu’en accroissant l’efficacité des secondes. Intérêts individuels et normes collectives sont rendus congruents. Un classement, pour ne prendre que cet exemple, c’est très exactement un placement des sujets dans un ordre hiérarchique ; c’est donc l’inscription des individus dans un projet collectif qui, par la fonction symbolique qu’on lui assigne, conditionne les aspirations de ces individus. Dans un tel contexte d’évaluation, le Collectif, la Totalité, fabrique le désir des individus ; et lorsque ceux-ci prennent part à l’épreuve sociale de l’évaluation, quelle qu’elle soit, ils ont forcément assimilé le sens et la valeur conférée, par cette Totalité, à l’épreuve. Pour préciser, je dirai que la totalité, c’est la société ou le groupe qui fait vivre l’idéal de justice à travers des institutions et des pratiques normales.

    Dans l’analyse de ce que l’on comprend comme une crise de l’éducation, A. Renaut (dans La fin de l’autorité, livre dont je viens de parler – mais on pourrait citer d’autres écrits du même auteur) a basé son analyse sur le premier axe du paradigme néo-tocquevillien, la dynamique d’égalisation ; et il a conclut à un effacement de l’autorité dans le monde démocratique. M. Gauchet, quant à lui, a plutôt pris en compte l’autre axe du paradigme, la déliaison des individus et du collectif, et il a observé que l’autorité n’a pas disparu, parce qu’elle est une médiation nécessaire entre les exigences contraignantes de la société et les intérêts de la personne, mais que sa représentation est opacifiée par l’idéologie individualiste et le courant d’autonomisation. C’est ce qu’il explique en plusieurs passages des Conditions de l’éducation[34]. D’après M. Gauchet, si l’autorité ainsi définie reste l’élément dans lequel se déploie la relation éducative, elle se heurte néanmoins à l’illusion d’une « autoconstruction de la personnalité » et au « rejet concomitant » du « moulage conformiste » p. 166). L’argument, tout à fait judicieux, éloigne cet auteur du précédent et de quelques autres, plus expéditifs encore dans leur diagnostic. Toutefois, je ne me résous pas à le suivre quand il associe à ce hiatus une perte de légitimité des savoirs et de l’institution chargée de les transmettre. Cette thèse, très forte, est posée p. 168 et suiv., et développée dans un chapitre spécial du même volume (« Des savoirs privés du sens ? »). Mais je n’y vois qu’une pétition de principe, non démontrée malgré un argumentaire serré – plus rhétorique que démonstratif, me semble-t-il. J’analyserai dans les prochaines séances la question capitale du statut – j’allais dire du destin - des savoirs scolaires, et je maintiendrai, à l’inverse de M. Gauchet, qu’ils possèdent toujours une légitimité, et que, dans le contexte institutionnel contemporain, leur transmission répond toujours à des idéaux, donc à des croyances. Mes réserves portent donc sur le fait que, si M. Gauchet saisit bien la dissolution des formes anciennes de culture et de transmission culturelle liées aux traditions religieuses, il montre trop de scepticisme ou d’indifférence devant les formes nouvelles « détraditionnalisées » comme il dit (concept emprunté à Antony Giddens). On est d’ailleurs frappé par la tendance de ces textes à placer tous les phénomènes culturels du monde moderne sous un unique signe négatif, le signe de la perte : perte des traditions, perte de la préséance du passé, perte de la transcendance du Collectif, perte du sens des savoirs… C’est pour cette raison que j’ai soupçonné chez cet auteur, intéressant à bien des égards, une tentation nostalgique et « décliniste » (chapitre I, séance 1) ; un penchant mélancolique, en fin de compte. Mais que seraient l’éducation et l’école si, comme M. Gauchet nous incite à le penser, l’autorité n’y avait plus « ni présence immédiate, ni efficacité globale » ? Serait-ce autre chose qu’un champ de ruines, ou alors, au mieux, un champ de bataille. Or tel n’est pas le constat que tout un chacun peut faire, chaque matin, vers les huit heures, sur le chemin des écoliers.

    N’aurions-nous plus la moindre attention, n’éprouverions-nous plus le moindre intérêt pour la culture et les formes d’esprit de nos ancêtres ? Peut-être que oui. Mais j’incline à penser qu’il manque à cette conclusion de M. Gauchet (nul doute que cette remarque lui déplairait fort) une analyse de l’évolution au terme de laquelle, comme l’a montré Foucault, « le normal a pris la relève de l’ancestral »[35]. Et le « normal », c’est très exactement ce qu’instituent les technologies de l’évaluation. A considérer ces technologies - qui ne sont qu’un aspect de la réalité scolaire -, je suggère par conséquent que les individus auxquels on les applique, quand ils entrent dans les situations de compétition et de  concurrence où ils subissent les contraintes collectives (c’est une nécessité sociale), tout en s’efforçant de montrer leurs talents personnels (en vue d’un bénéfice pour eux-mêmes), ont une assez forte croyance dans l’idéal qui structure ces épreuves et, de ce fait, une assez bonne conscience de l’autorité qui les y convoque. Je l’ai déjà souligné en évoquant l’analyse durkheimienne de la « solidarité organique » propre à la division moderne du travail : socialisation et autonomisation ne sont pas contradictoires.

     

    Remarque. Puisque les techniques d’évaluation imposent aux individus des codes qu’ils ne maîtrisent pas, puisqu’elles leur assignent des identités qu’ils n’ont peut-être pas choisies et qui peuvent les décevoir  (une place misérable, une réputation pénible, etc.), on pourrait croire qu’elles entament l’autonomie dont on a vu combien elle est souhaitée, attendue, offerte aux enfants par l’éducation moderne. Or il n’en est rien dès lors que l’autonomie devient une compétence parmi d’autres, dont on peut observer et évaluer l’acquisition progressive par l’enfant. C’est le cas surtout dans les petites classes de l’école maternelle et de l’école primaire.

    Un sociologue, Jean-Pierre. Le Goff, dans La barbarie douce (Paris, La découverte, 1999 : un ouvrage aux accents antimodernes qui ne soulève pas forcément mon enthousiasme, je l’ai plusieurs fois avoué ici), a bien compris qu’une forme d’autonomie est cohérente avec les technologies d’évaluation, ce que révèlent la phraséologie et la problématique du « contrat », à l’intérieur desquelles sont signifiées aux enfants des conduites à acquérir et des normes à respecter (exemples : « lever le doigt pour répondre aux questions », « travailler avec application »). Cette hypothèse est d’autant plus juste que la liberté concrète, comme liberté d’agir, est elle-même requise par l’évaluation des conduites mentales, morales et sociales des enfants - de même que la psychologie scientifique, depuis Piaget, revendique une approche clinique, qui prescrit de se tenir au plus près de la vie, des relations et des échanges spontanés des enfants, loin des tests ou du guidage pédagogique habituel. C’est aussi ce que la dite « pédagogie par objectifs », dont j’ai parlé plus haut, qui voulait recentrer l’ensemble des activités d’enseignement sur les situations d’évaluation, tentait d’imiter, ou, disons, de transposer dans le contexte de la classe.

    Je vois à ce qui précède une conséquence qui nous ramène sur le terrain philosophique. La liberté de l’enfant, dont certains nous redisent qu’elle déborde toute limite, qu’elle abolit toute contrainte, qu’elle menace les fondements mêmes de l’entreprise éducative, cette liberté, on le voit maintenant, n’est pas du tout concédée, octroyée,  comme au terme d’un combat on rend un territoire perdu, on restaure une faculté brimée. C’est même l’inverse. Dans l’ordre éducatif et scolaire de l’évaluation, la liberté est programmée, c’est une obligation faite à l’élève. Bel exemple, s’il en est, de paradoxe, de « double contrainte » contradictoire (double bind) institutionnel. Ceci signifie aussi qu’une telle liberté est produite sans que les individus la possèdent avant cela de façon essentielle, d’après une quelconque nature. C’est une activité sociale aux conditions des normes existantes, non une affirmation de l’individu comme « sujet », conscience et volonté. A preuve, le fait que la liberté de l’enfant soit toujours accompagnée, précédée d’une science, la psychologie, qui décrit ses modes d’être, qui fixe ses usages normaux et utiles, et qui trace ses limites (une précision qui elle aussi, diverge des réflexions d’A. Renaut, dans La fin de l’autorité, aux chapitres « Eduquer » et « Punir ». Mais c’est une autre histoire…).

     

     


     

    [1]C’est le cas chez Edouard Claparède, dans Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale (1926). Claparède  déclare nécessaire de « placer le centre de gravité non pas dans le programme ou dans le manuel, mais dans l’enfant lui-même ». On trouve chez Célestin Freinet de nombreuses affirmations du même ordre. Dans une lettre de 1929, Freinet explique par exemple : « il faut partir des enfants et fonder toute notre pédagogie sur ses besoins et sa mentalité » (cité par Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Maspéro, 1968, p. 83.

    [2]F. Jacquet-Francillon, « L’enfant comme personne : un fondement culturel de l’Education Nouvelle », in L’éducation nouvelle, histoire, présence, avenir, dir. A. Ohayon, D. Ottavi, A . Savoye, Peter Lang, 2004, pp. 29-45.

    [3]Cité par J. Gélis, M. Laget, M.-F. Morel, Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France traditionnelle,  Gallimard-Julliard, 1978, p. 28.

    [4]G. Compayré, L’évolution intellectuelle et morale de l’enfant, 1893,  p. 371.

    [5]Michelet, Nos fils, Paris, 1869, p. 215.

    [6]Durkheim, L’éducation morale,  Paris, PUF, 1963 [1934], p. 91. Faire ici référence à Durkheim, dont les analyses datent d’un siècle à peu près, permet aussi de contester l’idée que ces phénomènes d’évolution des mentalités seraient très récents, comme on pourrait le déduire à la lecture de l’ouvrage de Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996.

    [7]Sur ce point, voir F. de Singly, « Le statut de l’enfant dans la famille contemporaine », loc. cit., p. 18.

    [8]Cité par P. Ladrière, in Pour une sociologie de l’éthique, PUF, 2001., chapitre. « Personne humaine potentielle et procréation », p. 369.

    [9]Kant,  Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1964, Livre I, p. 17.

    [10] Voir sur ce point Alain Supiot, Homo juridicus, essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Seuil, 2005, pp. 60 et suiv.

    [11]Hegel, Principes de la philosophie du droit, Gallimard, 1968, p. 84. Les questionnements philosophiques des notions de personne et de personnalité sont nombreux depuis plus d’un siècle. Voir le courant dit du « personnalisme », dont Charles Renouvier (1815-1903) fut le fondateur, et quia connu ensuite divers prolongements et développements.

    [12]Locke, Pensées sur l’éducation, Paris, Vrin, édition de 1992, p. 137.

    [13]Je signale par ailleurs que dans le code de déontologie issu du procès des médecins nazis à Nuremberg (le Code de Nuremberg, de 1947), au sujet de l’expérimentation médicale, le consentement des sujets est une obligation formelle, énoncée en tête du code. Sur le concept de consentement et toutes ses implications philosophiques, on peut se reporter au livre de Geneviève Fraisse, Du consentement, Paris, Seuil, 2007.

    [14]Marie Verhoeven « Orthographe française : altérations et crispations », in Jean de Munck et Marie Verhoeven, Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la modernité ?, de Boeck, Paris Bruxelles, 1997, p. 85 :

    [15]D’après M. Segalen,  A qui appartiennent les enfants ?, op. cit., p. 158.

    [16]Sur ce sujet, voir  Hughes. Lagrange, « Le sexe apprivoisé ou l’invention du flirt », in Revue française de sociologie, vol. XXXIX, 1998.

    [17]Sur les courants et les expériences étrangères, j’indique deux ouvrages anciens mais précieux par leur richesse. Sur l’Angleterre, R. Skidelsy, Le mouvement des écoles nouvelles anglaises, Paris, Maspéro, 1972 ; et sur l’Allemagne (en partie), J. R. Schmid, Le maître camarade et la pédagogie libertaire, Paris, Maspéro, 1973 [1ére éd., 1936]).

    [18]Durkheim, L’éducation morale, op. cit., p. 91.

    [19]Voir sur ce sujet Jean-Claude Caron, A l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1999.

    [20]Daniel Bell, dans Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 [1974 pour l’édition américaine], dit exactement, p. 82, au sujet des évolutions des mentalités intervenues au XXe siècle : « la morale traditionnelle fut remplacée, aux Etats-Unis, par la psychologie, la culpabilité par l’anxiété ».

    [21]In L’école de Chicago, Naissance de l’écologie urbaine, dir. Y. Grafmeyer et I. Joseph, Aubier, pp. 61-78.

    [22]Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, édition Quadrige, 1999 [1ère édition allemande, 1900], par exemple p. 454 et suiv.

    [23]C. Lefort, « Formation et autorité : l’éducation humaniste », loc. cit., p. 222.

    [24]H. Déchaux, « La famille à l’heure de l’individualisme », loc. cit. p. 28.

    [25]F. de Singly, « La cause de l’enfant », loc. cit., p. 7 ; et Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, op. cit., voir le chapitre « La crise des normes », p. 127 et suiv.

    [26]I. Théry, « Changement des normes de la vie privée et de la sexualité. De la question individuelle à la question sociétale », in Familles et petite enfance. Mutations des savoirs et des pratiques, dir. Gérard Neyrand, Michel Dugnat, Georgette Revest, Jean-Noël Trouvé, éditions «érès, 2006.

    [27]Voir à ce sujet l’entretien entre Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?Entretien sur une machine d’imposture, Paris, Grasset, 2004.

    [28]Il y a le cycle des « apprentissages premiers » (les deux premières années de l’école maternelle), puis cycle des « apprentissages fondamentaux » (fin de l’école maternelle et, à l’élémentaire, le CP et le CE1), et enfin « cycle des approfondissements » (CE2, CM1 Et CM2).

    [29]Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?op. cit., p. 63.

    [30]C. Lefort,  « Formation et autorité… », loc. cit., p. 221.

    [31]A un autre propos, cette donnée est clairement saisie par Alain Supiot, dans Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 254.

    [32]Il faut en outre faire attention à ceci que cette similitude s’établit dans le cadre de relations abstraites, impersonnelles (propres à une nation, à l’humanité entière, etc.), donc qu’elle ne doit pas être confondue avec la similitude qui s’établit sur des relations concrètes et personnelles, et qui caractérise des individus conformes, conçus sur le même modèle, partageant les mêmes croyances et les mêmes finalités, ce dont nous parlent les anthropologues et les sociologues à propos de sociétés archaïques ou traditionnelles. C’est pourquoi, afin d’éviter cette autre confusion, je préfèrerais parler d’une « équivalence » en dignité.

    [33]A. Renaut, La fin de l’autorité, op. cit., p. 145 par exemple.

    [34]M. Gauchet et al, Conditions de l’éducation, op. cit., p. 137, 141, 147, 160 ; j’en ai parlé dans les séances 2 et 3, soit le chapitre I, partie II.

    [35]M. Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 195.


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  • Séance 13

     

    CHAPITRE VII

    L’AUTORITE INTELLECTUELLE

     

     

    Nous arrivons bientôt au terme de ce parcours. Celles et ceux qui ont enduré la longueur et la lenteur du chemin ont droit à ma reconnaissance émue.

    Comme j’ai tenté d’affronter les questions de façon plus empirique que théorique, c’était un peu sinueux. Pour rassembler et mettre en bon ordre les éléments de base, je dirai que nous avons rencontré deux domaines distincts d’exercice de l’autorité en éducation, deux domaines où certains actes d’autorités sont possibles et attendus : celui de la discipline (chapitre III) et celui de l’évaluation (chapitre VI). Il nous reste à investir le troisième domaine : celui de la transmission des connaissances. De chacun émerge une figure particulière, un personnage typique à qui revient la capacité d’accomplir les actes d’autorité. Pour la discipline, c’est le professeur (ou le père, ou la mère, etc.) comme chef ; pour l’évaluation, il s’agit du professeur comme juge ; pour la connaissance, il s’agit du professeur comme savant – le maître au sens fort. Cette classification, à quelques nuances près, peut rappeler, par exemple, celle de Kojève[1].

     

    Je vais donc parler de l’autorité intellectuelle. C’est l’autorité que le professeur exerce à partir du moment où, habilité par l’institution et reconnu à ce titre par les familles, il est en capacité de transmettre aux jeunes générations la culture légitime, c’est-à-dire ceux des savoirs accumulés par les générations antérieures auxquels on attribue une valeur spéciale, qui en fait des objets d’enseignement nécessaires. Bourdieu et Passeron, dans La reproduction (Paris, éditions de Minuit, 1970), ont parlé, dans le même sens, de l’« autorité pédagogique », et ils ont bien expliqué que cette autorité se constitue dans un « jeu » avec l’« arbitraire culturel », c’est-à-dire avec ces contenus que l’institution scolaire propose et impose aux enfants. Evidemment, cette sélection change avec les époques ; et elle ne va pas sans conflits entre les groupes et les instances qui sont en position de l’effectuer, comme par exemple, au XIXe siècle, l’Etat et l’Eglise.

    Que nous dit-on aujourd’hui sur cette autorité ? Dans la précédente séance, j’ai évoqué le sombre diagnostic de M. Gauchet. Vous vous souvenez que cette question est abordée à plusieurs moments du livre collectif intitulé Conditions de l’éducation, et qu’elle est conclue par le constat d’une perte globale de légitimité (chez M. Gauchet, je vous l’ai fait remarquer, il y a toujours de la perte). Je dis bien : une perte globale, car elle affecterait le savoir en général : tout savoir possible. L’auteur évoque ainsi une « délégitimation des savoirs » (p. 165), un affaissement de « l’impératif du savoir » et, conséquemment, un épuisement de « la mission formatrice impartie à l’institution scolaire »[2]. Nous savons aussi que M. Gauchet relie ce phénomène à l’incapacité dans laquelle se trouve le Collectif de faire valoir la préséance des normes communes sur les préférences individuelles. Une perte d’autorité des savoirs et des enseignants interviendrait lorsque « la transcendance du collectif a perdu [c’est moi qui souligne] son caractère explicite et impératif » (p. 152), et lorsque, du coup, se dissout le besoin de médiation entre le collectif et l’individuel. Pour préciser un peu  plus, je redis que cette hypothèse - induite par le  modèle néo-tocquevillien – lui-même associé à la théorie de Louis Dumont -, cette hypothèse disais-je,  est justifiée par la montée de l’idéologie individualiste. Le domaine éducatif et scolaire serait, comme d’autres secteurs de la vie sociale, troublé par l’illusion d’une liberté conquise sur les contraintes de la société et de la socialisation, comme si on pouvait se débarrasser des exigences de l’adaptation à l’environnement. Et la force agissante de cette illusion expliquerait, d’un côté l’importance grandissante de la culture de l’autonomie, le privilège accordé à l’épanouissement individuel (voir par exemple le rôle qu’on fait jouer, de la famille à l’école, à l’expression enfantine) ; et en même temps, d’un autre côté, le brouillage de la fonction vitale des savoirs, qui ne pourrait plus s’accomplir dans la claire conscience de sa nécessité, ce dont témoigne l’étonnante recherche, d’après une expression courante, du « sens des savoirs » - comprenons que le « sens », c’est l’intérêt, pour les individus, d’acquérir ces savoirs. Pour résumer, si le professeur et les savoirs sont destitués de leur autorité, s’ils sont « délégitimés », c’est parce que la culture n’est plus représentée par l’institution ni comprise par les individus sur le fond d’une obligation émanant de la collectivité, et bénéfique autant pour cette collectivité que pour les individus qui la composent. Une telle obligation serait dévaluée ; elle n’aurait même plus cours.

    N’oubliez pas à ce propos que l’éducation, comme socialisation, ce n’est pas seulement, pour le collectif, pour la société, la possibilité d’exercer les contraintes utiles à sa conservation et à sa perpétuation ;  c’est aussi, pour les individus, la possibilité de tirer parti de cette obligation en vue de leur intégration, et aussi, de ce fait,  d’un accroissement ou d’un enrichissement de leurs potentialités humaines et sociales.

     

     

    I

    UNE QUESTION DE METHODE

     

    Que se passe-t-il dans notre système d’enseignement ? Y a-t-il des confirmations empiriques d’une perte globale d’autorité des professeurs et des savoirs? J’ai déjà eu l’occasion d’émettre des réserves sur cette hypothèse. Je vais maintenant préciser mon objection - je dirai plutôt : mon insatisfaction.

    D’après mes définitions liminaires, un acte d’autorité est possible à condition de rencontrer la croyance en un idéal admis aussi bien par ceux qui accomplissent cet acte que par ceux que cet acte vise. Dans les séances 5 et 6, j’ai attribué l’évolution de la discipline et la transformation de l’autorité (sur ce terrain) à la présence d’un idéal de bienveillance et de respect envers les enfants. Dans la séance 12, j’ai discerné au principe des techniques d’évaluation les idéaux de la personne et de la justice. Et dans l’enseignement ? Pour être clair, je réponds au seul niveau du secondaire. La tradition des humanités animait d’une part l’idéal spirituel du chrétien, et d’autre part l’idéal esthétique et littéraire de l’honnête homme. Dans le courant de la modernité, la culture scolaire se règle d’une part sur l’idéal sociopolitique que dessine la figure du citoyen, et d’autre part sur un idéal scientifique que représente la figure du savant, du chercheur, de l’ingénieur aussi,  tout ceux qui découvrent ou qui connaissent les lois immanentes du monde, et qui sont désireux d’agir sur lui pour le bien de l’humanité - leur image se forme tout au long du XIXe siècle, d’Auguste Comte à Jules Verne, et elle se cristallise dans quelques personnages offerts à l’admiration des écoliers dont (Pasteur en est le type parfait).

    Je reprends mon raisonnement initial. Pour affirmer que le savoir (en général) a perdu sa légitimité et son autorité (en général, toujours), autrement dit qu’il n’a plus de crédit auprès de ceux qui sont en état de le recevoir, il faudrait montrer que les idéaux (ceux mentionnés à l’instant) ont déserté la scène éducative et scolaire. Les idéaux classiques, oui, assurément – au terme d’un long processus de sécularisation de la culture en général et de la culture scolaire en particulier, processus dont le point d’orgue a été la laïcisation des programmes, survenue sous la Troisième République, comme chacun sait. Mais les deux autres, l’idéal de citoyenneté et l’idéal de culture rationnelle ? Il est permis de douter de leur dissolution. Je rappelle qu’un idéal, c’est une valeur ou ensemble de valeurs suprêmes et, à ce titre, une instance symbolique de production et d’énonciation de normes (j’allais dire : des normes collectives, mais c’est presqu’un pléonasme dans ce contexte). L’idéal de citoyenneté impose à la culture scolaire des normes « identitaires » : on demande d’apprécier la langue du pays, de vénérer les auteurs du patrimoine, d’adhérer à un récit du passé collectif… ; et l’idéal de connaissance rationnelle édicte des normes de vérité : on habitue à ne rien affirmer sans preuve, à baser une assertion sur des faits d’expérience vérifiables… Voit-on que les instructions officielles, les habitudes magistrales ou autres se soient affranchis de ces prescriptions ? Sur le premier registre, il faudrait qu’il n’y ait plus aucun accord sur les références admissibles, plus aucune unité dans les programmes. On dira que les aspirations régionalistes mettent la langue française en concurrence avec des langues vernaculaires, que le récit national se déplace des élites vers le peuple, et ainsi de suite… Mais, outre que ces phénomènes ont assez peu d’ampleur, rien ne démontre que le pluriel de la culture entrave tout sentiment et toute réaction d’appartenance à la société politique qui, parce qu’elle ignore les particularités, les « enracinements » (historiques, sociaux, religieux, géographiques, etc.), transforme les individus en citoyens, c’est-à-dire en électeurs, en justiciables, en contribuables, en soldats éventuellement. Je viens de citer les quatre figures sur lesquelles nos ancêtres républicains avaient fondé leurs convictions. Sous la Troisième République d’ailleurs, les instituteurs avaient eux-mêmes su allier la référence à la Patrie avec l’attachement aux « petites patries » de la province ou du village. Voyez à ce sujet la belle étude de Jean-François Chanet (L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996).

    Quittons le côté de l’institution et des responsables pour celui des familles et des élèves. Au risque de tenir un propos trivial, mais pour aller dans le même sens qu’auparavant, je note qu’on voit se presser dans les sections scientifiques des classes Terminales de nos lycées plus de 150 000 élèves chaque année ; que les classes préparatoires scientifiques sont prises d’assaut par les mêmes élèves ; que les écoles supérieures scientifiques ou les écoles d’ingénieur sont parmi les plus attractives et… qu’on y accueille moult jeunes gens autant passionnés par les sciences et les technologies qu’ils sont ravis des cours et des professeurs qui les leur dispensent. D’autant plus que ceux-ci leur ont transmis ces disciplines difficiles d’accès avec un grand souci d’objectivité - une norme cardinale, qui est la pièce maîtresse de leur éthique professionnelle, donc aussi de leur crédit public. Il est donc peu vraisemblable que, dans ces classes, la pensée rationnelle soit battue en brèche par l’appel à une dogmatique quelconque, par des croyances religieuses ou des superstitions vulgaires. Il y a certes, aux Etats-Unis, quelques illuminés sectaires qui voudraient évincer la théorie darwinienne de l’enseignement des sciences naturelles ; mais ce phénomène reste inconnu en France. Et on ne voit pas d’élève contester que Napoléon soit mort à Sainte-Hélène, sous prétexte qu’un film a imaginé sa fuite aux Amériques !

    Voici donc le fond de mon insatisfaction : faute de trouver beaucoup de réalité à la thèse du déclin de l’autorité intellectuelle des professeurs et de l’école, je me demande si cette thèse ne se focalise pas, sans le dire il est vrai, sur la seule population des élèves qui éprouvent une aversion pour l’école, la culture et les gens cultivés -  la catégorie des élèves en « grande difficulté », les « décrocheurs », rebelles ou autres. Ai-je besoin de dire que mon propos ne tolère bien sûr ni dédain ni mépris à l’égard de ces populations ? Et je suis bien d’avis que, si leur importance numérique est croissante, nous devons chercher les raisons de cette tendance, pour la combattre. Toutefois, en même temps, je redis que les attitudes hostiles – dont j’ai parlé à propos de la discipline - font en quelque sorte partie du jeu, et que seule une illusion (d’essence petite bourgeoise) laisse croire que l’école et l’instruction ont pu, sous la Troisième République notamment, rencontrer une adhésion unanime, susciter un élan sans faille de la part du peuple français dans son entier. Au contraire, toute l’histoire des instituteurs est émaillée de protestations contre les familles - paysans à la campagne, ouvriers dans les villes, pauvres un peu partout -, qui résistent à la scolarisation et tentent d’échapper par tous les moyens (l’absentéisme en est un) aux obligations que l’Etat leur impose. Parmi les sociologues et historiens, trop rares, ou trop peu écoutés, qui prennent en compte ces oppositions, il faut citer Jean-Michel Chapoulie (dans ce beau livre intitulé L’Ecole d’Etat conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010). Bref, je souscris au projet « républicain » de n’abandonner personne sur le bord de la route, mais je n’avalise pas la conviction, répandue dans la classe cultivée principale bénéficiaire des titres scolaires, d’un intérêt spontané universel pour  la culture de l’école.

    Vous voyez le sens de mes doutes relatifs à la thèse d’une « délégitimation des savoirs » : je crains qu’elle ne soit énoncée, implicitement, qu’en fonction de cette catégorie qui n’entre pas dans le cercle des fidèles, si j’ose dire (fidèles que nous sommes !). C’est pourquoi je lui ai d’abord posé la question triviale – mais assumée par moi -, de ses preuves empiriques. Et puisque je ne les ai pas trouvées, j’en ai déduit que l’argument « décliniste », dans sa radicalité, était surtout rhétorique et polémique. Partant de là, je propose, pour reprendre le problème de l’autorité intellectuelle, de mettre entre parenthèses, comme je l’ai fait sur le terrain de la discipline, le cas des élèves indifférents ou réticents à la culture scolaire : car même s’ils sont nombreux, leur comportement n’est pas, en tant que tel, un révélateur du statut actuel de cette autorité et de la force idéale de la transmission des connaissances dans notre système éducatif.

     

    Ceci posé, comment poursuivre la réflexion sur l’état de l’autorité intellectuelle dans le système éducatif ? Au lieu d’attribuer à toute la population scolarisée les caractéristiques comportementales de la catégorie qui n’entre pas dans le jeu c’est-à-dire dans les croyances et les normes en vigueur, il faut se pencher sur les autres catégories, celles qui acceptent le projet éducatif et qui se portent d’elles-mêmes vers la « mission formatrice » de l’école. Ce faisant il deviendra possible de décrire l’évolution de ces croyances et de ces normes, et les effets de cette évolution sur le système éducatif dans son ensemble comme sur la mentalité des populations bénéficiaires du système, celles dont les aspirations comblent le désir des professeurs.

    Vous l’aurez peut-être remarqué, je raisonne sur l’autorité du professeur comme savant, habilité à transmettre la culture (l’ « arbitraire culturel », dixit Bourdieu), dans les mêmes termes que naguère, sur l’autorité du professeur comme chef, requis pour énoncer et faire respecter des normes de discipline collective. Je rappelle en quelques mots la démarche suivie à ce propos.

    En premier lieu, j’ai montré (séance 6, §1) que l’opposition endémique à l’ordre collectif provient d’une frange d’élèves et de familles qui refusent le projet scolaire, qui ne sont pas influencés par ses idéaux[3]. Et je n’ai pas nié le caractère très pénible de ce refus, parfois même rédhibitoire pour l’exercice du métier d’enseignant, ce dont témoignent les nombreux témoignages (que je n’ignore pas) de professeurs qui, dans les « zones sensibles », tombent dans la dépression et sont acculés à la démission (et, comme je viens de vous en assurer, je ne cesse de me demander pourquoi nous demeurons incapables de gagner ces populations aux valeurs de l’instruction et de la culture).

    Mais en second lieu j’ai voulu saisir la crise de l’autorité indépendamment des difficultés créées par les élèves qui manifestent leur opposition à l’ordre scolaire. Je me suis détourné des généralisations abusives (dont sont coutumiers certains bateleurs médiatiques très présents sur nos écrans et dans nos gazettes) et j’ai cherché (séance 7) à saisir auprès des familles « moyennes », chez les parents tout venant, dans la société toute entière par conséquent, l’évolution qui enregistre les valeurs de la post modernité, cet impératif de l’autonomie, et qui transforme la logique des comportements éducatifs. Ceci, d’ailleurs, ne va pas sans créer d’autres conflits et d’autres difficultés ; je crois avoir été clair sur ce point. Et ces difficultés, au rebours de toute vision angélique des populations privilégiées, c’est précisément ce que l’analyse doit expliquer.

    Double problème, donc. Ainsi - je me permets d’insister une fois de plus, afin d’être certain qu’on me comprendra -, j’évite de fournir une analyse qui, bon gré mal gré, étendrait le problème posée par la frange du refus à la totalité des effectifs scolarisés – où l’on trouve ceux des élèves auxquels j’ai fait allusion, présents dans les sections valorisées ou  les classes préparatoires.

     

    Deux remarques complémentaires.

    a) Dans mon explication, je me suis à nouveau servi de l’argument d’après lequel l’autorité a besoin de fondements axiologiques, c’est-à-dire d’idéaux et de croyances, en sorte qu’elle ne peut pas se constituer lorsque ces idéaux et ces croyances n’ont aucune chance de validité. Un très bel exemple d’une telle situation se trouve chez Durkheim, dans L’éducation morale (p. 76). Cet exemple n’est pas anodin et il éclaire mon propos sur l’autorité intellectuelle que contestent certains élèves tandis que d’autres la laissent intacte. Nous savons, explique Durkheim, combien l’histoire des sciences et l’histoire de la civilisation européenne sont redevables aux découvertes de Galilée. De fait, pour les siècles des siècles, Galilée et la science physique sont entourés d’une immense autorité. Cependant poursuit Durkheim, « Galilée était dénué de toute autorité pour le tribunal qui le condamna ». Conclusion : l’autorité ne réside pas dans un fait objectif, mais dans « l’idée que les hommes ont de ce fait » (p. 77).

    Si je suis inspiré par des sentiments anticléricaux et que je crie « à bas la calotte » au passage d’une procession catholique, j’ai certes exprimé mon mépris envers la croyance et le prêtre qui exerce son magistère dans le cercle des croyants. Mais qu’ai-je fait d’autre, sinon m’exhiber comme libre-penseur hostile au clergé ? Rien, assurément. Je veux dire : je n’ai certainement pas détruit la foi des uns et l’autorité de l’autre. Tel est, si l’on peut dire, le jeu social normal des conflits de valeurs, la « guerre des dieux » dont Weber parlait de son côté. Bref, la destruction de l’autorité, si elle se produit, survient de l’intérieur du cercle des croyants, quand se développe un phénomène d’hérésie, dont le meilleur exemple historique est la rupture protestante accomplie par Luther et ses thèses contre le pape. Même chose avec les scissions qui surviennent de nos jours dans les partis politiques. Et on sait jusqu’à quel degré de haine et de violence entre anciens amis devenus ennemis jurés ces ruptures peuvent aussi atteindre. Les difficultés qu’affronte aujourd’hui notre système éducatif sont d’un tout autre ordre…

     

    b) Lorsque le savoir et son acquisition sont appréciés par les familles et leurs enfants, la légitimité des professeurs est d’autant plus reconnue que sont connues les procédures institutionnelles, précises et complexes, qui les habilitent à leurs fonctions. Le public sait bien qu’il y a de longues études (« bac + »…tant d’années), conclues par des examens et des concours réputés, des titres enviés (« agrégé » !), qui confèrent des dignités admirées, toutes choses qui permettent aux corporations enseignantes de se prévaloir d’un honneur professionnel dont les clauses confirment l’idée d’une « mission » à accomplir au service de l’intérêt général (laïque ou non, d’ailleurs).

    On ne peut ignorer en revanche, que malgré ce décorum symbolique, le prestige du métier d’enseignant est entamé, et, sans doute, bel et bien en déclin. Les raisons en sont connues : faiblesse des revenus, donc de la rentabilité des diplômes, accroissement des effectifs (aujourd’hui, il y a bien plus de professeurs dans les facultés qu’il n’y en avait avant guerre dans les lycées), hausse du niveau culturel de la population, etc. Les mêmes causes sont aussi à l’origine de l’accélération de la féminisation des professions enseignantes depuis les années 1960.

    Je n’aborde ce sujet que pour vous mettre en garde à nouveau contre la possible assimilation  de l’autorité au simple prestige. N’oubliez pas qu’on peut, dans certains cas, avoir très peu de prestige et beaucoup d’autorité, et très peu d’autorité mais beaucoup de prestige. Ceci se comprend bien si l’on sait que l’autorité est une capacité d’influence (sur les pensées, les désirs, les conduites, les actes, etc.). L’ancienne actrice de film pornographique qui donne des conseils psychologiques à la radio a-t-elle du prestige ou de l’autorité ? La question se pose ; Comme elle se pose en général pour le comédien, ou l’amuseur public qui se lance dans des diatribes politiques…

     

     

    Séance 14

    (suite et fin du Chapitre VII)

     

    II

    CULTURE SCOLAIRE ET AUTORITE : L’APPORT DE BASIL BERNSTEIN

     

     

    Comment saisir les évolutions  - donc les difficultés - qui caractérisent l’exercice de l’autorité intellectuelle, l’autorité de la culture et des professeurs qui la transmettent dans le système éducatif? Pour répondre à cette question, je reprends les précautions de méthode introduites en plusieurs endroits de mon exposé. D’une part je me propose d’identifier les normes et de décrire la mutation des normes que cette autorité a pour fonction de mettre en œuvre ; d’autre part je me retiens de focaliser a priori l’analyse sur la population désengagée vis à vis de l’école. Je veux croire que ces préalables évitent de trancher trop vite dans le sens d’une décadence de l’autorité.

    La première question à poser est donc : à quelles sortes de normes avons-nous affaire lorsque s’exerce une telle autorité ?

    J’ai parlé de l’autorité des professeurs mais aussi de l’autorité du savoir que ces professeurs transmettent. C’est de là qu’il faut partir. Dire que le savoir fait autorité, c’est dire que sa scolarisation s’étaye sur des normes et des valeurs en fonction desquelles il est appréhendé par les partenaires de la transmission, chacun à son niveau. Pour le dire de façon très simple, ces normes, et les valeurs qu’elles diffusent, c’est ce au nom de quoi les professeurs peuvent vouloir et aimer enseigner, et les élèves peuvent vouloir et aimer apprendre (et c’est pourquoi quelques commentateurs sont obnubilés, à tort, par les professeurs désabusés ou les élèves réticents). J’ai donné sur ce point des indications dans la séance précédente, en parlant des normes qui se déduisent de l’idéal de citoyenneté d’une part, et de l’idéal de scientificité ou de rationalité d’autre part – les deux séries établissant l’utilité publique, si je puis dire, de la connaissance enseignée.

    Mais un autre ensemble de normes doit être pris en compte, qui apparaît si l’on se déplace du contenu axiologique vers la forme instituée des savoirs, la forme instituée de la culture scolaire. La distinction des deux plans est peu habituelle, j’en conviens, mais elle est capitale et il faut l’observer avec attention. J’entends par cette expression, « forme instituée des savoirs », la structuration du corpus des connaissances et, plus précisément, la configuration des disciplines retenues pour l’enseignement. C’est ce que nos gouvernants appellent un programme, et les spécialistes un curriculum, terme admis depuis une vingtaine d’années, et issu de la sociologie de l’éducation britannique (ce qu’on appelé la « nouvelle sociologie de l’éducation », développée dans les années 1970, et qui a commencée d’être connue en France grâce aux travaux de Jean-Claude Forquin). Il se peut que les disciplines soient en petite nombre ou en grand nombre ; il se peut qu’elles soient présentes tout au long du parcours ou à certaines étapes, il se peut aussi que la hiérarchie entre elles soit forte ou faible, etc. Peu  importe pour l’instant ; nous verrons plus loin quelles normes ou modèles normatifs produisent de telles configurations, et avec quels effets sur la logique des pratiques d’enseignement.

    Quel rapport, me direz-vous, avec l’autorité (intellectuelle) ? Car en effet, en parlant de forme plutôt que de contenu, je ne considère plus un sens manifeste de l’acte enseigner et d’apprendre, un sens connu, véhiculé et partagé par les partenaires de la relation pédagogique. Mais c’est ainsi qu’il faut aborder cette question de l’autorité, du moins, si on suit un auteur important, sur lequel je vais m’appuyer - l’un des représentant, peut-être le principal  représentant de la sociologie de l’éducation britannique que je viens d’évoquer : Basil Bernstein. Pour le problème qui nous occupe, les textes de cet auteur sont d’une très grande utilité théorique et empirique (dois-je regretter, comme je l’ai regretté pour d’autres sociologues, que Bernstein soit si peu lu par les philosophes qui glosent sur la fin de l’autorité ?). C’est donc à lui que je vais demander quelques éclairages sur les  phénomènes qui se sont produits depuis vingt ou trente ans, chez nous, dans l’univers de l’école et de la culture scolaire, avec des conséquences précises sur le plan de ce que j’ai appelé l’autorité intellectuelle, et qui nous intéresse maintenant.

     

    1) LES THESES DE BERNSTEIN SUR LE CURRICULUM ET LA PEDAGOGIE. Je vais prélever dans les travaux de Bernstein les concepts utiles à mon enquête. Je m’appuie sur les textes suivants (l’œuvre de Bernstein, considérable, n’est traduite en français que très partiellement ; Bernstein est mort en 2000).  Il s’agit de 1) « A propos du curriculum », petit texte (saisissant !), publié par Jean-Claude Forquin dans un recueil, Les sociologues de l’éducation américains et britanniques. Présentation et choix de texte, Paris, de Boeck-INRP, 1997. Deux autres textes sont plus développés : 2) « Sur les formes de classification et le découpage du savoir dans les systèmes d’enseignement », article de 1970, traduit dans le recueil Langage et classe sociales, Paris, éditions de Minuit, 1975 ; et, 3) un texte de 1975 également, que je qualifierai de sensationnel (à cause d’une singulière métaphore… qui nous fait pénétrer dans un cabinet de toilette !), « Classe et pédagogies : visibles et invisibles »[4] (dans ce titre, le mot « classe » a le sens de « classe sociale » et non de « classe scolaire »). Pour une vue d’ensemble accessible, qui fera sans doute sentir l’importance de l’œuvre de Bernstein, il y a une notice facile à retrouver sur le site de l’UNESCO. C’est un article d’Alan R. Sadovnik, publié par la revue Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXXI, n° 41, décembre 2001. Il est  assorti d’une bibliographie et d’un examen de quelques commentaires éclairants, parfois très critiques du reste.

    Ma présentation, que je voudrais synthétique mais assez détaillée, ne sera pas différente de celles que vous trouverez sous la plume de pas mal de sociologues. Un très bon résumé des thèses que je vais exposer à mon tour se trouve au début d’un article d’Eric Mangez sur « Les réformes pédagogiques des années 1990… », dans le bulletin Cerisisinfo, n° 29, 2007 (Belgique). Ma seule originalité consistera à indiquer l’enchaînement conceptuel qui livre une certaine représentation de l’autorité intellectuelle, c’est-à-dire, précisément, qui permet de comprendre pourquoi et comment cette autorité des savoirs et des professeurs est fonction de la forme instituée de la culture scolaire. Cet enchaînement jusqu’à la question de l’autorité n’est pas l’objet premier des commentaires courants. Je signale en outre que je laisserai de côté les arguments sociologiques de ces articles, qui tendent à révéler le rapport des pédagogies modernes avec l’idéologie des classes moyennes.

     

    a) Je commence par constater que Bernstein pose la question de ces formes scolairement  instituées de la culture en termes de découpage et de frontières. Une frontière délimite, comme chacun sait ; c’est ce qui à la fois sépare et relie. Bernstein distingue en fait deux sortes de ces rapports : 

    1. Premièrement, les rapports entre les disciplines scolaires à l’intérieur du curriculum, rapports que désigne le vocable anglais de classification. Ce terme recouvre un fait de différenciation des disciplines ; il s’agit moins de classement que de découpage, encore une fois - ce qui vise y compris le découpage des séquences successives d’enseignement dans le temps quotidien.

    2. Secondement, les rapports entre les savoirs scolaires et les cultures extérieures à l’école. C’est un autre découpage, framing en anglais, qui concerne le degré de séparation ou d’isolement du curriculum par rapport aux cultures et aux pratiques de toutes sortes incluant d’autres savoirs que le savoir enseigné, d’autres connaissances et d’autres modes de connaissance, disponibles dans tel ou tel milieu social, etc.[5]. En évoquant ainsi les cadres sociaux de l’enseignement, Bernstein renoue avec l’analyse durkheimienne des catégories mentales qui, dans une société donnée, construisent, littéralement, l’expérience perceptive et cognitive des sujets sociaux.

    En combinant les deux types de découpages (donc de rapports), on obtient des modèles d’organisation du curriculum, observables empiriquement. Dans l’article « Classe et pédagogies : visibles et invisibles », Bernstein dit aussi que la notion de classification s’applique aux rapports curriculaires dans l’espace, et la notion de frame aux rapports dans le temps. On peut interpréter cette assertion un peu énigmatique en disant que les premiers régulent la coexistence des savoirs à acquérir, tandis que les seconds rapports régulent la communication entre les sujets sociaux accueillis, présents dans le milieu scolaire, et ceux qui sont en dehors.  

    A partir de là, Bernstein envisage deux grands types de structuration du savoir, ou d’organisation du curriculum, qui sont deux variétés complémentaires. C’est le schéma essentiel, qu’il faut bien comprendre

    Le premier type est dit « cloisonné » (ou « sériel ») parce que, d’une part, le découpage (framing) y est strict, rigide, la sélection du savoir reposant sur un impératif d’étanchéité vis-à-vis de l’extérieur ; et parce que, d’autre part, les contenus y sont offerts sur la base d’un petit nombre de disciplines compartimentées (classification), étrangères les unes aux autres, donc prises dans une relation fermée.

    Dans le second type, dit « intégré », d’une part le savoir scolaire s’isole moins, ou peu, ou pas, des pratiques sociales ; et d’autre part les contenus relèvent de disciplines et d’objets plus nombreux, qui sont mis dans une relation ouverte, donc entre lesquels les passages sont rendus possibles par des principes communs. Tous les cadres de l’enseignement sont ainsi assouplis.

    Autre remarque, une conséquence directe : le premier modèle tolère peu la déviation, car la culture scolaire exclut des formes et des contenus estimés hétérodoxes (ainsi du non sérieux dont j’ai déjà parlé, etc.). Mais dans le second cas, on peut donner un statut à de nombreuses pratiques, et faire écho à l’univers des cultures sociales multiples, médiatiques, voire communautaires (je renvoie sur ce point au numéro 165 de la Revue française de pédagogie, de 2008, coordonné par Anne Barrère et moi-même, sur « La culture des élèves : enjeux et questions »).

     

    b) La différence de ces deux modes de structuration de la culture scolaire débouche sur la distinction, la plus importante pour nous, des pédagogies « visibles » et des pédagogies « invisibles ».

    La pédagogie associée à la structuration cloisonnée ou fermée est dite visible pour la raison qu’elle rend explicites les règles et les critères de l’apprentissage. De ce fait, les élèves ne perçoivent pas de hiatus entre la suite des acquisitions et la loi de leur progression de mois en mois ou d’années en années. Effectuer telle tâche, réussir tel exercice, etc., tout cela est à leurs yeux justifié immédiatement.

    La pédagogie de la structuration ouverte est dite invisible parce qu’elle promeut des critères d’apprentissage implicites, diffus, qui représentent un niveau de capacité que seul le professeur peut diagnostiquer. Ces critères sont donc hors de portée des enfants, et ils ne jouent plus aucun rôle dans la compréhension et l’effectuation des tâches scolaires. Le professeur dispose d’une théorie (psychologique, pédagogique ou autre), savante ou vulgaire, qui lui permet, en observant les comportements adoptés par l’enfant dans des situations et des activités données, d’inférer le stade atteint par celui-ci. « Activité » est un terme central (comme dans ce qui s’appelle pédagogies actives, méthodes actives…), qui répond à celui de « capacité ». C’est précisément ce qui se passe avec les pédagogies du jeu, sur lesquelles insiste Bernstein dans l’article « Classe et pédagogies… » (l’article est en effet centré sur les écoles maternelles).

     

    Quelques remarques pour compléter, et, si  possible, clarifier encore un peu les définitions précédentes.

    Si l’on s’intéresse aux pédagogies du jeu, et plus largement aux pédagogies actives, du moins à la vulgate qui s’en réclame, on pourra remarquer, et je vous suggère de méditer cela, la grande cohérence ou la grande convergence de la stratégie d’enseignement ainsi définie avec la structuration intégrée, ouverte. Car l’appui sur des critères de niveau, au sens de stade, censés révéler un développement en quelque sorte souterrain, s’accorde à l’extension du curriculum, qui intègre des « activités » de toute nature. C’est un nouveau paradoxe : ces activités et les savoirs qu’elles programment sont moins normés (en apparence), mais les critères d’apprentissage sont moins visibles, moins explicites, plus tacites et, pourrait-on dire, plus difficile à déchiffrer.

    Je suppose, comme je l’ai laissé entendre plus avant, que le raisonnement concernant la structuration souple et les pédagogies invisibles, s’applique aussi bien à des situations artificielles (comme avec certains jeux éducatifs qui s’inspirent d’épreuves psychologiques), qu’à des pratiques familières, issues de la vie ordinaire, et qui tendent à surmonter la coupure entre la culture scolaire et les cultures extra scolaires. Les formulations de Bernstein ne penchent pas toujours vers cette analogie ; et c’est une difficulté pour l’analyse qu’on peut faire de ses textes, parfois assez abstrus. Mais en faisant cette hypothèse, je pense aux enseignements, très en vogue ces dernières années, qui ne relèvent plus d’une discipline précise, mais qui s’annoncent comme « éducation à… » ceci ou à cela, par exemple l’« éducation à la citoyenneté » au lieu de l’« instruction civique », l’éducation à l’environnement, au développement durable, aux droits de l’homme, à la santé, etc. Ce sont des programmes qu’on pourrait appeler « éducations régionales » ou « éducations régionalisées »[6]. Il est facile de montrer qu’il y a là une étroite alliance entre, d’une part, sur le plan des contenus, ce à quoi je viens de faire allusion (les pratiques et les savoirs prélevés dans les nécessités sociales, hérités de problèmes sociaux, de « questions vives » comme on dit  - la laïcité menacée, la planète en péril…), alliance entre tout cela, disais-je, et, d’autre part, sur le plan des formes, les approches trans- ou pluridisciplinaires, apparues dès les années 1960. Ne peut-on voir dans ce courant une parfaite illustration de la distinction, fixée par Bernstein avec deux ou trois décennies d’avance, des pédagogies visibles et des pédagogies invisibles ? Il suffit d’observer la substitution d’un enjeu éducatif, éthique, à un enjeu d’instruction où seules comptaient les connaissances objectives ; et, du même mouvement, l’abandon des savoirs disciplinaires bien découpés, au profit d’une circulation dans plusieurs régions de l’encyclopédie.

    Je n’ignore pas que Bernstein décrit deux grandes tendances, également possibles, et non une évolution historique qui mènerait le système d’enseignement de l’une à l’autre - ce que je suggère pour ma part (c’est aussi, m’a-t-il semblé, le point de vue d’E. Mangez, dans l’article que j’ai cité). On trouve toutefois, dans le texte de Bernstein « Sur les formes de classification », des formulations qui vont dans le sens d’un changement dans le temps. Bernstein y parle en effet d’un « mouvement vers des codes intégrés », qui pourrait s’expliquer par l’évolution technologique, et dont il précise qu’il se traduit par une « crise dans les formes de classification et dans les systèmes de découpages fondamentaux d’une société »[7].

    Au passage, vous remarquerez aussi que ces hypothèses ne confèrent aucune autonomie à la pédagogie par rapport aux contenus de la culture scolaire et à ses formes instituées (par pédagogie on entend couramment des méthodes ou des démarches d’enseignement, fondées sur des conceptions de l’apprentissage). La pédagogie ne marche pas toute seule, contrairement à ce que croient nombre de commentateurs, et parmi eux, en particulier, les plus hostiles au genre pédagogique lui-même. Cette remarque peut vous paraître anodine ; mais non : je la donne pour une hypothèse de travail grosse de conséquences pour la description des pratiques d’enseignement à travers l’histoire.

