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    séance 2

    INTRODUCTION

    suite : remarques théoriques préliminaires

     

     

    Il faut maintenant que je clarifie à nouveau quelques-unes de mes options conceptuelles et méthodologiques. On ne peut avancer à l’aveugle, ou par simple tâtonnement, dans des sujets où la matière empirique pourrait facilement nous déborder à cause de sa complexité et de son abondance. Je trouve indispensable de soumettre a priori cette matière à un ordre de traitement - quitte à le modifier et l’ajuster au fur et à mesure que l’on progresse dans la maîtrise de cette matière…

     

    Qu’entend-on par « pratique d’enseignement » ?

    Première idée. On peut avancer qu’une pratique d’enseignement appartient à la catégorie plus générale des pratiques de diffusion culturelle. Le résultat d’un enseignement, c’est avant tout, et très simplement, le fait que la - ou une - culture, c’est-à-dire un ensemble de savoirs, de techniques, de valeurs, etc. est partagé par un grand nombre d’individus. On peut aussi parler de communication de la culture, si l’on considère, avec le pôle de la diffusion, le pôle de la réception, c’est-à-dire l’acquisition des savoirs et des valeurs par ceux à qui cette diffusion se destine.

    Deuxième idée. Evidemment, la diffusion d’une culture, d’un corpus de savoirs, d’un ensemble de connaissances, lorsqu’elle se destine à la jeunesse (et non à un public de savants ou à d’autres acteurs de la vie intellectuelle), a ceci de spécial qu’elle cherche à exercer une certaine influence sur l’esprit des sujets, les enfants, que l’on veut ainsi rapprocher d’un certain idéal, ou d’un certain modèle - religieux, moral, esthétique, etc. Ce processus, toujours progressif, se nomme couramment « instruction » lorsqu’on prend en compte les savoirs, et « éducation » lorsqu’on prend en compte les valeurs donc les conduites auxquelles l’acquisition permet d’accéder.

    Troisième idée. Puisqu’un tel processus met de toutes manières en rapport une génération adulte et la génération des plus jeunes, on peut dire aussi transmission pour connoter la notion du lien intergénérationnel, la notion du legs que les premiers effectuent et que les seconds reçoivent en héritage.

    Quatrième idée. L’expression « diffusion culturelle », pour désigner une pratique d’enseignement, suppose qu’il s’agit fondamentalement de diffusion - ou communication, ou transmission - de la culture écrite, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de la culture du livre. Il n’y a pas d’école au sens strict dans les sociétés sans écriture, et il y en a toujours dans les sociétés qui possèdent l’écriture et produisent des livres (imprimés ou non) - ou d’autres supports qui conservent et font circuler des textes. J’ai déjà fait cette remarque dans le prologue du cours de 2013 sur l’histoire de l’école ; maintenant, je vous invite à retenir l’idée que le livre, l’usage des livres, ou du moins de certains livres, est (ou a été ?), par définition, au centre des pratiques d’enseignement.

    Enfin, on doit retenir le fait qu’une pratique d’enseignement s’effectue principalement sinon essentiellement dans cette institution spéciale qu’est l’école, de quelque nature qu’elle soit. L’école au sens fort est elle-même toujours l’affaire d’une ou plusieurs corporations, qui forment leurs membres, leur inculquent les principes de leur métier, et leur confèrent ainsi une mentalité - ce que de nos jours nous appelons une identité professionnelle. L’école et la corporation des maîtres qui y travaillent ont en général la faculté de choisir les éléments de culture, les savoirs, les connaissances qu’ils veulent faire entrer dans les processus d’enseignement et auxquels ils donnent pour ce faire la forme des programmes. Je n’oublie pas l’enseignement des précepteurs, ou bien ce que furent jadis les instituteurs ambulants des campagnes… Mais on peut admettre que ces pratiques, avant de disparaître, furent minoritaires (et elles restaient proches des modèles scolaires institués).

     

    Pratiques d’enseignement et exercices scolaires.

     Je poursuis sur l’expression « pratiques d’enseignement ». Que recouvre-t-elle, concrètement maintenant, d’après les sources dont je dispose ? Il faut se souvenir qu’enseigner consiste avant tout pour un maître à imposer aux élèves un ensemble d’activités dans son école ou sa classe. Ce que je veux dire, qui est très simple, c’est que la pratique du maître consiste avant tout à organiser et imposer de telles activités et à s’assurer que les élèves les effectuent, et les effectuent si possible avec exactitude. A l’école, le maître demande ou commande, et l’élève accomplit les actes commandés – avec plus ou moins d’empressement, mais… c’est une autre affaire. Ces activités sont par ailleurs répétitives, toujours redites et refaites, ce qui suppose des habitudes acquises à l’école même : écouter la leçon en silence, répéter une formule à mémoriser, réciter un morceau, répondre à une interrogation, écrire sous la dictée, prendre des notes, et ainsi de suite.

     Parmi ces tâches imposées aux élèves, les exercices scolaires proprement dits occupent, dans la vie ordinaire de la classe, une place majeure (c’est aussi une notion que j’ai abordée dans la première séance du cours de 2013 ; je reste ici sur le versant de l’apprentissage et non celui de la discipline). Etant donné qu’il n’y a d’acte des maîtres qu’en vue d’un apprentissage des élèves, toute pratique d’enseignement contient et met en œuvre des pratiques d’apprentissage. C’est tout un. Les deux ne se séparent pas. Pour décrire les pratiques d’un maître, on peut et on doit donc se placer tout aussi bien du point de vue de l’élève et de ses activités, dirigées par le maître. Tout cela est bien banal, j’en conviens, mais fixe les limites inférieures et supérieures de mon enquête…

     L’exercice scolaire est donc ce qu’il faut parvenir à se représenter, à décrire tel quel, en premier (ce qui n’est pas si facile, car c’est souvent occulté par les sources) ; et c’est deux choses.

    C'est premièrement une tâche inscrite comme telle, je le disais, dans une répétition, elle-même asservie à un rythme déterminé, étalée dans une plus ou moins grande durée (au temps de l’école de la Troisième République, des Ecoles primaires supérieures et des Cours complémentaires, on faisait des dictées hebdomadaires ou bihebdomadaires tout au long du cursus).

     Secondement, ces tâches n’aboutissent pas souvent à un produit social reconnaissable. Puisqu’elles n’existent que pour une préparation ou mieux un entraînement réglé à la maîtrise de certaines compétences sociales réelles, elles n’ont donc pas leur finalité en elles-mêmes1. Exemples typiques : à nouveau la dictée, pour l’apprentissage de l’orthographe et de la grammaire françaises (dictée plus ou moins longue et difficile au cours des années) ; le problème de calcul (de l’arithmétique élémentaire qui vise la compréhension des « quatre règles », aux équations de l’algèbre et à la trigonométrie, etc.) ; l’explication de texte littéraire, la dissertation philosophique, etc., etc.

     Quelques exercices scolaires ont un répondant dans la vie sociale, car ils imitent des activités utiles dans la société, par exemple le fait de rédiger un courrier, ou d’effectuer des calculs relatifs à la tenue des comptes d’un commerçant. Et de tels exercices ne sont pas les plus typiques du monde scolaire et de ses routines de travail. Cependant, il faut regarder ce monde avec plus d’acuité. Car, d’un autre côté, ce qui n’est pas très étonnant du reste, les schémas d’action, intellectuels ou même physiques, que mettent en œuvre les élèves lorsqu’ils sont plongés dans les activités prescrites, exercices ou autres, reproduisent forcément des usages existants dans la société. En réalité, il y a, en de ça des exercices si je puis dire, une sorte d’infrastructure mentale du travail scolaire qui est toute imprégnée des habitudes et des intérêts donc les habitudes culturelles d’une époque ou de certains groupes sociaux à cette époque. Je pense en premier à l’usage des livres et de la lecture, à celui de la parole individuelle en société, à celui du corps, je pense aussi à la disposition des objets, à la structuration du temps (et ce terme d’usage, est intéressant à ce niveau). On pourrait trouver de nombreux autres exemples. Je vais revenir plus loin sur ce lien (nécessaire, évident) des pratiques d’enseignement avec des contextes dans lesquels elles sont effectuées, et soumises à des règles.

     

    Pratiques, exercices, normes.

     Le constat important que je dois faire pour l’instant dans l’optique qui est la mienne, c’est que les pratiques d’enseignement, avec les tâches d’apprentissage en général et les exercices scolaires en particulier, puisqu’ils sont par définition des produits typiques de l’école, sont, dans l’école, encadrés, conditionnés par des normes. Chacun sait que le monde de l’école est saturé de normes. A l’école il faut toujours faire certaines chose, et les faire d’une certaine façon, et parfois cette façon est si fortement instituée qu’elle est ritualisée (comme le sont la dictée, la récitation, etc.).

    Je rappelle que les normes en général établissent, en fonction d’idéaux ou de modèles divers, des séparations, ou des différences sensibles entre ce qu’il est bon ou mauvais, désirable ou détestable, acceptable ou inadmissible de faire ou de penser. Je renvoie ici à mes définitions de l’an passé, dans la séance 8, chap. IV, § II. Je distingue aussi normes fonctionnelles et normes axiologiques. Pour donner immédiatement un exemple de normes en lien avec un idéal, je reprends aussi mes remarques de l’an passé à propos de Durkheim et de L’évolution pédagogique en France (séance 6, chapitre III cette fois). C’est un passage où Durkheim explique que l’Université du Moyen Age et les collèges jésuites, à plusieurs siècles de distance, animèrent un « même idéal, à peu de choses près », quoique poursuivi avec plus d’âpreté par les jésuites : il fallait avant tout « apprendre à écrire en imitant les anciens ». Durkheim insiste plus loin sur ce point en affirmant qu’il n’y eut pendant tout ce temps qu’« un seul idéal intellectuel » (p.306). Voilà qui doit être clair. C’est dans cette perspective que j’ai parlé, autre exemple (séance 9, chapitre IV), des normes axiologiques en rapport avec l’idéal contemporain de l’activité enfantine (versus la passivité) ; c’est un idéal pédagogique et psychologique cette fois. Si on cherche des cas de normes fonctionnelles, plus terre à terre, familières, on en trouvera facilement. Il me vient à l’esprit, pour l’école primaire républicaine, les normes relatives aux devoirs écrits que les élèves doivent effectuer : quels types d’exercices ? sur quels supports ? avec quelle fréquence ? à rédiger en combien de temps ? sur combien de pages ? , etc.

    Certaines normes sont formalisées, fixées comme des règles à suivre, presque des modes d’emplois (le devoir mensuel dans un cahier spécial) ; d’autres sont davantage informelles, routinières, liées aux usages, donc aussi aux compétences et aux habiletés des acteurs. Les deux peuvent se correspondre. Qu’elles soient formalisées ou informelles, les normes scolaires, tout autant efficaces les unes que les autres, sont véhiculées par toutes sortes de recommandations, de commentaires, de justifications, de jugements. Il y a d’ailleurs des corps professionnels qui ont pour spécialité le commentaire et le jugement sur les pratiques : les inspecteurs.

     A l’état formalisé, les normes sont consignées dans des textes ad hoc. Le premier grand texte pédagogique réglementaire, dans notre modernité, c’est le Ratio studiorum des jésuites (traduire Règlement des études, ou Règle des études si on préfère dire la Ratio) dans son édition de 1599, valable pour les collèges d’Ancien Régime entre le XVIe et le XVIIIe siècle, voire au delà. Un autre guide pour les maîtres sera plus tard la Conduite des écoles chrétiennes de Jean-Baptiste de la salle, de 1720, valable pour les écoles de charité, qu’on n’appelle pas encore « primaires ».

     A l’état informel, les normes sont également verbalisées, je l’ai dit, mais elles sont davantage produites dans le cours de la vie, et agissantes dans le cours des pratiques, au gré de toutes sortes d’ajustements, d’adaptations dans des contextes sociaux toujours très complexes, traversés par de nombreuses contraintes. Ceci nous met face à une difficulté qu’il ne faut pas sous estimer si l’on veut objectiver la réalité historique : ne pas se fier entièrement aux normes formelles, c’est-à-dire aux programmes. Certes, les programmes normatifs doivent être analysés, et d’autant mieux qu’ils permettent de cerner la logique des pratiques. Passer des doctrines pédagogiques ou philosophiques aux programmes institutionnels, c’est bien, mais… ce n’est pas suffisant. Car, à cause des contextes et des usages, avec les enjeux des acteurs, etc., il se peut que les pratiques, et les normes informelles des pratiques, divergent des normes formelles. C’est le cas, longtemps, des cahiers de devoirs mensuels, qui ne sont pas tenus, ou pas remplis comme « il faudrait ». Les décalages, les écarts, plus ou moins grands, plus ou mois durables, c’est alors ce qu’il nous faut mesurer avec précision. Et seules des sources proches des pratiques (comme les récits de vie, les monographies, les rapports d’inspection, etc.) peuvent nous tirer d’embarras sur ce plan, à condition de les traiter avec un sens critique.

     Cela dit, si je soulève à nouveau la question du rapport entre pratiques et normes, c’est pour éviter un autre écueil. Si j’ai été clair, le but de mon enquête est de saisir les pratiques d’enseignement sans négliger la dimension normative de ces pratiques. En renvoyant aussi à mes propositions méthodologiques de l’an passé, il s’agit bien pour moi de saisir la normativité des pratiques d’enseignement dans la période choisie. Et ma prise en compte des exercices, les exercices en vigueur dans l’univers de l’école depuis deux siècles au moins, s’explique parce qu’il y a là, me semble-t-il, un objet privilégié pour accéder à la cette dimension normative des pratiques. Or pour ce faire, je ne vais pas adopter un point de vue strictement pragmatique, étroitement pragmatique oserai-je dire. Je ne nie pas l’intérêt de ce genre d’approche - d’autant que je l’ai moi-même défendue, et un peu pratiquée (voir le dossier de la revue Le Télémaque, n° 24, novembre 2003, « Descriptions de l’ordinaire des classes » ; et le dossier qu’Anne-marie-Chartier et moi-même avons coordonné dans le n° 27 de la revue Recherche et Formation, 1998 : « Les savoirs de la pratique »). C’est l’approche qui cherche à saisir l’ensemble des processus par lesquels les sujets, les acteurs, acquièrent la maîtrise d’un art de faire - formule de Michel de Certeau commentant, dans L’invention du quotidien (coll. 10-18, 1980), Bourdieu sur le sens pratique et Foucault sur les techniques de disciplines. Un point de vue très proche est celui des recherches sur la formation des enseignants, lorsqu’elles se représentent un maître « expert », ou un « praticien réflexif » ; et je rappelle les échanges qui ont lieu sur ce plan avec la psychologie du travail, les notions d’« action contextualisée », d’« action située », etc. Ceci peut également faire penser à l’insistance des historiens de la culture sur les phénomènes d’appropriation et d’interprétation des textes par les lecteurs, de même que la psychologie morale s’intéresse aux argumentaires et à l’intentionnalité des sujets au moment d’opter pour telle ou telle conduite. Mais il me semble que, si on travaille dans le domaine de l’histoire, sur le passé donc, et qui plus est sur une assez longue période (deux voire trois siècles), on a moins besoin, et surtout, on a moins la possibilité de comprendre l’engagement et les ressources des sujets dans leurs pratiques ; et on a davantage besoin et davantage la possibilité de comprendre pourquoi et comment ces pratiques deviennent régulières, donc sont reproductibles, répétées, admises et s’imposent comme des pratiques normales. Voilà ce que j’indique en parlant de la dimension normative des pratiques.

     Finalement il n’y a pas un mais deux écueils à éviter. Le premier, c’est celui d’une histoire des idées qui ne penserait les pratiques d’une époque que comme les traductions de doctrines et de théories élaborées avant elles par des auteurs, grands et petits. Ceci n’atteint que des principes très généraux, et ne pénètre pas beaucoup dans les pratiques. S’en tenir aux programmes institutionnels aboutit aux mêmes impasses. J’ai suffisamment mis en doute cette conception. Je n’y reviens pas. Aujourd’hui, je voudrais éviter un autre écueil, l’écueil subjectiviste, un dérivé non désiré mais tentant des approches pragmatiques. Le danger c’est de prendre les acteurs pour les créateurs de leurs actes et de leurs pratiques, en oubliant que les actes et les pratiques sont structurés par des normes et commandés par des idéaux et des modèles, donc par toutes sortes d’incitations, de précautions, d’obligations, etc. Les normes et les idéaux structurent les moyens et les fins des pratiques, et c’est ce qui, en outre, donne aux acteurs des raisons de faire ce qu’ils font, c’est-à-dire en fin de compte qui leur délivre, sans qu’ils l’élaborent a priori, le sens de ce qu’ils font et de ce qu’ils ont vocation à faire chaque jour, et peut-être sur le long terme d’une « carrière », dans l’institution et la corporation dont ils sont membres.

     Pour le dire plus simplement : je souhaite mettre en avant le fait que les individus, quel que soit leur pouvoir d’élaboration, quelle que soit leur capacité d’invention dans les situations pratiques, sont avant tout pris dans une nécessité d’adaptation aux normes et d’intégration des idéaux et des modèles que ces normes actualisent. D’ailleurs, cet impératif d’adaptation aux normes, et l’effort qu’il requiert, est bien connu de ceux qui ont travaillé à former des futurs maîtres dans des… écoles normales !

     Voici deux propositions annexes. Premièrement, les normes, qui sont des contraintes, diffuses ou non, formelles (avec lesquelles on peut toujours ruser) ou informelles, confèrent aux pratiques, de par leur appui sur un idéal ou un modèle, des fins c’est-à-dire aussi une logique. Secondement, proposition réciproque : pour saisir la logique des pratiques, il est indispensable de saisir les normes qui les sous-tendent, et, par conséquent, il n’est pas suffisant de procéder à un inventaire descriptif des pratiques : on ne peut se limiter à une description empirique du « faire » des acteurs (même si, je le répète, une telle description, la plus exacte possible, est très utile par ailleurs).

     

    Pratiques et contextes des pratiques

     Autre problème, le rapport des pratiques d’enseignement avec les pratiques culturelles existant dans la société environnante. Lorsque j’ai fait apparaître ce rapport, dans l’avant-dernière remarque, j’ai parlé d’une « infrastructure mentale du travail scolaire », constituée par les habitudes et en général les mœurs typiques d’une époque, bien au-delà de la sphère éducative. En général, quand on s’intéresse aux pratiques, quel que soit le domaine, on ne peut pas ignorer l’action des ensembles de normes en circulation, qui prescrivent à ces pratiques des finalités et des modalités - à côté des normes construites et admises à l’interne, dans le domaine spécial, en fonction des nécessités de ce domaine (les normes qu’on peut dire internes sont liées aux nécessités immédiates de l’activité dans le domaine considéré). Pensez aux normes didactiques auxquelles j’ai fait allusion. Un autre exemple ? Voyez, depuis le début du XIXe siècle, la norme qui prescrit un enseignement simultané de la lecture et de l’écriture, ce qui accélère très sensiblement l’apprentissage et en diminue la durée ; pensez également, autre exemple, aux normes techniques comme la diffusion des plumes métalliques entre 1830 et 1860, l’usage des ardoises, des cahiers, etc. Soyons concrets. Pour saisir l’action des ensembles de normes extérieurs et agissants sur les pratiques d’enseignement, je propose de distinguer deux catégories.

    La première catégorie comprend des normes qui, bien qu’externes, informent directement les manières de faire, d’agir, de travailler, dans l’école. Je reprends le cas, facile, de la lecture. On apprend à lire et on lit à l’école, mais on lit aussi, bien évidemment, à l’extérieur de l’école, dans toutes sortes de situations où cette activité est requise. Je pense aux travaux d’A-M Chartier - j’y reviendrai – sur l’histoire de l’apprentissage de la lecture. Ces travaux montrent en effet que les grandes orientations de l’apprentissage de la lecture dans les lieux scolaires (école au sens strict ou pas) depuis l’Ancien Régime, donc les orientations de la pédagogie de la lecture, comme nous dirions aujourd’hui en pensant à l’axe méthodologique, dépendent des usages de l’écrit en vigueur dans la société, c’est-à-dire des normes qui fixent des manières de lire, qui indiquent les profits qu’on attend de la lecture et du fait de se rapporter à un texte (s’il s’agit de la Bible, d’un livre de messe, d’un Almanach, d’un texte juridique, etc.), donc, en gros des fonctions attribuées aux livres et de la manière de les solliciter. C’est dire que la pédagogie de la lecture est influencée depuis trois ou quatre siècles par de telles normes qui, pour être influentes n’en sont pas moins assez éloignées de l’école (et qui, en plus, ont leur propre rythme d’évolution). Pour illustrer, on peut évoquer la prégnance d’une lecture extensive, utile pour s’approprier les savoirs profanes, les informations disponibles, des récits intéressants, etc., bref une lecture qui se détache des exigences idéales et des modes d’énonciation courants de la foi et de la vérité, par opposition à une lecture intensive, propre aux sociétés anciennes et aux contextes religieux (lecture oralisée sans écriture). En regardant encore plus loin au de là de l’école et des enfants, il faudrait tenir compte également de tout le système de la production, de la diffusion et de la consommation d’imprimé (comment les livres ou autres sont-ils conçus, mis en circulation, etc.).

    La seconde catégorie comprend des normes qui structurent et sous-tendent non pas tant les manières de faire, les actes professionnels, que certaines des conditions dans lesquelles ces actes peuvent être assumés. Pour rester sur le terrain de la lecture, on peut citer en premier lieu cette condition globale qu’est l’abandon du latin au profit du français. Mais on peut aussi s’intéresser, j’y ai déjà fait allusion, à l’inscription temporelle des apprentissages : sous l’Ancien Régime, pendant des siècles, le fait apprendre n’a rien à voir avec une performance et par conséquent les durées de cet « apprendre » ne sont pas fermement programmées, ni impératives absolument. J’ai déjà signalé que les Frères des écoles chrétiennes ont défini trois classes, mais en fonction des contenus d’enseignement (lecture, puis écriture, puis calcul et lecture des manuscrits), et non en fonction du temps maximum à passer dans une classe, comme de nos jours le CP qui doit durer un an, si bien que, s’il dure deux ans, cela ne peut être que sous le coup d’un « redoublement » ! Dans le même sens, je me souviens d’avoir interrogé il y a quelques années un maître charpentier des Compagnons du Tour de France, et de lui avoir posé cette question assez sotte finalement : combien de temps dure la formation des apprentis ? Et ce sage m’a répondu  : « le temps qu’il faut »… Méditez cela, par comparaison avec nos normes et nos soucis actuels… Les normes temporelles sont très prégnantes. Je reposerai plus loin ce problème. De telles données – il y en a d’autres – sont plus difficiles à saisir et, il faut bien le dire, elles sont négligées, du fait qu’elles sont peu visibles dans les témoignages dont on dispose. Cette invisibilité s’explique, car, ces normes, étant très évidentes tant elles sont habituelles, elles se formalisent peu, se verbalisent moins, et relèvent davantage de règles implicites que les acteurs saisissent et respectent sans avoir besoin d’une élaboration intellectuelle.

    Qu’est-ce que tout cela nous fait comprendre ? La succession des pratiques, des méthodes, des procédés pédagogiques pourrait faire croire qu’on observe un univers spécifique, cohérent, refermé sur lui-même, produisant par ses propres ressources des méthodes de plus en plus efficaces comme dans le cas de la lecture. Mais non, ce n’est pas le cas : les indications que je viens de donner montrent qu’il y a de multiples conditions normales des pratiques, et, en outre qu’il n’y a pas d’indépendance des pratiques d’enseignement par rapport aux diverses sphères de la vie sociale et culturelle en dehors de l’école. Les pratiques d’enseignement ne sont pas détachables de la série des conditions sous-jacentes dans lesquelles elles sont possibles à une époque donnée, ni d’une série d’autres pratiques en vigueur à cette époque. L’évolution des pratiques dans le monde scolaire n’est donc pas seulement déterminée par une dynamique spécifique de progrès, une force changement sui generis des conceptions et des activités pédagogiques, une dynamique spéciale de rationalisation par exemple. Pour étudier ces phénomènes, il faudra donc se situer en dehors de la rubrique qui serait celle de l’histoire de la pédagogie comme histoire spécifique et indépendante, l’illusion d’un domaine conscient de lui-même et séparé des autres…

    Sans entrer plus avant dans l’analyse, je dirai juste pour finir sur ce point qu’une configuration de pratiques comme celle que j’évoque, c’est un réseau de facteurs agissant sur les pratiques d’enseignement, les uns agissant directement, les autres indirectement. C’est cela un contexte, si l’on veut, mais un contexte spécifique, ici culturel (car il n’est pas question de mettre tout en relation avec n’importe quoi).

     

    Evolution des pratiques et évolutions culturelles

     Une remarque encore, dans le droit fil de ce que je viens de dire, pour donner une première formulation de l’hypothèse qui me servira de fil conducteur pour toute cette reconstitution. Je ne vous inflige aucun suspens. Parmi les sphères et donc les facteurs culturels agissant de l’extérieur sur les pratiques d’enseignement, je distingue grossièrement, pour les besoins de mon analyse : 1. des facteurs relevant de la culture religieuse, 2. des facteurs relevant de la sphère savante, celle de la production et de la diffusion des connaissances scientifiques, 3. des facteurs plus diffus et instables relevant des usages propres aux classes populaires.  Or, pour ce qui me concerne, j’adopte l’hypothèse que, dans la période de formation des pratiques d’enseignement modernes, les grandes ruptures, les grands changements auxquels on assiste sont essentiellement à mettre en relation avec des phénomènes propres au contexte savant, et pas aux deux autres, notamment pas au monde des pratiques culturelles populaires. On peut certes observer des liens de ce type, par exemple si on apporte en classe un genre d’imprimé en provenance des usages populaires, comme un Almanach, en même temps que les textes prescrits par les obligations religieuses, comme un catéchisme local, en usage dans le diocèse. Mais ce n’est pas le cas pour la période que je prends en compte. Je précise : seulement pour cette période-là, car ce n’est plus vrai de nos jours. Aujourd’hui, pour comprendre certaines évolutions sensibles des pratiques d’enseignement, il faudrait absolument inclure l’influence de la culture de masse et des modes de production-diffusion-consommation engagés par l’industrie culturelle et le marché des loisirs (cela, je ne l’ignore donc pas, mais je ne le traite pas ; je renvoie sur ce point à l’article que j’ai rédigé avec Anne Barrère, « La culture des élèves : enjeux et question, Revue française de pédagogie, n° 163, avril-mai-juin 2008). Mais pour la période que je considère, XVIII-XIXe siècle, l’essentiel, je le répète, se joue en rapport avec le contexte savant, et pour le dire tout de suite, le contexte de la grande révolution accomplie dans les mentalités et les pratiques, voire dans la technique, par l’émergence et la diffusion des sciences expérimentales, la physique et l’histoire naturelle. Voilà donc ce que j’ai en tête, mais pour donner une explication qui interviendra après que nous aurons pris connaissance de la réalité empirique des exercices pratiqués dans les classes des époques considérées.

    En bref, je ne me contente pas de poser l’idée générale d’un rapport entre les pratiques d’enseignement et un contexte plus large de pratiques culturelles. Et si l’on demande quel est le facteur agissant, le facteur auquel rapporter en première approche la rupture moderne (lente) dont je parlais, je réponds qu’il faut chercher du côté de la nouvelle culture des savants qui s’affirme et s’épanouit au XVIIIe siècle, après la fondation de la physique mathématique au XVIIe, la culture des hommes de sciences – des philosophes et aussi, à bien des égards, des hommes de lettres ; étant entendu qu’à cette culture correspondent des pratiques nouvelles de la production, de la diffusion et de la consommation (ou appropriation ) culturelles, en dehors des institutions scolaires.

    Je réaffirme que l’évolution des pratiques d’enseignement ne saurait se comprendre si on se situe dans une histoire autonome de ces pratiques, c’est-à-dire une histoire de la pédagogie, et encore moins si on se situe dans une histoire des idées pédagogiques. J’ai assez insisté l’an passé sur cette critique pour qu’on comprenne maintenant que l’histoire des idées pédagogique est à nouveau l’objet de mon premier doute. Après cela, je me propose de suivre l’évolution des pratiques d’enseignement en examinant l’intégration, par les pratiques culturelles scolaires, des normes et les usages normaux de la culture des sciences expérimentales. C’est pourquoi mes points de repère chronologiques décriront la période qui court, en gros, de 1750 à 1850. Dans cette séquence, je pourrai suivre d’abord les évolutions culturelles qui, selon moi, doivent être prises en compte pour décrire ensuite les évolutions accomplies dans l’art et la manière d’enseigner, c’est-à-dire de porter aux enfants la culture et les pratiques de la culture qu’on leur destine.

     

    1Voir Jean Hébrard, « L’exercice de français est-il né en 1823 ? », in Etudes de linguistique appliquée, n° 48, 1983, p. 12.

     

     


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  • séance 3

     

    INTRODUCTION

    (suite et fin)

    Sur les anti-pédagogues

     

     

     

     

    Je ne peux  pas commencer la reconstitution historique des pratiques d’enseignement, et donc aussi de la pédagogie comme discours, que je projette, sans dire un mot des polémiques que l’évolution pédagogique que nous avons connue jusqu’à une période récente, suscite chez nous depuis 30 ans maintenant, bien ou mal comprise, de façon incroyablement récurrente. Quand on cherche à identifier l’objet exact de ces critiques « antipédagogistes », il faut en fait distinguer deux choses.

    En premier lieu, les critiques et les récriminations dont je parle visent, avec certainement beaucoup de conviction, la réalité diffuse, complexe, évanescente (très peu étudiée sous cet angle, au demeurant), de la vulgate moderniste qui, semble-t-il, a imposé depuis les années 1960 une conception d’ensemble du monde scolaire et de son organisation, une vision de la pédagogie telle qu’elle doit se pratiquer dans les classes, et une vision, aussi, de la culture telle qu’elle doit être communiquée à la jeunesse dans les institutions d’enseignement. Parmi les ouvrages intéressants sur ce plan (quoique je n’en partage pas forcément toutes les vues - mais ils ont le grand mérite de s’attaquer au problème), on peut consulter celui de Michel Le Du et  Hervé Boillot, La pédagogie du vide. Critique du discours pédagogique contemporain, PUF, 1995 ; celui de Denis Kambouchner, Une école contre l’autre, PUF, 2000 ; et celui de Nathalie Bulle, L’école et son double, Hermann, 2009. Je ne cite que des ouvrages, et quelques-uns seulement de ceux-là, qui ont tenté de mobiliser des connaissances objectives, et je laisse tomber l’abondante littérature polémique qui s’est bien davantage vouée à élaborer sa détestation de ceux qu’elle a identifiés comme des « pédagogues » ennemis de la culture, de la civilisation et de la République…

    En second lieu ont été visés, à un autre titre, et de façon moins véhémente, ces courants très connus d’« Education nouvelle », constitués depuis la fin du XIXe siècle, dont les figures reconnues ont nom Ovide Decroly en Belgique, Maria Montessori en Italie, Célestin Freinet en France, etc., et qui se sont parfois développés et diffusés grâce à une infrastructure militante ou institutionnelle (exemple, le Mouvement Freinet en France, Institut coopératif de l’école moderne, ICEM), qui sont parfois parvenus à implanter un véritable réseau d’écoles, animés par des praticiens spécialistes, travaillant dans le secteur public  (à nouveau : les « instituteurs Freinet en France) ou dans des sphères privées (il y a par exemple un réseau très actif d’écoles montessoriennes aux USA). Je suis loin de les citer toutes. Il faut dire que, sur ce plan, on a affaire à des « expériences » certes significatives, souvent très efficaces et admirées comme telles, mais toujours minoritaires, disons même marginales. Elles ont fait preuve jusqu’à aujourd’hui d’une belle longévité, ce qui contribue à leur procurer un assez grand crédit auprès des familles qui y ont eu recours, et souvent aussi auprès des pouvoirs publics (quoique parfois du bout des lèvres). Pour prendre connaissance de ces courants et mouvements, et découvrir leur généalogie, on peut lire l’article qui leur est consacré par Antoine Savoie dans l’anthologie dont je suis un des co-directeurs, Une histoire de l’école, Retz, 2010.

    Ces expériences n’ont pas souvent donné lieu à des bilans objectifs voire à des « évaluations » systématiques ; elles n’ont pas beaucoup fait l’objet de mesures fiables de leurs résultats, ne seraient-ce que les résultats purement scolaires, les acquis de base des élèves dans les principales disciplines scolaires. Il existe cependant de telles évaluations. Sur les écoles Montessori, je pense à une synthèse publiée dans la revue Science,  vol. 313 du 29 septembre 2006, « Evaluating Montessori Education », par Angeline Lillard et Nicole Else-Quest. Sur une école Freinet du Nord de la France, dans la ville de Mons en Baroeul, nous disposons aussi du travail de longue haleine (de 2000 à 2005), de l’équipe Théodile, de l’Université de Lille 3 (cf. Une école Freinet, Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, dir. Yves Reuter, L’Harmattan, 2007). Guy Avanzini avait mené une enquête comparable sur une école Freinet lyonnaise en 1976-1977. Sur ces questions d’évaluation des pratiques pédagogiques, je renvoie au numéro 153, octobre-novembre-décembre 2005 de la Revue française de pédagogie, intitulé : « Décrire, analyser, évaluer les pédagogies nouvelles ».

    Indépendamment de l’évaluation et en se situant du côté des mises en doute critiques, mais sans caricature outrancière, plusieurs interventions philosophiques ont tenté de fournir une explication globale de l’apparition et du développement des pédagogies nouvelles. Il s’agit principalement d’Alain Renaut et de Marcel Gauchet qui, chacun avec un background intellectuel spécifique, se sont efforcés d’inscrire ces courants dans le contexte de la modernité, au sens où l’Education nouvelle aurait intégré et traduit en normes de vie collective et d’apprentissage les grandes tendances de la démocratie individualiste, la démocratie des droits. Ainsi pourrait-on expliquer l’attachement des pédagogues concernés pour les pratiques de discussion et de délibération d’un côté (d’où la coopération, le self government, etc.), et d’un autre côté pour les modes de travail autonomes, reposant sur la reconnaissance des intérêts personnels des élèves et admettant a priori la puissance des facultés intellectuelles des enfants.

     

    Pour, peut-être, surmonter l’inquiétude que cette agitation intellectuelle fait naître, et en suggérant  aux amateurs de renouer avec le sérieux et la rigueur indispensables, je voudrais maintenant marquer les scansions historiques de ces polémiques, ce qui permettra peut-être d’en saisir les principaux enjeux. Ce faisant, je ne rentre pas dans la polémique. D’autres le font, dans les sciences de l’éducation, parfois avec des arguments solides (comme Yves Chevallard avec l’article « Education et didactique : une tension essentielle », dans le n° 1, 2003,  de Education et didactique).

    En réalité, le conflit est ancien, bien plus ancien que ne l’imaginent ceux qui s’y plongent avec délices, puisqu’il se forme à la fin du XIXe siècle, lorsque sont créées dans quelques universités de province et de Paris des chaires de « science de l’éducation » (au singulier), dites également chaires de « pédagogie ». Occupées la plupart du temps par des agrégés de philosophie[1] parmi lesquels Henri Marion, Raymond Thamin ou Durkheim (en 1887, ce dernier arrive à Bordeaux pour succéder à Espinas, puis, en 1902, il rejoint la Sorbonne où il remplacera un peu plus tard Ferdinand Buisson, qui avait lui-même repris le cours d’H. Marion en 1896), ces chaires suscitent, en effet, quelques haussements d’épaule. Et le plus typique est sans doute celui de Ferdinand Brunetière, qui enseigne à l’Ecole Normale de la rue d’Ulm, et qui, dans la note d’un ouvrage de 1895, Education et instruction, recommande au passage, et d’un air entendu : « Ayons avant tout des professeurs qui ne songent qu’à professer, et moquons-nous de la pédagogie »[2].

    Mais n’oublions pas que dans la même période a paru la première édition du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, de Ferdinand Buisson (1887) ; et que peu de temps avant, Félix Pécaut, qui enseigne quant à lui les normaliennes de Fontenay, a pu voir dans la réflexion pédagogique l’un des traits « saillants » de l’esprit national moderne, au point que,  disait-il dans une célèbre formule, toute « la France pédagogise » (« De l’usage et de l’abus de la Pédagogie », in Revue Pédagogique, 1882, t. 1, p. 97.). Nombreux sont alors ceux qui, comme lui, disent regretter l’attitude dédaigneuse envers la pédagogie. Michel Bréal, grammairien et professeur au collège de France, dans ses Quelques mots sur l’instruction publique (1872), s’étonne de rencontrer la même attitude de dérision, qu’il explique par l’image courante du pédagogue, un « magister vieilli dans sa chaire, se distillant la cervelle sur des vétilles ». Et H. Marion, versé dans la psychologie (« appliquée à l’éducation »), présente le Recueil des monographies pédagogiques publiées à l’occasion de l’exposition universelle de 1889 (Paris, 1890), en déplorant l’« espèce de ridicule » qui est attaché dans notre pays à ce terme de pédagogie.

    Cependant, la polémique est ranimée un demi-siècle plus tard, dans les années 1951-54, par un Parti Communiste Français alors au faîte de sa gloire. Juste après-guerre, en 1944, une Commission de réforme de l’enseignement a  été mise en place et ses conclusions, déposées en juin 1947, vont prendre la forme du fameux plan auquel sont associés les noms de Paul Langevin et d’Henri Wallon. Or dès la rentrée de 1945, de façon anticipée, une rénovation de l’enseignement a été lancée, qui consiste dans une expérience de « sixièmes nouvelles ». D’après les dispositions officielles, en partie reprises dans le plan, ces classes doivent donner un moyen d’« observation » et de « mise à l’épreuve des dons de l’enfant » pour ainsi contribuer à améliorer et démocratiser les procédures de l’orientation scolaire  et de l’orientation professionnelle[3]. Pour ce faire, elles sont incitées à adopter une  pédagogie « soucieuse de l’individu » et à introduire des démarches fondées sur l’activité spontanée des enfants, des exercices comme les travaux manuels, des pratiques comme l’étude du milieu, le travail personnel ou le travail en équipe. C’est précisément ce à quoi la réaction communiste va se montrer hostile : non pas les réformes elles-mêmes mais ces initiatives de rénovation et tout le background des méthodes d’enseignement  qui les accompagnent, influencées soit par les courants de l’Education nouvelle soit par le groupe des Compagnons dits de « L’Université Nouvelle », le groupe qui avait envisagé juste après la guerre de 14-18 une réforme de l’instruction publique qui passe maintenant pour la source de ce qui deviendra l’idéal de l’école unique. Le parti communiste va d’ailleurs spécialement attaquer Célestin Freinet qu’il compte pourtant parmi ses membres, et à qui la presse militante fera l’hommage d’une campagne de dénigrement dans la pure tradition qu’il faut bien nommer stalinienne, et à laquelle des personnalités par ailleurs indiscutables, comme H. Wallon, crurent bon de joindre leur voix. Freinet se verra même contraint un peu plus tard de quitter ce parti dont il était pourtant un militant ancien et fidèle.

    Il y a quelques années, le conflit a repris, et a même redoublé de vigueur, peut-être parce qu’il synthétise les deux moments précédents, d’autant qu’il est mené par des groupes dans lesquels se retrouvent les caractéristique des groupes mobilisés, les élites lettrées de l’enseignement secondaire et supérieur ayant été rejointes par une large fraction de la gauche post-marxiste, ex-marxiste ou néo-marxiste, bref, les différents produits de la décomposition du marxisme, fédérés par l’amour de la « République » en lieu et place de leur passion révolutionnaire défunte - sans changement de ton, ce qui, pour le spectateur, crée parfois un savoureux trouble mémoriel. Cependant, le contexte, cette fois, est celui dont j’ai essayé de dessiner les grandes lignes ici, en 2013. C’est le contexte d’une évolution globale du système d’enseignement, engendrée par l’accès de tous les enfants aux études secondaires par suite de l’extension de l’obligation scolaire, étant entendu, nuance capitale, que le bénéfice qui en résulte s’avère plus quantitatif que qualitatif, c’est-à-dire plus sensible dans ses effets démographiques que démocratiques. Autrement dit, l’évolution a allongé la durée de la scolarité des élèves, sans beaucoup augmenter les chances d’accès de ceux issus des catégories « défavorisées » aux filières et aux diplômes les plus prestigieux – et rentables – de l’école, si bien que ces catégories subissent toujours les vicissitudes d’un échec scolaire dont la persistance demeure à bien des égards énigmatique (même si les analyses des historiens et des sociologues, bien plus nuancées que je ne le laisse entendre à l’instant, donnent des indications souvent éclairantes, que j’ai évoquées dans un cours précédent. On peut se reporter aux travaux d’Antoine Prost, L’enseignement s’est-il démocratisé, PUF, 1986  ; ou de Gabriel Langouët, La démocratisation de l’enseignement aujourd’hui, ESF, 1994).

    L’actuelle détestation de la pédagogie a accompli un retour critique sur les réformes et, plus que cela, en faisant irruption dans le débat sur la réforme scolaire, elle a marqué la fin de l’optimisme progressiste des années 1960 et 70. L’arrière-plan pédagogique des dites réformes – modification des programmes, transformation des méthodes, aménagement des dispositifs (comme l’orientation) et des relations des élèves avec les adultes -, sans oublier le discours « moderniste » qui accompagne et justifie ces évolutions, tout cela donc, qui passait jadis pour accessoire et assez inoffensif, fournit maintenant la pièce à conviction d’un procès sans appel. Ce qui est stigmatisé dans la pédagogie en général, l’Education nouvelle et les méthodes actives en particulier, c’est la cause des changements les plus délétères du système éducatif ; elles auraient entraîné la « baisse du niveau » des études, engendrant du même mouvement la dégradation du statut des enseignants. Sans doute est-ce l’ouvrage de Jean-Claude Milner, De l’école (Seuil, 1984), qui, de façon tout à fait éruptive, a ouvert cette campagne qui a souvent pris par la suite les accents d’une véritable croisade. Ce texte était lui-même précédé, quoique fort discrètement, par un article de Lévi-Strauss, les « Propos retardataires sur l’enfant créateur ». A celui-là, aussi lumineux que profond, rien d’essentiel n’a été ajouté depuis lors, du moins concernant la critique des méthodes « modernes » (même si plusieurs ouvrages, parmi ceux écrits dans le même esprit, en ont approfondi et élargi la perspective, comme ceux que j’ai cités plus haut, de H. Boillot et M. Le Du, ou de D. Kambouchner). On pourrait en outre attribuer la paternité de ces critiques, étant donné leur visée d’opposer l’Education nouvelle à l’école républicaine, aux Propos sur l’éducation, d’Alain, qui sont des textes rassemblés en 1932. Mais parmi les défenseurs de pédagogie, nombreux à se faire entendre, il faut citer  A. Prost et son Eloge des pédagogues, Seuil, 1985, et surtout les nouveaux venus dans ce champ, en première ligne faudrait-il dire, que sont certains des spécialistes des sciences de l’éducation, tous globalement visés par les critiques bien que très peu d’entre eux se soient donné la pédagogie comme domaine de recherche (par différence avec la didactique, qui est au contraire une spécialité très prisée, voir Y. Chevallard que j’ai cité).

    Comment analyser ce conflit, si on essaye de le regarder avec un peu de distance ? Je dirai qu’il révèle d’abord un rejet des savoirs de la pédagogie, et souvent aussi des divers genres de connaissances qui leur sont associés d’une manière ou d’une autre : psychologie de l’enfant, sociologie de l’éducation, etc., au moment où ces disciplines conquièrent une forte légitimité universitaire. Derrière cette réaction, il y a sans doute une opposition entre d’une part les valeurs des instituteurs et de l’enseignement primaire[4], et d’autre part les valeurs des professeurs et de l’enseignement secondaire, et avant tout des humanités (sur la nostalgie des humanités classiques). Peut-être même, au fond, la polémique donne-t-elle une nouvelle vie à l’aversion de ceux qui savent le latin pour ceux qui l’ignorent (je rappelle que les frères des écoles chrétiennes, qui précisément n’enseignement pas le latin, du moins pas de façon exclusive, sont de tout temps affublés d’un sobriquet dérisoire : « les ignorantins »). Ceci pourrait d’ailleurs expliquer le rôle de ceux qui se posent comme les garants des valeurs les plus hautes de la culture du secondaire, à savoir les professeurs de philosophie, toujours enclins à voir dans leur discipline le couronnement du cursus du lycée. On sait qu’il est a priori difficile aux philosophes de parler de la pédagogie. Rares sont ceux qui s’y sont risqués. Mais il faut compter avec Bachelard, dont on se souvient qu’il ne dédaignait pas de se poser lui-même en pédagogue ; et on devrait citer également l’ouvrage de Jacques Rancière sur Joseph Jacotot, Le maître ignorant, Fayard, 1987 ; et surtout quelques pages de Marcel Gauchet et Gladys Swain dans La pratique de l’esprit humain, Gallimard,1980 (l’Avant-propos).

    On comprend dès lors que la pédagogie et les pédagogues se voient reprocher d’accorder un privilège à la forme de l’enseignement au détriment de son contenu. Ce formalisme supposé,  fréquemment dénoncé à l’heure actuelle, se résume dans l’expression de « pédagogisme ». Ce thème est visible déjà dans les années 1950, notamment dans les articles de La Nouvelle Critique ou de L’école et la Nation, sous les signatures de Georges Snyders, Roger Garaudy ou Georges Cogniot. Ce dernier, dans un texte de juin 1951 intitulé « D’une libre critique de l’éducation moderne », prétend ainsi que, pour Freinet, ce qui compte « n’est pas tant ce qu’on enseigne que la façon de l’enseigner », ce qui aboutirait  à accorder une priorité à la technique et aux procédés, non à la science et la raison. Aujourd’hui, on en conclut que ceux qui enseignent n’aiment pas la pédagogie, tandis que ceux qui n’enseignent pas aiment la pédagogie. Cette pointe assez méchante, et inutilement méchante, disons le, n’ajoutera rien à la gloire de son auteur, qui est un autre produit, ex maoïste, de la décomposition du marxisme : J.-C. Milner. Voici ses propos : « parmi ceux  qui aiment enseigner, le font souvent et avec succès, beaucoup affirment très haut qu’ils ne croient pas à la pédagogie ; certains même avouent leur haine et leur dégoût à l’égard de ce qui se propose sous ce nom (...). A l’inverse, parmi ceux qui vantent la pédagogie déplorent qu’on n’en fasse pas une discipline reine, proclament en définir leur compétence majeure, beaucoup n’ont jamais enseigné, beaucoup n’enseignent plus, beaucoup avouent ne pas aimer enseigner, beaucoup enseignent mal » (De l’école, op.cit., p.  75). Faire mention de « haine » et de « dégoût »… voilà qui manque quand même de tact, ou bien… de contrôle de soi. J’ai bien dit que les anciens révolutionnaires n’avaient pas encore changé de ton dans les années 1980 ! (mais à l’heure actuelle, je ne sais pas…).