    Avant de passer à la suite, je résume les notions et leur enchaînement. 1) classification rigide, cadrage strict, pédagogie visible. Et 2) classification souple, cadrage mouvant, pédagogie invisible. On a donc bien deux et seulement deux configurations du curriculum. De nombreux textes de Bernstein adoptent cette démarche singulière, qui rappelle le procédé platonicien de la division dichotomique (voir les dialogues socratiques) : pour chercher une définition, on prend la notion de départ, on la divise en deux, puis on conserve l’un des deux termes obtenus, que l’on divise en deux à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à isoler l’essence recherchée.

     

    2) L’AUTORITE DE LA CULTURE ET DES PROFESSEURS SELON BERNSTEIN. J’arrive à la question de l’autorité intellectuelle. Bernstein nous aide à comprendre que chaque modèle de structuration engage un type d’autorité intellectuelle. Comment appréhender cette autorité ? En fonction de mes définitions préalables, je réponds que c’est l’autorité de l’acteur ou de l’instance qui, inspiré par un idéal ou des idéaux de formation (j’ai indiqué la teneur des principaux en parlant de citoyenneté et de rationalité), impose aux élèves des normes pédagogiques d’une part, et des normes d’acculturation d’autre part. Sous une telle autorité professorale, l’élève est institué d’une part comme sujet de l’apprentissage (« apprenant », dans le jargon des sciences de l’éducation), un individu qui poursuit des buts d’apprentissage consciemment ; et d’autre part comme un sujet de la culture, un individu récepteur et porteur de qualités spécifiques, animé d’un certain « esprit » qui en fait une personnalité reconnaissable dans la société. Cette institution d’une subjectivité, ou d’une identité culturelle (ou cultivée), sous l’effet des deux modèles normatifs, est un élément de plus dans notre liste de notions. C’est l’élément crucial, sur lequel il faut s’arrêter… Voyons donc ce qu’il en est.

     

    a) Les normes pédagogiques ; l’élève sujet de l’apprentissage. La structuration fermée implique une trajectoire scolaire d’approfondissement des contenus – lesquels contenus relèvent d’un nombre limité de disciplines, ne l’oubliez pas. Ceci débouche la plupart du temps sur  une pédagogie d’imprégnation, où la répétition joue un grand rôle (c’est moi, et non Bernstein, qui ajoute ces notions) : reprendre d’années en années les mêmes questions, en allant chaque fois un peu plus loin (en France on a utilisé en ce sens l’expression de « méthode concentrique » entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe), faire de classe en classe les mêmes exercices, à propos des mêmes objets. C’est le cas des humanités classiques, à base de latin et de Belles Lettres, dont les traces subsistent dans nos lycées et nos collèges jusque dans les années 1960. C’est le cas aussi, au niveau primaire, avec le duo dictée-question, ou avec les problèmes d’arithmétique… (il y aurait beaucoup de nuances historiques à apporter sur ce point, mais l’idée est juste dans sa généralité). Ceci implique que le savoir revêt un caractère ésotérique, et que ce caractère ne se dissipera que peu à peu au cours des études. C’est un  savoir dont on ne maîtrise le sens qu’après avoir franchi les étapes de son enseignement, ce qui suppose qu’on peut longtemps l’acquérir sans le pénétrer vraiment. Il arrivait souvent qu’un cours de philosophie commence par cette mise en garde : «  vous ne comprendrez qu’à la fin ! ».

    La structuration ouverte, en revanche, programme un temps pédagogique non pas d’approfondissement mais d’extension des contenus Au long du cursus, on apprend (et on fait) toutes sortes de choses différentes sur un nombre d’objets de plus en plus grand, sans que certains exercices aient une fonction canonique, sans qu’ils soient toujours répétés (pensez à la dictée qui a perdu tout son prestige !), et bien distingués les uns des autres. Une tâche unique peut recouper diverses disciplines : par exemple, lire et analyser un document peut concerner à la fois l’histoire, le français, une capacité à repérer des données adéquates, à confronter sa pensée avec celle d’autres élèves pour un travail de groupe, etc. La dimension ésotérique du savoir se dissipe. En droit, le savoir a toujours « un sens » (voir ce que j’ai dit, brièvement, au début du chapitre VII, séance 13 sur ce thème du « sens des savoirs »). C’est sur ce présupposé d’exotérisme que repose d’ailleurs toute l’entreprise des théories didactiques actuelles, dans la mesure où elles visent à cerner l’appropriation des connaissances uniquement comme un phénomène d’intelligence – c’est-à-dire un phénomène de compréhension, de pénétration intellectuelle.

     

    b) Les normes d’acculturation ; l’élève sujet de la culture. Le premier modèle de structuration, fermé et rigide, qui délivre un savoir ésotérique et organise un trajet d’approfondissement, crée des sujets séparés du reste de la société, des sujets membres d’une élite, différents de la masse, les gens peu ou pas instruits. Ceci assimile la scolarisation à un parcours initiatique. C’est ainsi que, dans la tradition des humanités classiques des collèges, à base de langues anciennes et de rhétorique, le lettré était mis à part ou au dessus de tous les autres, non seulement de ceux qui n’avaient pas accès à la culture écrite, mais aussi de ceux qui n’accédaient qu’à un maniement utilitaire de l’écrit (c’est ce qui séparait les collèges des petites écoles, ces dernières étant consacrées aux rudiments, et parfois même à la lecture seule, sans écriture).

    Le second modèle de structuration, ouvert et souple, qui recèle un savoir exotérique et organise un  trajet d’extension, crée des sujets qui rejoignent une communauté sinon égalitaire absolument, du moins démocratique : une communauté de semblables, où les différences ne sont plus de nature mais de degré (des degrés situés sur une échelle de performance). L’acculturation n’a plus de fonction initiatique ; c’est au mieux une accumulation (à des fins souvent utilitaires et consuméristes). C’est le modèle qui actualise le principe de l’égalité des chances. On en a aujourd’hui une illustration avec la phraséologie très répandue de la « culture commune ».

    Je suis toujours Bernstein, qui ajoute en passant – et c’est très logique - que le sujet-élève du premier modèle est motivé par le mérite, tandis que celui du second modèle tend à revendiquer des droits (voir l’article « A propos du curriculum »[8]). Autre précision saisissante. N’est-ce pas la raison pour laquelle, au grand dam des plus acrimonieux de nos observateurs, les recalés à tel ou tel examen peuvent se sentir victimes d’une injustice, comme ces postulants au permis de conduire qui se déchainent contre l’examinateur en cas d’échec ?

     

    c) Pour y arriver enfin, voici la solution du problème de l’autorité intellectuelle et de sa transformation moderne. Au modèle cloisonné, valable pour un cursus d’approfondissement graduel, qui sépare et distingue les individus, correspond une autorité très visible (elle aussi), omniprésente dit Bernstein. Cette autorité est exercée par un maître que son statut  place haut dans la hiérarchie sociale. Vis-à-vis des élèves, ce maître (de facture traditionnelle, on le sent bien), a une responsabilité forte et, de ce fait, il reçoit de l’institution des prérogatives que personne ne lui conteste.

    Au modèle ouvert, valable pour un cursus d’extension ramifiée,  qui intègre les individus à une communauté de semblables, correspond une autorité moins visible (elle aussi), qui se dispense d’apparaître dans une « hiérarchie explicite » (p. 37), et qu’exerce un maître dont le statut  social est moins élevé, plus comparable à celui des autres professions. Ce maître met en œuvre un autre type de contrôle, moins fort en apparence.

    Si vous avez suivi l’argumentaire, vous constatez (sans grande surprise ?) que nous retrouvons les principaux caractères de l’autorité déjà repérés dans les domaines de la discipline et de l’évaluation – les caractères de cette autorité moderne ou hypermoderne, qui convient à un adulte ayant renoncé à se présenter devant les jeunes comme un modèle. J’insiste sur l’idée  qu’il s’agit bien d’autorité, même si celle-ci semble n’avoir aucun but ni aucun effet de subordination. C’est l’idée dont je ne me suis pas départi depuis le début de ce cours.

    Autorité désigne en l’occurrence, je le redis, des actes légitimes d’imposition de normes et de contrôle de la réception et du respect des normes. D’après cette définition, la question qui se pose à nous est celle de savoir en quoi consiste ce contrôle, et quelles en sont les modalités principales. Nous connaissons cette question et, pour y répondre, nous disposons des éléments exposés dans les chapitres antérieurs. Mais à ces éléments manquait l’apport de Bernstein, cette théorie complète de la culture scolaire. Et c’est pourquoi il était important de terminer avec lui.

    L’autorité de l’institution, du savoir et des professeurs, n’a donc pas disparu. Il y a toujours des professeurs et des savoirs légitimes, qui se réclament et s’inspirent d’un idéal, qui diffusent des normes, et qui, au nom de l’idéal et en fonction des normes, sont à même de prescrire des pensées et des actes aux enfants remis à leur direction. Et si l’on sait que notre système éducatif se règle sur le second modèle de structuration de curriculum (je ne suis évidemment pas le seul à opter pour cette hypothèse – voyez, parmi d’autres, l’article d’E. Mangez que j’ai déjà cité, sur les réformes pédagogiques des années 1990), avec toutes les conséquences que nous avons aperçues sur la programmation du cursus, et sur la formation des sujets qui suivent un tel cursus, alors les formes prises aujourd’hui par le contrôle professoral nous deviennent intelligibles -  quoique, en effet, ces formes n’aient pas ou pas encore conquis tout le champ de l’activité scolaire (d’autant qu’elles entrent souvent  en conflit avec les habitudes anciennes).

    Grâce à Bernstein, nous disposons in fine d’une explication systématique de l’émergence et de l’efficacité croissante de cette autorité professorale qui ne se conçoit plus de manière frontale et directive. Or, ce faisant, nous retrouvons le paradoxe que j’ai pu qualifier de « libéral » à propos de l’Education nouvelle (séance 6, chapitre III, partie II). Ce paradoxe se formule de la façon suivante. Si, d’un côté, l’autorité  est implicite et non hiérarchique (en apparence), d’un autre côté le contrôle augmente : indirect, il est plus insistant. Bienveillant peut-être, non répressif assurément, mais il est aussi minutieux qu’incessant. Autre manière de dire les choses : la supériorité de l’adulte est moins évidente, il impose et expose peu de  règles à l’enfant (voir la pédagogie du jeu), mais le contrôle s’étend à tout ce qui peut tomber sous le regard du maître. Rien des réactions, des penchants et des pensées de ces élèves « actifs », « créatifs », spontanés, etc., n’est soustrait à la surveillance du pédagogue, rien n’échappe à l’observation et à l’appréciation du psychologue. D’où l’hypertrophie de l’évaluation – étant entendu que cette évaluation mesure autant des performances objectives (des échecs et des réussites) qu’elle interprète des dispositions subjectives, personnelles. « Nous arrivons finalement à la conclusion, dit Bernstein,  que la libération de la personne réalisée dans ce type de situation, repose sur l’absence de hiérarchie explicite et en même temps sur la présence d’une forme plus intense d’interaction sociale qui crée un filtrage invisible mais permanent »[9].

     

    Vous voyez une fois de plus les distances que cela me permet de prendre avec la thématique du déclin de l’autorité. Je précise à nouveau les choses, ce qui fera un bilan. Un auteur, Olivier Rey, dans Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit (Paris, Seuil, 2006), prend l’exemple, fort judicieux pour le coup, de l’évolution des poussettes pour les bébés. Auparavant, dans ces petits véhicules, les enfants étaient mis en position abritée, face à leur mère. Désormais ils sont tournés vers l’extérieur (il y a des schémas très clairs dans le livre), poussés en avant par la mère derrière eux, qu’ils ne voient donc plus. Ce serait, assure l’auteur, une première et précoce impulsion d’autonomie, ménageant une relation ouverte du petit d’homme avec le vaste monde, plutôt qu’une relation fermée avec la sphère familiale, restreinte. J’en suis bien d’accord. Mais j’ajoute que les mêmes parents peuvent tout aussi bien disposer une caméra dans la chambre de l’enfant de telle sorte que, vaquant à leur propres affaires dans les autres pièces de la maison ou de l’appartement, ils pourront capter sur un petit écran, attaché à leur ceinture par exemple, les moindres émois du bébé endormi ou éveillé dans son berceau. Encore une fois : beaucoup de liberté… mais beaucoup de contrôle.

    Je dirai en conclusion que l’éducation actuelle (dans les classes moyennes majoritaires), sous les dehors d’une abstention permissive, ne s’éloigne pas des enfants mais qu’elle s’en rapproche. Prenons une ville comme Paris, et  faisons l’inventaire de tous les services mis à la disposition des familles pour le traitement des problèmes de toutes sortes que posent les enfants…. Je cite  sans ordre. Pour s’informer, il y a les « relais Informations famille ». Pour l’aide à la parentalité, il y a des services de médiation et de consultations familiales. Pour surmonter ou comprendre des situations délicates (administratives, scolaires ou autres), on a un accueil dans les centres sociaux. Pour le soutien spécifique des mères on a des « centres maternels » ; pour la protection de l’enfance ou le soutien à la responsabilité éducative des parents, on a les services de l’Aide sociale à l’enfance (départementaux). Pour la santé, les services de la Protection maternelle et infantile (PMI) fournissent des  conseils  y compris relatifs à « l’éveil » de l’enfant ;  et à côté des hôpitaux pédiatriques  publics de Paris, il y a  des centres de santé de la mairie de Paris, et des centres d’action médicosociale précoce, pour le dépistage des handicaps.

    Dois-je évoquer ensuite les institutions, publiques toujours (mais le privé est tout aussi… volontariste), de prise en charge de l’enfance ? Pour les plus jeunes, il y a des crèches, des haltes-garderies, des jardins d’enfants, des jardins maternels (qui préparent à l’école maternelle les enfants de 18 mois à 3 ans), et enfin des  « structures multi-accueil ». Il y a aussi, initiés par la Maison verte de Françoise Dolto, des lieux d’accueil enfants-parents (avec les petits de 0 à 6 ans). Quand on aborde les rivages de l’école, il y a, pour soutenir la scolarité proprement dite, les services internes destinés aux élèves en difficulté (réseaux d’aide, RASED), les services de prise en charge des enfants non francophones, ou d’accueil des enfants en situation de handicap. A Paris, on trouve aussi un service d’aide pédagogique à domicile, SAPAD, en faveur des élèves contraints de suspendre leur scolarité ; des centres d’adaptation psychopédagogique, CAPP, pour les difficultés scolaires, des centres d’action médicosociale précoce, CAMSP, pour le dépistage des handicaps. Nouveaux et, comme un peu partout en France, en plein essor, les formes d’accompagnement de la scolarité : ce sont ici des clubs « coup de pouce » pour les élèves de CP, et des ateliers de lecture écriture mathématiques, ALEM,  pour ceux de CM2. Je n’oublie pas les études surveillées ouvertes après les heures de classe, parallèlement à l’ouverture des « espaces de lecture » dans les BCD, ou bien des « ateliers bleus », qui proposent des activités moins scolaires, plus culturelles, artistiques, scientifiques et sportives.

    Je vous fais grâce du secteur des loisirs, où l’offre est tout aussi abondante. Bref, avant de parler d’éducation et d’autorité, mesurons à quel point, dans bien des milieux familiaux et sociaux, nous n’avons pas affaire à une éducation allégée, une éducation « light », mais, à l’inverse, à une suréducation, et en tout cas, à un souci montant de l’enfance, à une conscience aigüe de toutes ses aventures heureuses et malheureuses.

     

    Ce n’est pas tout à fait mon dernier mot sur ces sujets. Je vous dois encore une petite synthèse conceptuelle sur l’autorité.

     

     

    Séance 15

     

    EPILOGUE

    POUR UNE DEFINITION PRAGMATIQUE DE L’AUTORITE

     

     

    En guise de conclusion, je vais synthétiser les remarques de définition que j’ai formulées ici ou là au cours de mon exposé. Je ne reviens pas sur les auteurs dont j’ai commenté l’apport théorique, notamment les classiques comme Durkheim, Weber ou H. Arendt. Je tiens pour acquises les notions fixées par ces auteurs, comme la distinction de l’autorité et du pouvoir, et surtout, associée à cette distinction, l’idée de soumission volontaire ou d’obéissance consentie par le destinataire de l’autorité. Ce sont les éléments de base indispensables à toute compréhension du phénomène.

     

    Pour ma part, j’ai envisagé l’autorité d’un point de vue pragmatique – un point de vue très proche de celui de Kojève (même si sa typologie et la combinatoire qu’il en tire me paraissent un peu artificielles). De même que Spinoza disait qu’il n’y a pas de volonté mais des volitions, je me suis demandé non pas ce qu’est l’autorité, mais quels actes d’autorité sont possibles, ou impossibles, admis ou exclus,  acceptés ou refusés c’est-à-dire, en fin de compte, légitimes ou illégitimes dans certaines situations, en particulier les situations créées par les relations éducatives.

    Pour envisager toutes les conséquences et, je l’espère, les avantages de cette approche, je dois d’emblée donner la précision suivante. Affirmer, à titre heuristique, qu’il n’y a pas d’autorité mais des actes d’autorité – et pas n’importe lesquels, dans le fond et la forme -, c’est admettre que l’autorité ne se possède pas comme une chose, dont on use à sa guise, que l’on conserve, que l’on transmet, etc. L’autorité n’est pas une substance mais une relation – relation dans laquelle certains actes deviennent possibles (la dualité de la substance et de la relation est certes banale, mais elle est puissante… dans les sciences sociales). Cela signifie aussi que les sujets qui entrent dans cette relation, où ils endossent un statut différent, l’un étant « supérieur » ou « dominant », l’autre « inférieur » ou « dominé », ne sont pas « supérieur » ou « inférieur » en soi, en dehors de la relation. On n’est professeur ou élève qu’à l’école, magistrat ou justiciable qu’au tribunal, et ainsi de suite

    De surcroît, une relation ne se constitue jamais sui generis, à partir d’elle-même ; elle dépend de conditions contextuelles. Je traite ici des conditions grâce auxquelles une relation ou un acte d’autorité peuvent être efficaces, atteindre leurs buts, autrement dit peuvent créer chez les « dominés » les dispositions ou les réactions attendues par les « dominants ». Plusieurs fois, notamment à propos des élèves réticents à la discipline, « décrocheurs » ou autres (séance 6), j’ai évoqué l’absence de telles conditions pour expliquer les difficultés, rencontrées dans certains établissements, par l’impossibilité, pour l’autorité, de se constituer, avant même qu’elle soit contestée. Je reprends donc mes descriptions.

     

    1) La condition générale pour qu’une personne (ou une instance quelconque), par un acte d’autorité quelconque, obtienne chez d’autres personnes l’effet souhaité d’obéissance, de soumission, de consentement, d’adhésion et tout ce qu’on voudra de cet ordre, c’est, ai-je dit, le fait que l’acte, et la personne soient légitimes aux yeux de ceux-là mêmes qui leur sont soumis. Pour reprendre le cas évoqué au début de mon exposé, je dirai que si, après une faute commise sur la route, au volant de ma voiture, je trouve pénible ou odieux le gendarme qui me dresse procès-verbal, cela ne m’empêche pas de savoir, de penser et d’éprouver que sa fonction et son acte sont légitimes : auprès de moi, ce fonctionnaire aura toujours le crédit que symbolise son uniforme. Ainsi en va-t-il de l’élève qui se révolte contre la punition qu’il reçoit après une faute, peut malgré tout admettre que le professeur est qualifié pour effectuer cet acte punitif.

    J’ai précisé qu’une telle reconnaissance de légitimité est un phénomène pur et simple de croyance. C’est donc la croyance qui crée la relation d’autorité. Ce fait est noté par plusieurs auteurs, comme Weber, Jaspers, ou, plus proches de nous, M. Gauchet (p. 150 des Conditions de l’éducation), M. Revault d’Allones (pp. 179 et 189 et suiv. du Pouvoir des commencements, où elle évoque même un « supplément de croyance », dans le cas de l’autorité charismatique, qui serait persistante dit-elle, dans les formes plus modernes d’autorité), et avant tout M. de Certeau, dans son ouvrage La culture au pluriel, l’article sur « Les révolutions du ‘croyable’ », qui affirme avec une éclairante simplicité : « Par ‘autorité’, j’entends tout ce qui fait (ou prétend faire) autorité – représentations ou personnes – et se réfère donc, d’une manière ou d’une autre, à ce qui est ‘reçu’ comme ‘croyable’ » (note 1, p. 17, Paris, Seuil, édition de 1993[1974]). S’il y a obéissance consentie, soumission volontaire, etc., c’est en raison d’une croyance commune  : consentir et vouloir ne sont rien d’autre que des attitudes de confiance. C’est la confiance accordée au NON(corrigé) dominé par le dominant qui dispense celui-ci de contraindre celui-là (l’autorité n’est pas le pouvoir, ni la force), mais aussi de le convaincre : car celui qui accepte une autorité se fie à celui qui l’exerce (fier et confiance ont la même racine, comme…fiancé !).

    On doit admettre aussi qu’une croyance n’existe que dans un collectif, dans une société, un groupe, un milieu institutionnel souvent. Croire quelque chose, ou croire en quelque chose, en un idéal ou en quelqu’un qui le symbolise, c’est tout autant adhérer à l’ensemble humain où cet idéal est valide. « Adhérer » se dit plus souvent « appartenir » dans les sciences sociales. Peu importe. Là réside une explication de la discipline entravée par certains élèves ou certaines familles hostiles à la scolarité, à la culture et aux professeurs[10]. Prenons un autre exemple : l’autorité dont jouissent l’Eglise ou le prêtre auprès des catholiques pratiquants. Pourquoi cette autorité n’est-elle pas permanente dans le temps ni invariable dans le monde ? Parce que son existence dépend du cours du temps et du monde, précisément. Dès que l’Eglise ou le prêtre s’affrontent à des contextes historiques nouveaux, dès qu’ils rencontrent la société ouverte et diverse en dehors d’une assemblée de fidèles, ils s’exposent à l’incrédulité, à la critique, et ils prennent le risque de perdre le contrôle des âmes. J’ai aussi emprunté à Durkheim l’exemple de Galilée, « dénué de toute autorité pour le tribunal qui le condamna » (séance 13). Il est donc certain que les rapports d’autorité et que les actes d’autorité ne peuvent avoir de légitimité que là où sont appréciées les valeurs sur lesquelles ils se fondent. Faute de cela, l’autorité disparaît comme elle est apparue ; et quand elle se retire, ses symboles, au lieu du respect et de la gloire, recueillent au mieux l’indifférence, au pire la moquerie.

    Je trouve dans le livre d’Alain Supiot, Homo juridicus, un questionnement similaire concernant le droit, même s’il parle du pouvoir alors que je suis en train de parler d’autorité. Je cite : « Nous ne reconnaissons le pouvoir que s’il se réfère à un sens auquel nous adhérons (…). La force ne suffit pas à rendre le pouvoir légitime, il lui faut de surcroît exhiber des titres qui  lui donnent raison. Et c’est l’une des ressources de la technique juridique que de conférer au pouvoir une raison et d’installer ainsi la scène du pouvoir sur les tréteaux  de la légitimité. »[11].

     

    2) Je viens d’employer le mot « valeur ». Evidemment, la croyance vise un objet, elle a un contenu, et c’est cela, le socle véritable de la relation d’autorité, et des actes légitimes d’autorité. L’objet de la croyance, qui est aussi le motif de la confiance, est toujours une valeur ou un ensemble de valeurs qui engendrent les aspirations et les espérances des personnes, des groupes, des sociétés. J’ai posé cette notion en parlant d’idéal dans le chapitre IV (séance 7), ensuite de quoi je me suis efforcé de nommer l’idéal ou les idéaux constitutif(s) de l’autorité dans chaque composante de l’univers éducatif. Dans le domaine de la discipline, où le professeur peut agir comme chef, j’ai parlé d’un idéal d’ordre collectif et de sévérité (à une certaine époque) ; dans le domaine de l’évaluation, où le professeur se présente comme juge, j’ai parlé des idéaux de la personne et de la justice (aujourd’hui) ; et dans le domaine de l’enseignement, où le professeur s’annonce savant, j’ai évoqué les idéaux (modernes) de citoyenneté et de rationalité. L’inventaire et la description sont assez sommaires, je le concède tout à fait ;  d’autant que la formulation d’un idéal est obtenue par inférence, après examen du discours que produisent les acteurs sociaux lorsqu’ils éprouvent le besoin d’exposer leur croyance ou de garantir leur adhésion, par exemple quand ils sont soumis à la critique et qu’ils doivent se justifier.

    Ce qui complique l’analyse, c’est qu’une seule relation d’autorité peut désigner plusieurs idéaux, parfois difficiles à concilier. C’est plus encore le cas lorsque l’évolution des mœurs accrédite de nouveaux idéaux, qui entrent en conflit avec les anciens (exemple : le passage d’un idéal de sévérité à un idéal de bienveillance sur le plan de la discipline). N’oublions pas que les idéaux, quels qu’ils soient, pèsent d’un grand poids sur la conscience des individus, puisqu’ils les déterminent à désirer, à agir, et aussi, de ce fait, à se combattre les uns les autres.

    Remarque : ce terme d’« idéal », classique en sociologie, ne fait partie du vocabulaire de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans l’ouvrage fameux, De la justification, Les économies de la grandeur (Paris, Gallimard, 1991) ; mais le mot « grandeur », qu’ils utilisent plus volontiers, a à peu près le même sens  - qui s’assimile aussi aux « sphères de justice » dont traite Michael Walzer dans Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, (Paris, Seuil, 1997 [1983]).

     

    3) Je résume : pour qu’un acte d’autorité soit accepté, recevable, il faut qu’il soit légitime ; et pour qu’il soit légitime, il faut qu’il repose sur la croyance partagée en un idéal. Mais en quoi consiste l’acte lui-même ? J’ai avancé l’idée qu’un acte d’autorité est toujours, directement ou indirectement, un acte d’énonciation et d’imposition de normes, étant entendu qu’une norme, dans ce cas, est valide si et seulement si elle intègre les valeurs et l’idéal (la question du rapport entre normes est valeurs est un classique - ou un poncif -, de la sociologie). J’ai affirmé (séance 7) qu’il y a autorité à partir du moment où certaines valeurs et certains idéaux, objets de croyances, s’actualisent dans des normes, dans les actes qui signifient ces normes, et dans les personnes qui accomplissent ces actes. Prenez les trois domaines que j’ai distingués, discipline, évaluation, enseignement, et vous constaterez que le professeur, chef, juge, savant, n’exerce une (son) autorité que pour provoquer le respect de certaines normes, en rapport avec les idéaux qui légitiment sa fonction de chef, de juge, de savant. Lorsque la discipline est en rapport avec un idéal d’ordre collectif, les normes imposent l’obéissance stricte, l’attention aux consignes, le silence, l’immobilité, etc. Lorsque l’évaluation anime les idéaux de la personne et de la justice entre personnes raisonnables, les normes incitent à l’effort personnel, à l’application à la tâche, etc. Lorsque l’enseignement se fonde sur un idéal de rationalité, les normes sont de compréhension des notions ou des faits. Dans tous les cas, l’acte d’autorité, quel qu’il soit, récupère la dimension déontique des normes sociales. C’est pourquoi le discours de l’autorité est performatif : il se formule avec des « il faut » (ou « il faudrait » si l’on est moins… directif), on « doit » (« on devrait »), « je vous ordonne », ou bien « je vous demande », et ainsi de suite.

    Je ne fais pas un exposé sur les normes, les types, leur nature etc. Ce serait complexe et long. Les normes sont des rapports conventionnels qui caractérisent la vie sociale comme vie produisant un minimum (ou un maximum) de conformité, de régularité et de reproductibilité (des processus, des conduites, des situations, etc.) ; et le phénomène de l’autorité est attaché à cette nécessité. Mais je dois préciser que si un idéal ouvre un champ normatif, il ne livre pas le répertoire des normes qui peuvent l’incarner. Le verbe « incarner », que j’utilise faute de mieux, ne doit pas suggérer une sorte de traduction littérale. Un idéal peut se décliner ou se dériver dans un grand nombre de normes (du moins ce type axiologique de normes), lesquelles, en plus, peuvent changer au cours du temps. Au XIXe siècle, l’idéal de bienveillance envers les enfants imposait l’interdiction des châtiments corporels, à la place desquels sont apparus des punitions morales (sur le vieux modèle du bonnet d’âne) ; mais de nos jours, le même idéal proscrit y compris ce genre de punition, et recourt plus volontiers à l’exhortation morale (le « rappel de la loi » en est une). La relation des normes avec l’idéal n’est donc pas univoque, si bien que les acteurs ont toujours une marge de jugement et d’interprétation lorsqu’ils qui mettent en œuvre les normes  – ceci ajoute une source de désaccord donc de trouble pour l’autorité.

     

    J’espère avoir fait saisir le point de vue que j’ai appelé pragmatique. Au terme de ce raisonnement, quelle définition générale de l’acte d’autorité possédons-nous ? J’emprunte une des notions clés de la psychologie sociale (pour connaître les théories et les notions de base de cette discipline, ouvrez n’importe quel manuel, par exemple celui dirigé par Serge Moscovici, Introduction à la psychologie sociale, Paris, Larousse 2 vol., 1972). Je propose ceci : un acte d’autorité est un acte qui, en manifestant d’une manière ou d’une autre (dure, douce, gentille, méchante…) l’exigence de respecter une norme et de se conformer à ceux qui la respectent, est capable d’exercer une influence, même implicite et discrète, sur les sujets auxquels le message normatif est destiné. Si j’adopte le mot « influence », c’est aussi pour éviter qu’on se focalise sur l’idée de commander, d’ordonner. J’ai de même employé le mot « confiance », pour relativiser l’idée de soumission. Je ne nie pas les phénomènes de commandement-obéissance, mais je vous mets en garde contre les intuitions schématiques, courantes, et disons-le, simplistes, de l’autorité. L’influence se définit elle-même comme le processus par lequel  un acte, une simple parole peut-être, agit sur la pensée et la conduite des sujets qui le - ou la - reçoivent. Par conséquent, l’acte d’autorité, quel qu’il soit, est celui qui, aux conditions de légitimité évoquées plus haut, peut déclencher, ou empêcher, modifier, orienter, etc., la pensée, la conduite, les attitudes des partenaires de la relation d’autorité. C’est ainsi que le prêtre, par les rituels de sa liturgie, peut enrôler les ouailles à son dogme ; c’est ainsi que le leader politique, par les discours qu’il tient du haut de sa tribune, mobilise les citoyens sur son programme ; et c’est ainsi que le professeur, monté ou descendu de sa chaire, par les leçons qu’il prononce et les tâches qu’il prescrit, peut susciter sinon le désir d’apprendre, du moins la volonté d’étudier, avec les attitudes scolaires ad hoc. Disons, pour imager cette relation d’influence, que celui qui accomplit les actions requises par telle ou telle fonction, a une chance d’être entendu, et suivi[12].

     

     

     

     



    [1]Alexandre Kojève Kojève distingue quatre de ces personnages typiques : le Père, le Chef, le Maître, le Juge. Voir La notion de l’autorité, op. cit.

    [2]M. Gauchet, in M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, op. cit., etc.,  p. 165, et p. 168 et. 169. Une formule idem de la p. 170 : « la précédence objective du savoir et la logique de la forme institutionnelle ».

     

    [3]Je ne reviens pas sur les raisons sociales et culturelles de ce désaccord – j’en ai d’ailleurs très peu parlé, même si je sais que la question préoccupe de nombreux chercheurs, sociologues notamment, et que la situation désole tous les démocrates.

    [4]Cet article circulait depuis cette époque dans une publication interne de l’OCDE,  Bulletin du Centre pour la Recherche et l’Innovation dans l’Enseignement (OCDE-CERI), 1975. Il est récemment republié dans l’ouvrage dirigé par Jérôme Deauviau et Jean-Pierre terrain, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, Paris, La Dispute, 2007.

    [5]B. Bernstein. Langages et classes sociales, op. cit., p. 266-267.

    [6]Sur la régionalisation du savoir, voir Elisabeth Bautier, « Changements curriculaires : des exigences contradictoires qui construisent des inégalités », in Choukri Ben Ayed,  dir., L’école démocratique : vers un renoncement politique ? », Paris, Armand Colin, 2010.

    [7] Bernstein, « Sur les formes de classification… », loc. cit., p. 298.

    [8]Dans J.-C. Forquin, Les sociologues de l’éducation américains et britanniques, op. cit.,  p. 83.

    [9] Bernstein, « Classe et pédagogies : visibles et invisibles », loc. cit., p. 37.

    [10]Je n’ai pas beaucoup évoqué les raisons qui empêchent certains élèves d’adhérer (pas toute leur vie d’ailleurs !) à l’idéal professoral du savoir, de l’effort d’apprendre, et,  au final, de la gratuité de la culture. Mais il y en a de très simples. On sait que l’idée d’acquisition du savoir gratuite est propre à certaines catégories sociales qui sont par ailleurs à ce point assurées de l’obtention du diplôme qu’elles peuvent maintenir cet objectif utilitaire seulement à l’arrière-plan de leur préoccupation ; tandis qu’à l’inverse, les catégories sociales menacées de ne rien obtenir, font de cette obtention un souci tellement intense qu’il relègue à l’arrière plan l’acquisition scolaire, laquelle n’a alors plus de sens idéal, c’est-à-dire de gratuité, et n’a donc d’intérêt que comme moyen d’accès au diplôme et à l’insertion sociale conséquente. Voir sur ces questions Elisabeth  Bautier, Bernard  Charlot, Jean-Yves Rochex, Ecole et savoirs dans les banlieues ou ailleurs…, Paris, Armand Colin, 1992.

    [11]Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 223. Le passage que j’ai coupé comporte une illustration exactement conforme à mon exemple du gendarme, toujours plus légitime que le quidam qui pourrait lui aussi me tancer dans la rue.

    [12]Selon une heureuse formule de Laurence Cornu, dans « Peut-on penser ‘autrement’ l’autorité ? », in Les idées en mouvement, N° hors série. La ligue de l’enseignement, 2003.

     


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  • HISTOIRE DE L ECOLE :  institutions, cultures, pratiques

     

    PROLOGUE

     

     

    Avant de commencer, je dois préciser que je prévois deux limitations (plus ou moins évolutives en fait) à mon propos.

    D’abord, si j’ai utilisé dans mon intitulé le mot « moderne », c’est, non pas conformément, mais en pensant aux usages habituels en histoire, en excluant les périodes récentes, contemporaines, soit, en gros le XXe siècle. Mais j’exclus le XVIe siècle et je réintroduis le XIXe. Je traiterai donc en l’occurrence seulement la séquence qui commence au XVIIe siècle et finit avec le XIXe, disons en 1914. Cette périodisation a des raisons précises, que j’expliquerai plus loin. Cela ne m’empêchera pas de faire quelques incursions en direction de notre époque, afin d’établir des points de comparaison s’il y a lieu. J’ai d’autant moins de scrupules à me limiter de la sorte que l’histoire de l’enseignement au XXe siècle est fort bien traitée par quelques ouvrages très accessibles et fort bien documentés – j’en signalerai quelques-uns.

    Ensuite, autre limitation, celle de mon objet. « Histoire de l’école » désigne en réalité bien des choses différentes, qu’on peut séparer pour la commodité de l’analyse. « Histoire de l’école » recouvre plusieurs phénomènes sociaux et culturels, chacun s’inscrivant dans un contexte spécial, certes imbriqué avec les autres, mais différent des autres, et nécessitant donc l’examen de sources différentes. J’aurai l’occasion de préciser qu’il y a plusieurs manières de faire l’histoire de l’école en ce sens, et que le déplacement d’un objet à un autre, le changement d’orientation, le renouvellement de la perspective, affectent la discipline elle-même. Par exemple, les contenus d’enseignement, la culture scolaire, les disciplines scolaires étaient peu étudiés jusqu’aux années 1970-1980, alors qu’ils sont désormais l’un des objets privilégiés de la recherche. Autre exemple : à une certaine époque, l’école ayant fait l’objet de critiques politiques assez radicales (de gauche et d’extrême gauche) on a été très attentif aux conditions institutionnelles de la scolarité, à l’exercice du pouvoir, à l’inculcation idéologique, etc., alors qu’aujourd’hui ce regard suspicieux est nettement passé de mode, c’est le moins qu’on puisse dire. Bref, tout ceci pour dire que je ne donnerai pas la même ampleur aux différents sujets possibles, même si tous sont aussi intéressants les uns que les autres. Je serai très schématique sur l’histoire politique de l’école, l’histoire des débats et des conflits scolaires, l’histoire gouvernementale des décisions, des réformes, des lois, etc.  (un ensemble de questions plus prégnantes à mesure qu’on s’approche du monde contemporain), et j’insisterai davantage sur l’histoire sociale et culturelle, c’est-à-dire sur les conditions sociales de la transmission, sur les acteurs de la transmission et leurs propriétés, sur la culture transmise elle-même, etc. Il y a là dedans des objets un peu marginalisés, voire négligés, ou du moins, des objets dont la saisie n’a pas toujours été inscrite dans l’agenda des urgences historiographiques ; et l’un de ceux-là m’intéresse spécialement : les pratiques d’enseignement, ce qui se nomme parfois, d’un terme trop polysémique pour être commode : la pédagogie.

    Puisqu’il s’agira de l’histoire scolaire telle qu’elle est visée par les recherches universitaires, je vais m’appuyer sur les nombreux travaux qui, dans les deux dernières décennies, ont, comme je l’indiquais à l’instant, diversifié, c’est-à-dire à la fois renouvelé et approfondi le champ de l’histoire de l’éducation et de l’enseignement. Pour ne pas alourdir ce prologue, je ne vous inflige pas un exposé sur les évolutions des travaux historiques. Je donnerai de brèves indications en chemin. Je me situe dans la droite ligne de – et je m’appuierai sur - l’ouvrage que j’ai dirigé avec Renaud d’Enfert et Laurence Loeffel, Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France, XVIII-XXe siècle, paru chez Retz en 2010 (avec des contributions de 25 chercheurs environ), ouvrage qui comporte une quarantaine d’articles sur les principales questions posées en ce domaine, chaque article ouvrant, dans la seconde partie du volume,  sur cinq documents originaux permettant au lecteur de se faire lui-même une idée des sources utilisées pour approcher les phénomènes et les périodes  analysées.

     

    Pour celles et ceux qui connaîtraient déjà les grandes questions de l’histoire scolaire et les grandes lignes de leur traitement, et qui voudraient se faire tout de suite une idée de l’état des travaux sur l’histoire de l’enseignement et de l’éducation, voici quelques synthèses très praticables.

    Antoine Prost, « Histoire de l’école »  dans le Dictionnaire de l’éducation,  dirigé par Agnès Van Zanten, PUF, 2008. Dans le même ouvrage, à la suite du précédent, Philippe Savoie, « Historiographie de l’école ». Une des plus précieuses synthèses récentes est celle de Marie-Madeleine Compère et Philippe Savoie, « L’histoire de l’école et ce que l’on y apprend », in Revue française de pédagogie, n° 152, 2005. Dans le même ordre d’idées, je citerai aussi Pierre Caspard,  « Histoire et historiens de l’éducation en France », Les dossiers de l’éducation, n° 14-15, 1988 ; ainsi que le livre de Marie-Madeleine Compère, L’histoire de l’éducation en Europe. Essai comparatif sur la façon dont elle s’écrit, Peter Lang-INRP, Berne, Paris, etc.1995.

    Si l’on remonte un peu dans le temps on trouve : Dominique Julia, « Les sources de l’histoire de l’éducation et leur exploitation », Revue Française de Pédagogie, n° 27, 1974 ; Louis Trénard, « Histoire des sciences de l’éducation (période moderne) », in Revue historique, n° 522, avril-juin 1977 ; J. Vial, « Histoire de l’éducation et de la pédagogie », Revue Française de Pédagogie, n° 42, janvier-février-mars 1978 ; D. Julia, « Les recherches sur l’histoire de l’éducation en France au siècle des Lumières », Histoire de l’éducation, n° 1, déc. 1978 ; Maurice Crubellier, « L’histoire en crise d’une école en crise », Histoire de l’éducation, avril 1983, n° 18 ; Antoine Léon, un fascicule publié par le Centre régional de documentation pédagogique de Strasbourg, en 1985, le n°3 de la collection Sciences de l’éducation. Je dois en oublier… mais je me suis tenu aux textes qui ne sont pas consacrés à l’une des questions spéciales de cette histoire. De telles synthèses régionales des recherches, on en trouvera dans la grande revue française de référence, qui est bien entendu Histoire de l’éducation, publiée à l’origine par l’Institut national de recherche pédagogique, INRP, transformé depuis peu en Institut français de l’éducation, Ifé, intégré à l’Ecole normale supérieure Lettres et Sciences humaines, de Lyon.

     

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    Pour donner une idée du paysage dans lequel il faut situer ce qui s’annonce - schématiquement - comme une histoire de l’école (je dis « école » pour qu’on pense plutôt à « enseignement » qu’à « éducation », terme qui recouvre bien des réalités en de ça et au-delà de l’école), je souhaite poser d’abord une question dont la banalité pourra surprendre, tant sa réponse paraît évidente : qu’est-ce que l’école, dans sa plus grande généralité, telle qu’elle est présente et visible dans les diverses sociétés, où, en plus, elle traverse toutes les époques ?

     

    1) A cette question, je réponds en premier lieu que l’école est un lieu institué (plus ou moins institué dirai-je) en vue d’assurer la transmission et l’acquisition des usages courants de la culture écrite, ainsi que des compétences normales que requièrent ces usages. Autrement dit, il n’y a pas d’école dans les sociétés sans écriture ; et toute société qui dispose d’une langue écrite organise quelque chose comme de l’école. Il ne faut jamais oublier cela : l’école est l’institution qui fait entrer les gens dans la culture écrite, et d’abord qui alphabétise les enfants (ou les adultes). Aujourd’hui on évoque toutes sortes de services – préparer aux métiers, « épanouir » les chers petits, acquérir un sens critique, que sais-je encore ? Mais tout cela ne doit pas dissimuler l’essentiel, qui demeure : on va à l’école pour devenir lecteur. Je ne néglige pas le fait que l’école remplit d’autres fonctions (notamment des fonctions sociales comme la distribution des diplômes et la répartition des individus dans les professions, données très sensibles aujourd’hui[1]), mais je retiens avant tout cette référence à la culture écrite, parce qu’elle ouvre à la compréhension d’un phénomène qui est pour nous, à bien des égards, typique, c’est-à-dire originaire et permanent. Ce caractère permanent (qui n’est pas toujours explicité par les études sur l’histoire de l’école), ce peut être de prime abord celui de l’usage du livre - ou d’autres supports d’une écriture comme il en a existé depuis plusieurs millénaires. Le (ou les) texte(s), quels que soient les supports qui les véhiculent, de quelque nature qu’ils soient, et quelque message qu’ils recèlent, sont des objets dont la présence et l’utilisation sont non seulement avérées mais toujours centrales, « basiques », dans tout lieu scolaire, dans tout lieu où se réunissent des maîtres et des écoliers. Ce constat se vérifie à partir des tablettes d’argile ou de bois des grecs et des romains, avec le parchemin de l’antiquité ou du Moyen Age, jusqu’aux écrans d’ordinateur d’aujourd’hui, en passant par le codex, la page imprimée, etc.

    Comme il y a plusieurs finalités possibles de la culture écrite, il y a différents types de compétences à acquérir par l’école, qui, sans être exclusifs les uns des autres, sont souvent séparés. Pour nous situer sous l’Ancien Régime, aux XVIIe ou XVIIIe siècles : on imagine bien la différence entre le négociant et l’artisan, qui tiennent des registres, qui lisent et signent des actes officiels (contrats, baux, etc.), et le magistrat d’un parlement qui rédige des décrets ou consigne des jugements en s’appuyant sur des corpus de textes juridiques ; de même, on perçoit aisément ce qui sépare le simple fidèle d’une paroisse qui peut suivre à la messe les chants ou les psaumes dans son missel, de l’homme d’Eglise qui inclut dans ses sermons ou ses homélies des passages choisis de la sacra pagina, ou d’autres ouvrages avec lesquels il entretient une familiarité érudite, spirituelle ou  théologique.

    Les exemples que je prends indiquent immédiatement qu’à la distinction des usages de l’écrit s’ajoute une différenciation sociale. Ce ne sont pas les mêmes catégories ou groupes sociaux qui accèdent à telle ou telle pratique du texte, puisqu’une pratique définit, au fond, une fonction dans la société. La différence entre des usages utilitaires et des usages lettrés des signes de l’écrit (je dis « lettrés » et non pas savant, afin qu’on ne situe pas les usages utilitaires dans une soi-disant opposition aux usages dits savants, ce qui réduirait les premiers à des notions simplifiées, voire atrophiées), recouvre donc en première approche, grosso modo, la différence entre des classes qui assurent des fonctions productives, et d’autres classes qui assurent des fonctions administratives, exigées par les appareils étatiques ou les institutions ecclésiastiques. Le schéma est certes grossier, car il laisse dans l’ombre bien d’autres usages, bien d’autres univers de culture, des univers techniques, symboliques (scientifiques, esthétiques, etc.), mais nous pouvons  nous en contenter pour l’instant.

    On peut en déduire que le mouvement historique du développement scolaire anime deux grandes tendances depuis les débuts de l’époque moderne jusqu’à nos jours : 1) c’est le passage d’une alphabétisation restreinte à une alphabétisation générale ; 2) c’est la diffusion de plus en plus large des usages « cultivés » du livre et de l’écrit.

     

    Remarque. Que peut-on dire d’aussi général que précédemment, mais cette fois sur le travail des écoliers, et sur le mode d’apprentissage scolaire de la culture, la vie ordinaire dans les écoles, autre élément du paysage, en interne si je puis dire?  Ceci : la base non pas unique mais principale de l’ordre scolaire (pédagogique), c’est l’exercice. L’exercice scolaire, qui n’occupe pas la première place dans la mémoire officielle, car il est sans grand prestige, est souvent (pas toujours) très réglementé et codifié dans les traités pédagogiques, les guides pour les maîtres. C’est le cas chez les Jésuites, j’y reviendrai, qui sont censés conformer tous leurs collèges et toutes leurs classes au Ratio studiorum (Règle des études), publié pour la première fois en 1599. Mais  ce que deviennent les prescriptions officielles dans la pratique, c’est plus difficile à saisir, tant les maîtres, immergés dans leurs contextes quotidiens, affrontent toutes sortes de contraintes, d’obstacles, d’événements etc., qui exigent de leur part des efforts d’adaptation et d’évolution permanents, dont il ne font pas beaucoup des objets de réflexion et de commentaires.

    Deux éléments peuvent retenir notre attention. D’une part, un exercice scolaire, toujours aussi régulier et répétitif que possible, qu’on peut effectuer pendant des années (comme la dictée !), n’aboutit pas à des produits socialement utiles et utilisables. C’est d’ailleurs pourquoi, au début du XXe siècle, un pédagogue critique comme Célestin Freinet dénoncera dans l’activité pédagogique traditionnelle une routine « scolastique » dénuée de pertinence. D’autre part, l’exercice scolaire, si l’on n’oublie pas qu’il vise les usages de la culture écrite, est un entraînement qui  ne requiert  pas beaucoup le contact proche avec un adulte chevronné, par différence avec l’acquisition de gestes professionnels dans les métiers, qui supposent une incorporation des savoirs par imitation (une différence bien mise en évidence par Guy Vincent, dans « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in L’éducation  prisonnière de la forme scolaire, par Guy Vincent, Bernard Lahire et Daniel Thin, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1994 – je reviendrai sur cette théorie de la « forme scolaire »). On n’entre pas dans l’écrit, on ne s’approprie pas la lettre ou ne manie pas le chiffre, que ce soit pour capter un sens littéral ou pour en comprendre un message plus savant, comme on apprend à manier un marteau, à travailler le fer ou le bois. Pour être plus précis, à l’école, même l’apprentissage des rudiments, qui sont de l’ordre d’une technique, ne suppose pas ou du moins ne se réduit pas à un processus d’imprégnation  par contact direct, de visu, avec un adulte qui manie lui-même ces signes dans un but socialement utile. L’exercice scolaire est d’une autre nature ; et tous les autres caractères de l’activité dans les écoles, depuis le Moyen Age, doivent peu ou prou être rattachés à celle-ci.

     

    2) Seconde réponse à ma question. L’école est aussi un lieu où les adultes, les maîtres, les corporations et les institutions auxquelles ils appartiennent, exercent ou cherchent à exercer une action particulière, souvent prolongée, souvent efficace, sur l’esprit des enfants. C’est une donnée sur laquelle Durkheim s’arrête dans L’évolution pédagogique en France (ouvrage repris de son cours commencé en 1903-1904 à la Sorbonne et publié pour la première fois vingt ans après sa mort, en 1938), lorsqu’il évoque la constitution des institutions éducatives les plus anciennes, aux origines de l’institution ecclésiale chrétienne, et qu’il met en évidence un principe de séparation par rapport à la vie extérieure. Ce principe, affirme Durkheim, est lié au désir d’instaurer un « milieu moral », dans lequel les maîtres (les clercs de l’Eglise) estiment opportun d’agir sur la « nature toute entière » des enfants - qui sont eux-mêmes destinés à la cléricature -, afin de donner à leur esprit et leur volonté une « orientation générale »[2].

    L’école, spécialement dans le passé, et jusqu’à une époque récente, ne se contente donc pas d’initier les jeunes générations aux pratiques de l’écrit ; elle les conduit explicitement - et vigoureusement pourrait-on dire - vers certaines significations, déposées dans certains univers de textes, comme par exemple les textes religieux, ou bien des textes dont on peut penser qu‘ils produisent sur les intelligences un effet spécial, moral et intellectuel - je pense au privilège accordé pendant longtemps dans les collèges d’Ancien Régime aux œuvres et aux auteurs de l’antiquité latine et grecque, dans le cadre de cet enseignement qui se présente  sous l’intitulé des humanités classiques. L’école poursuit donc un but éducatif, plus spécial et large que le but de transmission de la culture écrite, un but d’inculcation de valeurs et de normes. C’est ce qu’en langage moderne on nomme un but de socialisation. En d’autres termes, l’école vise à transmettre des dispositions mentales, liées à des idéaux de culture et de formation, lesquels, typiques d’une époque et d’une société, changent avec les époques et les sociétés (comme les idéaux chrétiens pour la formation d’une disposition à vivre en fonction d’une espérance de salut, ou les idéaux civiques pour la formation d’une disposition à agir dans le contexte et les contraintes d’une société politique démocratique).

     

    3) A ces deux buts fondamentaux de l’école s’associent de nombreuses autres caractéristiques, celles que tout le monde à en tête assurément, qui elles aussi se développent et se transforment au cours du temps. Je ne vais pas en dresser une liste exhaustive, mais juste indiquer deux grandes catégories, pour établir un classement commode et facile à retenir. Je distinguerai des caractéristiques internes et des caractéristiques externes (ceci peut faire penser à la problématique sociologique des fonctions de l’école, à laquelle j’ai déjà fait allusion en passant). 

    Par caractéristiques internes j’entends les processus dont les institutions et les corporations ont la maîtrise (du moins théoriquement, car cette maîtrise n’exclut pas des négociations et des arrangements avec la société environnante) : la définition des programmes d’enseignement (les curricula dit-on aujourd’hui, à la suite des sociologues britanniques), la formation « professionnelle » des maîtres, l’organisation  des lieux et du travail scolaires dans l’espace et le temps des apprentissages - organisation « pédagogique » qui a elle-même de multiples aspects. Je mets des guillemets pour souligner le sens très contemporain de ces termes, qui peuvent toutefois recouper des problèmes très anciens.

    En parlant de caractéristiques externes, je pense aux pratiques qui créent les rapports, souvent complexes, entre l’école (et les maîtres), et la société et les populations auxquels les premiers s’adressent. Il faut comprendre à ce niveau que la scolarisation des enfants et même la fréquentation scolaire des enfants accueillis ne vont pas  forcément de soi ; elles dépendent d’un processus qui met en relation (aux prises!) une offre et une demande, lesquelles ne sont  pas toujours a priori en accord. 

    Dans le même ordre de phénomènes, il ne faut pas oublier - élément sur lequel Philippe Ariès a été insistant (dans le très fameux ouvrage, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Plon, 1960), à savoir que la condition scolaire imposée à l’enfance et à la jeunesse (à ce point imposée que l’idée d’enfance et l’idée d’école ont fini par être intimement liés dans nos esprits), se traduit, à mesure que la scolarité s’allonge, par le fait que la jeunesse, étant retenue de plus en plus longtemps auprès des maîtres, voit d’autant retardée son entrée dans la vie, ce qui tranche avec les coutumes des anciennes sociétés, notamment celles du Moyen âge, comme je viens de le signaler, qui consistaient à confier les enfants, souvent hors de la maison paternelle, aux corporations de métier, dès leur plus jeune âge. Et l’on sait que, comme cette préparation en quoi consiste la scolarité est de plus en plus longue, ce qui est le cas depuis un siècle au moins, alors, plus les enfants et les jeunes, dont l’essentiel de la vie se déroule entre les murs de l’école, séparée des sociabilités adultes,  composent, par cette situation durable, une population qui secrète ses propres valeurs, jusqu’à devenir, comme aujourd’hui, une véritable classe sociale, à certains égard émancipée.

     

    Remarque. Si la prise en charge scolaire de l’enfance s’effectue dans les conditions que je viens d’évoquer - le retrait ou la séparation par rapport à la vie de la cité, aux activités économiques, aux métiers et aux corporations de métiers, etc., c’est aussi qu’elle est dirigée par les adultes dans un rapport d’autorité qui n’admet aucune contrepartie : c’est une prise en charge qui anime la hiérarchie et la prééminence des Anciens sur les jeunes. Non seulement la jeunesse scolarisée est en quelque sorte « mise en quarantaine », comme disait Ph. Ariès, mais elle est désormais dépendante des générations qui la précèdent et soumise à elles, entièrement. Or tel n’était pas le cas au dans les sociétés médiévales, puisque la prise en charge des enfants s’effectuait aussi bien par leur insertion dans les sociabilités adultes que dans les sociabilités de leurs propre pairs, étant entendu que la classe d’âge  pouvait former, et c’était notamment le cas dans les Universités, une véritable corporation, avec ses coutumes, ses règles et ses chefs (sur les écoliers du Moyen Age, voir, Léo Moulin, La vie des étudiants au Moyen Age, Paris, Albin Michel, 1991).

    Puisque cette dernière remarque nous fait entrer dans le domaine connexe de l’histoire de l’enfance, domaine que je ne peux aborder que de façon allusive (mais où l’histoire scolaire a évidemment sa part), je cite deux ouvrages généraux. D’abord Maurice Crubellier, ouvrage un peu ancien mais précis, clair, très bien documenté : L’enfance et la jeunesse dans la société française, 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1979 ; ensuite, un livre majeur et d’autant plus important qu’il parcourt différents pays, ouvrage collectif dirigé par Egle Becchi et Dominique Julia, Histoire de l’enfance en occident, t. 1, de l’antiquité au XVIIe siècle, t. 2 du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1998 [1996].

     

    *****

    Et pour finir, encore un peu de bibliographie, cette fois pour entrer dans le contenu de l’histoire de l’école. Voici les incontournables (ce qui n’ôte rien aux ouvrages que je ne cite pas ici, et où j’ai éventuellement moi-même puisé chaque fois que nécessaire).

     

    Sur les XIXe et XXe siècles :

    - Pierre Albertini, L’école en France, XIXe-XXe  siècle, de la maternelle à l’Université, Hachette, 1992.

    - Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires, 1789-1989, Nathan, 1990. (Un très bon précis, avec l’essentiel de la chronologie institutionnelle de l’école).

    - Françoise Mayeur, Histoire  générale de l’enseignement et de l’éducation en France, éd Perrin, 2004 [1ère éd., 1981], t. III, 1789-1930.

    - Antoine Prost, idem, t. IV, depuis 1930.

    - Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, A. Colin, 1968. (Le principal ouvrage de référence).

     

    Sur l’Ancien Régime :

    - Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, SEDES, 1976.

    - François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry, 2 vol., Paris, éditions de Minuit, 1977.

    - François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart , Histoire  générale de l’enseignement et de l’éducation en France, éd Perrin, 2004 [1ère éd., 1981] , t. II, 1480-1789.

     



    [1] Sur la problématique sociologique des fonctions de l’école, voir P. Bourdieu, « Fins et fonctions du système d’enseignement », Cahiers de l’INAS, 1972, qui distingue des fonctions internes ou de conservation culturelle (conserver et consacrer une culture léguée par le passé), et des fonctions externes, d’adaptation et d’intégration des individus et des groupes au corps social, ce qui se concrétise aussi bien par une intégration morale et intellectuelle qu’une préparation au métier. Autres textes de Bourdieu, La reproduction, Paris, Editions de Minuit, 1970, p. 230 et suiv. « La fonction idéologique du système d’enseignement » ; et P. Bourdieu et L. Boltanski : « Les stratégies de reconversion. Les classes sociales et le système d’enseignement », in Informations sur les sciences sociales, oct. 1973. Autres auteurs sur la définition des fonctions du système d’enseignement : F. Dubet et D. Martucelli,  A L’école, Paris, Seuil, 1996, chap. 1 « Les mutations de l’école ». Et Plus récemment, D. Martucelli, « Evolution des problématiques. Etudes sociologiques des fonctions de l’école », in  L’Année sociologique, 2001.

    [2]Durkheim, L’évolution pédagogique en France, PUF, éd. 1969 [1938], p. 39.


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  • CHAPITRE 1

     

    LES INSTITUTIONS SCOLAIRES SOUS L’ANCIEN REGIME

     

     

     

    Je vais évoquer dans ce chapitre les institutions scolaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais avec cette nouvelle limitation : je ne traiterai pas des Universités. Du moins presque pas, car j’ai besoin malgré tout de préciser que les Universités, issues du Moyen Age, nous intéressent parce qu’elles sont l’origine de notre enseignement secondaire. Elles sont en effet le contexte institutionnel et culturel dans lequel sont nés les collèges d’Ancien Régime, ancêtres de nos lycées. C’est d’ailleurs ainsi qu’en traite Durkheim dans ce livre capital qu’est L’évolution pédagogique en France, tiré des cours qu’il a dispensé sur ce thème plusieurs années de suite à partir de 1904.

    Les Universités, nées au XIIIe siècle exactement, furent créées sur la base d’écoles plus anciennes, qui se tenaient notamment auprès des cathédrales – au moins depuis Charlemagne, comme il est dit dans les chansons[1]. Les Universités avaient pour mission de fournir des clercs à l’administration de l’Eglise. Universitas signifie association, ou corporation, et ces termes s’appliquaient aussi bien aux « écoliers » qu’aux maîtres. Les créations eurent lieu dans plusieurs pays d’Europe entre lesquels circulaient les personnes et les savoirs, sur la base du latin cela va sans dire, langue de l’Eglise et langue savante (France, Hollande, Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne, etc., pour utiliser les dénominations d’aujourd’hui ; mais c’était une Europe qui ne connaissait pas les frontières actuelles). Les institutions que l’on imagine au sommet de notre édifice scolaire contemporain sont donc apparues bien avant celles que nous percevons à la base. C’est dire qu’elles ont une très longue durée de vie - sous différentes formes. Seule l’Eglise chrétienne est plus ancienne.

    En quoi les Universités sont-elles à l’origine de notre enseignement secondaire moderne (je redis que « secondaire » est un terme beaucoup plus récent, post révolution française[2] – mais je me garde d’utiliser l’expression « second degré », qui est encore plus récente) ? Pour deux raisons.

    D’abord parce qu’elles comportent deux niveaux, dont le premier va se détacher du suivant, et devenir ce cycle autonome d’enseignement de nature « secondaire » effectivement, très important dans la vie sociale des grandes villes. C’est la faculté des Arts, qui comprenait elle-même deux cycles : le cycle du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique – c’est-à-dire logique formelle) ; et le cycle du quadrivium (géométrie, arithmétique, musique, astronomie) : tels étaient les sept arts libéraux -  d’où la formule « faculté des arts ». L’autre niveau, supérieur, était celui des diverses facultés spécialisées, professionnelles si l’on veut : médecine, droit, et théologie. Cette dernière était la plus haute en dignité, parce qu’elle formait les docteurs de l’Eglise, les dépositaires habilités du dogme chrétien, capables de saisir, interpréter et transmettre le message biblique. Sachez aussi que cette Université médiévale a inventé les grades dont les termes sont restés : baccalauréat, et licence (licence = permis d’enseigner).

    Il y a une seconde raison de voir dans les Universités le milieu de naissance de l’enseignement  secondaire. En fait, les collèges sont apparus à la fin du Moyen Age, surtout au XVe siècle, lorsque les maîtres des facultés ont fini par enseigner dans les maisons où logeaient les écoliers et qui n’étaient pas propriété de l’Université. Ces paedagogia et ces collegia, peu à peu, ne furent plus seulement des logements, mais des établissements accueillant des communautés séculières (et quasi démocratiques, au sens où elles admettaient des procédures électives, comme dans le cadre monastique), à l’intérieur desquelles ces écoliers étaient des sortes de boursiers, car l’institution universitaire disposait pour les accueillir et les former en tant que futurs clercs, du revenu perpétuel octroyé par leur fondateur, souvent un homme d’Eglise. Ensuite, d’autres écoliers vinrent y recevoir les enseignements. Et finalement, les maîtres ont détruit ces formes communautaires et autonomes pour imposer aux jeunes gens leur autorité et les gouverner en fonction d’un principe hiérarchique. Le modèle de la pension, l’internat, ne se généralisera qu’au XIXe siècle.

     

     

    I LES COLLEGES

     

    1) Le renouveau scolaire du XVe  au XVIIe siècle.

    Sur les collèges d’Ancien Régime, je signale d’emblée un ouvrage très important, fruit d’un impressionnant travail d’archives. C’est un répertoire des collèges français du XVIe au XVIIIe siècle, mis au point par Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia. Cet ouvrage, Les Collèges français (XVIe-XVIIIe siècle). Répertoire,  Paris, INRP/CNRS, 1984-2002, comprend trois gros volumes. Le t. 1 concerne la France du midi, le t. 2 la France du Nord et de l’Ouest, le t. 3 Paris. Plusieurs centaines d’établissements sont ainsi recensés sur les deux siècles, et chacun d’entre eux est présenté par une notice qui donne parfois des indications très substantielles, sur les circonstances de la création, sur les maîtres, les effectifs d’élèves aux différentes époques, les enseignements et leur évolution, la vie culturelle et sociale dans l’établissement, l’impact sur la vie locale, etc. Bref, une étonnante conquête de l’historiographie et de l’érudition savantes.

     

    Les collèges sont parfois des créations ex nihilo, mais parfois, ils sont aussi créés sur la base d’une faculté des Arts, ce qui est logique d’après le lien ancien avec ce cycle des Universités. Ils peuvent encore remplacer une ancienne école (c’est le cas, à Nîmes, dont traitent F. Lebrun, M. Venard et J. Quéniart, le tome 2 de l’Histoire de l’enseignement et de l’éducation, pp. p. 332, de l’édition Perrin, de 2003). Les premiers foyers de ce renouveau scolaire, au XVe siècle, se trouvent au Sud, en Italie, et au Nord, aux Pays-Bas. Les historiens spécialistes de ces questions considèrent comme exemplaire, et même quasi originelle l’action d’une congrégation particulière aux Pays-Bas : les Frères de la  Vie Commune (voir R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 148 et suiv.).

    Les collèges sont les institutions formatrices des élites dans le contexte d’une diffusion restreinte de la haute culture (culture littéraire, j’y viens bientôt). Quelle que soit leur orientation religieuse ou culturelle en général –je pense à la concurrence entre les protestants et les catholiques - , ils puisent tous dans le fonds commun de l’humanisme de la Renaissance, en mettant au cœur de leur enseignement les langues anciennes, donc l’étude des grands textes de l’antiquité. Si l’on veut connaître les lignes de force de cette culture, qui a joué un rôle si déterminant dans l’histoire de la civilisation européenne, il faut lire le livre d’Eugénio Garin, L’éducation de l’homme moderne, 1400-1600, Paris, Fayard, 1968 [1957]. Un grand classique.

    Les collèges importants, et ils le sont souvent, sont considérés dès ces époques comme des établissements publics. L’adjectif est courant dès les XVIe  et XVIIe siècles, non pas au sens où ces établissements seraient entretenus par un Etat central, mais au sens où ils sont soutenus par des pouvoirs locaux, religieux ou civils, les notables des villes, les administrations municipales, etc. Pour évoquer la manière dont les choses se passent sur ce plan, je prends au hasard une des notices du premier tome du répertoire de M.-M. Compère et D. Julia. C’est, pp. 113-117, la notice relative à un collège de Bayonne, fondé en 1598, qui accueille en moyenne 20 à 40 élèves. Cette notice nous apprend à quel point les habitants s’impliquent dans la création. Il y a plusieurs délibérations municipales à ce sujet ; et l’une, le 13 mai 1594, demande au roi l’autorisation de construire un bâtiment, ce que les signataires obtiendront dès le mois de novembre suivant par lettres patentes, avec la possibilité de payer quatre maîtres (« régents »), en plus du principal, lui-même étant nommé à la fois par l’évêque  et les autorités civiles.

    Pour être exact, je dirai que d’autres écoles, plus modestes que les collèges, tant dans leurs ambitions intellectuelles que dans leur capacité d’accueil, sont apparues dans la même période, entre la fin du XIVe siècle et le début du XVe. Il s’agissait d’écoles en quelque sorte préparatoires à l’Université et aux cycles des Arts, des écoles où on apprenait le latin, ce que les historiens désignent comme des écoles de grammaire (on désignait par le nom de grammaticus l’écolier qui, en entrant à l’Université, savait déjà le latin, mais seulement cela). Ces institutions satisfaisaient les familles désireuses de lancer les enfants dans les études d’une Université, mais qui ne voulaient ou ne pouvaient pas faire dispenser l’instruction préliminaire par un précepteur. La plupart du temps, ces écoles sont nées à l’initiative des municipalités ; et souvent, mais pas toujours, avec le concours des autorités ecclésiastiques. Comme il n’est pas utile à mon propos de développer ce point, je vous renvoie à un passage du livre déjà cité de F. Lebrun, M. Venard et J. Quéniart, op. cit., pp. 325 et suiv., où sont décrits quelques exemples de telles écoles.

    Il faut par ailleurs savoir que la création de nombreux collèges en dehors des Universités, et sous l’égide des congrégations religieuses dont je vais parler un peu plus loin,  n’a pas mis fin à l’existence des facultés des Arts. Celles-ci ont continué, dans le cadre universitaire donc, en tant que collèges elles-mêmes, avec leurs professeurs, à recruter et à former des étudiants, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Le cas des collèges parisiens de ce type est étudié par un ouvrage de Boris Noguès, Une archéologie du corps enseignant. Les professeurs des collèges parisiens au XVIIe et XVIIIe siècles  (1598-1793), Paris, Belin, 2006. Cette étude d’une très grande précision a comblé un oubli, en faisant resurgir une corporation (avec toutes ses dimensions, sociales, économiques, culturelles, etc.), que les historiens avaient un peu laissée de côté.

    Aux XVIIIe et XIXe siècles, à côté des collèges, on trouvera de nombreuses pensions privées, établissements beaucoup plus modestes, dites « maisons d’éducation », qui sont religieuses ou laïques, avec très peu de maître puisque parfois le titulaire lui-même suffit à assumer tout l’enseignement.  

    Mais un collège, on le devine d’après ce qui précède, peut être une institution remarquable - avec de vastes bâtiments, incluant ici ou là, entre autres, des chapelles somptueuses -, et souvent apparue, comme je l’ai suggéré, après des débats et des efforts patients des autorités ecclésiastiques et des habitants, les notables, qui sont motivés par l’intérêt qu’ils portent à leur jeunesse, et aussi, plus prosaïquement, par le désir d’affirmer leur puissance, et une certaine munificence : question de prestige donc, d’autant qu’ils vont assurer le revenu des corporations (religieuses) qui assument l’enseignement et toutes les charges afférentes. Les établissements les plus remarquables accueillent des centaines d’élèves, et plus d’un millier dans certains cas. Au XVIIe siècle, certains sont très réputés : je pense au collège de La Flèche, dans la Sarthe, où a étudié Descartes ; pensons aussi au collège de Clermont, à Paris, fondé en 1563 en plein cœur du quartier latin, face à la Sorbonne, et nommé Louis-le-grand sous Louis XIV, en 1682. Ses locaux sont aujourd’hui encore, ceux d’un établissement prestigieux, le lycée du même nom.

     

    2) Qui enseigne et qu’enseigne-t-on dans les collèges ?

    Dans les principaux collèges, aux XVIIe  et XVIIIe siècles, l’enseignement est conçu, organisé et effectué par des sociétés religieuses, qui ont un projet éducatif spécial, et qui peuvent en même temps répondre à une demande des populations. La Société de Jésus, compagnie des jésuites, créée par Ignace de Loyola, au XVIe siècle, en 1534, est la plus importante d’entre elles. Imaginée comme un ordre militaire, une milice catholique dit-on souvent (avec un Général à sa tête), elle est en lutte contre l’« hérésie » protestante, dont elle cherche à contenir les progrès – à une époque où existent déjà des collèges protestants, institués dans la première moitié du XVIe siècle (par exemple à Strasbourg, à Nîmes ou des villes de taille plus modeste[3] : n’oublions pas en outre qu’après les guerres de religion, l’édit de Nantes l’« édit de tolérance », , pris par Henri IV en 1598, instaure la liberté du culte protestant et permet aux protestants de répandre leurs écoles). Mais on ne dira jamais assez le rôle capital que les jésuites ont joué dans la formation spirituelle, morale et intellectuelle, des élites aristocratiques et bourgeoises durant toute la période de l’Ancien Régime. Ils ont été une pièce centrale de la civilisation européenne moderne.

    Deux autres congrégations eurent une action scolaire comparable. Les Pères de la Doctrine chrétienne, ou doctrinaires, ont été fondés à la fin du XVIe siècle, en 1592, par César de Bus (à ne pas confondre avec les Frères de la Doctrine chrétienne, et encore moins avec les Frères des écoles chrétiennes, dont je parlerai plus loin). Ensuite, l’Oratoire de Jésus-Christ, congrégation dite des oratoriens, fondée par Pierre de Bérulle au début du XVIIe, siècle, en 1611. Les oratoriens, qui furent davantage concurrents des Jésuites, se proposaient à l’origine de former des prêtres ; mais ils se tournèrent rapidement vers l’éducation de l’enfance en général. Le collège de Juilly (Seine-et-Marne), ouvert en 1638,  fut leur école la plus renommée. Un fait remarquable : la langue française  y fut introduite de préférence au latin, pour les petites classes.

    Pour donner une idée de l’importance et du rayonnement global de ces corporations en France, je reproduis les chiffres donnés par R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, dans l’ouvrage cité plus haut (je n’ai pas encore dit le caractère très remarquable, exceptionnel même,  sur le plan scientifique, de ce livre), L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, pp. 186 et suiv. : en 1760, les jésuites détiennent  105 collèges, un tiers des collèges français, les doctrinaires 29 et les oratoriens 26. Et en 1789, ce sont quelque 48000 élèves qui fréquentent ces établissements (lesquels ne forment pas, je le répète la totalité des institutions d’enseignement de type « secondaire »). D’autres auteurs donnent des chiffres comparables, par exemple Antoine de Baecque, dans le t. 3 de l’Histoire culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, intitulé Lumières et liberté. Les dix-huitième et dix-neuvième siècle (avec Françoise Mélonio), Paris, Seuil, 1998 (je cite dans l’édition Points, 2005, p. 106).

    Plus précisément sur les jésuites : ils dirigent une quarantaine de collèges vers le milieu du XVIIe siècle, avec 40 000 élèves. Et un siècle plus tard, en 1762, au moment d’être chassés du royaume, alors qu’ils sont attaqués et dénigrés par la nouvelle génération des philosophes et des savants, Voltaire en tête, ils possèdent à peu près  180 collèges dans tous les pays où ils se sont installés. Je précise qu’ils sont alors expulsés pour des raisons politiques très précises, à savoir leur attachement à Rome, au pape, et non au roi, ce qui résume le conflit de l’ultramontanisme (regarder au-delà de la montagne…. c’est-à-dire des Alpes, là où le pouvoir royal est impuissant) et du gallicanisme, qui définit l’Eglise nationale, sur laquelle s’exerce un contrôle royal. Le même sort les attendait d’ailleurs dans d’autres pays, jusqu’à ce que le pape Clément XIV les dissolve, en 1773 – mais ils furent rétablis au début du XIXe siècle…

     

    *****

    Si l’on s’interroge maintenant sur les contenus de l’enseignement, sur la culture choisie pour être transmise, une question préalable ne manque pas de se poser, celle du rapport entre la demande des familles, qu’on a vu exprimée  par les pouvoirs civiles des municipalités, et les finalités religieuses de ces corporations et de leur enseignement. Les familles ont divers intérêts, qui peuvent être religieux, certes, mais aussi éducatifs au sens large (former les mœurs des enfants de façon à ce qu’ils soient aptes à vivre dans la bonne société), qui peuvent être économiques aussi (les munir de connaissances utiles pour occuper certaines fonctions),  etc. Dans ces conditions, il faut comprendre que le succès des collèges n’a été possible que par une série d’ajustements, de transactions et d’accords qui, sur le plan culturel, pouvaient rendre compatibles les finalités des uns et des autres. Ceci explique pourquoi, de façon en apparence paradoxale, les collèges jésuites, créés dans un but de christianisation (et, en grande partie, de défense contre le protestantisme), se sont voués à transmettre la culture littéraire de l’antiquité (j’ai déjà fait allusion plus avant à cette orientation fondamentale, héritée de la Renaissance, aux XV et XVIe siècles), qui précède le christianisme, et est donc une culture païenne. Pourquoi ce paradoxe ? Eh bien, c’est précisément leur coup de génie. Durkheim a très bien vu ce point, qu’il commente de façon très claire, dans L’évolution pédagogique en France (voir les deux chapitres sur les jésuites). En fait, les jésuites ont compris que leurs contemporains étaient très sensibles et très attachés à la culture littéraire, esthétique, qui avait ces racines chez les humanistes de la Renaissance, et qu’ils ne pouvaient pas aller contre ce mouvement. Ils se sont inscrits dans le courant. Mais en même temps, ils ont, si l’on peut dire, tourné la culture littéraire de l’antiquité dans le sens essentiellement moral qui leur convenait et qui leur paraissait conforme au message chrétien. Autrement dit, ils ont réalisé un habile compromis entre culture païenne et recherche d’élégance d’un côté, et culture chrétienne et visée spirituelle, visée de salut des âmes, de l’autre côté. Non seulement ils ont choisi dans cette littérature classique ce qui convenait à l’esprit chrétien, car expurger les œuvres était une pratique courante, mais en plus, ils ont présenté les personnages des récits de l’antiquité comme des figures morales, et porteurs d’une moralité idéale  : ces héros pouvaient ainsi incarner toutes sortes de vertus et de grâces chrétiennes à portée universelle : ainsi Achille représentait le courage, Ulysse la prudence,  César l’ambition, etc. (je reprends ces exemples à Durkheim).

    Si l’on sait, comme je viens de le dire que le projet des parents (les pères), notables, aristocrates et bourgeois, parfois paysans aisés, lorsqu’ils envoient leurs enfants au collège pour que ceux-ci acquièrent les connaissances promises, consistait à la fois à leur donner une éducation raffinée, requise dans la bonne société, mais aussi, un peu comme aujourd’hui, à les munir d’un « bagage » permettant d’accéder à des emplois, il faut néanmoins préciser dans quel contexte social ce projet trouve à se réaliser. Je précise au passage qu’existent des systèmes de bourses, payées par l’Eglise, pour les élèves peu fortunés. Une étude de deux historiens que j’ai déjà nommés par ailleurs, W. Frijhof et D. Julia, étude qui a porté notamment sur les collèges, d’Auch, Avallon, Condom et Gisors aux XVIIe et XVIIIe siècles, a pu reconstituer le parcours post scolaire des enfants ayant fréquenté les classes. Or ceci  montre très bien (et c’est un véritable exploit de l’enquête) les « débouchés » trouvés par les élèves au sortir des études. Les élèves ayant effectué, achevé ou pas, le cycle des études du collège accèdent en effet à divers professions et endossent divers statuts où la qualité du « lettré » est requise : officiers de justice, officiers de finance (dans les deux cas « offices » désigne des emplois publics  relatifs notamment  aux impôts, aux eaux et forêts, aux greniers à sel, etc.), ou encore professions libérales comme médecin, chirurgien, avocat (dans ces cas après passage par les facultés), etc. Cela dit, il n’y a pas de mobilité sociale comme aujourd’hui (aujourd’hui… du moins théoriquement). Pour dire vite, un fils de paysan aisé qui va au collège, devient ensuite… curé et pas davantage. De même, les fils de marchands et d’artisans ayant achevé le cycle, n’accèdent pas à des offices ou à des professions libérales. (Voir W. Frijhoff, D. Julia,Ecole et société dans la France d’Ancien Régime. Quatre exemples. Auch, Avallon, Condom et Gisors, Cahiers des Annales, n° 35, Paris,  Armand Colin, 1975).

    Puisque je parle des rapports entre offre et demande d’enseignement (terme sociologiques), j’ajoute que nous avons des exemples, sinon de désaccords insolubles, du moins de mécontentements et de réticences des familles devant ce que le collège de leur ville leur impose. Je pense à l’un des articles qui ouvre le recueil de François de Dainville (le fameux historien des jésuites, Père jésuite lui-même), L’éducation des jésuites, XVI-XVIIIe siècles, Paris, Editions de Minuit, 1978. C’est un texte intitulé « Villes de commerce et humanisme » (article de 1951), dans lequel apparaissent, dans des villes comme Bayonne ou Nantes, consacrées essentiellement au négoce, plusieurs cas d’hostilité, non pas tant aux collèges en tant que tels, mais  au fait qu’on y inculque des connaissances (les lettres), parfaitement inemployables dans le contexte économique environnant.

     

    Concernant l’organisation pédagogique ou plus exactement la structuration des curricula dans  les collèges, voici les quelques distinctions en usage. Les collèges qui offrent le cycle complet des études, ce qui les met au rang des « collèges de plein exercice », ont les classes suivantes : grammaire (= latin essentiellement : 3 ou 4 classes), rhétorique et humanités (2 classes) et philosophie (2 classes). Sans la philosophie au sommet, ce sont des « collèges d’humanités » ; sans les humanités, ce sont des « régences latines ». Et il ne faut pas négliger le fait que les collèges ont parfois des fonctions uniquement primaires (pour les élèves sachant à peine lire – toujours en latin), pour peu que les élèves entrent assez démunis dans les petites classes et n’achèvent pas le cursus total : ce sont les « régences latines »  Philippe Ariès nous apprend par ailleurs (dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, op. cit.), que les collèges  des XVIIe et XVIIIe siècles sont souvent contraints de créer de plus en plus de classes pour l’enseignement des rudiments, parfois appelées « classes d’ABC » - donc comme les « petites écoles », voir ci-dessous. A la fin du XVIIe siècle, ces classes de « sixième » se multiplient. Même chose dans les « pensions ».

    J’ai donc assez suggéré que la culture scolaire des collèges est une culture littéraire, une culture de la langue latine, grecque aussi, dans une moindre mesure, et donc aussi une culture qui tire sa substance des auteurs de l’antiquité. On apprend au collège, disons pour simplifier, les Belles lettres, étant entendu qu’il s’agit des œuvres des Anciens. Ce  qui est transmis dans les collèges met les élèves en rapport avec la civilisation de l’antiquité, qu’on célèbre comme quelque chose de sacré ; ce qui engendre à la fois  une attitude de révérence envers des œuvres et le sentiment d’appartenir à un monde originaire, fondateur, et qui continue à vivre dans le présent (voilà ce que l’école d’aujourd’hui a totalement oublié). L’exercice scolaire est donc principalement fondé sur l’imitation de ces auteurs et de leurs œuvres. Ces dernières étant considérées comme parfaites, on ne peut que chercher à s’en approcher, et à ressembler à ceux qui les ont produites. Sortent du collège des gens lettrés, par différence non pas seulement avec ceux qui seraient les ignorants mais avec ceux qui ont un maniement plus utilitaires des signes de l’écrit.

    Une particularité mérite qu’on s’y arrête. Je n’entre  pas dans une description exhaustive des principaux exercices en vigueur dans ces écoles ; j’aborderai ce genre de question en fin de parcours. Je veux cependant  qu’on retienne tout de suite que la « compétence » visée par les collèges, au-delà des Belles Lettres, est bien précise : il s’agit de l’art oratoire. Au début de la scolarité, dans les classes de grammaire, où on apprend le latin, les exercices de base sont le thème, la version, et d’autres choses annexes, comme la versification. Et à la fin des études d’humanités, et au sommet des classes, juste avant la philosophie, l’élève est initié  à cet art du discours, un art de la composition dans un but d’éloquence, qui est la fameuse rhétorique (c’est proche de ce que nous appelons l’argumentation, mais avec finalité davantage esthétique que cognitive, dirai-je dans les termes d’aujourd’hui : on cherche à former le goût, le bon goût…). La rhétorique n’avait pas du tout cette importance dans les facultés médiévales, même si elle était programme du trivium. Et si elle est théoriquement un art oral, l’art des... orateurs, avocats, magistrats, hommes de loi, mais aussi hommes d’Eglise, néanmoins, dans les écoles, elle s’apprend avec beaucoup d’exercices écrits. Je signale en ce point que les rapports et les relations et les allers-retours entre oral et écrit sont le point nodal d’une histoire de l’exercice scolaire : j’y reviendrai là aussi plus loin. Il faut savoir que l’enseignement du Moyen Age, entièrement dédié aux livres, était cependant oral pour l’essentiel, puisque les livres étaient rares : et longtemps après, les collèges ont conservé une part de ces habitudes de lecture, de mémorisation, et de récitation, tandis que les exercices écrits s’y imposaient et y prenaient de plus en plus de place. Bref, il y a, chez les jésuites notamment, toutes sortes d’exercices, toujours en latin (on se parle aussi en latin dans les classes),  pour initier les enfants à la maîtrise progressive du « discours » proprement dit, en imitation des textes anciens, dont beaucoup sont appris par cœur. Il y a des degrés de difficulté dans l’entraînement, bien sûr ; et, au bout du processus, on arrive à la « déclamation », rédigée, qui peut être lue en public. Les sujets, toujours puisés dans la littérature et l’histoire de l’antiquité romaine et grecque, ou dans l’histoire religieuse, sont du type : « Le jeune David s’adresse à Saül en lui apportant la tête du philistin » ; ou bien « Cicéron harangue le Sénat aussitôt après la découverte de la conjuration de Catilina ». Je vous laisse chercher les références…

    Les jésuites ont été d’autant plus efficaces qu’ils avaient pensé avec une extraordinaire intelligence la totalité de leurs procédures de travail, classe par classe, année par année  : elles sont consignées, de façon aussi méticuleuse que rationnelle, sans confusions, sans lacunes, dans leur Ratio studiorum, (la règle des études, ou le règlement…, selon le choix de traduction que font les commentateurs), dont la première édition est de 1599 (disponible en français chez Belin, dans une édition commentée de 1997. Le titre complet : Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus).

     

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    Comme je n’oublie pas les gens pressés ou ceux qui cherchent seulement quelques notions de base en attendant d’avoir le temps ou l’envie d’en savoir plus, je signale deux petits ouvrages utiles pour traverser toute l’histoire scolaire depuis le Moyen-Age et même en deçà. D’abord  le Que sais-je? n° 393, d’Antoine Léon, Histoire de l’enseignement en France. Et ensuite, dans le même esprit, je recommande chaudement, dans la collection Découvertes, chez Gallimard, joliment illustrée, Yves Gaulupeau, La France à l’école, 1992 (Y. Gaulupeau est aussi le directeur du Musée national de l’éducation, à Rouen : un endroit à visiter absolument!)

     



    [1]Sur ce qu’on appelle plus scientifiquement la renaissance carolingienne, voir l’ouvrage classique de Pierre Riché, Ecoles et enseignement dans le haut Moyen Age, Paris, Aubier, 1979.

    [2]Un historien, Wilhelm Frijhoff, a présenté dans un très intéressant article un ensemble d’interrogations sur la validité de cette expression, « enseignement secondaire », pour les études historiques. C’est « L’enseignement secondaire : un concept opératoire pour l’Europe moderne ? », Histoire de l’éducation, n° 124, oct-déc. 2009.

    [3] Sur cette réalité d’un enseignement finalisé par le protestantisme, voir F. Lebrun, M. Venard et J. Quéniart, Histoire  générale… op. cit., , t. II, p. 342 et suiv. ; et surtout Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, L’éducation en France..., op. cit., p. 164-165. La différence et les convergences entre les écoles protestantes et les collèges jésuites est analysée dans le même ouvrage, pp. 160-162.


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  • Séance 3

    (Chapitre I suite)

     

    II L’ENSEIGNEMENT DES RUDIMENTS

     

     

     

    Avant de parler de l’expansion scolaire proprement dite, qui reçoit sa première impulsion au XVIIe siècle - période de scolarisation restreinte, je le répète -, et qui va s’accélérer continument aux XVIIIe et surtout  XIXe siècles,  pour aboutir à une situation de scolarisation généralisée, je voudrais d’abord présenter les cadres institutionnels dans lesquels ce processus s’inscrit à l’origine (je vais suivre à peu près le même schéma que sur les collèges). Je laisse de côté certains « établissements » (je mets des guillemets car le terme est sans doute excessif), qui, bien qu’appartenant au paysage traditionnel, sont en perte de vitesse au XVIIIe siècle, comme, les échoppes des « maîtres écrivains », nombreuses à Paris en particulier  (et où s’acquièrent l’écriture, donc la calligraphie, et les chiffres, le calcul, dont ont besoin les commerçants et artisans notamment), et les manécanteries, écoles pour la formation des enfants de chœur, avec latin et musique étant donné que le chant est très important dans les rituels de l’église, la messe en premier lieu.

    Ce qui domine en l’occurrence, ce sont d’une part les petites écoles, qui se tiennent dans les villes et, à la campagne, dans les bourgs et certains villages importants, où elles intéressent les familles qui veulent faire instruire ses enfants sans recourir aux services d’un précepteur (situation qu’on a déjà aperçue à propos des collèges de niveau inférieur) ; et d’autre part les écoles de charité, qui s’installent essentiellement dans les grandes villes - pour des raisons qui vont s’éclairer dans ce qui suit. La différence entre les deux est ce qui doit d’abord retenir l’attention : c’est un phénomène typique de l’histoire scolaire sur ce versant de la scolarisation du peuple.

     

    Remarque préalable. On connaît assez bien, et depuis assez longtemps, les grandes lignes du développement de l’enseignement populaire, l’accroissement progressif des possibilités d’instruction pour les classes inférieures, les pauvres, etc., depuis l’Ancien Régime jusqu’à la fin du XIXe siècle, parce que ce sujet a été un enjeu historiographique très polémique dans le conflit qui oppose l’Etat et l’Eglise, sous la IIIème République, au moment de la laïcisation de l’école. Car les auteurs catholiques, en effet, s’efforcent, par des monographies locales ou des ouvrages plus généraux, de rappeler l’ancienneté et la consistance de la contribution de l’Eglise en ce domaine, pour contrer l’accusation républicaine d’avoir maintenu le peuple dans la nuit de l’ignorance. Je signale que de très nombreuses études de ce type, de provenance catholique mais pas seulement, sont repérables sur les « catalogues noirs » de la bibliothèque de l’ex-Institut National de recherche pédagogique, INRP (devenu Institut français de l’éducation, Ifé, associé à l’ENS de Lyon). Ces catalogues sont téléchargeables en ligne. On attend qu’un chercheur courageux produise une recension exhaustive de ces sortes d’ouvrages.

     

    1) les institutions

     

    a) Les petites écoles

    L’origine des petites écoles remonte au XVIe siècle ; elles sont issues des écoles de catéchisme, animées par les curés ou des marguilliers (auxiliaires de l’administration de la paroisse - qu’on appelle la fabrique) dans le but de christianiser les enfants. Nous sommes là encore dans le sillage de la Contre Réforme et du Concile de Trente, notamment sa XXIIIe session, en juillet 1563, qui cherche à endiguer les progrès du protestantisme (auquel est repris la méthode catéchétique elle-même !). Les petites écoles, bien qu’elles concernent une faible partie de la population totale, comme je viens de le rappeler, se multiplient dès le XVIIe siècle. Elles sont encouragées par plusieurs interventions de l’Etat central, en particulier un texte de 1698 (Louis XIV), repris dans une déclaration royale du 14 mai 1724 (Louis XV). Ces textes prononcent en effet une sorte d’obligation scolaire en édictant (articles IV de 1698 et art. V de 1724) : « voulons que l’on établisse autant qu’il sera possible des maîtres et maîtresses dans toutes les paroisses où il n’y a en point pour instruire tous les enfants ». Ces incitations se produisent dans un contexte où, on le sait, le conflit auquel je viens de renvoyer, entre catholiques et protestants, s’est intensifié ; voir la révocation de l’édit de Nantes, par Louis XIV, en 1685. Le projet scolaire de l’Etat est donc tout simplement un moyen de lutte, une manière de protéger et propager la foi catholique. En plus de cela, c’est une manière qu’on estime spécialement efficace lorsqu’on a affaire à des familles converties, dont on peut toujours craindre que les parents conservent et transmettent dans la maison certaines de leurs habitudes hérétiques. Ceci confirme pour nous la permanence d’une réflexion sur l’école comme milieu spécial, distinct du milieu familial (cf. ma définition, dans le prologue de ce cours). Dans le même temps, on a fortement stimulé la diffusion des livres de catéchisme et des livres de messe en français (publiés par centaines de milliers). Ce contexte à la fois politique, religieux et scolaire au XVIIe siècle, est analysé en détail dans le premier chapitre du livre de R. Chartier, M-M. Compère et D. Julia, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit.

    Les petites écoles sont toujours peu ou prou placées sous l’autorité de l’évêque du diocèse, mais elles sont soit paroissiales (souvent dans la moitié Nord de la France), soit municipales (plus souvent dans le Sud ; voir sur cette dualité F. Lebrun, M. Venard et J. Quéniart, dans le t. II de l’Histoire  générale de l’enseignement et de l’éducation en France, op. cit., p. 242), donc, dans ce dernier cas, plutôt l’affaire des assemblées de notables ; et c’est une situation qui peut alors s’apparenter à celle des collèges. Dans le premier cas, les écoles sont dirigées par des personnes attachées aux fonctions ecclésiastiques, clercs de l’Eglise, prêtres, etc., ou même des maîtres laïcs mais qui, en endossant cet état de maître d’école, seront aussi amenés à assumer des fonctions ecclésiastiques subalternes : chanter à la messe, sonner les cloches à des occasions précises de la journée – comme l’Angélus -, quand ce n’est pas balayer l’église ou blanchir le linge d’autel. Dans le second cas, ce sont des maîtres laïcs plus indépendants – les ancêtres des instituteurs si l’on veut (le mot « instituteur » sera décidé sous la Révolution). Au XIXe siècle, jusqu’à la IIIème République, ces maîtres d’école seront soumis à la tutelle de leur curé, parfois légère, parfois ressentie par eux comme insupportable, et ce de plus en plus au fil du temps.

    Pour donner une idée de la situation de type « paroissial », où la présence de l’Eglise, par l’intermédiaire du curé et de l’évêque, est fondamentale, je cite les « Règlements pour les clercs-lays [= laïcs] ou magisters du diocèse d’Amiens », publiés dans les années 1780 afin de cadrer le recrutement de ces maîtres. Un premier article exige un témoignage de moralité ; le deuxième stipule : « Ils sauront leur chant, les principales rubriques et cérémonies de l’Eglise » ; quant à l’article III, il  énonce : « Ils seront capables d’enseigner la jeunesse à lire et à écrire et de lui apprendre les premiers éléments de la doctrine chrétienne. Ils sauront tout leur catéchisme par cœur ». Il y a ensuite les articles IV et V qui prescrivent que les candidats auront les cheveux « plus courts que le commun des laïques », et qu’il leur sera interdit, dans l’exercice de leur magistère, « de boire et manger dans les cabarets de leur résidence », ou « d’aller aux danses publiques », etc. (Cité par Georges Duveau, Les instituteurs, Paris, Seuil, 1957, p. 9). La liste et la hiérarchie des préoccupations sont claires ; et cela suffit à montrer à quel point l’univers de cette forme de scolarisation est entièrement configuré par les finalités religieuses.

    On voit aussi que, pour comprendre ces époques où l’on est encore très loin d’un système cohérent et unifié par une administration qui règnerait sur le territoire, il faut tenir compte de la grande diversité institutionnelle et géographique. Je viens de poser la différence entre gestion paroissiale et action municipale (qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre). F. Lebrun, M. Venard et J. Quéniart, dans le t. II de l’Histoire  générale de l’enseignement et de l’éducation en France, op. cit.,pp. 273 et suiv. distinguent cinq cas pour la nomination des maîtres. Ceux-ci peuvent être nommés, après examen, directement par la paroisse, sous le contrôle du responsable de l’école, attaché au diocèse, qui se nomme l’écolâtre, ou le chantre. Ils peuvent être élus par les habitants, qui lui font signer un bail pour une durée et un prix déterminés, après une sorte de concours, une « dispute » s’il y a plusieurs candidats (mais souvent, on se contente du seul et unique qui répond à la demande). Ce cas semble plus fréquent dans les départements du Sud. C’est là qu’on voit aussi des postulants se présenter dans les foires, où ils signalent leur niveau de compétence, donc la nature du service offert, par le nombre de plumes à leur chapeau : une seule plume s’ils n’enseignent que la lecture, deux pour la lecture et l’écriture, trois quand s’y ajoute le calcul. Un troisième cas est celui où les habitants choisissent, mais doivent soumettre leur choix à l’approbation du curé, de l’évêque ou du seigneur local ; le quatrième cas est celui où le processus dépend d’un bienfaiteur, qui conserve la haute main sur le recrutement ; et un cinquième cas est celui des écoles protestantes, où le consistoire a l’initiative.

    On devine qu’en guise de maîtres, on n’a pas forcément affaire à des individus très reluisants ! Les raisons de s’engager dans une telle activité sont souvent négatives : on est incapable de faire autre chose, par exemple quand on est infirme, ou chétif et trop faible pour s’employer à des travaux physiquement difficiles. Début XIXe siècle, on verra ainsi dans le circuit des éclopés des guerres napoléoniennes.

    Quels sont les ressources de ces maîtres d’Ancien Régime ? Ils disposent bien sûr de ce que paient les familles, la rétribution, ou « écolage ». Le revenu est alors plus ou moins bon selon que le nombre d’élèves est plus ou moins grand ; encore faut-il se représenter qu’il n’y a pas de fréquentation de l’école régulière et aussi étalée dans l’année qu’aujourd’hui. Cette situation va durer jusqu’à ce que la IIIème  République instaure la gratuité comme chacun sait (mais avant cela, tout au long du XIXe siècle, certains enfants, les indigents recensés comme tels, sont admis gratuitement). Les maîtres d’Ancien Régime sont parfois bénéficiaires d’un traitement, produit d’une imposition municipale (c’est le cas en Provence et dans le Languedoc), imposition qui est soit ajoutée à un impôt traditionnel (la taille), soit nouvellement créée dans ce but. Ils peuvent aussi obtenir un paiement par la fabrique, qui relève alors d’un véritable budget scolaire, établi cette fois sur l’impôt ecclésiastique (la dîme). Et si l’école procède d’une fondation charitable, celle-ci a forcément prévu un émolument.

     

    b) Les écoles de charité

    Les écoles de charité sont, pour l’enseignement des rudiments, l’autre institution remarquable de l’Ancien Régime. Ces écoles ont deux particularités fondamentales. D’abord, elles s’adressent aux enfants pauvres des villes, et elles sont, à ce titre, gratuites : voilà leur destination charitable, précisément. Ensuite, elles sont crées exclusivement à l’initiative de prêtres ou de congrégations religieuses, qui, seuls, ont la capacité de susciter la générosité publique (pour des raisons religieuses toujours, ce qu’indique encore le terme de « charité »), et d’assurer ainsi la subsistance des maîtres, lesquels n’ont alors plus besoin de solliciter les familles. Ceci étant dit, on ne peut pas se faire d’illusions sur le recrutement : plusieurs études ont montré que les élèves des congréganistes dont je vais parler ci-dessous, aux différentes époques, du XVIIIe au XIXe siècle, ne sont pas de vrais pauvres si j’ose dire, des indigents ; ce sont plutôt des enfants issus des catégories inférieures des villes, les artisans notamment, parfois même des enfants issus d’une petite bourgeoisie, et il s’agit donc en général  de familles que la gratuité intéresse, et qui, en outre, sont convaincues par l’efficacité pédagogique de ces écoles – j’expliquerai ce point[1].

    La plus puissante de ces congrégation religieuses enseignantes, qui a laissé dans l’histoire scolaire une trace profonde, car son legs pédagogique, on le verra, est marquant, c’est la congrégation créée par Jean-Baptiste de la Salle en 1680 : les Frères des écoles chrétiennes. Ce sera, encore au XIXe siècle, la plus puissante des congrégations religieuses enseignantes pour les garçons (parmi d’autres, créées au fil du temps et à cette époque plus tardive, aussi bien pour les garçons que pour les filles). Leur fondateur est Jean-Baptiste de la Salle – qui sera plus tard canonisé pour son œuvre. A l’origine, Jean-Baptiste de La salle dirige une communauté vouée à enseigner les filles, les Sœurs du Saint Enfant Jésus, fondée à Rouen en 1666. C’est là qu’il projette de scolariser les garçons, et pour ce faire, avec un autre prêtre, qu’il parvient à ouvrir cinq écoles. Ensuite de quoi il met sur pied un séminaire de maîtres (le problème de la « formation », déjà !), qui sera la base de la congrégation, et qui donnera le moyen d’améliorer très sensiblement la qualité des maîtres congréganistes, par rapport, en moyenne, à ceux des petites écoles. En 1724, après la mort de Jean-Baptiste de La salle, la congrégation est officiellement autorisée, reconnue par lettres patentes. Auparavant, elle a dû affronter les procès de ses concurrents, les régents des petites écoles, et les maîtres écrivains, privés de leur clientèle à cause de la gratuité pratiquée par les frères. La congrégation, victorieuse, sera implantée dans 22 villes en 1719 et dans 116 villes en 1789. Presque 60 écoles seront ouvertes entre 1720 et 1750.

    Pour les filles, il faudrait citer de très nombreuses sociétés de ce type (33 congrégations enseignantes créées entre la fin du XVIe siècle et la Révolution, nous dit Jean de Viguerie (dans L’institution des enfants. L’éducation en France, 16e-18e siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 62). Je rappelle juste l’existence des Sœurs de la Charité, ou « sœurs grises », liées à l’œuvre du très fameux Vincent de Paul, autre saint bien connu (et incarné au cinéma), à destination des enfants trouvés. L’hospice saint Vincent de Paul existe toujours à Paris ; c’est aujourd’hui un hôpital, qui se situe non loin de la place Denfert-Rochereau, dans le XIVe arrondissement.

    Le principal historiographe des Frères des écoles chrétiennes, Georges Rigault, a retrouvé l récit d’un curé qui nous fait découvrir la manière dont pouvait s’opérer la fondation d’une école chrétienne. Cela se passe vers 1730, dans la Meuse, à Mézières. D’après ce récit, c’est à l’origine une demoiselle pieuse qui, désireuse d’accomplir une action charitable en faveur des enfants pauvres, propose de faire don à la congrégation de la somme d’argent nécessaire à la création. Elle souhaiterait que l’école soit créée dans son propre village, le bourg de Braux-sur-Meuse, mais comme les habitants y sont hostiles (craignant que ça leur coûte notamment la construction du bâtiment), elle se tourne vers Mézières, dont les habitants, mis au courant de son projet, la sollicitent, sans rechigner sur les frais à leur charge (logement, etc.). Les choses se déroulent ensuite dans l’enthousiasme. Et, lorsque tout est arrangé entre les diverses instances intéressées, la demoiselle s’annonce, arrive en bateau, et c’est un jour de joie, toute la ville en liesse, rassemblée à l’hôtel de ville, l’accueille pour la fêter et lui adresser toutes sortes de marques de reconnaissance[2].

    Je précise deux autres points. Les congréganistes hommes ne doivent pas être confondus avec des prêtres, même si, en entrant dans la congrégation, ils adoptent une tenue spéciale, et ils prononcent des vœux, de célibat, de pauvreté, etc., dont leur hiérarchie veille au strict respect. En outre, une question : les congrégations n’ouvrent-elles d’écoles que dans les villes, et spécialement les grandes villes ? Tout simplement parce que les maîtres, les frères, travaillent à plusieurs, ils ne sont jamais seuls et, de ce fait, ils ne peuvent s’installer que dans de grosses écoles, où la fréquentation est importante, avec des dizaines voire des centaines d’enfants, alors que les petites écoles de campagne n’accueillent souvent qu’un tout petit nombre d’écoliers, à quoi un seul maître suffit.

     

    2) La culture scolaire

     

    a) le catéchisme.