    Ce qui apparaît, au delà de ce nouveau conflit « de bedeaux et de cuistres » (je plaisante : c’est une formule de 1840, attribuée parfois au roi Louis-Philippe, parfois au ministre Villemain, à propos des disputes de l’époque sur la liberté d’enseignement), c’est une protestation contre ce qu’on estime être une tendance négatrice de la culture, peu soucieuse de transmission des connaissances - elles-mêmes posées comme moyen de libération. La pédagogie et les méthodes nouvelles se voient reprocher la valorisation de la spontanéité enfantine, sacralisée dans son monde et enfermée dans ses propres limites affectives pour ne pas dire hédonistes - une thématique enregistrée par le vieux slogan de « l’enfant au centre de l’éducation ». Hier comme aujourd’hui par conséquent, la querelle anti-pédagogique reprend une critique plus générale des valeurs individualistes, et plus précisément encore la critique d’une idéologie libérale. Il faut même ajouter : non seulement libérale mais américaine. G. Cogniot, dans le texte cité contre Freinet, assure que le soi-disant refus de la science et de la raison aboutirait à ouvrir l’école française aux influences anglo-saxonnes[5]. J.-C. Milner (et en le citant après G. Cogniot, me croira-t-on si j’affirme résister, malgré tout, à la perfide tentation de l’amalgame ?), ne manque pas d’affirmer qu’à l’horizon des réformes successives se profile le système universitaire américain, qui est, d’après lui, « vraisemblablement le pire du monde »[6] : encore ce sens de la nuance, sacré Jean-Claude ! A cela se rattachent alors différentes explications, plus ou moins attendues. Parfois, ce « pédagogisme » individualiste et dédaigneux de l’instruction serait dû à une inspiration catholique ; parfois il ouvrirait le règne de l’expert  bureaucratique, mobilisé par la seule hiérarchisation des aptitudes et l’évaluation sans fin des performances (Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, La Découverte, 1999), selon un schéma de provenance tayloriste, donc, une fois encore… américaine ; autant de tristes figures qui prônent un obscurantisme hypermoderne et signent le renvoi de l’homme de culture aux oubliettes de l’histoire.

    Pas besoin de commenter ni surtout de prolonger outre mesure ces échanges d’amabilité. Reste cependant la question que je rappelai plus haut, posée par les philosophes : saisir les liens de la pédagogie avec les développements de l’individualisme moderne. Question intéressante dans un premier temps, mais au pouvoir d’élucidation assez limité finalement. je n’en dit rien en ce point.

    Un dernier mot, sur Durkheim. Celui-ci, au début du cours qu’il dispense aux professeurs des lycées dans le cadre de la chaire de pédagogie qu’il occupe à la Sorbonne à partir de en 1902, et qu’il transcrira sous le titre de L’évolution pédagogique en France, relève à son tour le manque habituel d’intérêt pour la réflexion pédagogique. Mais il s’étonne, ou il feint de s’étonner de la différence entre le sort réservé par les sciences sociales, comme on ne disait pas encore, aux systèmes d’éducation, et celui réservé aux systèmes politiques. Les seconds, dit-il, font l’objet d’une véritable passion alors que les premiers sont peu courus, comme s’ils n’étaient passibles que d’un mode inférieur de spéculation[7]. Suggestion assez malicieuse, qui ne doit pas cesser de nous intriguer. Car en effet, un siècle plus tôt, « science de l’éducation » et science politique (ou « art social »), sont considérées,  implicitement mais précisément, comme les deux faces d’un seul et même projet intellectuel, celui que les Idéologues assimilent à une science de la législation. C’est ainsi que l’entendait Tracy dans une heureuse formule, « le gouvernement n’est que l’éducation des hommes faits et l’éducation n’est que le gouvernement des enfants »[8]. 

     

     



    [1]Je m’appuie ici sur la thèse de Jacqueline Gautherin, publiée sous le titre Une discipline pour la République, La science de l’éducation en France (1882-1914) Peter Lang, 2002.

    [2]Voir récemment à ce sujet Daniel Hameline, « L’école, le pédagogue et le professeur », in Jean Houssaye, La pédagogie, une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, 1993.

    [3]Circulaires des 3 juillet, 17 et 20 août 1945  ; citées par Jacques George, « Le plan langevin-Wallon, les classes nouvelles et les Cahiers pédagogiques », in Pierre Boutan et E. Sorel, dir., Le plan Langevin-Wallon. Une utopie vivante, PUF, 1998. Voir avant tout Jacques Testanière, « Le P.C.F. et la pédagogie Freinet (1950-1954) », in Pierre Clanché, Jacques Testanière (dir.), Actualité de la pédagogie Freinet, P.U. de Bordeaux, 1989.

    [4]V. Isambert-Jamati, « Les primaires, ces ‘incapables prétentieux’ », in Revue Française de Pédagogie, n° 73, oct-nov.-déc. 1985.

    [5]La Nouvelle critique, juin 1951, n° 37 et 38.

    [6]J.-C. Milner, De l’école, op. cit., p. 113 ; voir p. 114.

    [7]Durkheim, L’évolution pédagogique en France , Paris, PUF, 1969 [1938], p. 10 et 11. 

    [8]Destutt de Tracy, Eléments d’idéologie, t. 1, Logique, p. 341. Voir N. Charbonnel, Pour une critique de la raison éducative, Berne, Peter Lang, 1988,  p. 95.


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  • séance 4

    Première partie : enseignement primaire

    CHAPITRE I

    PRATIQUES ANCIENNES ET NOUVELLES

    dans l’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE,

    au XIXe  siècle

     

     

     

     

    Pour ne pas compliquer les choses à l’excès, on peut s’en remettre à l’évidente distinction entre deux domaines ou deux versants des pratiques scolaires. D’abord le versant de  l’organisation de l’école et de la structuration de la classe comme milieu humain (milieu de sociabilités  instituées et contrôlées par une autorité singulière) ; et ensuite le versant des activités d’enseignement proprement dites, qui s’appuient elles-mêmes sur des conditions matérielles (un milieu de travail où sont disponibles des supports et des instruments spéciaux et où sont produits des objets reconnaissables), avec ce que cela suppose de la part des maîtres d’habitudes, d’habiletés, d’usages routiniers, etc., et de  la part de l’institution, de techniques prescrites et de conduites imposées.

    S’il s’agit de suivre l’évolution des pratiques scolaires en général, nous connaissons déjà celle qui se produit sur le premier versant, puisque j’en ai traité. J’ai évoqué dans le cours de 2013 (séance 4) l’apparition de la classe dans les collèges depuis les XV et XVIe  siècles, puis dans les écoles de charité aux XVII et XVIIIe siècles et enfin dans les écoles primaires du XIXe siècle, où cette norme se formule finalement, en référence à la manière des Frères des écoles chrétiennes, comme « enseignement simultané » : tous les élèves, qui ont à peu près le même âge et surtout le même niveau d’acquisition, sont regroupés, ou disposés - rangés, classés, alignés - face au maître qui, dans sa chaire, sur son estrade, adossé à son tableau noir, dirige les exercices que tous effectuent en même temps, au lieu que les enfants viennent l’un après l’autre auprès de lui pour répondre à ses injonctions. Je renvoie sur ce point à la notice de synthèse que Renaud d’Enfert et moi-même avons rédigée dans Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France (Retz, 2010, « La classe et l’organisation pédagogique », pp. 227-234). Cette évolution est d’autant mieux connue depuis les années 1980 que, après les travaux de Philippe Ariès et surtout de Foucault (Surveiller et punir, 1975) elle a attiré l’attention de nombreux spécialistes des sciences de l’éducation - philosophes, sociologues, didacticiens. Ceux-ci ont eu cependant tendance à faire de cette question l’alpha et l’oméga de l’histoire des pratiques scolaires, une histoire qui était alors centrée sur le phénomène de constitution et de fonctionnement de ces groupes qu’on appelle des classes, sur la base essentielle de la discipline  entendue comme l’ensemble des contraintes physiques et mentales que l’on exerce sur les individus pour qu’ils s’insèrent dans - et s’adaptent à – l’ordre collectif de l’école et de la classe, et contribuent ainsi, avec le plus de docilité possible, à l’accomplissement des mouvements d’ensemble qui peuvent s’y produire. Cet intérêt pour la discipline, un peu trop dominant à mon goût, donc discutable, se retrouve dans la notion de « forme scolaire » que l’on doit à l’étude de Guy Vincent, sur laquelle je me suis plusieurs fois arrêté de façon critique, justement parce qu’elle reste assez indifférente à la réalité singulière des pratiques d’enseignement et de diffusion culturelle (ce qui ne me conduit pas à négliger l’apport réel de ce travail - voir le cours de 2013, la fin de la séance 4).

    Concernant les progrès et la diffusion de la norme de la classe dans l’enseignement élémentaire, j’ai eu par ailleurs l’occasion d’indiquer que cette évolution a connu un moment crucial au début du XIXe siècle, entre 1815 et 1850, lorsque deux modèles se firent concurrence, auxquels les écoles normales de l’époque initièrent équitablement les futurs maîtres : le modèle des frères d’un côté, la classe homogène, l’enseignement « simultané », et le modèle dit « mutuel » de l’autre côté. Je rappelle que le modèle mutuel constitue des groupes qui ne comportent pas plus d’une dizaine d’élèves, et, surtout, que c’est un élève, un « moniteur », qui conduit les exercices dans chaque groupe, sous le regard du maître qui l’a formé à cette tâche spéciale, précise et limitée (un exercice de lecture, d’écriture, etc.). Ainsi le maître peut-il diriger des classes de 100 à 200 élèves avec une douzaine de moniteurs environ (classe est alors un synonyme d’école). Il se trouve que ce modèle, très lourd et difficile à mettre en œuvre, se révéla en outre impropre aux écoles rurales à cause de leurs effectifs bien plus faibles que ceux des écoles urbaines, et c’est pourquoi il disparut, tandis que le modèle des frères, plus adaptable et plus propre à surmonter les lenteurs de la vieille manière dite « individuelle », était adopté par l’administration de l’instruction publique et rentrait peu à peu dans les mœurs.

    Le rappel que je viens de faire est très loin d’épuiser le sujet. Car, dans la perspective de la classe homogène, ou de niveau, toutes sortes de questions se sont posées et ont été résolues par l’administration étatique et ses acteurs entre 1830 et 1914, en gros. Instaurer dans les écoles les trois classes ou « divisions » issues des frères et qui deviennent « cours élémentaire », « cours moyen » et « cours supérieur », d’une durée de deux ans chaque (le tout précédé par la « section enfantine » - le CP arrive après coup) ; mettre au point des « plans d’études », c’est-à-dire des programmes pour ces différents cours ; proposer aux maîtres des modèles praticables facilement (sous la forme du « journal de classe ») ; considérer la réalité des écoles de taille modeste, très fréquentes à la campagne, où les trois cours deviennent trois groupes gérés par un seul maître ; admettre en conséquence des compromis entre les trois grands « modes » d’enseignement (individuel, mutuel, simultané) etc., tels sont les principaux de ces problèmes, dont on devine toutes les difficultés qu’ils ont entrainées et qu’il fallut surmonter. La réforme des écoles parisiennes par Octave Gréard en 1867 (qui survient après plusieurs autres initiatives de ce type menées par les pédagogues du second Empire) est un repère important, car, par son étendue et son caractère d’avant-garde officielle, elle a déclenché la dynamique que la Troisième République a pu ensuite impulser dans l’ensemble de l’édifice scolaire. Concernant la formulation des programmes, je signale la solution originale de l’« enseignement concentrique » (par différence avec « progressif »), oubliée aujourd’hui, qui a consisté, pour certaines matières comme l’histoire, à offrir à chaque cours le même programme, mais de plus en plus approfondi et donc de plus en plus vite parcouru.

    Toutes ces questions pourraient être étudiées au cas par cas, tant nous manquons de vues plus détaillées et concrètes sur ce sujet (prenez-le comme un appel aux bonnes volontés pour rechercher et traiter des sources !). Je m’en tiens là, en vous suggérant de lire la notice que j’ai déjà citée (« La classe et l’organisation pédagogique », dans Une histoire de l’école). On peut aussi consulter l’ouvrage de Pierre Giolitto, très bien documenté (mais qui n’est pas  sans défauts sur sa vision de l’histoire pédagogique), l’Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, t. I, L’organisation pédagogique, Nathan, 1984. Vous y trouverez de très nombreux cas intéressants. Il y a un tome II sur « Les méthodes d’enseignement », que j’utiliserai plus loin.

     

    Remarque

    Il m’est déjà arrivé (cf. à nouveau le cours de 2013) de signaler à quel point la construction d’une discipline stricte, liée à la forme de la classe, est l’un des facteurs du reflux, lent, mais continu, de la violence physique. Sur la dénonciation de cette violence, qui atteignait parfois un degré si élevé qu’elle en était meurtrière, je ne vous ai pas encore montré un document probant. Je répare cette négligence : en voici un. L’intérêt de la dénonciation, c’est qu’elle révèle ipso facto à quel point les mauvais traitements étaient brutaux et courants. C’est un texte du 13 octobre 1687, extrait du Reglemens donnez par monseigneur l’Evesque de Montpelier, aux maîstres et maîstresses d’école de son diocèse . On trouve de nombreux récits de ce genre dans le livre souvent cité de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, 2ème édition Paris, Seuil, 1973 [1960]).

     

    « En les châtiant, on usera d’une grande modération, et jamais on ne les châtiera dans la passion de la colère. Le châtiment doit être de la Férule ou du Fouët, ou de la prison, ou de les faire demeurer toute la journée à l’Ecole, ou de les faire écrire ou apprendre par cœur plus qu’aux autres, ou baiser la terre, etc. On ne les frappera point sur la tête, on ne se servira ni du bâton, ni du pied, si l’on a une Baguette, ce sera pour les avertir de répondre, et en cas d’immodestie, les toucher légèrement. On ne leur dira aucune injure de coquin ou autre, on ne les tutoïera point, etc. On ne les déshabillera point entièrement pour les fouetter, et ce sera ordinairement hors de la vue des autres, particulièrement s’ils sont grands ; et même le châtiment du fouet ne sera que pour les grandes fautes, afin qu’on l’appréhende davantage. » (cité par Albert Babeau, L’école de village pendant la Révolution, Paris, 1881, p. 19).

     

    Ce qui va maintenant m’occuper, ce n’est donc pas ce versant d’organisation, mais l’autre versant, celui de l’enseignement ; et bien sûr, immédiatement, j’admets que ce second versant n’est pas indépendant du premier ni indifférent à ses particularités : on verra même à quel point les deux sont solidaires. D’après ce que je disais avant cela, me situer sur ce versant des pratiques d’enseignement, marque aussi mon souhait de recentrer l’approche sur ce que l’évidence la plus banale nous désigne comme étant le cœur de la vie et du travail dans l’école : la communication (par des maîtres) et l’acquisition (par des élèves) des connaissances programmées, quelles qu’elles soient. Je serais presque tenté de dire : il m’importe de recentrer l’histoire pédagogique sur le fond et donc, du même coup, de ne pas se laisser obnubiler par la forme.

     

     

    I) UNE HISTOIRE DE LA LEçON : L’ANCIENNE VERSUS LA MODERNE

     

    Je rappelle ce que je voudrais établir avant tout – en situant mon enquête, pour commencer, dans le domaine de l’enseignement primaire. Je voudrais établir que, contrairement à l’opinion admise, la nouveauté la plus caractéristique de la modernité pédagogique, c’est cette manière originale de s’adresser aux élèves qu’indique la formule « faire une leçon » du moins si on l’entend dans l’acception qui nous est familière. Cet élément se trouve au centre et sans doute au fondement des pratiques modernes d’enseignement. C’est donc l’élément à partir duquel nous pouvons saisir les caractéristiques de ces pratiques, réfléchies et normalisées dans la seconde moitié du XIXe siècle.

    Cette leçon moderne est une modalité d’enseignement tout à fait envisageable par les maîtres de ce temps-là dès lors qu’elle s’inscrit dans la classe homogène (voilà pour la solidarité des deux versants, à laquelle je viens de faire allusion). C’est une pratique, certes, encore difficile à assumer pour bon nombre de maîtres au début de la Troisième République. Mais dans ces années-là, sur la base d’un acquis reconnu, elle est érigée comme une norme universelle. Je vais tout d’abord établir ce constat.

    Considérons d’abord une expression qui pourrait passer inaperçue mais qui est très significative parce que de plus en plus utilisée à partir des années 1815-1830, alors qu’elle n’est pas très visible avant cela (souvenez-vous : c’est aussi l’époque de la concurrence entre le modèle des frères et le modèle mutuel, ce qui prouve qu’on est bien en présence de deux types distincts de problèmes pratiques). Voici par exemple l’arrêté relatif aux examens du brevet pour les institutrices, promulgué le 28 juin 1836 (in Octave Gréard, La législation de l’Instruction publique en France…, Paris, 1874, t. 1, pp. 400 et suiv.) :  chaque postulante « devra faire (…) une leçon orale d’une demi-heure sur une des parties du programme correspondant au degré du brevet qu’elle voudra obtenir »… Le même type de formulation caractérise, relativement aux instituteurs cette fois, le « Règlement concernant les écoles normales primaires », du 11 Octobre 1836, idem, p. 234… qui porte sur les examens de sortie. Ceux-ci prévoient « une leçon d’épreuve qui puisse faire juger le degré de capacité des élèves pour l’enseignement ». « Leçon d’épreuve », et plus particulièrement « leçon orale », telle est l’expression sur laquelle je voudrais m’arrêter.

    Posons-nous une question simple. Qu’est-ce qui motive l’utilisation du qualificatif « orale » pour un acte, la leçon, qui est à l’évidence, et on serait presque tenté de dire, qui est par essence et de toute éternité, un acte oral, effectué de vive voix ! Pour nous, en effet, une leçon est par définition une prestation oratoire, comparable en cela à un exposé, un cours, une conférence, toutes choses destinées à un auditoire qui prête attention et, éventuellement, réagit en accomplissant à son tour une activité habituelle commandée par l’orateur (seulement écouter, ou écrire sous la dictée, ou bien encore prendre des notes que l’on rédige plus tard, ou quoi que ce soit d’autre, pour faire allusion aussi bien au niveau primaire qu’au niveau secondaire). Qu’on évoque devant nous tel maître ou professeur, ou telle situation d’enseignement, et immédiatement nous viennent à l’esprit toutes sortes de souvenirs de telles prestations orales, que, dans nos souvenirs, nous recevions avec des pensées et des émotions de toutes sortes, qui vont de l’admiration béate au plus profond ennui. On peut donc se demander pourquoi, en 1830, on a eu besoin de faire référence à une  modalité « orale »  pour un acte qui l’était nécessairement. Or poser cette question conduit à une réponse facile. Puisque en effet, à l’évidence, le qualificatif « oral » s’oppose à « écrit », on peut soupçonner que l’expression de « leçon orale » a pu servir à se démarquer d’une autre notion de la leçon, celle qui désigne l’écrit, le texte qu’un élève doit « savoir », doit « apprendre », c’est-à-dire qu’il doit mémoriser en le lisant et le relisant à haute voix ou en silence. Mais si cette hypothèse est correcte, elle n’est pas suffisante, car l’expression « leçon orale » s’est visiblement démarquée d’une autre idée de la leçon, non pas celle apprise par l’élève mais celle dispensée par le maître, une leçon qui est certes orale elle aussi, mais qui se cantonne à la lecture de l’écrit, le texte que l’élève va s’approprier, une leçon qui se limite donc à donner lecture, dirai-je, de cet écrit, d’une page de livre, ou d’un morceau, ou encore d’un chapitre. Une leçon, par conséquent, qui se tient dans les limites imposées par l’écrit ; une leçon où il suffit que l’écrit soit oralisé, par le maître d’abord, par les élèves ensuite (sous forme de répétition en chœur, ou bien des élèves l’un après l’autre en vue d’une mémorisation progressive, etc.).

    C’est ce constat que je vais maintenant confirmer en vous soumettant quelques témoignages. Je conçois que cette petite déduction ne fait pas de moi l’égal de Sherlock Holmes. Mais… je voulais m’appesantir sur cet indice parce que, avec l’idée de « leçon orale », je tiens bien là ce que je cherche, à savoir une représentation initiale, univoque, des pratiques que l’univers pédagogique moderne a considérées comme normales, et, par contrecoup, une représentation de l’univers pédagogique traditionnel, ces formes magistrales de lecture, d’une très ancienne provenance au demeurant, contre lequel les premières ont été construites, et qu’elle n’ont pas cessé de dénoncer au XIXe siècle.

    C’est un fait que, depuis le Moyen Age, le mot leçon (lectio) s’emploie en référence à l’activité d’un maître qui lit ou fait lire une page ou un passage, qu’il faut ensuite mémoriser, réciter. Nous disons toujours en un sens très proche « apprendre sa leçon… ». Je viens d’y faire allusion. Lectio a aussi désigné le groupe des élèves réunis autour d’un maître pour se consacrer à une étude spécifique (voir sur ce point Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale, op. cit., p. 192-193). Quoi qu’il en soit, au mot lectio se rattachent aussi bien le terme de lecture que celui de leçon. Enseigner, c’est lire. Un  « lecteur », lector c’est un enseignant ; et en anglais, lecture… est le mot qu’on traduit par « leçon », qui est ainsi resté avec son sens d’origine (même s’il s’agit d’usages universitaires). Pendant des siècles, le mot « leçon » a donc désigné, indirectement ou directement, un morceau de texte à lire, et à retenir, si l’on veut (voir Marie-Dominique Chenu, Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1984, 4e édition, p. 67, qui se réfère au Metalogicon de Jean de Salisbury et au Didascalion de Hughes de Saint Victor, deux auteurs du XIIe siècle).

    Remarquons alors que des siècles plus tard,  ce halo de sens s’est maintenu, puisqu’en plein cœur du XIXe siècle, dans le Dictionnaire de la langue française de Littré (1866), à l’entrée « leçon », nous trouvons qu’il s’agit bien d’une : « Action de lire, de réciter », et en particulier réciter, dans la liturgie catholique, cette « partie de l’office qu’on dit à mâtines, et qui se compose de morceaux de l’Ancien ou du Nouveau Testament, et de la vie du saint dont on célèbre la fête ». Voilà bien un autre indice très probant de la traditionnelle adéquation de la leçon et de la lecture magistrale, dans l’ancien contexte pédagogique qui se rapporte lui-même au contexte religieux. Je n’entre pas dans l’histoire des pratiques d’enseignement qui, au Moyen Age, avaient lieu dans un cadre scolaire qui restait très proche et dépendant du cadre religieux. J’indique cependant que ce genre de pratique répondait d’une part à un idéal pédagogique de mémorisation – adressé a la mémoire auriculaire en l’occurrence, d’autre part à un idéal culturel d’emprise ou d’imprégnation de l’esprit par des auteurs et des œuvres canoniques, ce qui portait les maîtres et les écoliers à la dévotion à l’égard des livres laissés - légués - par ces auteurs. Cette remarque nous sera utile plus loin (l’an passé, je me suis longuement arrêté sur la notion d’idéal). Sur les pratiques scolaires du Moyen Age, voir, parmi bien d’autres auteurs très intéressants, le classique de Pierre Riché, Ecole et enseignement dans le Haut-Moyen Age, Aubier, 1979 ; ou encore, plus modeste (en édition de poche), P. Riché et Jacques Verger, Maîtres et élèves au Moyen Age, Pluriel, 2013 [Taillandier 2006] ; et sur les pratiques et techniques médiévales de mémorisation, voir les travaux plus récents de Mary Carruthers, notamment Machina memorialis, Gallimard, 2002 [1998 en anglais].

     

    Remarque.

    Un mot, tout de suite, pour situer et catégoriser les pratiques de mémorisation et leur importance. Il s’agit d’incorporer (j’ai failli écrire « ingurgiter ») des textes. Et beaucoup de textes. C’est ce qu’on comprend à suivre Mary Carruthers. Il faut cependant distinguer la lecture sans commentaires et la lecture avec commentaires, ou gloses. Et pour ce qui est de la lecture avec gloses, il faut distinguer aussi le fait de lire d’un seul trait le texte et les gloses, qui sont écrites dans les marges de la page (au Moyen Age, pour la logique ou la théologie), et le fait de séparer la lecture du texte et la lecture les commentaires (à partir de la Renaissance, pour des textes littéraires ou poétiques  - je m’appuis ici sur un document cité par Ph. Ariès, toujours, p. 179, dans lequel on voit des écoliers du XVIe siècle mécontents « d’un professeur qui ne lit pas dans un gros livre tout chargé de gloses marginales »).  Nous verrons tout cela à propos des collèges et des jésuites. Il faut également savoir que la mémorisation, c’est-à-dire aussi sa manifestation immédiate dans la récitation, donc la mémorisation sous la forme stricte du « par cœur », qui est un moyen de conservation et en même temps de diffusion très efficace à condition qu’il soit très rigoureux, est aidée par différentes techniques facilitatrices. Il y en a trois fondamentales : le chant (une sorte de mise en musique, ou bien une psalmodie – procédé utilisé pour lancer le catéchisme, aussi bien chez les protestants, qui ont inventé le genre et la procédure, que chez les catholiques), la rédaction de certains morceaux à apprendre sous une forme versifiée (c’est alors la rime qui est aidante), et enfin la technique qu’utilise aussi le catéchisme, la rédaction sous forme dialoguée, avec questions et réponses, lesquelles peuvent être soutenues à deux voix, par deux protagonistes qui se relancent l’un l’autre.

     

    Ce repère étant fixé, il devient possible de nous faire une première idée du passage des anciennes aux nouvelles pratiques de la leçon, passage dont il est difficile de dater le commencement, mais qui s’achève à la fin du XIXe siècle à peu près (on peut admettre, une fois de plus, la lenteur de ces évolutions qui défont des usages séculaires ; prenons donc le mot de « rupture » avec précaution). En l’occurrence, ce passage se produit par le remplacement des pratiques de lecture collective et de mémorisation (avec répétition en chœur, récitation par cœur, etc.), par des pratiques magistrales plus autonomes, ou disons plus libres par rapport aux textes et aux supports livresques, ce qui  va donner à la leçon le sens que nous lui attribuons toujours. Deux évolutions tout aussi significatives sont déclenchées dans le même mouvement. D’une part, une transformation du rôle des livres dans l’apprentissage, ce qui est un des axes principaux de l’évolution ; d’autre part, une transformation du statut social et culturel de l’enseignant, désormais titulaire ou responsable de sa parole et de la valeur de vérité de sa parole. En d’autres termes, le maître ou le professeur typique du nouveau régime d’enseignement adopte une posture originale tant vis-à-vis des auteurs ou des autorités au dessus de lui, que de ses élèves en dessous (ce qui suggère la référence à d’autres idéaux…). Le schéma de description est ainsi posé. Il me reste à lui donner corps. C’est le but que je poursuis cette année.

    Il faut aussi constater que les deux grandes tendances pratiques divergentes, leçon ancienne vs leçon moderne, dès lors qu’elles sont identifiées et définies (ou stéréotypées, ou caricaturées), ce qui arrive dès le début du XIXe siècle, ne cessent pas d’être opposées dans le discours pédagogique dont j’ai parlé en commençant (dans mon introduction), ce discours qui, encore aujourd’hui, se fait une spécialité de la détestation de l’ancien et de la célébration du moderne. C’est même ce qui explique le succès de l’expression de « leçon orale », rapidement devenue une sorte d’emblème moderniste, qui confère ainsi une grande évidence à la pratique de référence.

     

    1) L’ancienne manière de faire une leçon.

    Je pense judicieux de fixer a priori une notion des pratiques ainsi dénoncées, et, au moins, de la manière dont on se représente ces pratiques quand leur critique se généralise. Voici pour ce faire un court extrait, on ne peut plus explicite, que vous pourrez garder en tête pour tout ce qui va suivre. Je l’emprunte à un ouvrage précieux qui retrace le trajet de l’enseignement de l’histoire au XIXe siècle, celui d’Alfred Pizard, L’histoire dans l’enseignement primaire, Paris, Delagrave, 1891. Dans son chapitre II de la première partie, p. 28, il cite en note une anecdote de E. Cuissart (un des rédacteurs du Dictionnaire de pédagogie de F. Buisson), qui, dans De l’enseignement de la géographie, raconte :

     

    « En 1871 je me trouvais en tournée dans ma circonscription. Le maître d’une école de village d’une certaine importance faisait lire les enfants devant lui. Il donnait une leçon comme la donnaient et comme la donnent encore beaucoup d’instituteurs. Vous connaissez le système : le livre d’une main, un signal de l’autre, il n’interrompait l’élève et n’ouvrait la bouche que pour dire : ‘Le suivant’ ».

     

    Pas besoin d’ajouter grand chose. Je remarque au passage l’expression « Vous connaissez le système », qui signifie : nul besoin d’en dire plus, c’est connu, c’est familier, c’est évident pour tout le monde. Indépendamment de cela, nous avons ici une parfaite illustration de ce que j’ai voulu indiquer plus haut, sous la catégorie de l’ancien-qui-dure-encore : une leçon qui n’est rien d’autre qu’une lecture, ou une répétition (et ensuite une récitation) que les élèves effectuent l’un après l’autre avec le texte sous les yeux…, et lors de laquelle le maître, qui peut avoir effectué précédemment la même chose, reste silencieux, et se contente d’ordonner avec son « claquoir » le changement d’élève. C’est un  maître qui ne prend pas beaucoup la parole sur le fond de ce qu’il enseigne.

    Et quand je vous disais que, dans le discours pédagogique, l’opposition de l’ancienne à la nouvelle leçon traverse le XIXe siècle… en voici maintenant une trace. Je la tire d’Alexandre de Laborde, un des animateurs de la Société pour l’instruction élémentaire sous la Restauration, qui explique dans le Journal d’éducation, t. 7, 1818, p. 125 :

     

    « On n’a connu longtemps et on ne connaît guère encore, dans la plupart des écoles, d’autre manière d’enseigner que de faire répéter aux élèves leurs leçons alternativement ; et il est aisé de voir que, dans une école seulement de cinquante élèves dirigés par un instituteur,  chacun d’eux peut à peine être appelé à répéter sa leçon une fois dans une heure. Le reste du temps il doit être oisif ; et loin de s’instruire par la répétition de ses camarades, qui sont d’une force ou supérieure ou inférieure à la sienne, il est sans cesse troublé et distrait par eux…»

     

    Nous avons là le même schéma d’exercice que dans l’extrait précédent, daté d’un demi-siècle plus tôt, « répéter (…) leurs leçons »,  c’est bien : réciter le texte.

    Voyons maintenant un témoignage plus construit. C’est un texte de la monarchie de Juillet, que l’on doit à Louis Arsène Meunier. Celui-ci, ex instituteur et directeur de l’Ecole normale d’Evreux (il a ensuite fondé une école libre à Paris, puis créé un journal, L’écho des instituteurs, avant de s’illustrer pendant la révolution de 1848), a fait aussi office d’inspecteur dans les périodes de préparation et d’application de la loi Guizot, de 1833. Il a donc publié entre 1845 et 1850 dans son journal, plusieurs articles qui ont valeur de brûlot pédagogique, anti-clérical et anti-congréganiste, où il s’efforce avant tout de démontrer la faiblesse d’un enseignement chrétien parfaitement rétrograde selon lui, et dépassé par les temps nouveaux. Le recueil de ses articles s’intituleDe l’enseignement congréganiste (Spécialement de celui des Frères de la Doctrine chrétiennes). De sa nullité sous les rapports de l’instruction et de ses dangers au point de vue moral, social et politique, 1845 (un autre de ses textes convergents est Lutte du principe clérical et du principe laïque dans l’enseignement, 1861). Meunier a effectué plusieurs visites dans les établissements des Frères des écoles chrétiennes, et dans chacun d’eux, il est passé dans les trois classes (étant entendu, nous le savons, que tout élève peut rester plusieurs années dans une seule). La troisième classe, où les enfants ont de 6 à 9 ans, comprend essentiellement l’étude de l’abécédaire. La deuxième classe, où les élèves ont de  9 à 11 ans est consacrée, suivant la gradation ancienne des apprentissages, à écrire, à poser les nombres et faire des additions. Tandis que dans la première classe, où les élèves ont de 11 à 14 ans, on poursuit et on achève ces apprentissages instrumentaux. Voici son texte, p. 10 et 11 : d’après Meunier, les Frères sont  restés insensibles aux progrès des vingt dernières années (nous sommes en 1845 !)…

     

    « Ils montrent encore à lire par l’ancienne épellation ; ils enseignent à écrire en faisant simplement copier des modèles à main posée ; pour l’arithmétique, des calculs sans démonstrations et sans applications usuelles et variées ; pour l’orthographe des dictées sans corrections motivées et sans explications de la part du maître ; pour la grammaire, des leçons récitées par cœur et sans commentaires et des analyses sans développements ; pour le dessin linéaire, des imitations de figures et de corps de plans sans l’intelligence des choses qu’ils représentent ni même des premiers principes de l’art ; pour l’histoire et la géographie, des nomenclatures de noms propres confiées uniquement à la mémoire. Toujours la routine, rien que la routine. »

    Et Meunier assure, p. 16,  « Ne sachant pas faire une leçon orale, et n’en faisant presque jamais, ne donnant pas à une classe le mouvement, l’entrain, la vie nécessaire, et ne s’occupant qu’à maintenir les élèves, par la rigueur de la discipline, dans un état funeste de somnolence et de passivité », les frères ne pratiquent qu’un enseignement « entièrement automatique », qui « ne consiste que dans la répétition machinale de certains exercices  de la mémoire et de la main », et qui « ne donne que des connaissances pour ainsi dire mécaniques ».

     

    Je le dis tout net : voici un document exceptionnel pour comprendre ce qui, sous l’intitulé de « leçon orale » (l’expression n’arrive pas par hasard sous la plume de Meunier), est en train de modifier en profondeur les normes de l’activité d’enseignement : c’est à la fois la critique des normes anciennes et la promotion des nouvelles. D’autres textes, que je pourrai citer à la suite, et qui sont postérieurs (ce qui montre la persistance des questions posées tout au long du XIXe siècle), apporteront tout au plus des précisions et des développements, mais sans changer le sens ni contredire le message fondamental du propos de Meunier. Lecture, écriture, arithmétique, orthographe, grammaire, dessin, histoire et géographie : tout y est, toutes les matières (c’est d’ailleurs quelque chose de très positif pour l’époque), et dans tous les cas, Meunier adresse un reproche unique aux frères : enseignement « automatique » des maîtres, répétitions « par cœur » et « machinales » des élèves (notez à  nouveau le verbe répéter, déjà présent dans le texte de Laborde), toutes choses qui ont pour cause principale l’absence de « leçons orales ». Au delà de ce qui nous apparaît sans doute comme le parti-pris d’une dénonciation exagérée, une analyse très partiale et sans nuances, le propos de Meunier a donc ceci d’intéressant qu’il mesure l’enseignement congréganiste à l’aune d’une modernité à laquelle les frères seraient demeurés parfaitement insensibles, et c’est précisément la modernité de la « leçon orale », dont les contours se dessinent bien à travers son opposition aux activités « mécaniques » et à la culture exclusive de la mémoire, autrement dit aux exercices de pure et simple répétition et récitation.

    Parmi les autres défauts attribués par Meunier aux frères, il y a le fait, cela va sans dire, qu’ils demeurent attachés aux contenus traditionnels : ils procèdent aux récitations des prières, du catéchisme et de l’évangile, dans toutes les classes ; en lecture ils pratiquent l’ancienne épellation (j’en dirai un mot plus tard) ; en écriture ils font recopier des modèles à main posée. Mais ce qu’il est important de constater dans l’immédiat, c’est que ce texte témoigne du fait que la « leçon orale » devient une norme, et que, en tant que norme, elle n’attend que son adoption générale, manière d’envoyer aux oubliettes tout ce contre quoi elle s’élève, la vision et cette pratique traditionnelle de l’apprendre, qui se définit presqu’exclusivement comme un processus de mémoire.

     

     


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  • séance 5

     

    CHAPITRE I

    I) Histoire de la leçon (suite)

     

     

     

     

    Nous commençons à bien connaître l’idée et ce qui a sans doute été la réalité (finissante) de l’ancienne leçon, ainsi que je l’ai appelée, qui s’apparente à une lecture magistrale. Cette manière de faire, très répandue, faisait partie des usages, elle relevait des évidences communes ; et elle apparaît comme telle dans de nombreux récits, ceux que j’ai cités et d’autres que je vais présenter et commenter maintenant. En contrepoint, nous commençons à entrevoir l’autre idée, qui en prend l’exact contrepied, celle de la « leçon orale », dont les normes vont s’imposer tout au long du XIXe siècle, peut-être pas immédiatement dans les faits, mais dans les consciences, car c’est cette nouvelle manière d’enseigner les rudiments que les pédagogues ne vont plus cesser de défendre et dont ils vont annoncer le règne inévitable. Nous allons voir dans quels termes et avec quelles réponses pratiques cela se produit.

    Si je souhaite poursuivre le tour d’horizon commencé dans la précédente séance sur les anciennes pratiques, c’est avec le souci d’être maintenant plus concret, plus proche de la vie réelle des écoles. J’estime important de mobiliser encore des données à ce sujet, parce que la production des normes nouvelles dépend de la critique des anciennes pratiques, si bien que cette critique rend visibles ces nouvelles normes et éclaire leur efficacité dans la réalité, leur degré d’évidence, et, de surcroît, le sens que donnent à leurs actes les acteurs qui diffusent ou traduisent ces normes. Cette étape cruciale de mon investigation me permettra, en outre, d’être plus rapide et moins précis sur le nouveau qui s’oppose à l’ancien, puisque nous le saisirons  par inférence : mea culpa.

    Je précise une nouvelle fois que, pour l’instant, j’interroge l’enseignement des rudiments, comme on dit sous l’Ancien régime - le primaire comme on dit depuis le XIXe siècle. Ceci me fait aborder l’apprentissage de la lecture, ce qui, soyons-en conscients, n’est pourtant pas le domaine le plus probant pour la démonstration que je cherche à faire, puisque dans ce domaine sont mobilisées bien plus de compétences techniques que de connaissances théoriques ou conceptuelles, qu’elles soient profanes ou spirituelles. Quand je parle de compétences techniques, je fais allusion au fait de mémoriser et reconnaître des signes écrits, puis d’être capable de mettre en jeu cet acquis (ce qui se nomme depuis peu littératie qui reprend l’anglais literacy) face, soit  à un texte connu qu’il faut lire pour soi à voix basse ou bien à haute voix avec autrui (comme une prière qu’on dit à la messe ou chez soi), soit à un texte inconnu qui va être le support d’une méditation, d’un commentaire ou d’un échange (comme un argument doctrinal, l’énoncé d’une vertu morale, le récit d’une vie exemplaire, etc.).

     

    2) L’ancienne manière… au XIXe siècle.

    Donc je reprends l’exploration des témoignages aptes à nous renseigner sur les anciennes pratiques d’enseignement, ces pratiques bientôt révolues et condamnées. Deux cas, deux situations se présentent au XIXe siècle. Premier cas, nous avons affaire à des maîtres qui ont créé ou trouvé dans leur école l’organisation moderne de la classe et de l’enseignement simultané, mais qui n’ont pas encore renoncé à la pratique de la lecture magistrale, avec toutes ses clauses annexes. Ces maîtres ont été modernes sur le plan de l’organisation, mais traditionnels sur le plan de la pratique d’enseignement. Dans le second cas, par lequel je commence ici, nous voyons des maîtres qui n’ont adopté ni l’une ni l’autre des pratiques modernes. Ce sont les maîtres restés traditionnels, ou rétrogrades, sur les deux plans, et qui vont se trouver de plus en plus dépassés et marginalisés dans la seconde moitié du XIXe siècle.

     

    a) En plein cœur du XIXe siècle en effet, pas toujours dans des villages reculés du reste, on va s’en rendre compte, de nombreux maîtres n’ont pas adopté le cadre d’organisation de la classe (pour toutes les raisons qu’on voudra et avant tout la modestie de leurs aptitudes jointe à la pauvreté de leur école, c’est-à-dire aussi à la petite taille de leur village), si bien qu’ils pratiquent toujours comme leurs lointains ancêtres, magisters, régents ou autres, cette sorte de préceptorat scolaire qu’on nomme désormais « méthode individuelle » Là, le maître ne s’intéresse qu’à un seul élève à la fois, tandis que les autres sont plus ou moins occupés, pas toujours affairés, cela va de soi, et s’ils le sont c’est à une tâche indéfiniment reproduite par eux de jours en jours, de semaines en semaines. Or que fait ce maître avec l’élève qui vient auprès de lui ? Il fait ce que j’indiquais : soit il lui demande de réciter une page ou un passage d’un livre, soit, avant cela, il lui fait ouvrir un livre, puis lui lit une page ou un passage et, en lui montrant ce qu’il lit (« montrer » est le verbe typique de cette manière de faire), il le lui fait répéter, pour qu’il s’habitue à le reconnaître et puisse ensuite le réciter le plus fidèlement possible..

    Telle est la situation que relate un architecte normand sous la Troisième République, lorsqu’il se souvient des écoles qu’il a fréquentées jadis, sous l’Empire (il est né en 1803), dans la ville du Grand-Quevilly, près de Rouen. A vrai dire, je cite non pas le livre de cet auteur nommé F.-A. Caban, mais une recension publiée dans la Revue pédagogique du 15 juillet 1883, n° 7, recension assortie de longues citations (pp. 58-62) et qui est intitulée « Note sur les écoles du Grand-Quevilly au commencement de ce siècle ». Voilà donc ce que nous confie l’architecte via l’auteur de la recension. Jeune garçon, à cinq ans, en 1808, on l’envoie à l’école en compagnie de sa sœur. Cette école est tenue par une parente, veuve sans enfants, nommée Mme Havet.

     

    « La classe n’était pas grande ;  nous étions une vingtaine d’enfants ; l’aire basse était, je ne puis dire carrelée, mais formée d’ossements de jambes de moutons, enfoncés dans le sol, ce qui était solide, mais d’une dureté dont j’ai eu à souffrir ; j’avais peu de dispositions pour l’étude ; mes idées étaient toutes au jeu ; mon livre, une croix de Dieu, était toujours usé sans que je parvinsse à l’apprendre ; à cause de cela et pour quelques espiègleries, la cousine, qui était sévère et qui voulait faire de moi un sujet, m’obligeait, comme punition, de passer au moins une heure par classe à  me mettre à genoux sur ce terrible paysage ; quoique je ne fusse pas d’un poids bien lourd, j’en souffrais énormément…. »

     

    « La cousine Havet était une savante. Je me rappelle qu’il venait à Quevilly des bulletins de la grande armée ; or, beaucoup de femmes du voisinage qui avaient des fils sous les drapeaux, mais qui ne savaient pas lire (ce qui était, à cette époque, presque général), venaient prier Mme Havet de faire la lecture » (…) « Il se formait un groupe, souvent dehors, quand le temps le permettait, et je ne manquais pas à entendre ces lectures… ». Les femmes faisaient des commentaires, les unes étaient satisfaites, les autres pleuraient…

    « J’étais depuis quatre ans à apprendre ma fameuse croix de Dieu ; on désespérait d’une éducation aussi lente ; mais voilà qu’en deux mois un développement heureux se produisit : tous les livres de l’école, je les lisais couramment ; mon père en fut surpris et me soumit à l’épreuve ; j’en sortis victorieux : j’avais dépassé mes sœurs et je réclamai un maître d’école supérieur… »

    Ensuite de cela, le garçon, enfin victorieux de la lecture est envoyé dans une autre école du même village, l’école de M. Emmanuel Savaroc, où les garçons côtoient des filles, ce qui n’est pas si fréquent à l’époque. Et là : « Il s’agissait d’apprendre à écrire ; je crois que j’y restai trois ou quatre ans ; je la quittai peu après ma première communion, qui eut lieu en 1814, le jour de la Trinité. » (…). « Je réussi à atteindre tout le petit degré de savoir qu’on pouvait acquérir chez M. Savaroc. J’écrivais passablement ; pour le calcul je faisais les premières règles, même celle de trois ; s’il il y avait eu une distribution de prix, je crois que j’aurais pu être le premier (…) ; pour l’orthographe, je n’étais pas fort ; M. Savaroc acheta même pour cela un livre d’analyse qu’il n’avait pas, qui permit à sa demoiselle, à moi et à quelques autres élèves d’augmenter notre petit savoir. »

     

    Qu’y-a-t-il de remarquable dans cet extrait ? Observons les différents registres des usages ordinaires.

    D’abord dans la première école, comme dans la seconde visiblement, l’apprentissage se déroule bien dans le cadre d’une relation « individuelle », chaque enfant venant à son tour auprès du maître, ou de la maîtresse,  pour répéter après lui ou elle un texte, ou pour le réciter, ou pour reproduire un écrit d’après un modèle, etc… Pour le premier apprentissage de la lecture, le livre, un unique livre en possession du jeune élève (« mon livre ») c’est la  Croix de dieu, ouvrage célébrissime dont j’ai déjà un peu parlé en 2013 (aussi intitulé Croix de par Dieu). C’est plutôt un abécédaire (qui contient aussi un syllabaire, à vrai dire) sur le modèle de l’ancien support qui consistait soit en tablettes de bois où les lettres étaient gravées, soit en feuilles de papier où des prières étaient consignées, en plus des lettres. Si ce livre est intitulé Croix de par Dieu, c’est que la première de couverture est ornée d’un somptueux crucifix, qui engage évidemment l’essentiel des significations associées à l’apprentissage. D’où la présence de prières -  en latin s’il est besoin de le rappeler une fois de plus - ou d’historiettes extraites de la vie des saints. Il existe de très nombreuses éditions et variantes de cette Croix de par Dieu. On peut en voir au Musée national de l’éducation, à Rouen (ou bien en reproduction, dans un ouvrage doté d’une très riche iconographie, Le patrimoine de l’éducation nationale, publié aux éditions Flohic, en 1999, p. 387 : assurément le plus savant et le plus bel ouvrage de ce genre).

    Ensuite, autre élément notable, l’architecte avoue qu’il a peiné à apprendre le contenu de ce livre (mon livre (…) était toujours usé sans que je parvinsse à l’apprendre) – ce qui signifie que, lorsqu’on le faisait réciter l’alphabet ou un passage quelconque, après qu’il l’ait sans doute répété x fois sous la conduite de la dame, sa mémoire lui faisait défaut et ne lui en restituait que des bribes.

    Autre habitude remarquable, que la précédente remarque explique : le temps de cet apprentissage, ou plutôt de ces apprentissages premiers, est très long, et, qui plus est, il est pareillement long à chaque étape. L’élève a mis quatre ans pour lire des textes inconnus au-delà des textes qu’il parvenait à déchiffrer en les récitant (« un développement heureux se produisit : tous les livres de l’école, je les lisais couramment »), et il a mis à nouveau quatre ans pour arriver à écrire et compter (écrire, dans le sens calligraphique du terme, suppose de nombreuses compétences que nous avons oubliées aujourd’hui : il faut bien tenir la plume – une plume d’oie ou d’un autre oiseau propice - , placer les doigts, faire les gestes adéquats, notamment pour puiser l’encre dans les récipients prévus, à l’origine des cornets de plomb ; et on doit ensuite acquérir deux écritures de base, la ronde puis l’italienne, l’italique, pour être capable in fine de recopier des textes d’administration, du type des documents notariaux ou comptables). Or, s’il parle négativement des quatre ans mis pour lire couramment, il faut cependant préciser que la moyenne, dans ces conditions (mais pas chez les frères, par exemple), c’était quand même trois ans. C’est dire que, jusqu’à cette époque, en fait, le temps d’apprendre n’est pas compté, en tout cas pas compté comme le nôtre, pas programmé de manière aussi stricte, aussi brève qu’aujourd’hui. Encore chez les frères, je l’ai dit, là où toute la scolarité se découpe en trois divisions, les élèves peuvent très bien rester plusieurs années dans chacune. Trois divisions, ce n’est donc pas trois ans. Le temps, dirai-je, n’est pas séquentiel. Cet élément, totalement étranger à nous, je le répète, a donc une très grande importance pour comprendre les normes donc les pratiques et leur sens pour les acteurs de ces pratiques.