    Vous avez sans doute compris la raison très simple de la grande prégnance du catéchisme, « matière » scolaire fondamentale sous l’Ancien Régime, aussi bien dans les petites écoles que dans les écoles de charité : pas de grande différence sur ce plan. Nous avons rencontré plusieurs fois cette donnée de base de la christianisation. La France est un pays qui n’a pas accepté le mouvement de « réformation » religieuse, le protestantisme (et qui l’a combattu avec toute l’énergie que l’on sait : souvenez-vous des terribles guerres de religion, et, par exemple, du massacre de la Saint Barthélémy, en 1572, sous Charles IX). D’où le mouvement opposé, dit de la Contre Réforme (on parle même aujourd’hui des réformes »), dès le milieu du XVIe siècle. Après le grand événement du Concile de Trente (qui dure de 1545 à 1563), l'Église romaine engage à son tour les évêques et les prêtres à lier alphabétisation et catéchisation des enfants ; et c’est là que le catéchisme, méthode d’abord protestante, est repris et mis au service du dogme catholique. La parenthèse pacificatrice qui dure de l’édit de Nantes pris par Henri IV jusqu’à sa révocation par Louis XIV, n’y change rien, bien évidemment. Et cela explique le sens dans lequel agissent les ordres religieux missionnaires aussi bien que les simples curés des paroisses, des villes et des villages. Un prêtre parisien, Jacques de Batencourt, dans un livre intitulé L’escole paroissiale, explique en 1654 : « il est bien plus facile d'instruire [dans la religion] un enfant qui sait lire », et « les Livres servent comme de Maîtres perpétuels à ceux qui savent s'en servir »[3]. Les maîtres, dans ce contexte issu de la Réforme protestante et de la Contre réforme catholique, poursuivent donc à travers l’école leurs propres buts de christianisation, d’évangélisation, dans un esprit de prosélytisme. Ils trouvent dans l’école une ressource typique qui leur permet d’exercer une  influence éducative durable sur l’enfance.

    Pour illustrer cette préoccupation si insistante, voici un exemple de découpage de la journée, adopté dans les écoles charitables créées en 1667 à Lyon, pour les garçons (il y en aura en 1675 pour les filles), par l’un des pionniers du genre, Charles Démia, un prêtre lui aussi, qui a préalablement fondé la Congrégation des sœurs de Saint Charles. A l’arrivée en classe, 7 h en été, 7h 30 en hiver, on commence par les prières, génuflexion, aspersion d’eau bénite, inclinations devant la croix et devant le maître. Puis, une demi-heure de récitation des leçons et du catéchisme. La classe commence alors, par une prière en commun, que l’on récite à genoux, en exécutant les gestes montrés par un « préfet de modestie ». Et c’est alors le moment de la nouvelle leçon de catéchisme proprement dite… La lecture et l’écriture viendront ensuite. (Je cite d’après Gabriel Compayré, « Charles Démia et les origines de l’enseignement primaire à Lyon », in Revue d’histoire de Lyon, 1905, p. 363-365. Pour tout ce qui concerne l’éducation chrétienne et son histoire, on peut consulter un dictionnaire très récent, le Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française, dirigé par Guy Avanzini, René Cailleau, Anne-Marie Audic et Pierre Penisson, Paris, Editions Don Bosco, 2010).

    Un mot sur le contenu et la forme catéchisme. Sur le contenu, pas besoin de gloser longuement. Même si il y a eu, et il y a toujours toutes sortes de variantes, d’adaptations, d’évolutions (ce n’est pas le même texte à l’école ou dans la paroisse), il s’agit toujours des éléments fondamentaux du dogme catholique, les vérités de la foi : Dieu, sa nature, Jésus Christ, le mystère de la Trinité, le péché, les sacrements, les vertus théologales (qui mettent en rapport avec Dieu), etc. Bref, c’est « la science du salut » mise à la portée des enfants. Dans la forme, le catéchisme, qui doit être su et récité par cœur, est construit par demandes et réponses. Le procédé, inspiré par certains exercices médiévaux typiques (scolastiques), et introduit dans l’univers protestant par Calvin dans un texte de 1537, le Catéchisme, c’est-à-dire le Formulaire d’instruire les enfants en la chrestienté…, est dans ce cas d’une exceptionnelle efficacité, et il va assurer au genre une quasi pérennité, en donnant à la leçon un ton familier qui la rend très accessible. Exemple de demande : « Qu’entendez-vous par le mot de péché ? » ; et réponse : « Le péché est tout ce qui déplaît à Dieu »… Ou bien : « Qu’est-ce que Jésus Christ ? » ; « Jésus Christ est le fils de Dieu »… Chez les jésuites, il a pu arriver que deux groupes d’enfants se voient affectés à la récitation, l’un  des demandes, et l’autre  des réponses… (Voir J. de Viguerie, L’institution des enfants. L’éducation en France, 16e-18e siècle, op. cit., p. 44).

    Le catéchisme est donc une sorte de théologie pédagogique, propre à instruire l’enfance de ses devoirs spirituels. Mais pas seulement l’enfance, car au début, au XVIe siècle et longtemps après, les adultes sont tout aussi bien concernés par ce genre d’exposé et d’explication. C’est à la même époque que les congrégations fondatrices des collèges dont j’ai parlé dans la précédente séance, jésuites, oratoriens, doctrinaires, se déploient aussi en « missions » qui investissent certaines villes pour une semaine ou deux à la recherche de personnes à convertir, auxquelles ils font écouter des prédications, qu’ils associent à des sermons, et auxquelles ils offrent avant tout ces sortes de leçon en quoi consiste l’exposé du catéchisme. D’après J. de Viguerie (Idem, p. 47), si les diocèses ont créé au XVIe siècle des écoles de catéchisme (j’ai dit en commençant que telle était l’une des origines principales des petites écoles), c’est ensuite, au XVIIe siècle, et précisément sous le règne de Louis XIII, que le catéchisme prend place dans les cérémonies ordinaires du dimanche. Par exemple, en 1642, à l’église Saint-Sulpice, à Paris, tous les fidèles viennent assister à une séance dominicale. Même chose pour les enfants des écoles, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet (aujourd’hui l’église des intégristes catholiques - qui maintiennent la messe en latin), sous la direction d’Adrien Bourdoise. Si bien que sous Louis XIV, lorsque le catholicisme s’est imposé, le catéchisme se pratique à peu près partout : et c’est alors qu’il va en quelque sorte se spécialiser pour les enfants, et figurer en tête dans les emplois du temps scolaires.

     

    (à suivre)

     



    [1]Sur la sociologie des élèves des frères, voir R. Chartier, M-M. Compère et D. Julia, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 82-84.

    [2]Georges Rigault, Histoire générale de l’Institut des Frères des écoles chrétiennes, Paris, 1937, t. 1 p. 266. J’ai restitué plus longuement cet épisode dans un ouvrage de 1995, Naissances de l’école du peuple, 1815-1870, Paris, Editions de l’Atelier, pp. 19-20.

    [3] Le texte, que commentent de nombreux historiens, était connu, mais l’auteur a été tardivement identifié par Yves Poutet : voir « L’auteur de L’escole paroissiale et quelques usages de son temps », in Bulletin de la Société des bibliophiles de Guyenne, 1963, n° 77, pp. 27-50.


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  • Séance 4

     

    (suite du Chapitre I, Partie II L’enseignement des rudiments, § 2) la culture scolaire)

     

     

    b) Apprendre à lire

    L’autre pilier de la culture, et, devrais-je dire, de l’acculturation scolaire, c’est bien sûr la lecture et ses apprentissages. Un premier fait important à retenir à ce propos, c’est que, sous l’Ancien Régime et un peu au-delà, dans certaines campagnes reculées voire dans certaines écoles des villes, les différents apprentissages de base que sont ceux de la lecture, de l’écriture et du calcul, sont séparés dans le temps de la scolarité, ils sont successifs, au contraire d’aujourd’hui. Il y aura donc à cette époque des gens qui savent seulement lire, et qui ne savent pas ou qui savent très peu écrire, soit à cause d’une certaine difficulté matérielle à poursuivre la scolarité sur un temps long (peut-on libérer l’enfant ou l’adolescent des nécessités sociales, du travail etc. ?), soit parce que savoir lire sans savoir écrire est estimé suffisant eu égard aux habitudes culturelles c’est-à-dire aux pratiques du lire et du livre qui ont cours à ce moment. Par exemple, le lire seulement caractérise plus souvent les femmes que les hommes, les filles que les garçons : aux filles on ne demande pas plus que suivre dans le livre de messe pendant les offices, à l’église.

    Chez les Frères des écoles chrétiennes, le cycle de la scolarité comporte trois « divisions », et on peut rester plusieurs années dans la même division, selon qu’on avance plus ou moins bien, plus ou moins vite. En fait, il est admis que le cursus doit être - ou pourra être - achevé au moment de la première communion, à 11 ans. Et lorsque c’est le cas, on constate que les enfants  vont ensuite chercher un emploi en faisant valoir leur acquis. La première division est consacrée à l’apprentissage de la lecture ; la deuxième poursuit sur ce terrain et débute l’écriture avec une éventuelle lecture en latin ; et, dans la troisième, on aborde le calcul et la lecture des manuscrits (compétence très utile puisqu’il existe plusieurs sortes d’écritures, certaines étant plus difficiles que d’autres à déchiffrer). Vous voyez la perte de temps énorme par rapport aux usages qui sont les nôtres (mais les gens n’avaient évidemment pas le sentiment d’une perte de temps !). Cela dit, souvenez-vous qu’écrire est alors une technique complexe, qui s’apprend comme une spécialité à la fois délicate et usuelle, un art qu’on acquiert et qu’on pratique avec lenteur – c’est l’affaire des maîtres-écrivains. Je rappelle  en outre qu’on écrit jusque vers 1850 avec des plumes d’oies, plumes qu’il faut d’abord savoir tailler, ce qui est déjà un savoir-faire méticuleux. Essayez… si vous voyez passer une oie par chez vous…

    Dans ces conditions, les historiens considèrent que la faculté de signer est un indice assez fiable d’une compétence, même réduite, en lecture. On a là une des conditions empiriques de la vaste enquête, que j’évoquerai précisément plus loin, sur les progrès de l’alphabétisation, effectuée par François Furet et Jacques Ozouf dans les années 1970 -  publiée dans les deux volumes de Lire et écrire. L’alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Editions de Minuit, 1977.

     

    La deuxième donnée importante sur le plan culturel sépare cette fois les petites écoles et les écoles des frères. C’est que ces derniers introduisent le français à la place du latin  (c’est d’ailleurs pourquoi on les nommera, par dérision, les « ignorantins »). Ils ne sont pas les premiers à le faire car les petites écoles jansénistes de Port Royal pratiquaient déjà ainsi au XVIIe siècle. Mais chez  les frères, cela devient une véritable loi, imposée par la congrégation, qui tient compte de son public et de ce que ce public peut tirer comme bénéfice de la scolarité, lorsque les élèves s’emploieront dans la société environnante. Avec le français à la place du latin, les frères « lassaliens » accomplissent une révolution, disons une première grande révolution pédagogique. La suivante, qui ne sera pas de leur fait, et qui surgira au début du XIXe siècle, consistera à enseigner en même temps lecture et écriture. Les frères en restent à la séparation des deux apprentissages.

    Je n’ai encore rien dit des supports didactiques de l’initiation à la lecture. Ce sont des abécédaires (pour apprendre l’alphabet), et ce qu’on appelle des syllabaires (pour apprendre à lire, disons : la combinatoire et la prononciation des combinaisons de lettres en syllabes). Les syllabaires font souvent partie intégrante des abécédaires. Evidemment, pour satisfaire la finalité religieuse de l’éducation, le contenu de ces ouvrages est presqu’exclusivement chrétien. Il y a des prières, des maximes, etc. Le plus courant s’intitulait la Croix de par Dieu (ou Croix de Dieu, etc.). D’autres livres recueillent des textes narratifs comme la vie des saints et autres histoires dites « édifiantes ». D’autres types d’ouvrages offrent un contenu profane, comme le célèbre Rôti-Cochon ou Méthode très facile pour bien apprendre les enfants à lire en latin et en français, qui expose une suite d’images de comestibles avec une légende dans les deux langues, afin de ménager le passage du latin au français, dans l’optique traditionnelle des petites écoles (que les frères abandonnent).

    L’apprentissage, que ce soit en latin dans les petites écoles ou en français chez les frères, commence par l’épellation des lettres, puis évolue vers la prononciation des syllabes, en allant des plus simples aux plus complexes. C’est ce qu’on appelle la « méthode d’épellation », dont la principale caractéristique tient à ce qu’on ne lit un mot ou une syllabe qu’après avoir épelé toutes les lettres une à une. Dans noster (de Pater noster, notre Père), on va dire : enne o esse, nosse ; té e erre, ter ; nos-ter, etc… Mais en même temps, on apprend par cœur des textes, en fait les prières, dont on comprend le sens global (et parfois aussi en détail) même si c’est du latin, puisqu’ils sont fréquemment utilisés à l’église. Dans le cadre scolaire, ils sont sollicités pour y appliquer les techniques de déchiffrage acquises. Quels textes en l’occurrence ? Je viens de le rappeler, il s’agit de prières comme le Pater Noster, et d’autres textes de ce genre, l’Ave, le Credo, ou le Psautier. Ce sont presque toujours les premiers textes sus, donc à la fois récités et lus d’une façon qu’on peut dire automatique. Pour que l’élève puisse aborder des textes inconnus, le chemin est assez long, et, dans les petites écoles, on peut passer plusieurs années à lire-réciter, à ânonner son syllabaire. Je reviendrai plus tard sur ces questions pratiques passionnantes, mais je signale d’emblée l’ouvrage dans lequel les mystères de l’apprentissage de la lecture par nos ancêtres ont été mis à jour : c’est, par Anne-Marie Chartier, L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture, Paris, Retz, 2007.

     

    c) La civilité.

    Le tableau des contenus de culture admis dans les écoles d’Ancien Régime ne serait pas complet si l’on oubliait l’enseignement de la civilité, c’est-à-dire de ce qu’on appellerait aujourd’hui les bonnes manières. La civilité,  transmise par des livres spéciaux, est un code du savoir vivre ; et à l’école, elle vise créer chez les enfants des dispositions mentales ou physiques (des habitus si l’on préfère ce terme mis en honneur par la sociologie de Bourdieu - après Durkheim et Norbert Elias), des façons d’agir, de parler, de se tenir, de soigner ses apparences, de veiller à la propreté (du visage au moins), etc., qui leur seront utiles pour circuler dans la bonne société. C’est tout ce qui se résume dans l’idée de contrôle de soi. Si vous voulez découvrir l’univers de la civilité à traves les traités de l’époque et en suivant leur évolution, vous pouvez vous reporter au livre classique de Norbert Elias La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939]. C’est à lui que je viens d’emprunter la notion très éclairante de contrôle de soi.

    De cet enseignement et de sa nécessité, pour les acteurs de l’époque, on trouve un bon exemple dans le récit de la fondation de l’école des frères à Mézières, dans la Meuse, car le curé qui a consigné cette histoire note à un moment : « rien n’était plus grossier que cette jeunesse populaire : elle ne savait ce que c’était que saluer un honnête homme dans la rue »[1]. Citation intéressante parce qu’elle révèle une autre préoccupation que la religion et la civilité, à savoir un souci de normalisation, d’encadrement  d’une jeunesse populaire qu’on juge encline à troubler l’ordre public. A Lyon, Démia a été explicite sur ce plan, en 1666, dans ses Remontrances faites à Messieurs les Prévôt des marchands, échevins et principaux habitants de la ville de Lyon, touchant la nécessité et utilité des écoles chrétiennes, pour l’instruction des enfants pauvres, dans lesquelles il explique : « Les jeunes gens mal élevés tombent ordinairement dans la fainéantise ; de là vient (…) qu’on les voit attroupés par les carrefours (…) qu’ils deviennent indociles, libertins, joueurs, blasphémateurs, querelleux ; s’adonnent à l’ivrognerie, à l’impureté, au larcin et brigandage… ».  Toute analogie avec des problèmes contemporains est interdite en histoire, mais…quand même…il n’est pas interdit de réfléchir à la permanence et aux difficultés rencontrées par de ce genre de préoccupation jusqu’à aujourd’hui…

    En réalité, les codes de civilité ont une origine plus ancienne, puisqu’ils naissent vers la fin du Moyen Age, associés aux contenances de table et aux normes de la courtoisie cultivée par les chevaliers. Le premier grand traité est d’Erasme, c’est le De civilitate morum puerilium (De la civilité des mœurs enfantines), de 1530. Fin XVIIe siècle, le mot le plus usité sera plutôt celui qui est resté : « politesse »… Entre temps, les écoles chrétiennes ont produit leurs propres ouvrages et enseigné leur propre vision, chrétienne cela va sans dire, de ces exigences sociales. On doit à Jean-Baptiste de La Salle un ouvrage intitulé Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, de 1703. Mais il y a quantité d’autres ouvrages de ce type, qui aux différentes époques, étaient lus et appris en classe.

    On serait aujourd’hui très surpris de lire certaines des prescriptions énoncés dans ces livres, tant nous les avons à ce point intériorisées qu’on ne comprend même plus qu’il fut jadis indispensable de les formuler ; mais cela prouve qu’elles n’étaient pas encore entrées dans les mœurs. Je dirai, avec la psychanalyse - et c’est le point de vue d’Elias – que  ce sont des actes ou des tendances que nous avons bel et bien refoulés, ce que démontre la honte qui nous saisit si nous sommes pris en défaut sur ce plan ! Quelques exemples. Dans le livre de J.-B. de La salle, édition de 1723 : «  Il est très mal honneste de foüiller incessament dans les narines avec le doigt, et il est encore bien plus insupportable de porter ensuite dans la bouche ce qu’on a tiré hors des narines »… (cité par N. Elias, La civilisation des mœurs, op. cit. p. 241). Ou encore, même ouvrage de La salle, édition de 1729 :  « Lorsqu’on a besoin d’uriner, il faut toujours se retirer en quelque lieu écarté : et quelques autres besoins naturels qu’on puisse avoir, il est de la bienséance (aux enfants mesmes) de ne les faire que dans des lieux  où on ne puisse pas être apperçù. » (Elias, idem, p. 218).

     

     

    3) Les progrès de l’organisation

     

    Je vais maintenant me pencher sur les particularités du  milieu scolaire comme cadre de vie et de travail des écoliers et des maîtres dans les institutions dont j’ai parlé, collèges, écoles de charité, petites écoles (« milieu scolaire » est un terme de Durkheim, suivant la définition que j’ai donnée en introduction).

     

    a) Naissance de la classe

    Les petites écoles ne sont pas des institutions organisées et administrées au même degré que les nôtres. Les termes d’« institution » ou d’« établissement » sont sans doute trop forts, car il ne s’agit souvent, je l’ai dit, que d’une installation de fortune, avec un maître plus ou moins instruit, plus ou moins habile dans son art. En outre - voilà la caractéristique principale -  ce maître officie sans s’adresser à ce qui serait un groupe structuré, homogène quant à l’âge et au niveau des enfants : il fait plutôt venir un a un les enfants auprès de lui pendant que les autres attendent ou s’occupent s’ils le peuvent. C’est ce que de nombreuses images, tableaux ou gravures de toute sorte, mettent en scène, depuis l’Ancien Régime jusqu’au XIXe siècle. Je regarde par exemple un tableau de 1864, intitulé « Ecole de village », par Van Dycke ; ou encore une scène de 1842, intitulée « Scène de classe », dont je n’ai pas identifié l’auteur. Images très intéressantes, la première étant tardive - vous devriez pouvoir trouver pas mal de choses de ce genre sur Internet. Dans ces images, il y a beaucoup de détails étonnants. On se trouve en présence d’un désordre complet, dans un local qui ne ressemble certainement pas à ce qui nous est familier. On voit des enfants dispersés de façon aléatoire dans une salle qui pourrait bien avoir d’autres fonctions, et ces enfants semblent plus ou moins livrés à eux-mêmes, sauf l’un, proche et sous le regard du maître. Certains tiennent un livre, d’autres, bien ou mal installés sur des sièges de fortune, s’adonnent à un exercice d’écriture, d’autres enfin sont visiblement désœuvrés. Il y a aussi des objets à même le sol, comme abandonnés. Souvent, dans ces tableaux, on constate que le maître tient à la main un instrument qu’on peut dire professionnel : des verges, ou la fameuse férule (des lanières de cuir tressées), qui sont  les moyens traditionnels pour battre les enfants. Cela fait partie de la pédagogie, si j’ose dire, et j’expliquerai pourquoi.

    De telles pratiques, qui ne s’intègrent pas à un ordre collectif reconnaissable, ne se sont pas éteintes avant le XIXe siècle, car elles ont perduré dans les campagnes notamment (mais pas seulement, je l’ai déjà dit). A ce moment toutefois, c’est une pratique minoritaire et résiduelle que, par réaction, les autorités et les instituteurs plus « modernistes » qualifient de « méthode individuelle », et qui est jugée dépassée, inefficace, épuisante, détestable. Pour y mettre un terme en tout cas, il aura fallu, tout au long du XIXe siècle, jusqu’à Jules Ferry inclus, de puissants efforts de l’Etat central et des responsables locaux, et un développement de la scolarisation assez conséquent pour que les maîtres aient assez d’enfants fréquentant assez longtemps les écoles, moyennant quoi l’harmonie du travail collectif coule de source. J’y reviendrai.

     

    Où et comment les changements sont-ils intervenus, pour aboutir aux formes instituées que nous connaissons (et qui ne sont donc pas éternelles, puisque leur apparition est datée) ? La réponse est simple : c’est dans les collèges, dès la Renaissance, puis dans les écoles chrétiennes du XVIIe siècle que les nouvelles normes et les nouvelles pratiques ont été pensées et mises en œuvre. Collèges et écoles congréganistes sont donc sur ce plan en rupture avec les petites écoles.

    Primitivement une distribution des élèves par niveaux, dans ce qui s’appellera plus tard des classes, a donc été introduite dans les collèges par des congrégations dès la fin du XVe siècle, et, avant tout, par les Frères de la Vie Commune, aux Pays Bas (auxquels j’ai fait allusion lors de la deuxième séance). On peut dire que les jésuites, au siècle suivant, leur ont emboîté le pas, au moins indirectement - l’usage étant connu indépendamment de ses promoteurs. Au début, les collèges suivent les pratiques de la Faculté des arts et du trivium, si bien qu’une classe est structurée par l’étude d’un chapitre d’un livre de grammaire. De cette manière, tel groupe d’élèves apprend une partie du livre, tel autre va plus loin, etc. Ensuite, chaque maître ou régent s’est spécialisé dans une classe donnée. Enfin, il ne manquait plus qu’une chose, la spécialisation du local ; au lieu que tout le monde, tous les groupes et tous les maîtres, se réunissent dans la même salle, chacun d’eux s’est approprié une salle - en fait cette nécessité a été engendrée par l’augmentation des effectifs d’élèves. Mais pendant longtemps, il est resté très difficile de faire correspondre le niveau scolaire et l’âge des élèves. Dans une même classe, dès les classes inférieures, coexistaient des élèves d’âges très différents (de 4 à 18 ans nous disent certains spécialistes !), ce qui s’explique par la diversité des décisions familiales de scolarisation.

    Au XVIe siècle encore, cette réalité nouvelle de la classe se nomme « lectio », terme qui signifie « lecture » et qui désignera plus tard la leçon (le mot « lecture » est passé et resté en anglais sous cette forme). Pour résumer, je dirai que la classe, d’après ce qui précède, s’étaye concrètement sur trois conditions majeures, qui sont toutes les trois difficiles à réaliser, j’y insiste une fois encore, tant que ne sont fixés ni l’âge de commencer la scolarité, ni la durée des études, ni le rythme de fréquentation, bref, tant qu’il n’y a pas d’obligation scolaire. 1. la classe est conduite par un seul maître à la fois, qui exerce seul dans son local ; 2. elle repose et est identifiée par un programme de connaissances bien délimité ; 3. autant que possible, elle correspond à un âge déterminé des écoliers. Si ces trois conditions, très familières pour nous, sont réunies, on voit qu’elles délivrent en retour une sorte d’identité à l’écolier. N’est-il pas très courant de demander à un enfant, pour savoir son âge, son niveau, etc., en quelle classe il se trouve ?

    Ce signe montre à quel point notre idée de l’enfance ne va pas sans une idée de l’école, et pas n’importe quelle idée de l’école…

    Avec la classe, solidairement à elle, se répand une autre originalité, visible cette fois de l’extérieur : c’est la clôture du lieu scolaire, la séparation et la réclusion du monde de l’enfance par rapport au monde extérieur de la rue, de la place publique, des échanges et du travail. Ceci paraît une banalité, mais... qui mérite d’être rappelée. N’oubliez pas l’idée, posée en introduction, d’un lieu d’éducation au sens fort, c’est-à-dire dans lequel on se propose de modifier l’esprit des individus. Les établissements scolaires deviennent des endroits ceints de murs, des bâtisses dont les portails se ferment et ne s’ouvrent que sur décision expresse des adultes, et dont les fenêtres sont placées en hauteur afin que les élèves ne soient pas distraits par la vie au dehors. Pour les collèges, le modèle parfait est celui du couvent ou du monastère. Ceci explique, mais plus tard, au XIXe siècle (seulement au XIXe…), la généralisation de l’internat pour les collèges et les lycées qui leur succèdent. De toutes façons, même si les familles habitent la ville où se tient le collège, les enfants passent la plupart de leur temps, et parfois pour de longues années, à l’intérieur de l’établissement. De sorte que le contrôle et la surveillance deviennent permanents et exhaustifs : ils ne laissent plus rien au hasard. Dans les collèges, ils s’exercent non seulement pendant le temps de classe, mais aussi à la suite, dans les salles d’études où l’on apprend les leçons et où l’on fait les nombreux devoirs écrits. Les jésuites ont inventé pour ce faire un système efficace, celui des « préfets », qui sont soit des enseignants, soit des surveillants (mais aussi des aides, des directeurs de conscience et des confesseurs quand ce sont des prêtres, etc.), et eux sont en mesure d’encadrer les enfants toute la journée et… la nuit s’il y a lieu.

     

    Remarque. Je reviens sur une donnée que j’ai posée un peu plus avant, la donnée proprement intellectuelle. Ce qui est tout aussi significatif de la nouvelle organisation, c’est que l’acquisition scolaire y obéit à un programme donc à la succession rationnelle, ou rationalisée, des contenus enseignés. La classe favorise une mise en ordre intellectuelle aussi importante que la mise en ordre matérielle. En conséquence, l’acquisition scolaire est à la fois produite et productrice d’une temporalité spécifique qu’engendre le trajet effectué par paliers, cette ascension progressive de mois en mois et de classe en classe, dans toutes les matières et les savoirs correspondants. C’est un cursus. Ainsi la scolarité se décompose-t-elle en une série de degrés, chacun requérant un contenu spécifique, c’est-à-dire un programme bien défini. La classe fait du temps de l'enfance une suite d’étapes dans une trajectoire calculée pour le meilleur avenir possible du sujet (chrétien fidèle, citoyen utile, etc.), jusqu’au terme  prévu du cycle complet.

     

    Fin XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe, ce sont les Frères des écoles chrétiennes qui, en adoptant ce modèle et l’ensemble de ces principes, font accomplir à l’école charitable des progrès décisifs. Avec eux, qui viennent après Charles Démia à Lyon et Jacques de Batencourt à Paris, on assiste donc à la naissance d’une véritable pédagogie de l’enseignement élémentaire, celle de la classe homogène. Là, tout change. Peu à peu, on regroupe des enfants qui ont le même âge ou presque (je dis bien « peu à peu », une fois encore), des enfants qui fréquentent les classes pendant la même durée totale, et qui avancent chaque jour et chaque semaine en effectuant tous en même temps les mêmes exercices. C’est bien ce qui justifie qu’au XIXe siècle on parle dans ce cas de « méthode simultanée ». Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, J.-B de la Salle a lui-même élaboré tous les aspects de cette organisation, dans un livre comparable au Ratio studiorum des jésuites, la  Conduite de écoles chrétiennes (1720). Aux autres « innovateurs » chrétiens du XVIIe siècle ayant adopté les mêmes normes, ceux que je viens de citer, Charles Démia et Jacques de Batencourt, on doit également des textes règlementaires importants (L’Escole paroissiale, de Batencourt, a inspiré les deux autres, notamment J.-B. de La salle, qui lui a repris plusieurs idées précises). Ces textes nous renseignent sur leur conception et sur l’esprit dans lequel ils ont voulu introduire ces pratiques (les pratiques réelles sont peut-être plus ou moins éloignées des normes exposées dans leurs ouvrages : méfions nous toujours des programmes, qu’il ne faut jamais confondre avec la réalité vécue).

    Quoiqu’il en soit, s’il faut prélever un seul indice, mais un indice majeur, aussi présent dans ces nouveaux cadres qu’il est absent des anciens, ceux des petites écoles, c’est le tableau noir. Accessoire qui n’a rien d’accessoire, il résume à lui seul l’ensemble des normes pédagogiques nouvelles. C’est devant le tableau que se tient le maître, du haut de sa chaire, et c’est vers le tableau que convergent tous les regards des élèves, en bas, bien rangés, tous mobilisés au même instant. Toutes les images dont nous disposons pour les époques ultérieures, de la fin du XIXe siècle, ce sont surtout des photographies cette fois (il y en a des milliers au Musée national de l’éducation, à Rouen), restituent ce dispositif qu’on dirait presque scénique, et théâtral. Les maîtres utilisent aussi, pour certaines leçons comme la lecture, des affichettes qu’ils pointent avec une baguette pour attirer l’attention des enfants sur certains des éléments ainsi exposés.

     

    b) Naissance de la discipline

    Dans une classe, la relation des maîtres avec leurs élèves change profondément de nature, car elle est plus distanciée, plus neutre, moins personnelle. Pour quelle raison ? Tout simplement parce qu’elle est de part en part traversée de règles, saturée de règles dirai-je même, des règles de toute sorte, fixées par la congrégation, codifiées par les textes dont j’ai parlé, et donc posées en de ça de la propre personne du maître. Et c’est le corpus de ces règles qui définit la discipline, laquelle construit effectivement l’ordre scolaire, c’est-à-dire une structure sociale conçue pour demeurer toujours cohérente. Cela se traduit en pratique par un ensemble de commandements qui soumettent la conduite des élèves à de nombreuses obligations relatives à toutes les situations de la vie scolaire, que ce soit l’entrée et la sortie de l’école, le début et la fin des leçons, les déplacements dans la salle, les interrogations, etc., le tout assorti d’une pénalité spéciale en cas de transgression ou de faute. Toutes choses qui  faisaient défaut dans les petites écoles traditionnelles.

    Fondamentalement, ce qui caractérise alors la prise en charge des enfants, en particulier dans les collèges et les écoles des frères, c’est la disparition des liens corporatifs, la perte de toute autonomie. La discipline repose sur l’autorité exclusive des maîtres, et elle détruit les règlements de camaraderie qui étaient en vigueur dans les communautés d’écoliers du Moyen Age. Désormais les enfants doivent intégrer cette discipline extérieure à eux, et par conséquent, accepter l’autorité des adultes qui mettent en œuvre et font respecter cette discipline. Les enfants, comme enfants précisément (au sens de : mineurs), sont désormais offerts à l’emprise des adultes et des institutions créées à leur intention, dans le but de les christianiser et de les moraliser.

    On aura une première idée des règles nouvelles en lisant un extrait des Règlements adoptés par Démia en 1688. Dans la classe où les élèves sont regroupés - dans une unité qu’on nomme dans ce cas une « bande » -, le maître, prescrit Démia, « ayant le livre que les enfants lisent à la main, se tenant derrière eux, donnera un petit coup de cloche, ou touchera avec une baguette l’un des écoliers qui doit être ordinairement le premier de la bande, lequel doit lire jusqu’à ce qu’il donne un second coup de cloche, ou qu’il touche le suivant, qui doit poursuivre la lecture ; il interrompra quelquefois cet ordre pour surprendre ceux qui seraient abstraits »…[2]. Texte dans lequel nous constatons certes la minutie de la prévision, mais aussi et surtout le fait que le rôle du maître prend consistance à travers les règles qu’il impose et fait respecter : il se tient derrière les écoliers, il est silencieux autant que possible, il utilise une cloche pour commander, etc. Les frères des écoles chrétiennes procèderont de même, en utilisant un objet spécial, le « signal », une sorte de claquoir où une tige de bois est frappée par un levier en bec d’oiseau.

     

    Pour comprendre l’efficacité de la discipline (et de l’autorité des maîtres), fondements de l’ordre scolaire, ont peut analyser le corpus des règles qui l’administrent à l’ordinaire. C’est à peu près la même chose, je le redis, dans les collèges des jésuites et dans les écoles des Frères des écoles chrétiennes.

    L’enjeu essentiel de la discipline, qui se diffuse lui aussi de manière assez lente, dans les collèges tout d’abord, puis, plus lentement encore, dans les écoles élémentaires, en commençant par les écoles des frères, c’est  de créer un groupe productif, car la classe – au sens du groupe-classe cette fois – devient une petite société vouée à effectuer avec la plus grande exactitude les tâches prescrites, les exercices scolaires, auxquels nul enfant n’est censé déroger et que tous peuvent effectuer en parfaite harmonie. Si la discipline est certes coercitive, c’est en vue d’assurer la poursuite de l’activité collective, sans déviations vers le laisser-aller, sans temps morts. C’est dire qu’il ne s’agit pas de contraindre gratuitement, mais de contraindre pour faire travailler. Discipliner, ce n’est pas juste interdire, censurer, etc., c’est faire agir (cet éclairage de la discipline est apporté par Michel Foucault, dans son fameux livre, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1976, ouvrage qui parcourt avant tout l’histoire de la prison, mais qui fait quelques stations réjouissantes sur l’école, aux époques dont je parle). Je n’entre pas dans le détail cette fois, et je me contente de signaler les règles de discipline les plus remarquables. Elles sont présentes dans les techniques et les dispositifs (une  distinction de Foucault, précisément) :

    - les techniques se composent d’abord des règles qui structurent l’espace du groupe, en créant des rangées, des places marquées pour telle ou telle raison, éventuellement une hiérarchie de mérite, etc. D’autres règles, aussi importantes, découpent le temps des activités en segments identifiables (c’est la suite des leçons et des exercices, le découpage des « matières », etc.). D’autres règles encore prescrivent des comportements physiques précis : marcher au pas cadencé, observer le silence (règles dont nous savons qu’elle a toujours été très difficile à faire respecter… ce qui rassurera peut-être les enseignants actuels !), tenir les bras croisés sur la poitrine.  Il y a en outre des règles qui font exister des comportements sociaux et moraux (par exemple, chez les jésuites, l’émulation entre les élèves, organisée au moyen de véritables compétitions entre des groupes, sortes d’équipes  sportives, sur le modèle romain des « décuries »), et des règles qui définissent la communication ordinaires entre le maître et les élèves (obéir, écouter, lever le doigt…), etc. Dans la Conduites des écoles chrétiennes, de La Salle, on trouve par exemple ceci, qui pourra illustrer ce qui précède : « Les écoliers sortiront de leur classe avec ordre en cette manière. Le maître ayant fait signe au premier d’un banc de se lever cet élève partira de sa place, le chapeau bas et les bras croisés avec celui qui lui aura été donné pour compagnon. Ils se trouveront tous deux au milieu de la classe, l’un à côté de l’autre et après avoir fait inclination au crucifix, ils se tourneront vers le maître d’école pour le saluer… »[3]

    - les dispositifs, qui sont gérés par les maîtres ou leurs aides (parfois aussi des écoliers associés à cette fonction), soutiennent l’application des règles. Tels sont les dispositifs de surveillance, les dispositifs de sanction en cas d’infraction (avec des châtiments tarifés, y compris des châtiments corporels, en rapport avec la gravité de l’infraction commise - mais ces peines vont devenir de plus en plus rares dès la fin du XVIIIe siècle), et les dispositifs d’évaluation, plus tardifs (la naissance de l’examen se produit au XVIIIe siècle). Notez que c’est ce dernier type, l’évaluation, qui l’emporte aujourd'hui et qui domine la vie scolaire... Il y a d’ailleurs une différence entre les dispositifs de la discipline primitive, qui gèrent des contraintes collectives, et l’évaluation, qui s’adresse à des individus pris séparément (c’est donc une autre manière de contraindre). Je vous fais également observer que, dans le contexte scolaire congréganiste, s’on administre des châtiments corporels, c’est avec parcimonie, avec une certaine retenue, en ces temps ou la brutalité est admise comme un privilège dont les supérieurs usent à l’égard de leurs inférieurs – c’est encore de nos jours la mentalité de certains hommes à l’égard des femmes ! Comme les jésuites, J.-B. de La Salle, dans la Conduite des écoles chrétiennes, a soigneusement limité ces usages, auxquels il exigeait qu’on ne recoure que pour des fautes graves. C’est dire que l’image du magister acariâtre, armé du fouet et qui sème la terreur, image si insistante concernant les petites écoles, est cependant moins valable pour les autres types d’établissements (quoique, dans certains cas, les frères se taillent des réputations de brutes épaisses – alors que leur congrégation veille à ce qu’ils touchent les enfants le moins possible…).

    Ce retrait des peines dites « afflictives », qui se produira à partir du XVIII e siècle, est logique, si l’on y réfléchit, car plus il y a de discipline, et une discipline efficace, plus il y a de surveillance, moins il y a de désordre et donc moins on a besoin d’administrer des corrections, et ce d’autant que l’époque des Lumières, sous l’influence de philosophes comme Rousseau développera une nouvelle sensibilité à l’égard des enfants. A la vérité, si les châtiments corporels ont longtemps fait partie des mœurs scolaires, c’est pour une autre raison qu’il ne faut pas oublier, à savoir qu’ils étaient un moyen de la pédagogie : on donnait des coups de baguette ou de bâton à chaque faute que l’élève commettait lorsque il récitait sa leçon par exemple, car apprendre, c’était retenir, graver dans sa mémoire pour ensuite réciter, et on considérait que souffrir était un bon moyen d’apprendre en ce sens… Que cela ne donne des idées à personne !

    Pour conclure ce paragraphe, je résume ainsi (en revenant cette fois aux chapitres du livre de Philippe Ariès consacré à a scolarisation). Dans les institutions scolaires du Moyen Age, les règles de vie étaient prescrites par la communauté des étudiants, et dans le but d’établir un mode de vie, l’ensemble des conditions de la vie ordinaire. En revanche, le mode disciplinaire qui existe dans les institutions scolaires du XVIIe et du XVIIIe siècles, d’une part détermine précisément et rigoureusement les diverses activités de la journée, et d’autre part procède d’un autre régime, un régime d’autorité où les maîtres gouvernent les élèves. Dans ce cas, il y a entre le maître et les élèves non plus une morale commune de vie, mais une procédure de travail imposée, qui suppose une obéissance de chaque instant. Voilà donc l’ensemble de l’environnement institutionnel qui est à la fois produit et producteur de l’enfance dans son nouveau statut scolaire, du moins lorsque celui-ci est conçu dans l’optique de la moralisation chrétienne.

     

    Deux remarques complémentaires.

    On pense parfois que le maître, parce qu’il s’adresse à un groupe discipliné, où tous les individus sont rendus semblables les uns aux autres, n’aurait pas besoin de distinguer ces individus, lesquels deviendraient donc des figures anonymes, noyés, en quelque sorte, dans une masse indistincte, plus ou moins nombreuse. Mais cette hypothèse est très discutable. L’indistinction a pu être une condition scolaire au Moyen Age ; mais lorsque les groupes sont constitués en classes, qui elles-mêmes reposent sur l’identité de l’âge et du niveau des élèves, les maîtres fournissent des efforts spéciaux pour connaître les caractères de chacun de leurs élèves, leurs mœurs, leurs vices et leurs vertus, pour observer leurs conduite en toutes circonstances, et ils consignent des annotations sur des registres spéciaux - qui sont nommé « catalogues » chez les jésuites (voir aussi le progrès des dispositifs d’évaluation : examens, compositions mensuelles, concours, et autres). Ceci peut se comprendre en référence à Durkheim qui explique, dans L’évolution pédagogique en France, que si, au Moyen Age,  « l’enseignement était impersonnel », au contraire, dès la Renaissance, « l’individu commence à prendre conscience de soi ; ce n’est plus, du moins dans les régions éclairées, une fraction aliquote du tout, c’est déjà un tout en un sens, c’est une personne qui a sa physionomie, qui a et qui éprouve  tout au moins le besoin de se faire ses manières propres de penser et de sentir » (op. cit., p. 302).

     

    Autre remarque. Un sociologue que j’ai déjà mentionné dans la première séance, Guy Vincent, a voulu montrer que ces modes d’organisation, reposant sur la discipline, marquent l’invention véritable de l’école, l’irruption de la « forme scolaire » en tant que telle, qui se déploiera avec toutes ses capacités éducatives et moralisatrices sous la Troisième République, implicitement mais assurément sous le signe de J.-B. de La Salle et des Frères des écoles chrétiennes. Cette théorie est exposée, un peu différemment en fait, dans deux textes successifs ;  le premier, L’école primaire. Une analyse sociologique, Lyon, PUL, 1980 ; et le second, avec Bernard Lahire et Daniel Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », dans L’éducation prisonnière de la forme scolaire, dir. G. Vincent, Lyon, PUL, 1994. Par « forme scolaire », qu’il ne faut pas prendre pour un synonyme d’institution scolaire, on peut donc entendre une modalité de socialisation des enfants, modalité par laquelle, désormais, les enfants sont éduqués ou formés par l’assujettissement à un pouvoir qui repose sur des règles collectives, des règles impersonnelles, en l’occurrence des règles indépendantes de la personnalité du maître, de ses désirs et de ses intérêts, et non plus comme cela avait pu être le cas avant cela dans l’apprentissage des métiers, par le contact direct, imitatif, avec les adultes. Le thème de l’impersonnalité est très présent dans le premier ouvrage, voir les pages. 43, 55, 57, p. 162  etc. C’est un thème qui résonne curieusement si l’on se reporte à la remarque durkheimienne précédente, mais il fait plutôt ici penser à Max Weber, et à l’idée de la « domination légale », bureaucratique, propre à la société moderne, sécularisée, qui engendre l’impersonnalité du pouvoir, donc aussi bien de celui qui l’exerce que de celui qui le subit[4].

    L’hypothèse de G. Vincent est à bien des égards intéressante, éclairante dirai-je, lorsqu’elle cherche à identifier l’intégration et les conséquences de l’intégration par l’école, et dans le champ éducatif, de ces nouvelles relations de subordination (les règles impersonnelles dont je viens de parler) qui commencent à se diffuser dans toute la société. Ceci nous dispense en outre de rabattre l’histoire de l’école sur les phénomènes économiques, sur la division sociale qui serait purement et simplement enregistrée et reproduite pas l’école (l’« école capitaliste » : c’était dans les années 1970 la théorie des « appareils idéologiques d’Etat »). Je remarque toutefois que ces modes du pouvoir ne datent pas du XVIIe siècle, loin s’en faut, et qu’ils ont des origines plus lointaines, dans les ordres monastiques. De ce point de vue, le reproche adressé à Durkheim et à L’évolution pédagogique en France, d’avoir remonté trop haut, jusqu’au Moyen Age, et d’avoir ignoré la nouveauté du XVIIe siècle, n’est pas très convaincant. Je suis encore plus réservé sur la tendance, visible chez l’auteur et chez de nombreux autres qui ont repris l’expression de « forme scolaire », à faire de la dimension du pouvoir une dimension sinon exclusive du moins essentielle de l’école et de l’histoire scolaire (de l’école primaire uniquement, annonce G. Vincent, ce qui, du reste, n’est peut-être pas le cœur du problème, comme Durkheim l’avait affirmé), et, ce faisant, d’avoir envisagé dans la transmission culturelle un phénomène associé et seulement déductible, dans le fond, de l’instauration de ce nouveau type de pouvoir, donc un phénomène d’« inculcation idéologique » - vieille notion de provenance marxiste qu’il est étonnant de retrouver dans cette problématique (le chapitre de son livre de 1980 sur le calcul est éloquent à ce sujet). Voilà exactement ce que dit G. Vincent p. 62 : « Les formes dans lesquelles s’opère la transmission des savoirs et des savoir-faire sont choisies et travaillées de manière à produire  des effets (moralisation, discipline, dit Ph. Ariès, suivi par M. Foucault) qui nous sont apparus comme des effets de pouvoir. (…) L’école correspondrait donc à une manière d’obtenir un type nouveau d’assujettissement, à une modalité nouvelle d’exercice du pouvoir. » Encore une fois, cette manière de voir présente certains des avantages ; mais elle me semble assez réductrice sur le plan de ce qui serait l’histoire de la culture scolaire, l’histoire de la transmission scolaire de la culture, de la diffusion des usages scolaires de la culture dans leur rapport avec les usages non scolaires, etc., bref, une histoire dont G. Vincent a négligé ou affadi certains éléments importants, tant en ce qui concerne la transformation des contenus d’enseignements que l’évolution des formes (s’il faut encore une fois utiliser ce terme) de leur transmission, soit l’évolution pédagogique stricto sensu. J’aurai l’occasion plus tard d’en dire un peu plus sur ces contenus et sur ces formes.

     

     

     

     



    [1]G. Rigault, Histoire générale de l’Institut des Frèresop. cit., p. 269.

    [2]Texte cité par Bernard Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Rennes, Editions Ouest France, 1984, p. 77.

    [3]Cité par R. Chartier, M-M. Compère et D. Julia, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 115.

    [4]Un bon résumé de la théorie de G. Vincent se trouve dans un  petit ouvrage de Jean-Manuel de Queiroz,  L’école et ses sociologies, Paris, Nathan, collection « 128 », 1995, pp. 5-12. On peut aussi consulter avec profit l’article « Forme scolaire », d’Yves Reuter, dans le Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, dir. Y. Reuter, Cora-Cohen-Azria, Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, Dominique Lahanier-Reuter, Bruxelles, de Boeck, 2007.


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  • séance 5

     

    CHAPITRE II

     

    LA SCOLARISATION SOUS L’ANCIEN REGIME

    (XVII et XVIIIe  siècles)

     

     

     

    J’aborde dans ce chapitre un autre aspect de l’histoire scolaire, un aspect à la fois social et culturel. Je vais parler en l’occurrence non pas tant de l’école que de la scolarisation, et à cette fin, je vous propose quelques repères pour saisir les principales caractéristiques du grand mouvement de scolarisation de l’enfance qui se produit d’abord sur le terrain de l’enseignement des rudiments (avant qu’il devienne l’enseignement primaire), à partir du XVIIe siècle, pour s’amplifier au XVIIIe siècle et surtout après la Révolution, tout au long du XIXe siècle, jusqu’à gagner sous la Troisième République la totalité de la jeune génération (les enfants entre six et treize ans : environ 4 millions d’élèves). Le même processus affecte tout autant l’enseignement secondaire, mais avec des effectifs d’élèves bien plus restreints : pas plus de quelques milliers d’élèves au début du XIXe siècle, et quelques dizaines de milliers à la fin (environ 100 000 élèves dans les établissements publics et un peu moins dans les établissements privés[1]), donc des effectifs assez peu importants, tant que les deux « ordres », le primaire et le secondaire, sont séparés sur le plan institutionnel comme sur le plan social.

     

     

    I) LES CONDITIONS INITIALES DE LA SCOLARISATION

     

    Pourquoi commencer l’enquête au XVIIe siècle ? Parce que c’est à partir de cette époque que sont réunies les principales conditions socioculturelles de la scolarisation et du progrès de la scolarisation du peuple, de la masse du peuple comme on disait. Quelles sont ces conditions ? Nous en connaissons déjà certaines. La première est une condition religieuse, la deuxième est relative au statut de l’enfance dans la société en général et dans la famille en particulier, la troisième a trait à la diffusion des pratiques de l’écrit dans un monde qui est lancé sur la voie de la modernité.

     

    1) La pression religieuse.

     

    J’ai suffisamment décrit la pression religieuse dans le précédent chapitre. Je serai donc bref. Sous l’Ancien Régime, nous le savons, l’essentiel de l’offre d’école, et du développement des institutions scolaires accessibles aux familles, est celle des pouvoirs religieux, de l’Eglise et de ses sociétés, les congrégations, qui sont par la même prescriptrices des finalités de l’éducation comme finalités chrétiennes, justement. Les pouvoirs religieux ont ce rôle considérable jusqu’à la Révolution, même si, au XVIIIe siècle, l’Eglise est peu à peu concurrencée par d’autres instances, de même que les finalités chrétiennes doivent coexister avec d’autres finalités, notamment des finalités profanes, utilitaires (qui ne sont jamais absentes de l’enseignement des rudiments mais qui peuvent être considérées comme accessoires  par es maîtres d’école). C’est dans le même sens que l’enseignement classique des collèges sera peu à peu confronté à la culture scientifique, la culture des savants. J’ai signalé en outre que les républicains de la fin du XIXe siècle, à cause de leur conflit avec les catholiques, avaient eu tendance à occulter la contribution de l’Eglise à la scolarisation populaire.

    Il faut comprendre que la conviction des pouvoirs religieux concernant l’instruction  du peuple, est primitivement formée dans le cadre de la Réforme protestante. En effet, telle qu’elle est initiée entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle, en Allemagne par Luther, puis en Suisse et en France par Calvin, la Réforme, pour des raisons doctrinales majeures, a insisté sur l’obligation, pour tout fidèle, pour tout croyant, de recourir personnellement à la lecture de la Bible, c’est-à-dire d’atteindre la parole divine à la source si l’on peut dire, afin de se pénétrer du dogme et de construire sa foi pour mériter son salut. Les protestants ont donc fait de la fréquentation du Livre sans autre secours que celui de son intelligence, par différence avec la transmission qui s’effectue sous l’autorité exclusive du prêtre, l’enjeu suprême de l’élévation spirituelle. Et c’est précisément pourquoi les pays protestants ont multiplié les écoles et les possibilités de scolarisation avant les pays catholiques. Le décalage d’un siècle existera encore au XIXe siècle.

    N’oublions pas que l’invention de l’imprimerie, donc la multiplication des livres, date de la même époque. Il n’y a pas de hasard : ce que le protestantisme  exige des fidèles sur le plan spirituel est rendu possible, tout simplement, par la technique et le commerce.