     

    Remarque : sur l’histoire de l’apprentissage de la lecture

    Puisque j’en viens à l’ancienne manière d’apprendre à lire, et que je l’ai trop brièvement évoquée dans le cours de 2013 (séance 4), je prends la peine d’en dire un peu plus maintenant. J’ai déjà parlé de la méthode d’épellation, qui a eu cours pendant des siècles. L’idée de cette méthode qui se conçoit bien si l’on sait que ce premier apprentissage vise la connaissance de l’alphabet, de chaque lettre, une par une, ce qui peut se faire sur ce support nommé, précisément, un abécédaire. En latin, les correspondances entre les signes et les sons sont univoques, donc faciles : un signe égale un son, à la différence du français, dont l’orthographe posera des problèmes redoutables aux écoliers (les mêmes combinaisons de lettres peuvent se prononcer différemment). Avant cette époque moderne, disais-je, on commence par apprendre c’est-à-dire mémoriser son alphabet, on apprend ensuite des listes de syllabes (des syllabes simples, puis des syllabes complexes, et les prononciations adéquates), puis, grâce à ces acquis de base, on s’exerce à déchiffrer des textes connus et récités par cœur, comme les prières que l’on trouve dans la Croix de par Dieu et que l’on psalmodie hors école, en chœur, à l’église, à la messe, et que l’on retient d’autant mieux que, dans le contexte liturgique, ces textes sont associés à des rituels. C’est après cela, comme le raconte l’architecte rouennais, que l’on se reporte éventuellement à des textes inconnus, et… qu’on attend que se produise une sorte de déclic. En l’occurrence, le jeune élève a appris son alphabet, les listes de syllabes, il a fini par retenir tout le livre, il l’a dit et redit auprès de la maîtresse, il l’a récité par cœur. Mais alors, que s’est il passé ? Eh bien, rien de plus ! De temps à autre la brave dame a du lui mettre sous les yeux un livre quelconque, mais, pendant plusieurs années, il n’est jamais parvenu à le déchiffrer. Peut-être a-t-il déchiffré, ânonné, mais pas assez pour aller au bout, et surtout pour comprendre… Jusqu’à ce que s’accomplisse le quasi miracle : un beau jour, presque par surprise, en tout cas de façon aussi inattendue que spectaculaire, il a pu enfin lire,  tout lire, « tous les livres de l’école ».

    Quelles techniques d’enseignement ont été utilisées dans cette situation, et comment ont-elles évolué au cours du temps ? Dans quel sens se sont transformées les manières d’apprendre à lire ? Voilà ce que je voudrais expliquer. Ce que je peux et dois faire en m’aidant du livre d’Anne-Marie Chartier, dont je redis l’importance, L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture (Paris, Retz, 2007). Je précise que la voie de ces études a été ouverte par un autre historien remarquable, que j’ai souvent utilisé ici, Dominique Julia, dont on parcourra avec profit deux contributions : d’une part l’article « Livres de classe et usages pédagogiques », in Histoire de l’édition française, dir. Henri-Jean Martin et R. Chartier, t. II (Paris, Promodis, 1984) ; et d’autre part l’article « L’apprentissage de la lecture dans la France d’Ancien Régime », in Espace de la lecture, dir. Anne-Marie Christin, (Paris, Retz, 1988).

    Cela dit, je récupère une injonction de méthode : pour comprendre l’histoire des pratiques d’apprentissage de la lecture, il faut saisir d’abord le fondement culturel de ces pratiques. Je ne peux que réaffirmer ce principe plusieurs fois énoncé par moi. Sur ce plan, trois points à retenir.

    1. Il faut noter en premier l’intérêt de plus en plus grand que la société cultivée accorde à des textes non religieux, donc à toute une « littérature » profane, des narrations de divers types, des publications périodiques comme les gazettes, bientôt les journaux, de la correspondance, des écrits utiles dans les pratiques domestiques et économiques, des textes scientifiques éventuellement. On lit donc moins pour confirmer ou approfondir sa foi et accéder à des vérités spirituelles, que pour s’approprier toutes sortes d’informations, ou bien pour goûter des récits dont on retire certaines émotions. C’est l’élément décisif pour suivre l’évolution pédagogique, j’insiste, et j’aurai l’occasion d’y revenir plus loin, car, à propos d’un exercice nouveau, si valorisé sous la Troisième République, comme la leçon de choses, il faudra envisager la même prégnance d’une donnée culturelle de ce type. Déjà, chez les frères des écoles chrétiennes, qui n’ont pas innové en tout, étaient assumées les nouvelles finalités de la lecture, en rapport avec les nécessités professionnelles de l’artisanat et du commerce  (la comptabilité, la correspondance…), ce qui faisait coexister dans leur enseignement des savoirs profanes avec les savoirs spirituels, les finalités pratiques de l’alphabétisation avec des buts de christianisation. Et donc, au terme de l’apprentissage, l’élève pouvait lire et écrire des documents de la vie courante en milieu urbain (déchiffrer ou rédiger des contrats, des baux, des testaments). Ces façons de voir et de faire caractérisent aussi les rivaux des frères des écoles chrétiennes après l’Empire, à savoir les philanthropes libéraux qui créent et animent les écoles mutuelles.

    2. S’affirme ainsi la priorité d’une lecture que les historiens qualifient d’extensive, personnelle et silencieuse, utile souvent et, en tant que telle, associée à des pratiques d’écriture, au détriment de la lecture dite intensive, propre aux sociétés anciennes et aux contextes religieux, habituellement collective et oralisée, plus lente, et quine requiert pas forcément des compétences d’écriture. (Voyez Guglielmo Cavallo et R. Chartier, L’histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil 1996, rééd. 2001, en Poche).

    3. Ce renversement se joue  enfin et surtout sur fond du retrait du latin au profit du français, ce qui commence dans l’univers scolaire dès le XVIIe siècle, pour de nombreuses raisons essentielles. Au bout de cette évolution, au XIXe siècle, se fera sentir l’intérêt d’un apprentissage de la rédaction, en français par conséquent, où la connaissance de l’orthographe sera requise ; d’où, à terme, l’importance de la dictée, l’épreuve scolaire que nous connaissons.

    Que se passe-t-il à l’école dans ces conditions, du XVIIe au XIXe siècle sur le plan des méthodes proprement dites, donc pour revenir au niveau pédagogique? Pour être bref, en restant clair (j’espère), je dirai ceci.

    On assiste d’abord à une évolution de la méthode d’épellation. A l’« ancienne » épellation succède ou tente de succéder une « nouvelle épellation ». L’ancienne, je le disais, impose aux élèves de déchiffrer en épelant chaque syllabe, c’est-à-dire en prononçant le nom des lettres qui la composent (Enne-O, NO ; Té, Er, E, TRE), pour arriver aux mots recomposés (NO-TRE, PÈ-RE, Notre Père - en fait, en latin : pater noster). La nouvelle épellation, en revanche, issue des écoles de Port-Royal au XVIIe siècle (qui innovent en adoptant le français pour l’apprentissage : les deux plans sont donc bien liés), remplace le nom des lettres, du moins les consonnes, par la valeur phonique qu’elles prennent dès lors qu’elles sont associées à d’autres lettres : on passe ainsi de bé cé dé (ancienne épellation), à Be, Ke De (nouvelle épellation). Quel intérêt ce changement a-t-il, demanderez-vous ? Tout simplement le fait qu’on se rapproche ainsi du « son naturel » des lettres, en y ajoutant seulement l’« e » muet nécessaire pour la prononciation appropriée. On considère donc, ce qui semble très logique, que le nom de la lettre, bé, cé ou dé, ne correspond pas à la valeur relative que prend cette lettre lorsqu’elle entre dans la composition d’un mot. En outre, la nouvelle épellation ne décompose la syllabe qu’en deux parties, le son et l’articulation, sans tenir compte du nombre de lettres. C’est le cas dans un manuel très prisé dès les premières décennies du XIXe siècle, le manuel de Peigné (dont les écoles mutuelles avaient tiré des tableaux muraux). Tout ceci est très bien expliqué dans un manuel pour les instituteurs des années 1890 rédigé par Gabriel Compayré (Cours de pédagogie théorique et pratique, Paris, s.d., p. 277-280).

    Pour résumer : avec l’ancienne épellation, l’élève qui s’exerce est invité à nommer les lettres une par une et ensuite dire ou essayer de dire le mot. Avec la nouvelle épellation, il ne doit prononcer que les sons réels, les phonèmes. C’est pourquoi, dans le sillage de cette nouvelle épellation, on aura aussi des méthodes dites « sans épellation », où l’élève ne sera exercé à prononcer que des syllabes. Telles sont les méthodes dites phonétiques ou de syllabation, qui ne présentent pas des lettres isolées mais de syllabes (c’est le cas de la statilégie, terme rendu célèbre par un certain Laffore). Qu’est-ce que cela donne concrètement ? J’emprunte à G. Compayré l’exemple du mot « enfant » (donc nous sommes dans le contexte d’un apprentissage en français). Avec l’ancienne épellation, on a e-n-f-a-n-t. Avec la nouvelle épellation, on passe de six à trois éléments et on a en-f-ant. Dans une méthode  sans épellation, on n’a plus que deux éléments : en-fant. Et c’est là que s’annonce la méthode globale, qui existe déjà depuis deux siècles au moins : on part du mot entier. Dans la première moitié du XIXe siècle, une approche de ce type est à l’œuvre dans l’« enseignement universel » prôné par Joseph Jacocot. Nous sommes en France : la querelle entre ancienne et nouvelle épellation a duré plusieurs décennies. Elle est encore vive dans les mémoires que les instituteurs de 1861 adressent à leurs supérieurs, en réponse à l’enquête du ministre Rouland. Vers 1815-1820 déjà, lorsque les promoteurs de l’enseignement mutuel adoptaient la nouvelle épellation, circulait au sujet de l’ancienne une plaisanterie courante. On entendait ceci : si vous déménagez, ne faites pas appel à des ouvriers qui ont appris à lire avec l’ancienne épellation, car en lisant sur vos colis fragiles la mention HAUT, ils vont lire ACHE-A-U-Té… ! (sous entendu : au lieu de traduire « haut » et de comprendre la distinction haut/bas,  ils risquent de comprendre ce qu’ils entendent en prononçant : « à chahuter ! »). Avez-vous ri ? Moi, je ne m’en lasse pas !

    Une autre cause d’évolution, très sensible entre 1830 et 1880, c’est le fait qu’on a enseigné simultanément à lire et à écrire. Les ardoises se sont répandues, les cahiers aussi, un peu  plus tard, grâce à la baisse du prix du papier causée par l’arrivée sur le marché du papier de cellulose, et, à ce moment, l’adoption des plumes métalliques, bien plus résistantes (mais pas inusables), se généralise (jadis, les écoliers, qui commençaient d’apprendre à écrire après avoir appris à lire – plus  ou moins bien -, apportaient le papier et les plumes -  que le maître taillait avant l’exercice) ; et tout cela a donné des bases matérielles à ce qui devenait une norme intellectuelle. La simultanéité de l’apprentissage de l’écriture et de la lecture a été inaugurée par les écoles mutuelles, et non chez les frères des écoles chrétiennes. Pour imaginer l’apprentissage de l’écriture dans les écoles mutuelles de 1815, il faut d’ailleurs ajouter, aux ardoises et aux cahiers, un support étonnant, qui a été introduit dans ces écoles et a disparu avec elles. Il s’agissait d’une sorte de petit tiroir rempli de sable fin, sur lequel les enfants pouvant donc effectuer leurs premiers tracés avec l’index, les lettres romaines majuscules et minuscules qu’un moniteur leur présentait. Les élèves effectuaient autant d’essais que nécessaire, puisque chaque essai s’effaçait facilement à l’aide d’un « rabot ». Cette technique était réservée à la première classe (au groupe des commençants), l’ardoise étant utilisée de la deuxième à la sixième classe, et le papier dans les sept et huitième. Une fois que l’alphabet était ainsi maîtrisé, l’ardoise marquait le passage à  l’écriture de syllabes (passage de l’abécédaire au syllabaire), et, ce faisant, elle permettait de débuter la lecture c’est-à-dire l’épellation. Dans la deuxième classe, on écrivait et lisait des syllabes de deux lettres ; dans les trois, quatre et cinquième classes, des syllabes de trois, quatre et cinq lettres, dans les sixième et septième classes, des mots de deux puis trois syllabes, et enfin, dans la huitième classe, des mots de quatre syllabes. On voit donc ici une progression traditionnelle rentrer dans le cadre d’une technique moderne (l’enseignement conjoint de l’écriture et de la lecture) : l’histoire des pratiques d’enseignement  recèle de nombreux compromis – transitoires et qui ne surprennent pas -  de ce genre (pour de plus amples renseignements sur les techniques d’apprentissage mises en œuvre dans les écoles mutuelles, voir Raymond Tronchot (outre sa thèse, qui fait autorité), l’article « L’enseignement mutuel en France de 1815 à 1833 », in Actes du 95ème congrès national des sociétés savantes, Reims, 1970. t. 1, Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, Paris, Bibliothèque nationale, 1974, pp. 83-103 [c’est un gros volume qui contient plusieurs monographies très intéressantes, que j’utiliserai ici].

    Allons à l’essentiel pour conclure sur ce point. Quand on apprend à écrire en même temps qu’on apprend  à lire, ce qui se fait en français désormais, cela entraîne deux conséquences décisives.

    D’une part, l’écriture simultanément à la lecture, cela permet que se répandent les méthodes phoniques où l’on se dispense de nommer les lettres, et où l’on apprend des mots entiers, puisque la  leçon de lecture est suivie par une copie où l’élève peut assimiler les éléments, de base, voyelles et consonnes. Dans cette perspective, on verra rapidement apparaître dans les livres les écritures script et cursive. (Remarque au passage : ceux qui, aujourd’hui, poussent les hauts cris face à la méthode globale, ignorent que c’est une méthode qui – si elle est bien pratiquée –, en alliant ainsi écriture et lecture, confie à l’écriture l’approche analytique, lettre à lettre, qui n’est donc pas ignorée).

    D’autre part, alors qu’il avait fallu quatre ans au futur architecte du Grand Quevilly, les nouveaux écoliers de la seconde moitié du XIXe  siècle, et plus encore ceux du XXe, ne vont pas avoir besoin de plus de deux ans, voire d’une seule année. C’est ce que nous révèle A.-M. Chartier de façon très convaincante et, à mon avis, décisive. Car la simultanéité lecture-écriture accélère la mémorisation des éléments que l’élève écrit, et que, bon gré mal gré, il épelle, au moins mentalement, en les écrivant (les lignes de mu ou de mi… pour reprendre l’exemple d’A.-M. Chartier). Dans cet esprit, on arrive à un livre de lecture qui prescrit aussi bien ce qu’il faut écrire, comme la  Méthode Cuissart, de 1882. Les pédagogues officiels et officieux, et Le Dictionnaire de pédagogie, de F. Buisson en conclut : « c’est en apprenant à écrire que les écoliers doivent désormais apprendre à lire ».

     

    b) Je reprends le fil de mon exposé. Après le premier cas évoqué, j’en viens au type du maître qui est sur le chemin du progrès dans son mode d’organisation mais pas dans sa manière d’enseigner. On connaît ce genre de maître : c’est notamment l’instituteur congréganiste, ce sont les frères tels que fustigés par Louis Arsène Meunier. Ces maîtres portent en effet un modèle de modernité pour ce qui est de l’organisation des écoles, des classes et des programmes, mais ils demeurent traditionnels donc retardataires (selon Meunier toujours), dans leur manière d’enseigner.

    Voici un autre exemple d’un tel instituteur. On le trouve dans un récit, une anecdote plutôt, de Ferdinand Buisson ; Buisson dont je rappelle qu’il est l’un des plus importants réformateurs de l’école publique, ayant été nommé directeur de l’instruction primaire par Jules Ferry. C’est un texte publié par la Revue pédagogique, n° 7 du 15 juillet 1883. pp. 1-18 ; il est intitulé « Discours du 24 juin 1883, à l’occasion de la distribution de prix aux élèves de l’Association Polytechnique, au cirque d’hiver ».

     

    « … si les enfants mettaient jadis si longtemps à apprendre si peu,  cela tenait à la manière dont on le leur enseignait. / Ils apprenaient à l’école à peu près comme on apprend son métier dans certains apprentissages, par routine, à la longue, passivement, sans règles, par la seule force de la répétition machinale, et par conséquent à grand renfort de temps. Permettez-moi un souvenir : j’ai vu ce régime encore en vigueur dans certaines écoles à Paris ; il y a longtemps, mais je me rappelle encore une classe de petits garçons dans laquelle, le matin, de 9 heures à midi, les enfants étaient exercés à lire. Ils étaient cent ou cent vingt dans cette classe et psalmodiaient leur lecture pendant trois heures. L’après-midi, on rentrait à 1 heure, et on lisait encore jusqu’à la sortie à 4 heures. Je demandai au maître, un très digne homme : ‘Est-ce que vous ne les faites pas écrire un peu quelquefois ? – Oh non ! répondit-il, ils ne savent pas lire ; il faut d’abord qu’ils sachent lire. – Mais vous les faites calculer ? – On non ! ils ne savent pas écrire.’  Voilà ce qui se passait encore, il y a un certain nombre d’années, à Paris même. Et si tout cela a changé, je suis très heureux de la bonne fortune qui me permet de vous dire à qui nous le devons : c’est à mon voisin, M. le vice-recteur de l’académie de Paris (Applaudissements) »… Chargé alors de ce service, M. Gréard a eu l’audace de rompre avec ces vieux errements, et c’est le changement qu’il a opéré à Paris que nous espérons bien appliquer à toute la France. » (extrait des pp. 7-8.).

     

    Je précise que Buisson, né en 1841, a donc 42 ans en 1883, si bien que, lorsqu’il parle d’une période ancienne, celle-ci doit remonter, au grand maximum, à une vingtaine d’années avant la date du discours, ce qui nous amène au second Empire, entre 1860 et 1870 environ. C’est une époque qui succède de 50 ans à celle évoquée dans le récit précédent et aussi d’une trentaine d’années aux inspections de Meunier. On peut en déduire que les usages incriminés restent très présents, bien que sans doute ils soient de plus en plus contestés, et estimés insupportables par les réformateurs qui ont, à partir du second Empire (comme Octave Gréard, cité par Buisson) la haute main sur les intentions réformatrices de l’Etat enseignant. Nous constatons que, dans ce dernier extrait, non seulement la gestion du temps reste traditionnelle (on apprend « à la longue » : quelle belle expression pour comprendre l’état d’esprit pédagogique de nos ancêtres, si différent du nôtre!), mais encore que la progression de l’apprentissage est elle-même découpée à l’ancienne manière : apprendre à lire, puis à écrire, puis à compter et calculer. Je me contente donc de remarquer que la logique de l’enseignement est présentée de la même manière dans les deux extraits, sauf que, dans ce dernier cas, les activités scolaires sont collectivement et non individuellement impulsées. Indice de la persistance des problèmes, et de la dénonciation, l’anecdote de Buisson est citée longtemps après dans un manuel intitulé Pédagogie vécue, Cours complet et pratique, de Charles Charrier, un inspecteur de l’enseignement primaire (1924 6ème édition, préfacée par F. Buisson en 1918), p. 81.

     

    Voici un autre témoignage du même type ; c’est toujours un exemple d’enseignement dépassé bien qu’organisé sur la base simultanée, avec des groupes nommés « divisions ». L’auteur signe L.M. (en fait Louis Ménétrieux), Mémoires d’un vieil instituteur, Lyon, 1902-1903. Il parle de la première moitié du XIXe siècle (1830 ou 40 ?) ; le paragraphe est intitulé « L’emploi du temps » :

     

     « Pendant la première heure, tout le monde faisait, le matin, de la lecture. Le maître placé sur son estrade – généralement élevée et d’où il ne descendait que rarement – faisait lire une phrase, jamais deux, à chacun des élèves de la première division. En aurait-il eu le temps ? Au point, on s’arrêtait invariablement ; l’élève suivant continuait, et ainsi de suite, jusqu’au dernier élève de la division. Le sens des mots, des phrases, du morceau n’était jamais expliqué. On avait bien assez à faire de reprendre les élèves sur la ponctuation et les liaisons. »

    « Cette opération durait quinze à vingt minutes ; ensuite les autres élèves, qui avaient jusque là observé le plus grand silence, étaient groupés en cercle autour de la classe ; ceux qui avaient lu servaient de moniteurs. Le maître surveillait le tout ; les plus zélés allaient de groupe en groupe, faisaient lire un peu eux-mêmes, mais combien peu de temps. Ils redressaient les fautes des moniteurs. Que de conflits s’élevaient souvent, ces petits maîtres tenant à faire sentir leur autorité ! Les petits cadeaux dispensaient souvent de corrections sévères. » - p. 53.

     « A la seconde heure, chacun regagnait sa place ; les jeunes, pour s’ennuyer silencieusement et les bras croisés, sur des bancs sans dossiers ; les autres pour faire de l’écriture appliquée d’après des modèles lithographiés suspendus devant leurs yeux. Par un système de roulement, ces modèles étaient changés lorsque les élèves avaient écrit des centaines de fois la même lettre, la même  maxime, la même phrase banale. Les maîtres actifs passaient dans les bancs et corrigeaient quelques lettres sur les cahiers des élèves qui faisaient un exercice quelconque avec les plus petits, ou encore préparaient au tableau noir de longs exercices de calcul destinés à absorber la troisième heure. »

    « A dix heures on passait au calcul ; mais quel calcul ! Des opérations abstraites sur des nombres interminables ; des additions sans fin avec des centaines de mille, des millions ; des multiplications donnant des produits de 12 à 15 chiffres, c’est-à-dire tout ce qu’il fallait pour dégoûter les intelligences les plus vigoureuses ; mais il fallait remplir le temps ! Les plus jeunes étaient dans les cercles, comme pour la lecture, et apprenaient à répéter la série des nombres ou récitaient des prières. A onze heures moins quelques minutes, le maître faisait lire les résultats obtenus par les calculateurs, puis on se mettait à genoux pour dire la prière et chacun s’en allait (…) » - p. 54.

     « Le soir, à une heure, après une nouvelle prière, les élèves refaisaient la lecture comme le matin, puis les grands, les « écrivains », faisaient une dictée dont la correction était des plus sommaires. Pendant ce temps, les jeunes bâillaient ou dormaient ; on relevait ensuite, sans faute, cette dictée, et on faisait une interminable analyse grammaticale pour tuer le temps. Le maître en profitait pour s’occuper un peu des jeunes. A la troisième heure, tout le monde étudiait le catéchisme, ou on apprenait des prières en français et en latin. On amusait les enfants – c’était prescrit -, en leur faisant lire les psaumes des vêpres en latin. A quatre heures, on se remettait à genoux pour faire la longue prière du soir. » - p. 55.

     

    L’originalité, dans cette classe qui comporte plusieurs divisions, tous les niveaux primaires sans doute, c’est la technique utilisée, qui est issue de l’enseignement mutuel : certains groupes d’enfants effectuent une tâche précise, de lecture en l’occurrence, sous la conduite de moniteurs. Cela mis à part, la pratique est conforme au modèle traditionnel : lecture à haute voix, un élève après l’autre, le maître se contentant de surveiller, sans intervenir sur le fond, sans expliquer quoi que ce soit ; ou bien écriture qui se résume à de la copie indéfiniment réitérée de modèles accrochés au mur ; ou bien encore calcul, catéchisme, prières, etc., sur le mode semblable de la répétition et de la récitation. Noter aussi le reproche de ne pas accorder de soin à la correction des devoirs.

     

    Ces faits pratiques étant éclairés, je tire deux indications annexes en fonction de ce que nous commençons à bien concevoir, la différence entre les normes traditionnelles et les normes nouvelles.

    En premier lieu, ces constats nous invitent à modifier le statut généralement accordé aux frères des écoles chrétiennes dans l’histoire pédagogique moderne. Il se peut que vous ayez déjà fait cette déduction, d’après ce que j’ai dit des frères précédemment. La plupart du temps, les commentateurs, parce qu’ils observaient surtout le versant de l’organisation des groupes sous forme de classes, considèrent les frères et l’enseignement simultané comme le parangon de la modernité (c’est ainsi qu’a raisonné, notamment, G. Vincent). Or, si nous portons plus attention  aux pratiques d’enseignement, et si nous observons la formation du nouvel esprit pédagogique par la leçon orale, une autre idée s’impose. En réalité, comme nous l’assène… l’Arsène Meunier, nous pouvons donc le suivre sur ce point, les frères ont bel et bien été dépassés, et peu à peu relégués, tant et si bien que l’évolution moderne s’est faite contre eux, explicitement.

    En second lieu, l’enseignement mutuel a rencontré le même problème : sa perte a aussi été causée par la nouvelle leçon (c’en est une raison ultime car il y en a d’autres). « Même motif, même punition » ! comme on disait il y a peu dans le primaire. Sous le second Empire, le mode mutuel s’est vu en effet reprocher de ne pas instaurer un véritable rapport du maître avec ses élèves et sa classe, un rapport « direct », ce qui est exactement la forme normale de la leçon. Dans le mode mutuel, seuls les moniteurs bénéficiaient, de la part du maître, d’une intervention didactique, pour exposer ou clarifier des notions, des règles ou d’autres connaissances, pour apporter des conseils pendant les exercices ou après coup avec la correction des devoirs, etc. (parfois ces échanges à destination des moniteurs avaient lieu en dehors de l’école, au titre d’une formation spéciale en quelque sorte), puisque les autres élèves n’accomplissaient leur tâche, qui étaient des exercices plutôt mécaniques, que sous la direction de ces moniteurs. La méthode mutuelle et ses procédés, de ce point de vue, n’ont donc pas dépassé l’ancien type d’exercice, même si certains maîtres, comme Léopold Charpentier, instituteur mutuel à Reims entre 1830 et 1860 (voir mon ouvrage sur les Instituteurs avant la République), furent obligés d’évoluer, ce qui fut aussi le cas des frères (contrairement aux allégations de Meunier). Ce genre d’adaptation était d’ailleurs parfois remarqué et apprécié, comme dans le rapport sur la formation des normaliens de Rennes, qui expliquait dans le même sens, en parlant d’une méthode dite mixte, combinant une partie de méthode mutuelle et une partie de méthode simultanée, qu’elle « réunit tous les avantages des deux méthodes qui la composent : la parole du maître pour l’enseignement relevé et pour les démonstrations, les moniteurs pour les matières qui ne demandent que des divisions nombreuses et des procédés ingénieux » (G. Nicolas, Instituteurs entre politique et religion, Rennes, Ed. Apogée, 1993, p. 79). Ceci montre bien, comme dans une définition pédagogique de l’époque, que la méthode mutuelle restait du côté des anciens procédés, jugés mécaniques (Meunier utilise cet adjectif à propos des frères), sans explication, tandis que la méthode simultanée offrait cette fois la possibilité de l’interlocution, donc de l’explication, c’est-à-dire de la leçon au sens moderne.

     

     


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  • séance 6

     

    CHAPITRE II

     

    LA « LEçON ORALE », NOTRE MODERNITE

     

     

     

     

    Puisque, dans le chapitre précédent, j’ai exposé les normes de l’ancienne manière d’enseigner, et décrit les procédures que ces normes soutiennent, et puisqu’aussi bien, à partir de la critique de ces procédures, se dessinent les normes et les procédures nouvelles de la leçon orale, il me faut maintenant examiner les faits pratiques correspondants. De l’ancienne à la nouvelle manière, l’évolution est, sans conteste,  comme dit André Chervel, un « grand virage » (cf. l’Histoire de l’enseignement du français…, Retz, 2008, pp. 399   - mais A. Chervel n’a pas développé son constat - ou son intuition). De nombreuses sources permettent d’observer l’irruption de cette norme fondamentale de la leçon dite « orale », et opposée, je le répète, à la lecture que j’appelle magistrale. Dans l’étude de G. Nicolas, Instituteurs entre politique et religion, op. cit.,  p. 75), les deux inspecteurs généraux qui se sont rendus à l’Ecole normale de Rennes en 1831, parlant de la formation des élèves-maîtres et de l’apprentissage de la méthode simultanée, affirment ainsi que celle-ci a pour but de « faire participer en même temps à une leçon donnée par le maître, tous les élèves capables de la recevoir », ce qui, notent les inspecteurs, a l’avantage, pour le maître, de pouvoir établir avec ses élèves un « rapport qui permet au premier d’observer, de reprendre, de corriger sans cesse ». Nous y sommes.

    Cependant, à parcourir, ne serait-ce qu’une petite partie du corpus pédagogique (immense) de la Troisième République, on s’aperçoit que la leçon orale a trouvé sa meilleure réalisation didactique dans la fameuse leçon de choses d’une part, et dans la leçon d’histoire d’autre part. C’est dans l’enseignement primaire de ces deux matières (j’évite pour le moment le mot « discipline », on verra pourquoi), que la nouvelle leçon a été normée le plus précisément, qu’elle a été érigée en principe et qu’elle a donc fourni des modèles pratiques imitables (sur la base d’un acquis plus ancien). Cela dit, je ne nie pas que, à côté des sciences et de l’histoire, d’autres matières, et même toutes les matières, ont été présentées et proposées en référence au même fondement didactique, jusques et y compris des matières aussi abstraites que l’arithmétique et la grammaire, donc l’orthographe. J’en donnerai un aperçu (pour la grammaire et l’orthographe françaises, voir l’ouvrage d’A. Chervel, p. 241 et suiv. sur la critique de la récitation « par cœur  » des manuels ou de ce qui en tient lieu, les  « abrégés, ou autres).

     

    Avant de traiter de leçon de choses et de leçon d’histoire à l’école primaire de la Troisième république, ce qui fait l’objet du présent chapitre, permettez-moi de redire le sens de ma démarche.

    J’ai voulu mettre en évidence le fait que la normativité des pratiques d’enseignement modernes se formule dans un discours à double entrée. On dénonce d’un côté les traditions, la routine de la leçon-lecture-répétition-mémorisation ; et d’un autre côté, par opposition, on vante la nouveauté et l’efficacité de la leçon orale (qui se connecte avec cette autre nouveauté qu’est l’enseignement simultané et la classe de niveau). Ce discours se forme dès la monarchie de Juillet, dans les années 1830. On l’a vu avec L. A. Meunier. Ma ligne d’analyse est donc la suivante. J’observe d’abord le fait que tout le XIXe siècle pédagogique, ce grand siècle de la réforme pédagogique, consacre ses efforts (pensons à l’activité des corps d’inspection) à l’éradication des usages anciens de lecture et mémorisation – le "par cœur" – disons nous encore aujourd’hui. Et, partant de là, j’observe l’irruption de cette norme de la « leçon orale » qui prescrit que le maître, en pratique, s’adresse à ses élèves, qu’il expose, explique, commente, interroge, reprenne, etc., au lieu de se contenter de lire et de faire lire, et de faire réciter. Cette norme vaut, en même temps que pour l’acte enseignant de diffusion des savoirs, pour son moment final en classe, qui est la correction d’un éventuel devoir écrit auquel cette leçon a donné lieu. On a vu en ce sens L.A. Meunier déplorer que les frères ne corrigent pas les devoirs écrits de leurs élèves ou ne « motivent » pas leurs corrections s’ils en font ; de même que Louis Ménétrieux a décrit une ancienne manière peu soucieuse d’adresser ce genre de retour aux élèves. Que cette activité moderne soit moderne parce qu’elle cesse de s’en remettre à la lecture d’un livre, qu’elle évite de confier l’acquisition des savoirs à la seule mémorisation de textes par lecture et répétition, c’est bien là ce qui m’importe. Ceci me permet d’affirmer qu’avec cette « leçon orale » se joue la naissance d’un nouveau régime de l’apprendre, qui conduit les maîtres à endosser un statut intellectuel original, leur parole étant, certes contrôlée par des supérieurs et toute une administration scrupuleuse voire pointilleuse, mais davantage responsable d’elle-même comme parole vivante, savante, intelligente. Vous vous souvenez de ma remarque d’introduction, séance 1, sur la relation essentielle de l’école, de toute école, et du livre ? Voilà que je la retrouve. Car, dans tous les cas, l’évolution se conçoit dans un nouveau rapport avec le livre. Ce qu’il nous faut donc saisir, c’est la manière dont, à cette époque, et tout au long du XIXe siècle, dans la pratique prescrite et effective des maîtres de l’école primaire, se réorganisent les rapports entre l’activité de lecture de livres et l’activité orale sans livre. Ceci suppose par ailleurs que je prenne en compte trois clauses très évidentes.

    Premièrement, cette nouvelle manière de faire est, comme je l’indique à l’instant, pour le maître, un nouvel engagement, très fort, dans son activité, et un engagement qui le confronte à une plus grande complexité, sans commune mesure avec ce qu’avait pu être jusqu’alors le métier de maître d’école. Et si je parle de complexité c’est pour faire apparaître que cet élément va poser de grands problèmes dans les écoles. Longtemps la nouvelle normalité du métier prescrit va décourager les instituteurs, une majorité d’entre eux, on va le constater à travers de nombreux jugements désolés des inspecteurs de la Troisième République naissante. Et du côté des velléitaires, cela va aussi se solder par des variantes mal conçues, ou franchement ratées. Evidement, le point de vue de l’enquête historique ne peut ignorer cette réalité, longtemps persistante, des difficultés, parfois insurmontables, que rencontrent les instituteurs et institutrices entre 1880 et 1914. Nous ne pouvons ni simplifier ni accélérer l’évolution : pendant longtemps, la leçon orale ne sera accessible qu’à l’élite de ces maîtres et maîtresses, éventuellement formés dans les écoles normales (mais ce n’est pas une règle) – les écoles normales elles-mêmes ayant été refondées au début de l’ère républicaine (l’obligation départementale des écoles normales de jeunes filles date de 1879). Ceci explique que, dans ces périodes, les sources nous livrent surtout des leçons présentées à titre de modèles, et qui sont de véritables performances accomplies par des instituteurs d’excellence, désignés à leurs collègues par les inspecteurs qui les gratifient de leurs compliments et de leurs encouragements. Nous devons donc interroger de telles sources avec la prudence qui s’impose, sans négliger l’état réel des forces, et, surtout, en évitant de bousculer la chronologie.

    Deuxièmement, cette manière de faire, si elle est nouvelle, n’exclut pas des compromis avec l’ancienne. Elle n’interdit pas forcément une part  de tâches anciennes de leçon-lecture, avec, du côté des élèves, la mémorisation et la récitation, mais mises à une place seconde et plus restreinte.

    Troisièmement, les nouvelles pratiques ne vont pas, pour les élèves, sans une série d’exercices d’accompagnement, les uns écrits, et d’autres oraux. De fait, de tels exercices, écrits et oraux, seront institués et programmés selon des règles précises que l’administration scolaire va énoncer, faire connaître et faire appliquer par le truchement de ses inspecteurs et de ses professeurs d’école normale, qui déploieront un grande énergie pour « normaliser », c’est le cas de le dire, la vie scolaire.

    Quelles que soient les difficultés et les lenteurs, on voit donc se constituer une norme progressivement acceptée et pratiquée. La pression hiérarchique ne s’est jamais relâchée pour y parvenir. Ceci explique notamment l’article 13 de l’arrêté du 27 juillet 1882, introduit dès la rentrée de cette même année, qui faisait obligation aux instituteurs de tenir un « cahier de devoirs mensuels », où chaque élève, aux différents Cours, était tenu d’effectuer, chaque mois, un bref  travail écrit dans chacune des matières du programmes, de façon à ce qu’on puisse - et que l’élève puisse lui-même - observer ses progrès, donc se comparer à lui-même tout au long des mois et mêmes des années (certains cahiers de ce type sont conservés au musée de Rouen). On devine que, pour les autorités, il s’agit aussi d’évaluer la capacité des instituteurs à assumer les exercices liés à la leçon nouvelle manière. Mais ceci, bien sûr, comme je le disais, ne sera le cas que très lentement. En témoignent divers articles rédigés par des inspecteurs dans la Revue pédagogique. Par exemple, dans le t. VI, le n° 11, du 15 nov. 1884, p. 467, l’inspecteur d’académie du Puy demande aux instituteurs de se conformer aux instructions ministérielles, regrettant que le cahier de devoirs mensuels ne soit apparu que dans  un petit nombre d’écoles, ou bien qu’il ne soit conçu que comme un cahier d’apparat, ou encore qu’il ne soit pas fait en classe sans secours étranger. Dans le t. XII, le n° 5 du 15 mai 1888, p. 512-525, un article signé de W. Marie-Cardine, inspecteur d’académie de la Manche, se montre tout aussi dépité. Ces observations nous renseignent donc sur le hiatus existant à ce moment entre la norme officielle et la pratique des maîtres (sans parler des familles pauvres qui ne peuvent acheter facilement le cahier prévu). Les maîtres, constate l’inspecteur de la Manche, ont souvent réservé l’exercice à leurs élèves les plus âgés ; ou alors ils ont demandé de trop longs devoirs, qu’ils ne sont pas parvenus à corriger ; c’est ainsi que, pour un seul mois, et pour la seule étude de la langue française, certains ont fait faire une dictée, ils ont imposé une analyse grammaticale, ils ont fait conjuguer un verbe en entier, et enfin ils ont commandé une rédaction. Vaste programme !

    Quels sont ces exercices associés à la leçon, les tâches imposées aux élèves et estimées indispensables sur la base de la leçon orale du maître ? Je répondrai un peu plus loin à cette question. N’anticipons pas.

     

    Remarque

    Sur le genre de hiatus que je signale, qui n’est certes pas accidentel, je veux lever tout de suite une ambigüité. Je parle d’une norme fondamentale (la leçon orale, donc la parole magistrale libre), qui va s’imposer à la profession, c’est-à-dire à la pensée et à l’action de la majorité des instituteurs et institutrices « de terrain », mais avec difficultés et lenteurs. Que signifie ce décalage, et comment en traiter sur le plan historiographique ? D’abord, il ne signifie pas que la norme soit une « idée », tirée d’une doctrine, tombée du ciel ou d’un esprit supérieur, et qui s’insinuerait peu à peu, on ne sait comment, dans la tête de disciples ou de praticiens. Si je parle de norme, ce n’est pas pour réinvestir cette explication d’histoire des idées dont j’ai fait au contraire mon adversaire numéro un ! Une norme (notamment une norme axiologique, selon la terminologie que j’ai adoptée) est fixée non pas d’abord dans des textes, mais dans une pratique ou dans un ensemble de pratiques, qui ont elles-mêmes toutes sortes de conditions réelles, sociales, culturelles etc., et des références idéales (j’insiste sur les conditions culturelles, voir ce que j’ai dit sur les méthodes de lecture dans la séance précédente). Donc, ce que je constate, c’est que la norme de la leçon orale, et les pratiques dans lesquelles elle se forme, sont, dans un premier temps, et pendant longtemps, énoncées et défendues d’abord au sommet de l’Etat - qui a cependant des liens avec la « base », le « terrain », disons plus précisément certains maîtres d’élite, certains « pédagogues » d’avant-garde, divers types d’acteurs dans le tissu social. Partant de là, le processus historique qui installe la norme « officielle » dans un statut d’évidence, qui en fait un principe pratique et un critère de jugement communs, d’une part s’étale dans un temps assez long (plusieurs dizaines d’années), et d’autre part comporte de nombreuses hésitations, se heurte à toutes sortes d’obstacles, rencontre des incompréhensions et des résistances, à commencer par le scepticisme des « anciens » (contre les « modernes »), les anciens qui ne peuvent se débarrasser si facilement de leurs habitudes, transmises par des traditions ancestrales, qui plus est. Si bien que, pour telle ou telle raison, les résistances et les réticences font l’objet de bilans détaillés de la part des autorités. Ces bilans sont précieux pour nous, car ils formulent les normes que ces autorités veulent faire admettre sur le « terrain », et ils comportent des données précises, chiffrées parfois, sur les habitudes que ces normes ne parviennent pas encore à éradiquer.

    En voici un exemple, très comparable à celui des cahiers de devoirs mensuels. Je le tire de la Revue pédagogique (t. XIII, n° 8, d’août 1888, p. 415-418), dans lequel un inspecteur primaire de l’arrondissement de Saint-Nazaire, P. Labeyrie, rédige un rapport sur les promenades scolaires que l’inspecteur d’académie de la Loire-Inférieure a demandé aux instituteurs de son ressort d’effectuer au rythme d’une par mois au moins. Les promenades scolaires, à but pédagogique s’entend, sont conçues en lien étroit avec la pratique de la leçon orale, comme on le devine ; il s’agit en l’occurrence d’« étude géographique », de « visite de monument historique », d’« étude d’histoire naturelle ou d’agriculture », de « visite d’usine ». Or voici le résultat de l’incitation académique : il est très mitigé. D’après l’inspecteur primaire, pour l’année 1887-1888, 21 écoles ont fait une seule promenade ; 15 en ont fait 2 ; 5 en ont fait 3 ; 8 en ont fait 4 ; 2 en ont fait 5 et 2 en ont fait 6 (ce qui serait la norme !). En tout et pour tout, il n’y a eu que 120 promenades pour 53 écoles, dont 29 de filles, tandis que 89 écoles n’en ont fait aucune. Et l’inspecteur de conclure : « la majorité des maîtres n’ont pas osé faire de promenades scolaires, et (…), une fraction importante de ceux qui ont essayé n’a pas persévéré », ce qui signifie que « la promenade scolaire n’est pas encore entrée dans les mœurs ». Cette conclusion est illustrée par plusieurs cas de réticences, les premières tenant au fait que les élèves arrivent à l’école après avoir déjà marché plusieurs kilomètres, et aussi que les familles craignent une perte de temps pure et simple… (sont cités à la suite plusieurs instituteurs qui ont fourni des réponses positives).

    Pour nous, l’intéressant, c’est que, dans un espace et à un temps donnés, nous tenons là une approche chiffrée du décalage entre la prescription (moderniste) et les pratiques (traditionnelles) ; et, surtout, nous en retirons une vision des conflits pratiques qu’engendre la diffusion de la nouvelle norme. Voilà où je voulais en venir : de même que la norme ne tombe pas du ciel, son intégration ne dépend pas seulement (je dis bien : pas seulement) de la bonne volonté des instituteurs concernés, car ce processus affecte tout le système de pratiques dont la transformation attendue a de multiples acteurs et facteurs. Voilà, pour répondre à ma question, comment il faut se poser le problème du décalage entre la prescription et les pratiques, lorsque cette prescription finira par transformer donc gouverner les pratiques retardataires (ce que l’histoire nous montre).

    L’amusant dans cette histoire - ceci est à méditer, c’est que la promenade scolaire, dont les mérites finiront par être universellement admis, ne deviendra pourtant une pratique normale et courante, au XXe siècle, que dans les classes inspirées par les courants d’Education nouvelle, en particulier la pédagogie Freinet…

     

    Ma démarche étant clarifiée, et les faits que je compte solliciter étant en gros désignés, je reviens à ma question, qui est la suivante, très simple au demeurant : comment, avec quels usages, en produisant quelles normes, et en référence à quels idéaux se met en place, dans l’enseignement primaire, cette modalité de leçon dite orale, qui se substitue à la lecture magistrale ? Et pour le savoir, comme indiqué en commençant, je me tourne vers les deux domaines typiques d’une part de l’enseignement du récit national, c’est la leçon d’histoire, et d’autre part de l’enseignement des sciences, c’est la « leçon de choses », sous la Troisième République toujours. Dans ces deux domaines, nous disposons de sources qui incluent des descriptions factuelles, et pas seulement des textes d’administration utiles pour leurs aspects de prescription, mais dont, encore une fois, il faut mesurer la difficulté à être suivie d’effets tangibles.

     

     

    I) LEçON ORALE ET HISTOIRE. 

     

    Remarque préliminaire

    Je ne suis certes pas le premier à m’aventurer sur ce terrain. Je puis vous signaler trois auteurs qui ont récemment procédé à d’intéressantes investigations sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire aux époques que je regarde moi-même. Tout d’abord Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, de l’Ancien Régime à nos jours (Paris, A. Colin, 2003), ouvrage qui, comme son titre l’indique, brosse un panorama complet sur une longue période, en présentant également divers documents. Plus resserré sur l’objet qui est le mien, mais relativement à l’enseignement secondaire – donc que j’utiliserai plus tard, Evelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée  de 1870 à 1970 (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999). Et enfin, le plus profitable pour ce qui va suivre,  la belle étude de Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école primaire de la IIIe république (Paris, PUF, 1996). B. Dancel, qui s’attache au département de la Somme, vise une histoire des pratiques d’enseignement. De ce fait, elle cerne bien, parmi d’autres objets, et sous un autre angle, certaines propriétés de la leçon nouvelle manière, la « leçon orale ». Toutefois, elle ne replace pas vraiment ce type de leçon dans l’évolution des manières d’enseigner (on ne saurait le lui reprocher, puisque ce n’était pas son but), et, si elle saisit bien l’opposition de la « leçon orale » à la « leçon par le livre » elle renvoie plutôt cette dernière à l’actualité pédagogique des instituteurs de la Troisième République, le livre en question étant alors un manuel à disposition des élèves (voir les p. 46-47 notamment). Cela dit, cette étude, issue d’une thèse, est d’autant plus indispensable, surtout pour les chercheurs débutants, qu’elle décrit toutes les conditions techniques de l’enquête, et que, dans l’exposé de ses résultats, elle montre le même scrupule, ce qui conduit l’auteure à des constats toujours très nuancés, donc probants, dans son approche de ce qui a été la réalité des pratiques, au-delà des modèles officiels. (Si je devais conseiller des ouvrages plus généraux mais également centrés sur un département et dans la même période, je penserai à l’excellent Jacques Gavoille L’école publique dans le département du Doubs, 1870-1914, Paris, Les Belles Lettres, 1981. Dans un autre genre, je n’oublie pas La république des instituteurs, de Jacques et Mona Ozouf, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1992).

     

    Je rappelle pour commencer que l’histoire, comme matière scolaire, ne s’est inscrite dans les programmes de l’enseignement primaire qu’avec des difficultés, et pas mal des soubresauts. Elle est prévue par la loi Guizot de 1833, que précisera le statut du 25 avril 1834, mais juste dans les écoles primaires supérieures nouvellement créées, tandis que dans l’enseignement primaire élémentaire, si elle est évoquée, c’est seulement sous la rubrique des développements possibles de l’instruction « selon les besoins et les ressources des localités ». En 1850, la loi Falloux, qui laisse tomber les écoles primaires supérieures (certaines vont malgré tout survivre), ravale l’histoire au rang des matières facultatives. Cela étant, sous ces différents régimes politiques et scolaires, l’histoire continue d’être plus ou moins enseignée dans les écoles normales d’instituteurs, quoiqu’en troisième année seulement, stipule le règlement du 24 mars 1851 (qui réinscrit en outre cet enseignement dans l’orbite traditionnel de l’histoire sainte) ; et il n’est pas douteux que cette matière a peu à peu trouvé grâce auprès des instituteurs modernistes (voir sur ce point mon livre Instituteurs avant la République, PU du Septentrion, Lille, 1999, p. 201-203). Victor Duruy l’introduit officiellement dans la loi du 10 avril 1867 sur l’enseignement primaire (art. 16 : « Les éléments d’histoire et de géographie de la France sont joutés aux matières obligatoires de l’enseignement primaire). Mais c’est seulement sous la Troisième République que l’histoire acquiert la place (très importante, comme on sait) qu’on lui accorde encore aujourd’hui. C’est l’article 1er de la loi du 28 mars 1882 « relative à l’obligation et à la laïcité de l’enseignement primaire », qui inscrit au programme, avec « La géographie, particulièrement celle de la France ; l’histoire, particulièrement celle de la France  jusqu’à nos jours » (ce que détaille l’arrêté du 27 juillet 1882 - voir à ce sujet, dans le Dictionnaire de pédagogie de F. Buisson, 1913, l’article « Histoire », p. 797, signé d’Ernest Lavisse). La perspective de Jules Ferry se résume dans la formule bien connue : les enfants français doivent apprendre à l’école « tout ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ».

     

    1) La norme de la leçon orale et l’idéal de la parole enseignante

    Pour voir à quel point la notion de leçon orale, et le discours, je dirai même la phraséologie qui va avec, sont prégnants dans les textes prescriptifs et les textes descriptifs de l’enseignement de l’histoire, tel qu’il devrait être et tel qu’il est, je commence par la « Conférence sur l’enseignement de l’histoire dans l’école primaire », de l’inspecteur général Eugène Brouard, en août 1878. Je le tire d’un recueil des Conférences pédagogiques faites aux instituteurs délégués à l’exposition universelle de 1878 (3ème édition, 1880 je cite des extraits, p. 90 à 95). Notez que je me situe toujours, le plus possible, dans la décennie des réformes de Jules Ferry. Ce texte présente l’intérêt d’amener la norme de la leçon orale en histoire par comparaison avec d’autres manières possibles de procéder, et donc en opposition à la dictée avec lecture dans un but de mémorisation.

     

    « Les moyens? oh!  ils ne nous manquent pas ; ils abondent, au contraire, et, en vérité, nous n'avons qu’à choisir. Il y a la leçon orale avec ses récits et ses entretiens ; la leçon par l’aspect avec ses images et ses tracés au tableau noir ; la leçon lue, expliquée, commentée, résumée ensuite soit de vive voix, soit par écrit ; la leçon apprise par cœur, récitée tantôt littéralement, tantôt quant au sens seulement. Il y a enfin la dictée qui, avec la lecture, peut être pour nous un moyen d'enseignement universel. » (…)

    «… Messieurs, vous l’avez deviné : parmi les ressources que je vous indiquais tout à l’heure comme étant à votre disposition pour l’enseignement de l'histoire dans vos écoles, la meilleure, la plus sûre, la plus fructueuse est sans contredit la leçon orale, la leçon orale avec la vie, l’entrain et l’intérêt qui lui sont propres, et aussi avec ses résultats bien autres que ceux que l’on obtient par l’emploi du meilleur livre. Si la science ‘livresque’ a fait son temps, ce doit être surtout quand il s’agit de l’enseignement de l’histoire.(…)

    « Messieurs, pourquoi m’écoutez-vous en ce moment avec tant d'attention, peut-être même avec quelque intérêt? - Parce que je vous parle ; parce que le son de ma voix, l’expression de mon visage, les battements de mon cœur donnent de la vie à mon sujet et de la couleur à mes pensées. Pourquoi l’enfant quitte-t-il si volontiers le livre le plus attrayant pour aller sur les genoux de son aïeul, entendre des récits cent fois ressassés? Pourquoi encore, quand il oublie si vite des leçons apprises par cœur, avec tant de peine pourtant! même les fables de son premier ami, le bon La Fontaine, se souviendra-t-il à tout jamais des contes du Petit-Poucet, de Barbe-Bleue, du Petit-Chaperon-Rouge?... Parce que la parole est une grande séductrice ; parce que ce qui s’introduit par l’oreille pénètre bien plus avant dans les cœurs ou dans les esprits que ce dont la mémoire fait seule tous les frais.

    Parlez donc à vos élèves, Messieurs ; parlez-leur beaucoup, parlez-leur toujours. Racontez et racontez encore les grands faits de notre histoire nationale. Et, si vous savez vous y prendre, tout yeux et tout oreille, vos petits auditeurs les boiront avec avidité, leurs jeunes âmes s'en imprègneront, et le souvenir en restera profondément gravé dans leur mémoire. (Applaudissements). Les détails pourront s'évanouir, mais ce qu'il y a d’essentiel, de capital, surtout ce qu’il y a de beau, de grand, de noble, d’accessible à leur intelligence, et à leur imitation, ce sur quoi, par conséquent, vous aurez particulièrement insisté, demeurera intact pour inspirer des généreux sentiments, et, ce qui vaut mieux encore, de généreuses actions. »

     

    Remarquez d’abord dans cet extrait une typologie des pratiques des maîtres dans leur enseignement de l’histoire. Retenons cet inventaire qui décrit les techniques de l’époque, et désigne le vocabulaire correspondant. L’auteur énumère (je ne cite pas tout à fait dans l’ordre) : 1. la « leçon par l’aspect » (c’est une expression typique d’une des nouveautés pédagogiques de l’époque), qui se fait sur la base d’images et qui utilise le tableau noir pour des termes, des schémas, etc. ; ensuite, 2. la leçon lue ; je précise que le texte à lire peut être rédigé par le maître ou bien tiré d’un livre, d’un manuel - à disposition des élèves ou non -, et cette leçon, semi-traditionnelle en quelque sorte, débouche sur un résumé soit oral, soit écrit ; ensuite, 3. la leçon au sens ancien, complètement traditionnelle cette fois, c’est-à-dire lue, mais surtout « apprise par cœur, récitée tantôt littéralement, tantôt quant au sens seulement » ; ensuite, 4. la dictée, dont il faut remarquer la différence avec la leçon-lecture qui se mémorise oralement (les élèves qui lisent et répètent l’un après l’autre, on en a eu l’exemple dans la séance précédente avec le témoignage de Louis Ménétrieux) ; et, 5., avant tout, ayant bien évidemment la préférence de l’inspecteur général, la leçon orale (« la plus sûre, la plus fructueuse »), qui est ici caractérisée doublement, soyons-y attentifs également, d’une part par les récits du maître, d’autre part par des entretiens que le maître conduit avec ses élèves. Cette dernière pratique, l’entretien, est l’une des plus valorisées par l’administration et les pédagogues ; c’est une pratique « interactive » dirions-nous aujourd’hui, qui a pour première modalité l’interrogation, une série de questions posées aux élèves par le maître dans le cours de son exposé, pour soutenir cet exposé, lui donner prise ; et elle est sans doute au commencement de l’histoire qui dure jusqu’à nous. Mais dans les années 1880 et suivantes, elle exige des compétences particulières encore hors de portée de nombreux maîtres. Je retrouverai plus loin cette référence aux entretiens avec les élèves, car elle est bien plus qu’un détail parmi d’autres.

    Dans la suite du texte, la leçon orale (d’histoire) est très définie. On peut dire que cette norme d’une oralité magistrale et didactique est posée en lien avec un idéal de la parole (souvenons-nous du conflit que j’ai indiqué avec le livre et ses anciens usages scolaires) un idéal dont la formulation, vous l’avez remarqué, en appelle joliment au son de la voix, à l’expression du visage, et même aux battements du cœur de l’orateur. Est ainsi célébré le pouvoir de cette parole « séductrice », qui « s’introduit par l’oreille » et « pénètre (…) dans les cœurs ou dans les esprits », moyennant quoi cet idéal n’attend que ses traductions pratiques : « Parlez donc à vos élèves, Messieurs ; parlez-leur beaucoup, parlez-leur toujours. Racontez et racontez encore… ». Voilà qui est clair.

     

     


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  • séance 7

     

    CHAPITRE II, Leçon orale ; I) Dans l’enseignement de l’histoire (suite)

     

     

     

     

    2) L’idéal et la réalité pratique

    Evoquer, avec l’inspecteur général Eugène Brouard, un idéal de la parole magistrale, m’oblige à rappeler une fois de plus, comme l’a fait Brigitte Dancel dans son étude sur la Somme, la distance qui sépare cet idéal des pratiques effectives des enseignants du primaire. Le gros des troupes n’en est pas là, soyons-en sûrs. C’est ce que révèlent là aussi des rapports d’inspecteurs généraux pour les années 1878-1879, 1879-1880, 1880-1881, analysés par Alfred Pizard (dans L’histoire dans l’enseignement primaire, Paris, Delagrave, 1891, que j’ai citée déjà dans la séance 4). Il s’agit toujours de l’enseignement de l’histoire et des mêmes années. Je cite ici la première partie de l’ouvrage, sur l’introduction de l’histoire dans les programmes de l’enseignement primaire (p. 54 et suiv.). A. Pizard, reprenant différents rapports, explique, en effet, que, contre les incitations officielles, « presque partout on apprend par cœur un livre quelconque ». Prenons le cas de la Savoie, reproduit d’un rapport de l’inspecteur général Cocheris :

     

    « Un livre plus ou moins bien fait est remis entre les mains de l’élève, qui récite mot à mot ce qu’il ne comprend pas toujours. La leçon est très rarement préparée par l’instituteur, qui, en général, s’exprime fort mal et ne sait pas raconter un fait de façon à intéresser son jeune auditoire. Les interrogations sont beaucoup trop rares et la rédaction d’une leçon n’est jamais demandée ; on se borne le plus souvent à l’étude des dynasties et à  la chronologie des batailles » (p. 54).

     

    Ce passage a de quoi nous éclairer, a contrario, sur le sens que ces pédagogues donnent au terme de leçon, telle qu’elle est valorisée, dans l’esprit de la modernité. La liste des défauts constatés nous renseigne sur les qualités attendues. La leçon, comme « leçon orale », c’est ce qui doit (normalement !) faire l’objet d’une préparation, comporter des récits présentés dans une expression très contrôlée ; elle exige aussi une ou plusieurs phases de questions adressées aux élèves pour en obtenir des réponses précises, intégrées à l’exposé (c’est le registre de l’interactivité auquel j’ai déjà fait allusion dans la séance, 6), et enfin elle doit peu ou prou s’achever par une rédaction. Il n’est pas impossible en outre que cette rédaction, ou un autre texte, devienne un résumé qu’il faudra mémoriser.

    Arrêtons-nous sur l’élément de la rédaction. Il méritera plus ample commentaire. Une rédaction, sous quelque forme que ce soit (mais certainement pas une forme comparable à un développement rhétorique de lycéen), une rédaction donc, effectuée après - et d’après - l’exposé du maître, c’est sans aucun doute le sommet intellectuel, si l’on peut dire, des tâches commandées aux écoliers. Rédiger ce qu’on a écouté, entendu, et rédiger, même en réponse à une question très précise, limitée, servant de guide, c’est un exercice sans précédent, et sans commune mesure avec les tâches traditionnelles que j’ai décrites, lecture, répétition, récitation, etc. Et cela d’autant plus que ce qui est exposé par le maître dans une leçon orale peut et doit être de l’ordre d’une explication, c’est-à-dire non pas un simple inventaire de faits, mais un examen de liaisons causales entre les faits. Imaginez un peu le petit paysan de 1890, ou le petit citadin dont les parents travaillent dans les ateliers ou dans les usines de la ville… Pour ce genre d’élève, un tel exercice représente une difficulté majeure, soyons-en sûrs… (et je ne dis rien du rapport entre le français écrit et la langue parlée de l’élève, qui peut, en outre, être un dialecte). Je laisse pour le moment cette question ; je la retrouverai plus tard pour poser d’autres problèmes.

    Je reviens au constat de l’inspecteur général. Il est très amer. Pour confirmation, on en trouve de semblables, nombreux, pour le département de la Somme, dans les mêmes années. Selon B. Dancel, les rapports  des inspecteurs primaires et des inspecteurs d’académie entre 1882 et 1914 constituent même un véritable réquisitoire contre les pratiques ordinaires des maîtres : ce sont des pratiques où règne la lecture et l’apprentissage du manuel et où l’élève n’est pas sollicité par des questions appropriées (Enseigner l’histoire…, op. cit., p. 116). Sur la totalité des appréciations portées par les inspecteurs à la suite de leurs visites dans les classes, la moitié sont des jugements sur la qualité de l’enseignement, et sur ces remarques, encore une moitié sont négatives  - ce qui signifie toutefois que les autres remarques sont moins critiques, et que certaines sont approbatives clairement : ceci  marque peut-être les progrès accomplis au cours du temps, quoiqu’il ne faille pas négliger la plus ou moins grande bienveillance des inspecteurs (idem, p. 117-119).

    Alfred Pizard restitue plus loin les grands lignes de la tendance retardataire, et ce qui la résume est bien le « par cœur » sur la base d’un livre, donc sans leçon orale. Cette tendance aurait saisi l’enseignement de l’histoire après que celui-ci eût été remis à l’ordre du jour par Duruy avec la loi de 1867. A. Pizard parle des « moyens pratiques » en usage dans les écoles primaires (où nous retrouvons une fois encore les témoignages que j’ai restitués dans la séance précédente), et il explique, p. 173 :

     

    « Pendant toute la période qui suivit la loi de 1867, ces moyens étaient d’une simplicité rudimentaire et d’une désespérante monotonie. (…) on peut affirmer que presque partout l’unique effort pédagogique consistait à faire réciter par cœur à toute la classe un nombre de lignes du livre employé dans l’école. (…) l’élève épuisait les forces délicates de son esprit et de sa volonté à enfoncer dans sa mémoire des noms bizarres et des phrases incompréhensibles, qu’il récitait ensuite, en psalmodiant d’un ton plaintif, sans comprendre un mot de ce qu’il chantait. »

     

    Plus loin, reprenant la même critique, A. Pizard cite l’un des rapports de 1878, et il conclut sur le conflit de la parole et du livre  - j’ai déjà rappelé ce point de repère capital  (p. 173-174) :

     

    « …le mal qui domine dans les écoles est la funeste habitude de faire lire, écrire, apprendre par cœur et réciter des mots et des phrases dont les enfants ne comprennent pas le sens. » / (…) le livre était le grand coupable. Il n’y avait de place que pour lui. Si on le supprimait, le maître serait bien obligé de payer de sa personne, d’enseigner activement, au lieu de se contenter d’entendre, sans écouter et en dormant à demi, la récitation de la classe entière ; et d’autre part l’enfant, délivré de la servitude à l’égard du livre, apprendrait peut-être à saisir dans l’enseignement, non plus des mots mais des pensées. (…) On proscrivit donc le coupable. Une campagne rigoureuse, à tous les degrés de la hiérarchie, fut entreprise contre l’enseignement par le livre et pour la leçon orale. »

     

    Que se passe-t-il les années suivantes, jusqu’au début du XXe siècle ? Dans le département de la Somme étudié par B. Dancel, les pratiques n’évoluent que très lentement. L’auteure explique ainsi que, jusqu’en 1913, « la condamnation de la mémoire, du résumé à apprendre par cœur est massive ». Ici, je suggère cependant une nuance : le résumé peut être incriminé, certes, mais s’il est trop long ; sinon, comme le montrent les extraits précédents, c’est moins le résumé et son apprentissage par cœur qui sont en cause, que le fait de confier à la mémoire de l’enfant des passages d’un  livre, sans explication. La condamnation, générale au demeurant, porte en réalité sur les « récitations de leçons que le maître n’a point exposées », comme dit un article de la Revue pédagogique qui s’intéresse à « l’abus des livres » (« Quelques mots sur les livres classiques dans les écoles primaires », par E. Laporte, 1882, n° 1, janvier : p. 278  - c’est le dernier tome de la première série). B. Dancel rapporte d’ailleurs elle aussi une condamnation récurrente de l’« abus du manuel » (p. 121).

     

    J’en viens à une autre observation, dans la continuité des précédentes, mais comportant un élément supplémentaire, très révélateur de la situation pratique que je cherche à cerner. C’est encore A. Pizard qui, à la suite du texte que je viens de citer (p. 175), évoque l’échec global de l’incitation officielle, transmise par le canal des inspecteurs et des écoles normales. En ce point, il impute cet échec, non seulement à la trop grande nouveauté de la pratique orale, mais aussi (et les deux phénomènes sont liés de façon patente) au désarroi des instituteurs, l’un d’eux ayant d’ailleurs affirmé « qu’il ne savait pas parler comme en Sorbonne ». Or, sur ce même point, un autre passage du livre réserve une surprise à laquelle il faut être attentif, car elle touche à la question très importante que nous devons nous poser. La surprise vient (p. 54) de l’inspecteur général Cocheris, qui consigne dans son rapport, à propos cette fois du département du Doubs, le fait que les nouveaux instituteurs, formés par les écoles normales, qui ont donc le niveau de connaissance requis, persistent pourtant, eux aussi, à enseigner l’histoire à l’ancienne manière, c’est-à-dire en faisant lire, apprendre par cœur et réciter un livre.  Le rapport indique ceci :

     

    « L’histoire de France est peu sue. Les anciens instituteurs, qui ne l’ont point apprise, ne peuvent l’enseigner, et les jeunes normaliens confient trop au livre le soin de faire connaître aux jeunes enfants les annales de leur patrie. L’histoire est récitée et non sue.

     

    « Récitée et non sue »… Quelle étrange et belle formule. Loin du jeu de mots gratuit, elle nous révèle l’idée que ces pédagogues ont en tête. Réciter n’est pas savoir ! On peut donc réciter sans avoir véritablement appris. Alors, qu’est-ce que savoir, au-delà de réciter ? Nous allons voir cela.

    Pour l’instant je m’occupe du premier problème soulevé par cet extrait, la cause du retard des maîtres face aux pratiques modernes dans les années 1870 à 1890. Pour ce qui concerne les maîtres chevronnés, ou déjà aguerris, nous avons déjà l’idée de cette ou de ces causes ; mais que ce retard soit tout aussi le fait des nouveaux instituteurs, sortis frais émoulus de l’école normale, a de quoi nous surprendre. Ceci pose avec acuité la question dont j’annonçais l’importance : à quoi cette résistance est-elle due ? A première vue, s’agissant des maîtres déjà anciens dans le métier, j’aurais répondu : le poids des traditions, des habitudes, mais aussi, peut-être, de la paresse de ces maîtres ou en tout cas de leur incapacité intellectuelle et pédagogique à recréer leurs manières de faire sur la base des normes nouvelles (ce qui serait d’ailleurs compréhensible). Mais que nous affirme l’inspecteur général ? Je viens de le dire : que même les instituteurs plus récents, pourtant mieux instruits, mieux formés, bien entraînés, ne suivent pas le mouvement de la modernité, et s’en remettent toujours au livre à lire et réciter, comme leurs prédécesseurs l’ont fait pendant des décennies, voire des siècles. Voilà bien une donnée qui impose de chercher d’autres raisons que celles, trop faciles, que je viens d’envisager, d’autres causes, tout à fait indépendantes de la psychologie des maîtres – qui seraient plus ou moins intelligents, plus ou moins courageux, plus ou moins volontaires. Or de telles causes ne peuvent-être que sociologiques ou socio-culturelles. Vous les devinez je suppose ; c’est le genre de phénomène qui ne cesse de nous obséder aujourd’hui ! Je puis formuler les choses ainsi : si la leçon orale et tout ce qui s’ensuit tarde tant à entrer dans les mœurs des écoles, c’est très probablement (je laisse une nuance hypothétique) parce que les instituteurs ne la jugent pas compatible, pas adaptée, pas adéquate à l’univers « culturel » des enfants, donc à leur « mentalité », notamment dans les campagnes. Il est très probable que les instituteurs jugent la pratique de l’exposé magistral trop ambitieuse par rapport aux capacités de leurs élèves.

    Si cette observation est correcte, comment l’interpréter ? Nous pouvons penser que l’attitude des instituteurs tient compte de leur difficulté à concilier deux types de savoirs et d’appréhension des savoirs, d’une part les savoirs nouveaux disponibles à l’école, et d’autre part les savoirs diffusés par les milieux sociaux (dans les pratiques familiales, les pratiques de métier, les folklores, etc.). Du côté de l’école et de la leçon orale, le savoir émane de l’univers de l’écrit, et, qui plus est, de l’écrit savant ; donc il s’agit d’un savoir formel, décontextualisé et généralisable (ceci s’éclairera plus loin, lorsque j’aborderai la leçon de choses). Mais du côté des mœurs populaires, le savoir relève des traditions orales en vigueur dans toutes sortes de situations : gestes et recettes de métier, fêtes religieuses ou profanes, échanges familiaux ou villageois (voir la circulation de récits légendaires dans les veillées - les « superstitions » contre lesquelles bataillent tant les maîtres) ; bref, c’est un savoir empirique, contextualisé et peu généralisable. Admettons que les deux univers promettent des expériences différentes, et d’abord des modes différents d’énonciation et de réception de ce savoir, même si le monde rural des décennies 1880-1890, et à plus forte raison le monde citadin et ouvrier, ne sont pas  étanches à la nouvelle culture encyclopédique. Je pense ici à une réflexion  de Philippe Ariès, affirmant que, durant ces années Jules-Ferry, « Le long des voies de circulation, la philosophie des Lumières, longtemps confinée dans les villes, pénétrait enfin au fond des campagnes » (« Problèmes de l’éducation », in Michel François, dir. La France et les Français, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 950).

    Voici où conduit cette hypothèse. Faire lire et réciter un livre, surtout lorsqu’il s’agit de la matière scolaire « histoire » ( !), c’est peut-être faire comme à l’Eglise, mais c’est aussi rester proche des mœurs populaires ; c’est donc poursuivre des pratiques qui avaient cours depuis des siècles à la fois à l’école et à l’Eglise mais aussi en dehors d’elles, dans la société villageoise, là où les livres, lorsqu’il y en avait, étaient lus à haute voix, par un lecteur reconnu comme tel, à un groupe non encore alphabétisé. D’après Ph. Ariès (idem, p. 951), la fameuse bibliothèque bleue (des ouvrages typiques d’une culture « populaire » et répandus dans les campagnes par les colporteurs, voir la fameuse étude de Robert Mandrou, De la littérature populaire en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964), diffuse jusqu’au début du XIXe siècle des récits de chevalerie tirés de la littérature aristocratique du Moyen Age, et, dans les fêtes et les veillées, ces livres sont lus, ou chantés, ou racontés, c’est-à-dire, dans tous les cas, transmis de vive voix par les anciens aux plus jeunes. Dans cette situation sociale normée par les traditions orales, la lecture-récitation a donc pu constituer, pendant longtemps, un acte minimal d’acculturation par le livre, et donc, pour les instituteurs de la Troisième République commençante, un mode nécessaire d’inculcation.

    J’entends déjà les objections. Il y a dans tout cela un drôle de paradoxe. La leçon moderne est dite « orale », mais sa fonction essentielle, c’est d’introduire les élèves dans la culture et les pratiques de l’écrit. A l’inverse, les pratiques de lecture et de récitation d’écrits sont cohérentes avec la culture orale des rituels religieux, des métiers, des folklores etc. Mais ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Et on peut encore mieux le résoudre en rappelant que les pratiques traditionnelles de lecture et de récitation sont fondamentalement… orales (et collectives), alors que la lecture moderne des messages savants est bien davantage silencieuse (et individuelle), d’autant plus qu’elle est associée à des pratiques d’écriture ; et vous comprenez maintenant pourquoi j’ai attiré votre attention sur l’exercice de rédaction qui était censé parachever la leçon orale. CQFD (souvenez-vous en outre que, sous l’Ancien Régime, l’apprentissage de la lecture n’est  pas toujours prolongé par un apprentissage de l’écriture, une limitation qui est le lot commun des filles… qui ne rentabilisent leur compétence que pour dire les prières, chanter les psaumes à la messe).

    Je renvoie une nouvelle fois aux études d’Anne-Marie Chartier, et à la dernière d’entre elles, un article d’Histoire de l’éducation, n° 138, de mai-août 2013 : « Faire lire les débutants. Comparaison de manuels français et américains (1750-1950) », qui distingue très bien (p. 42) les « pratiques performatives » visées par l’acquisition de la lecture selon que l’on est dans l’univers des prières, des chants profanes et sacrés, voire de la lecture des actes notariés, ou bien dans l’univers des savoirs de la science et de la technique, ou de la littérature et des arts…

    Une autre donnée serait toutefois à prendre en compte ici, que je signale sans la développer. Entre les deux cultures, entre les deux univers de pratiques culturelles, soit le savoir savant, formel et  décontextualisé, soit le savoir ordinaire, empirique et contextuel, la différence affecte aussi leur possible valeur de vérité. Dans le second cas, la vérité est croyable, elle est assurée en vertu de la tradition, qui perpétue un discours, et de l’autorité de la personne habilitée à poursuivre ce discours, la plupart du temps face à un groupe qui le reçoit lorsqu’il est assemblé[1]. Dans le premier cas en revanche, la vérité est prouvable, elle est garantie par des preuves, des faits et des causalités établies entre les faits et que les individus doivent assimiler par un effort personnel et solitaire d’attention ; c’est bien pourquoi j’ai parlé du rôle de l’explication dans la leçon orale, l’explication étant engagée, je le redis, dans les exercices de rédaction qui doivent la conclure. Ici réside le sens de la belle formule qui distinguait une leçon « récitée » et une leçon « sue »

    La différence entre les deux modes de véridiction, le croyable et le prouvable, est d’ailleurs bien sensible dans les deux états de la matière scolaire histoire. L’état initial, c’est l’histoire sainte, croyable, dont l’enseignement se produit en effet sur la base de lectures, de répétitions et de récitations – une approche qu’on peut raisonnablement qualifier de dogmatique… par essence, puisque c’est l’histoire que racontent les livres saints, la Bible, l’Ancien Testament avant tout (je cite un sujet donné à l’examen du brevet de capacité des instituteurs, en août 1854, à Amiens - restons dans l’aire géographique de B. Dancel : « Vous raconterez comment les Israélites, sous la conduite de Josué, prirent possession de la terre promise »). L’état suivant, ce qu’on nomme aujourd’hui « roman national », prouvable, factuel, dont l’enseignement est progressivement tiré vers la leçon orale sans lecture préalable, se fonde sur  les personnages et les événements glorieux de l’histoire de France : de Clovis à Napoléon, des croisades à la Révolution (je tire ces informations d’un article de Daniel Toussaint, paru dans Histoire de l’éducation, numéro 94, de mai 2002 : « Un examen pour les instituteurs : le brevet de capacité pour l’instruction primaire dans le département de la Somme », note 1, p. 96). Ces deux états de la matière histoire se chevauchent entre 1867 et les années 1880, si bien que l’histoire sainte est un frein supplémentaire, le plus direct sans doute, à l’évolution vers la leçon orale en histoire.

     

    L’opposition que je dessine n’a rien d’absolu, et la différence entre les pratiques culturelles scolaires et les pratiques culturelles populaires n’est pas radicale. Je suggère simplement que la lenteur des évolutions pédagogiques s’explique par la pesanteur sociologique et culturelle que j’ai décrite… C’est un élément de contexte, ce que la description des normes pratiques et des pratiques elles-mêmes impose de prendre en compte.

     

    Remarque.

    D’autres éléments de contexte, plus ou moins actifs, devraient probablement être retenus, si l’on voulait parvenir à une description complète. Pour vous en faire l’idée, vous pouvez penser, par comparaison, à toutes les différences qui peuvent exister aujourd’hui dans la manière de faire la classe, de concevoir et de conduire des activités, de s’adresser aux élèves, alors même que le maître s’appuie sur un même programme, qu’il enseigne une même  matière, un même contenu, lorsqu’on est dans un milieu bourgeois, diplômé et urbain, ou bien dans un milieu banlieusard « issu de l’immigration », peu diplômé etc. Vous le savez bien : les orientations pratiques, le cours ordinaire de la vie scolaire, peut-être très différent dans les deux cas : c’est toujours un problème posé à l’enquête sur les pratiques… Ces sortes de différences sont d’ailleurs parfois analysées par les sociologues (parfois mais pas assez souvent à mon goût). Je pense par exemple à une étude de Viviane Isambert-Jamati sur les établissements dits sensibles : « Les choix éducatifs dans les zones prioritaires. Apprentissages renforcés, lien social dans les établissements ou actions communes avec des instances non scolaires ? », Revue française de pédagogie, janvier-mars 1990 ; republié dans le recueil Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes (Paris, L’Harmattan,  1995).

     

    Quoi qu’il en soit, nous vérifions ainsi que l’évolution pédagogique ne dépend pas seulement de la volonté des maîtres, car elle affecte tout un système de pratiques, donc une réalité qui ne peut changer que sous l’action d’une série de facteurs conjugués, parmi lesquels, avec la compétence des acteurs, il faut aussi compter la diffusion des usages culturels correspondants dans d’autres sphères de la vie sociale, en l’occurrence partout où les pouvoirs et les prestiges de la parole intelligente, c’est-à-dire aussi, nous le savons désormais (c’est un pseudo paradoxe), de la culture de l’écrit, de la science, se font reconnaître et produisent des effets sur des sujets aptes à la recevoir.

    Si donc, comme je l’ai dit à plusieurs endroits de cet exposé, les grands changements pédagogiques, le changement des normes et l’incitation conséquente à la transformation des pratiques, doivent se rapporter à une évolution culturelle aussi importante et d’aussi grande ampleur (voir la lecture dans la séance 5), eh bien ! voilà une nouvelle formulation de cette hypothèse, relativement à l’enseignement primaire de la Troisième république : on peut estimer que la leçon orale et tous les exercices qui lui ont été associés au titre des moyens d’apprendre et de savoir (par différence avec réciter), donc toutes les tâches inventées et intégrées par l’école dans cette période pour les élèves, ont été conçues dans le but de surmonter ce hiatus entre les cultures et les mentalités non scolaires (de tradition orale) et la culture scolaire de l’écrit. J’étaierai davantage cette hypothèse lorsque, très bientôt, j’aborderai le cas de la leçon de choses.



    [1] Sur le rapport entre croyance et institution, ou corporation, assemblée de fidèles, etc., voir Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987.


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  • séance 8

     

    CHAPITRE II, La leçon orale (suite) ;

    I) Dans l’enseignement de l’histoire ; § 2) L’idéal et la réalité pratique (suite)

     

     

     

     

    Avant de traiter de la leçon de choses, je voudrais parler encore un peu de la leçon d’histoire. Bien sûr, les sources que j’examine concernent toutes les autres matières. Proche de la leçon d’histoire, la leçon de géographie, dans la logique des normes et des pratiques que je décris, est logiquement passible des mêmes évaluations, et on lui assigne la même perspective de refonte. Dans le volume qui consigne Les conférences pédagogiques faites aux instituteurs délégués à l’exposition universelle de 1878 (ici : 3ème éd. Paris, 1880), l’article d’Emile Levasseur, « L’enseignement de la géographie dans l’école primaire » (conférence prononcée le 16 août 1878), affirme ainsi (p. 8) :

     

    « Il faut éviter que la leçon, - et je comprends en ce moment par ce mot la leçon que l’élève apprend dans le livre aussi bien que le leçon orale que fait le maître – soit une nomenclature sèche, une série de noms propres s’adressant exclusivement à la mémoire…»

     

    On peut donc se persuader que l’argumentaire moderniste s’applique indistinctement à toutes les parties du programme de l’école primaire. Pas besoin, sur le plan des principes, d’adaptation aux différents contenus.

    Sur le chapitre de la leçon orale, telle qu’envisagée dans l’enseignement de l’histoire, la littérature pédagogique de la Troisième République est, somme toute, tiraillée entre deux tendance opposées mais complémentaires. L’une est la grande prédilection pour la norme nouvelle, à laquelle sont attribués tous les mérites didactiques possibles et imaginables, et qui fait ainsi l’objet d’une obsédante diffusion par les autorités centrales ou locales ; mais l’autre est la non moins grande déception face à la lenteur des évolutions et au faible nombre de maîtres qui y contribuent. Les désagréables constats qu’A. Pizard emprunte aux inspecteurs généraux sur l’histoire enseignée émaillent son livre ; c’est une véritable litanie qui ne se prive jamais de dénoncer une « leçon du professeur [qui] n’est que la pâle récitation d’un chapitre précis… » (A. Pizard, L’histoire dans l’enseignement primaire, op. cit., p. 117, qui évoque à ce moment l’enseignement historique dispensé dans les écoles normales et les lycées).

    Très conscients des difficultés, les autorités n’ont certes pas baissé les bras, et on les voit toujours maintenir le cap, ne pas renoncer à l’énonciation et à la diffusion des normes de la leçon orale, y compris en proposant des entraînements pratiques, ou du moins des observations en situation, là où c’est possible. Parmi les témoignages adressés à Jacques Ozouf à l’occasion de sa fameuse enquête sur les instituteurs de la Belle Epoque, l’un deux fait revivre un maître qui a exercé à Saint-Christophe-en-Brionnais (Saône-et-Loire) et il rappelle que sa génération « s’est entraînée [à l’école annexe] aux ‘leçons orales’, aux exposés devant des élèves trop passifs. On y négligeait la partie routine, la répétition, le mécanisme » (Jacques et Mona Ozouf, La république des instituteurs, Gallimard-Le Seuil, 1992, p. 274). Notons les guillemets pour encadrer l’expression de « leçon orale », ce qui signale un statut d’originalité insistante, que cependant l’auteur dédaigne ostensiblement au profit de l’enseignement « par le livre ».

    Un autre exemple d’entraînement systématique est le suivant : c’est ainsi que furent orientées des conférences que le Musée pédagogique organisa en vue de la préparation à l’examen du professorat des écoles normales primaires, pour des candidats qui étaient souvent des instituteurs (cf. Revue pédagogique, t. XIII, 1888, n° 8, août ; à cette époque, le musée était installé à Paris, rue d’Ulm, non loin de l’Ecole normale supérieure, dans un bâtiment qui accueillera plus tard, en 1954, le Centre National de Documentation Pédagogique, CNDP, et puis aussi l’Institut National de la Recherche et de la Documentation Pédagogique, INRDP, et enfin l’Institut national de recherche pédagogique, INRP). En histoire, c’est un professeur de l’école normale d’Auteuil à Paris (l’école normale de la Seine), M. Ducoudray, qui conduit cette préparation. D’après son rapport (cité ici p. 364-367), il a eu l’année écoulée cinquante inscrits, dont 25 participants attentifs et tout à fait engagés dans la préparation, certains venant d’ailleurs de loin (de Chartres par exemple). Sur le contenu, les sujets abordés, conformes au programme de l’examen, présentaient un vaste panorama de l’histoire nationale. Ce panorama commençait avec « les origines » -  la Gaule romaine, le démembrement de l’empire de Charlemagne, etc. -,  et s’achevait par la comparaison des règnes de Louis XVIII et de Charles X, et, pour ne pas oublier les questions contemporaines, par l’unité italienne et l’unité allemande. Mais lorsqu’il fallut aborder la méthode d’enseignement appropriée, et c’est ce qui m’intéresse ici, le professeur Ducoudray dit avoir rencontré des difficultés. Il lui fallut en effet lutter contre la tendance des maîtres à « abuser de la mémoire », c’est-à-dire contre leur habitude de s’en remettre à la récitation de nomenclatures. Du coup, en plus de l’exposé scientifique, le professeur jugea bon d’organiser un entraînement aux pratiques orales (p. 366), sous forme d’une leçon que les impétrants devaient faire, chacun à leur tour, devant les autres participants :

     

    «… le maître désigné écrivait d’avance au tableau noir le plan détaillé de la leçon (…) Il exposait ensuite la question et se trouvait exactement dans la même situation qu’à l’examen (…). Le candidat s’aguerrissait. En dehors de la préparation scientifique, il doit en effet se préoccuper d’acquérir les qualités de diction indispensables aux professeurs »… (…) / L’exposition terminée, un des assistants était invité à formuler ses critiques »… 

     

    C’était là, en gros la procédure de formation la plus répandue, celle adoptée notamment dans les conférences pédagogiques organisées par les inspecteurs primaires auprès des instituteurs en exercice. J’en donnerai ci-après un exemple.

     

    3) La bonne pratique.

    J’en viens maintenant à l’aspect positif des choses. Après avoir saisi les normes ou la logique des normes de la leçon orale dans l’enseignement de l’histoire, j’ai voulu mesurer l’écart qui, pendant longtemps, sépare les normes théoriques (ou modèles normatifs), des normes d’usage c’est-à-dire des pratiques. C’est en ce sens qu’A. Pizard, en pédagogue pragmatique, entend tenir compte des capacités réelles des maîtres et, dans un chapitre de son livre sur les méthodes et les procédés d’enseignement à l’école primaire (c’est le chapitre X), exprime le souci de « descendre des hauteurs de la théorie pour voir exactement ce qui se passe à l’école primaire », et « considérer la moyenne des écoles » au lieu d’apprécier la leçon orale « dans les meilleurs établissements de Paris » (p. 178). De là conclut-il que la leçon orale, déjà difficile pour les bons maîtres, à cause des connaissances – et des préparations - qu’elle suppose, est impraticable par les maîtres médiocres, qui, dans le meilleur des cas, s’ils se lancent, croient pouvoir improviser et commettent sur le fond toutes sortes d’erreurs ou d’inexactitudes.

    Mais voilà…, il y a quand même de bons maîtres dans… de bonnes écoles. Je vais donc adopter maintenant le point de vue inverse, et examiner quelques témoignages relatifs, cette fois, aux pratiques qu’on a estimées proches ou même tout à fait appropriées aux normes théoriques, ce qui permettra d’expliciter à la fois ces dernières et les normes d’usage correspondantes.

    S’impose ici un récit fameux, souvent reproduit, souvent commenté à cause de son caractère exemplaire et aussi de la personnalité de son auteur, puisque celui-ci n’est autre qu’Ernest Lavisse, celui que Pierre Nora qualifia naguère d’« instituteur national » (dans l’article « Lavisse, instituteur national », in Les lieux de mémoire, t. 1, La République, Paris, Gallimard, 1984). Je rappelle que Lavisse, professeur à la Sorbonne, où il domine les études historiques, a rédigé l’un des manuels les plus utilisés pendant des décennies, tiré à un million d’exemplaires, dont le premier tome inaugura en 1876 une collection de l’éditeur Armand Colin, et qui s’intitulait La première année d’histoire de France. Ce manuel, version scolaire de sa monumentale  Histoire de France (vingt sept volumes publiés entre 1901 et 1911, puis 1920 et 1923), est plus connu sous le vocable du « petit Lavisse ». Le récit que j’évoque a été publié dans la Revue des Deux-Mondes du 15 février 1882. Lavisse était allé quelques temps auparavant en visite dans une école primaire parisienne :

     

    « J’arrivai au moment où un jeune maître commençait une leçon sur la féodalité. Il n’entendait pas son métier, car il parlait de l’hérédité des offices et des bénéfices, qui laissaient absolument indifférents les enfants de huit ans auxquels il s’adressait. Entre le directeur de l’école ; il l’interrompt et, s’adressant à toute la classe : ‘qui est-ce qui a déjà vu un château du temps de la féodalité ?’. Personne ne répond. Le maître s’adressant alors  à l’un de ces jeunes habitants du Faubourg Saint-Antoine : ‘tu n’as donc jamais été à Vincennes ? – Si, monsieur – Eh bien ! tu as vu un château du temps de la féodalité’. Voilà le point de départ trouvé dans le présent. ‘Comment est-il, ce château ?’. Plusieurs enfants répondent à la fois. Le maître en prend un, le conduit au tableau, obtient un dessin informe qu’il rectifie. Il manque des échancrures dans la muraille. ‘Qu’est-ce que cela ?’. Personne ne le savait. Il définit le créneau. ‘A quoi cela servait-il ?’. Il fallait deviner que cela servait à la défense. ‘Avec quoi se battait-on ? Avec des fusils ?’. La majorité : ‘Non, monsieur. – Avec quoi ?’. Un jeune savant crie du bout de la classe : ‘Avec des arcs’…. »

     

    Que faut-il d’abord remarquer dans cet extrait ? A quoi devons-nous d’abord prêter attention, qui va permettre de cerner les valeurs engagées dans la leçon orale et inscrite dans sa norme pratique principale ? A deux éléments, que tout le monde aura sans doute constatés. D’abord au fait que l’exercice de la parole y est un exercice dialogué (ce à quoi j’ai déjà voulu vous rendre sensibles). Ensuite au fait que ce type d’entretien a pour but de trouver chez les élèves une connaissance préliminaire, immédiate, un savoir constitué spontanément par eux dans l’environnement autour d’eux (« dans le présent »), dans la réalité locale où ils sont plongés. Deux enjeux de la démarche (échange oral et appui sur le « local ») dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont promis à un bel avenir, étant toujours d’actualité (on dit aujourd’hui « partir des représentations des élèves », etc.). Retenez cette double composante que nous allons retrouver avec la leçon de choses.

    A. Pizard, qui commente la leçon (op. cit., p. 176), nous apprend que la publication de ce récit eut un très grand retentissement parmi les instituteurs, et fut même à l’origine d’une nouvelle campagne d’incitation officielle. Mais, en pédagogue réaliste, ou mieux : pragmatique, je l’ai dit, l’inspecteur Pizard ne se prive pas de regretter que le récit de Lavisse ne dise rien des tâches, en particulier des exercices écrits, qui doivent suivre la leçon, pour en graver les connaissances dans l’esprit de l’enfant : l’autre moitié du chemin reste à parcourir. Je préciserai cela plus loin.

    Avant cela, voici un autre témoignage, duquel ressort un modèle un peu différent, mais convergent. Je me reporte à nouveau au livre d’A. Pizard, qui, outre la leçon relatée par Lavisse, consigne en annexe cet autre récit, tiré de l’une des monographies du musée pédagogique sur l’enseignement de l’histoire. Récit signé de Lemonnier. La scène se passe cette fois dans un cours moyen, à Paris toujours, dans le quartier du Temple. Il s’agit d’une institutrice, et les élèves sont des filles ; la classe comporte un « grand nombre d’enfants » de la « classe  populaire ». (A. Pizard, op. cit., p. 216) :

     

    « La maîtresse avait à les interroger sur Charles V et à leur parler de Charles VI. Elle s’en était tenue, sur Charles V, au roi, et à Duguesclin, et l’on voyait, par les réponses faites, qu’elle avait dû donner la plus grande place à l’anecdote. C’est ainsi qu’elle procéda quand elle arriva à Charles VI ; elle raconta l’assassinat de Clisson, la folie du roi, le meurtre du duc d’Orléans, tout cela d’une façon très familière. Elle ne craignait pas de dire : ‘Ce vilain homme fit tuer le duc d’Orléans… le pauvre roi Charles VI était bien malheureux’. Il fallait voir avec quelle ardeur elle était écoutée, comment on suivait les péripéties de son récit, qui ne se distinguait cependant point par de hautes qualités dramatiques. Quand la maîtresse intercalait une question, dix ou douze mains se levaient, et les corps avec les mains. Il y avait surtout une petite fille, dont les yeux noirs pétillaient, qui mimait le drame raconté ou qui avait des désespoirs amusants lorsqu’une autre avait fait la réponse avant elle. »

     

    On peut dire que ce récit, qui nous transmet lui aussi un entretien avec les élèves, un jeu de questions-réponses, s’attache au degré en quelque sorte inférieur de la bonne leçon orale (ce qui soulève d’ailleurs les réticences d’A. Pizard, regrettant  une « émotion factice » et un « langage puéril », op. cit., p. 177, à savoir sa capacité à captiver les enfants par une expression vivante et dramatisée.

    Pour nous, l’essentiel, ce qui fait la cohérence des deux modèles, celui de Lavisse et le second, c’est par conséquent ce que j’ai indiqué à l’instant, le fait que la norme de l’oral, dans la pratique, ne s’y décline pas sur le mode de la conférence, mais sur celui de l’interrogation, de l’entretien, de la causerie. Telle est, je le répète, l’origine de notre passion pour l’interaction, l’interactif. C’est surtout avec la leçon consignée par Lavisse que se fait jour, au-delà de la capacité narrative du maître, la nécessité d’amener le récit par une ou plusieurs phases de questionnement des élèves, dans le but de rendre le récit historique accessible. Je m’appesantis sur ce point, important, mais qui pourrait passer inaperçu. Car jusqu’ici, mon propos pourrait induire une vision générale dont je parierai volontiers que certains d’entre vous l’auront entendue, presqu’automatiquement, sur le mode du cours magistral. La leçon orale de l’école primaire, dérivée de l’enseignement secondaire (et encore, il faudrait voir cela de près), ce serait un exposé du maître que les élèves écoutent, à l’instar du cours ex cathedra qu’on prend en note dans les facultés et qui agit par la seule force de sa rigueur intellectuelle et des habiletés oratoires (dans le meilleur des cas) de celui qui le profère. Ce serait un rapport direct, mais en même temps distancié, du maître et des élèves. Un maître qui parle, qui définit des notions, qui développe un argumentaire, certes sans livre, du moins sans lecture préalable, mais, surtout, sans que les élèves soient sollicités, et sans qu’ils aient à faire à leur tour un ou des exercices. Or cette manière de procéder est précisément celle du jeune instituteur parisien que son directeur interrompt et remplace au débotté, devant Lavisse ; et c’est celle, en effet, que les pédagogues de la Troisième République veulent éviter, pour faire prévaloir au contraire le mode dialogué, ou du moins le mode de l’interrogation permanente, ce qui va être présenté sous la rubrique de l’entretien.

    Pour les pédagogues et les autorités de l’Etat enseignant républicain, deux écueils sont donc à éviter dans la pratique de la leçon orale. D’une part, l’écueil d’une parole magistrale repliée sur elle-même, si le maître dit ou récite trop vite, ou bien s’il déclame « avec pédanterie » (A. Pizard, op. cit., p. 178) ; d’autre part, l’écueil de la passivité de l’élève, qui pourrait limiter son effort, au mieux,  à « entendre et à enregistrer » (idem, p. 180). Comment éviter ces écueils ? La réponse à cette question oblige à entrer un peu plus dans les pratiques. Pour résumer, je dirai que la bonne leçon orale, en histoire (et ailleurs), a trois séries de conditions : avant, pendant et après. a) avant, c’est la préparation ; b) pendant c’est la manière d’exposer et notamment de questionner les élèves ; c) après, ce sont les exercices indispensables, c’est-à-dire le passage à l’écrit des élèves. Mais c’est seulement lorsque j’aurai traité de la leçon de choses que j’aborderai ces trois points successivement. Je note sans attendre que la description des exercices nous fera saisir les tâches écrites que le maître commande aux élèves en contrepoint de la leçon proprement dite. Il n’y a rien là de mystérieux pour nous, qui sommes en terrain connu.

    Restera, je le dis encore au futur, la question de fond : la place et le rôle du livre. Je rappelle ce que j’ai avancé séance 6, en introduisant ce chapitre II : je cherche « la manière dont (…), se réorganisent les rapports entre l’activité de lecture de livres et l’activité orale sans livre ». Cette réorganisation devra être décrite. Car sur ce plan, une erreur à ne pas commettre (une autre erreur), consisterait à penser  que le nouvel enseignement exclut totalement le livre. Ce n’est pas du tout le cas, et c’est bien pourquoi j’emploie le mot « réaménagement ». Soyons simple. Ce qui est exclu, c’est la lecture-récitation livresque comme mode unique, passif, automatique, sans explication de quoi que ce soit ou avec très peu d’explication (sur le vocabulaire notamment). Et si c’est bien cela qui est relégué, cela laisse place à une autre intervention du livre. Voilà ce qu’il faudra saisir, faute de quoi on n’aurait pas compris le cours des choses pédagogiques modernes. A. Pizard a très bien rendu compte de cette particularité, lui qui a insisté sur la fonction impartie nécessairement au manuel d’histoire dans la leçon orale. La suite de mon enquête, qui abordera la leçon de choses, ne nous dira rien de différent

     

    Remarque

    Je fais un saut dans le présent, ou du moins le passé proche. Concernant l’enseignement de l’histoire à l’école primaire, il se peut que les démarches dites d’ « Eveil », prescrite dans les années 1970 et qui ont laissé une empreinte durable sur l’esprit pédagogique du temps, n’aient été que l’avatar d’une plus lointaine exigence. On en a la preuve si l’on sait que certaines de ses techniques caractéristiques, comme l’analyse de documents par les élèves, l’intérêt pour l’histoire « locale », les visites de monuments, le recueil des mémoires familières, et en général la collecte de faits ou de représentations de faits dans le milieu familier des élèves, sont bel et bien énoncées dès les années 1890 et suivantes (c’est ce que j’ai identifié comme la seconde composante de la leçon orale, la composante de fond, à côté de celle de la forme de l’exposé). Le regard sur le milieu local est au centre de la leçon admirée par Lavisse. L’inspecteur d’académie Alfred Pizard, en 1891, dans l’ouvrage que j’ai abondamment cité, ne fait qu’anticiper les Instructions officielles du 17 février 1908, invitant à  « se servir sans cesse de tous les procédés descriptifs et démonstratifs : gravures, photographies, reliefs, projections, visites aux paysages et aux monuments… », etc., incitation encore renforcée par les instructions officielles du 3 juin 1925 (cf. P. Garcia et J. Leduc, L’enseignement de l’histoire en France…, op. cit., p. 135 et suiv.) C’est dire que l’Eveil, mis en place par l’arrêté ministériel du 7 août 1969 et la circulaire du 2 septembre 1969 (dans lesquelles il est dit que les disciplines que sont l’histoire, la géographie, les sciences, le chant, le dessin, les travaux manuels, et la morale et instruction civique, ont été regroupées sou cet intitulé de l’ « Eveil »), a récupéré, avec ses propres formulations, l’idéal pédagogique expérimental et inductif qui a été d’abord celui de la « leçon orale », défendue par les réformateurs de la Troisième république. Ce constat permet en outre de cerner la contribution des courants d’Education nouvelle à l’évolution moderniste du XXe siècle jusqu’aux années 1960 et 1970. Toutes ces stratégies se pensent sur le retrait du livre et l’affirmation de la parole magistrale, ici soumise aux attentes éventuelles de l’enfant, ce qui n’est pas vraiment le message des pédagogues de la Troisième République. Dans un manuel (que je choisis parmi tant d’autres), pour les maîtres, L’école élémentaire. Orientations et didactique, Istra, Paris, 1982, par R. Toraille, C. Villars et J. Ehrhard, les auteurs, évoquant les disciplines d’Eveil, font eux-mêmes référence à la volonté de Jules Ferry d’introduire une « éducation libérale » dans l’enseignement primaire - jusque dans les écoles des hameaux les plus reculés (p. 370) ; et, plus explicitement encore, à la continuité « de la leçon de choses aux activités d’éveil », celles-ci étant conçues comme de « véritables  activités de recherche qui trouvent  leur point de départ et leurs motivations dans le questionnement de l’enfant » (p. 446). Il y aurait d’autres choses à dire sur l’importation didactique d’un modèle de l’investigation scientifique, pour ne pas dire d’une posture pseudo savante. Elle a sans doute une autre cause que didactique depuis 50 ans :  la pénétration ou la déviation des enjeux de l’école primaire par la logique de l’enseignement secondaire -  dans lequel tous les élèves sont désormais versés après le Cours moyen deuxième année.