    C’est donc à cela, à cette nouvelle donne spirituelle, que les pays qui, comme la France, n’ont pas accepté le dit mouvement de « réformation » religieuse (j’y ai insisté, cf. séance 3), ont été contraints de réagir dès le milieu du XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle, en s’efforçant à leur tour de répandre l’instruction et d’ouvrir des écoles, et en faisant figurer le catéchisme en tête de la culture scolaire. Et c’est alors qu’entrent en scène les corporations et associations de maîtres, notamment les compagnies et congrégations religieuses. Voilà ce que j’ai déjà établi…

    Parmi les historiens qui ont analysé cette dynamique culturelle déclenchée par les pouvoirs religieux de la Réforme, il faut nommer François Furet et Jacques Ozouf, dans l’ouvrage que j’ai déjà cité, Lire et écrire. L’alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry, op. cit. (1977, voir le t. 1, chapitre 2, p. 70 et 71). Toutefois, le phénomène était connu bien plus tôt ;  on le trouve décrit par exemple dans un livre du grammairien Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique, de… 1872.

     

    2) L’enfance éducable

     

    La deuxième condition du développement scolaire, accordée à la précédente, réside davantage du côté des familles, par conséquent non plus du côté de l’offre d’école mais du côté de la demande ; et elle est commune aux collèges et aux petites écoles (même si ces dernières peuvent admettre des buts utilitaires, j’y reviens, en lien avec la société vivante). Cette condition, c’est la naissance du statut d’enfant, un statut qui fait de l’enfant, au sens moderne, cet être auquel on réserve un traitement spécial qui s’appelle « éducation ». Une histoire bien connue depuis les fameuses études de Philippe Ariès, dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, op. cit. (1960 ; après l’Histoire des populations françaises, 1948). C’est de ce livre que dont je voudrais rappeler ici les principaux résultats, sans beaucoup m’arrêter sur les très nombreux développements, parfois critiques, auxquels ce travail pionnier a donné lieu depuis sa parution[2].

    Je reprends l’idée principale. Apparu d’abord au sein de la famille, le nouveau statut de l’enfance rend les jeunes générations susceptibles d’une action nouvelle, éducative, et effectuée par ces spécialistes de l’éducation, si l’on peut dire, que sont les maîtres. On appelle statut, en général, la place occupée par l’individu dans un ensemble de relations et plus encore dans une hiérarchie. Cette place est concrétisée par des droits et de devoirs. Le nouveau statut d’enfant, en l’occurrence, correspond à la représentation de l’enfance comme étant un âge distinct, spécifique et différent de l’âge adulte. Il faut même dire que l’enfant est perçu comme un être radicalement différent. Voilà  l’essentiel de ce que nous apprend Philippe Ariès.

    Je précise d’abord à grands traits d’une part la représentation, et d’autre part, le statut de l’enfant. (Je renvoie également à la notice sur « L’éducation de l’enfance »  que Dominique Ottavi et moi-même avons rédigé pour l’ouvrage d’anthologie, Une histoire de l’école, op. cit.).

    La représentation générale et commune de l’enfance qui s’élabore aux XVIIe et XVIIIe  siècles et qui est parvenue jusqu’à nous, c’est celle de la faiblesse de cet âge. Non pas seulement la faiblesse physique, le peu de force, qui est une donnée naturelle ; mais la faiblesse à la fois psychique et sociale : l’immaturité. Premier pôle de différenciation entre l’enfant et l’adulte : l’enfant est un être auquel il manque quelque chose d’essentiel pour pouvoir se gouverner lui-même ; et ce quelque chose, c’est tout ce que est de l’ordre de la maturité : la raison, la sagesse, la connaissance du bien et du mal, etc. On peut dire que la nouvelle représentation de l’enfance comporte la notion d’une sorte d’infirmité intellectuelle et morale (prenons ce terme d’« infirmité » avec précaution, juste pour faire image).

    Le statut corrélativement accordé aux enfants se définit par cette position d’infériorité que désigneront plus tard, dans la sphère juridique, les termes de mineur et de minorité. C’est là un statut privatif. Est déclaré mineur cet être qui, toujours par différence avec l’adulte (c’est-à-dire la personne majeure), ne peut être responsable de lui-même et doit donc être placé sous la responsabilité d’autrui, ses parents en premier lieu. Le mineur est pris dans une relation de dépendance ; il est par définition soumis à une tutelle. Ceci va qualifier dans les codes juridiques l’ « incapacité », en particulier au XIXe siècle, avec l’article 66 du code pénal de 1810 sur le « non discernement » - l’« excuse de minorité », qui signifie tout simplement : irresponsabilité en vertu de l’immaturité (pour l’anecdote : au terme de cet article, les juges pouvaient acquitter un jeune délinquant de moins de 16 ans pourtant reconnu coupable, voleur ou vagabond la plupart du temps, et ensuite ils pouvaient, soit le remettre à ses parents, soit l’envoyer dans une colonie pénitentiaire jusqu’à sa majorité, à 21 ans - il s’agit des institutions plus connues sous la dénomination de « maisons de correction », qui n’ont été supprimées qu’au XXe siècle).

    Comprenez bien ceci : l’immaturité et la minorité qui définissent la représentation et le statut de l’enfant comme être spécifique, étaient des notions étrangères à nos ancêtres du Moyen Age, et par conséquent le traitement réservé à l’enfance et à la jeunesse était tout autre à cette époque. Mais n’en déduisons pas pour autant que la liberté de l’enfant était forcément plus grande. En réalité, le « jeune », comme tout individu, était soumis aux hiérarchies et aux règles en vigueur dans les groupes sociaux où il s’insérait, notamment, lorsqu’il commençait son apprentissage, dans les corporations de métier (ou bien les écoliers et leurs « nations » dans les facultés du Moyen Age), et c’étaient là des relations de subordination très rigoureuses, et qui pouvaient même être accompagnées d’une grande sévérité en cas de manquement aux règles en question. Il n’y a donc pas eu de période idyllique de liberté. C’est le régime d’autorité qui a changé.

    Au Moyen Age, dans les Universités (ou dans d’autres écoles comme les écoles de grammaire), les règles de vie sont fixées dans la corporation des « écoliers ». Il s’agit de règlements de camaraderie, je l’ai dit. Les corporations d’étudiants ressemblent à ce qui existe par ailleurs dans la société, dans la sphère des métiers, avec ces sortes d’associations professionnelles (voir les bâtisseurs de cathédrales, etc. : dans le Nord, ce sont les Ghildes). Ces groupements fixent le cours de la vie collective, qui inclut une partie de ce qui serait aujourd’hui la vie privée, puisque la distinction entre vie privée et vie publique est encore très floue. Ainsi, les corporations d’écoliers, qui sont fondées sur des relations amicales, gèrent tous les aspects de la vie ordinaire : l’amitié, la « paix jurée », les obligations religieuses, les loisirs (repas en commun notamment), etc. Ariès cite un statut en vigueur en 1440 dans la corporation des étudiants en droit d’Avignon, texte éloquent car, au sujet de l’initiation du novice (qu’on appelle « bizuth » ou « béjaune » = bec jaune), on constate l’existence de toutes sortes d’usages et de règles : le novice doit prêter serment ; il y a des bizutages mais certains actes sont interdits ; il est également prescrit de ne pas dire du mal de son « frère » (ou « camarade »), etc. Dans le même règlement il y a des obligations religieuses, des obligations relatives à l’organisation des banquets, à l’organisation des funérailles s’il y a lieu, etc. Ces règlements sont adoptés par un vote de la communauté réunie, qui enjoint de décider à la majorité ou à l’unanimité.

    C’est bien eu égard à ces conditions qu’on peut affirmer qu’il n’existe pas d’autorité ni de discipline au sens strict. La notion de chef est très différente de celle d’aujourd’hui. Cependant,  cela ne signifie pas qu’il y ait égalité entre les membres de la corporation. Au contraire, il y a des privilèges, des hiérarchies, notamment entre anciens (« bacchants ») et nouveaux (béjaunes). Ariès en donne l’exemple en reprenant la biographie laissée par le Suisse Thomas Platter, qui a vécu au début du XVIe siècle, et qui raconte le parcours qui l’a conduit à embrasser l’état de maître d’école (d’autres historiens se sont intéressés à ce texte étonnant). C’est vers ses 10 ans que Thomas a été conduit dans les écoles d’Allemagne par un cousin à lui, nommé Paulus, âgé de 15 ans. Or entre lui, le béjaune, et Paulus, son bacchant, a été scellé une sorte de pacte : le béjaune mendie, notamment en chantant dans les rues et sur les places publiques, pour faire vivre le bacchant, qui, en retour, le protège… Gagnant ainsi tout juste leur vie, les deux garçons sillonnent toute l’Allemagne. Leur quotidien est parfois très pénible : quand Thomas n’arrive plus à marcher, Paulus lui donne des coups de trique dans les jambes, etc. Ce vagabondage scolaire, si l’on peut dire, dure 5 ans ; et lorsqu’un jour Thomas essaie de s’émanciper, parce qu’il est assez instruit pour entrer dans une famille et y donner des leçons, Paulus refuse en argüant qu’il doit le ramener là où il l’a pris, chez les siens. C’est seulement après ses 15 ans, et parvenu à Munich, que Thomas, devenu assez… vieux dirai-je, ne supporte plus d’obéir  à son bacchant, et le quitte... En ayant peur que ce dernier le rattrape dans sa fuite.

    Vous mesurez l’énorme différence entre ces enfants sous le régime ancien, et les écoliers de nos institutions scolaires ! C’est tout ce que je voulais dire. Car on comprend alors, par contraste, la différence entre ce qui se passait dans l’ancienne société, et le sort de l’enfant dans la famille moderne, cet enfant qui fait l’objet d’attentions et de soins redoublés, très spécifiques, donc en même temps d’interrogations et d’inquiétudes qu’on n’éprouvait pas auparavant. C’est cette logique de différenciation qui favorise l’action éducative, et donc les institutions dans lesquelles cette action va être mise en œuvre par des spécialistes, les maîtres et leurs corporations.

     

    Remarque.

    Je n’ai pas expliqué pourquoi ces changements se sont opérés. Je signale juste que cette explication, qui occupe la part la plus importante du livre Ariès, réside dans l’évolution de la famille, qui, entre le Moyen Age et le XVIIIe siècle, modifie profondément sa structure et ses fonctions. Dans l’introduction de la seconde édition (1973) de son livre (texte que je vous recommande de lire et relire), Ariès résume l’ensemble de ses résultats et formule pour ce faire les deux  thèses suivantes :

     a) les sociétés traditionnelles « se représentaient mal l’enfant » ; et par conséquent l’enfant  était très tôt « mêlé aux adultes », sans passer par toutes « les étapes de la jeunesse » que nous connaissons depuis lors. Pourquoi cela ? Parce que la famille n’était pas constituée sur les mêmes bases qu’aujourd’hui. Elle comprenait un plus grand nombre de personnes liées au couple parental : des parents proches et moins proches (oncles ou cousins des enfants), etc. ; et, en outre, cette famille se rattachait à des personnes extérieures, notamment celles occupées aux même activités, la corporation de métier, en vertu d’une sociabilité très solide et très prégnante pour l’existence ordinaire, à commencer par l’existence matérielle, le travail, la subsistance. De plus, la famille n’était pas constituée comme aujourd’hui sur la base d’un échange affectif, mais sur une fonction de transmission des biens et la pratique commune d’un métier. Les sentiments ne jouaient pas de rôle dans l’alliance matrimoniale, dans le choix des époux. Ceci n’interdisait pas de s’aimer ; simplement ce n’était pas le motif de la formation du couple.

    b) Seconde thèse poursuit Ariès : à la différence des sociétés traditionnelles, les sociétés modernes (depuis le XVIIe siècle et surtout à partir des XVIIIe et XIXe siècles), se représentent bien plus précisément l’enfance comme un âge distinct et spécifique. Il y a à cela plusieurs causes majeures. La famille, se réduit et se recentre sur son noyau, les parents et les enfants - c’est l’origine de la  « famille nucléaire » -, si bien que cette relation s’établit sur des basses nouvelles et prend un sens nouveau. C’est que cette famille est devenue un « lieu d’affection », et, ipso facto, un espace d’intimité, où les enfants font l’objet d’un amour de plus en plus insistant.

    On comprend pourquoi Ariès parle d’une « découverte » de l’enfant, en montrant que cette découverte, qui suppose une nouvelle structure familiale, nous fait entrer dans l’ère de l’éducation, qui sera aussi l’ère de l’école et de la pédagogie. Une expression de la fin du texte, très précieuse pour nous, résume à elle seule cette vision de l’histoire de l’enfance : nous sommes en présence, nous dit Ariès, d’une « révolution scolaire et sentimentale ». Expression à retenir.

     

    3) La diffusion de l’écrit et de ses usages

     

    La troisième condition, proprement culturelle celle-là, du développement de la scolarisation, c’est la diffusion de la culture écrite dans la société, diffusion qui crée de nouvelles nécessités devant lesquelles les familles se trouvent placées, et auxquelles elles vont devoir s’adapter. L’école est donc l’un des moyens de cette adaptation, mais pas le seul. Sur ce plan, il est important de constater, ce que François Furet et Jacques Ozouf nous aident à faire dans le même Lire et écrire – et c’est une de ses thèses originales - que, dans une large mesure, c’est l’alphabétisation qui entraîne la scolarisation, plutôt que l’inverse. On peut dire que l’école est saisie et portée par les progrès de la culture écrite, mais qu’elle ne crée pas à elle seule ce courant.

    Sur le fond, la diffusion de la culture écrite est elle-même rendue possible par l’évolution des usages de cette culture, du moins par l’importance que prennent ses buts  utilitaires, liés aux échanges de toute nature, à commencer par les échanges économiques bien sûr. Si la culture écrite n’a plus seulement ou principalement une finalité religieuse, c’est qu’elle entre dans toutes sortes de circulations, qu’organisent toutes sortes d’activités. Il faut savoir lire pour gérer des papiers administratifs, pour effectuer des actes commerciaux, pour éventuellement assumer des procédures de justice, etc., - toutes choses qui sont en outre supports d’emplois spécifiques dans les villes.

    Une autre façon de présenter les choses consiste à dire que le changement dans les finalités de la culture oppose un désir de salut à un modèle urbain de socialisation. C’est ce qu’affirment F. Furet et J. Ozouf, toujours dans Lire et écrire, op. cit, t. 1, p. 78-79. Ce modèle urbain, par contrecoup, crée pour les milieux paysans traditionnels une situation particulière, d’acculturation. Il ne faut pas oublier en effet que, sous l’Ancien Régime, les traditions culturelles populaires sont encore le plus souvent orales. Songez aux folklores, mais aussi aux transmissions des techniques dans les métiers, aux pratiques religieuses, etc. De ce fait, lorsque la culture écrite se diffuse, elle s’impose comme une greffe étrangère sur les habitudes des populations, et elle entre plus ou moins en conflit, logiquement, avec les traditions ancestrales. C’est en ce double sens qu’on peut parler d’un processus d’acculturation par l’écrit, terme qui désigne plutôt l’addition (conformément au préfixe acc) d’une culture étrangère, mais qui admet aussi l’idée de l’éradication d’une culture autochtone, même si une telle éradication ne se produit pas forcément.

    Sur le plan sociologique, il est clair que les paysans sont moins sensibles à ces évolutions. Encore longtemps, les couches inférieures de la campagne vont montrer une réelle méfiance envers l’instruction. Cependant, les couches aisées accepteront plus rapidement la modernité, et, admettant ce qu’on a appelé avec Furet et Ozouf le modèle urbain de socialisation, elles seront davantage enclines à envoyer les enfants à l’école, en renonçant du même coup à utiliser la main d’œuvre juvénile pour les travaux auxquels on la destinait traditionnellement. Sur ce plan par conséquent, les populations rurales, du moins ces fractions en avance, rejoignent les catégories urbaines pour former ce que Daniel Roche a appelé un  « entre deux culturel » (voir Les Français et l’Ancien Régime, t. II Sociétés et cultures, Paris, A. Colin, 1984) : des gens qui sont entre les analphabètes, première catégorie, et les autres, plus instruits voire très instruits, qui savent lire, écrire et compter. Dans les villes, ce sont notamment les patrons d’atelier, les boutiquiers, et à la campagne ce sont les fermiers de seigneurie, les gros laboureurs, les petits commis, gens qui utilisent produisent et accumulent des manuscrits, qui manient les signes pour les raisons utilitaires dont je parle, qui peuvent tenir des livres de compte, qui peuvent aussi rédiger des lettres, établir des devis, des baux, des contrats, etc. Au dessus de cette catégorie, plus instruits encore sont les rentiers, les négociants ou les magistrats locaux, toujours insérés dans des fonctions spéciales ; ce qui les différencie encore un peu de la catégorie la plus élevée, celle des lettrés, qui connaissent le latin, appris au collège, et qui sont imprégnés de la culture de l’antiquité. (Je me réfère aussi à l’Histoire culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, plus exactement le tome 3, Lumières et liberté, par Antoine de Baecque et Françoise Mélonio, Paris, Seuil, 2005  [1998], p. 106). 

    Pour résumer, voici quelques chiffres empruntés à Dominique Poulot, dans son ouvrage intitulé Les Lumières (Paris, PUF, 2000, p. 122-123 : c’est un bon ouvrage de synthèse destiné aux étudiants notamment). Vers 1780, 9,6 millions de français soit 37% signent de leur nom donc savent lire  - mais pas forcément écrire (c’était 20% un siècle plus tôt) ; mais c’est 71% des hommes de la France au Nord de la ligne Saint-Malo-Genève contre 27% pour celle du Sud.

    Il y a d’autres différences notables à l’intérieur du mouvement d’alphabétisation, en particulier la différence, déjà entrevue ici, entre le sort des garçons et celui des  filles, puisque celles-ci, souvent, apprennent  seulement à lire et pas à écrire. Une réalité surprenante que nous découvrons dans l’étude de Furet et Ozouf.

     

    Deux (longues) remarques complémentaires

    a) Une remarque, tout d’abord, pour préciser l’évolution qu’entraîne la diffusion de l’écrit et de la lecture. Hors de la sphère strictement économique, l’écrit et l’imprimé sont porteurs de nouvelles pratiques, répandues et valorisées au XVIIIe siècle. On lit de plus en plus à l’époque des Lumières, au point que certains historiens parlent d’une véritable « rage de lire » ! (D. Poulot, Les Lumières, op. cit., p. 127). C’est d’ailleurs l’époque où ceux qu’on appelle désormais les « gens de lettres » commencent à jouer un rôle majeur – ils sont environ 3000 personnes à la veille de la Révolution – dans la formation de ce phénomène typiquement moderne, l’« opinion publique », qu’on voit s’exprimer à partir de 1750 environ dans les académies, les sociétés savantes, les salons, les clubs, etc. Je renvoie sur ce sujet aux travaux de Robert Darnton (et, parmi d’autres ouvrages remarquables, à L’aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800,Un best seller au siècle des Lumières, Paris, Perrin, 1982) ; ainsi qu’à un ouvrage de synthèse (un autre) que j’ai cité plus haut, et qui fera bien comprendre les phénomènes que j’évoque, tout en donnant une idée de l’activité des historiens actuels dans ce domaine de l’histoire culturelle, c’est le tome 3 de l’ Histoire culturelle de la France, intitulé, Lumières et liberté, par A. de Baecque et F. Mélonio[3].

    Un bon indice de l’expansion des nouvelles pratiques de l’écrit et de la lecture tient dans la multiplication des supports matériels eux-mêmes. L’ouvrage que je viens de citer parle d’un « règne de l’imprimé » (A. de Baecque et F. Mélonio, op. cit., p. 47 et suiv.), c’est-à-dire du livre sous toutes ses formes, des volumes encyclopédiques aux brochures licencieuses, les pamphlets, libelles, les romans avant tout (il y a même une littérature spécialement destinée aux classes populaires), et les ouvrages scientifiques, sans oublier les Almanachs, qui offrent à leurs lecteurs diverses connaissances et informations, des relations d’événements, des rubriques médicinales, des savoirs usuels. Certes, les livres ne bénéficient que de faibles tirages : de 1000 à 2000 exemplaires en moyenne ; mais certains d’entre eux trouvent une large audience et peuvent atteindre plusieurs dizaines d’éditions ;  c’est le cas de la Nouvelle Héloïse, de Rousseau, ouvrage qui a suscité un incroyable enthousiasme dès sa publication en 1761, et qui a rapidement dépassé les 70 éditions. Et tout cela, parallèlement, on s’en doute, à l’effondrement du livre religieux. Même si 25 000 exemplaires de l’Imitation de Jésus Christ sont tirés entre 1780 et 1790, il faut savoir que les livres religieux comptaient pour la moitié de la production d’imprimés parisienne à la fin du XVIIe siècle, mais seulement un tiers en 1720, et plus guère qu’un dixième en 1780[4].

    L’essor de ce qui est pour nous la littérature se voit à des résultats précis (je suis cette fois les explications de Robert Mauzi et Sylvie Menant dans Littérature française. Le XVIIIe siècle, II, 1750-1778, Paris, Arthaud, 1977, p. 113). Apparaissent de grandes collections périodiques : la Bibliothèque universelle des romans, la Bibliothèque de campagne par exemple ; et elles font paraître chaque mois un volume -  la formule dure jusqu’au XXe siècle. Cette diffusion est en l’occurrence favorisée par des « cabinets de lecture », sortes de boutiques (qui existeront encore au XIXe siècle) où on loue les ouvrages ou même des gazettes, à la semaine, à la journée et parfois même à l’heure quand il y a une très forte demande pour un livre. C’est ainsi qu’on fait la queue pour La Nouvelle Héloïse ! La presse et les journaux connaissent à leur tour une véritable explosion. C’est « le grand phénomène du siècle » affirme D. (op. cit., p. 213). Au début de ce siècle on compte seulement trois journaux officiels. En 1789 il y en a 80. Un quotidien apparaît même en 1777, le Journal de Paris. Notez que, dans bien des cas, pour toutes ces publications, c’est un public modeste qui est concerné davantage que les classes supérieures. C’est ce que confirme la montée d’ouvrages de vulgarisation scientifique. Outre les almanachs, ce sont des Bréviaires, des Compendia, des Méthodes, des Eléments, et surtout, ce qui est au centre de la vie intellectuelle de l’époque, les Dictionnaires. Ces supports, selon l’heureuse expression de Paul Hazard, répondent à un idéal « universel et portatif »[5]. Les nouveaux dictionnaires, par différence avec les spécialités du passé, consacrés aux langues mortes ou à la langue nationale, couvrent de plus en plus de domaines. On a des dictionnaires des arts, du commerce, de la géographie, etc., lesquels, non seulement sont en croissance continue et accélérée, mais voient aussi leur épaisseur très augmentée. Le rôle de l’Académie française est important ; mais parmi les ouvrages qui ont compté il y a eu bien d’autres choses. Par exemple, le fameux Dictionnaire de Pierre Bayle a eu 9 éditions entre 1695 et 1741, et 20 000 exemplaires avaient été écoulés au milieu du siècle. Il n’est donc pas exagéré de considérer comme un chef d’œuvre emblématique de cette époque, en France et dans toute l’Europe, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Voilà en effet un monument, avec 140 auteurs et 72000 articles, dont la diffusion, exceptionnelle à travers tous les pays du continent, commence en 1751. En 1757, 7 volumes sont parus ; et 25 000 exemplaires sont vendus entre 1751 et 1782 (voir sur ce sujet le travail de Robert Darnton, que j’ai cité précédemment).

     

    b) Autre précision utile. Puisque je parle de la culture écrite et des usages de l’écrit, il faut aussi évoquer les manières de lire, question sur laquelle les historiens de la culture nous ont très précisément renseignés – et, je dois le dire, surpris. Je pense en particulier aux travaux de Roger Chartier, dont on peut consulter avec grand profit Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 (c’est un recueil d’articles). On a entrevu l’existence de nouveaux lieux dédiés à la lecture : les cabinets de lecture ou cabinets littéraires, ouverts par des libraires, où on peut lire sans acheter forcément les livres ou les journaux. Il y a aussi des  maisons où les amateurs cotisent et viennent lire ou discuter ensemble, ou encore des « chambres de lecture » où on achète collectivement les ouvrages. Donc les livres circulent beaucoup, ils passent de mains en mains. Surtout, se créent des bibliothèques publiques. D’après A. de Baecque et F. Mélonio, dans Lumières et liberté (op. cit.,  p. 57),  il y a, en 1784, 18 collections de livres ouvertes au public à Paris.  Et il y en a dans une vingtaine de villes.

    Mais la question que je pose est : comment les gens lisent-ils ? Comment se servent-ils des livres et des journaux, comment manipulent-ils - j’allais dire : consomment-ils -  les textes ? En réalité, on constate que les genres de pratiques se diversifient. La lecture à haute voix, donc collective (comme on fait à l’église) reste importante. C’est le cas à la campagne, dans les veillées paysannes où l’on sait lire. Mais c’est aussi le cas en ville. Daniel Roche évoque le marchand de chansons, le colporteur qui « aboie » le titre et l’argument du ou des livres à vendre, l’afficheur qui fait entendre un texte placardé sur les murs. En ville également, mais dans les élites, la lecture à haute voix se pratique dans les salons où on lit, commente et discute un ouvrage nouveau, ou bien où l’on présente son propre travail, une dissertation, ou autre. D’autres situations sont propices à la lecture collective à haute voix : en famille, entre un père et son fils, ou la mère et la fille. Ces usages n’auront pas disparu au XIXe siècle, loin de là. Francisque Sarcey, professeur, journaliste, et critique littéraire, raconte ainsi que, vers 1830, son père, qui se piquait de théâtre, lisait le soir, à son épouse, à la bonne et à la couturière qui vivait avec eux, à des pièces entières, de Scribe, Racine, Molière Beaumarchais, ou Regnard. Et, nous raconte Sarcey, son père lisait avec un tel talent que ses auditeurs ne prenaient pas moins de plaisir à l’entendre que s’ils avaient assisté à une représentation véritable (Francisque Sarcey, Souvenirs de jeunesse, que je lis dans sa 8ème édition, de 1892).

    Mais à part cette manière traditionnelle (qui existe toujours aujourd’hui… à l’école), se développe dès le XVIIIe siècle, la lecture individuelle et silencieuse, intérieure. C’est celle qui nous et la plus coutumière. Dans ce cas, on se retire, pour demeurer seul dans son boudoir par exemple. On médite, on fait évoluer sa connaissance, on enrichit ou on modifie sa conception du monde. Un mobilier spécial, visible dans certains tableaux, s’adapte à ces situations et matérialise physiquement les postures mentales recherchées ou requises. Voir aussi dans le même ordre d’idées Habermas, L’espace public, op. cit., (p. 58), sur l’essor de la correspondance à la même époque, mais non plus seulement pour des raisons d’échanges économiques et commerciaux, mais en fonction d’intérêts privés, au sens de ceux qui relèvent de l’expansion de l’intériorité, l’expansion du for intérieur et l’expression des sentiments, donc la réflexion sur soi-même (car la vie de famille, j’y ai fait allusion en parlant d’Ariès,  s’étaye désormais sur ce qui est un nouvel espace social et affectif : l’espace intime). C’est dire que la pratique épistolaire accompagne l’essor d’une véritable culture de la sensibilité. Comme dit Habermas : les lettres peuvent être non pas seulement écrites mais « pleurées » (p. 59). Les romans offrent de plus en plus souvent une peinture de caractères, et la littérature commence d’intégrer une dimension biographique et autobiographique. Là encore, l’œuvre de Rousseau est à la croisée des chemins culturels, avec La nouvelle Héloïse, roman épistolaire, et Les confessions (publié à titre posthume, à partir de 1782).

    En fin de compte, la société bourgeoise développe deux grandes catégories de pratiques de lecture, complémentaires. D’une part la lecture dans l’intimité de la chambre, et d’autre part la discussion dans le salon. Dans le premier cas, la personne privée demeure seule face à elle–même. Et dans le second cas, cette personne privée se rassemble avec d’autres, et à elles toutes elles constituent par cette réunion, un public et un espace public dans lequel s’élabore une culture discutée et partagée. Ceci explique l’expansion de la presse qui est propre à cette époque.

    Si on agrandit l’angle d’observation à la société entière, on voit deux modèles. R. Chartier dans Lecteurs et lectures, op. cit., le chapitre 6, sur les lectures paysannes, formule ainsi une hypothèse fondamentale. D’après lui, il y a eu aux XVIIIe et XIXe siècles deux grandes figures de la lecture. Premièrement la lecture « intensive » (traditional literacy), qui confronte à un petit nombre de textes (la Bible, des livres de piété, les almanachs), et qui privilégie des situations collectives (on lit et on écoute en société, dans la famille à l'Eglise) ; c’est donc une lecture faite de révérence et de respect. Dans ce cas, souligne aussi Darnton, on annone, on récite autant qu’on lit au sens actuel - constat qui nous ramène à la vie scolaire. Et secondement, la lecture « extensive », qui se développe de 1750 à 1850, et qui porte sur des textes nombreux, mais lus silencieusement dans une situation d'intimité : une lecture laïcisée, distrayante et informative.

     

     



    [1] Chiffres donnés par Antoine Prost,  L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 36.

    [2]Sur le champ de recherche historique ouvert à partir des travaux d’Ariès, voir  Eggle Becchi et Dominique Julia, Histoire de l’enfance en occident, Paris, Seuil, 1998, t. 1, notamment l’article d’introduction : « Histoire de l’enfance, histoire sans paroles? ».

    [3]Sur l’histoire de l’opinion publique, voir Jürgen Habermas, L’espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot,  1992  [1962].

    [4]J’emprunte ces chiffres à D. Poulot, Les Lumières, op. cit., p. 211.

    [5] Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à Lessing, Paris, Fayard, 1963, p. 202.


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  • Séance 6

    (suite du chapitre II)

     

     

     

    II) LES PROGRES DE L’ALPHABETISATION ET DE LA SCOLARISATION

     

    Pou finir ce chapitre, je voudrais d’abord résumer les principales données chiffrées permettant de suivre les progrès du savoir lire dans la société française, depuis l’Ancien Régime jusqu’au XIXe siècle. Par la même occasion, je vais préciser, plus longuement, quelques-unes des conditions méthodologiques de ces sortes d’enquêtes.

     

     

    1) Les progrès de l’alphabétisation

     

    Pour nous faire une idée des progrès de l’alphabétisation dans la société française en général et dans les catégories populaires en particulier, depuis l’Ancien Régime jusqu’aux lois de la Troisième République, donc pour suivre les progrès de l’apprentissage et de l’usage de la lecture (les « rudiments »), nous disposons des analyses quantitatives fournies dans l’important ouvrage, que j’ai plusieurs fois cité, de François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire (op. cit., 1977 ; le premier tome donne des indications nationales, et le second fournit des études régionales ; je vais donc m’arrêter seulement sur le premier). Je redis que cette approche disjoint la scolarisation et l’alphabétisation, et c’est même une thèse majeure du livre que de le montrer : le second processus précède le premier ; ou du moins on peut lui attribuer une priorité logique.

    Un recteur de la Troisième République nommé Maggiolo avait déjà effectué une enquête nationale entre 1877 et 1979. Maggiolo avait eu l’idée de comptabiliser les signatures apposées par les nouveaux époux sur les actes de mariage. Quantifier aux différentes époques la population sachant écrire, par différence avec les personnes qui ne pouvaient signer que d’une simple croix, livrait un bon indice des progrès de l’alphabétisation. Ceux qui savaient écrire savaient forcément lire, pensait-on, étant donné ce fait pédagogique important, que j’ai déjà signalé, à savoir que l’enseignement de l’écriture intervenait seulement après celui de la lecture. On n’écrivait que si on savait lire.

    Partant de ces données, Maggiolo avait alors révélé, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, et jusqu’au XIXe,  une différence entre deux France, si l’on peut dire. Au Nord d’une ligne qui partirait de Saint-Malo pour aboutir à Genève, se dessinait une France assez bien et assez tôt alphabétisée, avec en pointe la Normandie et la Lorraine ; tandis qu’au Sud de cette ligne on voyait aussi nettement une France en retard par rapport à la précédente, avec surtout la Bretagne et l’Ouest du Massif central.

    Cent ans plus tard, vers 1970, F. Furet et J. Ozouf effectuent d’autres relevés de ce type sur l’ensemble du territoire national, et ils font des calculs statistiques assez complexes (des analyses factorielles de correspondance, grâce auxquelles on peut évaluer le poids respectif des différents facteurs qui agissent dans un processus donné). Ils peuvent alors suivre d’autres évolutions, sur de plus longues périodes. Leurs observations confirment l’hypothèse de la ligne Saint-Malo-Genève, mais elles sont bien plus nuancées et précises, y compris sur la géographie du phénomène. Elles vont beaucoup plus loin. C’est ce que nous allons comprendre en examinant leurs principaux constats.

     

    Remarque sur la méthode.

    Avant cela, quelques mots sur la méthode dont je viens de parler, qui se solde par des analyses consignées dans l’ouvrage de F. Furet et J. Ozouf (aidés par une équipe et…l’ordinateur, qui commence d’être utilisé à ce moment). Cet ouvrage était précédé en 1974 par un article de F. Furet et William Sachs, intitulé « La croissance de l’alphabétisation en France (XVIIIe – XIXe siècle) », in  Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, vol. 29, année 1974, n°3. Il faut savoir que l’idée de prendre pour indice de base les signatures d’actes officiels a suscité un grand nombre de développements et de commentaires, parfois critiques. On trouve, avant le livre de Furet et Ozouf, dans R. Chartier, M.-M Compère et D. Julia, L’éducation en France, op. cit., pp. 88 et suiv., une mise en perspective éclairante des intérêts de cet objet, la signature. Parmi les opposants, on peut citer René Grevet, Ecoles, pouvoirs et sociétés (fin XVIIe siècle-1815). Artois, Boulonnais, Pas-de-Calais, Lille, Coll. Histoire et littérature régionales, 1991 ; et du même, « L’alphabétisation urbaine sous l’Ancien régime : l’exemple de Saint-Omer (fin XVIIe – début du XIXe siècle », In Revue du Nord, n° 266, juillet-septembre 1985). Cet historien, qui n’a pas convaincu grand monde, il faut l’avouer, a construit une grille d’analyse des signatures pour tenter de mettre en évidence différents niveaux de compétence ou d’efficience des scripteurs, ceci dans le but de mettre en doute la fiabilité de l’indice graphique, comme indice d’une compétence en lecture (lire en maitrisant le sens d’un texte). La tentative consistait à dire qu’il avait pu y avoir sous l’Ancien Régime un apprentissage de la seule signature du nom, sans véritable apprentissage de l’écriture, et surtout, a fortiori, sans réelle capacité de lecture, ce qui ruinerait tout l’édifice méthodologique et les résultats de F. Furet et J. Ozouf. Mais…en fait, on peut craindre que l’hypothèse critique de R. Grevet ne soit valable, éventuellement, que dans le contexte pédagogique moderne, et beaucoup moins (je me retiens de dire : « pas du tout » !) dans le contexte ancien où, non seulement l’apprentissage de la lecture précède toujours celui de l’écriture (qui se paye plus cher), mais où, en plus, écrire est un art, et un art spécial, complexe, pratiqué à l’aide d’instruments et de supports très différents des nôtres (j’en ai parlé : les plumes d’oie qu’il faut tailler, etc.). Souvenons-nous par ailleurs que les Frères des écoles chrétiennes séparent toujours les deux apprentissages de la lecture et de l’écriture au début du XIXe siècle, ce que confirme l’édition de 1828 de la Conduite des écoles chrétiennes. En s’en tenant au simple bon sens, je crois pouvoir dire aussi que, s’il est probable qu’une signature malhabile puisse certes témoigner d’un apprentissage très restreint, sans lecture, elle peut tout aussi bien résulter d’un apprentissage accompli mais qui n’a pas été fixé par des pratiques régulières, et qui s’est donc amenuisé après la période de scolarisation, comme un acquis insuffisamment exploité pour s’automatiser correctement (sur les pratiques de lecture et d’écriture, voir également B. Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, op. cit., et Louis Trénard « Alphabétisation et scolarisation dans la région lilloise. Les effets de la crise révolutionnaire, 1780-1802 », in Revue du Nord, n° 266, Juillet-septembre 1985). Bref, je suis de ceux qui pensent que Furet et Ozouf n’ont pas travaillé pour rien, et que les éventuelles nuances qu’on apporterait à leurs données ne pourraient jouer qu’à la marge.

     

    J’en viens maintenant aux données de l’enquête de Furet Ozouf. Que nous montrent ces auteurs ? (Ci-dessous, je résume l’essentiel à grands traits ; et je ne peux que vous suggérer de prendre connaissance directement de leurs analyses, y compris celles, régionales et locales, du second tome : la précision obtenue, sur un temps de plusieurs siècles, est absolument saisissante).

    D’abord, le plus important, et c’est leur objet : l’avancée de l’alphabétisation sous l’Ancien Régime, sans attendre le XIXe siècle et la Troisième République. La France du Nord et du Nord-Est, grosso modo, sait lire à la fin de l’Ancien Régime, vers 1780, lorsque va commencer la Révolution.

    Ensuite l’avance des villes. Dès la fin du XVIIe siècle, cette avance est nette, malgré quelques exceptions ; et dans certaines villes la population est alphabétisée depuis le XVIIIe siècle. C’est le cas de Paris. Les gens qui sont au centre de la Révolution savent lire (on s’en doutait ?). En fait, tout le mouvement d’alphabétisation vient des villes dès les XVIe et XVIIe  siècles.

    Parmi les nuances à noter sur ce plan, il y a celles qui s’observent à la fois quand on passe des classes aisées aux classes inférieures (l’exemple des classes supérieures se diffuse progressivement et il a force de modèle pour les classes populaires), et quand on retient le degré de concentration de population dans les villes. La concentration joue en faveur de l’alphabétisation des classes supérieures, bourgeoises. Importants sont aussi la taille des villes, les types de fonctions remplies (administrations, fonctions judiciaires, ecclésiastiques, etc.), les professions et métiers (bourgeois, marchands, prof libérales), etc. Le développement industriel a aussi favorisé l’accès des catégories populaires à la culture écrite - la literacy comme on dit désormais (literacy : ensemble des compétences de base qui permettent d’utiliser des écrits) – mais cela dépend des industries : à Paris, graveurs et imprimeurs sont très tôt alphabétisés, mais ce n’est pas du tout le cas dans les métiers du bâtiment, par exemple.

    Le mouvement d’alphabétisation gagne donc les campagnes plus lentement (on en a d’ailleurs la preuve en examinant les contrats passés entre les maîtres et les communautés d’habitants lors du recrutement des premiers). Furet et Ozouf montrent qu’il y a eu deux grandes poussées d’alphabétisation dans la France rurale : l’une au XVIIIe siècle, l’autre au XIXe. Pour que les progrès s’accomplissent, il fallait que la scolarisation devienne compatible avec le travail agricole ; et il fallait que les dépenses ne pèsent pas trop (puisqu’il faut payer les maîtres). Quand l’alphabétisation s’étend, c’est donc que les paysans sacrifient l’aide que les enfants leur apportent pour les travaux d’été. Certes, je l’ai dit aussi, longtemps, les paysans sont moins convaincus que les habitants des villes de l’intérêt de l’instruction pour leurs enfants ; mais peu à peu l’évolution sociale les entraîne dans la modernité : comme il y a dans les villes des emplois qui supposent qu’on sache lire, à la campagne aussi, il faut savoir lire pour gérer des papiers administratifs, établir des actes commerciaux, entrer dans des processus judiciaires, etc.

    Une autre nuance intéressante : la poussée d’instruction à la campagne réside plutôt du côté d’une moyenne paysannerie de propriétaires et de fermiers aisés et qui commercialisent leur production. C’est le cas des régions d’openfield (ce sont aussi de meilleures terres) et de bocage (avec des productions plus familiales).

    Mais, pour nous l’important est de comprendre qu’un siècle entier sépare l’alphabétisation urbaine et la rurale. Et, comme on pouvait s’y attendre les progrès de l’alphabétisation sont contenus dans les limites imposées par la hiérarchie sociale, la hiérarchie des revenus et des statuts.

    Pour ne pas alourdir le propos, je ne reviens pas sur une donnée de fait qui s’ajoute à  toutes les autres à l’intérieur du mouvement d’alphabétisation : la différence entre l’apprentissage du lire seulement, qui caractérise plus souvent les filles que les garçons, et celui du lire et écrire…

    J’ai signalé – et j’y reviens - que R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, dans L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., un peu avant Furet et Ozouf, et sans un traitement statistique comparable, ont néanmoins donné des indications quantitatives très détaillées, cartographiées, sur ce qu’ils ont appelé le « patrimoine scolaire de la ville » sous l’Ancien Régime (c’est le deuxième chapitre du livre ; le premier, sur l’école de village contenant aussi quelques données de ce type, notamment locales, par exemple, p. 24-25, sur les diocèse de Rodez en 1771 et de Tarbes en 1783). Vous trouverez p. 50-51 une fort belle carte des quartiers scolaires de Paris en 1672 ; ou bien, p. 79, la carte de France des implantations des Frères des écoles chrétiennes en 1789. Dans un autre chapitre, p. 187, voyez la « Chronologie des implantations jésuites et oratoriennes depuis 1560 à 1760. Mêmes types de constats sur l’éducation des filles, dans le chapitre VIII du livre.

     

     

    2) Demande et offre d’école

     

    Revenons à la scolarisation proprement dite. J’y étais déjà dans la précédente remarque ; et si besoin est, je souligne à quel point la scolarisation, j’espère l’avoir fait apparaître, est un processus complexe et discontinu à travers le temps (voir à ce sujet la Note de synthèse de M.-M. Compère et Ph. Savoie, « L’histoire de l’école et de ce que l’on y apprend, dans la Revue française de pédagogie, n° 152, 2005, p. 113-114). Mais il y a là aussi un problème de méthode à poser clairement.

    Si le pays se dote d’écoles, c’est qu’il y a évidement une dynamique qui entraîne ce progrès. Cette dynamique a deux composantes qui se répondent et se complètent  : une demande d’instruction d’un côté, c’est-à-dire un projet ou une attente des populations concernées (qui entrent dans la culture écrite, et qui s’alphabétisent, fondamentalement), et d’un autre côté une offre scolaire, une injonction ou une impulsion donnée par les pouvoirs et les instances en mesure d’agir sur la société avec des moyens humains et matériels, l’Etat, ou l’Eglise en l’occurrence.

    Concernant l’offre d’école, en particulier venant des pouvoirs religieux, j’ai évoqué déjà l’objet  de la concurrence des catholiques et des protestants. L’Etat prendra la suite de l’Eglise d’abord pour les mêmes raisons, puis, au XVIIIe siècle et après la Révolution, au XIXe siècle, pour d’autres raisons, plus en rapport avec les évolutions politiques (la démocratie), culturelles (la diffusion des pratiques de l’écrit), morales (l’idée que l’instruction améliore les mœurs), économiques (la formation d’une main d’œuvre intelligente)… Je reviendrai plus loin sur ces croyances, valables tant en ce qui concerne l’enseignement primaire que le secondaire.

    Sur la demande d’école, au niveau de l’enseignement des rudiments comme au niveau des collèges, j’ai donné plus avant les principales indications. J’ai décrit les évolutions de la famille, qui mettent les parents dans le cas de solliciter des instances éducatives et scolaires (à ce propos, je dois ajouter, ce à quoi j’ai à peine fait allusion, le préceptorat, fonction « mi-domestique, mi-intellectuelle » comme disent A. de Baecque et F. Mélonio  - dans l’Histoire culturelle de la France, op. cit., p. 108 -, fonction à laquelle recourent les familles nobles,  les gentilshommes campagnards, la noblesse de robe ou les membres des parlements). J’ai évoqué aussi le glissement d’une demande qui s’affranchit des injonctions religieuses pour intégrer plus que par le passé une dimension utilitaire, professionnelle notamment, lorsqu’on cherche quelque chose comme un bénéfice, ou qu’on attend un « débouché » dirait-on aujourd’hui.

    Ceci étant posé, on peut déduire facilement qu’il ne faut pas concevoir les rapports entre demande et offre selon un schéma mécanique, très simpliste assurément. Il ne faut pas comprendre les rapports de l’offre et de la demande comme une dualité entre une incitation venant d’en haut (les pouvoirs centraux ou locaux), et une attitude ou une réponse venant d’en bas (les populations, les communautés, les familles, etc.), ce qui ce qui aboutirait à accueillir dans les écoles une population d’enfants de plus en plus nombreuses et étendue. Il n’y pas de telle répartition de rôles, ni dans l’espace des espérances, ni dans le temps des rencontres. Autrement dit, la demande d’instruction n’attend pas forcément une offre, dont elle pourrait se saisir, ou à laquelle elle s’efforcerait de s’adapter (car si des familles peuvent se déterminer en fonction d’une offre, il y a aussi des situations où les communautés créent elles-mêmes des écoles et recrutent des maîtres) ; et dans l’autre sens, si l’offre peut entrer en relation directe avec une demande, soit qu’elle emporte la conviction de ceux à qui elle se destine, soit qu’elle réponde à des courants un courant de diffusion culturelle plus large et surgissant de la société, elle peut aussi bien procéder de motifs autonomes des groupes dominants dans l’Etat ou en dehors (des motifs sociopolitiques comme la « moralisation » du peuple, des pauvres, au XIXe siècle).

    Si, dans les faits, une convergence entre la demande et l’offre n’est pas impossible bien entendu - et elle se produit effectivement comme une sorte d’harmonie préétablie -, on observe cependant, en de nombreuses occasions, des décalages, des divergences, et parfois même des conflits. C’est ce que nous comprenons, du reste, lorsque Furet et Ozouf montrent la primauté de l’alphabétisation sur la scolarisation, sous l’Ancien Régime. Une monographie bien connue, de Rogert Thabault, sur le village Mazières-en-Gâtine (Mon village : ses hommes, ses routes, son école. 1848-1914. L’ascension d’un peuple, Paris, 1944 – téléchargeable en PDF), constate qu’en 1833, quand ouvre la première école, après la grande loi de Guizot, il y a déjà 22 personnes sur 119 adultes qui écrivent bien leur nom sur les registres d’état civil, alors qu’aucune école n’a été implantée avant cela : les gens ont donc bien appris dans de tout autres situations que scolaires. Cet exemple suffit pour comprendre la diversité des situations, des populations concernées, avec leurs traditions, etc. Les difficultés sont dues à toutes sortes de facteurs : des facteurs sociaux (l’intérêt des catégories sociales eu égard à leurs activités), des facteurs culturels, des facteurs géographiques (certaines régions sont plus sensibles que d’autres aux avantages de l’instruction), et ainsi de suite. Trois cas doivent alors être envisagés si on se situe à une échelle où on voit non pas seulement les pouvoirs centraux mais des initiatives locales diverses, venant des familles, des communautés, et de tous les acteurs possiblement engagés.

    Premier cas, la demande se manifeste alors que l’offre n’est pas assez consistante. C’est ce qui arrive au XIXe siècle avec l’instruction des filles à laquelle l’Etat n’accorde pas la même attention qu’à celle des garçons, car une loi d’obligation communale ne sera promulguée qu’en 1850, et pour les agglomérations d’au moins 800 habitants, tandis que la loi Guizot avait déjà imposé en 1833 une obligation relatives aux écoles de garçons pour toutes les communes – et c’est la loi Duruy de 1867 qui égalisera à peu près les choses, en exigeant une école de filles dans toute commune d’au moins 500 habitants (en attendant, les filles peuvent être admises dans des écoles mixtes ; ceci signifie au total que les filles entreront massivement dans la scolarité avec un retard de 30 ans sur les garçons ; et, ne pas l’oublier, ceci sera en grande partie facilité  par l’offre congréganiste.

    Deuxième cas, l’offre ne rencontre qu’une faible demande, ce qui peut conduire les pouvoirs, quels qu’ils soient, à prendre des mesures d’incitation voire de rétorsion. On en a l’exemple avec les familles pauvres des XVIIe et XVIIIe siècles qui, lorsqu’elles ne se montrent pas réceptives aux propositions des congrégations et des écoles chrétiennes, subissent diverses sollicitations des curés. Au XIXe siècle,  avant les lois républicaines et la gratuite, ces familles seront invitées à se faire reconnaître comme indigentes pour bénéficier d’une inscription sur les listes d’élèves gratuits.

    Troisième cas, les populations entrent sur le « marché » de la scolarisation avec des aspirations auxquelles ne répond pas, ou pas bien, l’offre qui leur est faite par ailleurs. C’est la raison pour laquelle, au XIXe siècle, certaines congrégations sont forcées de modifier les programmes d’enseignement : elles augmentent le poids de telle matière (la langue française et la grammaire), diminuent le poids de telle autre (l’instruction religieuse), ou encore adoucissent une discipline jugée trop stricte. Ces évolutions surviennent notamment dans des situations de concurrence entre les corporations religieuses et les laïques, qui mettent les familles dans le cas de comparer et de faire jouer la concurrence – d’autant que congréganistes sont tout autant que les laïques titulaires d’écoles publiques soutenues par les autorités de l’Etat. 

     

    Remarque.

    On doit constater que, si certains historiens ont centré leur analyse sur le phénomène de la demande d’instruction, et c’est le cas de Furet et Ozouf (voir à ce sujet à nouveau la Note de synthèse de M.-M. Compère et Ph. Savoie, « L’histoire de l’école et de ce que l’on y apprend », loc. cit., p. 113 et suiv., et p. 117, sur la notion de demande chez Furet Ozouf), d’autres ont été bien davantage curieux du phénomène de l’offre. C’est le cas de Jean-Michel Chapoulie, sociologue et historien de l’école, qui a notamment réévalué le rôle des enseignements dits « moyens », les collèges modernes en particulier. En outre, l’originalité fondamentale de l’approche de cet auteur tient à ce qu’elle vise l’offre locale d’école, et non pas d’abord l’offre centrale, étatique, gouvernementale. Ce déplacement est très fructueux ; il est donc pour nous très significatif.

    Précisions utiles. Nous sommes habitués à considérer que le problème de l’offre est résolu par l’obligation légale : aujourd’hui une loi contraint les familles à scolariser les enfants (jusqu’à 16 ans de nos jours.) Mais il y a eu d’autres modalités de constitution d’une offre d’école, au niveau primaire j’entends, notamment lorsque l’obligation concernait non pas les familles mais les municipalités – qui devaient entretenir une école et verser un traitement à l’instituteur (c’est le cas à partir de 1833). On peut aussi penser, ce qui doit être évident d’après ce que j’ai déjà expliqué, aux congrégations religieuses qui s’appuyaient sur les curés, avec des incitations pour ne pas dire des pressions sur les familles dans les paroisses, etc. Il faut au total considérer que, s’il y a offre, c’est qu’il y a une sorte de marché. Ce vocabulaire économique est parfaitement justifié. Et sur un marché, il n’y a jamais une seule offre, il y en a toujours plusieurs : d’où un phénomène de concurrence, avec son cortège rivalités, de luttes, etc. La concurrence est typique dans l’histoire de l’école. Certes, à l’heure actuelle, l’offre émane essentiellement de l’Etat, c’est une offre publique qui relègue et même contraint ses concurrents privés ; mais ceux-ci subsistent, et si on menace de les écraser, voire de les anéantir, ils se défendent. Ce fut le cas en 1984, année qui a vu d’immenses manifestations contre le projet du ministre Alain Savary et du gouvernement de gauche de créer un « système unifié »... De tels conflits furent encore plus aigus au XIXe siècle. La concurrence sur le « marché scolaire » fut même une donnée de la vie professionnelle des maîtres. Dans un contexte où l’offre était payante, aucun d’entre eux ne pouvait ignorer qu’un concurrent, dans une ville ou un bourg, pouvait à tout moment s’installer à proximité et s’attirer la « clientèle » disponible en proposant des apprentissages plus efficaces, ou plus approfondis. Aujourd’hui, dans un contexte de gratuité, un professeur d’école ou de collège est tranquille, il passe un concours après lequel il devient fonctionnaire et restera protégé toute sa carrière par son statut ; sauf dans le cas où, dans sa ville ou son village, il y a un établissement privé, que les parents peuvent toujours choisir pour telle ou telle raison.

     

    Pour dire ici un mot du travail de Jean-Michel Chapoulie, je pense d’abord à un article rédigé avec Jean.-Pierre Briand « L’institution scolaire et la scolarisation : une perspective d’ensemble », dans la Revue Française de Sociologie, vol. XXXIV, 1993. Dans ce texte, le phénomène de l’offre d’école est défini comme offre effective de places scolaires, et ceci conduit à orienter l’analyse sur les établissements eux-mêmes. Du coup, les auteurs s’intéressent à divers types d’acteurs, locaux, encore une fois, par exemple, au XIXe siècle : les pouvoirs municipaux, ou les congrégations religieuses (qui, en plus, négocient entre elles et visent des publics assez précis). Alors, quand on se tourne vers la demande, on voit en effet les familles qui choisissent un type d’école de préférence à une autre, etc. Briand et Chapoulie écrivent (p. 9) : « A partir du XIXe siècle en France et dans les pays comparables, les services d’enseignement constituent un système organisé et différencié dont l’établissement n’est qu’une des composantes, à côté d’autres types d’unités plus larges (réseaux d’établissements, filières d’études, etc.). Ces unités ne sont pas simplement juxtaposées : elles sont liées par un ensemble de relations formelles définies par des réglementations souvent complexes et de relations objectives (comme celles qui résultent de la concurrence pour le recrutement des élèves ou celles qui découlent de la règlementation des études). ».

    L’approche est développée dans deux ouvrages. D’une part, Les collèges du peuple, L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, rédigé avec Jean-Pierre Briand, Paris, CNRS/INRP/Presses de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, 1992 ; et d’autre part un ouvrage plus récent, un maître ouvrage, du seul J.-M. Chapoulie, L’Ecole d’Etat conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010. Pour traiter du mouvement de scolarisation de la France dans les deux derniers siècles, J.-M. Chapoulie s’intéresse aux populations accueillies et aux conditions sociales et culturelles de l’expansion scolaire. Cet objet n’est pas nouveau, certes (voir un article d’Antoine Prost, en 1993[1]). Toutefois, comme l’auteur a cherché à comprendre les politiques scolaires au niveau des activités concrètes aussi bien des pouvoirs locaux ou de la périphérie, que de ceux du centre, du « haut », sa description porte sur des établissements et des enseignants, des administrateurs, etc., qui, au final, parviennent à retenir certaines populations enfantines à l’école pour un temps déterminé. Un temps qui, en outre, ne cesse de s’allonger, car il s’étale jusqu’à l’âge de dix-neuf ans désormais. Comment les institutions et les pratiques scolaires d’« en bas » peuvent à la fois mobiliser des populations entières et, par la suite, augmenter le nombre d’années de leur fréquentation, comment, en d’autres termes, s’effectue l’appropriation progressive du temps de l’enfance par l’école, voilà donc la question posée, dont la réponse exige de ne pas trop se fier à la pure et simple statistique des effectifs scolarisés (c’est une donnée partielle), et de réévaluer des segments peu étudiés, comme l’enseignement primaire supérieur, créé par Guizot en 1833 et relancé sous la Troisième République.

    Sur ces bases, J.-M. Chapoulie, en sociologue, saisissant ainsi l’évolution des durées de scolarisation, comprend les phénomènes de la différenciation sociale, puisque la prolongation de la scolarité ne se produit pas de la même façon et avec les mêmes raisons pour les classes populaires et pour les classes supérieures, de même qu’elle n’est pas identique pour les garçons et les filles.

    C’est dire que, dans ce livre, la question de l’offre scolaire, comme offre de places, construit un véritable paradigme explicatif, qui met en présence les initiatives des acteurs, complémentaires ou concurrentes, suivies jusque dans le fonctionnement quotidien des établissements, avec la politique scolaire nationale et les mouvements d’idées qui la façonnent.

     



    [1]Antoine Prost, « Pour une histoire ‘par en bas’ de la scolarisation républicaine », Histoire de l’éducation, n° 57, 1993, p. 59-74 ; article consacré au livre de Raymond Grey et Patrick J. Harrigan, School, Stat and Society…, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1991.


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  • CHAPITRE 3

     

    LE DEVELOPPEMENT DES INSTITUTIONS SCOLAIRES

    LE ROLE DE L’ETAT

     au XIXe siècle

     

     

    Dans ce chapitre, je me propose de dessiner le schéma des évolutions institutionnelles de la scolarisation. Je me situe ainsi sur le versant de ce que j’ai appelé l’offre d’école, la création de places scolaires. La période concernée est celle que je mentionne ci-dessus, le XIXe siècle jusqu’en 1914, période créatrice de notre enseignement moderne, du moins de ses bases, aussi bien au niveau primaire que secondaire. Mais on ne peut manquer de relier ces évolutions à ce qu’il est convenu d’appeler la « rupture » révolutionnaire, et donc, également, aux prémisses culturelles du XVIIIe siècle.

     

     

    I EVOLUTIONS ET CONFLITS CULTURELS AU XVIIIe  SIECLE

     

    Je maintiens le point de vue adopté dan ce cours, et je commence par décrire les principales évolutions culturelles et sociales qui forment le contexte du développement scolaire à partir du XVIIIe siècle.

     

    a) Evolutions culturelles

    Le lent et continu affaiblissement de la culture religieuse est la première donnée à prendre en compte concernant le XVIIIe siècle. Certes, cet affaiblissement n’affecte pas le domaine de l’éducation publique immédiatement ; et dans les institutions et les pratiques scolaires, l’Eglise conserve, jusqu’à la Révolution au moins, une très grande capacité d’action. Elle reste en fait et en droit l’acteur dominant. En revanche, sur le plan des idées et des mentalités, dans les habitudes de la vie sociale, elle perd régulièrement du terrain. La société en général est prise dans un courant de déchristianisation continu (courant dans lequel on voit d’ailleurs l’une des causes lointaines mais directes de la Révolution). Les gens sont de moins en moins enclins à respecter les obligations religieuses ; on peut dire qu’ils sont moins croyants. Ce phénomène s’observe à plusieurs niveaux, surtout après 1750. Exemples : il y a de moins en moins de candidats à la prêtrise, ce qui entraîne une baisse forte et rapide des effectifs des séminaires ; on achète et on lit de moins en moins de livres religieux (les livres religieux comptaient pour la moitié de la production d’imprimés parisienne à la fin du XVIIe  siècle, puis un tiers en 1720, et seulement un dixième en 1780) ; les gens qui rédigent un testament se dispensent de plus en plus de références religieuses (c’est un historien, Michel Vovelle, qui a étudié ce point dans un livre intitulé Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, 1973), etc.

    Remarque. C’est une question classique de l’histoire moderne que celles des causes antécédentes de la Révolution. Une étude qui a fait date, centrée sur la production littéraire, est celle de Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, Paris, 1933. Le problème a été reposé et l’approche renouvelée par Roger Chartier, dans Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990. Entre l’« intellectuel » de D. Mornet, et le « culturel » de R. Chartier, il y a de grandes différences, parce qu’en particulier Chartier a élargi l’enquête, en interrogeant aussi bien les « idées » que les milieux et les publics où elles circulent,  les sensibilités qui les animent, les pratiques, les usages, et ainsi de suite.

     

    Je reviens sur la question religieuse. Vous savez que, dans la littérature et la philosophie du XVIIIe siècle, se diffusent des conceptions méfiantes et hostiles envers les dogmes religieux. L’Eglise ne peut empêcher que la vision chrétienne du monde, dont elle porte le message et la foi, soit battue en brèche. Si bien que, désormais, deux cultures s’opposent : la culture spirituelle traditionnelle, et, en face, ou à côté d’elle, la culture des savants, des philosophes, des gens de lettres. Quelle est la particularité de cette nouvelle culture, qui se résume dans ce mot de « Lumières », emblème pour toute l’époque elle-même (Enlightment en anglais, et Aufklärung en allemand : toujours le sens d’éclairer l’esprit, de l’affranchir des ténèbres de l’ignorance et de la superstition, si j’ose m’exprimer dans le langage de ce temps… Voyez, au Panthéon, la sépulture de Jean-Jacques Rousseau : une main tenant un flambeau semble sortir du tombeau : c’est la lumière qui émerge de la nuit…) ? C’est que, d’une part, elle affirme la nécessité d’une compréhension rationnelle et expérimentale du monde (de la nature et de la société), et que d’autre part, elle invite chaque individu à exercer son pouvoir de critique à l’encontre des  vérités établies, et des institutions politiques ou ecclésiastiques. C’est pourquoi, comme je viens de le dire, la critique n’épargne pas le texte sacré ni l’idée de révélation d’une existence divine apportée par les prophètes. On voit ici naître l’essentiel des attitudes mentales qui sont propres à la société moderne, et que la Révolution va ériger en règles universelles de pensée et d’action.

    On comprend de là comment se conçoit le rôle nouveau de l’éducation, ou, en tout cas, comment et pourquoi est contestée l’emprise de l’Eglise  sur l’éducation. Dès lors qu’elle peut être soustraire à l’emprise cléricale, l’éducation publique devient le moyen de préparer les individus, futures citoyens, à développer leurs capacités de jugement, à avoir un usage libre de leur raison et des facultés dont la nature les a dotés, tous, en tant que membres de l’espèce humaine. Voilà donc les deux grands piliers de l’idéologie émancipatrice et antireligieuse des Lumières à partir desquelles l’instruction et l’école arrivent au centre de l’idéologie républicaine : la raison et la liberté. La raison est une  puissance de calcul sur la base de l’expérience, une capacité d’établir des règles de justice, donc d’édifier le droit et les lois fondés sur un principe d’égalité (d’où les Droits de l’homme et du citoyen déclarés en 1789). Et, parallèlement, solidairement, la liberté est une condition sine qua non pour disposer de soi-même et user de ses facultés sans être soumis à des contraintes arbitraires. Il y a des centaines de commentaires -  que dis-je ? une bibliothèque entière ! sur ces sujets. Je n’en cite qu’un, classique : Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution, française, 1956 (réédité chez Gallimard).

    En même temps, je l’ai suggéré dans le chapitre précédent, sur le plan des usages culturels quotidiens, la lecture se répand, se « démocratise » pourrait-on dire. Les historiens  évoquent à ce sujet un « règne de l’imprimé ». Je n’y reviens pas ; mais il ne faut pas oublier ces données relatives aux pratiques sociales et culturelles.

     

    b) Problèmes de l’éducation avant la Révolution.

    Ne pas faire de lecture rétrospective de la société et des mœurs du passé. En réalité, à cette époque, la haute société, dirigeante ou influente, ne s’intéresse pas trop à l’enseignement populaire, notamment celui dispensé par les Frères des écoles chrétiennes en direction des pauvres. Il y a même des hommes de lettres (contrairement à certains économistes, qui pensent à l’amélioration de l’agriculture grâce à l’instruction des paysans), des hommes de lettres, donc, qui se montrent tout à fait réservés sur l’utilité d’une telle diffusion de l’instruction aux « classes inférieures ». C’est le cas de Voltaire notamment, qui raille les Frères des écoles chrétiennes, et qui affirme dans une lettre du 19 mars 1766 : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit  ; il n’est pas digne de l’être »[1]. Si l’éducation est une préoccupation dans ces milieux, c’est donc d’abord pour ce qui tient à la formation des élites, qui est prise en charge, nous le savons, essentiellement par les collèges et les sociétés religieuses qui les dirigent.

    La critique des collèges et de la culture scolaire classique est assez fréquente, venant des savants et des philosophes ; en témoigne l’article « Collège » de l’Encyclopédie (1753 ), rédigé par d’Alembert, qui est une charge très virulente contre le latin, contre la rhétorique, et contre les aspects les plus admis et anciens de cet enseignement (je lis : « Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, où  à parler sans rien dire… » : vous voyez le ton !). Ce qui anime d’Alembert bien sûr, c’est le rejet de l’enseignement littéraire, les Belles lettres et la rhétorique au profit d’un enseignement tourné vers les connaissances scientifiques, et le rejet des langues mortes au profit du français et des langues vivantes (dans les collèges, chez les jésuites notamment, les sciences et les mathématiques vont s’introduire peu à peu, mais avec de grandes lenteurs. On peut consulter à ce propos l’ouvrage de F. de Dainville, L’éducation des jésuites.., op. cit., qui comporte une partie et plusieurs articles très détaillés sur cette question).

    Lorsque le pouvoir royal expulse les jésuites (j’ai dit pourquoi au chapitre précédent), et que ceux-ci sont contraints d’abandonner, entre 1762 et 1768, les 106 collèges qu’ils dirigeaient jusqu’alors, ces établissements sont pris en charge par les pouvoirs publics régionaux (les parlements – ce sont des cours de justice, chargés de veiller à l’application des lois). Alors, les magistrats de ces parlements vont s’attacher à réorganiser et réformer les collèges, et, pour ce faire, plusieurs d’entre ces magistrats vont consigner leurs vues dans des ouvrages ad hoc, appelés de fait à un grand succès, et qui vont donc rester des références importantes. C’est ainsi qu’en 1763, le procureur du parlement de Rennes, Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, rédige un ouvrage typique (pour nous), l’Essai  d’éducation nationale ou Plan d’éducation pour la jeunesse – ouvrage qui montre une forte hostilité aux congrégations enseignantes, comme on peut s’y attendre. Il est remarquable, surtout, que ces ouvrages vulgarisent le thème, alors nouveau, de l’ « éducation nationale ». C’est que des auteurs comme La Chalotais veulent transférer la compétence éducative de l’Eglise vers l’Etat, et ce dans un esprit patriotique. La Chalotais écrit ainsi : « Je prétends revendiquer pour la nation une éducation que ne dépende que de l’Etat, parce qu’elle lui appartient essentiellement ». On voit donc là, non pas exactement la naissance, mais du moins la première affirmation sensible d’une volonté de contrôle de l’éducation par l’Etat : tendance à laquelle la Révolution va donner toute sa légitimité, et que le XIXe siècle va faire passer dans les faits. Ce sera le fil conducteur qu’il nous faudra suivre.

     

    c) L’apport de la Révolution

    C’est d’abord, on vient de le constater, un apport politique, au sens où la Révolution a longuement et largement débattu d’« éducation nationale » et d’« instruction publique » (cette dernière expression est plus ancienne que la première, parce qu’elle était déjà utilisée au XVIIe siècle à propos des écoles charitables et des collèges soutenus par les communautés d’habitants et les pouvoirs municipaux). Ces discussions ont eu lieu dans le cadre des assemblées nouvellement instituées, et de Comités réunis dans le cadre de ces assemblées, surtout pendant la période de la Constituante, au début de la Révolution (période de fin de la monarchie), et ensuite sous la Convention (fin 1792-1795, période républicaine : 1792 = l’an I). C’est sous la Convention qu’a été créé le Comité d’instruction publique, à l’intérieur duquel ont été mis en débat des plans de réforme fameux, rédigés – ou seulement présentés - par des personnages non moins fameux, comme Talleyrand, Condorcet ou Robespierre. La trace de ces débats a été conservée et publiée un siècle plus tard par James Guillaume (ce sont les Procès verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative, Paris, 1889 ; et les Procès verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, 6 tomes, Paris, 1881-1907).

    Un recueil des principaux plans exposés et discutés dans ces diverses instances a été composé par Bronislaw Baczko, dans un livre intitulé Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Paris, éditions Garnier, 1882. Les textes sont en version intégrale, ce qui est très précieux pour en prendre connaissance. Pour saisir de façon plus méthodique les principales thématiques des discussions, si importantes pour toute la suite du développement scolaire français jusqu’à nos jours,  il faut lire le livre d’un auteur que j’ai plusieurs fois mis à contribution ici, D. Julia, Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, Editions Belin, 1981. Cet ouvrage présente lui aussi les débats sur la base de très nombreux documents, consignés sous forme d’extraits, le tout ordonné de manière thématique, je l’ai dit. Le tableau est absolument exhaustif, complet, et passionnant à ces titres : une autre prouesse de cet auteur remarquable.

     

    La Révolution française nous intéresse ici parce que, au nom d’un idéal égalitariste et universaliste (ce qui n’était donc pas l’opinion dominante avant cela, on l’a vu), elle a cherché à constituer une école pour tous les enfants sans distinction, donc prise en charge par l’Etat. Globalement, la visée est toujours politique : tous les projets « d’instruction publique » ou « d’éducation nationale », souvent différents et divergents les uns des autres, considèrent cependant l’éducation comme une entreprise nécessaire, et nécessairement organisée par l’Etat,  pour créer les mœurs du peuple, puisqu’il s’agit maintenant d’un peuple de citoyens libres, qui sont détenteurs de la souveraineté, appelés à élaborer leurs lois et à choisir leurs gouvernants.

    La Révolution porte à nouveau les tendances des Lumières : lutte contre les pouvoirs traditionnels de l’Eglise et de la monarchie, exigence que l’éducation soit mise en première ligne du combat contre les tyrannies de l’esprit que sont l’ignorance ou la superstition. Cette éducation libératrice, qui promet comme telle d’épargner à l’intelligence humaine les oppressions qui pourraient la brimer, sera donc rationnelle, et, à ce titre, complète dans son recours aux sciences, y compris les sciences morales. C’est ce qui se fait jour dans l’article « Collèges » de l’Encyclopédie. D’où l’apparition d’un enseignement nouveau, bientôt une matière scolaire distincte : l’éducation civique. Ceci explique aussi l’interdiction des congrégations religieuses enseignantes (qui seront restaurées dans leurs droits peu de temps après, notamment par Bonaparte).

    Parmi les projets qui ont laissé leur empreinte sur toutes les conceptions républicaines pendant un siècle, jusqu’à J. Ferry, et qui, encore aujourd’hui, sont considérés comme des sources majeures de l’école populaire (on entend souvent l’expression « Ecole républicaine » en ce sens), figure évidemment le plan de Condorcet. On peut le lire en entier dans de nombreuses rééditions récentes, dont celle de Baczko que j’ai citée ci-dessus). Je vous en donne un extrait :  

    Condorcet, Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique. Présentés à l’Assemblée nationale, au nom du Comité d’Instruction Publique, les 20 et 21 avril 1792. Reproduit dans B. Baczko,  Une éducation pour la démocratie, op. cit., pp. 177-218. 

     

    « Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ;

    Assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales aux quelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par là établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi :

    Tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et sous ce point de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

    […]

    Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’empire, pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits ; mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi ; mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure. On m’a bien appris dans mon enfance ce que j’avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m’en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.

    Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n’a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables ; mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.

    Ainsi, l’instruction doit être universelle, c'est-à-dire, s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances, ou d’en acquérir de nouvelles.

    Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanées.

    Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail

    […]

    On enseigne, dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même, et jouir de la plénitude de ses droits. Cette instruction servira même à ceux qui profiteront des leçons destinées aux hommes pour les rendre capables des fonctions publiques les plus simples, auxquelles il est bon que tout citoyen puisse être appelé, comme celles de juré, d’officier municipal.

    […]

    on placera une école primaire dans tous les arrondissements où se trouveront des villages éloignés de plus de mille toises d’un endroit qui renferme quatre cents habitants. On enseignera, dans ces écoles, à lire, à écrire, ce qui suppose nécessairement quelques notions grammaticales ; on y joindra les règles de l’arithmétique, des méthodes simples de mesurer exactement un terrain, de toiser un édifice ; une description élémentaire des productions du pays, des procédés de l’agriculture et des arts ; le développement des premières idées morales, et des règles de conduite qui en dérivent ; enfin ceux des principes de l’ordre social qu’on peut mettre à la portée de l’enfance… »

     

    Condorcet est sans doute celui qui a le mieux pensé une instruction publique moderne (Condorcet, pourchassé sous la terreur, mourra avant de monter à l’échafaud). D’après l’idée que l’instruction est le garant de la liberté des peuples, puisque seule l’ignorance rend les individus influençables et « manipulables », comme on dirait aujourd’hui, par des tyrans, Condorcet propose une organisation globale d’un enseignement de niveau primaire, obligatoire pour garçons et filles, à quoi il ajoute aussi d’autres niveaux, secondaires, et y compris ce qui serait pour nous un « post-scolaire » : cours d’adultes, conférences populaires, bibliothèques et musées scolaires.

    La plupart des projets de la Révolution n’eurent pas le temps d’aboutir. En réalité, sur le terrain scolaire, la Révolution a davantage détruit qu’elle n’a construit. Mais il faut quand même retenir une création très significative, en 1795 (projet du 16 décembre 1794 ; lois de février et octobre 1795), sur la base des idéaux évoqués à l’instant, celles des « écoles centrales », destinées à remplacer les collèges, donc à promouvoir un enseignement de type secondaire. C’est, à peu près, ce que Condorcet avait appelé des Instituts. En 1802, il y aura 100 écoles centrales en France (à ne pas confondre avec ce qui est aujourd’hui l’Ecole centrale, au singulier, où se forment les ingénieurs). On voulait en principe ouvrir une école pour 300 000 habitants, mais on jugea ensuite que cela aboutissait à un nombre d’établissements trop élevé.

    En même temps, pour former des professeurs, a été instituée en octobre 1794 une école normale où devaient enseigner les meilleurs savants du pays. Cette école sera vite supprimée, puis recréée : et elle est restée jusqu’à aujourd’hui, malgré de nombreuses difficultés, d’autres suppressions sous tel ou tel régime (quand elle est jugée trop libérale dans ses enseignements), la très prestigieuse Ecole normale supérieure, située dans les années 1840 dans les locaux qu’elle occupe toujours, rue d’Ulm, à Paris.

    Les écoles centrales étaient fondées sur un nouveau plan d’études qui mettait à mal le latin. A la place des classes de grammaire et de rhétorique, on a alors trois section : 1) de 12 à 14 ans, dessin, histoire naturelle, langues anciennes ; 2) 14 à 16 ans, maths, physique, chimie ; 3) après 16 ans, belles lettres, grammaire générale, histoire et législation. La vie et de la mort des écoles centrales est bien relatée dans le livre de F. Ponteil, Histoire de l’enseignement, op. cit., pp. 73-92. Dans ces sections, l’organisation n’est pas celles des classes mais celle de cours autonomes, sur le modèle des facultés, ce qui est une innovation étonnante – à laquelle il faudra renoncer assez vite. Chaque élève était censé suivre les cours en rapport avec ses aptitudes. Durkheim, dans L’évolution pédagogique en France, aura un commentaire très intéressant, assez positif, sur ce système, destiné à palier les inconvénients de la classe homogène.

    Les écoles centrales n’auront qu’un temps et leur existence s’achèvera avec la création des lycées, en 1802 (une date à retenir, j’y reviens ci-dessous). Les lycées vont en outre remettre le latin aux places d’honneur, ensuite de quoi la bourgeoisie, tout au long du XIXe siècle, préfèrera elle aussi les humanités latines et la rhétorique. En fait, pour comprendre la remise à l’honneur du latin, il faut savoir que la société n’avait pas suivi le mouvement des écoles centrales, si bien que les établissements privés, qui conservaient l’ancienne culture latine, l’avaient emporté dans la concurrence.

     

     

    II ) LE XIXe SIECLE : LE ROLE DE L’ETAT

     

    A) L’enseignement secondaire

     

    1)  La création des lycées et de l’« Université Impériale »

    C’est la loi Fourcroy du 1er mai 1802 qui, à la place des écoles centrales, institue des « écoles secondaires » et des « lycées ». Les premières sont intermédiaires entre les écoles primaires et les lycées, et elles sont ouvertes par les communes ou des particuliers dans les communes. Le lycée admet une série littéraire et une série mathématiques ; mais la première est beaucoup plus importante que la seconde ; elle offre latin et français pendant trois ans, puis deux ans de Belles lettres. 

    Sous l’Empire (je rappelle que Bonaparte, auparavant Premier Consul, est sacré Empereur en 1804), se produit une création capitale, qui révèle la volonté et les nouvelles prérogatives de l’Etat, dans l’esprit de la centralisation typique de la tradition française issue de la Révolution (et même de l’Ancien Régime). C’est, par la loi du 10 mai 1806, la création de ce qui se nomme l’Université Impériale, donc aussi d’un corps d’enseignants fonctionnaires. Ce mot d’Université correspond à ce que nous appelons « éducation nationale » (expression adoptée en 1932, et qui remplace alors « instruction publique »), sauf que l’Etat napoléonien lui octroie le monopole de l’instruction publique secondaire (le primaire n’est pas concerné au même titre). L’Université est ainsi définie comme « un corps exclusivement chargé de l’enseignement et de l’éducation publics dans tout l’Empire » (art. 1) ; et c’est le décret du 17 mars 1808 qui se charge de l’organiser, en prévoyant qu’elle sera dirigée par un Grand Maître, directement soumis au pouvoir politique, parce que nommé par l’Empereur. L’Université est donc dotée d’une unité que réalisent sa structure (avec des académies, des recteurs, des inspecteurs d’académie…), ses grades (le baccalauréat, la licence : le baccalauréat est donc créé ou plutôt recréé en 1808), ainsi que son système de formation et de recrutement (école normale supérieure, agrégation). A travers l’Université, il s’agit donc bien du contrôle de l’Etat sur l’instruction publique (secondaire avant tout, je viens de le dire, et réservée par là même à la formation des élites et des futurs cadres de l’Etat), et Napoléon y voit clairement le gage de l’unité morale de la nation.

     

    2) Problèmes de l’enseignement secondaire au XIXe  siècle (enseignement des notables, je le répète : nous sommes encore très loin d’un enseignement secondaire accessible à tous les enfants : à peine 5000 élèves, garçons, sont concernés sous l’Empire ; e t il y a alors un lycée pour trois départements).

    a) Qu’est-ce qui caractérise le lycée du premier XIXe  siècle ?  Pour répondre à cette question, je vais là aussi, faute de place, me contenter du minimum. Pour compléter, voyez l’ouvrage (pour ne citer que celui-là) d’Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968. Dans la collection « La vie quotidienne », chez Hachette, il y a aussi, de Paul Gerbod,  un savoureux La vie quotidienne dans les lycées et collèges au XIXe siècle, paru en 1968.

    - Au niveau de la culture scolaire, j’y ai insisté, c’est le retour des humanités classiques (avec latin et rhétorique comme buts suprêmes), qui signe la fin de l’expérience des écoles centrales, d’inspiration encyclopédique. Les sciences ne vont s’enseigner que dans certains secteurs, comme les classes préparatoires, les « écoles du gouvernement » (les ancêtres des écoles d’ingénieurs, il s’agit au départ des ingénieurs militaires : voir l’école Polytechnique), et, plus tard, dans certaines sections de l’enseignement secondaire. - je vais y revenir ci-dessous. Les langues vivantes vont s’introduire peu à peu elles aussi, mais peineront à trouver des professeurs de bon niveau.

    - Au niveau de l’organisation, le lycée est un établissement fermé, qui comporte un internat. S’affirme à nouveau une volonté d’emprise éducative globale (question posée au début de ce cours). Inutile de préciser que la discipline des lycées est extrêmement rigoureuse. Elle comporte de très nombreuses règles sévères, assorties de punitions en cas d’infraction, et, parmi ces punitions, il y a même des séjours au cachot ! Le cachot fera encore peur un siècle plus tard, alors qu’il aura été supprimé (je ne résiste pas au plaisir de vous signaler le roman autobiographique de Marcel Pagnol, Le temps des secrets (1960), troisième volume de ses Souvenirs d’enfance, après La gloire de mon père et Le château de ma mère… C’est un excellent témoignage sur le lycée d’avant la guerre de 1914 et c’est, en plus, drôlissime. A lire absolument !). Le lycée de la période napoléonienne, pour y revenir, est fortement militarisé si l’on peut dire. L’expression de « lycée-caserne » vient de là. Les élèves sont regroupés dans des « compagnies », ils exécutent les mouvements collectifs au son du tambour, au réfectoire on leur lit les bulletins de la Grande armée, etc.

    - Au niveau pédagogique, à l’instar de la tradition jésuite, le travail est partagé entre deux types d’activités : chaque jour, d’une part, deux fois deux heures de « classe », en présence d’un  professeur - qui explique la grammaire, les textes à étudier, etc., et surtout qui dicte les devoirs à faire et qui corrige les devoirs faits ; et, d’autre part, dès le matin, avant la « classe », entre les deux classes et le soir après la dernière, des heures « d’études » dans des  salles spéciales (on dirait aujourd’hui « études dirigées »), pour que les élèves y effectuent les nombreux devoirs écrits, apprennent par cœur les leçons, etc. Les études sont surveillées – et les devoirs contrôlés - par un « maître d’étude » - qu’on appellera « maître répétiteur » en 1853, et qui n’appartient pas à la même catégorie professionnelle que les professeurs ; c’est le fameux « pion » !, Importance majeure du travail personnel donc, puisque le volume horaire y est le plus grand - c’est ce qui a été aboli au XXe siècle… Personne ne s’étonnera si je dis que  certains témoignages nous révèlent que les études se passent parfois dans une atmosphère un peu paresseuse, quand il ne s’agit pas d’un joyeux foutoir ! Sur les pions, je recommande cette fois la lecture du roman d’Alphonse Daudet, Le petit chose (1868), qui donne un portrait réaliste et touchant d’un de ces maîtres répétiteurs, dont la condition était souvent pénible, car il s’agissait de très jeunes gens, qui avaient beaucoup de mal à imposer leur autorité aux élèves.

    - Il faut retenir deux autres caractéristiques fondamentales pour apprécier la manière dont les choses vont évoluer. D’abord les lycées sont payants (mais il existe pour les familles démunies un système de bourses qu’on obtient par concours) ; d’autre part le lycée comporte des classes primaires, les « petites classes » - du « petit lycée » -, si bien que le lycée est à lui seul un système dont les élèves ne sont jamais mélangés avec ceux de l’école communale, l’école populaire. Evidemment, tout au long du XIXe siècle, les effectifs de l’enseignement secondaire restent très réduits. Et on compte un lycée pour trois départements environ sous l’Empire -  mais quatre lycées à Paris. Est donc accueillie une petite minorité d’enfants : 2 à 3% d’une classe d’âge (les garçons, encore une fois).

    - Au niveau du statut, le nouvel établissement est placé sous le contrôle de l’État. Mais il peut y avoir des ecclésiastiques dans le personnel. En 1802, pour écarter les ecclésiastiques, on a imposé d’être ou d’avoir été marié pour exercer les fonctions de proviseur et de censeur, mais pas pour celles de professeur ; puis, en 1808, on a imposé l’inverse : le célibat ; et sous la Restauration, les ecclésiastiques vont entrer en force dans les établissements. Le contrôle de l’Etat est en outre plus… qu’un contrôle, puisque, dans le cadre Impérial, et ceci se maintiendra après Napoléon, (chute de l’Empire : Waterloo, 1815), l’Université, je l’ai dit, détient le monopole de l’enseignement secondaire. Les associations et les personnels privés, les congrégations religieuses sont donc, non pas interdites mais très limitées dans leur capacité à ouvrir et diriger des établissements de ce type. Il y a là une source de conflit très grave entre l’Etat et l’Eglise. Souvenez-vous, j’y ai fait allusion plus haut également, qu’à côté des lycées d’Etat des grandes villes, il y a, dans d’autres villes, des établissements communaux proposant les mêmes études, et qu’on appelle « écoles secondaires », éventuellement tenues par des particuliers, où l’on enseigne le latin, le français, un peu de mathématiques, de géographie et d’histoire.

     

    b) Comment ces caractères vont-ils se transformer ?

    - Au niveau de la culture scolaire, la prédominance des Belles lettres et du latin va être progressivement entamée. Dès 1802, on prévoit un enseignement précoce des mathématiques, dans le but de préparer certains élèves aux concours d’admission de l’École polytechnique et de quelques autres « écoles spéciales » (les « écoles du gouvernement » dont j’ai parlé plus haut ; ce sont grosso modo des écoles d’ingénieurs). Ensuite, sous les régimes monarchiques qui succèdent à l’Empire, alors que les lycées sont rebaptisés « collèges royaux », il faut bien moderniser le cursus et l’adapter aux exigences du temps, puisque certains élèves de la bourgeoisie se destinent aux professions de l’industrie et du commerce. Les sciences s’introduisent donc peu à peu, sous forme de cours « spéciaux », supplémentaires. Puis sous le second Empire, en 1852, Hippolyte Fortoul, ministre de Napoléon III, réorganise les études en deux sections, une des lettres, et une des sciences où l’on peut entrer après la classe de quatrième. C’est le système dit de la « bifurcation ». Mais cette bifurcation est abandonnée quelques années plus tard, en 1865, par Victor Duruy (autre ministre important du second Empire). Cependant, en 1865, Duruy institue, à côté d’un secondaire classique rétabli, un enseignement secondaire en français, à la fois moderne, pratique et adapté aux activités locales, sous le nom d’ « enseignement secondaire spécial », quatre années à partir de la sixième.

    Sous la Troisième République, en 1880, le latin est supprimé des classes élémentaires des lycées (8e et 7e), le début des études grecques est repoussé à la quatrième et les langues anciennes doivent céder une partie de leurs heures d’enseignement aux matières modernes (sciences, langues vivantes, histoire et géographie, français). En même temps, on reproche à la pédagogie d’insister trop sur la mémoire, l’apprentissage mécanique, et pas assez sur l’intelligence. Question clef de la pédagogie, j’aurai l’occasion d’en examiner les fondements et les conséquences. La finalité même des études est remise en cause, étant donné leur inadaptation au monde moderne

    Une grande enquête parlementaire,  menée en 1899 sur la crise de l’enseignement secondaire débouche sur la grande réforme de 1902, une des réformes les plus importantes de notre histoire scolaire, qui met en œuvre une refondation complète de ce niveau. Les études sont divisées en sections mises sur un pied d’égalité, qu’elles soient classiques (latin-grec) ou modernes (sciences). La réforme instaure en effet, à partir de la classe de seconde, d’une part une section avec latin et sciences parmi ses trois sections classiques, et d’autre part une section moderne avec des langues et des sciences. Les réformateurs les plus enthousiastes défendent alors ce qui apparaît comme des « humanités modernes ». Cette ouverture des études peut toutefois être interprétée soit comme une manière de réserver les études classiques, littéraires, aux meilleurs élèves (c’est l’inverse aujourd’hui puisque la sélection joue en faveur des maths et des sciences), soit comme un début de démocratisation de l’enseignement secondaire.

    - Au niveau de l’organisation, l’internat est la forme préférée tout au long du siècle, mais à partir des années 1880 les pensionnats publics perdent des élèves – un phénomène qui n’affecte pas les écoles ecclésiastiques. La crise de l’internat menace l’équilibre financier des lycées, au moment même où les répétiteurs connaissent, comme les autres personnels modestes des établissements secondaires, une amélioration sensible de leurs conditions de rémunération et de travail, grâce à un effort financier inédit.

    - Au niveau pédagogique, on entre aussi dans la manière moderne avec la réforme de 1902, qui impose (ce sera difficile) l’heure de cours à la place de la « classe » de deux heures. Dans le même temps, on promeut des méthodes pédagogiques nouvelles qui insistent sur l’observation, l’expérience, sur l’intelligence et l’initiative de l’élève. Mais les professeurs n’apprécient pas une évolution générale qui tend à réduire la différence entre leurs fonctions et celles des répétiteurs, ceux-ci étant dispensés de la surveillance des internes et étant en plus désormais associés pour partie à l’enseignement : car avec le déclin de l’internat, le répétitorat a perdu sa nécessité.

    - Au niveau du statut, on l’aura sans doute compris d’après ce qui précède, le monopole universitaire est supprimé en 1850 par la fameuse loi Falloux (15 mars). On est sous la Seconde République, dont le premier président est Louis-Napoléon, qui deviendra Napoléon III après avoir instauré le second Empire en 1852. Cette loi Falloux, qui satisfait une grande revendication des catholiques, libère l’enseignement privé au profit des établissements ecclésiastiques.

    - Autre donnée importante, pour le moins. Après l’instauration de la Troisième République (le second Empire chute en 1870), une loi de Camille Sée (1880), crée des établissements publics d’enseignement secondaire de jeunes filles, qui proposent eux aussi un enseignement général sans latin, mais aussi sans baccalauréat, ce qui réserve donc aux garçons l’enseignement classique et l’accès aux études supérieures. Des cours secondaires pour jeunes filles avaient  été créées en 1867. Mis à part cela, de nombreuses pensions privées, souvent catholiques, accueillaient les jeunes filles de la bourgeoisie. Ce nouvel enseignement concurrence donc l’enseignement catholique en matière d’éducation féminine, et il met en jeu la question alors très sensible de la place de la femme dans la société. Cet enseignement féminin autonome durera jusqu’en 1924, date où ses programmes et son corps enseignant seront assimilés à ceux de l’enseignement masculin. 

     



    [1] Cité par Félix Ponteil, Histoire de l’enseignement, 1789-1965, Paris, éditions Sirey, 1966, p. 37.


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    (Suite du chapitre III, Partie II : LE XIXe SIECLE : LE ROLE DE L’ETAT)

     

    B) L’enseignement primaire

     

    Dans cette partie, comme dans les précédentes, j’aborde un sujet très connu, et je me tiens aux données de base, ce qui, je l’avoue, me procure l’impression désagréable d’une relative inutilité de mon exposé,  puisque je ne livre qu’un minimum d’information et que je ne fais que redire des choses qu’on trouve dans quantité d’ouvrages très accessibles… Disons que mon but est de vous permettre d’aller plus vite à l’essentiel, quitte à compenser mon insuffisance, comme à l’ordinaire, par quelques conseils bibliographiques complémentaires.

     

    1) Avant J. Ferry

    La Révolution avait supprimé les congrégations enseignantes, mais, pour la première fois, elle avait projeté d’édifier une école « pour tous » (ce n’est pas une expression de l’époque bien sûr), qui devait être une école gratuite. En adoptant d’ailleurs, par un vote de la Convention en décembre 1792, la formule  d’« écoles primaires », au sens d’un premier degré, on avait alors imaginé une école placée sous la tutelle de l’État avec des maîtres et des programmes laïcisés. Mais, je l’ai signalé, ces projets et ces promesses n’entrèrent pas dans les faits, si bien que  les anciennes « petites écoles » furent relancées et à nouveau soutenues après 1795. Ensuite Napoléon remit les Frères des écoles chrétiennes en honneur, tout en plaçant les écoles communales, où enseignaient aussi bien des frères que des instituteurs laïques, sous le monopole de l’État.

    Ce sont donc les régimes monarchiques du XIXe siècle, puis la Seconde République et le second Empire qui ont véritablement construit l’école primaire d’Etat, « publique » ou « nationale », en fournissant tous les efforts indispensables, à commencer par les efforts financiers.

    - Sous la Restauration, l’ordonnance du 29 février 1816 impose aux communes le soin de pourvoir à l’instruction primaire des enfants. Toute commune est incitée à ouvrir une école. Un diplôme est exigé des maîtres d’école, publics et privés (qui sont encore très souvent de pauvres hères sachant tout juste ce qu’ils doivent enseigner aux enfants) : c’est le brevet de capacité, qui comporte plusieurs degrés, trois à l’origine, deux plus tard. Est prévue aussi la création d’écoles modèles pour assurer la formation par un contact avec des maîtres chevronnés.

    - Sous la monarchie de Juillet (Louis-Philippe monte sur le trône en 1830), la loi Guizot du 28 juin 1833, est une des lois scolaires les plus importantes de ce siècle, car elle fait obligation aux communes, éventuellement en se réunissant, d’ouvrir une école primaire élémentaire de garçons. Les communes doivent entretenir un local et verser un traitement fixe à l’instituteur, traitement, très modeste, qui s’ajoutera donc à la rétribution payée  par les  parents. Il n’y a pas d’obligation pour les familles d’envoyer les enfants à l’école, mais c’est bien une obligation pour les communes d’offrir une école aux familles qui le souhaitent – et qui peuvent payer, donc une première loi d’obligation malgré tout ;  et c’est à ce titre qu’elle est très importante. On peut la considérer comme un déclencheur de la conquête scolaire de la France par l’Etat.

    Le livre dans lequel vous pourrez trouver tout le détail des débats et des lois de cette période, livre ancien et rare mais qui vous attend  dans les bonnes bibliothèques, c’et celui de Maurice Gontard, L’enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot (1789-1833), Paris, Lyon, Les Belles Lettres, sd.

    Et les filles ? Elles devront attendre à peu près 20 ans pour bénéficier d’une telle obligation communale (bien moins ambitieuse cependant). Il existe des écoles de filles, bien sûr, lorsque les communes ou des particuliers en veulent et les ouvrent. Et dans d’autres cas, les filles sont accueillies dans les écoles de garçons, qui deviennent alors des écoles mixtes. Celles-ci  sont simplement tolérées, à condition que les filles ne soient jamais mélangées avec les garçons (c’est une très vieille interdiction de l’Eglise), si ben qu’on sépare soigneusement les deux sexes en installant au milieu de la salle de petites cloisons dites « séparatives », obligatoires, je le répète, d’1 mètre de hauteur environ (je précise qu’une école c’est le plus souvent une seule salle, plus ou moins adaptée : n’oubliez pas que la majorité des communes françaises sont à la campagne !).

    Je reviens aux garçons. Avec la loi Guizot, la scolarité est toujours payante ;  mais, pour les enfants pauvres  (un élève sur trois) on institue des « liste d’indigents », sur lesquelles les inscrits auront droit à la gratuité. Ces listes sont établies par les maires et les conseillers municipaux. Dans les faits, on s’en doute, les « pauvres » ne sont pas forcément ceux qui ont le plus envie de suivre une scolarité…

    La loi Guizot instaure en plus de cela un niveau « primaire supérieur », pour les enfants qui souhaitent prolonger l’école primaire, et aussi parce que l’activité économique (l’industrie naissante, le commerce…) recherche de plus en plus des individus mieux instruits. Ce sont les communes de 6 000 habitants au moins qui sont tenues, de même que tous les chefs-lieux de département, d’ouvrir ces écoles primaires supérieures (EPS). Ces écoles seront vite délaissées, à part dans quelques grandes villes, faute d’élèves en nombre suffisant. Certaines subsisteront en se transformant en classes annexées à un collège communal ; et elles seront relancées sous la Troisième République, avec cette fois un très grand succès, jusqu’au milieu du XXe siècle.

    Avec Guizot, l’État s’engage aussi, logiquement, dans la formation des instituteurs. On exige en effet que chaque département entretienne une école normale de garçons (quelques dizaines ont été crées avant cela, la première en 1810, à Strasbourg). Souvent les conservateurs montreront beaucoup d’hostilité à ces institutions, craignant que les jeunes gens y soient influencés  par des idées antireligieuses.

    Et pour achever le système, l’Etat crée aussi en 1835 un corps d’inspection primaire. Il y a bientôt un inspecteur par département, qui a certes un rôle de contrôle des écoles (fonction également dévolue au maire et au curé du village), mais qui endosse aussi une fonction plus pédagogique, de conseil et de prescription sur les manières de faire la classe. Peu après, sont mises en place des  conférences pédagogiques pour les maîtres en exercice. Vous voyez en conclusion qu’avec Guizot, le système éducatif moderne est né (et que sont ainsi posées toutes les bases d’une véritable culture professionnelle de l’enseignement primaire).

    Guizot voit au total dans l’instruction  un moyen de garantir la stabilité de l’État monarchique. Il confie par conséquent aux instituteurs la « mission », politique si l’on peut dire, de former des citoyens raisonnables et respectueux de l’ordre. C’est pourquoi il prend soin de s’adresser directement par lettre aux maîtres d’école afin de leur expliquer sa loi. C’est une grande première, car la corporation des instituteurs, assez misérable jusqu’à cette époque, n’avait jamais été traitée avec autant d’égards. Voici un extrait de cette lettre, une pièce majeure dans la mémoire de l’enseignement primaire :

    .

    François Guizot, Circulaire du Ministre de l’Instruction publique aux Instituteurs, relative à l’exécution de la loi du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire.

     

    Monsieur l’Instituteur,

    je vous transmets la loi du 28 juin dernier sur l'instruction primaire, ainsi que l'exposé des motifs qui l'accompagnait lorsque, d'après les ordres du Roi, j'ai eu l'honneur de la présenter, le 2 janvier dernier, à la Chambre des députés.

    Cette loi, monsieur, est vraiment la charte de l'instruction primaire ; c'est pourquoi je désire qu'elle parvienne directement à la connaissance et demeure en la possession de tout instituteur. Si vous l'étudiez avec soin, si vous méditez attentivement ses dispositions ainsi que les motifs qui en développent l'esprit, vous êtes assuré de bien connaître vos devoirs et vos droits, et la situation nouvelle que vous destinent nos institutions.

    Ne vous y trompez pas, monsieur : bien que la carrière de l'instituteur primaire soit sans éclat, bien que ses soins et ses jours doivent le plus souvent se consumer dans l'enceinte d'une commune, ses travaux intéressent la société tout entière, et sa profession participe de l'importance des fonctions publiques. Ce n'est pas pour la commune seulement et dans un intérêt purement local que la loi veut que tous les Français acquièrent, s'il est possible, les connaissances indispensables à la vie sociale, et sans lesquelles l'intelligence languit et quelquefois s'abrutit : c'est aussi pour l'État lui-même et dans l'intérêt public ; c'est parce que la liberté n'est assurée et régulière que chez un peuple assez éclairé pour écouter en toute circonstance la voix de la raison. L'instruction primaire universelle est désormais une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale. Comme tout, dans les principes de notre gouvernement, est vrai et raisonnable, développer l'intelligence, propager les lumières, c'est assurer l'empire et la durée de la monarchie constitutionnelle.

    Pénétrez vous donc, Monsieur, de l’importance de votre mission ; que son utilité vous soit toujours présente dans les travaux assidus qu’elle vous impose. Vous le voyez, la législation et le gouvernement se sont efforcés d’améliorer la condition et d’assurer l’avenir des instituteurs. D’abord, le libre exercice de leur profession dans tout le royaume leur est garanti, et le droit d’enseigner ne peut être ni refusé, ni retiré à celui qui se montre capable et digne d’une telle mission. Chaque commune doit en outre ouvrir un asile à l’instruction primaire. A chaque école communale, un maître est promis. A chaque instituteur communal, un traitement fixe est assuré. Une rétribution  spéciale et variable vient l’accroître. […]. Par l’institution des caisses d’épargne, des ressources sont préparées à la vieillesse des maîtres. Dès leur jeunesse, la dispense du service militaire leur prouve la sollicitude qu’ils inspirent à la société. Dans leurs fonctions, ils ne sont soumis qu’à des autorités éclairées et désintéressées. Leur existence est mise à l’abri de l’arbitraire et de la persécution. Enfin l’approbation de leurs supérieurs légitimes encouragera leur bonne conduite et constatera leurs succès…

    […]

    Toutefois, monsieur, je ne l’ignore point : la prévoyance de la loi, les ressources dont le pouvoir dispose ne réussiront jamais à rendre la simple profession d’instituteur communal aussi attrayante qu’elle est utile. La société ne saurait rendre  à celui qui s’y consacre tout ce qu’il fait pour elle. Il n’y a point de fortune à faire, il n’y a guère de renommée à acquérir dans les obligations pénibles qu’il accomplit. Destiné à voir sa vie s’écouler dans un travail monotone, quelquefois même à rencontrer autour de lui l’injustice ou l’ingratitude de l’ignorance, il s’attristerait souvent et succomberait peut-être s’il ne puisait sa force et son courage ailleurs que dans les perspectives d’un intérêt immédiat et purement personnel. Il faut qu’u sentent profond de l’importance morale de ses travaux le soutienne et l’anime ; que l’austère plaisir d’avoir servi les hommes et secrètement contribué au bien public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience. C’est sa gloire de ne prétendre à rien au-delà de son obscure et laborieuse condition, de s’épuiser en sacrifices à peine comptés à ceux qui en profitent, de travailler enfin pour els hommes et de n’attendre sa récompense que de Dieu.

    Aussi voit-on que, partout où l'enseignement primaire a prospéré, une pensée religieuse s'est unie, dans ceux qui le répandent, au goût des lumières et de l'instruction. Puissiez-vous, monsieur, trouver dans de telles espérances, dans ces croyances dignes d'un esprit sain et d'un cœur pur, une satisfaction et une constance que peut-être la raison seule et le seul patriotisme ne vous donneraient pas !

    C'est ainsi que les devoirs nombreux et divers qui vous sont réservés vous paraîtront plus faciles, plus doux et prendront sur vous plus d'empire. Il doit m'être permis, monsieur, de vous les rappeler. Désormais, en devenant instituteur communal, vous appartenez à l'instruction publique ; le titre que vous portez, conféré par le ministre, est placé sous sa sauvegarde. L'Université vous réclame ; en même temps qu'elle vous surveille, elle vous protège et vous admet à quelques-uns des droits qui font de l'enseignement une sorte de magistrature. Mais le nouveau caractère qui vous est donné m'autorise à vous retracer les engagements que vous contractez en le recevant. Mon droit ne se borne pas à vous rappeler les dispositions des lois et règlements que vous devez scrupuleusement observer, c'est mon devoir d'établir et de maintenir les principes qui doivent servir de règle morale à la conduite de l'instituteur, et dont la violation compromettrait la dignité du corps auquel il pourra appartenir désormais. Il ne suffit pas, en effet, de respecter le texte des lois ; l'intérêt seul y pourrait contraindre, car elles se vengent de celui qui les enfreint ; il faut encore et surtout prouver par sa conduite qu'on a compris la raison morale des lois, qu'on accepte volontairement et de cœur l'ordre qu'elles ont pour but de maintenir, et qu'à défaut de l'autorité on trouverait dans sa conscience une puissance sainte comme les lois et non moins impérieuse.