     

     

     


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  • séance 9

     

    CHAPITRE II, Leçon orale (suite)

     

     

     

     

    II) LA LEçON DE CHOSES.

     

    « Leçon de choses » : cette expression nous fait certainement entrer dans l’imaginaire des pédagogues de la Troisième République (et aussi des années précédentes). C’est à ce titre qu’elle est parvenue jusqu’à nous, et qu’aujourd’hui encore elle demeure très évocatrice de l’école primaire et de l’instituteur de cette époque, « l’école de Jules Ferry », du moins ce que nous croyons en connaître. C’est donc un véritable emblème. Ce qui intéresse mon enquête cependant, c’est la place qu’occupent la « théorie » et la pratique de la leçon de choses dans l’évolution pédagogique que je cherche à décrire. Sur ce plan, je fais l’hypothèse (assez facile à démontrer tant les faits à l’appui sont abondants) que la leçon de choses s’inscrit complètement dans la problématique de la leçon nouvelle manière, la leçon orale, la parole libre et savante du maître, par opposition à l’ancien modèle normatif de la lecture-répétition-récitation collective, c’est-à-dire de l’apprentissage « par cœur » (plus ou moins réussi) de livres ou de textes.

    Ceci m’amène à rectifier une opinion couramment émise. C’est par là qu’il faut commencer. Mon analyse me conduit à affirmer que l’engouement des pédagogues républicains pour la leçon de choses n’a pas pour seul motif, comme on l’a tant dit, la nouveauté d’un enseignement des sciences offert aux jeunes élèves issus des classes laborieuses, conformément à l’idéal scientiste et positiviste qui pensait le progrès de la civilisation en termes de lutte contre les fausses croyances des religions établies ou des superstitions populaires. Cet aspect de la doctrine pédagogique officielle des républicains n’est certes pas négligeable, mais je pense qu’il ne faut pas se focaliser trop là-dessus, comme l’ont fait y compris de bons livres – quoiqu’il n’y en ait pas tant que cela (je pense à Pierre Kahn, La leçon de choses, Naissance de l’enseignement des sciences à l’école primaire, PU du Septentrion, Lille, 2002.). Ces études, en effet, ont privilégié les argumentations que les acteurs de l’époque ont développées souvent sur un registre idéal, théorique ou philosophique, pour  justifier la leçon de choses par la nécessité non seulement de diffuser une connaissance objective des lois de la nature, mais aussi d’instiller cette connaissance des faits (qui pose déjà d’immenses problèmes et fait couler beaucoup d’encre) en activant les facultés sensibles de l’enfant, et, globalement, la faculté d’intuition - d’où la valeur primordiale attribuée à l’observation des phénomènes : ramasser une feuille de châtaigner pour en scruter les nervures, trancher une pomme pour en extraire les pépins, faire germer un haricot dans un coton humide, etc... (ce sont des souvenirs personnels !) voilà à quoi pouvait se résumer le plus souvent l’activité incriminée. On aura reconnu un genre d’argumentaire qui se range sous le signe de Rousseau, de Pestalozzi ou de Froebel - parmi d’autres grands ancêtres directs de la leçon de choses (Rousseau parlait dans l’Emile de la « leçon des choses » ; à  Pestalozzi s’attache l’idée de « méthode intuitive », comme à Froebel la notion d’un « enseignement par l’aspect »). Cet esprit anime notamment l’article « Leçon de choses » du Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dir F. Buisson, de 1913 (ouvrage que j’ai si souvent cité déjà). L’article est signé de Plâtrier, Narcisse du prénom, qui est alors le directeur de l’Ecole normale de Versailles (il apparaît dans une étude sur la Seine-et-Oise que je vais présenter plus loin). Or, si on prête attention aux pratiques, soit décrites, soit prescrites, soit encore seulement évoquées, même de façon évasive comme dans l’article que je viens de citer, on s’apercevra que ce sont toujours des pratiques de leçon orale, et des pratiques expressément instituées en réaction contre la lecture et la mémorisation « mécanique » de livres (ou d’extraits, etc.). Adopter le point de vue de l’histoire des pratiques, ce que je défends, cela révèle ainsi que la leçon de choses a été (avec la leçon d’histoire) le fer de lance de la diffusion des normes de la leçon orale. Je dirai par conséquent que ce qu’il faut entendre dans l’expression « leçon de choses », c’est, un peu, le terme de « choses », mais c’est aussi, et, selon moi, avant tout, le terme de « leçon ». Sans oublier que le mouvement historique se dessine d’abord à l’intérieur des pratiques (ici les pratiques orales) dans le processus d’évolution des pratiques, et que c’est par conséquent ce mouvement qui rend possible les élaborations, et les justifications des doctrines, comme celle qui porte au pinacle la « leçon de choses ».

    Il n’y a donc pas de différence de fond entre les argumentaires relatifs à la leçon d’histoire et ceux relatifs à la leçon de choses. Les deux argumentaires déprécient le livre à apprendre et réciter « par cœur », et apprécient l’exposé vivant du maître articulé à un échange de questions-réponses avec les élèves. C’est d’ailleurs pourquoi je peux être plus court sur la leçon de choses. Seule différence : à la description de la leçon de choses, comme modèle normatif,  est associée une critique en quelque sorte radicalisée de la vieille habitude livresque. La leçon de choses comme la leçon d’histoire d’ailleurs, peut bien admettre un certain usage du livre, un manuel en l’occurrence  (je dirai plus loin quel sorte d’usage, qui ne doit pas  être confondu avec l’ancien) ; mais la nouveauté de la leçon de choses tient d’abord à ce qu’elle traite d’une matière nouvelle à l’école primaire, les sciences expérimentales, et celles-ci puisent dans une culture dont la diffusion scolaire s’est débarrassée par principe, depuis le XVIIIe siècle, de la lecture-récitation, en privilégiant le contact sensible avec les phénomènes du monde naturel, par le truchement d’« expériences » plus ou moins spectaculaires mises en œuvre au moyen d’un appareillage adéquat (c’est ainsi que les « cabinets de physique », par exemple, sont peu à peu introduits dans les établissement secondaires).

    Je viens de faire allusion à l’évolution des programmes et à l’adjonction de matières supplémentaires, jusqu’alors marginales voire inconnues dans l’enseignement primaire, pour répondre aux aspirations positivistes et scientistes des réformateurs républicains de l’époque de Jules Ferry et de toute l’époque de la Troisième République. Pour préciser ce point, je donne une ou deux indications (voir surtout, sur ces questions, le livre de P. Kahn, La leçon de choses…, op. cit.). C’est un règlement du 27 juillet 1882 qui contient les préconisations sur l’enseignement des sciences physiques et naturelles à l’école primaire. Avant cela, une instruction spéciale, jointe à l’arrêté du 3 août 1881, § 9 et 10, affirmait la nécessité de multiplier les expériences pendant les leçons de sciences physiques… Ce sont les dispositions auxquelles fait écho Ferdinand Buisson, dans un discours que j’ai déjà un peu cité, le « Discours à l’Association polytechnique », reproduit dans la Revue pédagogique de 1883, t. 3, de juillet-décembre, n° 7. Dans ce discours, Buisson rappelle à ses auditeurs que l’article 1er de la loi du 28 mars 1882 (la fameuse loi sur l’obligation et la laïcité), a fait figurer « un grand nombre de matières d’enseignement qui, à première vue, ne semblaient pas devoir  pénétrer dans le cadre modeste de l’école primaire », moyennant quoi, poursuit Buisson, « le Conseil supérieur  a montré par des programmes détaillés qu’il est possible de leur faire place à toutes. » (p.6). Quelles sont ces matières ? Elles sont définies par cette loi 1882. L’article 1er, dont j’ai déjà reproduit la définition des programmes officiels d’histoire et de géographie, mentionne également à la suite « Les éléments des sciences naturelles, physiques et mathématiques, leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usages des outils des principaux métiers ». La dernière partie du paragraphe, jamais citée, est cependant très intéressante, puisqu’elle aménage une transition de la science à ses applications, et de ses applications aux métiers et à leurs outils : la référence pratico-professionnelle, connue depuis longtemps avec l’enseignement agricole, est donc très présente à ce niveau.

    Cette référence est d’autant plus présente qu’elle appartient à la tradition des écoles normales d’instituteurs. Lisons les mémoires d’un ancien élève de l’école normale de Dijon en 1900, admis dans la promotion de 1898-1901, qui comprenait une vingtaine d’élèves. Il s’appelle Louis Prodhon. Lorsqu’il se souvient de ses professeurs, quels enseignants voyons-nous apparaître ? D’abord le directeur, M. Burot (surnommé le Rat ou le Vieux), chargé de la psychologie, de la morale et de la pédagogie (c’est donc lui, sans doute, qui, à tous ces titres, est premier à porter le message de la modernité). Ensuite M. Chancenotte, dit le Père Jean, qui enseigne les  mathématiques et les sciences naturelles. Puis M. Govin (ou Père Gov), professeur de dessin. Puis M. Bouillotte, qui est chargé du chant, de l’écriture et de la physique – dans ce dernier cas, un enseignement surtout livresque, précise l’auteur, car ce professeur laisse les manipulations et les expériences au professeur de chimie, qui d’ailleurs n’en est pas avare, M. Morizot, également chargé des travaux manuels « de salle et d’atelier ». Viennent ensuite deux professeurs, M. Nicolas et M. Fevre, qui se partagent le français, l’histoire et la géographie, le second étant également professeur d’allemand. La gymnastique et confiée à M. Kohn. Il y a enfin ceux que je voulais mentionner ici à l’appui de ma précédente remarque : M. Jannin pour l’agriculture, M. Vercier pour l’horticulture et l’arboriculture fruitière, M. Truchot, un vieux maître ouvrier, dirige le travail du fer, la forge et l’ajustage, et enfin « Le père » Qeugnia est chef jardinier (Louis Prodhon, Un normalien dijonnais en 1900, Association amicale des anciens élèves de l’école normale, 1957, chap. IV, pp. 31-42)

     

    Remarque

    J’aborde la leçon de choses après la leçon d’histoire, et en lui accordant peut-être, je vous en ai avertis, un peu moins de développements, alors même qu’il s’agit d’une démarche tout à fait emblématique, comme je le disais, d’autant qu’elle a été le vecteur d’un contenu nouveau, les sciences de la nature, contenu lui même significatif, symbolique, dans la scolarisation républicaine (je fais allusion à la volonté d’émanciper le peuple par la connaissance). Pourquoi cette limitation ? Parce que, en fait, la leçon de choses a été peu pratiquée dans les classes. On ne la voit apparaître que dans certains témoignages, qui ne sont pas la majorité, loin de là, et, en plus, quand elle apparaît, c’est sur un mode discret, comme une concession fastidieuse aux injonctions hiérarchiques, mais une concession qui peine à s’insérer dans un quotidien de classe très rempli par les autres matières et les autres activités. C’est ce que révèlent les emplois du temps de l’époque, comme ceux qu’on trouve dans une monographie sur Les instituteurs de Seine-et-Oise vers 1900. Ce travail, très précieux pour l’impressionnant recueil de données sur lequel il s’appuie (avec la présentation de documents originaux),  est dû à un inspecteur et ex instituteur, René Crozet ; et il a été publié en 1991 par le musée départemental de Saint-Ouen-l’Aumône, dans le département du Val d’Oise  Par exemple (p. 237), dans l’emploi du temps de l’école primaire de Tigery, dans le canton de Corbeil, pour une classe mixte de quatre cours, avec 25 élèves au total, il est noté : « Sciences physiques et naturelles : le mercredi de 2h20 à 2h50 »… C’est évidemment la prescription officielle.  En plus, rien ne dit que la démarche soit conforme à la norme nouvelle…

     

    Remarque

    Grâce à R. Crozet, j’ai pu me dispenser d’une exploration approfondie, systématique, mais non pas d’un regard au moins « en diagonale » sur les archives scolaires de la Seine-et-Oise (que j’ai favorisées parce que, paresseux que je suis, elles sont proches de chez moi, dans les Yvelines ; et puis… cet ancien département très étendu vaut comme un échantillon très significatif sur le terrain pédagogique où je me situe). R. Crozet, pour ce qui intéresse ma présente étude, a puisé dans le fonds du Musée départemental de l’éducation de Saint-Ouen l’Aumône, qui conserve des pièces comme des rapports d’inspection, des procès-verbaux de conférences pédagogiques, qui ne sont donc pas déposées aux Archives départementales. Celles d’entre ces pièces qu’il a utilisées sont analysées par lui avec précision, et parfois reproduite avec une grande exactitude, quand ce n’est pas in extenso. Je lui fais donc entièrement confiance.

    Pour les lecteurs étrangers, je précise que le département la de Seine-et-Oise, qui couvrait un territoire immense autour de Paris, a été divisé en 1964 en plusieurs départements, celui du Val d’Oise, au Nord (le 95), de l’Essonne, au Sud (le 91), et des Yvelines, à l’Ouest (le 78, ancien numéro de la Seine-et-Oise). 

     

    Je reprends le cours de mon exposé qui m’amenait à évaluer les poids respectifs des différentes matières enseignées à l’école primaire des années 1880-1900. Car il est toujours bon de comparer et d’estimer la hiérarchie qui sépare ces matières. Je n’ai probablement pas assez dit que les normes nouvelles,  certes, occupent les esprits, mais, en même temps, peut-être, qu’elles sont davantage le lot des matières secondaires (si j’ose dire) que des matières principales, de base : le calcul et la langue française… La donnée utile, c’est le récit du déroulement d’une journée de classe ordinaire, donnée plus concrète encore que l’emploi du temps, qui est en général construit de manière réglementaire (d’autant que des modèles sont transmis par les autorités aux instituteurs, et que ceux rédigés par ces derniers sont scrutés par les inspecteurs). Les récits de journées de classe sont assez abondants ; on en trouve de nombreux dans les archives. Il m’est arrivé, dans mes précédents travaux, d’en restituer plusieurs, pour caractériser d’autres phases du développement scolaire du XIXe siècle (monarchie de Juillet, second Empire…). Un inventaire systématique, périodisé dans le but de comparer les différentes époques, reste à faire, qui serait sans doute très éclairant. Pour la présente enquête, puisque je tiens pour l’instant à ne pas déborder les années 1880 à 1900, je me fie à un texte reproduit par R. Crozet, le fascicule d’un ancien élève nommé Yves Borges qui, au tout début du XXe siècle, a fréquenté l’école d’Ennery, dans le canton de Pontoise (Histoire de l’école d’Ennery du XVIIIe au XXe siècle, édité par la Société historique et archéologique de Pontoise, du Val d’Oise et du Vexin, Pontoise, 1983 ; in R. Crozet, idem, p. 250-252). L’instituteur de l’école s’appelait Joseph Gendre. Le niveau de classe concerné semble avoir été le cours moyen voire la classe où l’on se préparait au Certificat d’études, le Cours supérieur.

    D’après ce récit, la journée commençait par une inspection de propreté, durant laquelle l’instituteur passait de table en table pour vérifier l’état des visages et des mains, mais aussi des chaussures. L’examen pouvait se conclure par l’obligation de décrassage à la pompe du puits d’à-côté. Ensuite, la matinée débutait par la récitation d’une fable ou d’un conte moral (comme l’après-midi était amorcée par la récitation quasi chantée des tables de multiplication). Venait après cela le moment de la maxime morale ou d’une pensée d’auteur écrite par le maître au tableau, sous la date du jour. Le récit ne fait allusion à aucun commentaire de la part du maître ni aucune question adressée aux écoliers, qui étaient simplement invités à réfléchir…  La partie importante de la matinée était ensuite consacrée à l’exercice de calcul, qui comportait deux problèmes, traitant, la plupart du temps, « de robinets, l’un remplissant un réservoir, l’autre laissant échapper l’eau ; de trains roulant à des vitesses différentes et devant se croiser à un certain endroit ; de la quantité d’arbres à planter, à intervalles réguliers, dans un espace déterminé et d’autres embûches comparables ! ». Après cela arrivait la récréation : une demi-heure de jeux… pour les élèves ayant achevé l’exercice de calcul. Le restant de la matinée était consacré à l’histoire ou la géographie selon les jours, jusqu’à onze heures. Notons ce détail. La leçon, dont on ne sait comment elle se passait, comportait un moment de récitation des notions acquises :

     

    « …d’après la règle établie, l’élève interrogé récitait se leçon en se tenant debout derrière son banc, ne se déplaçait que pour aller indiquer un point quelconque sur l’une des cartes qui ornaient les murs de la classe ou ‘plancher’ au tableau noir. Parfois l’interrogation se passait par écrit, c’était le cas lorsqu’on abordait l’étude des départements, leurs chefs-lieux et sous-préfectures. » (R. Crozet, idem, p. 252)

     

    L’après-midi, à partir de 13h30, était principalement consacrée à l’étude du français et voyait se succéder devoir de vocabulaire, rédaction, dictée. La dictée, pour l’orthographe, objet de toutes les attentions, lue avec une « savante lenteur », était toujours tirée d’un ouvrage classique. A la suite, les élèves étaient interrogés sur le vocabulaire et le maître expliquait les règles de grammaire correspondantes, avant de passer à la correction. Puis venait l’heure de la récréation ; et c’est dans la dernière partie de la journée qu’arrivait le moment des « leçons et exercices de sciences, de grammaire ou interrogations écrites concernant ces matières et, périodiquement, à l’instruction civique «  (idem, p. 252). Fin de la classe à 16h30. Mais les élèves qui « n’avaient guère brillé », étaient retenus une demi-heure ou quarante cinq minute… A cette époque c’est une manière de punition… et  pas d’aide  aux enfants « en difficulté »…

    Que constate-t-on au total ? Que dans ces classes on enseigne avant tout le calcul le matin et le français l’après-midi. Ceci ne surprend pas. Calcul et français sont ce sur quoi porte presque tout l’effort d’enseignement primaire du peuple. Il est logique, par conséquent, que la manière de les enseigner et de faire travailler les élèves reste assez routinière, ou disons : proche de la tradition. Un ensemble d’exercices écrits constituait la base de ces activités. Il reste vrai que ces exercices sont en évolution eux aussi - je l’envisagerai plus tard ;  et ceci se traduit par une certaine régularité des enseignements nouveaux, pas entièrement nouveaux d’ailleurs,  de l’histoire et de la géographie, qui ont revêtu une réelle importance dans l’esprit des instituteurs. Mais en général, les sciences, et donc, éventuellement, la leçon de choses, sont encore assez peu visibles.

    Sur ces deux points, la description est conforme à celles présentées par Marc Villin et Pierre Lesage dans  La galerie des maîtres d’école et des instituteurs, 1820-1945 (Paris, Plon, 1987), pour cette période. Conforme aussi aux souvenirs recueillis par Jacques et Mona Ozouf pour la période suivante, les deux premières décennies du XXe siècle. Dans l’ouvrage de M. Villin et P. Lesage, autant les leçons d’histoire sont présentes (effectuées la plupart du temps, semble-t-il, à l’aide de récits et de lectures de manuels), autant les leçons de sciences sont presque passées sous silence, preuve qu’elles étaient peu fréquentes. Malgré cela, il y a une exception, longuement mentionnée, donc significative a contrario. Elle est le fait d’un instituteur rural. Un après-midi de l’année 1912, cédant à la vive curiosité des enfants, il a emmené sa classe dans un pré attenant à l’école, afin d’observer les charrons et forgerons du village qui s’activent à cercler de fer les roues de bois des chariots neufs. C’est un spectacle saisonnier, quasi rituel. Le fer rougi est déposé et ajusté sur la jante de la roue, créant au contact du bois un jaillissement de flammèches que de grands seaux d’eau étouffent dans un nuage de vapeur… Or à ce moment surgit l’inspecteur, et l’instituteur est contraint de ramener bien vite ses élèves à l’école, en bon ordre. Le maître éprouve alors le besoin de se justifier, d’autant que son supérieur lui demande : « Quelle leçon aviez-vous ? ». Et lui, mi figue-mi raisin devine-t-on, de fournir cette réponse : « nous avions leçon de sciences, la dilatation des solides… ici il n’y a pas de rails à regarder, j’ai cru bon d’aller faire observer sur place le cerclage des roues  par le maréchal-ferrant ». Ceci pour conclure : « Notre enseignement des sciences appliquées n’est jamais assez près du réel, et c’était une occasion à saisir !» (M. Villin et P. Lesage, op. cit., p. 208).

    On s’aperçoit ici que l’injonction officielle est très bien comprise, et qu’elle est formulée dans le langage officiel ad hoc, mais qu’elle n’est introduite dans les activités de l’école que de manière sporadique, et ici accidentelle. Donc : ne perdons pas de vue le faible volume de temps consacré aux matières nouvellement introduites, et, a fortiori aux démarches nouvellement préconisées, sur le mode de la leçon orale, et sur la base d’une observation de phénomènes concrets.

     

    1) Bref retour dans le temps.

    Tout le monde admet, je l’ai rappelé plus avant, que l’idée de leçon de choses, et, dans une certaine mesure, la pratique, sur ce mode, d’une initiation sensible à la compréhension des phénomènes naturels, remontent à Rousseau et Pestalozzi (ce dernier s’est attiré les sympathies de toute l’Europe intellectuelle entre la fin du XVIIIe siècle et les débuts de XIXe, mais ses innovations pratiques, introduites dans les différents établissements qu’il a créés et dirigés, restent assez mal connues). Gabriel Compayré, dans son Cours théorique et pratique de pédagogie (texte que j’ai déjà utilisé, dans la 8éme  édition s.d. ; ce sont des séances tenues auprès  des élèves des écoles normales supérieures de Fontenay et de Saint Cloud), affirme à son tour cette filiation ; mais il nous apprend en outre (p. 293) que l’expression « leçon de choses », si familière au moment où il publie cet ouvrage alors qu’elle était inconnue trente ans auparavant, se rattache aussi aux « objects lessons » ou « leçons sur les objets » pratiquées aux Etats-Unis. Dans tous les cas, il est question de faire prévaloir l’observation des choses sur l’apprentissage de mots.

    On peut penser, ce sera une conjecture provisoire, comme nous invitent les commentateurs de cette époque, que la défense et illustration gouvernementale de la leçon de choses commence avec l’action de Marie Pape-Carpantier en faveur des écoles maternelles, contre les usages encore dominants qui ont été ceux des « salles d’asile », avec des enfants maintenus assis et contenus dans des postures d’attention passive (voir, sur la précarité et souvent la misère des salles d’asile, l’ouvrage de Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Belin, 1997). Marie Pape-Carpantier est directrice du Cours pratique des salles d’asile à partir de 1847, et elle est nommée Inspectrice en 1868. On constatera en effet qu’au moment où se pose aussi la question d’une instruction par le jeu, inspirée dans ce cas par l’institution du jardin d’enfants, le Kindergarten de Froebel (voir aussi André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Retz, 2008, p. 394 et suiv.) M. Pape-Carpantier a acclimaté dans les écoles maternelles cette méthode en provenance d’Angleterre.

    A la suite de M. Pape-Carpantier, dans la période républicaine, la prestigieuse inspectrice générale Pauline Kergomard ne ménagera pas ses critiques à l’encontre des routines persistantes dans les écoles tenues par des sœurs, où les enfants sont « alignés les uns contre les autres par les épaules en longues chaînes », se lèvent « tous ensemble au claquoir » (un instrument qui permet de faire cogner un levier sur une tige rigide), se mouchent tous ensemble, et où on les fait « compter, réciter, répondre, tous ensemble et toujours au claquoir » (P. Kergomard, Les écoles maternelles, anciennes salles d’asile, p. 270, cité par J-N. Luc, p. 387). Et, comme on peut s’y attendre, ce genre de condamnation débouche sur la valorisation de la parole magistrale éclairée. Elle s’y emploie elle-même, mais en vain, tant les mauvaises habitudes sont enfoncées dans les esprits. En visite dans une école de l’Ariège, après avoir assisté à une récitation de géographie, elle raconte :

     

    « Les enfants récitent sans accroc : ‘un département est une étendue de territoire administrée par un préfet assisté d’un Conseil général’. Je tâche des les amener à comprendre leur département. Nous parlons des montagnes, des vallées, de Foix, qu’ils connaissent, et enfin de leur rivière. Je les amène à dire que la rivière, c’est de l’eau, que cette eau coule, et, quand je crois qu’ils ont compris, je leur demande : qu’est-ce qu’une rivière ? ‘Une rivière, s’écrient-ils avec entrain, c’est une étendue de territoire administrée par un préfet, assisté d’un Conseil général. » (Rapport sur l’Ariège en 1880, AN F17 10864 ; cité par J.-N. Luc, p. 389)

     

    Le vocabulaire de cet extrait nous ramène à ce que nous avons observé à propos de la leçon d’histoire. Nous y retrouvons, sur fond de la critique de la récitation mécanique, les deux injonctions majeures de la leçon orale : d’une part le questionnement des élèves, et d’autre part l’appui sur les connaissances spontanées. « Nous parlons »…, de ce « qu’ils connaissent » ; « je leur demande »…, etc. : autant de signes de la norme nouvelle, qui a commence de cheminer dans les consciences et un peu dans les pratiques depuis cette époque. Nous sommes bien dans l’optique de l’intervention magistrale savante et vivante des maîtresses, une modalité d’autant plus valorisée que, dans ce cas, la prime jeunesse des enfants semble l’exiger. C’est une psychologie, promise à un avenir triomphant, qui vient à l’appui de la pédagogie. En 1861 M. Pape-Carpantier expliquait déjà, dans   une conférence à la Sorbonne :

     

    « ce qui fait la valeur des leçons de chose, ce qui les rend aimables et efficaces (…) c’est qu’elles font appel aux forces personnelles de l’enfant, qu’elles mettent en jeu, en mouvement, ses facultés physiques et intellectuelles, qu’elles satisfont à son besoin naturel de penser, de parler, de se mouvoir et de changer d’objet… » (cité par G. Compayré, Cours de pédagogie…, op. cit., p. 307).

     

    Passage de la pédagogie à la psychologie (à une psychologie), et retour : c’est une autre dimension, très évidente, de notre modernité normative.

     

     


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  • Séance 10

     

    CHAPITRE II, Leçon orale (suite)

    § II) La leçon de choses (suite)

     

     

     

     

    Dans la précédente séance, suivant mon idée de départ, j’ai montré que, comme la leçon d’histoire, la leçon de choses inscrit sa nouveauté et affirme l’originalité de sa démarche dans le contexte de la modernité, c’est-à-dire de la leçon orale. Je me pose donc les mêmes questions dans les deux cas.

    Premièrement, comme la bonne leçon d’histoire, la vraie leçon de choses n’est pas si répandue dans les écoles, elle n’est pas si admise par les instituteurs que ne le laisserait penser le discours pédagogique officiel et donc que devaient l’espérer les autorités hiérarchiques. Ce décalage, le même que j’ai signalé à d’autres propos, c’est la différence entre l’énoncé de la norme théorique sous forme de principe, et la réalité des actes d’enseignement effectués couramment dans les classes (cf. séance 6, sur la leçon orale en général, où j’ai donné plusieurs exemples à l’appui de ce constat réaliste indispensable. Idem séance 7, où je reprends cette question pour ce qui concerne, cette fois, la leçon d’histoire). Nous savons que les instituteurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe peuvent rencontrer toutes sortes de difficultés et manifester toutes sortes de réticences. Tel est le cas de l’instituteur de Saint-Christophe-en-Brionnais, en Saône-et-Loire, que nous ont fait découvrir J. et M. Ozouf (La république des instituteurs, op. cit.,  p. 274 ; voir séance 8). Le phénomène, récurrent, est renforcé ici par la faiblesse du volume horaire consacré à l’enseignement des sciences. Dans la Révue pédagogique de l’année 1888, l’inspecteur de Decazeville (dans l’Aveyron), F. Blanc, publie un rapport sur « L’enseignement scientifique à l’école primaire » où il rend compte d’un questionnaire adressé aux instituteurs de sa circonscription ; et, des réponses obtenues, il déduit que, cet enseignement des sciences, soit on n’en fait pas, « soit on perd son temps à en faire… » (Revue pédagogique, t. 12, n° 2, 15 février) :

     

    « … nos maîtres ne sont pas préparés. On s’est mal tiré d’un sujet dont on s’était à peine préoccupé. Le but à atteindre lui-même n’est pas bien défini ; la méthode, les procédés propres à cet ordre d’enseignement échappent à la plupart d’entre eux… » (p. 119-120)

     

    Cette conclusion est du même tonneau que celle, dépitée, d’A. Pizard, sur l’histoire. F. Blanc précise qu’il a interrogé les instituteurs sur les expériences éventuellement présentées par eux en classe, et qu’en guise de réponse il a recueilli un grand silence. Il est vrai, concède-t-il, que les expériences sont « le côté difficile et pratique du sujet », ce qui pourrait expliquer que cette « embarrassante question »  soit « incomplètement traitée lorsqu’elle n’est pas omise » (p. 119).

    Secondement, comme la leçon d’histoire, la leçon de choses est prônée sur le fond d’une critique de l’enseignement par lecture et répétition-récitation. C’est toujours la même dualité, qui fait exister un repoussoir identifiable commodément. Octave Gréard, dans l’un des ouvrages de bilan et de projet qu’il consacre à L’instruction primaire à Paris et dans les communes du département de la Seine, en 1875 (Paris, 1876), commente et célèbre les origines de la leçon de choses dans les inventions fondatrices de Froebel (auquel il ne ménage pas ses critiques à un autre moment du livre) ou du Père Girard. C’est un chapitre sur l’éducation de la petite enfance, et, en évoquant les exercices sensibles basés sur des présentations d’objets, la plupart du temps familiers, Gréard résume en ces termes la démarche qu’il appelle de ses vœux :

     

    « Point de livre, point de leçon ; rien qui exprime une idée de contrainte, qui ait le caractère du devoir, de la tâche… » (p. 69).  

     

    Evidemment, dans la formule « point de leçon », le terme « leçon » fait référence à l’ancienne manière de solliciter la mémoire exclusivement, par la lecture et la répétition chorale d’un écrit. Un peu plus loin, Gréard énonce le principe qu’il souhaite voir adopté dans toutes les écoles primaires, et, associant la leçon de choses à la nouvelle leçon orale, il reprend la même critique de la routine pour affirmer (p. 93 idem) :

     

    « … que partout où le maître peut suppléer au livre, la parole du maître vaut mieux que l’enseignement muet du livre, et que jamais l’enseignement du livre ne peut se passer du commentaire vivant du maître. (…) Une leçon ne consiste plus dans un morceau appris par cœur et récité à tour de rôle devant la chaire du maître. L’instituteur expose, commente, interroge, met l’enfant en demeure de reproduire l’explication donnée ; la vie circule dans les bancs, sous la forme d’interrogations individuelles ou de questions collectives ; le tableau noir, les cartes, les collections de toutes sortes achèvent de rendre la démonstration sensible aux yeux, et de répandre sur les exercices les plus abstraits l’intérêt et la lumière : en un mot on peut dire qu’il commence à y avoir dans nos écoles un enseignement ».

     

    Il n’est pas utile que j’en dise plus pour le moment. Nous reconnaissons les arguments déjà utilisés pour la leçon orale d’histoire. Notez l’affirmation qui, une fois de plus, désigne et définit très bien un passé révolu, caduc (« Une leçon ne consiste plus dans un morceau appris par cœur et récité à tour de rôle devant la chaire du maître »). Comme pour l’histoire là encore, se posent alors des problèmes cruciaux sur la manière de concevoir l’exposé de l’instituteur, problèmes qui sont tous abordés par la littérature pédagogique de cette époque. Ce sont  autant d’obstacles à surmonter, notamment celui de doser le degré d’abstraction, de ménager l’appui sur des intuitions voire des savoirs existants, de se référer à des objets ou des phénomènes familiers à l’esprit des enfants. Je vais bientôt donner des indications sur ce point.

     

    2) La bonne pratique des leçons de choses

     

    De cette pratique conforme à la norme officielle, O. Gréard vient de nous donner un aperçu. C’est la pratique de l’instituteur qui expose, qui questionne des individus ou le groupe, qui se sert du tableau noir…, le tout pour donner le maximum d’efficacité didactique à son « explication » et à sa « démonstration ». Je rappelle que j’ai distingué deux composantes de la leçon orale (séance 8, dans mon commentaire sur la leçon d’histoire racontée par Lavisse). Cette distinction est absolument indispensable. Première composante, dans la forme, celle de l’exposé qui intègre un questionnement des élèves par le maître ; seconde composante, dans le fond, celle des objets d’étude et d’observation qui doivent être prélevés, autant que possible, dans le milieu coutumier des élèves. Eh bien, ces deux composantes, c’est ce que je retrouve dans l’extrait d’O. Gréard. Et, de manière générale, elles vont définir exactement les normes théoriques et pratiques de la leçon de choses – où, en outre, ces deux composantes s’articulent et se renforcent, car dans ce cas, il ne peut y avoir de dialogue qu’à propos de ce qui est observable et observé par les enfants.

    Mais faisons bien attention. Il faut comprendre que la continuité et  la cohérence de ces deux composantes est assurée par une méthode d’observation exigeant elle-même qu’on procède devant et avec les élèves à ces expériences dont l’inspecteur de Decazeville, dans le rapport cité  plus haut, se désole de l’absence quasi totale dans les classes (Revue pédagogique, du 15 février 1888). Un article antérieur, de R. Leblanc, sur « Les sciences expérimentales dans l’enseignement primaire » (Revue pédagogique, n° 8, août 1885, t. VII, p. 142-158), signale lui aussi les « réelles difficultés » rencontrées par les maîtres. Ces difficultés tiennent, assure-t-il, à ce que les sciences physiques et naturelles portent sur « un ensemble de faits », si bien que leur enseignement nécessite « de recourir à la méthode d’expérimentation et d’observation », une méthode « expérimentale et analytique, et non théorique et synthétique ».  

    Cela posé, procédons par ordre.

     

    a) Le contact avec des objets concrets et familiers

    Dès le milieu du XIXe siècle, l’observation et la manipulation d’une réalité sensible, immédiate, sont prescrites pour l’enseignement dans les écoles de la petite enfance (qui se nomment encore « salles d’asile »). Je me réfère aux auteurs déjà évoqués, M. Pape-Carantier et P. Kergomard, de même qu’à Denys Cochin et son Manuel des salles d’asile, de 1833 (titre exact de la première édition : Manuel des fondateurs et des directeurs des premières écoles de l’enfance…). Ce sont des auteurs et des textes qui jettent les bases des activités matérielles proposées aux jeunes élèves. Dans le même le sens, O. Gréard apprécie dans la méthode de Froebel (laquelle s’inspirait de la méthode de Pestlozzi) la relation des enfants avec le monde sensible qu’elle ménage. Ceci nous renseigne assez bien sur la norme théorique de la leçon de choses dans cette situation. Sur le plan théorique, cette norme se formule dans le concept d’intuition et l’idée de méthode intuitive. Il existe sur ces notions une abondante littérature, dans laquelle je n’ai pas besoin d’entrer, parce qu’on peut la résumer à quelques principes simples, et qu’en plus cela nous éloignerait des pratiques effectives. Je renvoie donc au livre de P. Kahn (La leçon de choses, op. cit.), et à F. Buisson, l’article « Intuition et méthode intuitive » de son Dictionnaire de pédagogie, et sa Conférence sur l’enseignement intuitif, dans les Conférences faites à l’exposition universelle de 1878, dont j’ai utilisé la troisième édition, de 1880, pp.  325-363). Voilà le commentaire de Gréard (L’instruction primaire à Paris…, op. cit., p. 71) :

     

    « Installer l’enfant devant une table commune, mais avec son siège propre et un espace qui lui appartient, de façon qu’il se sente maître de son petit domaine (…) lui apprendre en premier lieu, d’après des objets concrets exposés à son regard, balles de laines teinte et solides géométriques, à distinguer la couleur, la forme, la matière, les diverses parties d’un corps, de façon à l’habituer à voir, c’est-à-dire à saisir les aspects, les figures, les ressemblances, les différences, les rapports des choses ; - lui mettre à son tour les objets en main et lui montrer à faire avec les balles de laine teintes des rapprochements de couleurs agréables à l’œil, à figurer, avec des allumettes réunies par des boules de liège, des carrés, des angles, des triangles de toutes sortes, à dresser de petits cubes à côté, au dessus les uns des autres, en forme de croix, de pyramide, etc. ; - puis, soit à l’aide de bandes de papier colorié, pliées en divers sens, croisées les unes dans les autres, tressées comme un tisserand ferait une toile, soit avec le craton, l’exercer à reproduire, à créer des dessins représentant toutes les formes géométriques, en sorte qu’à l’habitude de l’observation s’ajoute peu à peu la faculté de l’invention ; enfin (…) profiter de cet effort d’attention éveillée et satisfaite pour fixer, dans son esprit, par de questions appropriées, quelques notions sur les caractères et les usages des formes… »

     

    La démarche évoquée confirme la référence, au moins idéale ou théorique (mais pas seulement), avec la méthode de Pestalozzi. Elle se fonde par ailleurs sur les « six dons » de l’enfance que l’analyse psychologique de Froebel avait identifiés. L’acte éducatif dont il est question commence donc par solliciter les sens de l’enfant, sous le regard et sous la main de qui l’on doit d’abord mettre des « objets concrets », afin de diriger son attention vers les qualités sensibles de ces objets -  c’est ce que résume la notion de l’« aspect » (saisie des ressemblances, différences, couleurs, formes, etc.).

    Avec les leçons de choses à l’école primaire, l’appui sur des objets et des savoirs tirés de l’environnement devient par conséquent une loi didactique fondamentale. Dans l’article de l’inspecteur Blanc, de Decazeville, que j’ai cité plus haut, celui-ci dessine un projet de programme qui intègre, à raison d’¼ d’heure par jour pour les élèves du Cours élémentaire, la nécessité de

     

    « développer l’esprit d’observation », en faisant des leçons de choses, en conduisant des « causeries », des exercices de langage (p. 122) ;  et l’inspecteur ajoute : « nous n’apprendrons rien à l’enfant qu’il n’ait déjà vu ou qu’il ne sache déjà ». Il faut « attirer son attention sur des faits et des chose connues de lui ». (…) « Nous ne ferons pas des leçons mais des exercices d’intelligence et de langage » (p. 123).

     

    On ne saurait trouver plus claire affirmation. Je vous invite à en mesurer le caractère spécial, eu égard à ce qui est souvent prêté aux pédagogues de la Troisième République. Je cite à nouveau, tant cette formulation est remarquable : « nous n’apprendrons rien à l’enfant qu’il n’ait déjà vu ou qu’il ne sache déjà ».

    J’ouvre maintenant un recueil de modèles de leçons de choses. C’est un ouvrage publié en 1906 par un professeur de l’école normale de la Seine (l’école normale d’Auteuil, à Paris, depuis les débuts de la Troisième république), R. Godefroy, intitulé L’éducation scientifique dans les petites classes. Sous titre : 40 leçons de choses d’après les choses (joli sous-titre, non ?). L’auteur présente les leçons de manière à ce qu’elles soient directement et facilement praticables par les instituteurs. Il indique les expériences à effectuer, il formule les questions à poser, les bonnes réponses attendues des élèves, et les explications savantes à fournir à la suite. Les différents moments d’observation et de dialogue conjoints sont ainsi programmés avec précision, avec force détails utiles. Le début de chaque leçon est en outre consacré à une définition de l’objet choisi (la « chose »), que suit la liste du matériel nécessaire pour procéder avec les élèves.

    Or l’intéressant, l’étonnant, pour nous qui aurions en tête des exposés scientifiques du type de ceux admis dans l’enseignement secondaire, c’est la série des 40 « choses » élues en tant qu’objets de savoir. On peut repérer, grosso modo, les groupes suivants. Il y a d’abord un groupe d’objets naturels inertes (le charbon, la houille, le verre, l’ardoise, l’eau…) -  ce à quoi on s’attend. Puis un groupe d’objets naturels vivants et animaux (le chien, la tête de lapin, l’œuf de poule, les os…). Puis des objets naturels vivants et végétaux (la pomme de terre, le haricot, le poireau, la cerise…). Ensuite des objets artificiels consommables, résultats d’une activité de fabrication (le vin, le pain…). Et enfin des objets artificiels utilitaires ; et c’est là qu’on découvre, parmi des choses comme le clou, le soulier ou l’enveloppe de lettres, des objets appartenant à l’univers scolaire lui-même : le papier, le crayon, l’encre, la craie, le cahier et le livre, la gomme à effacer… Parler d’objets familiers, prélevés dans l’environnement quotidien, n’est donc pas un vain mot. Je donne un exemple, sans doute courant, ce qui se confirmera plus loin : la houille. Voici quelques extraits du canevas (p. 44-49).

     

    En introduction : « La houille, ou charbon de terre, est une matière charbonneuse et schisteuse dont la comparaison avec les autres charbons et avec l’ardoise est fort instructive… »

    Matériel : « - Un morceau de houille devant chaque élève. – Une bougie.- Une terrine pleine d’eau.- Du savon.- Un morceau de coke.- Un échantillon de charbon de cornue, et, au besoin, quelques dérivés des goudrons de houille. »

    Et les questions :

    - Question : « Que pouvez-vous dire de la houille ?

    - Réponse : La houille est noire comme le charbon de bois ou la braise (…)

    - Question : On lui donne encore le nom de charbon de terre. Pourquoi ?

    - Réponse : Parce que c’est une matière charbonneuse qu’on tire de la terre (…) »

    Suit une explication scientifique du maître (je la reprends plus loin)

    - « Enfoncez l’ongle dans un morceau de houille (…)

    - Essayez de dessiner avec du charbon de terre (…)

    - Chauffons un morceau de houille à la flamme d’un bougie. Mais tout d’abord rappelons comment ont brûlé le charbon de bois, le fusain et la braise… », etc.

     

    La logique didactique à l’œuvre est bien celle que nous avons saisie dans le texte d’O. Gréard sur Froebel. C’est la logique dite par les pédagogues « intuitive », la logique d’une approche qui privilégie le contact sensoriel avec les choses environnantes. On commence par la forme, la couleur, le nom, etc., des objets. Je redis qu’à la méthode de Froebel a été accolée l’expression d’« enseignement par l’aspect ». Dans sa conférence à l’exposition universelle de 1878 que je citais plus haut, Buisson tire d’un manuel l’exemple de la règle d’écolier (approchée par le genre : « un objet d’école », puis les parties : « elle est sans parties », puis les qualités : « c’est un prisme », etc., p. 340-341). Le manuel de R. Godefroy vient de nous renseigner sur la présence d’objet de l’univers scolaire. Mais, à nouveau, n’oublions pas que le versant d’observation débouche sur un versant expérimental, qui est le propre des leçons de choses dispensées aux élèves plus âgés de l’école primaire. C’est ainsi qu’une leçon modèle présentée par l’instituteur Bouillette, d’Antouillet (je retourne dans la Seine-et-Oise), lors d’une conférence pédagogique tenue le 4 avril 1894 devant les instituteurs du canton de Montfort l’Amaury, propose un ensemble d’expériences relatives aux propriétés de l’air – avec une bouteille, une bougie, un œuf cuit dur, un  morceau de vitre… (in Bulletin annuel de la Société populaire d’encouragement à l’enseignement primaire, moral et civique du canton de Montfort l’Amaury, 1894 ; AD Yvelines, 37 T 327 ; également citée dans R. Crozet, op. cit., p. 269).

    Tout cela, j’en suis sûr, ravive pas mal de souvenirs chez les plus âgés d’entre nous. Certains de ces souvenirs conduisent au célèbre manuel de lecture courante, l’immense best seller scolaire de la Troisième république, Le tour de la France par deux enfants, dont l’auteur était Mme Fouillée, alias G. Bruno (référence à Giordano Bruno, l’astronome grillé vif sur le buché de l’Inquisition, en 1600, à Rome, pour avoir proclamé l’infinité de l’univers). Ce livre, publié pour la première fois en 1877, raconte le voyage des deux jeunes garçons qui, pour fuir l’Alsace annexée en 1870 par les Prussiens, sont partis à travers les chemins qui traversent  toutes les provinces françaises, pour retrouver leur famille éloignée. Construit sur le modèle des manuels de leçons de choses, l’ouvrage offre aux lecteurs, chapitre par chapitre, avec force images suggestives (un nouveau type de manuel, donc), une vision quasi touristique des lieux typiques où les deux petits marcheurs mettent les pieds  (touristique au sens du tourisme culturel d’aujourd’hui), tout en fournissant une approche des ressources, des activités, et aussi des monuments, etc., qui signent l’identité de la « petite patrie » en question. C’est ainsi qu’on aborde, en Lorraine, les rivières et les poissons, ou les vaches et le lait ; en Dauphiné, les mûriers, les vers à soie et le travail sur les cocons ; dans le Nord, les raffineries de sucre et la machine à filer le lin (sans parler des données historiques locales, très prégnantes dans la perspective patriotique)…

     

    Ici se pose une question. En parlant des difficultés rencontrées par les instituteurs qui se mettent dans le cas d’adopter les pratiques nouvelles, j’ai dit, dans la séance 7, que le savoir scolaire, comme savoir abstrait, ou conceptuel, et décontextualisé, était voué à supplanter les savoirs empiriques et contextualisés, donc pouvait entrer en conflit avec la mentalité des enfants issus des classes populaires, à la ville ou à la campagne. Or, apparemment, il se passe ici l’inverse, puisque la leçon de choses en appelle effectivement à des objets culturels et des savoirs familiers tirés du monde environnant, tirés de l’univers pratique dans lequel vivent les enfants, où ces objets sont aisément accessibles et compréhensibles. Ceci inflige-t-il un démenti à ma définition précédente ? Je réponds que non car, en réalité, l’idéal de la leçon de choses, son ancrage dans le quotidien et les notions non réfléchies, a justement pour fonction de faire accéder, dans un second temps, à la généralité et l’abstraction scientifiques. Il s’agit donc bien de conduire les élèves au registre des démonstrations relatives aux phénomènes et à leurs liens, c’est-à-dire à la formulation des lois scientifiques fondées sur des preuves. C’est même cela, la force de la leçon de chose, en ce temps où l’évolution pédagogique affronte le conflit décisif de la culture intellectuelle avec les cultures sociales ambiantes. Je prends pour exemple ce que je n’ai pas encore extrait du recueil du professeur Godefroy : les explications fournies après et en fonction des réponses des élèves aux questions de leur maître. Pour souligner l’importance de ces textes, l’auteur leur a accolé un liseré ondulé. Ce sont des textes davantage explicatifs que descriptifs cette fois, et on peut y voir la marque du saut qualitatif que l’élève est invité à accomplir pour se hisser à une attitude mentale qui, dépassant le contact sensible avec les choses, développe un raisonnement logique à propos des phénomènes observés, et met ainsi en œuvre une procédure logique. C’est donc une attitude moins spontanée que l’observation sensorielle pure et simple, mais qui atteint un plus haut degré de compréhension. Je reproduis le propos que le maître est censé tenir à ses élèves sur la houille, après avoir obtenu d’eux les réponses à ses premières questions sur l’aspect du morceau (la couleur, etc.) qu’ils tiennent dans leur main :

     

    « Le charbon de terre présente à sa surface des régions mates et des régions brillantes, comme vernies. Les régions mates semblent un peu poussiéreuses. Les régions brillantes forment des bandes irrégulières, à peu près parallèles, qui font d’abord penser aux objets polis par le frottement. (…) Cependant en y regardant de plus près, on s’assure que le brillant du charbon ne peut être dû au frottement, car on l’observe dans la masse même des morceaux de houille, en des points protégés contre tout contact avec l’extérieur… »

     

    b) La nécessité de questionner les élèves.