    Les premiers de vos devoirs, monsieur, sont envers les enfants confiés à vos soins. L'instituteur est appelé par le père de famille au partage de son autorité naturelle ; il doit l'exercer avec la même vigilance et presque avec la même tendresse. Non seulement la vie et la santé des enfants sont remises à sa garde, mais l'éducation de leur cœur et de leur intelligence dépend de lui presque tout entière. En ce qui concerne l'enseignement proprement dit, rien ne vous manquera de ce qui peut vous guider. Non seulement une École normale vous donnera des leçons et des exemples ; non seulement les comités s'attacheront à vous transmettre des instructions utiles, mais encore l'Université même se maintiendra avec vous en constante communication. Le Roi a bien voulu approuver la publication d'un journal spécialement destiné à l'enseignement primaire. Je veillerai à ce que le Manuel général répande partout, avec les actes officiels qui vous intéressent, la connaissance des méthodes sûres, des tentatives heureuses, les notions pratiques que réclament les écoles, la comparaison des résultats obtenus en France ou à l'étranger, enfin tout ce qui peut diriger le zèle, faciliter le succès, entretenir l'émulation.

    Mais quant à l'éducation morale, c'est en vous surtout, monsieur, que je me fie. Rien ne peut suppléer en vous la volonté de bien faire. Vous n'ignorez pas que c'est là, sans aucun doute, la plus importante et la plus difficile partie de votre mission. Vous n'ignorez pas qu'en vous confiant un enfant, chaque famille vous demande de lui rendre un honnête homme et le pays un bon citoyen. Vous le savez : les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l'enfance pourraient lui devenir funestes si elles ne s'adressaient qu'à son intelligence. Que l'instituteur ne craigne donc pas d'entreprendre sur les droits des familles en donnant ses premiers soins à la culture intérieure de l'âme de ses élèves. Autant il doit se garder d'ouvrir son école à l'esprit de secte ou de parti, et de nourrir les enfants dans des doctrines religieuses ou politiques qui les mettent pour ainsi dire en révolte contre l'autorité des conseils domestiques, autant il doit s'élever au-dessus des querelles passagères qui agitent la société, pour s'appliquer sans cesse à propager, à affermir ces principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l'ordre universel est en péril, et à jeter profondément dans de jeunes cœurs ces semences de vertu et d'honneur que l'âge et les passions n'étoufferont point. La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l'autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu'il s'attachera à développer. Jamais, par sa conversation ou son exemple, il ne risquera d'ébranler chez les enfants la vénération due au bien ; jamais, par des paroles de haine ou de vengeance, il ne les disposera à ces préventions aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies au sein de la même nation. La paix et la concorde qu'il maintiendra dans son école doivent, s'il est possible, préparer le calme et l'union des générations à venir.

    […]

     

     

    - Sous la seconde République, la loi Falloux du 15 mars 1850 favorise l’Eglise, qui est massivement introduite dans les rouages de l’administration scolaire. Cette loi associe en effet le clergé à toutes les instances de surveillance et de contrôle. Paradoxalement (pour nous) cette volonté de mettre « Dieu dans l’éducation » explique le soutien accordé à la scolarisation des filles, qui avait été un peu laissée de côté sous Guizot. C’est à ce moment que la loi impose à toutes les communes de 800 habitants au moins d’ouvrir des écoles de filles, ce qui en réalité encourage les congrégations religieuses féminines, qui sont nombreuses (les sœurs enseignantes sont dispensées de brevet de capacité : c’est la congrégation à laquelle elles appartiennent qui garantit leur niveau intellectuel, niveau qui n’a pas été aussi faible qu’on l’a souvent prétendu dans le camp laïque). Du coup, des écoles normales de filles ouvrent dans plusieurs départements.

    - Sous le second Empire, en 1864, Victor Duruy, autre ministre très important, impose une école de filles dans les communes à partir de 500 habitants. La scolarisation des filles commence à donc à rattraper celle des garçons, quoique les filles soient plus souvent que les garçons scolarisées par les congrégations religieuses (ce qui en r »alité contente les familles).

    A partir de 1864, on développe la gratuité, et on déploie des efforts importants pour mieux organiser le temps scolaire.

    Si on regarde les chiffres (j’en donnerai prochainement, mais on peut se reporter à un graphique d’A. Prost, dans L’enseignement en France…, op. cit., p. 205, qui commence à 1850), on s’aperçoit cependant que, durant la première moitié du XIXe siècle et au delà, la scolarisation, qui, certes, progresse, se heurte néanmoins à certaines limites. D’abord les enfants qui vont à l’école ne la fréquentent pas longtemps, et pas régulièrement. Ensuite les inégalités régionales subsistent de part et d’autre de la ligne Saint-Malo/Genève, ce qui révèle une demande d’instruction encore assez faible ou hésitante, de la part des populations au Sud de cette ligne ; on a d’ailleurs de nombreux témoignages d’instituteurs qui se plaignent d’une telle situation.

     

    La pédagogie commence aussi à se moderniser, car on expérimente des règlementations, et notamment on encourage de plus en plus ce qu’on appelle l’enseignement simultané, issu des Frères des écoles chrétiennes. Guizot l’avait déjà recommandé ; et, en 1832, commençait à paraître le Manuel général de l’instruction primaire, mensuel chargé de diffuser auprès des enseignants les orientations de la politique scolaire. Je reviendrai plus loin sur cette question, mais je rappelle (voir chapitre I, Partie II, séance 4), que « simultané » désigne la pratique comparable à celle des collèges, où les exercices sollicitent tous les élèves en même temps, au lieu que le maître fasse venir chaque élève l’un après l’autre auprès de lui, comme ferait une sorte de précepteur. En d’autres termes, se généralise le modèle qui nous est si familier : celui de la classe de niveau où les élèves, qui ont le même âge, sont au même point d’avancement, écoutent la leçon et font les exercices en même temps. Si on regarde les images que certains peintres nous ont transmises (j’en ai déjà parlé et je vous suggère d’en chercher sur Internet), on s’aperçoit que, dans les petites écoles de l’Ancien Régime, et encore dans les écoles communales des campagnes au milieu du XIXe siècle, on est dans un tout autre contexte pédagogique, celui du le mode « individuel ». Il règne en effet dans les écoles ce qui serait pour nous un grand désordre. Pas de rangées, pas d’alignement (quasiment pas de mobilier, en outre), avec des élèves placés un peu n’importe où dans la salle et qui s’occupent comme ils peuvent, avec un livre si on leur en a donné un... Bref, rien qui ressemble à l’organisation très rigoureuse, avec une stricte la discipline, à quoi on parvient à partir de Guizot et ensuite sous la Troisième République.

    Avec Duruy, on introduit en conséquence les divisions modernes : « cours élémentaire », « cours moyen » et « cours supérieur », et ce d’abord à Paris, par suite de l’action réformatrice d’un recteur, connu aussi pour avoir organisé, avant l’époque de Jules Ferry, le certificat d’études : Octave Gréard. Le cours préparatoire sera introduit plus tard, après la guerre de 1914.

    Je ne dis rien ici de l’école maternelle et des « sections enfantines » internes aux écoles primaires … Sachez juste que la prise en charge scolaire des petits est aussi organisée plus tard, par la Troisième République, sur la base des anciennes « salles d’asile » qui sont encore en vigueur sous le second Empire. Il existe sur ce sujet un livre très documenté et complet, celui de Jean-Noël Luc,  L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, 1997.

    La  culture pédagogique et professionnelle du « primaire », à la suite de Guizot, continue donc son développement et sa diffusion. Les programmes s’enrichissent également (avec parfois des reculs comme sous la loi Falloux) ; on dépasse peu à peu les rudiments et on introduit de nouveaux contenus et de nouveaux exercices. La dictée commence son règne, arrivent les problèmes sur le système métrique, à côté de l’histoire, de la géographie, des sciences, du dessin, etc., toutes disciplines scolaires orientées dans le sens d’un enseignement « utilitaire », c’est-à-dire, si possible, utilisable dans la vie courante (le thème contemporain du « sens des savoirs », en quelque sorte).

     

    2) Le moment républicain : J. Ferry et ses suites.

    a) Les grandes lois et leur signification

    Quand Jules Ferry arrive au ministère, alors que les progrès dont je viens de parler ont déjà été accomplis, alors que l’instruction primaire  accueille plus de 60% des garçons jusqu’à 10-11 ans, on constate que les congrégations religieuses scolarisent 20 % des garçons, mais encore 56 % des filles. Au total, 8 élèves sur 10 fréquentent des écoles publiques qui accueillent gratuitement près de la moitié de leurs effectifs. Il faut donc bien voir que,  sous la Troisième République, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le ministère Ferry ne crée pas de toutes pièces l’instruction publique du peuple, il ne déclenche pas le processus de la scolarisation dont on vient de voir qu’il se développe fortement depuis longtemps. En revanche, Jules Ferry donne à l’école primaire publique son visage moderne, une école qui, dans le cadre de la: gratuité, de l’obligation et de la laïcité (voir ci-dessous), se propose surtout de transmettre une culture scolaire réglée sur un modèle encyclopédique, et soucieuse, en outre, de préserver une identité national. Voici les dates :

    - 1881 (16 juin) loi sur la gratuité des écoles primaires publiques. Cette loi réorganise aussi les écoles primaires supérieures (EPS) ; elle installe parallèlement des cours complémentaires (C.C.) annexés aux écoles primaires élémentaires.

    - 1882 (28 mars), loi rendant l’enseignement primaire laïque et obligatoire de 6 à 13 ans (14 ans sera une limite fixée par le front populaire, en 1936). L’instruction religieuse est remplacée par l’instruction morale et civique. Dans les mêmes années, on organise le certificat d’études primaires (sur les bases établies notamment par Duruy en 1866). Ce sont la gratuité et l’obligation qui permettent une fréquentation plus régulière des classes, et l’allongement de la scolarité moyenne. Là réside le principal mérite de cette période dite « républicaine », qui va achever la première scolarisation de masse (avant les autres progrès, du XXe siècle).

    La laïcité, l’expulsion du catéchisme, c’est évidemment ce qui suscite les plus virulentes contestations des conservateurs et de la droite, les catholiques en tête. La question est toujours d’actualité, mais pour d’autres raisons ; et sa solution (la laïcité) est devenue très consensuelle. Il faudra que, cette fois, j’en dise beaucoup plus… plus tard (probablement pas cette année). La laïcisation de l’école publique s’applique à la fois aux programmes (le catéchisme disparaît) et au personnel enseignant, en particulier féminin. Je précise que depuis 1879, tous les départements sont tenus d’entretenir des écoles normales de filles. Cette laïcisation des écoles publiques sera renforcée par la loi Goblet de 1886 qui exigera le remplacement progressif des congréganistes par des maîtres laïques. Pas de congréganistes dans l’école publique (mais on va mettre longtemps à exclure les bonnes sœurs…). Pour ces raisons, le conflit avec l’Eglise atteindra un point culminant ; et il ne s’éteindra pas avant la guerre de 1914. Il se soldera en 1904 par la loi Combes qui interdira aux congrégations « l’enseignement de tout ordre et de toute nature » : donc même à l’extérieur de l’école publique. On n’autorise plus les congrégations à enseigner en France (cette interdiction sera levée pendant la seconde guerre mondiale, par le régime de Vichy).

    Autre ouvrage intéressant, pour connaître l’ensemble du conflit scolaire de l’Etat et de l’Eglise, et son développement : Pierre Chevallier, La séparation de l’Eglise et de l’école, Jules Ferry et Léon XIII, Paris, Fayard, 1981.

     

    En 1883, le 17 novembre, Ferry, dans la ligne de Guizot, adresse par circulaire une lettre (fameuse) aux instituteurs, lettre qui définit le nouvel enseignement de la morale laïque. En voici les principaux passages :

     

    Jules Ferry, circulaire du 17 novembre 1883.

     

    Monsieur l’Instituteur,

    l’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. […]

    Des diverses obligations que le régime nouveau vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayent de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que votre devoir.

    La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Eglise, l’instruction morale à l’école.

    Le législateur n’a pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer.

    Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul.

    En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément, il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’Instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurai trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : « Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir. » Les autres : « Elle est banale et insignifiante. » C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime ; qu’elle est très limitée, et pourtant d’une très grande importance ; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.

    J’ai dit que votre rôle, en matière d’éducation morale, est très limité. Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre ; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Évangile : le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques.

    Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre : avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

    Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant.[…]

    Il ne s’agit pas là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur ces jeunes être, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivrez avec eux et devant eux. […]

    Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner – tout le monde ne les condamnerait-il pas ? – mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires, obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons ; il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger par vous-même, dès à présent, et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect de la loi : si cette leçon ne les empêche pas au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté, ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

     

    Je vous suggère  de lire à la suite les deux lettres aux instituteurs, celle de Guizot et celle de Ferry, et de les comparer…

     

    b) L’école primaire républicaine au jour le jour

    L’enseignement « simultané » (cf. plus haut) devient la norme universelle, dont l’application est facilitée du fait de l’obligation, je viens de le suggérer : tous les enfants arrivent à l’école à 6 ans, passent autant de temps à l’école, chaque mois, chaque année, montent de classe en classe, par degrés, etc. Le principe de l’homogénéité peut donc se généraliser. Remarque, c’est ce même principe que remet fortement en cause, aujourd’hui, l’idéal nouveau de la « pédagogie différenciée », pour lutter contre l’échec scolaire. C’est un véritable retournement : à méditer !

    S’impose également, ou du moins on cherche à imposer, pour les sciences,  pour l’histoire et la géographie, la « leçon de choses », qui consiste à mettre les élèves en situation d’observer et de questionner de façon vivante des phénomènes  sensibles (éventuellement, on utilise des images). Le maître commence à devenir celui qui pose des questions et qui fait surgir des réponses. Une très grande nouveauté, que nous ne soupçonnons pas. Attention : je parle de débuts et d’incitations, mais… il est évident que les anciennes routines de mémorisation, le « par cœur »,  durent longtemps – j’y reviendrai.

    Le plan des études fixé en 1882 donne ses moyens et ses fins à une école primaire élémentaire adaptée à des enfants dont on sait qu’ils entreront assez vite dans la vie active, à 13 ans, et dont on pense qu’il faut les munir des bases de la culture écrite, à la fois pour qu’ils soient en mesure de s’insérer dans la société moderne, où les échanges exigent de telles compétences (la littéracie dit-on maintenant) ; et aussi pour qu’ils se conduisent en citoyens aptes à juger des lois et à leur obéir en toute conscience. Si bien que l’école et la culture primaire sont conçues par les républicains, à la fois dans la perspective utilitaire (on parle de « connaissances « usuelles ») que j’ai déjà évoquée, et aussi dans une perspective morale, mais cette au sens d’une morale civique, nécessaire à la formation du citoyen moderne, non au sens d’une morale religieuse.

    On trouvera donc dans les programmes scolaires une double insistance. D’une part insistance sur l’utilité de l’instruction, qui doit permettre de connaître, de comprendre et d’agir dans le monde concret, le monde du travail (d’où les exercices de calcul, par exemple, qui  évoquent des situations de la vie courante,  de même qu’en lecture on propose des textes qui « parlent » de la vie quotidienne). Mais insistance aussi, parallèlement, sur la transmission de valeurs morales à finalité civique. Ceci explique l’enseignement de l’histoire dans un sens patriotique, avec des héros qui font admirer l’âme de la France éternelle. Ceci explique la géographie qui fait aimer un pays, avec sa diversité et sa richesse, des régions, des campagnes, du terroir. Ceci explique encore la présence dans la culture primaire des grands poètes, des grands écrivains, pour qu’on apprécie la beauté de la langue française. Le tout est toujours appuyé sur  la mémorisation : même à l’époque des « leçons de choses », on apprend et on récite - des dates en histoire, les départements et chefs lieux en géographie, des poésies, des morceaux littéraires, des maximes de morale, etc.

    Un célèbre manuel de lecture courante, peut être le plus fameux des manuels scolaires jamais publiés pour l’école primaire, offre un exemple parfait de cette grande mise en forme culturelle et pédagogique ; c’est le livre de G. Bruno (pseudonyme de Mme Augustine Fouillée), Le tour de la France par deux enfants, publié pour la première fois en 1877. Ce manuel raconte par épisodes l’histoire de deux frères qui fuient l’Alsace annexée par les prussiens en 1870, et qui, pour rejoindre leur famille, parcourent toutes les régions françaises, en observant à chaque étape les richesses et les beautés du pays, en découvrant des particularités de toutes sortes, relatives aux métiers, aux arts, aux techniques, aux industries locales, à l’agriculture, etc. Chaque chapitre est une leçon. Un livre savoureux, sur le double registre défini plus haut : enseignement à la fois utilitaire et patriotique, le tout avec des illustrations qui donnent lieu, où qui représentent des sortes de « leçons de choses ». Regardez-le sur Internet…

    C’est théoriquement le certificat d’études primaires élémentaires qui clôt cette scolarité. Doté d’une réelle valeur d’usage (pour l’accès à certaines professions), il est donc fondé sur le programme du cours moyen. Mais les pratiques de l’époque consistent à ne présenter à l’examen que les élèves jugés aptes à l’obtenir  - et ce après une intense préparation. Encore entre les deux Guerres, seul un élève sur deux en âge de passer « le certif » l’obtient,  après une série d’épreuves (écrites et  orales) qui se déroulent sur une journée au chef-lieu de canton. Vous voyez en ce sens, une fois de plus, qu’il ne faut pas idéaliser l’école primaire de la Troisième République. Pour les travaux récents sur le certificat d’études, voyez les auteurs suivants : Patrick Cabanel, et Brigitte Dancel – cette dernière vous renseignera sur  le niveau des élèves…

     

    Ceci étant posé, n’oubliez pas que le primaire de l’école communale (républicaine) reste différent et surtout séparé de l’enseignement élémentaire dispensé, pour les enfants des milieux aisés, dans les classes élémentaires (de la 11e à la 7e) des lycées et collèges, toujours payantes. Persiste donc avec la Troisième République et Jules Ferry la division institutionnelle et sociale des deux systèmes : le primaire qui conduit au certificat d’études et le secondaire qui  mène au baccalauréat.

    Néanmoins, je l’ai indiqué, l’école primaire élémentaire donne une possibilité de prolongation scolaire et donc d’ascension sociale  par l’intermédiaire des écoles primaires supérieures (EPS), qui sont relancées, et toujours liées à la gratuité. Ce sont là des institutions typiquement méritocratiques, au sens où elles encouragent la promotion des individus en fonction de leur mérite. L’accession aux écoles primaires supérieures, ou au cours complémentaires (CC),  se traduit par des études qui durent selon les cas de 2 à 4 ans, et qui, en 4 ans, préparent au brevet élémentaire, exigé pour se présenter au concours d’entrée à l’école normale primaire à partir de 1887, ou au certificat d’études primaires supérieures (les deux examens seront fusionnés en 1925). L’enseignement primaire supérieur, dont le succès va croissant, contribue donc à son tour à un allongement des scolarités pour les classes populaires.

    Par ailleurs, le passage dans l’ordre secondaire n’est pas tout à fait exclu car les très bons élèves peuvent être présentés au concours des bourses, lesquelles sont indispensables pour fréquenter des lycées et collèges payants. On a deux exemples célèbres d’un tel passage, assez rare il faut bien le dire, de l’école primaire au lycée : ce sont Albert Camus (voir son livre, Le premier homme – très récemment adapté au cinéma), et Marcel Pagnol (voir La gloire de mon père).

    A la même époque, dans la même perspective (ascension sociale et accès aux nouveaux emplois de la société moderne, industrie et secteur tertiaire), l’enseignement technique et commercial commence à se développer, d’abord dans le cadre des écoles primaires supérieures, qui créent des sections appropriées. En 1892, la loi de finance cède douze de ces écoles à l’administration du Commerce et de l’Industrie, déjà en charge des écoles d’arts et métiers. Elle en fait des « écoles pratiques de commerce et d’industrie », EPCI. Il y  aussi des  « écoles nationales professionnelles », ENP, créées par l’enseignement primaire à partir de la décennie 1880 

     

    Pour finir ce chapitre, je reviens brièvement sur le fil conducteur, l’aspect majeur du développement scolaire, à savoir l’intervention de l’Etat. Après la Révolution, la « guerre des deux France » (celle de la révolution, démocratique, et, de l’autre côté, la France conservatrice, monarchiste et catholique) trouve dans la question scolaire un point de focalisation très sensible. Tout au long du XIXe  siècle, cette guerre fait rage. La loi Falloux du 15 mars 1850 favorise l’Eglise, on l’a vu. Elle soutient l’éducation religieuse et elle renforce la présence du clergé dans la surveillance des écoles et des enseignants. En plus de cela, elle dispense du brevet de capacité les institutrices congréganistes. Dans le secondaire,  Falloux met fin au monopole de l’Etat. Mais, dans les années 1880,  la politique de laïcisation des républicains est le moment final et explosif de cette guerre scolaire, qui se solde par la défaite de l’Eglise, puisque l’enseignement religieux  est exclu du programme (loi de 1882), et puisque, ensuite de cela, le clergé et les congrégations ne peuvent plus exercer dans l’enseignement public (les aumôniers sont toujours acceptés dans l’enseignement secondaire). Voilà l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur ce plan

    Cela dit, il faut éviter certaines confusions quand on traite à  la fois des rapports entre L’Eglise et l’Etat, et des rapports entre le privé et le public. Le conflit Etat-Eglise est parallèle à la différence et à la divergence de l’enseignement public et de l’enseignement privé ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Ne commettez pas d’erreur à ce sujet. Dès Napoléon, malgré le monopole proclamé, l’Université impériale admet l’existence d’écoles privées, surtout pour le secondaire des filles (pensions), quoique ces écoles soient soumises au contrôle universitaire. Mais lorsque la loi Falloux décide de mettre fin au monopole et d’octroyer la liberté de l’enseignement secondaire, satisfaisant ainsi une grande revendication des catholiques, qui peuvent ouvrir leurs écoles, alors, les rapports du public et du privé deviennent très concurrentiels et non plus complémentaires Le problème est très aigu dans le secondaire des filles, jusqu’à la loi Camille Sée de 1880 qui crée les lycées de jeunes filles donc un secondaire féminin public. On peut dire que la Troisième République reste dans la tradition fixée par la Révolution (tradition dite « jacobine »), qui certes ne refuse pas le privé mais entend le contrôler.

     

    Je fais pour terminer un saut dans le XXe siècle. Pour dire que la même question se posera avec la loi Debré de 1959, début de la période gaulliste. Cette loi résout alors le problème en donnant aux établissements privés la possibilité de passer des contrats au terme desquels ils sont subventionnés par l’Etat. C’est aujourd’hui la loi en vigueur. Elle distingue les « établissements » et l’« enseignement » : les premiers, dans ce cas, sont privés, et le second est public. Belle solution. Mais le contexte est très différent. Car, loin d’être  très portées sur l’éducation religieuse, les écoles privées catholiques jouent un rôle de complément des écoles publiques, et notamment, depuis les années 1990, elles constituent ce qu’on qualifie d’écoles de la seconde chance, pour des élèves qui échouent dans le public. L’école privée, qui est  à 95% catholique est donc devenue un recours supplémentaire pour les familles dont les enfants ont des difficultés dans l’école publique : si bien qu’actuellement, une famille sur deux y a recours au moins une fois durant la scolarité de ses enfants.

     

     

     

     


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  • Séance 9

     

    CHAPITRE IV

     

    LA SCOLARISATION

    ASPECTS DEMOGRAPHIQUES ET SOCIOLOGIQUES

    Quelques repères, XIX-XXe siècle

     

     

     

    En contrepoint des évolutions institutionnelles (bien connues) abordées dans le chapitre III, j’estime indispensable de fournir quelques indications chiffrées sur les progrès de la démographie scolaire (moins connues dans le détail). Comment la scolarisation de la population enfantine a-t-elle évolué ? Telle est la question à laquelle je vais donc essayer de répondre, statistiques à l’appui.

    Vous aurez remarqué, d’après le sous-titre ci-dessus, que je ne me tiendrai pas à la périodisation que j’avais préalablement admise. En effet, au lieu de la séquence XVII-XIXe  siècle, je me déplace sur la période XIX-XXe. Il y a deux raisons à cela. D’une part nous ne disposons de statistiques officielles qu’à partir du XIXe siècle (le premier bureau officiel consacré à cette tâche, date de la période de la Restauration, 1826, et il concerne la justice criminelle). D’autre part, l’intéressant est de saisir le mouvement de la scolarisation de masse, la conquête scolaire progressive de l’enfance française,  qui, précisément, commence au XIXe siècle,  nous avons vu pourquoi, et qui se développe par à coups et de façon irrépressible, jusque dans la seconde moitié du XXe siècle.

    Je précise que les données statistiques qui nous sont parvenues ne sont pas toujours aussi fiables qu’on l’espèrerait, notamment à cause du recueil des données, parfois instable. De ce fait, il faut toujours  prendre les chiffres avec précaution. Jean-Noël Luc a d’ailleurs consacré un ouvrage à cette difficulté (La statistique de l’enseignement primaire, XIX-XXe  siècles, Paris, INRP-Economica, 1985).

    Pour approcher la période en quelque sorte préliminaire, qui dure jusqu’aux grandes lois républicaines des XIXe et XXe siècles, il est utile de prendre plusieurs précautions. D’abord, et ceci doit être clair si l’on a en tête les indications des chapitres précédents,  il ne faut pas se représenter le développement de la scolarisation comme une expansion régulière et continue, qui atteint de façon uniforme tous les secteurs de la société. D’une catégorie sociale à l’autre, d’une région à l’autre,  et puis aussi entre les garçons et les filles, ou bien en fonction de telle ou telle modalité d’accueil dans les établissements, etc., il y a toutes sortes de décalages dans le temps, il y a des différences de rythme, des accélérations ou au contraire des ralentissements, etc. (Voir aussi, déjà citée, la Note de synthèse de M.-M Compère et Ph. Savoie, « L’histoire de l’école et ce que l’on y apprend », in Revue française de pédagogie, n° 152, 2005, p. 113 et suiv.).

    Autre précaution à prendre. La question dont je traite, la scolarisation au cours du temps et aux différents  niveaux de la société française (je serai cependant plus schématique sur ce second plan), renvoie en réalité à deux histoires différentes. D’une part l’histoire de la scolarisation du peuple ; et d’autre part l’histoire de la scolarisation des élites, des notables, des catégories sociales dites « supérieures ». Cette double histoire se superpose à peu près à la différence entre enseignement primaire et enseignement secondaire. Or, ces deux plans d’évolution ont des temporalités propres, ne serait-ce que parce que l’enseignement secondaire appartient à une histoire beaucoup plus ancienne puisqu’elle remonte au moins au XVe siècle.

    Troisième précaution. Pour comprendre la scolarisation comme processus complexe et évolutif, il ne faut pas considérer seulement le nombre d’élèves inscrits dans les établissements scolaires ; il faut aussi prendre en compte le mode de leur fréquentation, notamment la durée de cette présence à l’école, en nombre d’années et en nombre de mois dans l’année. Ceci signifie aussi que les buts de la scolarisation, tels que les institutions peuvent les fixer, varient en fonction du public scolarisé, des ses attentes et des nécessités dans lesquelles il est pris. Par exemple, le travail des enfants à la campagne crée des conditions auxquelles les maîtres et leurs institutions ne peuvent certainement pas rester indifférents –  et c’est d’ailleurs l’explication des vacances d’été, décidées, dans leur longueur, sous la Troisième République. Une précision : la question de la régularité ou de l’irrégularité de la présence des élèves en classe est pendant longtemps un problème crucial pour les instituteurs (qui d’ailleurs se plaignent du laxisme des familles). Problème crucial au sens où cette irrégularité fait que les acquis des élèves sont très volatiles, au sens, également, où les degrés d’avancement des élèves sont très divers, ce qui se marque aussi par les écarts des âges qui, dans une seule et même classe, peuvent être très grands, de 6 à 16 ans par exemple.

    Enfin, dernière difficulté, rien ne prouve que les rapports entre la scolarisation et l’acculturation soient directs et univoques. Comme je l’ai déjà indiqué, F. Furet et J. Ozouf, dans leur important ouvrage, Lire et écrire…, ont bien montré que les progrès de l’alphabétisation ne sont pas un résultat pur et simple des progrès de la scolarisation : la première n’est pas une simple conséquence de l’autre, car elle en est aussi bien une cause qui la précède et l’encourage, elle-même étant due à divers facteurs, comme des injonctions et des mises en  œuvre de l’Eglise, des pratiques  professionnelles dans les villes tout autant que des habitudes familiales y compris dans les campagnes - comme ces sortes de préceptorat ruraux qu’on observe jusqu’au milieu du XIXe siècle et qui furent assumés par ce qu’on appelle des « instituteurs ambulants » (des maîtres qui passent une saison dans une ferme avant de proposer leurs services dans une autre, etc.).

    Ceci étant dit, si on regarde malgré tout les choses avec une assez grande distance focale, et sans retenir dans le détail les processus sous-jacents auxquels je viens de faire allusion, on constate que les chiffres montrent une progression très nette. Depuis le XVIIe siècle et surtout entre le XIXe et le XXe siècle, l’accroissement du nombre d’enfants scolarisés est constant ou presque (sauf quelques exceptions comme dans l’école maternelle, qui régresse au début XXe du fait de l’exclusion des congrégations religieuses, et ensuite, après la première guerre mondiale, à cause du déficit démographique). 

     

     

    I) LES PROGRES DE LA SCOLARISATION AU XIXe  SIECLE

     

    1) L’enseignement primaire.

    La scolarisation massive des enfants français dans des institutions scolaires primaires peut s’apprécier en général si on prend comme point de repère d’un côté les débuts du phénomène tels qu’ils se produisent après la Révolution et l’Empire, et ensuite, d’un autre côté, le moment de la Troisième République et de la loi d’obligation de 1882. Comment et à quel rythme les enfants des classes populaires ont-ils été conduits et accueillis dans leur majorité puis en totalité dans les écoles communale ? 

    a) Pour répondre à cette question, je cite d’abord des chiffres qui expriment l’évolution générale, telle qu’elle se produit sur toute la longueur du siècle, depuis la Restauration jusqu’à la Troisième république. Source : j’emprunte des chiffres à A. Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, op. cit,,  p. 108 ;  et je complète par : Ministère de l’Instruction publique, Exposé général de la situation  de l’instruction primaire au 1er janvier 1867, Paris, 1867 ; et Ministère de l’Instruction publique, Statistique de l’enseignement primaire, 1850-1861, Paris, 1864.

     

    Tableau 1

     

     

    Nombre d’écoles

    Nombre d’élèves

    1820

    28000

    1M,123000

    1840

    55342

    2M,897000

    1863

    68761

    4M,336000

    1886

    80209

    5M,526000

     

    Je rappelle qu’il faut tenir compte du caractère incertain des décomptes avant 1833. Pour 1886, après les lois Ferry, les chiffres concernent toutes les écoles, laïques ou congréganistes, publiques ou privées. Autre rappel : il y a un peu plus de 36000 communes en France…

     

    Ces chiffres révèlent avant tout -  constat sur lequel les historiens ont beaucoup insisté-, que la majeure partie de la population enfantine française est scolarisée avant J. Ferry (près de 4,5 millions d’enfants – contre 5,2 M, après J. Ferry - et un million de plus aujourd’hui). En revanche, ceci ne doit pas faire croire que les efforts consentis sous la Troisième République aient été minimes. Car l’obligation décidée en 1882 aura un effet direct à deux niveaux. D’une part elle permettra de scolariser une frange de population sans doute plus difficile que d’autres à entraîner vers les écoles  - et qui d’ailleurs le restera assez longtemps, à tel point que les autorités gouvernementales aussi bien que municipales prendront dans ce contexte des mesures spéciales pour résoudre le problème, mesures applicables soit aux familles peu joignables (dans les hameaux isolés) ou franchement rétives à la scolarité (parmi les catégories indigentes des villes, qu’on devra contraindre y compris par des incitations… autoritaires – par exemple afficher les noms des enfants concernés à la porte des écoles), soit à des enfants entre 10 et 13 ans exceptionnellement admis au travail, à mi-temps et dans quelques branches d’industrie. D’autre part, surtout, l’obligation aura pour effet d’améliorer sensiblement la fréquentation des classes qui, je l’ai dit plus haut,  était avant cela très irrégulière, ou trop peu étendue dans le temps de l’année (voire même dans le temps total de l’enfance), selon l’habitude typique des populations rurales, soumises aux rythmes des travaux saisonniers. Par exemple, pour 1866[1],  ont fréquenté :

     

    Tableau 2

     

     

    Ont fréquenté une école en 1866

    Pendant 11 mois de l’année

    1M,847265 enfants

    Pendant 10 mois de l’année

          411219 enfants

    Pendant  9 mois de l’année

          296069 enfants

    Pendant  8 mois de l’année

          310084 enfants

    Pendant  6 mois de l’année

          267674 enfants

     

     

    L’éradication de ce phénomène est donc bien l’une des conquêtes majeures de la loi d’obligation et de la Troisième République. Après cette loi, personne n’aura plus la latitude de varier dans sa fréquentation. Evidemment, ce n’est pas seulement l’obligation qui assure alors l’assiduité, c’est aussi la gratuité.

    Puisque je parle des efforts de l’Etat républicain, je mentionne au passage ceux déployés sur le plan financier par les municipalités, qui ont été nombreuses à se lancer dans des constructions ambitieuses. De très nombreuses « maisons d’école » bâties à cette époque sont toujours debout. Il s’agit en général de bâtiments magnifiques, spacieux, avec de hauts murs, qui comportent souvent, quand il s’agit de villages de taille modeste, la mairie au centre, avec une ou deux classes de garçons d’un côté, et une ou deux classes de filles de l’autre côté. Ne manquez pas de les admirer, près de chez vous parfois, ou quand vous vous promenez dans les régions et à  la campagne.

     

    La scolarisation des filles fait partie des domaines dont le développement n’obéit pas à la logique que semblent contenir les statistiques globales. Avant J. Ferry , ce progrès relève d’un autre contexte et ne s’inscrit pas dans les mêmes tendances que celle des garçons (entre les deux existe aussi une divergence dans l’enseignement lui-même tant au niveau des finalités que des contenus). Vous le savez, les lois d’incitation et d’obligations – obligation communale d’abord, avec Guizot, en 1833 -  ne sont en effet pas appliquées aux filles. Celles-ci ne sont pas exclues de la scolarisation, simplement, quand il n’y a pas d’initiative locale, souvent congréganiste, pour ouvrir des écoles de filles, les filles doivent se faire admettre dans des écoles mixtes, seulement tolérées, et à certaines conditions, notamment maintenir la séparation physique entre les garçons et les filles, éviter le « mélange » des deux sexes dans la salle et dans la cour de récréation (s’il y en a une). Je rappelle qu’en 1850, la loi Falloux oblige toute commune de 800 habitants au mois  à ouvrir une école de filles ; puis la loi Duruy de 10 avril 1867 pose cette injonction pour toute commune de 500 habitants. Alors, les progrès de la scolarisation des filles vont être très rapides et importants ; et c’est ce qu’on observe, qui est spectaculaire, dans le tableau 3, ci-dessous.

    Et si les forts retards des filles vont être comblés, c’est, il faut le souligner, grâce au rôle fondamental de l’Eglise et des congrégations religieuses. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses congrégations de femmes enseignantes ont été autorisées dans la décennie 1850, puisqu’elles sont mises à l’honneur par la loi Falloux. En outre, il s’avère que ces congrégations ont des capacités que l’Etat n’a pas toujours, notamment en matière de formation d’institutrices, puisque les écoles normales de filles ne seront obligatoires dans chaque département qu’en 1879.

    Les chiffres pour confirmer cela. Source : Ministère de l’Instruction publique. Statistique de l’enseignement primaire. 1850-1861. Situation au premier janvier 1862, Paris, 1864.

     

    Tableau 3

     

     

    Filles, écoles publiques laïques

    Filles, écoles publiques congréganistes

    1850

    215982

    472428

    1861

    650416

    703990

     

    Ces données analysent bien la progression de la scolarisation des filles, dans tous les cas. Et disons qu’en 1861, la majorité des filles est scolarisée dans les écoles publiques tenues par les sœurs…, bien qu’en même temps, la croissance de ce nombre est la plus forte dans les école publiques tenues par des institutrices laïques.

     

    b) Voici d’autres précisions, pour affiner la perception de l’évolution avant la Troisième République. Source : Ministère de l’Instruction publique, Exposé général de la situation de l’instruction primaire au 1er janvier 1867, Paris, 1867. Chapitre III, « Etat comparatif de l’instruction primaire en France, de 1846 à 1866 ».

     

     

    Tableau 4

     

     

    1846

    1866

    Ecoles publiques Garçons

    13558

    21340

    Ecoles publiques Filles

      7426

    15099

    Ecoles libres Garçons

      6120

      3599

    Ecoles libres Filles

    11988

    13115

    Ecoles communales mixtes

    19458

    17518

    Salles d’asile publiques

        771

      2589

    Salles d’asile libres

      1000

      1080

     

     

    Tableau 5

     

     

    1846

    1866

    Population des écoles publique de G ou mixtes

          216653 

    2M,461492

    Population des écoles libres de G 

          249426 

           236227

    Population des  écoles communales de Filles 

          562252 

    1M,076217

    Population des écoles libres de Filles 

          498502 

           742031

    Population des élèves admis gratuitement dans les écoles pub. et libres

          933858

    1M,707251

    TOTAL   des enfants scolarisés 

    3M,436923

    4M,435967

    TOTAL des enfants scolarisés dans les écoles laïques 

    2M,624013 

    2M,820670 

     

     

    Voyez la progression totale, et la progression distinctive des garçons et des filles…Voyez aussi qui scolarise les uns et les autres (écoles publiques ou libres, écoles laïques ou congréganistes). Je rappelle qu’avant la Troisième République et la laïcité, les écoles peuvent être publiques ET congréganistes.

     

    2) Dans l’enseignement secondaire.

    On est là dans un tout autre univers que dans le primaire de la « communale » (je précise en disant la « communale », car, ne l’oublions pas, il y a des classes primaires dans les lycées, les « petites classes », qui vont s’amenuiser mais survivre jusqu’après la seconde guerre mondiale). Le secteur secondaire ne deviendra gratuit que progressivement, dans le années 1930.

    Il faut aussi savoir que les lycées sont rebaptisés « collèges royaux » dans les périodes monarchiques, ce qui n’apparaît pas dans le tableau ci-dessous, afin de simplifier et de rendre comparable les différentes périodes. Ceci posé, à toutes les époques, la différence entre lycées et collèges tient à ce que ces derniers sont des établissements plus modestes en général qui se situent dans les petites villes de province. On les appelle plus couramment des  « écoles secondaires » (Voir Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire. Le corps, les métiers, les carrières, INRP-Economica, 2000, p. 30), et celles-ci sont soit municipales, donc ce sont des collèges communaux, soit privées, tenues par des particuliers, et ce sont alors des « écoles particulières »). Les deux, nous explique Ph. savoie, ne sont pas soumises au même régime administratif.

     

    Alors que les deux segments, secondaire jusqu’au bac et primaire jusqu’en CM2, ont des effectif très proches à notre époque (puisque tous les élèves entrent dans le secondaire), il n’en va pas du tout ainsi deux siècles plutôt. Au début de cette longue période qui couvre 150 ans, il y a à peu près 15 fois moins d’élèves dans le secondaire, lesquels élèves, je viens de le rappeler, ne sont pas d’anciens élèves du primaire des écoles communales. D’après A. Prost, L’enseignement en France, op. cit.,  p. 32, à la fin de l’Empire, il n’y a pas plus de 60000 élèves dans le secondaire. En fait, la progression commence dans les années 1840, pour atteindre 150 000 en 1880. C’est seulement 5% d’une classe d’âge.

    Voici des chiffres plus précis. Source : Annuaire statistique de la France. 1966. Résumé rétrospectif. 72ème vol. Nouvelle série, n° 14. Ministère de l’économie et des finances. INSEE. p. 138, « Enseignement général. Etablissements d’enseignement publics ». Tableau XI, « Effectifs des lycées et collèges de garçons  de 1810 à 1880 ». Ces chiffres portent sur les élèves des lycées et collèges de garçons  de 1810 à 1880.

     

    Tableau 6

     

     

    Lycées

    Collèges

    1810 

      9310 

    22171

    1820

    11981

    21781

    1830

    14920

    21781

    1840

    16953

    24912

    1850

    20453

    27488

    1860

    27372

    28531

    1870

     

    36651

    1880

    46267

    40541

     

     

    Et les filles ? Dans le secondaire du XIXe siècle, la présence des jeunes filles est un phénomène très minoritaire, on s’en doute, à la fois parce que le retard des filles y est tout aussi grand, et même plus encore, proportionnellement, que dans le primaire ; mais en plus parce que cette scolarisation ne peut concerner que des familles très aisées. Traditionnellement, depuis longtemps, les jeunes filles scolarisées le sont en dehors des institutions étatiques, dans des écoles et des pensions particulières, souvent tenues par des congrégations. Lorsque Duruy crée, en 1867, des cours secondaires de jeunes filles, ceux-ci vont compter à peine 2000 élèves. C’est seulement vers la fin de cette époque que seront créés les lycées de filles, par la loi Camille Sée, du 21 décembre 1880.Cette loi est donc l’une des plus importantes de la Troisième République ;

     

    Remarque (avant de passer  à la période suivante).

    Si je voulais être exhaustif, je ne devrais pas négliger d’autres secteurs de la scolarisation, pour bien marquer l’extension du domaine éducatif dans la société française. Il me  faudrait donc évoquer d’abord la  petite enfance (voir le tableau 4 ; et j’ai signalé le livre de Jean-Noël Luc, L’invention de la petite enfance… Précision : les « écoles maternelles », précédées par des « salles d’asile », existent plutôt, pendant la Troisième république, sous la forme de « classes enfantines », proches ou annexées aux écoles primaires, et qui accueillent les enfants, en gros de 5 à 7 ans – avant que soit créé le Cours préparatoire). On pourrait s’intéresser aussi  aux écoles ouvertes dans certaines usines pour les enfants ouvriers (recrutés à partir de 8 ans après la loi de 1841 – laquelle ne s’applique que dans les usines de plus de 20 ouvriers[2]).

    On devrait aussi s’arrêter sur les cours adultes, destinés  à l’alphabétisation ou à l’acquisition  de compétences professionnelles -  une pratique également promise à un bel avenir (aujourd’hui la formation continuée, devenue  formation « tout au long de la vie »). Sur ce dernier point, on trouve des chiffres dans F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, op. cit., t. 1, p. 300. Je reviens  à la source déjà citée plus haut, qui compare 1846 et 1866, pour donner les chiffres suivants :

     

    Tableau 7

     

     

    1846

    1866

    Cours d’adulte laïques, pour Hommes 

        6496

     27162

    Cours d’adulte congréganistes, pour Hommes 

          240

       1424

    Cours d’adulte laïques, pour Femmes 

            83

       2200

    Cours d’adulte congréganistes, pour Femmes 

            58

       1597

    Population des cours d’adulte, Hommes 

    109748

    747002

    Population des cours d’adulte, Femmes 

        5416

      82553



    [1]D’après A. Pinet, L’enseignement primaire en présence de l’enquête agricole, Paris, 1873, p. 434.

    [2]Je renvoie sur ce point mon livre, Naissances de l’école du peuple, Paris, éditions de L’Atelier, 1995.


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  • séance 10

    (suite du chapitre IV)

     

     

    II LA SCOLARISATION AU XXe SIECLE

     

     

    A) L’évolution en chiffres

     

    Avant de distinguer les niveaux de la scolarité, une première donnée à fixer, c’est la très grande progression des effectifs d’élèves dans les années 1960 et 1970. C’est ce qu’on appelle dans un premier temps le « choc scolaire », ou plus couramment encore l’ « explosion scolaire » (expression de Louis Cros), et, dans un second temps, la « massification » du secondaire (le supérieur suivra une décennie plus tard). Cet accroissement a deux causes simultanées et convergentes : d’une part le baby boom de l’après guerre : il y a beaucoup plus d’enfants à mettre à l’école ; et d’autre part la prolongation de la scolarité obligatoire : ces enfants doivent rester à l’école de plus en plus longtemps. Au total, élèves du primaire, du secondaire et du supérieur confondus, il y a en 1938 : 6M,579000 élèves ; puis, en 1958, à la veille des grandes réformes de la Vème République, ce chiffre se monte à 9M,150 000, et en 1978, après les dites réformes, c’est 13M,295000 élèves.

    Si on décompose ces chiffres par niveaux, cela donne (je prends ces chiffres dans A Prost,  cette fois le volume cité de l’Histoire de l’éduction et de l’enseignement, t. IV, « Depuis 1930 »,  tableau 1.1, p. 161.2, p. 17  :

     

    Tableau 1 : nombre d’élèves en 1938, 1958, 1978

     

     

    Ecole maternelle

    Enseignement  élémentaire

    Enseignement secondaire (collèges et lycées)

    1938

          396000

    5M,254000

            512000 

    1958

          806000

    6M,023000

    1M, 196000 

    1978

    1M,859000

    5M,432000

    4M, 018000

     

    Pour comprendre ce phénomène inédit, il faut tout d’abord rappeler quelles sont les réformes en question, et quelle évolution institutionnelle, tout à fait importante et décisive, elles ont engendré. C’est en effet l’évolution au terme de laquelle est abolie la séparation entre les deux « ordres » que constituaient le primaire pour le peuple et le secondaire pour les notables et en vue de la formation des élites. Cette abolition a elle-même une histoire, puisque la situation ancienne, de séparation, quasi ségrégative, commence de faire problème au moins dès l’après guerre de 1914, ce que traduit notamment le manifeste intitulé « L’université nouvelle », rédigé par un groupe d’ancien combattants, souvent intellectuels, qui voulurent prolonger l’esprit de fraternité dont ils avaient fait l’expérience douloureuse au combat, dans les tranchées. On peut aussi considérer que le mouvement était lancé par plusieurs mesures certes limitées mais significatives, en particulier le rapprochement, décidé sous le front populaire, par Jean Zay, entre les Ecoles primaires supérieures (qui prolongeaient l’école primaire communale), et les lycées et collèges, en donnant aux EPS le même programme que ce qui est devenu au même moment un premier cycle du secondaire (lequel comporte donc deux cycles). En 1941 le régime collaborationniste de Vichy  (intitulé « Etat Français ») et le ministre Carcopino avaient ensuite pris la même option en intégrant les EPS au second degré et en les rebaptisant « collèges modernes » (coexistant alors avec les « cours complémentaires », qui étaient une variante parallèle aux EPS en quelque sorte). Tout cela permet donc de comprendre que l’augmentation des effectifs scolarisés dans le secondaire est déclenchée et assez sensible dès avant la Ve et même la IVe République : vous le voyez, le mouvement est parti de plus loin, et il tient à l’évolution sociale en général. C’est ce qu’il ne faut pas oublier

    Néanmoins, ce mouvement prend toute son ampleur, après la seconde guerre mondiale. Deux événements ont été marquants à ce titre. 1) Le point de départ de ce mouvement de démocratisation, c’est, un an après l’accession au pouvoir du Général De Gaulle, l’ordonnance prise par le ministre Berthoin, le 6 janvier 1959, qui fixe à 16 ans la limite de la scolarité obligatoire. J’y faisais allusion en commençant. Cette mesure concerne les enfants nés depuis le 1er janvier 1953, donc elle entre en vigueur en 1967. 2) A partir de là, est impulsée une modification très importante des structures institutionnelles : en 1959 en effet, on transforme les Cours complémentaires et les Ecoles Primaires Supérieures en Collèges d’Enseignement Général (CEG). Voilà donc l’institution qui accueille les enfants dont la scolarité obligatoire est désormais plus longue. Et c’est bien l’instrument fondamental de la massification.

    Suivra en 1963 la création, par le ministre Fouchet, des Collèges d’Enseignement Secondaire (CES). Fouchet regroupe l’ensemble du premier cycle secondaire, c’est-à-dire ce qui va de la 6ème  à la 3ème, dans des établissements autonomes, qui peuvent être les CEG de 1959, mais qui sont aussi de nouveaux établissements, les CES précisément. Alors, et c’est décisif, les lycées doivent perdre leur premier cycle – de même qu’en 1945 ils ont perdu leurs  classes primaire (les « petites classes », des « petits lycées »), supprimées par une ordonnance du  3 mars 1945, quoiqu’elles avaient ensuite continué à prospérer (le débat était ancien lui aussi  comme l’explique A. Prost dans l’autre ouvrage, L’enseignement en France, op. cit., p. 412-413, puisque, dès 1925, on avait assimilé les professeurs de ces classes aux instituteurs ; et en 1927 on avait mis leurs programmes en conformité avec ceux des écoles primaires). Dans le même temps, logiquement, les écoles primaires perdent leurs classes de fin d’études, c’est-à-dire les deux années après le CM2 pour préparer le certificat d’études (en 1958-59 ces classes accueillaient encore 778000 élèves).

    Désormais par conséquent, l’ensemble de la population enfantine entre au collège, et après seulement elle est orientée (mais on s’oriente aussi en fin de 5ème). Si bien que, non seulement la durée des études s’allonge, mais, en plus, tous les enfants sont censés fréquenter les mêmes établissements. Ne perdez pas de vue que c’est la complémentarité de ces deux données qui est  à la base de notre système éducatif. La situation ainsi créée dure jusqu’à aujourd’hui. Et c’est dans ce sens que le ministre Haby, en 1975, imprime une nouvelle modification de ce premier cycle du secondaire en créant le collège unique, c’est-à-dire le Collège... tout court, que nous connaissons (mais qui est actuellement mis en cause). Haby, en unifiant CES et CEG sous la nouvelle dénomination de « Collège », supprime les filières, y compris les classes de transition (pour les élèves en difficulté voire en perdition). Après la 3ème, tous les établissements s’appellent lycées (lesquels, ne comportent donc plus que le second cycle du secondaire, auquel s’ajoutent les classes préparatoires aux grandes écoles, ou les classes préparant au brevet de technicien supérieur). Les Collèges d’enseignement technique, quant à eux,  deviennent des Lycées d’enseignement professionnel.