    Pour donner des indications sur la seconde composante de la leçon orale telle qu’investie sur le terrain de la leçon de choses, la composante du questionnement, du dialogue (dialogue très réglé et guidé, entendons-nous bien : il ne s’agit pour les élèves que de répondre à des questions précises du maître face aux objets et aux expériences), je puis m’approcher cette fois des normes d’usage. En voici une vision d’autant plus intéressante qu’elle s’étaye (pour nous, c’est une fois de plus), sur l’opposition de l’ancien, la lecture-récitation-copie, et du moderne, la parole-interrogation-restitution avec rédaction. C’est un article de la Revue pédagogique de 1885 (t. VI, n°1, p. 53 et suiv.), qui relate une visite d’inspection, effectuée par un certain G. J. Celui-ci est entré successivement dans deux écoles, dont il dit que chacune caractérise un type. Le mauvais type, d’un côté, c’est l’ancien ; et le bon type, de l’autre côté, c’est le nouveau.

    Dans la première école, où il est arrivé à 9h du matin, il a découvert une salle mal tenue, dont certains bancs étaient inoccupés, indice patent d’une trop faible fréquentation donc d’un maître qui ne suscite pas l’intérêt des familles. En entrant, l’inspecteur a trouvé des enfants qui n’avaient pas subi l’inspection de propreté. Face à eux se tenait l’instituteur, assis à son bureau, son chapeau sur la tête (en juin, précise l’inspecteur scandalisé par un tel laisser-aller!), faisant à sa première division la dictée (terme qui ne désigne pas l’exercice d’orthographe que nous connaissons, mais la transcription routinière de la leçon du jour, ou de la semaine) tandis que les élèves des deuxième et troisième divisions, censés copier une page, s’occupaient en réalité à découper du papier et à entailler les tables. Au fond se tenaient deux femmes du village, tricot à la main, à attendre que l’instituteur se libère et leur « fasse la lettre » dont elles avaient besoin ce jour-là. Dans cette école, le cahier de devoir mensuel était inconnu (vous vous souvenez de ce dispositif officiellement exigé en 1882 : j’en ai parlé dans la séance 6). Et dans les autres cahiers ? L’inspecteur a trouvé

     

    « d’interminables copies, d’une, de deux, jusqu’à deux pages et demi, prises à tort et à travers dans des livres d’arithmétique et de géographie ».

     

    Donc : pas de devoirs méthodiquement gradués ; pas de traces de corrections du maître, pas de notes marginales. Et bien sûr, pas de préparations de la classe. Conclusion de l’inspecteur, nous sommes « en pleine routine ». De plus, l’armoire-bibliothèque était vide, sous prétexte, que personne ne lisait dans le village. Je note au passage que nous discernons à travers ces critique le schéma normal de la pratique nouvelle que j’ai dessiné (mais qui reste à concrétiser) dans la séance 7 : préparation, exposé, exercices ou devoirs (donc aussi corrections, très importantes également).

    Alors, par opposition, qu’a vu l’inspecteur dans l’autre école, du hameau voisin ? Tout d’abord ceci : une salle agréable, ornée de tableaux, d’images et d’inscriptions, et où toutes les places étaient occupées, par… des enfants propres ; au plafond, une rose des vents. Ensuite, voilà ce qui nous intéresse plus particulièrement ; c’est une leçon sur la houille (qui devait donc être dans les objets les plus accessibles). A ce moment, le maître est

     

    « au milieu de ses élèves, tenant un morceau de houille dans une main, et un tableau d’images (produits de la houille) dans l’autre, et faisant une leçon de choses ; c’est intéressant, attrayant, vivant ; il sait se mettre à la portée des enfants qui sont suspendus à ses lèvres, qui prennent part à la leçon ; c’est à qui répondra le premier à la question du maître. » (p. 55)

     

    A la fin de l’heure, poursuit l’inspecteur, le maître fit répéter aux enfants ce qu’ils venaient d’entendre, puis il leur demanda de l’écrire pendant qu’il s’occuperait du Cours supérieur. Sur le bureau, il y avait un carnet de préparation dans lequel dans lequel  étaient notées, de façon laconique parfois, mais développée d’autres fois, les activités du jour. Quant aux cahiers des élèves, remplis de devoirs courts et gradués, ils étaient « revus avec soin » et comportaient sur chaque page la trace de la correction du maître (toujours, donc, le schéma normal que je rappelais plus haut). Tout ça, estime l’inspecteur, est donc excellent. D’ailleurs, dans cette école, tous les enfants lisaient et comprenaient ce qu’ils lisaient : leur bibliothèque étaient riche  d’une « une centaine de volumes ».

    Un récit éloquent au total. Remarquons que, pour la mauvaise école, le mot « routine », terme très dépréciatif, désigne l’ancienne habitude et non pas la nullité personnelle du maître. L’étude de Jacques Gavoille sur le département du Doubs mentionne une expression que je n’ai pas moi-même rencontrée, mais qui est tout aussi parlante : « faire sa classe à la vieille »… (J. Gavoille, Du maître d’école à l’instituteur. La formation d’un corps enseignant du primaire…, P.U. de Franche-Comté, Besançon, 2010, p. 265). Ensuite, versant positif, il se confirme que la leçon de choses, par opposition à l’activité de copie, exige un exposé oral qui, surtout, comporte cette phase dialoguée que je cherche à saisir, avec des questions que le maître adresse à ses élèves pour guider leur observation d’un objet, même si l’observation s’appuie aussi sur des images livresques (des lectures peuvent également intervenir). L’important c’est cela, les élèves qui  « prennent part à la leçon ». Nous constatons en plus que les élèves, après la leçon, devront rédiger un texte résumant ce qu’ils ont retenu, cette rédaction étant elle-même préparée par un moment oral collectif ayant pour but de produire une synthèse (je parle avec des termes d’aujourd’hui). C’est par conséquent le rapport entre l’observation de l’élève et les questions du maître qui fait que la leçon de choses et une variante de la leçon orale.

    Voici maintenant un cas similaire, peut-être encore plus proche d’une réalité quotidienne. Je le trouve à nouveau dans l’ouvrage de J. et M. Ozouf, La république des instituteurs, op. cit., p. 276. On est toujours avant 1914. C’est un instituteur de Salbris, dans le Loir-et-Cher, qui a sollicité un apiculteur nommé Morin. La situation ressemble à celle dans laquelle nous avons vu engagé cet autre instituteur évoqué par Marc Villin et Pierre Lesage (dans  La galerie des maîtres d’école…, op. cit.),  moins attiré toutefois par la nouveauté, mais qui est allé avec sa classe à la rencontre du maréchal-ferrant. L’instituteur de Salbris, quant à lui, a pris langue avec l’apiculteur pour que celui-ci accueille sa classe, une trentaine d’enfants de 11 à 14 ans. Il voudrait que ses élèves comprennent la manière dont le spécialiste s’y prend, par les manipulations appropriées des ruches, pour favoriser le travail des abeilles et augmenter la production de miel. Cet instituteur, pour répondre à la demande de J. Ozouf, a donc rédigé sur cet événement ancien un assez long texte, ce qui laisse penser qu’il y voit une activité typique de ce qu’il estime avoir été son excellence professionnelle, d’où une fierté qui s’attache à cette manière pédagogique difficile et nouvelle, réussie en l’occurrence, et qui dû le distinguer parmi ses collègues, les plus nombreux à ne pas avoir encore acquis ce niveau de compétence (je redis qu’il ne faut pas croire que ce soit très répandu à cette époque, même si l’histoire a validé la démarche) :

     

    « Je préparai de mon côté cette démonstration en parlant au préalable à mes écoliers de la vie des abeilles, et du rôle de la reine, des bourdons et des ouvrières dans la ruche (…). M. Morin avait disposé en ordre dans son atelier une ruche complète, une ruche démontée, une ruche avec fenêtre pour étude du travail, et une vieille ruche traditionnelle, des gâteaux de miel, du miel liquide, du miel figé, et un extracteur centrifuge du miel, avec l’appareil pour les fabriquer, tout ce qu’il fallait pour comprendre aisément l’exposé simple, concret, qu’il nous fit. Parfois, je sollicitais un complément d’explication. Et mes écoliers, pendant ce temps – ils en avaient l’habitude – prenaient notes et croquis. »

     

    Je retiens la dernière phrase de cet extrait : les écoliers ont l’habitude de prendre des notes et de faire des croquis. C’est une autre modalité de l’interaction  qui s’établit entre les élèves et le maître – ou la personne occasionnellement porteuse du savoir. Cette façon de faire, surtout dans une situation extra scolaire, se rapproche beaucoup - disons que nous sommes là sur le seuil - de ce qui se voudra bientôt une « pédagogie nouvelle », notamment celle imaginée et pratiquée par Célestin Freinet après la guerre de 1914. Soyons persuadés que le courant de réforme pédagogique du début du XXe siècle (je lui consacrerai un envoi bientôt) est ici constitué.

    Mais c’est une autre raison de mesurer la difficulté de la leçon de choses et plus généralement de la leçon orale, donc le caractère minoritaire des instituteurs qui déploient ces démarches au lieu de s’en tenir à l’ancienne manière livresque, ou bien de réduire la leçon de choses et le dialogue avec les élèves à un  commentaire de livre et d’images… Sur ce point, puisque j’ai cité l’étude de J. Gavoille, j’en profite pour dire que ses constats sur les instituteurs du département du Doubs entre 1870 et 1914 sont tout à fait similaires à ceux que l’on peut faire, pour la même période, sur le département de Seine-et-Oise, que j’ai plus précisément examiné. J. Gavoille explique que le principe de la leçon de choses est encore mal compris dans les années 1880, si bien que les inspecteurs du Doubs, comme la plupart de leurs collègues des autres départements, soyons-ne sûrs, ne cessent pas d’intervenir pour rappeler ce qu’ils estiment être le bon sens pédagogique : qu’on ne fait pas de leçons de choses sans choses, qu’on ne fait pas une leçon sur le coton sans un échantillon de coton, qu’on ne fait pas de leçons de botanique en hiver, etc. (J. Gavoille, Du maître d’école à l’instituteur…, op. cit., p. 291). Voir aussi, du même auteur, son ouvrage précédent, L’école publique dans le département du Doubs, 1870-1914, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 267-268).

     

     

     

     


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  • Séance 11

     

    CHAPITE III

     

    La LEçON ORALE  en PRATIQUE

     

     

     

     

    J’ai indiqué (séance 8), lorsque je parlais de l’histoire – mais c’est aussi le cas des sciences -, que la pratique effective de la leçon orale assume toujours trois phases précises, essentielles, qui sont toutes les trois très observées, évaluées, pour ne pas dire surveillées par les inspecteurs, et qui sont : 1. la phase de la préparation, 2. la phase de l’exposé avec questionnement des élèves, et enfin 3. la phase des exercices, écrits et oraux, destinés à fixer dans l’esprit des élèves les connaissances et les notions préalablement exposées et expliquées. Un instituteur de Méry-sur-Oise a parfaitement énoncé la norme de cette pratique, en écrivant, en 1890 :

     

    «  Une sérieuse préparation de toutes les leçons, des interrogations fréquentes et générales, l’usage du tableau noir et des révisions périodiques constituent  le fonds de l’enseignement. » (cité par R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 238.)

     

    Je vais donc maintenant décrire ces trois phases successivement. Il est hors de doute que je vais ainsi retrouver certaines des données exposées dans les précédentes séances à propos des leçons d’histoire et de sciences ; mais ce sera maintenant pour porter mon analyse de l’évolution pédagogique à un niveau plus global.

     

    Remarque.

    Quelles sont les sources disponibles pour mener à bien cette enquête ? J’en ai indiqué quelques-unes, en passant ; je voudrais être un peu plus précis avant de poursuivre. Il y a, en gros, trois types de documents facilement accessibles et contenant des données probantes, nombreuses, donc suffisantes, sur les pratiques de classe ordinaires. En premier lieu, les récits d’instituteurs produits dans diverses situations, les uns relevant d’un projet autobiographique propre des auteurs, d’autres étant sollicités pour enquête ou autre (voir les ouvrages de J. Ozouf et de J. et M. Ozouf ; voir les mémoires de 1861, que j’ai étudiés dans mon livre Instituteurs avant la République). En second lieu, toujours conservés aux archives départementales ou nationales, ou bien dans un musée départemental comme celui de Saint-Ouen l’Aumône, les textes ou traces de processus administratifs. Je pense aux textes officiels émanés des sphères gouvernementales et des hautes autorités, et relatifs aux institutions et à leurs programmes d’enseignement (comme ceux qui concernent les écoles normales) ; tels sont aussi les rapports d’inspection, rédigés par des inspecteurs généraux ou départementaux, les procès-verbaux de conférences pédagogiques, les comptes-rendus d’événements ou de réunions professionnels (exemple : des situations de formation ou de préparation d’examen). En troisième lieu, sans doute moins concrets et plus généraux, mais contenant des indices intéressants, les interventions et discussions recueillies dans les ouvrages ou revues spécialisées sur les diverses questions soulevées par les incitations officielles et leur réception par les acteurs « de terrain » (matières d’enseignement, finalités de l’instruction, tâches du maître, tâches des élèves, discipline, etc., etc.) : j’ai signalé en ce sens mon intérêt pour la Revue pédagogique des années 1880 et 1890 – une revue très importante dont j’ai déjà eu l’occasion de regretter que les spécialistes lui accordent peu d’intérêt, surtout comparativement aux deux éditions du Dictionnaire de pédagogie dirigé par F. Buisson (que je ne néglige certes pas ici). Quoi qu’il en soit, ces sources ont l’avantage de nous donner un point de vue décentré, disons : davantage national.

    En donnant ces indications, je crains de faire sourire les érudits, car je suis évidemment très loin d’être exhaustif ; je souhaite simplement vous renvoyer au minimum exigible, et dont tout le monde peut affronter facilement l’épreuve. Ce minimum est toutefois extensible, et, pour les besoins de telle ou telle enquête, on peut toujours repousser ne seraient-ce que les limites géographiques. Pour ma part, je n’ai pas éprouvé le besoin de le faire, et, je me suis contenté, satisfait oserai-je dire, je l’ai avoué antérieurement, du département de ma résidence, l’ancienne Seine-et-Oise, où l’on a la chance de disposer du travail de défrichage très complet de R. Crozet. Pour ce qui tient au problème qui m’occupe, puisque je me suis efforcé d’intégrer un point de vue  plus « national », je fais le pari, très raisonnable il me semble, qu’une exploration d’autres dépôts d’archives, dans d’autres départements, ne me déjugerait pas sur l’essentiel. J’en ai la confirmation avec les travaux de J. Gavoille sur le département du Doubs (cités dans la séance précédente). Cela dit, je ne peux qu’encourager les bonnes volontés à entrer dans la masse de documents disponibles, qui doit recéler bien des précisions utiles et des possibilités de trouvailles. Le Musée national de Rouen a versé aux Archives nationales (à Pierrefitte désormais), une série de monographies sur des établissements scolaires, surtout secondaires je le suppute, et, à ma connaissance, cette série est encore vierge de toute investigation : c’est la série 71 AJ 22 et suiv… avec 71 AJ 38 et suiv… pour la Troisième république. Avis aux amateurs (et faites-moi signe si vous avez des velléités) !

    Aucun de ces documents ne peut être pris sans un examen critique qui puisse en mesurer la portée et qui permette, comme il se doit, de relativiser les informations qu’il contient. Rien ne parle directement, dans la plus parfaite transparence. C’est la raison pour laquelle j’insiste tant (et je n’ai pas fini de le faire) sur les décalages existants entre ce qui se fait dans les classes et ce que nous en disent les textes, même les plus proches des écoles et des instituteurs. Ce décalage est en soi un objet historique et pas seulement une gêne à évacuer. C’est la différence, contextuelle, entre les usages normaux, c’est-à-dire moyens (je parle de « normes d’usage »), et les normes théoriques, c’est-à-dire les idéaux et les principes énoncés par les textes dans le discours pédagogique, et appuyés soit  sur une analyse savante, soit  sur une description concrète mais bien choisie, comme la leçon modèle racontée par Lavisse, ou toutes ces leçons d’excellence effectuées par des instituteurs à la pointe de leur corporation, et valorisés par les inspecteurs.

     

    I) PREPARER UNE LEçON

     

    Je retourne aux faits que je voudrais isoler et analyser. Avant tout, il ne faut pas oublier que la préparation d’une leçon, si elle est requise par le déroulement même de la leçon nouvelle manière, est cependant, comme acte nouveau, une tâche  supplémentaire – et lourde - du métier d’instituteur (ce que je dis là est l’un des éléments de contexte à prendre en compte). Cette exigence était manifestée dans le travail de ce professeur qui, au Musée pédagogique, entraînait ses auditeurs à l’examen du professorat des écoles normales. L’ancienne manière d’enseigner, disons, pour simplifier, par lecture chorale, ne supposait aucune tâche de cette sorte. En revanche, dès que la norme de la leçon orale a commencé d’être diffusée, sa présentation a été associée à l’exigence de la préparation. C’est ainsi qu’un guide pédagogique pour les maîtres publié sous le second Empire et longtemps réédité par la suite, celui d’Eugène rendu (Manuel de l’enseignement primaire. Pédagogie théorique et pratique) affirme «… pour parler, il faut se préparer » (p. 131, édition de 1881, remaniée par  l’Inspecteur  de l’instruction primaire A. Trouillet).

    A quoi sert de préparer une leçon orale ? A prévoir les notions abordées et la façon de les aborder, autrement dit à établir un plan détaillé, déterminer la teneur et la durée des différents moments, construire les enchaînements, choisir le vocabulaire, tout en rattachant la leçon aux leçons précédentes. On parle aujourd’hui dans le même sens de « séquences » à élaborer. Ce faisant, on sait à l’avance ce qu’il sera utile d’inscrire au tableau noir, ce qu’il faudra mettre sous les yeux des élèves tout au long de l’exposé, et quels seront en fin de parcours les exercices destinés à conclure la leçon donc aussi les devoirs éventuels à effectuer en dehors de l’école.

    La démarche ainsi résumée est prônée par les inspecteurs, et, je l’ai dit, très précisément examinée par eux (de même que la correction des devoirs) lors de leurs visites. En pratique, les préparations, plus ou moins détaillées, sont notées par les maîtres sur des carnets ou même sur des fiches. Il se peut en plus que le directeur d’une école ait lui aussi visé les préparations de ses adjoints. Les instituteurs des années 1890 sont également tenus de montrer le « journal de classe » dans lequel ils ont théoriquement restitué après coup leurs leçons quotidiennes (c’est une nouvelle acception du terme « journal de classe », qui a d’abord désigné des modèles d’emplois du temps). Il y a de nombreux exemples de ces mises en œuvre dans la monographie de R. Crozet sur la Seine-et-Oise vers 1900. Un instituteur de Vaucresson, Octave Sassier, précise que

     

    « La classe est préparée chaque jour avec soin sur un carnet spécial. Le plan des leçons est indiqué et les devoirs qui suivent (exercices de français, d’arithmétique, d’écriture) résument ces leçons et en sont l’application constante » (cité par R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 232).

     

    Dans ce département de Seine-et-Oise, un règlement pour les écoles primaires et les écoles maternelles, concocté par l’Inspecteur d’Académie, par les inspecteurs primaires et le directeur de l’Ecole normale de Versailles, fut édicté en juillet 1894, en lien avec les instructions officielles de 1884. Ce document, avalisé par le Conseil départemental de l’Enseignement primaire, est gros de 130 pages (c’est en fait un code théorique et pratique complet, et, surtout, un texte dont l’application devenait quasi obligatoire), et il contient un programme détaillé, mois par mois, pour chaque niveau de la scolarité, et pour chaque matière enseignée, avec, en plus, ces fameux modèles d’emploi du temps qui devaient épargner tant de calculs donc grandement simplifier la tâche des instituteurs. Dans la préface, l’Inspecteur d’Académie affirme compter sur l’esprit d’initiative des maîtres et des maîtresses et il se dit persuadé qu’

     

    « Ils suivront une méthode vraiment agissante, c’est-à-dire une méthode qui s’appuie, pour agir avec succès, sur une sérieuse préparation de toutes les leçons [je souligne] sur un choix toujours éclairé de divers exercices, qui soit capable d’éliminer tout ce qui n’est pas essentiel et d’adapter à l’auditoire la leçon ou le devoir qui lui convient, qui a recours à des interrogations  fréquentes et générales, à l’usage presque continu du tableau noir, enfin à des révisions périodiques faites non au hasard mais d’après un ensemble harmonique de connaissances acquises… » (cité par R. Crozet, op. cit., p. 223).

     

    Ce texte synthétise complètement les injonctions des autorités dans le contexte de ces incitations à la leçon orale : d’abord préparer la leçon, et donc prévoir les exercices - c’est le premier problème dont je m’occupe en ce moment ; mais aussi, à la suite : interroger les élèves (au sens de questionner en vue de l’adaptation de l’exposé aux connaissances spontanées des enfants, ceci pour ne pas confondre avec une performance à évaluer), utiliser le tableau, revoir les connaissances acquises. Nous sommes bien chez nous, je veux dire, dans notre modernité pédagogique.

    Le fait que ces préconisations soient indéfiniment répétées nous démontre la fermeté de la norme ainsi promue ; mais, évidement, cela peut aussi nous indiquer la difficulté qu’éprouvent les instituteurs à intégrer la démarche (dont j’ai dit qu’elle modifie et alourdit sensiblement la « professionnalité » ancienne). A nouveau, il faut penser aux décalages entre la norme officielle et les normes d’usage, les pratiques. C’est ce que l’on peut comprendre en lisant le procès verbal d’une conférence pédagogique tenue en 1900 dans la première circonscription de Versailles. Très certainement, c’est l’inspecteur qui intervient, et comme il intervient longuement, avec force détails, on peut présumer qu’il s’efforce de convaincre des administrés sceptiques, ceux parmi les maîtres qui se débarrassent de leur obligation en griffonnant à la hâte sur une feuille le minimum de renseignements relatifs à ce qu’ils font dans leur classe :

     

    « Préparer sa classe,  ce n’est pas inscrire sur un carnet le titre des leçons et des devoirs de chaque jour. Ce n’est pas faire une compilation hâtive de matériaux pris à l’aventure dans des livres ou des journaux scolaires. / La préparation doit porter l’empreinte personnelle du maître. Elle résulte donc : / 1° d’une préparation constante et générale ; / 2° d’une préparation immédiate et particulière ; / 3° d’une préparation matérielle. / La préparation constante se fait (…) par l’étude régulière des ouvrages et journaux pédagogiques (…) / La préparation immédiate nécessite tout d’abord quelques instants de recueillement, de réflexions, pendant lesquels le maître se souvient, prévoit et choisit. / Puis sur un carnet spécial, il inscrit le plan des leçons, les points sur lesquels il aura à insister, les observations, jugements, rapprochements qu’il devra provoquer, enfin les devoirs et exercices d’application. (…)  / La préparation matérielle consiste à réunir à l’avance les livres, cartes, images, objets destinés aux expériences et démonstrations à préparer sur le tableau noir les textes ou croquis, etc. » (Bulletin départemental  de l’Enseignement primaire de Seine-et-Oise, n° 3, 1901, reproduit par R. Crozet, Les instituteurs…, op. cit., p. 580.

     

    J’ajoute à la lecture de cet extrait le constat que la tâche de préparation y est clairement inscrite dans la perspective de la leçon orale, et, de façon remarquable pour nous, il s’agit d’une leçon orale tout aussi clairement attachée à un projet intellectuel où sont proposées aux élèves « expériences et démonstrations » (souvenez-vous de mes remarques sur le versant expérimental et donc explicatif des exposés de connaissances qui sont présentées comme des connaissances rationnelles).

     

    Je reviens maintenant sur un élément important mais que j’ai laissé de côté jusqu’à présent. A plusieurs reprises on a vu apparaître, déjà ci-dessus, mais aussi sous la plume d’un instituteur de Méry-sur-Oise que j’ai cité pour introduire mon propos d’aujourd’hui, ou bien encore dans le règlement académique de la Seine-et-Oise, on a vu apparaître, disais-je, l’exigence pour le maître de faire usage du tableau noir, et d’en faire usage de manière « presque continue »… Ceci se comprend aisément car, dans la perspective de la leçon orale, le tableau est l’indispensable support matériel où s’inscrivent les résumés, les énoncés des problèmes, les maximes de morale, les modèles d’écriture (à commencer par la date du jour à recopier sur les cahiers), etc. Vers lui, grâce à l’alignement des tables et des bancs, convergent tous les regards. C’est dire qu’il marque la solidarité de la leçon moderne avec le mode d’enseignement dit « simultané », dans lequel, par définition, tous les élèves écoutent et regardent la même chose, avant d’effectuer en même temps les mêmes exercices. Le tableau mobilise l’attention nécessaire.

    Le tableau, en effet, vulgarisé par les promoteurs de l’enseignement simultané, les frères des écoles chrétiennes (on le voit très souvent dans les gravures du XIXe siècle qui représentent des écoles congréganistes), s’est vite imposé comme une base de la pédagogie moderne, orale au sens qui nous intéresse ici. On l’a donc décrété obligatoire par de nombreux textes officiels. Dès la seconde République, un règlement pédagogique du 17 août 1851 prévoit dans son article 10 : « Il y aura dans l’école au moins un tableau noir destiné à des exercices d’écriture, d’orthographe, de calcul et de dessin linéaire… ». L’injonction est reprise en 1865 pour la réforme des écoles de la Seine mis en place par O. Gréard ; et on la retrouve dans le décret du 29 janvier 1890, un règlement d’administration publique « sur le matériel obligatoire d’enseignement, les livres et les registres scolaires dans les écoles publiques », où le tableau noir est mentionné dans l’article 1er, en tête donc, avant l’armoire-bibliothèque, le tableau du système métrique, la carte murale de France et… l’étoffe nécessaire à la couture dans les écoles de filles (article «  « Matériel d’enseignement », Nouveau dictionnaire… de F. Buisson,  1913, p. 1246-1248).

     

    Pour saisir tous les ressorts de la préparation de la leçon, je retourne au département de Seine-et-Oise. Le procès verbal d’une conférence pédagogique tenue le 9 avril 1894 dans le canton de l’Isle-Adam est tout à fait explicite. On nous dit que ce jour-là, devant les instituteurs assemblés, deux leçons ont été données à des élèves, par deux maîtres tirés au sort (c’est l’usage qui s’est répandu à cette époque, j’en ai parlé séance 8 à propos des conférences du Musée pédagogique). La première leçon, effectuée par M. Rousselle, instituteur à Persan, était une lecture expliquée au cours moyen 2ème année ; l’autre leçon, effectuée devant les mêmes élèves par M. Peteau, instituteur à l’Isle-Adam, était une leçon de géographie sur les Pyrénées. Cette dernière leçon est résumée par le procès verbal de la façon suivante (je cite presqu’en entier le texte reproduit par R. Crozet, p. 578 : c’est un texte que je vous propose de considérer comme un document typique de ce que j’ai qualifié de « bonne pratique » de la leçon orale) :

     

    « Une carte muette (…) préalablement tracée au tableau noir, avec des crayons de différentes couleurs, indique d’une façon très nette les parties de la leçon qui vont être l’objet des développements les plus importants. / M. Peteau rattache la présente leçon à la leçon précédente - ainsi que l’exige une saine pédagogie – et commence son exposé d’après un plan bien arrêté :

    1er Situation de la chaîne, étendue, etc.

    2e Aspect général, comparaison avec les Alpes.

    3e Contraste des versants, explication par le régime des pluies.

    4e Division des Pyrénées en trois parties.

    5e Description détaillée de chaque partie, avec énumération des massifs, cols, cours d’eau, contreforts, etc.

    6e Faune, flore, richesses minérales, productions de la région.

    Le maître montre et inscrit au fur et à mesure sur la carte les pics, cours d’eau, villes, etc., qu’il nomme. Il donne fort à propos des détails qui soutiennent l’attention des enfants. Ceux-ci sont ensuite interrogés ; ils répondent d’une façon très satisfaisante. Après quoi ils concourent avec le maître à la rédaction sur le tableau noir d’un tableau synoptique résumant la leçon et présentant sous une forme concise les notions qui doivent être confiées à la mémoire. Les élèves ayant les indications nécessaires pour faire un devoir personnel, quittent la salle à 11 heures et demie ».

     

    Ce document indique clairement les conditions préalables et fondamentales de la pratique nouvelle, avec l’usage du tableau noir et le rôle du plan d’exposition ; et là aussi, à nouveau, les autres conditions de l’acte d’enseignement moderne : l’exposé aidé par le plan et la carte peu à peu renseignée, le caractère vivant d’une parole qui n’est pas avare de détails, l’interrogation des élèves, la rédaction d’un résumé sous forme de tableau synoptique (moment final où la mémoire est sollicitée), la prescription, enfin, d’un « devoir personnel ». Le tout confirme ma ligne de description, que je puis donc rappeler à nouveau : ici, pas de lecture préalable mais un exposé oral savant et explicatif (voir notamment le point 3e du plan ci-dessus), lequel oral recourt aussi bien à un échange de questions et de réponses avec les élèves ; puis une phase écrite après l’exposé, seul moment où la mémoire est évoquée, et enfin une tâche écrite individuelle.

    Je vous invite une fois encore, comme je l’ai fait un peu plus haut, à mesurer la nouveauté et la difficulté de la pratique ainsi schématisée, si l’on regarde un peu en arrière le métier traditionnel de maître d’école, qui est justement en train de céder sous la pression des normes nouvelles.

    Un autre paragraphe du même procès-verbal indique que les collègues de M. Peteau ont fait porter la discussion sur le moment choisi pour tracer la carte au tableau : certains défendent le dessin effectué préalablement à la leçon, d’autres préfèrent un dessin effectué en cours d’exposé, afin de susciter un intérêt des élèves « au travail de cartographie » (R. Crozet, idem, p. 579).

     

    Remarque (anecdote triste ou amusante, c’est selon)

    Nous venons découvrir une situation qui relève de ce que nous appelons aujourd’hui la formation continuée. C’est une conférence pédagogique durant laquelle un ou deux instituteurs sont amenés à faire devant leurs collègues une leçon que les dits collègues passent ensuite au crible de la critique collective. Situation très parlante pour nous puisqu’elle est propice à des affirmations normatives en rapport direct avec la pratique - dans cette période où des normes théoriques travaillent les normes d’usage. Mais comment les choses se passaient-elles réellement ? Quelles sortes de commentaires les maîtres désignés recueillaient-ils de la part  de leurs collègues, et dans quel esprit ceux-ci s’adressaient-ils à eux ? Nous pouvons penser, sans que cela nous surprenne, que certaines discussions tournaient franchement à l’aigre. Joseph sandre, instituteur à Saint-Julien-de-Civry (Saône-et-Loire), raconte ainsi une séance choquante pour lui, à laquelle il assista lors d’une conférence pédagogique  de 1884, alors qu’il était habituel que la matinée soit consacrée à la lecture de divers mémoires rédigés sur des questions de pédagogie pratique ou théorique (éventuellement à la demande de l’inspecteur), et l’après-midi à la leçon effectuée par un des participants, en relation avec les discussions du matin, par exemple sur telle ou telle partie du programme. Or ce jour là, le sort désigna un instituteur en fin de carrière, nommé Ferrand, qui exerçait à Ozolles, et que J. Sandre présente comme « un homme des plus sympathiques, d’une extrême douceur et d’une excessive timidité ». La réflexion du matin ayant posé la question de l’hygiène et de la propreté à l’école primaire, il fut décidé que la leçon aborderait ce sujet avec des élèves de cours moyen (ceux, bien sûr, de l’école dans laquelle la séance se tenait). Evidemment, poursuit J. Sandre, ce maître trop réservé, mal à l’aise, désemparé par la procédure à laquelle il devait se plier, ne put que se montrer sous un mauvais jour. Il hésita sur son plan, s’enfonça dans des généralités et s’enlisa dans un exposé confus. Il termina exténué, « le visage inondé de sueur »… Et ensuite ? Ensuite… « On s’acharna sur le collègue qui bientôt allait cesser d’appartenir à notre corps ». Autrement dit les reproches fusèrent et tout y passa : absence de plan, exposé incompréhensible, manque de perspective pratique, et… méconnaissance du rôle de la peau - ce sur quoi, précise J. Sandre, tout le monde cru bon de renchérir tant la notion semblait cruciale. Pendant ce temps, le malheureux écoutait, les yeux emplis de larmes, sans même songer à protester, tandis que l’inspecteur, M. Clère, restait silencieux. C’est alors que J. Sandre prit la parole pour défendre son aîné, pour demander à l’assemblée un peu d’indulgence, en relevant quelques-uns des mérites de cet homme que l’émotion avait paralysé et qui sans nul doute eût été bien meilleur seul dans sa classe avec ses élèves…

    Comment devons-nous prendre le cas ainsi relaté ? Devons-nous y voir une absolue singularité ? Sans doute non, et c’est là l’intéressant pour nous. J. Sandre déplore en effet une attitude courante des instituteurs lors de ces démonstrations pratiques. Il a d’ailleurs introduit son récit en affirmant que lors de ces séances :

     

    « … certains instituteurs qui peut-être n’eussent pas fait mieux la leçon que leur collège sur la sellette, n’y allaient pas de main morte, et dans le feu de leurs critiques, oubliaient totalement les convenances, ne s’occupaient en aucune façon des égards dus à un collègue, et en arrivaient à se montrer tout à fait désobligeants. (…) Ce manque de générosité m’a toujours profondément écœuré. » (La classe ininterrompue. Cahiers de la famille Sandre, enseignants. 1780-1960. Hachette, 1979, p. 371-375. Ces textes sont publiés et présentés par M. Ozouf).  

     

    Un mot pour conclure sur le problème de la préparation des leçons orales. Pour remonter un peu en généralité, je voudrais évoquer en outre un article paru La Revue pédagogique, dans son n° 5 du 15 nov. 1882. Il est intitulé « Comment on prépare une leçon d’histoire » (p. 401 et suiv.). Il s’agit d’une conférence prononcée par le dénommé Albert Sorel à « l’école normale supérieure d’institutrices de Fontenay », en juillet 1882 ; mais, en plus des conseils aux futurs professeurs d’école normale, l’article se penche dans un second temps sur les pratiques des institutrices -  pas différentes sur le fond de celles des professeurs. Une fois qu’on a admis la supériorité de la leçon orale sur la lecture d’un écrit (ce qui, nous dit-on, n’exclut pas l’appui sur un livre), l’auteur envisage alors la dimension savante de la performance, c’est-à-dire, au-delà de la présentation des faits, la démonstration des liens de causalité entre les faits, ce qui relève proprement de l’explication historique… C’est juste une confirmation de ce que je vous ai indiqué plusieurs fois, la radicale nouveauté en même temps que la grande difficulté intellectuelle apportée par cet enjeu. En l’occurrence, pour l’enseignement primaire, l’auteur se réclame notamment du Précis d’histoire moderne, de Michelet (publié en 1827).

     

     

     


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  • Séance 12

     

    CHAPITRE III

     

     La LEçON ORALE  en PRATIQUE (suite)

     

     

     

     

    II) UN MAîTRE QUI PARLE ET QUESTIONNE LES ELEVES

     

    J’aborde maintenant la deuxième phase de la leçon orale type, la phase de l’exposé avec questionnement des élèves. C’est une norme dont j’ai déjà donné quelques-unes des formulations générales.

    Tout d’abord, une précision sur la diversité du vocabulaire. Il s’agit tout à trac de « causeries » (terme qui finit d’ailleurs par définir un véritable sous-genre du discours pédagogique ; et c’est pourquoi, sous cet intitulé, on trouve dans la Revue pédagogique de nombreux textes documentaires sur des théories scientifiques, des courants littéraires, etc. : « Causerie sur »… ceci ou cela), ou bien encore, d’« entretiens familiers », de « conversations familières », comme il est dit dans le Cours de pédagogie théorique et pratique, Leçons aux écoles normales supérieures de Fontenay et de Saint Cloud (Paris sd), de Gabriel Compayré,  (p. 383), et ainsi de suite. « Entretien » est un terme utilisé surtout pour les enseignements des petites classes. C’est ainsi qu’est conçu l’enseignement de l’histoire au cours préparatoire, d’après le règlement de la Seine-et-Oise adopté en 1894 (en lien avec les textes ministériels  issus de la loi de 1882) : ce doit être des « entretiens familiers et récits biographiques simples sur les principaux faits et les grandes figures de notre histoire nationale » (cité par R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 264).

    Si la référence au dialogue socratique circule dans ce contexte, elle ne fait certainement pas l’unanimité. En revanche, la possibilité de procéder à des échanges oraux avec les élèves semble d’autant plus admise que ces élèves sont jeunes ; et dans ce cas, ces manières de faire complètent et se combinent avec les réquisits psychologiques de la leçon de choses. En témoigne une abondante littérature que je n’ai pas pris en compte jusqu’ici, parce qu’elle m’éloignerait des données pratiques que je cherche à saisir. Je peux cependant rappeler que les maîtres ou maîtresses qui se trouvent dans cette situation professionnelle sont amenés ou devraient s’obliger à parler à l’enfant lorsqu’ils envisagent de lui apprendre « à se servir de ses sens, de son intelligence, de son raisonnement pour le mettre en état d’augmenter par lui-même son savoir ». La formule résonne singulièrement à nos oreilles, acclimatées au soi-disant « constructivisme » pédagogique (tant apprécié par les uns mais décrié par les autres). Elle est de Georges Pouchet, dans un texte de la Revue pédagogique de 1882 (t. I, nouvelle série, juillet-décembre 1882, n° 5 du  15 nov. 82, p. 448-450), qui reproduit un article intitulé « La leçon de choses dans les journaux de pédagogie ». Dans cet article, cet auteur parle justement des fausses leçons de choses décrites dans certains journaux qui s’emparent d’objets quelconques, puis énoncent deux ou trois phrases destinées aux élèves, avant de renouer insidieusement avec un exposé traditionnel sur un mode purement livresque. C’est dans le même sens que G. Compayré dans son manuel cité plus haut, dénonçant un « abus des leçons de choses », propose de limiter le terme à celles qui portent sur des « objets sensibles qui frappent les yeux des enfants » ; et de telles leçons, explique-t-il plus loin (p. 301) peuvent donner lieu à des « entretiens familiers », lesquels doivent eux-mêmes relever d’une préparation rigoureuse, tout à fait indispensable pour que l’instituteur soit « d’autant plus prêt sur toutes les parties de son sujet que l’imprévu d’une question posée par les élèves pourrait le surprendre et le déconcerter »…

    Pour me dispenser d’autres commentaires sur les fondements psychologiques des didactiques de l’oral, telles qu’elles sont associées à la norme de la leçon de choses, je renvoie à nouveau au discours de F. Buisson dont j’ai déjà cité un passage, qui est une conférence à l’Association polytechnique, reproduite dans la Revue pédagogique de 1883, t. III, n° 7 du 15 juillet. Buisson parle d’abord de l’extension des programmes (p. 7), puis il insiste sur la nécessité  d’« exercer les enfants à se servir de leurs sens, de leurs mains, de leurs yeux, de leurs oreilles » (p. 10 et suiv.), et c’est en ce point que, d’après lui, s’impose un questionnement, dont il donne les linéaments suivants : « Tiens, examine, regarde bien cet objet : vois-tu comment il est fait, en quoi il se distingue de tel autre ? Compare. Sais-tu d’où il vient, comment on l’a fait et pourquoi ? Le voici. Maintenant, regarde-le à nouveau et décris-moi ce que tu as vu… » (p. 10).

     

    Je reviens à un propos plus général. Nous avons bien affaire à une double prescription, comme l’indique la formule à deux étages que j’ai avancée en commençant et que j’avais déjà utilisée, et justifiée. La leçon nouvelle exige en effet, d’abord, que le maître expose une matière (ou une notion, un fait, etc.) sans se contenter de lire, de faire lire puis mémoriser et réciter un texte. Voilà l’essentiel ; c’est le fil conducteur que je suis depuis le début. Mais ensuite, il est admis que, dans le cours de son exposé, le maître s’assure en permanence de l’attention et de la compréhension des élèves et, pour ce faire, qu’il ménage à l’endroit de ceux-ci diverses sollicitations (écritures ou dessins au tableau, recours à l’écriture sur l’ardoise, etc.), et en particulier des moments d’interrogations, pendant la leçon et à la fin, juste après. Dans la leçon modèle sur la houille extraite du guide de R. Godefroy, L’éducation scientifique dans les petites classes (voir séance 10), nous avons constaté, en outre, que les questions (« Que pouvez-vous dire de la houille ? On lui donne encore le nom de charbon de terre. Pourquoi ?...) sont d’autant plus utiles qu’elles désignent des réalités immédiates, donc des réalités observables dans l’environnement, et, du coup, aptes à susciter l’intérêt des enfants. C’est aussi ce qu’il se passe avec la leçon d’histoire relatée par Lavisse au sujet des châteaux forts (voir séance 8). Du reste, l’argument ne concerne pas seulement l’histoire de France et les sciences naturelles. On le voit appliqué y compris aux mathématiques sous la plume d’un professeur du lycée Saint Louis, à Paris, F. Vintéjoux, qui publie dans la Revue pédagogique de 1887 (t. X, n° 3, du 15 mars, p. 223-232)  un article sur l’arithmétique et  la géométrie à l’école primaire, où il ne manque pas de rappeler la destination pratique de ces matières, sur la base desquelles l’enfant pourra mesurer une surface rectangulaire, faire un toisé de peinture ou de menuiserie, cuber une maçonnerie ou un déblai, évaluer la contenance d’un champ, etc. (p. 223).

    J’abuse de votre patience en revenant sur des informations déjà données, sur cette norme qui prescrit de questionner les élèves quand on leur fait une leçon orale ; mais c’est pour mettre en lumière sa grande importance historique. Il faut surtout comprendre que la leçon orale d’école primaire, puisqu’elle comporte, théoriquement, cette manière d’interaction (terme anachronique, j’en conviens), ne peut pas être confondue avec le cours magistral des facultés et des lycées (pratique tardive dans les lycées). J’en dirai un mot plus loin. Mais entendons-nous bien : le mot « interaction » est abusif en plus d’être anachronique s’il évoque une situation d’expression spontanée, à bâtons rompus, sans plan préalable, comme serait un échange impromptu de nouvelles ou de récits. Il y a bien une grande nouveauté dans le fait de susciter une parole des élèves. Mais dans l’idée de la leçon moderne, ces élèves ne sont interrogés que sur un mode fermé, c’est-à-dire de manière à ce que les réponses attendues, les bonnes réponses, amènent nécessairement la notion ou l’argument prévus par le maître (prévus… d’après la rigoureuse préparation qui est, on l’a vu, la phase première indispensable de la démarche ; voir l’exemple de la houille). Bref, le questionnement des élèves est tenu dans de strictes limites et ne s’apparente nullement à ce qui serait une discussion libre. En parlant de discussion, je fais allusion au discours pédagogique actuel, dont on peut se demander s’il est ou non, à cause de son extrême valorisation de la parole enfantine (conforme à la croyance dans la vertu des « interactions », qui obsèdent par ailleurs les théories didactiques), un aboutissement de la leçon orale prônée sous Jules Ferry et les années suivantes. Pour les raisons que je viens de dire, ma réponse est négative (en l’absence d’une étude comparative qui serait bienvenue).  

     

    1) Comment la norme de l’interrogation permanente des élèves est-elle formulée et quels arguments la justifient ?

    Dans la conférence pédagogique du canton de Montmorency (Seine-et-Oise) du 21 novembre 1894, lorsqu’est commenté le règlement adopté cette année là dans ce département, l’inspecteur d’académie, expliquant aux instituteurs les grands principes de méthode qu’il souhaite voir adopter dans toutes les écoles, ne manque pas de citer « le « recours à des interrogations fréquentes et générales ». Ceci désigne  aussi bien les questions posées pendant la leçon que les interrogations adressées après coup, afin de vérifier la compréhension globale de la leçon. L’inspecteur a préalablement évoqué la nécessité d’« adapter à l’auditoire la leçon ou le devoir qui lui convient »  (R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 223 – j’ai déjà donné cet extrait au début de la séance 11). Ces injonctions sont encore répercutées par l’instituteur Peteau, directeur de l’école de garçons de Montmorency, dans un rapport introductif à la séance du 9 novembre 1898, où l’on peut lire que l’exposition de la leçon du jour suppose «  des interrogations pour s’assurer que les élèves ont bien compris »  (in R. Crozet, idem, p. 238 ; c’est le même Peteau qui a fait le 9 avril 1894 une leçon sur la géographie des Pyrénées devant ses collègues – je l’ai citée séance 11 d’après R. Crozet, idem, p. 578).

    Un texte de la Revue pédagogique, t. VIII, n° 2, du 15 février 1886, signé Alexandre Martin, et intitulé « L’interrogation à l’école », résume l’ensemble des recommandations pratiques qui viennent à l’appui de l’énoncé de la norme (p. 120-127).

    En premier lieu, non seulement l’interrogation doit intervenir fréquemment, mais, en plus, beaucoup d’exercices doivent se faire sur ce mode d’une « interrogation qui se mêle constamment à l’exposition magistrale et force les élèves à être les collaborateurs actifs du maître. » (p. 120). Sur ce plan, l’auteur explicite ce qui semble être son grand regret, à savoir que, souvent selon lui, les maîtres qui choisissent la démarche parlent trop. A preuve, les conférences pédagogiques qui, toutes, se produisent sur le même schéma : le maître tient un discours sans jamais s’interrompre, puis il résume son propos, et à la fin seulement il interroge les élèves, mais juste pour vérifier qu’ils ont bien assimilé les connaissances exposées. Or, ce faisant poursuit l’auteur, les élèves restent passifs ; car ils ne sont attentifs que « si la parole du maître, pendant l’exposition, est nette, animée, intéressante », et non si elle est « confuse, sans relief et sans vie » (p. 121). Par là est bien démontrée l’utilité, non seulement des interrogations (lancées dès la première phrase prononcée, sans attendre un quart d’heure), mais l’utilité, en plus, des  exercices et autres « applications sur l’ardoise et le cahier ou au tableau noir ».

    En second lieu, sur le fond, il faut éviter les questions abstraites : ne pas demander ce qu’est un mode en grammaire, ou un organe en histoire naturelle. On s’efforcera donc d’aller graduellement de questions simples à des questions « qui le sont moins », du type : « Comment appelle-t-on l’ouvrier qui fabrique des charrettes ? » ; ou bien « En quoi fait-il ses roues ? », etc. (sur l’exemple de la dilatation des métaux par la chaleur, p. 124, où nous retrouvons exactement la didactique de la leçon sur la houille extraite du guide de leçons de choses de R. Godefroy, cf. séance 10 ; notez à nouveau la prégnance des savoirs familiers, des notions immédiatement  intelligibles).