    Berthoin avait aussi instauré un cycle d’observation d’une durée de deux ans, en 6ème et 5ème, cycle qui devait permettre de déterminer quels élèves seraient assignés à telle ou telle filières. Mais en fait, ce cycle faisait partie intégrante des établissements où il était implanté, lycées ou CEG, et du coup, les élèves qui s’y trouvaient y restaient, ce qui aboutissait à réduire le cycle dit d’observation à un trimestre (sans latin). En réalité dans les CES (et les CEG restants), il y avait quatre filières : a) classique, avec latin ; b) moderne long, assuré par des profs du secondaire ; c) moderne court, assuré par des maîtres du primaire supérieur ; d) classes de transitions suivies des quatrièmes « pratiques », qui débouchent sur la vie active ou les CET, au mieux.

     

    En résumé, on a, à partir de Berthoin, quatre types d’enseignement après 14 ans : deux longs et deux courts. D’une part un Enseignement long (avec : 1. lycées et collèges qui deviennent « lycées classiques et modernes » et conduisent au bac ; et 2. lycées techniques, qui succèdent aux collèges techniques : enseignement technique long qui conduit à un niveau égal au bac, celui du brevet de technicien). Et d’autre part on a un Enseignement court : 1) les centres d’apprentissages rebaptisés Collèges d’Enseignement technique (CET), qui préparent au CAP ;  et  2) les CEG qui succèdent au Cours complémentaires et EPS. Tout ça est un peu touffus, j’en conviens…

    La Vème République a donc vu, avec les collèges, la naissance d’une « école moyenne » (ce terme n’est pas très courant en France), avec les quatre années de cursus, soit le premier cycle du secondaire. Et c’est ce que je voulais pointer ici : au lieu des deux « ordres » juxtaposés et étanches qui existaient sous la Troisième république, et même bien avant, d’un côté le primaire et le primaire supérieur, et d’un autre côté le secondaire des lycées, au lieu de cela disais-je, on n’a plus qu’une seule structure, qui est une forme d’« école unique », avec trois étages, trois degrés, des degrés parfaitement successifs, offerts à tous les élèves (potentiellement) : l’école primaire jusqu’à 11 ans, puis le collège à partir de la 6ème, puis le lycée à partir de la seconde. Ce qui admet deux paliers d’orientation : la fin du CM2, et la fin de la 3ème .

     

    Quelque chiffres pour qu’on se représente maintenant la situation récente :

    Source : Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la recherche, édition  2005, p. 19 :

     

    Tableau 2 : Nombre d’élèves en 1980 et en 2000

     

     

    Enseignement primaire

    Enseignement secondaire

    1980

    7 396 300 élèves 

    5 307 400

    2000

    6 552 000 élèves 

    5 613 000

     

     

    Suivons de plus loin les évolutions.

    Source : Annuaire statistique de la France. 1966. Résumé rétrospectif. 72ème vol. Nouvelle série, n° 14. Ministère d e l’économie et des finances. INSEE. Tableau XII, p. 139 :

     

    Tableau 3 : Nombre d’élèves de 1890 à 1940 : enseignement secondaire des garçons

     

     

             Garçons dans les lycées et collèges 

    1890

      83753 (dont 17058 dans les classes primaires)

    1900

      85538 (dont 28285 dans les classes primaires)

    1910

      96796 (dont 29801 dans les classes primaires)

    1920

    102262.

    1930

    128301 (dont 51164 dans les classes primaires)

    1940

    127055 (dont 40345 dans les classes primaires)

     

     

    Tableau 4 : Nombre d’ élèves de 1890 à 1940 : enseignement secondaire des filles

     

     

             Filles dans les lycées et collèges

    1890

      7043 (dont 3113 dans les classes primaires)

    1900

    13190 (dont 5987 dans les classes primaires)

    1910

    29685 (dont 12079 dans les classes primaires)

    1920

    43942 (dont 19134 dans les classes primaires)

    1930

    54644 (dont 24710 dans les classes primaires)

    1940

    79771 (dont 19154 dans les classes primaires)

     

    Sur la scolarisation des Filles, je renvoie aux travaux de R. Rogers, par exemple à la notice qu’elle a consacrée à cette question dans Une histoire de l’école, op. cit.

     

    Qu’en est-il de l’accès au baccalauréat du XIXe au XXe siècle ?

    Sources : Annuaire statistique de la France. 1966. Idem, Tableau XX, XXI, XXIIC p. 143 et 144 ; et Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, édition 2005, tableau 1 et 2, p. 221

     

    - En 1850, on a 3279 bacheliers es lettres ou philosophie ; et 868 bacheliers es sciences ou mathématiques.

    - En 1900, c’est désormais la seconde partie du bac (souvenez-vous des « deux bacs ») et on a   4457 bacheliers de la section philosophie, et 1190 bacheliers de la section mathématiques.

    - En 1950 (toujours la seconde partie du bac), il y a, en section philosophie : 17570 admis ; dans la section sciences expérimentales : 7291 admis ; dans la section mathématiques :  7587 admis ; et enfin, dans la section mathématiques et techniques : 1094 admis.

     

    Vous voyez qu’on est encore très loin des chiffres actuels. En voici une idée, si on fait le total du bac général (séries A = philo-lettres ; série B = économique et sociale ; série  C = mathématiques et sciences physiques ; série  D = mathématiques et sciences de la nature ; série D’ = maths et sciences agronomiques et techniques ; série E = mathématiques et techniques, on a  (je dis bien : bac général) :

    - En 1960 :   59287  admis

    - En 1970 : 138707  admis

    - En 1980 : 159769  admis

    - En 1990 : 247213  admis

    - En 2000 : 271155  admis

    Et dans le même temps, pour les séries technologie et séries professionnelles : en 1990, on a 112621 admis ; et en 2000 : 157778 admis.

    De 1960 à 1994, le nombre des bacheliers a été multiplié par 8, et celui des étudiants par 7.

     

    Un bon repère pour résumer l’énorme progression qu’on vient de constater : il y a plus d’étudiants en 1978 que de lycéens en 1948. Autre manière de le dire, le taux de scolarisation par classe d’âge : en 1950-51, seulement 50% des jeunes gens, garçons et filles de 14 ans allaient à l’école, mais en 1976-77, ils étaient 98% et 93,6%... Ici, il faut constater que ce progrès n’est pas seulement un effet de l’obligation jusqu’à 16 ans, puisque les jeunes gens de 17 ans étaient scolarisés à 27,7% en 1958-59, puis à 75,0% en 1984-85.

    Une autre évaluation de la même dynamique permet de dire que les enfants entre 2 et 22 ans sont scolarisés à 72,7% en 1971, mais à 91,5% en 1997 (voir aussi J.-P. Terrail, « L’essor des scolarités et ses limites », in La scolarisation de la France, dir. J.-P. Terrail, Paris, La Dispute, 1997, pp. 24 et suiv...). Sur ce plan il faut noter en amont l’essor de l’école maternelle, et en aval la prolongation de l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans, on l’a vu. Bref, l’allongement moyen des cursus par individu dans les années 1960-70 est en moyenne de deux ans! Et entre 1983 et 1994, encore deux ans.

    Pour entrer un peu dans le détail, disons qu’il y a eu deux « cycles de croissance » - l’expression est  d’A. Prost (dans « L’éducation nationale depuis la libération », in Cahiers français, n° 285, p. 5). Avant la période de démocratisation proprement dite, de 1945 à 1958, les effectifs du 1er  cycle du second degré (alors encore dans les lycées) étaient déjà passés de 207000 à 376000 élèves : ils avaient donc presque doublé. Ensuite, le premier cycle de croissance est celui des années 1960 : de 1958 à 1968, les CEG et les CC passent de 514600 à 867600 élèves ; puis les  CES comptent en 1964 : 95700 élèves, et en 1968 : 760000 ; enfin les lycées comptent en 1968 : 806400 élèves. Le second cycle de croissance se produit dans les années 1980 : un nouveau choc, une nouvelle « explosion scolaire » qui fait suite au mot d’ordre lancé par J.-P. Chevènement, alors ministre de l’Education nationale, d’amener 80% d’une classe d’âge au niveau du bac. En fait, en 1950, on avait 5% seulement d’enfants d’une génération qui y parvenait, puis il y en avait 11% en 1960, 20% en 1970, 30% au début des années 80, et après ça s’accélère : 51,2% en 1992. C’est bien là le choc qui affecte cette fois le second cycle de l’enseignement secondaire.

    Ce qui change, avec l’explosion scolaire, c’est non pas que de nouvelles populations sont scolarisées, car elles le sont déjà toutes, ni même la croissance démographique liée au baby boom. C’est bien plutôt que, lorsque l’obligation scolaire est portée à 16 ans, et qu’ainsi sont créés le CEG, puis le CES, puis le Collège « Haby » (1975), l’accès au secondaire devient la règle commune. Voilà pourquoi la durée des études s’allonge continument pour tout le monde. Ce phénomène d’allongement de la scolarité est d’autant plus sensible qu’il s’applique également avant l’âge légal de scolarisation à 6 ans, donc dès 3 ans, en écol maternelle. La généralisation de la scolarisation pré élémentaire est du reste une spécificité française à laquelle tiennent beaucoup les familles (puisque c’est aussi un mode de garde des enfants pour les femmes qui travaillent).

     

    D’après ce qui précède, une question mérite toute notre attention, celle de savoir exactement quels sont les facteurs qui déterminent cette explosion. Car pour être clair, il faut bien comprendre que la massification n’est pas due seulement à l’offre provenant de l’Etat – même si, bien sûr, l’Etat rend la concrètement possible en multipliant les places scolaires. De même, on vient de le noter, la hausse de la natalité n’est pas une explication suffisante. En fait il y a autre chose à prendre en compte, qu’on n’a pas vu tout de suite à l’époque, et qui apparaît dans ce que je viens de dire : c’est, on le devine, la demande des familles, qui se développe en parallèle à l’offre de l’Etat. Nous retrouvons ici la dualité (complémentaire) essentielle de l’offre et de la demande, qui exige dans chaque situation un examen précis. Certes, il y a bien une augmentation de la natalité, car, de 1946 à 1973, il y a au moins 800000 naissances chaque année, contre moins de 650000 entre 1935 et 1940. Mais si la croissance scolaire est beaucoup plus forte encore, on l’a vu à l’instant (je redis : de 1948-49 à 1978, on est passé de 6,4M, à 13,3 M d’élèves), c’est bien à cause de l’intérêt que les familles portent à la scolarité. Ce sont d’abord les familles qui souhaitent prolonger la scolarité des enfants au delà de l’école primaire. La question à poser devient alors : d’où vient cette demande ? Et il y a à cela plusieurs réponses.

    D’abord, la situation économique. On est à l’époque de prospérité dite des « 30 glorieuses » (30 années de fort développement économique enclenchée par la reconstruction d’après-guerre) ; le niveau matériel des français s’améliore, ce qui se traduit par l’augmentation du pouvoir d’achat des familles, lesquelles n’attendent plus le salaire éventuel des jeunes, à 14 ans, pour avoir un peu plus d’aisance. On est à l’ère du « welfare state » et du confort ménager, qui libère les femmes de nombreuses tâches traditionnelles… A. Prost, dans l’Histoire générale de l’enseignement, op. cit., p. 21, note que de 1949 à 1976, le salaire des ouvriers a augmenté en moyenne 3,2 fois plus vite que les prix.

    Ensuite, les familles se tournent davantage vers l’école dans l’espoir que les enfants atteindront une position sociale, bénéficieront donc non pas uniquement d’un revenu mais aussi d’un statut meilleurs que le leur (d’où l’intérêt jamais démenti pour la fonction publique, qui assure en outre la sécurité de l’emploi). Cet espoir de promotion est typique des classes populaires de cette époque, qui font confiance à l’école publique et à la scolarisation (et elles ont raison…car, à cette époque des débuts de la Vème République, l’« ascenseur social » va assez bien fonctionner – contrairement à aujourd’hui !). Voilà pourquoi la scolarité à 14, 15 et 16 ans progresse fortement.

    (à suivre)


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  • séance 11

    (suite et fin du chapitre IV, partie II)

     

     

    B) Quelques conséquences sociopolitiques de la démocratisation et de la massification scolaires

     

    La situation actuelle, qui a fait disparaître l’ancienne ségrégation, qui a supprimé la  séparation des deux ordres, et qui a donc engendré la massification de l’enseignement secondaire, se caractérise bien  par le fait  que la population scolaire a été attirée voire aspirée par l’enseignement secondaire, et ce, bien au-delà de l’obligation jusqu’à à 16 ans, qui n’est donc plus une limite pour la majorité des enfants. D’où la prolongation générale des études, au lycée, puis, désormais, à l’Université.

    Dois-je assurer que,  lorsque j’emploie le terme de ségrégation, je parle bien sûr d’une situation de fait, une séparation sociale objective et non forcément d’une volonté explicite qui serait l’expression d’un élitisme sciemment antidémocratique ? Simplement, il s’avère que, jusque sous la Troisième République, l’expansion de l’école et la conquête du peuple par l’instruction n’est jamais comprise, ou du moins jamais globalement comprise comme devant mettre fin à la séparation entre l’école communale du peuple c’est-à-dire l’enseignement primaire, et le lycée, l’enseignement secondaire pour les notables. Cette hiérarchie scolaire et culturelle (voilà la ségrégation objective) n’est pas dénoncée, ou très peu. Ce qui revient à dire que les progrès de la scolarisation du peuple sont prescrits, organisés et effectués de telle façon que ce peuple ne franchisse que très peu les barrières qui entravent son accès à la scolarisation des élites. Dans ce cadre, tout projet d’instruction et d’éducation respecte les distinctions sociales existantes. Si bien que, lorsqu’on a voulu promouvoir une élite par la sélection scolaire, et c’est ce qu’on appelle la méritocratie, c’était une élite, certes nouvelle puisqu’issue du peuple, mais qui d’une part était cantonnée à certains emplois réservés aux classes populaires, et qui d’autre part ne concurrençait pas et n’abolissait pas l’ancienne élite, issue des classes dirigeantes. Il y avait bien dans ce cas une ascension sociale des classes populaires par l’école, mais une ascension qui s’effectuait dans une sphère sociale limitée. Le modèle de cette méritocratie était alors offert par les meilleurs élèves sortant des écoles primaires, qui passaient à l’EPS puis à l’Ecole normale et qui devenaient … instituteurs (ou dans certains cas, professeurs). Le « système » école primaire–EPS-Ecole normale, si l’on peut dire, avait trouvé là un fonctionnement social optimal. On peut bien évoquer le passage au lycée par le concours des bourses (puisque le lycée était payant), mais cela ne concernait qu’un tout petit nombre d’enfants, et donc cela ne constituait que de petites exceptions à la règle de la séparation des classes sociales (voir Marcel Pagnol, fils d’instituteur, qui deviendra académicien ; ou Albert Camus, encouragé et soutenu par son maître – en Algérie – et qui sera prix Nobel de littérature).  

    Note vision d’aujourd’hui est bien différente. Elle est démocratique et égalitaire : non seulement nous avons fait effort pour envoyer les enfants du peuple dans le secondaire, mais nous avons du même coup exigé que les anciennes élites sociales fréquentent à leur tour l’école communale, en abolissant les classe primaires des lycées, qui leur étaient réservées (jusqu’en 1945). Notre passion de l’égalité a travaillé notre vision de l’école sur le principe de l’égalité des chances…

    Mais alors, que se passe-t-il dans cette école unifiée, faite pour tous les enfants sans distinctions, et où tout élève peut, en droit, gravir successivement tous les degrés d’un système pyramidal, qui mène continument du primaire au secondaire et du secondaire à l’Université ? Réponse : les sociologues nous ont depuis longtemps appris qu’il y a deux modes et deux faces distinctes de cette démocratisation. La première est dite « démocratisation quantitative » au sens où tout le monde accède au secondaire (d’où la massification, et l’allongement consécutif du temps des études). La seconde est dite « démocratisation qualitative », au sens où cet accès généralisé doit permettre l’ascension sociale des classes populaires, une mobilité sociale qui est effective quand les enfants obtiennent grâce à l’école des positions supérieures à celles de leurs parents dans la hiérarchie des emplois et des statuts sociaux. Un brassage des conditions sociales, à chaque époque, pour chaque génération. Or, c’est là que le bât blesse. Toute le monde le sait – le problème est crucial aujourd’hui : cette démocratisation qualitative est très incomplète, les résultats de l’unification du système scolaire sont très décevants, 50 ans après les grands réformes qui l’ont organisée (sauf une courte période dans les années 1970). Sans entrer dans l’analyse de la répartition sociale des élèves dans les différentes filières scolaires, je cite une seule donnée  (d’après Maria Vasconcellos, « Les défis de l’enseignement de masse. Les lycées : évolutions et réformes », in Cahiers français, n° 285, op. cit.,, p. 31) : en 1980, la moitié des élèves préparant le bac C (actuellement bac S) sont issus de familles aisées (cadres supérieurs, professions libérales, enseignants), tandis que pour le bac G (secrétariat, etc.), ces familles ne sont que 7%.

    De là nos constats attristés sur l’échec scolaire massif des classes populaires, sur les élèves « décrocheurs » (comme nous disons plus récemment), élèves presque toujours issus de ces mêmes milieux sociaux, phénomènes que de nombreuses mesures gouvernementales essaient d’endiguer depuis les années 1980 (à commencer par la politique des zones d’éducation prioritaire).

    En réalité,  lorsque tout le monde fréquente les mêmes établissements, est scolarisé dans les mêmes institutions,  la sélection s’effectue non pas au départ (dans le fait d’accéder à  tel type de scolarité plutôt qu’à telle autre, école primaire jusqu’au certificat d’études contre lycée jusqu’au bac), mais en cours de route, tout au long de la scolarité. La sélection n’est plus sociale et a priori, mais elle est scolaire et a posteriori : c’est l’école elle-même, dans son fonctionnement, qui organise la sélection. Alors, ce « système » nouveau, ce système unifié, fonctionne avant tout comme une vaste gare de triage (l’image n’est pas de moi mais d’A. Prost), un immense dispositif d’orientation et de sélection. François Dubet et Danilo Martucelli, dans A l’école (Paris, Seuil, 1996) insistent aussi sur cet aspect, et, p. 40, dans un paragraphe sur la massification, qui est considérée comme le phénomène essentiel, ils disent exactement : « la sélection ne se fait plus en amont par un tri social préalable à l’inscription même dans les études, mais elle se réalise dans le flux même des parcours scolaires, selon des processus plus immédiatement scolaires que sociaux ». De plus, il y a deux éléments très importants à prendre en compte.

    1.Si, en apparence, le tri s’effectue en fonction du mérite scolaire, cependant, dans la réalité, ce qui est vécu, comme je le laisse entendre à l’instant, c’est une sélection par l’échec, car les meilleurs élèves, les plus méritants, vont dans les filières les plus valorisées, les plus prestigieuses, les plus rentables, tandis que les moins bons élèves vont vers les filières les moins valorisées, les moins prestigieuses, les moins rentables. Et par conséquent un clivage sévère s’institue entre ceux qui réussissent et ceux qui échouent, entre les différentes performances qui conduisent au lycée ou qui n’y conduisent pas. Le système unifié, démocratique, se présente ainsi  comme une pyramide difficile à gravir, ou mieux : c’est une course d’obstacles. Il faut même dire que, plus c’est démocratique (sans sélection sociale a priori), et plus c’est hiérarchisé et sélectif (sélection scolaire a posteriori). Plus c’est socialement égalitaire, et plus c’est scolairement inégalitaire.

    2. Dans ces conditions, si nous avons supprimé la ségrégation, on peut légitimement se demander si les choses ont réellement changé, puisque la sélection aboutit à reproduire la même division sociale : fondamentalement, on retrouve toujours en masse les enfants issus des catégories sociales dites « défavorisées » dans les filières scolaires les moins valorisées. Qu’est-ce qui a changé effectivement? Le simple fait, je le répète, que ces enfants soient sélectionnés à l’intérieur de l’école, après avoir subi une trajectoire d’échec. Le paradoxe ultime est donc le suivant : quand le « peuple » était cantonné dans les écoles communales jusqu’au certificat d’études, il ne subissait pas la pression de la sélection scolaire, et au fond, les meilleurs élèves passaient l’examen, alors que les autres ne le passaient pas, mais tous sortaient au même âge, avec la quasi certitude de trouver un emploi et accéder ainsi à une socialisation professionnelle durable. C’est pénible à dire, mais tout le monde trouvait son compte (en termes de rentabilité de l’école, bien sûr). Comme le dit F. Dubet, dans un article intitulé « L’exclusion scolaire », in L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 498, 500 : l’école était ségrégative mais intégrative. Aujourd’hui, on est dans un système démocratique et méritocratique, mais cette méritocratie, c’est-à-dire la promotion d’une élite sur la base de conditions qui s’imposent à tous également, produit un stress permanent, qui tient dans une menace tout aussi permanente d’exclusion « interne » (être relégué au fond de la classe, orienté dans une filière dévalorisée, vers des diplômes sans prestige, ou… poussé vers la sortie).

    Cette remarque ne doit pas conduire à regretter la situation ancienne ; mais elle ne peut que nous faire réfléchir sur les difficultés inhérentes à la situation actuelle, que nous ne parvenons pas encore à surmonter.

    Pour montrer à quel point ces constats sont répandus chez les spécialistes, je cite également A. Prost, « L’échec scolaire, usage social et usage scolaire de l’orientation », in L’échec scolaire, nouveau débats, nouvelles approches, dir. E. Plaisance, Paris, CNRS, 1985, qui explique : tel que notre système (de masse) est construit, l’orientation est nécessairement une sélection par l’échec. Bien sûr, dans l’idéal, on voudrait que l’orientation soit absolument positive, que l’élève choisisse en fonction de ses aspirations, de ses goûts et de ses capacités ; mais dans la réalité, il est orienté en fonction de ce qu’il a été décrété incapable de suivre, à savoir les filières les plus valorisées.

     

    C) Deux remarques complémentaires

     

    1) A propos du travail de Jean-Michel Chapoulie. Pour finir ce chapitre, et afin que les explications qui précèdent ne fassent pas oublier l’amélioration en quoi consiste l’allongement général des scolarités, donc la hausse du niveau culturel moyen des  Français (eh oui, il faut des nuances en toutes choses !), je voudrais revenir sur le récent livre de Jean-Michel Chapoulie, L’école d’Etat conquiert la France, op. cit. Ce livre est l’occasion d’insister sur les diverses dimensions donc sur la complexité du phénomène de la scolarisation. Une complexité bien mise en lumière, et de façon très précise et complète, par l’auteur. J.-M Chapoulie nous a révélé la manière dont, aux XIXe et XXe siècles (je le cite dans la conclusion de l’ouvrage) : « l’Etat a mobilisé une fraction toujours croissante du temps de la population  présente sur le territoire français ». Son objet principal, comme je viens de le rappeler, c’est le fait qu’un nombre de plus en plus grand d’enfants passe un temps de plus en plus long à l’école. Et pour éclairer cela, pour observer non pas simplement les progrès de la scolarisation, mais plus profondément la particularité des processus de scolarisation qui aboutissent à un allongement constant du temps de la scolarité, J.-M. Chapoulie a étudié, au-delà du nombre d’établissements et des effectifs d’élèves, le rôle spécifique de l’enseignement « intermédiaire », donc la progression de certains secteurs comme les EPS, les CC, l’enseignement technique, etc. Ainsi nous a-t-il fait découvrir une réalité empirique qui avait été sous estimée voire négligée par les historiens. Trois thèses fortes soutiennent cette recherche : 1) l’idée que, pour expliquer l’allongement des scolarités, les filières  de « second rang » sont plus importantes que ce qu’on pensait, par rapport aux filières d‘excellence. 2) L’idée que, du coup, sont aussi importants les « arrangements institutionnels », les initiatives de tous ordres que les acteurs, dans des contextes locaux, sont capables de prendre. Il y a là un point de vue intéressant, qui nous décentre du national au profit du local, au profit du « terrain » si l’on peut dire, et de tous les acteurs qui agissent en créant des places d’élèves. Chapoulie cite notamment les « entrepreneurs d’école », les pédagogues, les hauts administrateurs, les dirigeants politiques, des administrateurs de niveau moyen, les syndicats, certaines fractions du patronat, les spécialistes de sciences sociales après 1945, etc. Enfin, 3) l’idée que les indices de base de la scolarisation (niveau d’étude, âge des enfants, « classes » fréquentées), ne sont que des construits et pas des essences invariables et inhérentes à tout système scolaire, quel qu’il soit.

    D’autres référence sur ce sujet : J.-P. Briand et M. Chapoulie, « L’institution scolaire et la scolarisation : une perspective d’ensemble », in Revue Française de Sociologie, vol. XXXIV, 1993, article qui s’intéresse à toutes sortes d’acteurs, exemple au XIXe siècle : du côté de l’offre, les pouvoirs municipaux, les congrégations (qui en plus négocient entre elles et visent des publics assez précis) ; et du côté de la demande : les familles qui choisissent un type d’école de préférence à une autre, etc.

    Voir aussi, d’A. Prost, un article sur la scolarisation républicaine, « Pour une histoire ‘par en bas’ de la scolarisation républicaine, Histoire de l’éducation,  1993, n°  57,  p. 59-73. Et Jacques Gavoille : « Les types de scolarité : plaidoyer pour la synthèse en histoire de l’éducation », Annales ESC,  1986, 41 (4), p. 923-945.

     

    2) Autre remarque, pour remonter à nouveau dans le temps, et retrouver la période dont je voulais traiter principalement  : sur la composition sociale des publics scolarisés jusqu’à la Troisième République.

    Avant l’école démocratique et unifiée de notre époque, il y avait, ai-je dit et répété, deux « ordres », séparés, ségrégés. L’un pour le peuple, progressivement mais lentement accueilli en totalité, et l’autre pour les classes supérieures, l’enseignement secondaire, une petite élite. Ceci est exact et très important ; je n’y reviens pas. Toutefois, il faut y ajouter certaines précisions et, une fois de plus, des nuances. Car il y a eu, dans les collèges d’Ancien Régime, et jusqu’au milieu du XIXe siècle, un relatif mélange social dans les établissements secondaires. A cette époque et dans cette situation, voici, en effet, une chose inattendue pour nous.

    Certes, la situation de l’Ancien Régime est bien caractérisée par la distinction entre un réseau de petites écoles et un autre, de collèges pour l’essentiel, avec les grandes différences quantitatives et pédagogiques qu’on a dites entre les deux. Cependant, dans ces deux cas, les publics qui fréquentent ces diverses institutions sont assez mélangés. Ils présentent une sorte de mixité sociale  - relative, certes, mais… quand même ! Ces institutions ne connaissaient pas les barrières d’aujourd’hui. En premier lieu, au XVIIIe siècle en général, et jusqu’au début du XIXe à la campagne, les enfants des classes supérieures, de « bonne naissance », fréquentent l’école communale. Cette habitude s’estompe ensuite jusque dans les années 1930, lorsque ces enfants sont accueillis dans les lycées et collèges publics ou privés. Réciproquement si l’on peut dire, les écoles de charité, destinées aux pauvres, accueillent pourtant des élèves tout à fait au-dessus de l’indigence. Il s’agit alors d’une clientèle aisée d’artisans, de marchands, de bourgeois des villes. Un témoignage (cité par Ph. Ariès dans L’enfant et la vie familiale… op. cit., p. 343), dévoile qu’à Paris, un syndic des maîtres écrivains dans son factuel du 7 juin 1704, dit même que les maîtres, les frères lassaliens en l’occurrence, assignent ces enfants aisés à des places séparées dans la salle d’école. Même chose encore au début du XIXe siècle en Auvergne, à l’école des frères, à Ambert, d’après le récit autobiographique d’A. Sylvère  (Toinou, Plon, 1980). Ici les diverses catégories sociale se côtoient mais sont soigneusement distinguées par les maîtres, qui, en plus de cela, n’hésitent pas à réserver un  traitement de faveur aux enfants riches, tandis que les rudesses de leur discipline s’abattent sur les fils de paysans exclusivement.

    Pour ce qui concerne les collèges de l’Ancien Régime, le constat est le même. Leur recrutement n’est pas autant aristocratique et  bourgeois qu’on pourrait le croire. Certes, dès le XVIIe siècle, les collèges offrent l’éducation qu’attendent les bourgeoisies citadines (les bourgeois, à cette époque,  ce sont ceux qui vivent  en ville et de leurs rentes), comme les nouvelles bourgeoisies d’échevinage et d’offices (les offices sont des charges publiques, soit de justice, soit de finance, comme les greniers à sel, les baillages, la maîtrise des eaux et forêts…), au moment où l’imprimerie soumet la diffusion de la culture écrite à une croissance exponentielle. Mais en même temps, entrent au collège des catégories de population assez diverses, surtout s’il s’agit d’établissements installés dans des petites villes, et qui s’insèrent dans un environnement rural. Alors on voit des fils d’artisans ou de commerçants, voire, en plus  petit nombre, quelques fils de paysans aisés, côtoyer des fils de familles nobles, des fils de membres des professions libérales (médecins ou avocats), et des « officiers ». F. de Danville, dans L’éducation des jésuites (op. cit., p. 281), à propos du collège de Rodez entre 1671 et 1692, explique que, si on considère le recrutement des populations locales, on voit apparaître des nobles d’alentour qui sont les fils du marquis de Roquelaure et de Triadon, du chevalier de la Roque, et ensuite des enfants de magistrats, des fils de Conseillers, d’avocats ou de notaires, puis une petite bourgeoisie de fils de médecins, chirurgiens, apothicaires, marchands – et apparaissent hôtelier, tapissier, tanneur, chapelier (en plus il y a des élèves venus de plus loin, Saint-Affrique ou Espalion par exemple, qui sont  logés chez l’habitant). Le recrutement populaire des élèves des collèges est aussi noté par Ariès, toujours dans L’enfant et la vie familiale (op. cit…, p. 344). Ariès cite les catalogues d’élèves (sortes de dossiers que tenaient les jésuites), d’après lesquels, au Mans, en 1668, dans la classe des physiciens, sur 41 élèves, 11  sont des fils d’artisans.

    Pour avoir une idée chiffrée des proportions de ces catégories sociales et de leurs variations, voir l’ouvrage de R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 193.  A Avallon, les catégories aisées (toujours les mêmes : nobles, officiers, professions libérales, marchands) sont trois fois plus nombreuses que les autres. F. de Dainville fait un constat encore plus marquant sur ce plan (L’éducation des jésuites, op. cit., p. 70). D’après ses relevés, à Aurillac entre 1620 et 1625, artisans et paysans constituent 44 % de l’effectif, les fils de nobles, 4,5 %, et les fils d’officiers,  9,4%. D’après le même auteur, à Châlons-sur-Marne, entre 1618 et 1736 : la proportion des artisans et des laboureurs varie entre 20 et 35 %. Et comme c’est un grand collège,  cette proportion est faible.

     

    Transportons-nous maintenant dans la seconde moitié du XIXe siècle, et dans la phase de la généralisation de la scolarisation élémentaire. Là, on voit  que cette coexistence sociale a presque entièrement disparu. On a ce que j’ai exposé à plusieurs reprises : d’un côté, pour le peuple, le primaire des écoles communales, jusqu’à 13 ans (puis 14 ans sous le front populaire), et d’un autre côté pour les catégories aisées, un recrutement très minoritaire, le secondaire des lycées et collèges qui s’adresse à des enfants des milieux bourgeois, lesquels ne côtoient donc pas les enfants des catégories populaires. Et c’est sur cette structure sociale ségrégative que s’organise l’école de la Troisième République. Celle-ci achève de généraliser la scolarisation de masse par l’obligation scolaire de 1882 (J. Ferry), mais en même temps, cette scolarisation s’établit sur la séparation rigide, étanche, entre les différents types d’institutions et les publics qui y sont accueillis, soit dans le primaire soit dans le secondaire (et quand on aménage un degré intermédiaire, ce primaire supérieur, décidé jadis par Guizot et  recréé – avec succès en effet -  par les républicains de l’époque J. Ferry, - il s’agit de répondre aux besoins spécifiques de la nouvelle classe industrielle, donc quelque chose qui fonctionne toujours sans mixité sociale).

    Il faut donc bien comprendre comment a évolué le recrutement social de l’école. Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, la scolarité élémentaire généralisée implique la formation d’un réseau étatique et donc public d’écoles communales ; et c’est bien ce qui engendre un processus de répartition sociale. Les enfants des classes supérieures quittent les écoles communales, les enfants du peuple quittent peu à peu les collèges. D’où l’architecture de l’école en ordres distincts, ségrégés ai-je dit. Et ce d’autant plus que, depuis le XVIIIe siècle, une idée de la formation des élites est concurrente d’une idée d’enseigner le peuple. Ariès explique en ce sens que les collèges ruraux (il dit, p. 346 : « ces collèges de paysans »), ont commencé à disparaître dès le XVIIIe siècle, quand on a finalement regardé comme inutile voire dangereux l’accès à l’enseignement secondaire des enfants du peuple, ainsi détournés de leur condition laborieuse. Les réformateurs chrétiens du XVIIe siècle voulaient moraliser les gueux, donc les éduquer ; mais, après eux, l’accès des classes populaires à l’instruction dispensée par l’école latine a été jugé condamnable, et c’est ce qui aboutit « à une spécialisation sociale des modes d’enseignement d’où naîtront nos degrés modernes, primaire et secondaire » (Ariès, idem, p. 349).

    Je vous laisse méditer sur ceci, qui, au fond, laisse l’histoire tout à fait ouverte.

     

    *****

    Bientôt l’été et les vacances…

    Le programme prévu au début de la session 2013 est loin d’être achevé…

    A suivre, pour clore la série, un bref bilan et quelques indications prospectives.

     

     


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  • séance 12

     

    CONCLUSION PROSPECTIVE

     

     

     

    Je dois m’arrêter avant l’été.

    Si je considère le programme annoncé et les orientations fixées au début de ce cours, que je n’ai pas démenties et que j’ai essayé de suivre, je dois bien constater que je suis loin  d’avoir abordé toutes les questions prévues. La suite, donc, à la prochaine session, début de l’année prochaine. Considérons que je clos aujourd’hui une première série qui sera suivie d’une deuxième.

     

    En attendant, je vais dire ici, très brièvement, quelles sont ces questions en suspens, et comment il serait possible de les poser ; et, pour celles et ceux d’entre vous qui souhaiteraient des informations préliminaires, je vais donner quelques indications, assorties de deux ou trois conseils bibliographiques (ce qui ne soldera pas les comptes, bien sûr, mais qui permettra d’avancer un peu plus).

    En gros, en me situant dans la période qui va du XVIIe  au XIXe  siècle, j’avais annoncé que je souhaitais dessiner, un peu le paysage institutionnel (qu’il faut connaître, certes, mais auquel il ne faut pas se limiter), et surtout le paysage social et culturel de l’histoire scolaire moderne.

    Sur le plan institutionnel, je me suis demandé  à quelles offres de scolarité on a eu affaire -  offres politiques ou gouvernementales notamment-, pour quels types d’établissements, assumées par quelles corporations, etc. ?

    Concernant le plan social, j’ai surtout privilégié le phénomène de la scolarisation, auquel j’ai essayé de rendre sa complexité, en présentant ses diverses facettes. Je me suis donc demandé quelles populations ou quelles classes sociales sont accueillies aux différentes époques dans les différents « systèmes », avec quelles demandes, avec quels bénéfices ou conséquences au sortir de la scolarité, etc. C’est bien là ce qui permet de saisir cette histoire de façon plus nuancée que ne le ferait une simple histoire des institutions (un genre traditionnel, jadis enseigné dans les écoles normales primaires : voir J. Leif et G. Rustin, Histoire des institutions scolaires, Paris, Delagrave, 1954).

    Et sur le plan culturel, il s’agissait de savoir à la fois quels programmes d’enseignement, quels contenus de connaissances sont dispensés, mais aussi avec quelles finalités ou quels enjeux, et quels effets là aussi, pour ce qui tient à la diffusion des savoirs d’une époque, à la volonté des élites dirigeantes de créer ou de transmettre aux populations ce qu’on pourrait appeler des formes d’esprit (un esprit religieux, ou moral, ou scientifique, ou bien tout simplement des capacités techniques élémentaires relativement à la lecture et l’écriture – ce qu’on appelle aujourd’hui la littéracie ; voyez sur ce point A.-M. Chartier, L’école et la lecture obligatoire, Paris, Retz, 2007).

    Au total, la seule difficulté est venue de l’impossibilité de séparer nettement ces  trois plans. Par exemple, dès qu’on retrace la genèse des institutions populaires sous l’Ancien régime (petites écoles et écoles de charité essentiellement), il faut envisager l’enseignement des rudiments qu’elles permettent : c’est une question d’histoire culturelle qui, en outre, s’inscrit elle-même dans l’histoire religieuse.  Autre exemple : pour comprendre les conditions de la scolarisation, l’offre et la demande de scolarité, qui sont diversifiées en fonction des classes sociales, il faut aussi envisager la position d’enjeux culturels spécifiques, des enjeux d’acquisition de culture qui sont propres à chacune de ces classes sociales. Après tout, cela n’est pas surprenant : si on tente de restituer ce qui a pu être vivant et actif dans le passé, on doit bien ménager les liens entre les différentes dimensions des phénomènes qu’on prend pour objet..

     

    *****

     

    S’il s’agit de faire un bilan, je dirai que j’en ai assez dit sur l’histoire institutionnelle  - assez… au sens minimaliste, car on pourrait en dire bien davantage, si on se réfère aux nombreux ouvrages très accessibles que j’ai cités. En outre, certaines périodes sont mieux connues que d’autres ; et même sur la période récente, il y a de nombreuses recherches en cours, car la mémoire collective est naturellement défaillante. Je pense aux deux ouvrages dirigés et publiés par Renaud d’Enfert et Pierre Kahn : En attendant la réforme. Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la IVe République, PUG, Grenoble, 2010 ; et Le temps des réformes. Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la Ve République. Les années 1960, PUG, Grenoble, 2011. (A propos du le XXe siècle, qui n’était pas mon objet, mais qui intéresse beaucoup de monde dans les sciences de l’éducation, je rappelle le grand intérêt des ouvrages d’A. Prost, qui traitent des institutions et des réformes scolaires, donc des politiques qui décident ces réformes, des acteurs qui les mettent en œuvres, des processus sociaux qui les favorisent ou au contraire les entravent, etc., bref des ouvrages qui analysent les conditions, souvent sinueuses, des processus d’évolution – on attend d’ailleurs du même auteur un prochain ouvrage sur les réformes et les changements intervenus durant les dernières décennies).

     

    Sur l’histoire sociale, il manque dans ce cours pas mal d’éléments. Il faudrait – il faudra - s’interroger plus précisément et globalement sur les effets sociaux de l’école, question qui combine la description historique et l’analyse sociologique. On a entrevu cet aspect des choses en examinant la trajectoire des populations scolarisées, leur insertion dans tel ou tel « segment » du système à l’entrée, leur obtention à la sortie des bénéfices de la scolarité (économiques en l’occurrence), bénéfices différentiels et donc plus ou moins importants pour telle ou telle catégorie (séance 11, sur les conséquences sociopolitiques de la démocratisation et de la massification scolaires). Mais il manque sur ce plan une analyse de l’évolution des fonctions de l’école, c’est-à-dire une analyse des effets réels, mesurables, que l’école produit globalement, en particulier lorsqu’elle tend, comme c’est de plus en plus le cas à l’heure actuelle, à subordonner la hiérarchie des formations et des diplômes qu’elle distribue à la hiérarchie des emplois et des statuts que ces diplômes permettent d’espérer. Une telle emprise de l’économie sur les systèmes d’enseignement est typique de  la modernité. Ceci suppose donc de se représenter l’évolution des fonctions sociales de l’école jusqu’à notre époque, y compris l’évolution des rapports et de la hiérarchie entre les différentes fonctions (fonctions éducatives, culturelles, économiques).

    Il manque aussi dans notre parcours une description des différents acteurs de la scolarisation, une description des professions, des situations professionnelles à travers le temps, et des représentations des « métiers » engendrées par ces situations (en interne, par rapport à l’Etat notamment,  et aussi dans les rapports avec l’extérieur, la société environnante). Je n’ai encore rien dit, et c’est un sujet majeur, de l’histoire des professeurs et de celle des instituteurs. A cette dernière j’ai moi-même contribué naguère. Mais, si on peut se faire une idée précise de ces deux « professions » que j’évoque à l’instant à partir d’un ensemble de très bonnes publications, certaines récentes, d’autres plus anciennes (professions qui, du reste, ne sont pas les seules intéressantes : n’oublions pas les personnels d’administration, les fonctionnaires d’autorité, etc. – voir les travaux de J.-F. Condette, par exemple sur les recteurs), nous manquons encore d’ouvrages de synthèse qui parcourraient trois ou quatre siècles continument. Par ailleurs, j’ai parlé vaguement de « corporations » (terme impropre, en fait) sous l’Ancien Régime ; mais au fur et à mesure du développement scolaire, des catégories d’acteurs de plus en plus nombreuses et structurées sont agissantes, à l’intérieur et à l’extérieur des systèmes scolaires. J’ai fait allusion à cette prise en compte de la diversité des acteurs, donc de la diversité des contextes, du national au local, en parlant du livre de J.-M. Chapoulie, dans la séance  11 ; je pense aussi à des travaux comme ceux de Renaud d’Enfert, qui observent précisément, à propos des mathématiques au XXe siècle,  des instances comme les associations de spécialistes, avec leurs congrès, leurs bulletins, leurs moyens d’actions, etc.

    Sur l’histoire des professeurs, ce qu’il y a de plus récent et de plus général : Philippe Savoie, Les enseignants du secondaire, le corps, les métiers, les carrières. Textes officiels, t. 1, 1802-1914, Paris, Economica-INRP, 2000. Il s’agit d’un recueil des textes officiels définissant et organisant les métiers et les carrières, mais le recueil proprement dit est précédé d’une longue introduction, riche des informations historiques qui éclairent parfaitement les principaux éléments du sujet.

    Sur l’histoire des instituteurs, il y a un ouvrage qui émerge au dessus des nombreux autres, c’est celui de Jacques et Mona Ozouf, La république des instituteurs, Paris, Gallimard-Le seuil, 1992. Ce livre ne concerne que la génération de la Belle époque, aux derniers représentants de laquelle Jacques Ozouf avait adressé un questionnaire dans les années 1960 ; mais c’est une période par laquelle il est très intéressant de commencer, avant de se reporter éventuellement aux périodes précédentes (comme je l’ai fait moi-même), et aux périodes suivantes.

    Lorsqu’on s’intéresse aux corps enseignants des différents niveaux, on ne peut ignorer – ce que plusieurs études s’efforcent désormais de décrire – la présence des femmes, de plus en plus significative à mesure que l’histoire avance. Je vous conseille d’aborder ce chapitre à partir de la note de synthèse de Mineke van Essen et Rébecca Rogers, dans Histoire de l’éducation, n° 98, mai 2003, « Ecrire l’histoire des enseignantes. Enjeux et perspectives internationales » (et au passage voyez aussi le n° 115-116, sur L’éducation des filles, XVIII-XXIe siècles, en Hommage à Françoise Mayeur, où vous trouverez une autre note de synthèse de R. Rogers, cette fois sur l’enseignement des filles).

     

    L’histoire culturelle enfin est celle que j’ai le moins abordé jusqu’à présent. L’évolution d’ensemble de la culture scolaire, avec ses contenus et ses finalités propres, fera l’objet d’un chapitre dans la prochaine série. En attendant, vous pouvez consulter deux articles que j’ai consacrés à cette question (j’espère en dire un peu plus ici), le premier dans Une histoire de l’école. Anthologie…, op. cit. ; le second dans le Dictionnaire  de l’éducation, dirigé par Agnès Van Zanten aux PUF, en 2008, les deux sous le même intitulé : « Culture scolaire »). A vrai dire, il ne s’agit pas seulement de comprendre l’évolution et les grands changements intervenus dans la conception et l’élaboration des programmes (exemple : passage du latin au français, ce qui n’est pas une mince affaire si on en croit les ouvrages - très révélateurs - d’André Chervel, notamment  celui sur l’Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2008). Il faut aussi s’interroger sur les modèles de culture et d’éducation (j’ai parlé plus haut de « formes d’esprit »), que ces changements recouvrent. Question parfois épineuse, comme en témoignent les violents conflits qui émaillent cette histoire : voyez ce qui s’est passé sous la Troisième République à propos de la « morale laïque ». Les évolutions culturelles avec leurs enjeux éducatifs, qui viennent de loin, résident, de ce fait, dans les profondeurs des mentalités d’une époque ; mais elles trouvent aussi une forme d’expression en surface si l’on peut dire, dans les combats idéologiques et politiques où s’affrontent les groupes qui sont en capacité d’intervenir et d’imposer leurs vues dans ce champ. Eventuellement, je raconterai cette histoire de la « morale laïque » créée de toutes pièces dans les années 1880, et qui marquait en effet une sorte de point d’accomplissement  d’une évolution bien plus lointaine des conceptions dominantes de l’éducation (« morale laïque » est une expression qui n’était pas employée par Jules Ferry) – un épisode tumultueux que l’actualité nous rappelle de temps à autre.

    Cela dit, faisons attention par avance à ne pas limiter l’approche culturelle à une analyse qui ferait de la culture scolaire un domaine séparé des cultures et des pratiques de la culture  dans la société, donc qui en ferait une culture seulement analysable en interne en quelque sorte. Certes, il faut suivre A. Chervel qui nous invite à considérer l’élaboration de la culture scolaire par les acteurs de l’enseignement eux-mêmes, dans les cadres institués de l’école, ce qui souligne à juste titre la productivité spéciale de l’école, dont le rôle ne se réduit jamais à une simple réception ou reprise de connaissances venues de la société extérieure. Cependant, une enquête comme celle d’A.-M. Chartier a bien montré, à propos de l’apprentissage de la lecture depuis le XVIIe siècle, que la culture scolaire elle-même s’intègre, se rattache et, dans une large mesure, est le produit des pratiques culturelles existant dans la société, dans les milieux où l’écrit est en usage. Ce lien (qui reste à définir) de la culture scolaire avec les pratiques culturelles des milieux sociaux est, dirai-je, l’objet majeur d’une l’histoire culturelle de l’école. Mais c’est un objet souvent difficile d’accès puisqu’il faut trouver des sources, c’est-à-dire des traces enfouies dans les activités ordinaires des gens. Voulez-vous un exemple de telles traces ? Voici un texte du plus fameux des historiens du XIXe  siècle, Jules Michelet, à propos des habitudes de lectures en vigueur dans sa jeunesse :  « Dans ma jeunesse un mot me frappait quelques fois, un mot que l’ouvrier, le pauvre, répétaient volontiers : « Mon livre ». / On n’était pas, comme aujourd’hui, inondé de journaux, de romans, d’un déluge de papier. On n’avait guère qu’un livre (ou deux), et on y tenait fort, comme un paysan à son almanach. Ce livre unique inspirait confiance (…) / On lisait beaucoup moins, avec un esprit neuf, on y mettait du sérieux (…) / On l’avait lu vingt fois. Il ne dominait point par l’attrait de la nouveauté (…). Ce livre aimé était vraiment un texte élastique, qui laissait le lecteur broder dessus. Il ne pouvait donner l’information diverse des livres d’aujourd’hui. Mais en revanche il stimulait, éveillait l’initiative. La pensée solitaire, se lisant à travers, souvent entre les lignes, voyait, trouvait, créait. C’est ainsi que Rousseau, qui eut si peu de livres, ressassant son Plutarque, finit par y trouver et l’Inégalité  et le Contrat social [Discours sur l’origine de l’inégalité, 1755 ; Le contrat social, 1762], et tant d’autres de ses écrits ». Texte extrait de Nos fils, 1869. A méditer, pour ce que cela nous révèle du passé ; mais aussi, pour ce que cela nous dit du présent.

     

    Associée  selon moi à l’histoire culturelle, et, j’y insiste, à l’histoire de la culture scolaire et des disciplines scolaires (la grande conquête de ces 20 dernières années), l’histoire pédagogique, comme histoire des pratiques d’enseignement, ne figure presque pas dans les chapitres précédents, sauf dans la séance 4, sur les institutions de l’Ancien Régime. Je compte bien l’aborder précisément, pas seulement du reste pour la raison d’un intérêt personnel que j’ai déjà laissé poindre. C’est un pan de l’histoire scolaire au fond mal connu, bien moins connu que les autres, car, en réalité, il est recouvert par l’histoire traditionnelle et académique de la pédagogie comme discours, comme galerie de grands textes, écrits par des grands auteurs : de Platon à Piaget, en passant par Rousseau et Pestalozzi, etc. Ceci n’est pas inintéressant en soi : je dis juste que ça n’explique rien des pratiques de classes, et que, surtout, l’histoire pédagogique n’a jamais avancé par application des idées des « grands auteurs ». Il faudrait même voir les choses dans le sens opposé : c’est parce qu’il y a des transformations pratiques, souvent aussi silencieuses que profondes, que, dans ces nouveaux contextes, les auteurs d’une époque se forgent de nouvelles doctrines, plus ou moins en rapport avec la vie réelle des maîtres et des élèves. Rousseau, par exemple, dont on fait le précurseur de toutes les pédagogies dites « nouvelles » qui surgissent un siècle plus tard que son Emile, réfléchit essentiellement dans le contexte de la nouvelle culture des savants (notamment des physiciens et des zoologistes) du XVIIIe siècle, une culture expérimentale qui bouleverse les usages de l’enseignement humaniste traditionnel dispensé dans les collèges. Je n’ai pas besoin d’en dire plus pour le moment. Un seul indice : dans l’Emile, Rousseau s’exclame : « Je hais les livres » !... Mais… dans son esprit, par quoi remplace-t-on alors les livres, qui règnent sans partage sur les modes de transmission scolaires ?  Eh bien voilà la réponse : c’est l’expérience de l’enfant, l’activité (voir les  « méthodes actives »), et ainsi de suite, toutes choses qui vont venir au centre de la réflexion des pédagogues « modernes ». On est bien en présence d’une réorientation de la pensée pédagogique, mais celle-ci est précédée d’abord d’une mutation dans la culture, puis d’une série de transformations dans la pédagogie pratique.

    Vous voyez que dans les remarques que je viens de faire, je me suis à nouveau situé dans la perspective que j’avais indiquée en commençant, dans la séance 1 : considérer avant tout l’école comme un lieu institué dans le but d’assurer la transmission et l’acquisition des usages courants de la culture écrite.

    Je n’ai certainement pas la prétention de combler le manque que j’indique, mais je pourrai communiquer certains indices révélateurs des manières et des usages anciens. Je pratiquerai en l’occurrence une méthode simple mais efficace : la comparaison historique. Simple… enfin pas tout à fait. Il y faut pas mal de sources précises, des documents de toutes sortes, des récits, des témoignages, etc. Nous venons de le constater. La comparaison entre des époques distantes, ce fut  d’ailleurs l’une des dimensions de méthode adoptées par Durkheim dans L’évolution pédagogique en France.


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