    En troisième lieu, ce qui précède suppose qu’on ne se contente jamais de la pseudo question qui contient la réponse à demi-mots ou bien à laquelle il suffit de répondre par oui ou par non. L’argument  de l’auteur, qui a observé de telles situations aux examens du certificat d’études et du brevet, est le suivant :

     

    « La patience dans l’interrogation pour attendre la réponse et la provoquer, quand elle ne vient pas immédiatement, par des questions accessoires, voilà une qualité qui n’est pas assez générale chez nos instituteurs. Les élèves s’attardent ; le maître, trop pressé, répond lui-même et passe outre ; (…) les enfants prennent la douce habitude de se laisser faire. Il faut de l’énergie à l’instituteur pour se taire souvent et à propos, pour forcer la classe à chercher et à parler » (p. 123).

     

    Suivent d’autres conseils, sur l’aide aux élèves plus faibles, sur l’inconvénient de n’adresser une question qu’à un seul… Et dans la dernière partie de l’article, l’auteur présente une démarche pratique de questionnement avec utilisation de l’ardoise. Une doctrine pédagogique est donc bien en voie de constitution.

    Conforme à ces suggestions d’A. Martin, je pourrais citer l’intervention d’un inspecteur (un certain E.A.) qui a rédigé dans la Revue pédagogique, t. V, n° 5, du 15 mai 1884, une note insérée dans la rubrique « A travers les écoles , notes d’un inspecteur », pp. 446-449  et suiv.). Cet inspecteur  procède à une sorte de classification des différents modes d’interrogation possibles pour les instituteurs. Il entend fixer ainsi le cadre de cette parole nouveau régime, si je puis dire. Reprenant l’exemple d’une maîtresse qui fait une leçon de choses dans une petite classe, il se réjouit alors de constater ceci :

     

    « elle arrête son exposition ; elle s’adresse à un élève, elle lui demande ce qu’il sait, ce qu’elle sait bien qu’il sait : l’interrogation est ici de pure forme. C’est une manière de rompre le discours, d’y jeter quelque variété, de passer pour un instant la parole à l’enfant, de le faire sortir du rôle passif qui ne saurait longtemps convenir à sa vive nature » (p. 447).

     

    Ensuite de cela, cet auteur distingue le cas des élèves plus âgés, pour lesquels la leçon réclame des « interrogations soudaines » dans un but de « rappel à l’attention », et aussi, après la leçon, des questions destinées à vérifier l’écoute et l’attention obtenues. Quant à l’interrogation effectuée plus tard, une fois la leçon apprise, elle-même se conçoit en un sens différent de l’ancienne manière de faire, car ce doit être cette interrogation qui « remplace aujourd’hui dans beaucoup de nos bonnes écoles la récitation ». Quelle est la différence ? C’est qu’avec la leçon orale il n’est plus question de « N’avoir qu’à suivre de l’œil ou plutôt d’une oreille à demi distraite un texte bien connu, à dire de temps en temps… » ; au contraire, il faut que le maître « pose la question, qu’il la choisisse, qu’il en pèse les termes ;  il faut qu’il écoute la réponse, qu’il se tienne prêt à la redresser, ou plutôt à la faire redresser. » Conclusion, l’interrogation nouvelle « n’est pas un si mol oreiller : elle tient le maître sans cesse en éveil, en activité ». Dès lors, au bout du compte, la norme de cette pratique exige un mode contrôle intérieur et permanent de l’instituteur sur lui-même. L’instituteur doit se demander : « Ai-je été assez clair ? (…) ; Ai-je bien dit ce que je voulais dire, comme je le voulais ? » ? Autant de scrupules, comme une « défiance plus encore de lui-même que de ses élèves », explique l’inspecteur.

    Pour nous, cela ne fait que confirmer la difficulté d’intégrer la norme, et l’effort qu’il faut fournir pour s’approcher du modèle normatif. On le voit avec les leçons d’essai des conférences pédagogiques  - deux par an théoriquement, je ne l’avais pas encore précisé. Depuis lors, et jusqu’à aujourd’hui, cette activité didactique d’exposition du savoir émaillée d’un questionnement des élèves constitue le cœur vivant du métier d’enseigner, donc ce que les inspecteurs et les « formateurs » observent et évaluent principalement chez les enseignants - néophytes ou aguerris.

     

    2) Difficultés réelles et propositions idéales

    Je résume. Pourquoi les réformateurs républicains ont-ils accordé tant d’intérêt à l’activité de questionnement des élèves, comme un moment nécessaire et récurrent à inscrire absolument dans la pratique de la leçon orale ? Réponse  - très évidente maintenant : dans cet univers intellectuel où apprendre ne commence plus par apprendre par cœur un texte,  on a considéré – et observé sans doute – que, pour porter la leçon orale à son plus haut niveau d’efficacité, les instituteurs devaient s’assurer que tous les élèves suivaient continument leur exposé, donc, qu’il fallait éviter la mauvaise pratique qui consistait à parler, voire à pérorer sans exercer de contrôle sur l’attention des élèves. Dans la Revue pédagogique de 1882 (dernier tome de la première série, n° 1, du 15 janvier), un rapport de l’inspecteur primaire Bochot, de Puget-Theniers (dans les Alpes-Maritimes), commence par déplorer le trop grand nombre de maîtres qui cantonnent toujours leur élèves dans des exercice surannés de « copie inintelligente », ou de « longues récitations de textes appris par cœur » en  grammaire, en histoire ou en géographie ; mais il dénonce ensuite les autres maîtres, ceux qui, désireux d’entrer dans la modernité, le font cependant sans compétence, en l’absence d’une connaissance véritable des bonnes méthodes. De ce fait, ils

     

    « ont trop de confiance dans un enseignement exclusivement oral devant des élèves immobilisés, dont l’esprit n’est pas encore capable d’une attention soutenue. L’usage du tableau noir, tant recommandé, est loin de corriger ce qu’il y a d’anti-pédagogique dans cette manière de faire. Les enfants regardent et ne suivent pas. » (texte cité dans un article d’I. Carré).

     

    Ces remarques nous mettent donc à nouveau, comme lorsque j’ai traité en général de la leçon d’histoire et de la leçon de choses, devant le décalage existant - j’ai failli dire naturellement - entre les pratiques effectives et les normes officielles (normes, qui, encore une fois, ne tombent pas du ciel, ne sont pas livrées clés en main par la belle doctrine d’un grand auteur, car elles schématisent des pratiques existantes, mais des pratiques pas encore entrées dans les habitudes communes, pas encore devenues ce que j’appelle des normes d’usage). Je vous rappelle qu’à ce propos nous avons constaté (séance 7) que, dans les années 1880 et 1890, même les instituteurs de la nouvelle génération sont assez démunis face aux exigences des autorités, des professeurs d’école normale et des inspecteurs. Et pour ce qui m’occupe présentement, il est bien évident que persiste un problème d’adaptation à la norme, épineuse pour les maîtres, du questionnement adressé aux élèves. Attendons nous, par conséquent, à ce que cette norme ne soit pas très vite comprise et, surtout, pas très facilement adoptée par les instituteurs de ces époques.

    C’est bien ce qu’a consigné l’Inspecteur d’Académie de la Seine-et-Oise dans son rapport au Conseil général  de 1897 :

     

    « Le mode d’interrogation des élèves laisse beaucoup à désirer : questions banales, insignifiantes qui affectent une forme sèche et catéchistique qui amènent des réponses convenues au lieu de questions qui excitent l’attention et l’effort de l’enfant et peuvent lui donner la joie de la recherche et de la découverte » (cité par R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 239).

     

    On s’en serait douté.

    Les nombreuses interventions des inspecteurs, les entraînements des conférences pédagogiques sont donc bien le signe de ces embarras, très persistants là encore. D’autant que la norme de la leçon orale comme exposé assorti de questions donne lieu à des justifications idéales, formulées par les autorités et les pédagogues de l’institution scolaire dans des modèles qu’on devine très éloignés des manières de faire banales de la masse des instituteurs et institutrices. Je pense ici à la mention, qui se répand à l’époque, des promenades scolaires, dont on estime qu’elles créent des situations propices aux échanges verbaux avec les élèves, et à des échanges parmi les plus fructueux possibles. C’est le point de vue de G. Compayré dans le guide que j’ai cité tout à l’heure. Je me suis déjà arrêté sur les bilans décevants d’une incitation de l’inspecteur d’Académie de la Loire Inférieure qui, en 1887, demandait aux instituteurs d’effectuer avec leur classe au moins une promenade par mois (cf séance 6, où, dans une remarque annexe, j’ai repris un article de la Revue pédagogique, t. XIII, n° 8, du 15 août 1888, p. 415-418. Une autre trace de la circulaire académique concernée se trouve dans la même revue, le t. XI, n° 11 du 15 novembre 1887, p. 472). Un inspecteur que j’ai également cité, celui qui signe E. A., justifie quant à lui la référence à la méthode socratique, s’il est question « de faire trouver la vérité » aux enfants. Mais il réserve cette procédure à une situation spéciale, que nous pouvons considérer comme une leçon de choses idéale, et c’est précisément la promenade (Revue pédagogique, t. V, n° 5 du 15 mai 1884). Voici comment l’inspecteur présente son modèle, dans une atmosphère bucolique si favorable selon lui à un échange oral :

     

    « Ce sera, si vous le voulez, un jeudi où vous aurez emmené avec vous dans une longue promenade vos meilleurs élèves  ; ils seront là, groupés autour de vous, assis ou demi-couchés sur le gazon, auprès du ruisseau qui les aura désaltérés ou sous le grand arbre qui les abrite des rayons du soleil, attendant l’heure de retourner au village qu’on voit à l’horizon. Causez avec eux à la façon de l’incomparable causeur antique. Ou plutôt laissez les d’abord causer et puis intervenez doucement ; montrez leur comment il est facile à l’esprit de s’égarer… »,  etc… (p. 449)

     

    On se souvient que cet idéal sera l’un des projets centraux  et deviendra l’une des pratiques effectives promues par les courants d’Education  nouvelle, notamment par la pédagogie coopérative de Célestin Freinet.

    Encore un mot sur cette phase « interactive » de la leçon orale. A nouveau, je ne néglige pas la différence entre les préconisations venues d’en haut et la réalité des pratiques ; mais j’ai dit que je cherchais d’abord la formation des normes d’usage nouvelles. C’est pourquoi j’interprète l’insistance des autorités de la Troisième République sur ces préconisations comme un signe de la lenteur des évolutions attendues. Mais nous savons aussi, parce que l’histoire a avancé jusqu’à nous, que ces normes sont parvenues à s’imposer, en instaurant tout un régime d’évidences partagées dans les professions enseignantes, en créant tout un univers de convictions qui, peu ou prou, structurent les manières de faire, lesquelles manières de faire, bien entendu, sont plus ou moins conformes aux normes dont il est question, donc plus ou moins satisfaisantes pour ceux qui les intègrent à leurs pratiques comme pour ceux qui se font fort d’évaluer ces pratiques.

    Autre remarque, à mettre de côté. Je reviendrai plus loin sur l’arrière-plan didactique, psychologique et épistémologique de ce surgissement de l’oral vivant en lieu et place de la lecture-récitation. Il faudra identifier au moins deux grands axes de problématisation. D’une part le reflux des pratiques d’imitation (ce qui sera plus visible dans le domaine de l’enseignement secondaire). D’autre part le passage d’une psychologie de la mémoire à une psychologie de l’intelligence.

     


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  • Séance 13

     

    CHAPITRE III

     

     La LEçON ORALE  en PRATIQUE (suite et fin)

     

     

     

     

    Voici mon dernier envoi avant les mois d’été. Je n’ai pas achevé mon exposé (sur l’évolution des pratiques de l’enseignement primaire). Je conclurai plus tard ; et, pour ce faire, je retournerai aux questions générales annoncées, notamment la question du statut et des usages du livre tel qu’il est requis par les nouveaux modes d’apprentissage.

     

    J’arrive au troisième moment  - ou élément - constitutif de la leçon moderne ou « leçon orale ». C’est l’élément des exercices ; on peut dire que ce sont des exercices d’accompagnement de la leçon.

    Mais avant d’aborder ce sujet je voudrais rappeler, si besoin est (aussi pour les lecteurs qui visiteraient ce blog seulement maintenant), mon hypothèse de départ et la définition de mon objet d’étude. C’est très simple. Tout mon argumentaire repose sur le constat initial que, contrairement à une intuition commune, la leçon n’est pas une manière traditionnelle d’enseigner que des courants modernistes de rénovation auraient sapée au XXe siècle, dont ils auraient interrompu l’existence pourtant ancestrale afin de la remplacer par des formes d’activité non « magistrales », non « frontales », non « hiérarchiques », etc., donc en instituant de façon critique une toute autre relation entre les maîtres et les élèves et des élèves avec le savoir. J’ai donc commencé par affirmer, en opposition à cette opinion admise, que la leçon, du moins ce que nous appelons « leçon », est précisément une forme nouvelle, et moderne, apparue et codifiée au XIXe siècle, et diffusée avec beaucoup de conviction par les réformateurs républicains à la fin de ce siècle. Mon hypothèse n’occulte pas le fait qu’il y a bien eu une forme ancienne de leçon, pratiquée pendant des siècles, de laquelle il faut distinguer la forme moderne, dite « orale ». La forme ancienne, c’est la leçon-lecture (l’acception primitive du terme leçon), individuelle ou chorale. Cette forme visait un apprentissage de mémoire et donc une récitation, elle-même individuelle ou collective. L’enquête que j’ai effectuée a donc porté sur les caractères que prend la leçon nouvelle manière, « leçon orale », dès lors qu’elle s’affranchit de la lecture de livres ou de textes à mémoriser et à réciter, au profit d’un exposé plus libre et vivant. Cette expression de « leçon orale », aujourd’hui oubliée mais que véhicule durant tout le siècle la littérature théorique, les documents pratiques, etc., a précisément fixé dans l’imaginaire professionnel la différence entre ces deux formes de leçon, la nouvelle et l’ancienne. 

    Si j’ai longuement insisté sur ces innovations que furent la leçon d’histoire et la leçon de choses, c’est qu’elles ont fait l’objet d’une valorisation et d’une formalisation (en vue d’une mise en œuvre pratique, avec des entraînements ad hoc, dans les écoles normales, les conférences pédagogiques, etc.) où l’on peut saisir l’essentiel des normes de pensée et d’action dans lesquelles se sont stabilisées ces formes pratiques comme formes d’exposition orale de notions sans lecture préalable d’un livre. Il s’agit bien désormais de parler et faire parler, au lieu - ou avant  - de lire et faire lire. Bref, souvenez-vous que si la leçon de choses, surtout elle, sous la Troisième république, a été hissée au sommet du nouvel art d’enseigner, et mise au fondement de toute la pédagogie moderne, c’est peut-être pour les contenus scientifiques qu’elle prenait en charge, mais c’est aussi pour ce qu’elle recélait de neuf comme manière d’enseigner pour le maître et d’apprendre pour les élèves. (Pour se persuader de ce rôle capital de la leçon de choses dans l’énonciation et la diffusion des normes nouvelles de la leçon orale, on peut se reporter à deux manuels importants, aux deux bouts de la période. D’abord, au XXe siècle, celui d’un inspecteur primaire de la Seine, Charles Charrier, Pédagogie vécue, Cours complet et pratique, publié pour la première fois en 1918 (je consulte la 6ème édition, de 1924). Avant cela, au XIXe siècle, celui d’Eugène rendu, publié pour la première fois en 1857 - et révisé en 1881 par A. Trouillet, Manuel de l’enseignement primaire. Pédagogie théorique et pratique. Dans ce dernier, l’auteur affirme « Les leçons de choses doivent donc être le fond de l’enseignement primaire » (p. 16). Dans le même paragraphe on peut lire que grâce à ce procédé, « On aura rendu un grand service aux jeunes élèves ; on leur aura appris à apprendre ». Comme quoi… la pédagogie moderne a bien son  origine au XIXe siècle. Qui pouvait en douter ?

    Restera, dans ce cadre d’hypothèse, à envisager à nouveaux frais les évolutions ultérieures de la leçon nouvelle, et les rapports (continuité ou rupture ?) entre cette forme d’enseignement et les pratiques actuelles – si tant est qu’on puisse analyser correctement et objectivement, sans préjugés (suivez mon regard), ces dernières.

     

    III) LES EXERCICES ASSOCIES A LA LEçON

     

    J’en viens maintenant à la troisième composante de la leçon moderne, l’ensemble des exercices que le maître demande aux élèves d’effectuer pendant ou après son exposé. Certains de ces exercices sont oraux, d’autres sont écrits. S’ils sont écrits ils peuvent produire des textes à apprendre et réciter, un résumé par exemple - et nous allons voir que ce n’est pas un simple exemple parmi d’autres ; mais la mémorisation n’est pas leur seul but, car ils doivent avant tout soutenir la compréhension de la leçon. De ce fait, même s’ils retrouvent d’anciennes normes culturelles et didactiques, ils s’inscrivent bien dans la modernité pédagogique.

    S’il est indispensable que les élèves effectuent plusieurs tâches dans le cours ou à la suite de la leçon orale de leur maître, le problème alors posé à l’enseignant n’est pas si facile à résoudre en pratique. Comme dit A. Pizard (dans L’histoire dans l’enseignement primaire…, op. cit., p. 175) : « après la leçon orale, les difficultés commencent ». On a d’ailleurs vu (cf. séance 8) qu’A Pizard reste sceptique sur la leçon à laquelle Lavisse a assisté, justement parce ce dernier ne dit rien de ce qui devait probablement suivre et précéder l’exposé. Le reproche est à moitié justifié parce que Lavisse, dans l’article « Histoire » du Dictionnaire de pédagogie…, de Ferdinand Buisson (où, du reste, il raconte à nouveau cette leçon d’excellence), comme dans son manuel, le « petit Lavisse », a eu soin de programmer la mémorisation des sommaires de chaque chapitre, ainsi que la récitation, avant la séance suivante, du sommaire préalablement appris lors de la séance précédente (sur la « pédagogie » de Lavisse, voir un article de Danielle Tucat, « L’histoire ou l’éducation du patriote républicain », in L’école républicaine et la question des savoirs. Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, dir. Pierre Kahn et Daniel Denis, CNRS Editions, 2003, pp. 125-146).

    A. Pizard, quant à lui, énumère et décrit les exercices suivants dont il estime qu’ils sont et doivent être inhérents  à la leçon orale d’histoire (op. cit., p. 181).

    Pendant la leçon, il suggère de procéder à des lectures expliquées « coupées d’interpellations adressées à divers élèves ». L’échange oral est alors combiné avec l’usage du livre. Cette technique est aussi recommandée par quelques-uns des inspecteurs primaires de la Somme étudiés par B. Dancel (voir Enseigner l’histoire à l’école primaire de la IIIe République, 1996, op. cit., p. 56). Pizard estime en général utile, si ce n’est indispensable, de mener « une série d’interrogations » qui feront naître chez les élèves le désir de fournir de bonnes réponses.

    Je précise que Pizard suggère également de procéder, pendant la leçon toujours, à des récapitulations, auxquels toute la classe peut être associée, « un élève écrivant au tableau noir et les autres sur leurs cahiers les divers points du sujet, au fur et à mesure qu’ils sont découverts et précisés » (idem).

    Pizard souhaite par ailleurs qu’après la leçon les élèves fassent un devoir écrit, lequel devoir,  surtout, doit être corrigé au tableau noir devant toute la classe (nous sommes avertis au sujet de cet usage normal du tableau, si important désormais, voir séance 11), en sorte qu’ « on puisse redresser un plan défectueux suivi par la majorité des élèves [ou bien] rectifier les erreurs les plus grosses relevées dans plusieurs cahiers » (A. Pizard, L’histoire dans l’enseignement primaire…, op. cit., p. 181 et 182). Pour conduire tous ces exercices, Pizard préconise l’utilisation d’images. Il cite à ce propos un rapport d’inspection générale de F. Cadet, où l’on aperçoit là encore un usage qui entrera peu à peu dans les mœurs  (c’est-à-dire dans les normes d’’usage) tout au long du XXe siècle, et y demeurera jusque dans les années 1960 :

     

    « Il faut utiliser les tableaux d’histoire de France. Trop souvent ces images ne servent qu’à décorer l’école ; elles sont un ornement et non plus un moyen d’enseignement intuitif ; elles sont sans véritable utilité quand elles peuvent, et doivent, au contraire, rendre les plus grands services. Ce sont comme des professeurs auxiliaires, tout prêt à seconder le maître dans sa difficile besogne, de faire marcher de front des divisions de force inégale. Laissez quatre ou cinq enfants groupés autour d’un tableau causer librement entre eux à voix basse, se communiquer leurs observations, leurs découvertes. Puis, après quelques minutes d’examen, que chacun passe à un autre tableau et trouve un nouvel aliment à sa curiosité naturelle. » (cité par A. Pizard, idem, p. 183).

     

    Au passage, sachez que quelques éléments d’une telle iconographie pédagogique sont présentés dans le recueil dirigé par Pierre Caspard et publié aux éditions Flohic en 1999, Le patrimoine de l’éducation nationale. Il y a notamment p. 608 une reproduction tirée des Tableaux muraux d’histoire de la civilisation française, de Lavisse et E. Parmentier (publié par Armand Colin en 1903 et années suivantes). Il s’agissait d’affiches d’1 m sur 1, 20m, donc très visibles par les élèves, et comportant plusieurs images chaque. Cet usage a aussi caractérisé, on s’en doute, les leçons de géographie. Voir les très fameuses cartes  murales de Vidal de La Blache (on en trouve encore parfois dans les brocantes), qui, à la même époque, comportaient en plus une astuce pédagogique très significative de la volonté de faire travailler les élèves sur ces supports : un recto avec les termes appropriés, et un verso « muet », permettant de solliciter la mémoire des enfants.

     

    1) Rédactions et récitations de résumés

    Que penser des indications de l’inspecteur d’académie Alfred Pizard ? Elles relèvent tout à fait de la perspective de réforme que développent les autorités et les cadres de l’enseignement primaire dans ces années 1880-1914 (je rappelle que l’ouvrage de Pizard est publié en 1891). Dans les matières autres que l’histoire, les mêmes types de tâches sont en effet recommandés en relation avec la leçon. Ces tâches, lorsqu’elles sont écrites, consistent pour l’essentiel, comme l’explique Pizard, en rédactions, collectives ou individuelles, de résumés. Ces exercices, très importants dans l’esprit des instituteurs, sont sans doute très accaparants pour les élèves (d’autant que l’examen du certificat d’études comporte une épreuve de rédaction du type récit, lettre, etc.). En principe, une fois copiés, les résumés, sont appris par cœur, soit en classe soit à la maison.

    Je me reporte à nouveau à la monographie de R. Crozet sur la Seine-et-Oise vers 1900. D’après sa reconstitution, on peut vérifier que la leçon la plus souvent pratiquée, quelle qu’ait été son degré d’adaptation aux normes de la modernité et à la leçon orale, s’achève par un résumé que le maître écrit au tableau afin que les élèves le recopient avec la consigne de l’apprendre par cœur pour le lendemain (R. Crozet, p. 235 ; nous remarquons à nouveau le rôle du tableau noir). Plusieurs manières de faire sont en vigueur pour disposer d’un texte plausible. Certains instituteurs écrivent le résumé au tableau avant la séance (comme le sommaire de la leçon de Lavisse), si bien que les élèves l’ont sous les yeux et le suivent au fur et à mesure qu’avance la leçon (n’est-ce pas l’ancêtre de la technologie du power point ?). Les autres instituteurs font de même, mais ils préfèrent dicter le texte prévu. Dans un grand nombre de classes, le résumé est plutôt élaboré à la fin, et sur la base d’un récit oral ou écrit que les élèves sont invités à produire après avoir écouté la leçon et répondu aux questions éventuelles que le maître leur a posé dans ce but, une fois son exposé achevé. R. Crozet d’après des documents relatifs aux villes de Maule ou de Maisons Lafitte, nous indique que l’une des pratiques les plus courantes en histoire consiste à inscrire préalablement le sommaire au tableau, avec les dates et les principaux faits abordés ; et à la fin de la leçon, après que les élèves aient bien écouté, le maître leur pose des questions et leur demande un compte-rendu oral ou écrit de ce qu’il vient d’expliquer. Après coup, c’est donc le sommaire qui sera appris par cœur.

    Cette procédure du résumé ou du sommaire appris par cœur autorise - et demande – des vérifications récurrentes. Il y a donc des révisions dès la leçon suivante, et plus tard, dans la semaine, ou dans le mois, voire dans le trimestre, en rapport avec les compositions  - qui se généralisent également à cette époque. Dans la Seine-et-Oise, le règlement académique de 1894 que j’ai cité (séance 11) préconise que le dernier mois de l’année soit consacré à de telles révisions. Nous avons donc là une idée de l’intérêt toujours éprouvé pour la mémorisation et la récitation dans ce cadre normatif nouveau. R. Crozet reproduit l’une des monographies communales écrites dans ce département (il y en a de nombreuses à cette époque) par un instituteur nommé Louis-Eugène Bonhomme en 1899, sur le village de Maule (canton de Meulan) où il exerça. On peut y lire que :

     

    « Le samedi après-midi est consacré à la révision des matières apprises pendant la semaine. A la fin de chaque mois, un jour est consacré à la révision des matières apprises pendant ce mois. Des révisions générales se font de même à la fin de chaque trimestre. De cette façon, la mémoire et l’intelligence de l’enfant sont tenues en haleine… » (Reproduit par R. Crozet, idem, p. 585).

     

    Une autre monographie rédigée dans le même contexte décrit complètement la pratique habituelle :

     

    « Toute leçon faite, quelle qu’en soit la nature, est suivie de l’étude d’un résumé dont nous exigeons la récitation littérale, individuellement et collectivement. Pour l’histoire et la géographie, les élèves trouvent dans leur livre la leçon à apprendre. Pour les autres matières, nous avons rédigé des résumés très courts (morale, instruction civique, sciences…) comprenant environ trois lignes pour les CE1, six lignes pour le CE2, dix lignes pour le CM1,

    et quinze lignes pour le CM2. Le texte d’une leçon est littéralement conservé dans la leçon correspondante du cours immédiatement supérieur, c’est ainsi qu’un résumé de CM2 renferme le texte des trois cours précédents auxquels ont été ajoutés de nouveaux développements, les dix lignes du CM1 renferment les six précédemment étudiées… » (Monographie d’Henri Murgier, reproduite par R. Crozet, idem, p. 236).

     

    Les notations et conseils des inspecteurs primaires de la Somme recueillis par B. Dancel, à propos des leçons d’histoire toujours, et à la même époque, donnent les mêmes informations. Les inspecteurs parlent de résumés rédigés soit sans le concours des élèves soit avec leur concours si on leur adresse des questions précises (Enseigner l’histoire à l’école primaire, op. cit., p. 55) ; ils évoquent la possibilité de prélever un résumé en dehors de la leçon, dans un manuel ; ils prescrivent des normes précises quant à la longueur (nombre de lignes) en fonction du niveau de classe, le support (tableau ou cahier), la manière de dicter, le choix du vocabulaire, etc. (p. 58). B. Dancel a également noté que, pour les dates à mémoriser, les inspecteurs conseillent parfois de recourir à certains procédés mnémotechniques. Il s’agit là, vous vous en doutez, de très vieilles techniques, qui ont connu au cours des siècles de nombreuses adaptations et améliorations. Flaubert, dans ce livre si étonnant et savoureux, Bouvard et Pécuchet, cite plusieurs recueils de ce genre de techniques, en usage au XIXe siècle, lorsque les deux compères, héros dérisoires et ridicules des nouvelles curiosités encyclopédiques, tentent se de se mettre en tête le plus fidèlement possible, tout un pan de l’histoire ancienne et moderne et des événements survenus dans ces passés lointains ou proches. Je me reporte à l’édition  Gallimard folio de 1999, p. 189-190 : allez-y voir, c’est très drôle ! Je vous rappelle que Bouvard et Pécuchet est un livre interrompu par la mort de Flaubert, en 1880. Ce livre m’importe car, derrière l’amusante galerie des sottises proférées sous couvert de science et de recherche de la vérité, il contient en creux une vision critique de la culture scolaire en cours d’évolution.

    J’ai déjà remarqué que, dans l’omniprésence des récitations, il y a comme le rappel voire le maintien d’une vision ancienne de l’apprendre, mais, je le reprécise pour qu’on ne fasse pas de confusion,  ce rappel ne heurte pas l’évolution en cours des conceptions et des pratiques. On peut penser, sans risque de se tromper, qu’il y a là une sorte d’arrangement (ou de compromis ?) sur la base duquel les pratiques nouvelles trouvent leur forme normale, c’est-à-dire créent et obéissent à des normes d’usage, en constituant des pensées évidentes et des actions habituelles.

    Je serai tenté de relativiser et de modérer l’impression positive qu’on retire de ces documents (si je me fie aux auteurs que j’utilise, comme R. Crozet). D’abord nous avons affaire à des maîtres de pointe ; ensuite il faut tenir compte de la chronologie. En 1900, les pratiques modernes ont sans aucun doute gagné du terrain. Mais dix ou quinze ans plus tôt, les difficultés dont j’ai plusieurs fois parlé sont encore très grandes. En 1887 par exemple, à l’occasion d’une exposition organisée à Poitiers, un lot de cahier a été recueilli par une commission constituée à cette fin. Je vais parler ci après de cet événement. Or que nous apprend la commission après examen des cahiers ? Que les résumés sont très peu présents, preuve que la leçon orale est encore hors de portée de la majorité des instituteurs qui, pourtant, ont estimé qu’ils pouvaient montrer le fruit de leur travail en classe. N’oublions donc pas la différence entre les années 1880 et les années 1900. C’est aussi, à vingt années de distance, la différence entre deux générations d’instituteurs.

     

    Remarque.

    La reprise, dans la classe supérieure, du résumé rédigé dans une classe inférieure, mais augmenté à cette fin, est conforme à la pédagogie dite « concentrique » qui est alors la loi de l’école primaire : le programme est identique d’un cours à l’autre, d’une année sur l’autre, mais il est chaque fois traité de manière plus large et approfondie. Ce mode de programmation, qui ressemble au déroulement du catéchisme, est apparu sous la monarchie de Juillet et il a été généralisé d’abord sous le second Empire par Victor Duruy, dans l’enseignement spécial, un enseignement à base technique et industrielle. Dans l’école primaire de la Troisième République, qui l’adopte jusqu’en 1923, la méthode concentrique justifie en outre les fréquentes révisions, qui cherchent à éviter la perte de temps et la déperdition d’énergie à chaque reprise, pour les élèves aussi bien que pour le maître. Il y eut là, en outre, une autre raison de maintenir les pratiques de récitation. Certains instituteurs de Seine-et-Oise expliquent en ce sens que, dans leur classe, les résumés font très souvent l’objet de récitations collectives, y compris en début d’année, pour que les élèves gardent en tête les acquisitions de l’année passée.

     

    Remarque sur les compositions.

    J’ai fait allusion aux compositions mensuelles ou trimestrielles. Ce furent longtemps des moyens de vérifications qui s’ajoutaient à d’autres, quotidiens ou hebdomadaires, et qui donnaient lieu à des classements et des récompenses. J’avais déjà signalé dans mon livre sur les instituteurs du second Empire que ces dispositifs commencent de se répandre dès cette époque. Ceci n’est pas surprenant. Mais nous manquons de sources et je ne connais pas d’étude spéciale sur ce point (il y a en sur les examens ; c’est un aspect du travail de Bruno Belhoste, voir Histoire de l’éducation, n° 94, 2002 ; mais c’est une autre question). Le manuel de Ch. Charrier, que j’ai cité plus haut (Pédagogie vécue…, op. cit.) consacre plusieurs pages à la question des compositions (p 57 à 61), dont il examine toutes les modalités, dont il mesure tous les avantages et dont il signale quelques inconvénients -  notamment, dans ce dernier cas, parce qu’elles sont assortis de classements, qu’il faut manier, dit l’auteur, avec précaution, pour ne pas susciter trop de sentiments de vanité chez les meilleurs élèves, ou de découragement chez les autres.

     

    2) Devoirs et corrections des devoirs

    Les résumés sont destinés à un contrôle oral, la récitation ; mais ce sont avant tout des exercices écrits. Et dans le contexte moderne, si le devoir écrit se multiplie, occupe une grande partie du temps scolaire, il n’a de validité didactique que s’il fait l’objet d’une correction précise de la part des maîtres. C’est un point que les inspecteurs observent scrupuleusement pour juger de la bonne marche d’une classe – en même temps qu’ils se font remettre les fiches des préparations où sont prévus les exercices et devoirs qui accompagnent et suivent la leçon. Qu’ils soient faits à l’école ou « à la maison », les devoirs écrits et, dans une certaine mesure, les devoirs oraux, c’est-à-dire les morceaux à apprendre par cœur et à réciter, doivent faire l’objet de telles corrections. C’est une autre norme cardinale de la modernité. On a vu que, sous la monarchie de Juillet déjà, l’un des griefs adressés par L. A. Meunier aux frères des écoles chrétiennes qu’il a inspectés, porte sur « des dictées sans corrections motivées et sans explications de la part du maître » (cf. séance 4). Un autre instituteur, Louis Ménétrieux, qui a évoqué la même époque, mais cette fois à propos d’une école laïque, se souvient lui aussi de dictées « dont la correction était des plus sommaires » (cf. séance 5). On peut du reste penser que les frères des écoles chrétiennes, du moins certains d’entre eux, ont eu du mal à assumer ces nouvelles tâches, si l’on en juge au fait, rapporté par Antoine Sylvère au sujet d’une école congréganiste qui se tenait à Ambert, en Auvergne, au début du XXe siècle, que ces congréganistes avaient une pratique pour le moins étonnante, car, s’ils remettaient bien à leurs élèves les copies qu’ils avaient examinées, ces copies étaient certes classées, mais selon un ordre aussi mystérieux qu’arbitraire, qui favorisait les fils des notables et reléguait les fils de paysans (A. Sylvère, Toinou, Paris, Plon, 1980, p. 122 et suiv.).

    Les inspecteurs de la Troisième République en visite dans les écoles ne manquent donc pas d’examiner, avec les préparations des maîtres, les cahiers des élèves, et, sur ces cahiers,  les éventuelles corrections, dont ils veulent avant tout apprécier le degré d’utilité pour les élèves. C’est le cas de W. Marie-Cardine, Inspecteur d’Académie de la Manche, qui signe un article dans la Revue pédagogique, t. XII, n° 5 du 15 mai 1888, où il se désole des maîtres qui, ayant demandé à leurs élèves de trop longs devoirs, ne sont pas donc parvenus à corriger les copies. C’est aussi le cas de celui qui, dans un autre numéro de la même revue (t. VI, n°1, janvier 1885 - cf. séance 10), relate sa visite dans deux écoles, l’une où il a vu un mauvais maître, et l’autre où il en a vu un bon, à propos duquel il a pu exprimer sa satisfaction en disant : « Les cahiers sont revus avec soin, les devoirs courts et gradués ; on trouve sur chaque page la trace de la correction du maître. » (p. 55).

    Mais ici comme sur les autres plans de l’activité enseignante, telle qu’elle est en train de se transformer, rien n’est facile, et tout peut donner lieu à maladresse ou égarement. Dans la Revue pédagogique, le t. XXIII, le n° 11 de novembre 1893, on trouve un extrait du Bulletin pédagogique du Pas-de-Calais sur la correction des cahiers (p. 475-476). Et c’est l’occasion pour l’auteur, un instituteur qui signe A. G., d’énoncer une règle pratique, fondamentale selon lui, qui décrète inutile et inutilement fastidieuse la correction de tous les devoirs effectués par les élèves. A supposer une classe avec un effectif de quarante élèves sachant écrire, et qui effectuent chaque jour, conformément à l’emploi du temps officiel, six ou sept devoirs d’une demi-page (notez la norme ! On touche là à l'une des conditions concrètes qui expliquent le décalage entre  les principes et les pratiques effectives), cela donne quarante fois trois pages soit cent vingt pages à lire et corriger quotidiennement. Est-ce seulement possible poursuit l’auteur ? Evidemment non. Beaucoup trop de temps serait occupé à une activité qui en deviendrait machinale et n’aboutirait qu’à adresser à l’élève des messages vagues et sans effets du type « bien », « mal », « vu », « faites mieux », « soignez davantage », « vous faites trop de fautes », et ainsi de suite.

    Je reviens dans la Seine-et-Oise. Le mémoire sur Maule note que les leçons « sont apprises en classe et dans la famille ». L’auteur ajoute que les élèves ont obligation d’effectuer des « devoirs dans la famille », et que s’ils négligent cette obligation, ils reçoivent la punition de les faire ensuite deux fois, de même que les leçons non sues sont apprises « en retenue » (in R. Crozet, op. cit., p. 235). Le couple devoirs-punitions ne nous surprend pas. Mais un autre élément est à remarquer au passage : le souci manifesté par le maître d’obtenir une récitation intelligente. Cet instituteur écrit en effet que les leçons doivent être « récitées intelligemment par chaque élève au moment indiqué par l’emploi du temps. » Et c’est sans doute là un souci convergent avec l’effort original d’explication où je propose de voir la grande originalité intellectuelle de la leçon orale (j’ai retrouvé cette question en commentant l’exemple de leçon de choses sur la houille, tiré du livre de R. Godefroy, séance 10). Dans son article « Histoire », du Nouveau dictionnaire… de F. Buisson, p. 791-797, Lavisse affirme : « Il ne suffit plus de raconter les faits, de décrire des personnages, il faut expliquer les faits et marquer l’enseignement des choses » (p. 793).

     

    3) Le cahier au centre de l’école

    L’outil pédagogique que j’ai évoqué dans ce qui précède, le cahier, n’est certes pas une nouveauté, loin de là, sous la Troisième République. Mais à ce moment, le grand élan de scolarisation et la non moins grande réforme pédagogique (tous azimuts, serais-je tenté de dire), dont j’essaie de dessiner les lignes de force, place le cahier au sommet de la vie scolaire et de ses représentations les plus emblématiques. Le cahier devient le support quotidien de tout ou presque tout travail d’apprentissage effectué en classe et hors de la classe. Objet des plus grandes attentions, qu’on y écrive à la plume métallique, au crayon de bois ou, plus tard, au stylo bille, souvent orné par les écoliers, avec patience et plaisir, de dessins, de frises ou d’images, le cahier devient ainsi - ce qu’il est d’ailleurs resté, le symbole de la vie scolaire c’est-à-dire aussi de l’état d’élève, si ce n’est de la condition même d’enfant dans les sociétés modernes. C’est cette dignité que relèvent et célèbrent les musées (comme à Rouen) ou que simplement reconnaissent les familles qui en conservent – j’allais dire pieusement – des exemplaires épars ou des séries complètes, des pages et des pages noircies tout au long d’une scolarité.

    Pour ce qui me préoccupe ici, je souligne que le cahier est le lieu d’un dialogue ou plutôt d’une réponse que le maître doit à l’élève à propos du travail qu’il a fournit suite à ses prescriptions, en lien avec les leçons orales. Et cette réponse, c’est la correction, avec des mots, des signes, des notes chiffrées. Pour les inspecteurs en visite dans les écoles (comme pour les nombreux historiens qui cherchent des traces probantes de l’activité des classes – A-M. Chartier a thématisé ce type de source dans un article de la revue Hemès, 1993/3, n° 25, p. 207-218, « Un dispositif sans auteur : cahiers et classeurs à l’école »), les cahiers sont donc un objet privilégié de contrôle. Ils les regardent toujours avec une grande attention, pour juger avec acuité, pensent-ils, des qualités ou des défauts de l’enseignant titulaire de la classe. Sur ce plan, les trois départements vers lesquels je me suis tourné – la Seine-et-Oise avec R. Crozet, la Somme avec B. Dancel, le Doubs avec J. Gadoille – donnent des indications très semblables sur la période 1880-1914.

    Je rappelle que, en plus du cahier du jour (« cahier journaliser »), unique cahier des écoliers dans ces années-là, un arrêté du 27 juillet 1882 a exigé la tenue d’un « cahier de devoirs mensuels » (cf. séance 6), où devait apparaître, chaque mois donc, un exercice écrit portant sur chaque matière du programme, ce qui aurait permis de mieux suivre les progrès des élèves. Le « cahier de roulement » est apparu un peu plus tard, en 1895 (un cahier que devait utiliser chaque jour, à la place du sien propre, un élève différent ; voir sur ce point J. Gavoille, Du maître d’école à l’instituteur, op. cit., 2010, p. 268). Concernant le premier, on s’est toutefois rapidement aperçu que les instituteurs n’étaient pas souvent en mesure de se plier et de plier leurs élèves à cette obligation. C’était tantôt une pratique réservée aux bons élèves,  tantôt une pratique plus fréquente que prévue mais portant alors sur des exercices sans intérêt, etc. Dans la Revue pédagogique, t. XI, n° 11 de novembre de 1887, p. 472-473 un rapport sur des cahiers présentés lors d’une l’Exposition scolaire organisée à Poitiers en mai et juin de cette même année (c’est l’événement dont j’ai parlé plus haut), fait les mêmes observations. La commission ayant examiné ces cahiers dénonce en effet le « manque de sincérité des maîtres » qui ont déposé soit des cahiers qu’ils ont entourés de soins particuliers, soit des cahiers recopiés pour être apportés à l’exposition (tous les devoirs avaient la note « bien » !), toutes choses qui ne disent rien des pratiques ordinaires, au jour le jour. Notation très intéressante, parce qu’elle révèle le rapport contraint des instituteurs aux normes nouvelles. Je redis que le constat de ces décalages entre normes officielles et normes d’usage est de la plus grande importance pour nous, puisque cela met en lumière la réalité des pratiques devenues des routines professionnelles – ce que je cherche avant tout à saisir. La commission regrette ensuite qu’on ait porté à sa connaissance une  trop grande diversité de cahiers : des cahiers journaliers, des cahiers mensuels (ceux prévus par l’arrêté de juillet 1882 peut-on supposer), des cahiers d’un ou deux élèves de chaque cours, des cahiers d’un seul cours, ou même des cahiers dont on ignorait à quel cours ils appartenaient. Au total, la commission a fait l’inventaire des graves insuffisances suivantes : manque de contrôle des maîtres, absence de dates, irrégularité dans la mention des dates, ignorance des programmes officiels qui entraîne dans de nombreux cahiers une absence de devoirs en histoire, en géographie, en morale, instruction civique, en sciences. Comme les cahiers qui comportent de tels devoirs sont claires-semés, on peut en déduire que :

     

    «… les maîtres n’ont pas compris la nécessité de faire résumer leurs leçons orales. On s’est borné aux travaux de calcul et de grammaire [nous avons déjà constaté cette réalité typique[1]] et encore ces devoirs ne sont-ils pas tous méthodiques : il arrive souvent que les devoirs sont trop difficiles pur les cours auxquels ils s’adressent ; la commission a même constaté dans une école qu’il n’y avait qu’une différence très peu sensible entre les devoirs des élèves des trois cours »… (…) Et souvent « les dictées sont trop longues, surtout dans le cours élémentaire… » (p. 473).

     

    Bref, d’après les cahiers d’élèves, les matières nouvelles et les procédés modernes sont à peu près totalement ignorés du côté de Poitiers en 1887! Nous voilà à nouveau édifiés sur les difficiles progrès de la réforme pédagogique dans les années 1880… (ce qui n’enlève rien, bien sûr, au destin, que nous connaissons, 130 ans plus tard, de la dite réforme).

     



    [1]Il faudrait évoquer à ce propos le poids exercé par le Certificat d’études. Il est probable que cette insistance des instituteurs sur quelques matières présumées fondamentales correspond (aussi) aux attentes de l’examen (inventé en 1834 et devenu une épreuve nationale en 1880, après avoir été décidé dans un premier temps par Victor Duruy en 1866), donc à ce qui est ressenti par les maîtres comme la nécessité d’entraîner systématiquement leurs élèves, l’orthographe et la grammaire étant en tête de ces préoccupations (la dictée est d’ailleurs la première épreuve mentionnée par les textes officiels : c’est l’épreuve reine !). Sur l’histoire du certificat d’études, voir Patrick Cabanel, La république du certificat d’études. Histoire et anthropologie d’une examen, Paris, Belin, 2002. Voir aussi l’article « Certificat d’études » du Nouveau Dictionnaire de pédagogie…, op. cit.,  de F. Buisson, p. 243-245, où on trouve tous les détails et les textes officiels de la re-création républicaine de cet examen, et notamment les préconisations relatives aux épreuves.
    Pour prendre connaissance d'autres études récentes sur l'histoire du certificat d'études, voir une recension de Philippe Savoie, dans Histoire de l'éducation, n° 85, janvier 2000 (plusieurs études résumées dont celle de B. Dancel, que j'ai plusieurs fois citée ici).


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    Séance 1

     

     HISTOIRE DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT

     A L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE

    Première partie : enseignement primaire

    (suite)

     

    CHAPITRE IV

    LIVRES ET LECTURES SCOLAIRES : L’EVOLUTION JUSQU’AU XIXe SIECLE

     

     

    Le sujet que j’aborde en ce début d’année se rattache à - et doit dans une certaine mesure conclure - l’exposé de l’an passé sur la nouveauté si importante de la « leçon orale ». Mon enquête se situe donc encore sur le terrain de l’enseignement primaire et de ses évolutions pratiques, sensibles notamment sous la Troisième République, qui les encourage de manière systématique.

     

    Mais il me faudra plusieurs envois. Je présenterai donc plus tard dans l’année, la seconde partie de cette enquête, sur le niveau « secondaire », ce qui nous permettra de visiter les collèges d’Ancien Régime, du moins certains d’entre eux, principalement chez les Jésuites… afin de mesurer l’ampleur des évolutions observables plus tard, à partir du XIXe siècle, dans les lycées notamment.

     

     *****

     

     

    Dans quel cadre d’hypothèse est-ce que j’aborde cette question du livre et de la lecture populaires ? On a vu que l’émergence et la « normalisation » de la leçon orale, c’est-à-dire de la parole savante et libre du maître par opposition à l’ancienne pratique de la lecture-récitation, engendre une défiance à l’encontre d’un certain usage du livre, le livre lu devant les élèves, lu avec les élèves, ou bien dicté aux élèves, bref, l’usage du livre comme principal voire unique support d’apprentissage, ce dernier étant alors conçu comme un effort de mémorisation et de récitation … Il n’y a pas à y revenir. Je crois avoir assez montré que l’évolution principale des pratiques d’enseignement, que j’envisage pour l’instant au niveau primaire, se fonde sur le refus de cet usage et son remplacement, très progressif, certes, mais irrépressible, par une autre pratique orale du maître, une pratique de la parole – qui inclut un jeu de questions-réponses avec les élèves – et c’est tout ce qu’entend l’expression aujourd’hui disparue que je viens de redire : la « leçon orale ».

    Par conséquent, il ne faudrait pas penser qu’au terme de ces changements surgit une pratique d’enseignement qui se dispense des livres, ou pire, qui serait méprisante à l’égard des livres en général (il est vrai que, de nos jours, l’utilisation des manuels est devenue problématique, à cause des écrans, des photocopies etc.). Ce serait d’autant plus faux (je vous ai déjà mis en garde l’an passé sur ce point, séance 8) qu’il y a sous la Troisième République de grands développements de la lecture populaire, donc une croissance de la diffusion et de l’appropriation des livres, et cela y compris à l’école. Je dis « appropriation » comme les historiens ; on pourrait dire aussi « consommation », et je préfèrerais en fin de compte le mot fréquentation. Nous sommes loin de la proclamation de Rousseau dans l’Emile : « je hais les livres… ». Pour donner un premier indice de cette réalité, je citerai l’essor des bibliothèques, et là encore, y compris dans les écoles, où ont été créées des bibliothèques scolaires depuis Gustave Rouland sous le second Empire (en 1862 et 63), étant entendu que les livres sont alors proposés à la fois aux élèves dans l’école et aux familles en dehors de l’école, dans les villages et les villes. Souvenez-vous également de l’inspecteur des années 1880 que j’ai cité dans la séance 10 (chap. II, § II). Il s’est rendu dans deux écoles successivement, l’une qu’il a jugée excellente, l’autre qu’il a trouvée mauvaise, et dans les deux, le rapport qu’il a rédigé (publié en janvier 1885 dans la Revue pédagogique, t. VI, p. 53 et suiv.) constate la présence ou l’absence des livres dans la bibliothèque : beaucoup de livres dans la bonne école, pas de livres du tout dans la mauvaise. (Sur l’histoire des bibliothèques, je renvoie à Noé Richter, Les bibliothèques populaires, Paris, Cercle de la librairie, 1978. Un bon résumé de l’histoire des bibliothèques publiques françaises, depuis la Révolution, se trouve dans un livre sur la Belgique, de Bruno Liesen, Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914), Liège, éditions du CLPCF, 1990, pp. 38-44). Reportons-nous maintenant à l’époque immédiatement antérieure, ce que nous pouvons faire grâce à un discours d’Ernest Lavisse pour l’inauguration d’une école primaire à Nouvion-en- Thérache (Aisne), le village de son enfance. Dans ce discours, Lavisse retient la présence des livres comme un des repères permettant de marquer la différence entre les deux époques. Enfant dit-il, vers 1850, il n’a eu entre les mains que deux livres : le premier, destiné à tous les élèves, était un abécédaire, la « Croisette » (la Croix de par Dieu je suppose), pour apprendre l’alphabet, et, l’autre, pour les plus forts élèves, c’était la Bible, Ancien et Nouveau Testament ; tandis qu’aujourd’hui poursuit-il (en 1890 donc), on a « des livres à foison et composés avec soin pour les petits garçons et les petites filles » (Revue pédagogique, t. XIX, n° 7, 15 juillet 1891, p. 4). Ceci confirme que le changement accompli avec la leçon orale ne dispense pas de l’usage de livres. Simplement, il définit d’autres manières de lire et de faire lire en classe – ce qui n’est pas sans rapport avec les pratiques culturelles extérieures à l’école relativement à la fréquentation des textes. On peut donc faire l’hypothèse que, dans cette période de mutation des mœurs scolaires, de changement de la vie et du travail scolaires, le livre acquiert un nouveau statut. J’ajoute, pour anticiper ce que j’ai l’intention de traiter plus loin, que ce nouveau statut affecte un nouveau type de livre, un certain type de manuel - on verra lequel – donc c’est bien un nouveau genre pour ce nouvel usage.

     

    I) LECTURES POPULAIRES

    Je dois faire d’abord un détour utile, qui permettra de saisir en contrepoint les évolutions scolaires, pour préciser ce à quoi je viens de faire allusion, à savoir le contexte global des pratiques de lecture en vigueur dans la société française depuis l’âge classique, et spécialement depuis le XVIIIe siècle. Cependant, j’ai déjà donné des indications sur ce sujet en 2013, en m’appuyant sur les études d’histoire culturelle - qui sont représentatives des nouvelles tendances de l’histoire scientifique. Je vais donc me contenter de compléments. Reportez-vous au besoin au cours de 2013, le chapitre. II, § 3, (séance 5). Et pour les premières études à consulter,  j’indique à nouveau Roger Chartier, « Du livre au lire », in Pratiques de la lecture, dir. R. Chartier, Paris, Payot, 1993 [1985] ; du même : Lecteurs et lectures dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, chap. 6 (parmi d’autres ouvrages). Un panorama plus didactique, très éclairant, se trouve dans Françoise Mélonio et Antoine de Baecque, Lumières et liberté. Histoire culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Paris,  Seuil,  1998, t. III. Si l’on souhaite approfondir, voir aussi Daniel Roche : Les républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Fayard, 1988, avec des études spécialisées – passionnantes - sur tel savant et ses 3400 volumes au XVIIIe siècle, sur les académies de cette époque, etc.

    Je rappelle simplement que nous pouvons en effet situer au XVIIIe siècle le début du courant qui inscrit dans la société moderne les nouvelles habitudes de lecture, c’est-à-dire aussi de diffusion et d’appropriation des textes. Bien sûr, ce courant, qui est aussi fonction de la lente déchristianisation de la société (ou bien, comme on voudra, de la laïcisation de la culture – que démontre la décroissance continue de l’édition et de la lecture religieuses), touche à cette époque avant tout les élites aristocratiques et bourgeoises des villes ; donc, pour le moment, il atteint moins le peuple des ouvriers et des artisans (ce constat devrait toutefois être un peu plus nuancé …), et encore faiblement le peuple des campagnes  - avec toujours, la différence entre les régions du Nord, en avance et celles du Sud, moins alphabétisées – j’y insisterai plus loin.  

    Concernant donc les élites de la société française de l’époque des Lumières, je ne vais pas en dire plus. Pour se faire une idée des pratiques sociales de lecture, la bonne méthode consiste à observer les évolutions qui s’accomplissent dans trois domaines. 1. Le domaine des supports : la presse, les romans, les libelles (textes courts à portée critique souvent virulente), les pamphlets, les dictionnaires et autres Eléments, Abrégés, Méthodes, sans oublier le théâtre. 2. Le domaine des pratiques : usages domestiques de lecture et d’écriture, usages publics, savants ou scolaires, situations collectives ou individuelles, etc. 3. Le domaine des institutions et des sociabilités dans lesquelles s’effectuent les pratiques : sociétés savantes, clubs, salons, cabinets de lecture, bibliothèques, académies, etc. 

     

    1) Je peux maintenant retracer la diffusion, peut-être plus difficile à saisir, des usages de l’écrit dans les classes populaires cette fois. Je vais suivre, en gros, le schéma que je viens d’énoncer  pour les classes supérieures (supports, pratiques, sociabilités),  qui s’applique aussi aux classes populaires ; je ne serai pas exhaustif, tant le sujet est vaste - et y entrer vraiment me détournerait de mon enquête. Contentons-nous des principaux faits, c’est-à-dire des données de base, sans entrer dans le détail.

     

    Le fait dont il faut partir est celui mis en évidence, chiffres à l’appui, par François Furet et Jacques Ozouf dans Lire et écrire (1977), que je cite souvent ; c’est le fait que, depuis la Renaissance, l’alphabétisation gagne peu à peu tous les secteurs de la société. En conséquence, même si des couches entières de population sont encore, pour longtemps, et jusqu’au cœur du XIXe  siècle, étrangères à l’univers du livre, elles sont malgré tout de plus en plus confronté à des écrits, à de l’imprimé, sous quelque forme que ce soit ; diverses formes, pour des usages aussi divers dans la société. Quelles activités, en effet, requièrent ou comportent des situations de lecture ? Laissons de côté les pratiques religieuses, comme la récitation d’un catéchisme diocésain, la lecture collective d’un missel à la messe du dimanche (« lecture » est d’ailleurs un terme à prendre ici dans un sens restreint : il s’agit souvent d’ânonner, autrement dit de suivre un texte liturgique, prière, chant ou autre, dans lequel on retrouve des repères visuels ou auriculaires mais sans avoir forcément une capacité totale de déchiffrage). Le contexte religieux  n’est pas significatif de ce que désigne l’expression « culture populaire ». Pensons plutôt, par conséquent, d’abord aux actes économiques, commerciaux, notariaux, ou autres ; ensuite à la situation qui consiste à écouter des « histoires » lues à la veillée (lues et non plus seulement racontées, quoique les deux puissent se mêler, comme quand on « lit » des images en appui d’un texte) ; pensons aussi  au fait de s’informer sur divers sujets relatifs aux actions de la vie locale ordinaire, ou bien ayant trait à une vie sociale plus lointaine, en lisant ou en écoutant la lecture d’un journal quelconque. 

     

    Pour le dire vite, ce qu’il faut retenir, c’est donc, en de ça du processus d’alphabétisation ou parallèlement à lui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, dans tous les milieux sociaux, la présence grandissante de l’imprimé, qu’on soit lecteur chevronné (voire encore malhabile), ou seulement auditeur intéressé. 

     

    Remarques 

    J’ajoute à ce qui précède quelques indications sur les phases de l’alphabétisation populaire et leur ampleur, ce que nous apprennent F. Furet et J. Ozouf (et que Jean Hébrard a synthétisé dans l’article intitulé « Les nouveaux lecteurs », in Histoire de l’édition française, t. III, op. cit., p. 477 et suiv.).  

    On se souvient de la différence, que je rappelais précédemment, entre une France du Nord et de l’Est, tôt et assez bien alphabétisée, et une France de l’Ouest et du Sud, plus lente, plus tardive. Ce sont deux espaces géographiques, bien délimités au Nord et au Sud d’une ligne qui joindrait Saint-Malo à Genève. Cette différence est connue et étudiée dès la Troisième république, suite à l’enquête du recteur Maggiolo. Furet et Ozouf n’ont pas contesté cette analyse, mais ils l’ont amplement raffinée, en relevant également l’absence ou la présence des signatures au bas des actes de mariage au fil des siècles, données complétées par d’autres, comme les statistiques relatives aux conscrits. La différence est aussi bien celle qui sépare la ville et la campagne, ou encore qui sépare des régions et des campagnes prospères et des régions et des campagnes pauvres. C’est dire, si on veut être plus précis, que, dans les deux parties du territoire, il existe deux mouvements, deux dynamiques différentes d’alphabétisation. La dynamique du Nord et de l’Est commence dans les villes dès le Moyen-âge et s’achève avant la Révolution (le peuple parisien, pour l’essentiel, sait lire en 1789 ; il ne reste guère que 20 ou 25 % de la population encore analphabète). Quant à la dynamique de l’Ouest et du Sud, celle des campagnes (y compris les campagnes pauvres du Nord, qui marchent au même rythme que celles du Massif-Central et du Sud, par exemple), qui s’observe surtout au XIXe siècle, elle est nettement en retard. En outre, cette seconde dynamique suit les efforts de la scolarisation, tandis que la première les précède et les suscite. Je rappelle ici que la distorsion primitive de l’alphabétisation et de la scolarisation, que j’avais déjà signalée, est l’une des conclusions remarquables de Furet et Ozouf. N’oublions pas par ailleurs que, dans tous les cas, l’alphabétisation des femmes est retardée par rapport à celle des hommes, et que, quand elle est déclenchée, elle reste cependant incomplète jusqu’à ce que, grâce à l’école (et primitivement grâce aux efforts de l’Eglise et des congrégations  enseignantes), l’enseignement de la lecture coexiste avec l’enseignement de l’écriture. (La spécificité féminine et populaire mériterait une analyse spéciale – elle est brièvement mais sûrement effectuée dans l’article de J. Hébrard que je viens de citer, « Les nouveaux lecteurs », loc. cit., p. 483-486). Les plus grosses différences (de sexe, de classes) seront donc aplanies seulement vers la fin du XIXe siècle, avec la scolarité obligatoire.

    Remarque adjacente : parler d’une alphabétisation (populaire) qui, dans ces temps anciens, s’effectue en dehors de l’école, cela pose la question de savoir comment, en pratique, on apprend à lire, et avec qui. Dans les villes assez bien acculturées, l’alphabétisation non scolaire passe le plus souvent par les corporations de métiers, elle est donc liée aux autres apprentissages. Mais dans les campagnes, comment les choses se passent-elles ? Ecartons immédiatement une idée fausse : dans le cas des apprentissages populaires hors école, les précepteurs ne sont pas du tout de la partie, car il s’agit là d’une manière aristocratique (et onéreuse, on s’en doute). Cela dit, l’initiation à la lecture peut très bien se produire en famille, au foyer, avec la mère comme institutrice occasionnelle si j’ose dire, et au moyen d’un abécédaire, comme il s’en diffuse par les colporteurs, ou comme on  en trouve dans certains almanachs. Agissent aussi en ce domaine, jusque dans la première moitié du XIXe siècle, des instituteurs dits « ambulants » parce qu’ils sillonnent les campagnes, un peu comme les colporteurs, proposant leurs services dans les fermes, pour la durée d’une saison par exemple, éventuellement à tous les enfants de la maisonnée. Arsène Meunier, dont j’ai parlé l’an passé (séance 4, chap. I, § I) et dont je reparlerai, a commencé ainsi sa carrière, au début du XIXe siècle, à quinze ans et demi, dans les campagnes du Perche. Ces maîtres itinérants, qui ont parfois un assez maigre bagage de connaissances, circulent en trimbalant leurs outils de travail dans des sortes de petits coffrets qui sont comme des bureaux portatifs, contenant, pour l’écriture, des plumes (plumes d’oie mais aussi d’autres oiseaux), du  papier, de l’encre ; et ils sont logés et nourris en échange de leur service. Je ne crois pas que le Musée National de l’éducation de Rouen possède un exemplaire de cet attirail ; en revanche j’en ai vu un dans un musée d’éducation plus modeste, celui de la bonne ville de Nevers. Il doit y en avoir ailleurs, notamment en terre protestante, dans les Cévennes… Dans les récits de vie rédigés par des auteurs issus de milieux paysans ou ouvriers, on voit apparaître d’autres personnages, des curés évidemment, mais aussi des ménétriers (musiciens qui animent les fêtes paysannes), des marguilliers (sortes de gestionnaires des paroisses, sous le contrôle du curé donc), et d’autres encore. Martin Nadaud, maçon, né en 1815, futur député en 1848,  a d’abord appris quelques rudiments auprès d’un « vieillard » nommé Faucher, marguillier à Pontarion, qui prenait de temps en temps des enfants chez lui pour leur enseigner « l’alphabet et quelques notions d’écriture » (M. Nadaud, texte republié sous le titre Léonard, maçon de la Creuse, Paris, Maspéro, 1976, p. 27). Les leçons avaient lie lieu matin et duraient deux heures, après quoi le jeune garçon retournait aux champs pour lesquels sa famille le réclamait, et pour lesquels elle le gardait tout le temps des moissons. Si bien qu’il passa  cette année « à apprendre l’alphabet et à  épeler les syllabes » (idem, p. 28). Après cela, son père, contre l’avis de sa mère et du grand-père, l’envoya dans une véritable école et auprès d’un véritable maître, dans la même ville de Pontarion. Son parcours scolaire ne devait d’ailleurs pas s’arrêter là, et on constate, comme avec l’architecte rouennais (cours de 2015, séance 5), que dans ce cas (comme dans bien d’autres cas, mais pas tous cependant), le simple apprentissage de la lecture et de l’écriture durait au total plusieurs années.

     

    Je retourne maintenant au schéma préalablement  fixé. 

    a) Les supports

    Les livres conçus pour ce destinataire, le peuple, les « classes du peuple », sont souvent des objets de petit format, assez modestes, peu coûteux, répandus par les colporteurs. Ces marchands ambulants (que nous avons déjà aperçus), sillonnent certaines régions de France, et ils vendent bien d’autres choses que des livres, évidemment. Les tirages de tels livres peuvent atteindre des hauteurs vertigineuses, jusqu’à des dizaines de milliers d’exemplaires, et la diffusion est croissante du XVIIIe au XIXe siècle, en même temps qu’augmente en proportion le nombre de ces colporteurs. La « Bibliothèque bleue de Troyes », collection fameuse née au début XVIIe siècle (imitée ensuite dans d’autres villes en Normandie) en est le meilleur exemple. Il s’agit d’ouvrages de fabrication rudimentaire, sans nom d’auteur, donc composés par des typographes ou d’autres ouvriers imprimeurs, où l’on trouve toutes sortes de textes - récits chevaleresques, contes merveilleux, récits burlesques, textes de piété (très nombreux au demeurant), manuels de lecture ou de civilité, calendriers, livrets scientifiques et techniques, ou astrologiques, chansons, etc. En plus de ces textes, circulent aussi, évidemment, des journaux, des gazettes (des feuilles volantes, à contenu plus proche des pouvoirs – la première gazette est due à Théophraste Renaudot, en 1631) ; et surtout, les almanachs, très prisés dans ces milieux et multipliés depuis la fin du XVe siècle. Les almanachs comportent des illustrations, ce qui les rend accessibles par des non lecteurs. Ils ont un contenu très varié, hétéroclite même, là aussi, puisqu’y figurent des récits d’événements ou de faits divers (au XVIIIe siècle, accèdent ainsi à la notoriété les exploits de Mandrin, bandit d’honneur, et les ravages commis par la mystérieuse bête du Gévaudan), à côté de rubriques de médecine, des savoirs usuels, des calendriers grâce auxquels on peut programmer telles ou telles semailles, des incitations religieuses à travers, par exemple, des recommandations relatives à la mort, assorties d’images de danses macabres, etc. Pour apercevoir tous les types d’écrit en circulation, il faut enfin mentionner les textes de chansons (il y a des marchands de chanson), ou les affiches placardées sur les murs publics, qui sont lues par l’afficheur à la cantonade, comme le colporteur qui « aboie » les titres de ses livres à vendre. 

    Sur la présence des livres en milieu populaire, une anecdote de Michelet donne une autre information intéressante, assez surprenante au demeurant (j’ignore s’il faut faire une règle de l’usage ainsi relaté, comme semble le penser Michelet). Les lecteurs du peuple se distinguent par une habitude singulière : quand ils acquièrent un livre, c’est souvent le seul qu’ils possèdent pendant un très long temps, et ils l’emportent un peu partout avec eux pour s’y plonger en toutes occasions afin d’y lire et relire des textes qu’ils connaissent très bien. Ce doit d’ailleurs être la fonction de l’almanach, dont je viens de dire un mot. Le livre est alors possédé et conservé comme un objet précieux, indéfiniment savouré (un peu comme nous regardons certains films à la télévision de multiples fois, sans nous lasser des scènes connues mais que nous attendons avec le même plaisir). Le livre, dans ce cas, est montré à la société environnante, par exemple dans les estaminets, comme signe d’un talent que cette société apprécie et dont elle demande éventuellement l’exercice à son profit. Voici le texte de Michelet, extrait d’un ouvrage de 1869 intitulé Nos fils :

     

    « Dans ma jeunesse un mot me frappait quelques fois, un mot que l’ouvrier, le pauvre, répétaient volontiers : « Mon livre ». / On n’était pas, comme aujourd’hui, inondé de journaux, de romans, d’un déluge de papier. On n’avait guère qu’un livre (ou deux), et on y tenait fort, comme un paysan à son almanach. Ce livre unique inspirait confiance (…) / On lisait beaucoup moins, avec un esprit neuf, on y mettait du sérieux (…) /On l’avait lu vingt fois. Il ne dominait point par l’attrait de la nouveauté (…). Ce livre aimé était vraiment un texte élastique, qui laissait le lecteur broder dessus. Il ne pouvait donner l’information diverse des livres d’aujourd’hui. Mais en revanche il stimulait, éveillait l’initiative. La pensée solitaire, se lisant à travers, souvent entre les lignes, voyait, trouvait, créait ». (Jules Michelet, Nos fils, 1869. In Autobiographie, Paris, Larousse, 1930, p. 228).

     

    Notons là aussi les indices de changements (la nouvelle et abondante circulation d’imprimés), mais des changements qui ne tranchent pas tout à fait avec certaines habitudes anciennes (l’almanach est clairement cité). Comme je me situe dans le cadre français exclusivement, je rappelle au passage que les pays protestants sont en avance sur ce plan et que, par conséquent,

    les mêmes données (diffusion et fréquentation  des livres dans les classes populaires) y sont observables plusieurs dizaines d’années plus tôt.

     Quelques références maintenant, si vous voulez en savoir plus sur ces supports des pratiques populaires de lecture. Sur la Bibliothèque bleue de Troyes, je recommande d’abord le très beau livre de Robert Mandrou, qui a donné lieu à d’intéressantes discussions sur la manière d’entendre cette notion de « culture populaire », De la culture populaire aux XVII et XVIIIe siècles, Stock (version courte), 1974 [1964]. Sur les Almanachs, voir Geneviève Bollème, Les almanachs populaires aux XVIIe, et XVIIIe siècles, essai d’histoire sociale, Mouton, 1969. De la même, on dispose d’une autre étude fort utile, Littérature populaire et littérature de colportage au XVIIIe siècle, in Livre et société dans la France du XVIIIe siècle,  Mouton, 1965. Pour des études spéciales, locales, sur les almanachs et leurs usages, y compris des usages scolaires, en l’absence de manuels (en Suisse en l’occurrence), voir un ouvrage collectif : Les lectures du peuple en Europe et dans les Amériques du XVIIe au XXe siècle, dir. Hans-Jürgen Lüsebrink, York-Gothart Mix, Jean-Yves Mollier et Patricia Sorel, Editions Complexe, 2003. Je retiens de ce livre une étude sur l’almanach en Franche-Comté depuis la fin du XVIIe siècle, notamment la fameuse série intitulée le Messager boiteux ; une étude sur des almanachs anabaptistes dans l’Est de la France ; un article sur une série parisienne ; et aussi l’article sur les usages scolaires des almanachs, en Suisse, fin XVIIIe et début XIXe siècles.

    b) Pratiques et sociabilités 

    J’ai parlé de veillées, où un individu peut donner lecture d’un conte, d’un récit, d’un texte de journal, etc. La lecture se produit alors à haute voix, en situation collective, en famille ou dans des lieux publics. Ceci n’est pas contradictoire avec une lecture plus solitaire, à d’autres moments choisis par le lecteur, bien sûr. De ces lectures plus individuelles donc silencieuses, J. Hébrard donne quelques exemples (« Les nouveaux lecteurs », loc. cit., p. 497), tirés de quelques récits de vie. Ce sont alors des passions plus discrètes, adolescentes notamment. Mais de telles pratiques ne caractérisent sans doute pas les milieux populaires, contrairement à ce qui se passe dans les milieux de culture lettrée (même si la distinction entre les deux types de pratiques, l’une orale et collective, l’autre silencieuse, visuelle et individuelle, doit être prise elle aussi avec précaution). Concernant les milieux populaires, il faut donc nous arrêter surtout sur les lectures à haute voix en situation collective. Pour l’Ancien Régime, Robert Mandrou, en présente plusieurs sortes dans l’introduction de l’ouvrage dont j’ai donné les références, De la culture populaire aux XVII et XVIIIe siècles. Et si l’on se rapporte au XIXe siècle, est-ce que c’est différent ? Il s’avère que non. Un exemple de veillée qui admet des lectures, vers 1850-1860, se trouve dans le récit de Xavier-Edouard Lejeune, Calicot, éd. Arthaud-Montalba, 1984 (cité par J. Hébrard, dans le même article « Les nouveaux lecteurs », loc. cit., p. 481).  

    Voici par ailleurs, une situation de lecture collective, en dehors de la veillée, mais avec une modalité comparable. Je la donne comme indice de la circulation grandissante des textes, circulation qui cependant active des schémas pratiques anciens. Il s’agit de l’architecte rouennais qui remémore ses années d’apprentissage au Grand Quevilly, sous le premier Empire (je viens de le citer et je renvoie à nouveau, le concernant, au cours de 2015, séance 5). Eh bien, il parle de la lecture que son institutrice faisait des bulletins de la Grande armée pour les mères de famille du village qui le lui demandaient. Voici le passage, très significatif sur ce plan (Revue pédagogique, n° 7, 15 juillet 1883) : 

     

    " …beaucoup de femmes du voisinage, qui avaient des fils sous les drapeaux, mais qui ne savaient pas lire (…), venaient prier Mme Havet de faire la lecture ; elle aimait cela,  était enthousiaste des succès des armées ; alors il se formait un groupe, souvent dehors, quand le temps le permettait, et je ne manquais pas à entendre ces lectures ; les bonnes femmes faisaient leurs commentaires, les unes paraissaient satisfaites, les autres pleuraient ; il se mêlait aux détails militaires ceux qui concernaient l’empire et le souverain : on approchait de la fameuse campagne de 1812. »

     

    Pour revenir à la veillée, il faut dire que c’est très certainement dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’écrit s’y immisce de plus en plus. L’écrit vecteur d’une lecture collective, c’est aussi bien un livre tiré de la bibliothèque bleue, que le journal, avec les nouvelles et  souvent le feuilleton. Or, à cette époque, la seconde moitié du XIXe siècle, la veillée elle-même commence de s’effacer à mesure qu’un autre lieu de sociabilité accueille des lectures orales collectives : ce lieu, strictement masculin cette fois, c’est le café, et la lecture est celle dont je parlais à l’instant, du journal. Je n’ai pas encore précisé, mais il faut le faire, que le journal est devenu sous le second Empire autre chose que ce qu’il était : non plus l’organe d’un courant d’idées, mais un média voué à suivre l’actualité, et comportant aussi des récits, spécialement sous la forme, populaire s’il en est, du feuilleton (souvenez-vous d’Eugène Sue, le grand maître du genre, à cette époque,  et des Mystères de Paris ; et ne perdez pas de vue l’intérêt fondamental des gens pour les récits…). D’où le succès immense du Petit Journal, qui paraîtra sous la Troisième République à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Dans tous les cas, ce que nous devons remarquer, l’important, c’est que la sociabilité à l’œuvre dans ces situations n’est pas uniquement celle d’une réunion occasionnelle et neutre, c’est davantage celle d’un voisinage qui partage un imaginaire et qui apprécie d’éprouver ensemble une même émotion. Cette sociabilité récupère par conséquent ce qui avait pendant si longtemps caractérisé les histoires racontées à la veillée, histoires fondées sur des significations typiques de cet imaginaire populaire. Pour se faire une idée de la richesse inépuisable des récits, mythes et légendes transmis de génération en génération, avec souvent des variantes régionales et locales, on peut feuilleter le très volumineux recueil de Paul Sébillot, Croyances, mythes et légendes des pays de France, éditions Omnibus, 2002. La  situation sociale plus l’imaginaire, ceci définit un « horizon d’attente » comme disent les historiens, c’est-à-dire une condition de saisie d’un sens. Regardons à ce propos la veillée très coutumière décrite dans l’autobiographie de M. Nadaud. Dans ce cas, il n’y a pas (disons : pas encore) de lecteur patenté ; il s’agit donc de l’habitude ancienne où une personne qui a autorité parle et raconte à une assemblée de voisins. Je vous renvoie aux p. 24-25, qui exposent cette coutume très prisée, en vigueur vers 1820-1825, dans son village (comme dans beaucoup d’autres, à n’en pas douter), qui s’appelle La Martinèche, commune de Soubrebost, arrondissement de Bourganeuf : 

     

    « Nos veillées avaient toujours lieu dans la même maison et sous la présidence d’une vielle femme, qu’on écoutait attentivement et avec le plus grand respect. / La vieille Fouéssoune (…) était la sage-femme du village ; elle avait assisté nos mères à la naissance de chacun d’entre nous ; elle connaissait aussi les propriétés de toutes les plantes. Jamais d’autre médecin n’avait apporté ses soins dans notre village. / Habitué à n’être jamais contredite, elle affirmait avec un imperturbable aplomb que Pierre ou Paul, morts depuis plusieurs années, étaient venus voir d’anciens voisins et qu’ils avaient donné le nom de ceux qui étaient dans le paradis ou dans l’enfer. / Elle nous donnait aussi les noms de ceux qui étaient connus pour courir le loup-garou, et ceux également qui avaient usé de leur force pour le terrasser. (…) / Nous sortions de ces veillées tellement effrayés qu’il fallait nous tenir par la main pour nous reconduire à la maison. »

     

    Je signale que l’autobiographie de Martin Nadaud (né en 1815 dans le Limousin), Léonard, maçon de la Creuse, op. cit., contient de nombreux renseignements sur les mœurs culturelles populaires encore vivaces, mais plus pour longtemps, dans la première moitié du XIXe siècle. Concernant le texte que je viens de citer, on constate bien, outre la dimension d’émotion, très forte, le mélange typique, chez la narratrice, de compétences techniques, de savoirs - médicaux et médicinaux en l’occurrence -, et de récits « fantastiques », lesquels récits exercent une grande attraction sur les auditeurs (n’est-ce pas comparable à ce que nous font éprouver aujourd’hui les fictions que nous offrent le cinéma et la télévision ?). Ceci rapproche aussi les récits des veillées de textes comme ceux des almanachs, des livres « bleus » ou autres. Ils ont souvent la même teneur. 

     

    Soit dit en passant, pour avancer dans le temps jusqu’au XIXe siècle, il y a à peu près dans ces veillées et dans ces textes tout ce contre quoi vont s’insurger les instituteurs modernes, rationalistes, formés dans les écoles normales depuis les années 1830, pénétrés des conceptions qu’on leur a enseignées, issues de la science et de la philosophie de Lumières. Dans l’enquête de 1861, ces maîtres sont nombreux à dénoncer exactement ce genre de situation et de discours ; et c’est pourquoi, ils récriminent souvent contre les histoires de revenants !

     

    ***** 

    Pour conclure ce rapide aperçu (qui ne dispense pas d’une approche plus substantielle, que je me suis épargné parce que je ne faisais là qu’un tour d’horizon avant d’arriver à mon objet), je reviens maintenant à ce que j’envisageais en premier lieu, à savoir la différence des pratiques populaires de la lecture avec les pratiques culturelles des classes supérieures. Des unes aux autres, on le voit, ce ne sont pas les mêmes textes, pas les mêmes significations, pas les mêmes circuits, et, accessoirement, pas les mêmes processus d’édition, de la conception à la diffusion. La littérature dite « populaire » (prenons ces termes avec prudence, encore une fois) a peu de choses à voir avec la production que nous nommons scientifique ou littéraire, savante en général. Sous l’Ancien Régime, elle est d’ailleurs fortement méprisée par les élites. C’est un objet de répulsion. Non pas seulement un objet sans valeur, mais comme quelque chose comme un objet malpropre.

     

    Mais, sans oublier ces différences très nettes, ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est, je le disais, la pénétration de l’imprimé qui « travaille » la culture et les pratiques de la culture orale traditionnelle. Comme le note Emmanuel Le Roy Ladurie en rendant compte du travail de Geneviève Bollème (in Annales ESC, n° 1, 1973, p. 146-151), jusqu’à vers 1680, les contes populaires étaient racontés et transmis dans les chaumières, lors des veillées, par des narrateurs (des « conteurs ») reconnus dans la société villageoise pour leur talent (pas des professionnels bien sûr, mais des gens du village, du pays). Mais, à la fin du XVIIe siècle, sous l’influence des écrits de Charles Perrault et d’autres auteurs de ce type, des contes comme Peau d’âne ou Le petit Poucet deviennent objet d’une expression différente, et se cantonnent peu à peu au monde de l’enfance, où ils vont rester jusqu’à aujourd’hui. D’autres évolutions sont tout aussi sensibles, comme l’apparition (toujours dans les livres « bleus » et les almanachs) de conseils de médecine pour se soigner soi-même sans attendre le médecin ; des guides pour cuisiner, lire, écrire, compter, jardiner ; des récits de chevalerie qui mettent en scène des héros moins aristocratiques…

    Il y aurait une réflexion intéressante à mener sur le rapport entre la pratique orale et immémoriale de la narration, et le roman, dont l’essor, depuis le XVe siècle, dépend du livre imprimé. Le premier grand roman moderne, c’est le Don Quichotte, de Cervantès, dont la publication est de 1605 – pour la première partie. Je pense à une remarque de Walter Benjamin qui, dans un essai de 1936 intitulé Le narrateur (in Essais 2, 1935-1949, Denoël-Gonthier, 1971) décrit le déclin de la narration parallèlement à la montée du roman. Benjamin montre notamment que le roman, basé sur une intuition individuelle et solitaire de la vie, oublie ou délaisse la sagesse que le narrateur transmettait à ses auditeurs sous forme de conseils et qui devait constituer voire devenir pour eux une expérience  - imposée par la tradition et les ancêtres en l’occurrence. 

    En fin de compte, ceci ramène à un problème que j’ai déjà posé l’an passé (dans la séance 7, chap I), en parlant de la leçon de choses, à savoir le problème du changement d’attitude mentale qu’impose aux lecteurs la culture écrite. J’expliquais que, dans le cas de la compréhension rationnelle de la nature (et non pas de l’acculturation à des formes de récits), l’écrit ne donne pas seulement une traduction de ce qui est déjà connu et perçu sur le monde, mais qu’il permet d’accéder au monde et à la connaissance du monde sur un tout autre mode. L’écrit formalise, décontextualise et généralise ai-je dit : il ménage donc un rapport mental différent à la réalité que saisissent les sujets et sur laquelle ils peuvent agir. J’hésite à dire que c’est un rapport « intellectuel », mais c’est de cet ordre… Il me faudra faire un sort  à cette dimension de la lecture, quand, à l’école, elle porte sur des textes qui ne s’adressent plus à l’imaginaire traditionnel (aux superstitions disent les instituteurs) et ne cherchent plus, ou en tout cas n’aboutissent plus  à provoquer des émotions.

     

     


     

     


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  • séance 2 

    CHAPITRE IV

    LIVRES ET LECTURES SCOLAIRES

     (suite)

     

     

    2) Je viens de marquer à grand traits les différences entre les lectures cultivées et les lectures populaires, et j’ai constaté que ces différences affectent aussi bien le contenu des textes lus que les situations de lecture et les manières de lire ces textes. Cependant, cela ne donne qu’une vision partielle de l’évolution culturelle et des processus de cette évolution - qui m’intéressent parce qu’ils réagissent sur l’éducation et l’école, ce qui est bien normal. S’il faut constater les progrès de la lecture populaire et la multiplication de ses supports, on ne peut pas, en effet, se limiter à ce constat, et il faut intégrer la donnée que j’envisageais en terminant la dernière fois, à savoir le regard très critique que les élites portent sur les livres et les lectures populaires. J’ai parlé notamment d’une sorte de répulsion et d’une condamnation du genre de littérature diffusé par la bibliothèque bleue. Ceci pour dire que ces élites, sur la base d’une telle vision méfiante, hostile même, dénoncent et combattent les usages qu’ils réprouvent, et cherchent donc à les réorienter… Dans quel sens ? On s’en doute : dans un sens moral essentiellement. Ceci ne surprend pas si l’on songe à la très longue tradition de prise en charge éducative et scolaire des « classes inférieures » par les classes gouvernantes, par l’Eglise catholique en premier lieu, puis les pouvoirs politiques du XIXe siècle jusqu’à la Troisième République, ces derniers restant inspirés, même dans une perspective non religieuse et parfois anticléricale, par une morale assez rigoriste dans le fond. Cette option morale évoque évidemment ce qu’on appellera plus tard la « morale laïque » ;  mais je laisse de côté la question de savoir comment, dans quels termes, jusqu’où, etc., cette morale se détache de la tradition chrétienne. Pour le moment, je me contente de constater que, lorsque la scolarisation et l’alphabétisation se développent, à mesure que l’Etat fait ouvrir des écoles, recrute, salarie et forme des maîtres, etc., se diffuse un discours critique sur les lectures populaires, un discours qui dénonce les mauvais livres, les lectures démoralisantes, et qui leur oppose une tout autre culture livresque, la culture morale mais aussi savante que l’école – donc les manuels scolaires – seraient à même de promouvoir et d’inculquer aux enfants du peuple. Je parle d’une culture à la fois morale et savante, car je souhaite ainsi dire (ou redire) que l’option morale non religieuse des gouvernants et des réformateurs du XIXe siècle coexiste avec le souhait très insistant, proprement libéral avant d’être républicain au sens strict, de répandre et d’amplifier l’instruction du peuple, puisque ce peuple participe désormais à  la souveraineté, qu’il est en cela auteur des lois dès lors qu’il prend part au suffrage (il s’agit du suffrage universel – masculin - instauré par la seconde République, la Révolution ne l’ayant établi qu’avec certaines limitations ). Tel est, surtout mais pas uniquement, à partir des années 1860, le discours des pédagogues qui s’activent soit dans l’administration scolaire, soit en dehors d’elle, comme dans les différents secteurs de ce qu’on appelle aujourd’hui l’« éducation populaire ».

    Si l’on parcourt l’étude de Noé Richter sur l’histoire des bibliothèques populaires, on aura la confirmation que, dès les premières créations de ce type, dans les années 1840, leurs promoteurs, qui ne cachent pas leur souci moral, affirment leur détestation de la littérature de colportage (qui est finissante à cette époque), mais aussi, plus globalement, leur méfiance envers la presse, les feuilletons, et même le roman, c’est-à-dire en fin de compte des lectures « agréables » - chose  tellement surprenante pour nous. Même un journal rédigé par des ouvriers – catholiques en l’occurrence, L’Atelier, s’exprime sur ce mode, dans son premier numéro, de septembre 1840 :

     

    « Nous aurons à dévoiler les odieux calculs de ces écrivains corrupteurs qui, en prétendant nous instruire, nous dépravent ; nous aurons à flétrir ces spéculateurs ignobles qui sèment parmi nous les mauvais livres écrits pour les marquis débauchés des cours du Régent et de Louis XV… » (cité par N. Richter, dans Du conditionnement à la culture. L’offre de lecture des Lumières à la Troisième République, Bernay, Société d’Histoire de la Lecture, 2003, p. 64).

     

    Parmi les auteurs d’aujourd’hui qui ont bien pris en compte ce discours moralisateur sur les lectures populaires, il y a Anne-Marie Chartier, dans un passage des Discours sur la lecture, 1800-2000 (Fayard, 2000), « La lecture populaire et son encadrement », p. 99 et suiv. A-M Chartier insiste notamment, à juste titre il me semble, sur le second Empire et l’action de la Société Franklin (fondée en 1862)  et de la Ligue de l’enseignement (qui date de la même époque, 1866, et qui est de tendance nettement républicaine et « sociale »), après les initiatives des sociétés philanthropiques de la période précédente, et bien sûr, les initiatives d’autres associations, liées à l’Eglise. De même, Jean Hébrard, dans l’article que j’ai parcouru dans la séance précédente (« Les nouveaux lecteurs », in Histoire de l’édition, t. III, op. cit.),  remarque bien le parallélisme de la critique du colportage et de l’essor des bibliothèques. Concernant les bibliothèques scolaires, il suffit de lire la circulaire du 24 juin 1862, qui prescrit leur création, et dans laquelle le ministre de l’instruction publique, Rouland, parle des « dangers de l’oisiveté » qui menacent la classe laborieuse, surtout pendant les « longues veillées d’hiver »…, etc.

     

    Remarque. Je ne me suis peut-être pas assez arrêté sur cette histoire des bibliothèques. J’ai cité plusieurs fois les travaux de Noé Richter, et aussi le bon résumé, sur la situation française, qu’on trouve dans le livre sur la Belgique de Bruno Liesen, Bibliothèques populaires et bibliothèques publiques en Belgique (1860-1914), Liège, éditions du CLPCF, 1990). Deux questions restent posées. D’abord celle de l’ampleur exacte des créations et des collections que chacune met à la disposition de son lectorat ; ensuite celle de savoir quel a été le public réel de ces bibliothèques : celles-ci ont-elles été très fréquentées, et par qui, avec quelle régularité, etc.? Comme je ne dispose pas de chiffres permettant d’obtenir une vision d’ensemble et détaillée (s’il y des informations valables à ce sujet , je les recevrai avec plaisir!), je me contente de signaler - mais l’exemple, très singulier, n’est peut-être pas significatif -  que la bibliothèque des Amis de l’instruction, donc une bibliothèque « populaire », créée par cette association ouvrière de type coopératif et à l’initiative d’un ouvrier imprimeur, à Paris, en 1861 (on voit que cette décennie est très importante, donc : juste avant la Troisième République), comptabilise, en 1882, 360 adhérents, qui empruntent en moyenne deux ouvrages par mois. Ces chiffres sont donnés par J. Hébrard, dans l’article cité ci-dessus, p. 499. Pour davantage de renseignements, voir surtout la monographie de Pascale Marie, « La bibliothèque des Amis de l’instruction du IIIe arrondissement. Un temple, quartier du temple », in Lieux de mémoire, t. 1 : La République, dir P. Nora, Gallimard, 1984). Cette bibliothèque est toujours située dans le IIIème  arrondissement de Paris, au 55 de la rue de Turenne.

     

    Comment les appréhensions et les critiques des usages populaires se sont-elles traduites dans le courant de création des bibliothèques à destination des nouveaux lecteurs du peuple -  créations urbaines bien sûr ? Réponse : en valorisant et encourageant des publications qui se voulaient à la fois instructives et moralisatrices. C’est dans catégorie qu’on peut ranger une collection fameuse, le Magasin pittoresque, dirigé par le saint-simonien Edouard Charton, et dont la première livraison est de 1833 (il durera jusqu’en 1938 ! Je signale qu’on peut le consulter en ligne, sur Gallica). Très variée et riche dans les sujets traités - pays, monuments, animaux, etc., cette collection se présente  comme une sorte d’encyclopédie illustrée, donc qui se veut à la fois attrayante et sérieuse.

    Pour donner une idée plus précise de ce genre de publication, je reviens à un livre dont j’ai déjà parlé, un livre du même type, peut-être le premier du genre, devenu du reste un modèle scolaire. C’est le livre rédigé par Laurent de Jussieu suite à un concours ouvert par la Société pour l’instruction élémentaire en 1818, Simon de Nantua ou le marchand forain. Le concours demandait qu’on conçoive un ouvrage que les élèves pourraient emporter au terme de leur cursus dans les écoles mutuelles. L’ouvrage était donc destiné aux « moments de délassement » de la « classe industrieuse » ; mais en fait, son succès fut tel, qu’il s’est transformé en livre de lecture courante et qu’on l’a donc retrouvé dans de nombreuses écoles. De quoi parlait-il ? D’un marchand forain, un « porte-balle », qui, avec son cheval (remarquez : c’est l’image inversée, c’est-à-dire positive cette fois, du colporteur), au gré des foires et des villes qu’il visite, entre Nantua et Saint-Claude, s’adresse aux populations qu’il rencontre, pour dispenser toutes sortes de conseils et de connaissances sur des sujets variés, de religion, de morale, de vie quotidienne et de prudence, de même que sur la médecine, le travail agricole, artisanal et industriel, le commerce, etc. (Je lui ai jadis consacré une petite étude : «  Moralité du marchand forain », in Le Télémaque, n° 12, 1997). L’alliance des préceptes moraux et des savoirs usuels est typique de cette littérature (scolaire). Ceci répond à l’idée moderne de la culture à destination du peuple, comme je l’ai indiqué plus haut : la dimension moralisatrice alliée à un projet d’instruction élargie. Ce sera aussi l’optique du très fameux manuel de lecture courante pour le Cours moyen, Le tour de la France par deux enfants, de Mme Fouillée alias G. Bruno (j’y reviens très bientôt), publié en 1877 pour la première édition, qui a en outre adopté le même schéma narratif, une bonne manière d’éveiller l’intérêt des lecteurs potentiels en faisant signe à la littérature de voyage (très appréciée) et allusion aux usages ordinaires des gens du peuple. Retenez par conséquent que, à plusieurs titres, ce Simon de Nantua est le prédécesseur et plus encore l’inspirateur, donc l’ancêtre direct du Tour de la France par deux enfants.

     

    II) NOUVEAUX MANUELS SCOLAIRES ET NOUVEAUX USAGES  du livre à l’école

     

    Je reprends maintenant le fil de mon raisonnement sur la leçon orale. Je rappelle d’abord que l’an passé, dans la séance  6, au moment de présenter la modernité de cette pratique, la leçon orale, j’avais annoncé la nécessité de saisir la manière dont se réorganisent, dans la pratique prescrite et effective des maîtres de l’école primaire, les rapports entre l’activité (ancienne) de lecture et récitation de livres, et l’activité orale (nouvelle) autonome par rapport au livre. J’avais écrit non pas « autonome par rapport au livre », mais «  sans livre », ce qui risquait de produire une confusion, j’en ai bien conscience, si bien que je choisis aujourd’hui de dire « autonome par rapport au livre », pour suggérer plus clairement, je l’espère, que le livre n’est certainement pas exclu des formes nouvelles de l’enseignement, ainsi que je l’ai dit au début de ce chapitre, en vous mettant en garde contre une erreur possible sur ce point. Si l’exposé oral du maître ne se fait plus, théoriquement, le livre à la main, cela n’empêche pas que le maître recoure au livre, le manuel, à d’autres moments, pour d’autres activités. Je vais donc maintenant répondre à la question ainsi posée et fournir les principales explications que cela requiert.

    En parlant d’un nouvel usage des livres, je précise une nouvelle fois que je ne réfléchis pas dans un cadre d’histoire des idées et que par conséquent je parle, non pas d’une idée qui s’appliquerait à la pratique, mais d’un modèle pratique apparu dans un certain contexte (social et culturel), produisant dans ce contexte ses propres normes, et qui, comme tel, entre en concurrence voire en conflit avec d’autres modèles et d’autres normes. Cette précision en appelle une autre : les nouvelles pratiques ne se substituent pas facilement aux anciennes parce qu’elles demandent un changement intellectuel des acteurs (on  a vu en quoi l’an passé), et parce que ce changement demande lui-même une compétence plus élevée et un engagement plus intense dans le métier, dans l’activité quotidienne du maître d’école. Donc : davantage de difficultés et sans doute de responsabilité du côté du maître, et d’autres contraintes du côté des élèves. Des tâches plus complexes pour les deux parties en présence.

     

    1) Pourquoi ai-je fait ce si long détour par les pratiques de lecture populaire ? Cela se devine. Tout simplement parce que c’est le contexte dans lequel l’école, sous la Troisième République, avec la loi d’obligation de 1882 pour les enfants de 6 à 13 ans, universalise l’accès au livre et développe la lecture en général. Non seulement parce que, dans ce contexte, l’écrit et le livre ne sont pas aussi étrangers qu’on le pense aux mœurs des familles (je parle surtout des campagnes et des paysans, bien sûr - , même s’il faut bien comprendre ce que je rappelais en fin de séance précédente, à savoir la rupture intellectuelle que produit la connaissance véhiculée par les livres) ; mais aussi parce que ce contexte exerce une influence directe sur les usages scolaires eux-mêmes, usages qu’on ne saurait donc étudier isolément, comme s’ils ne se comprenaient que sur le plan de ce qui serait la « pédagogie » et rien d’autre. Je souligne ce point de méthode : il faut toujours chercher des liens entre des phénomènes différents mais de même type - phénomènes culturels en l’occurrence, à l’intérieur et à l’extérieur de l’école.

    En particulier, voilà où je voulais en venir, ceci m’incite à envisager les rapports existants entre les livres spécialement conçus pour l’enseignement primaire, qui sont d’un nouveau type, on va voir lequel, avec les usages des livres et les pratiques de lecture en vigueur dans la société environnante. Ces rapports s’éclairent si l’on sait que les livres scolaires associent la culture prescrite (morale et savante à la fois, comme je l’ai indiqué à plusieurs reprises), à des références et des significations diffusées depuis longtemps dans les classes populaires, c’est-à-dire dans les écrits en circulation dans ces milieux. C’est une forme de compromis, qui n’a pas beaucoup été analysé par les spécialises, entre les livres de classe et des références ou des significations typiques  de l’imaginaire des classes populaires et des enfants qui, provenant de ces classes, vont devoir aborder une culture livresque spéciale à l’école. Je pense en premier lieu à la référence à l’almanach et précisément à ce qui le caractérise, le patchwork de connaissances savantes, de savoirs utiles, d’informations sur tous sujets attisant la curiosité (le pittoresque des régions lointaines, des paysages somptueux, des monuments prestigieux, etc.), le tout mêlé à des prescriptions morales, des obligations civiques, etc. Je pense également à la référence aux récits divers, qu’on dirait aujourd’hui des récits d’aventure, comportant des personnages remarquables ou même héroïques, récits présentés sous forme d’épisodes successifs, ce qui ne peut pas ne pas faire penser, aussi bizarre que cela puisse paraître, au feuilleton, pourtant décrié.

    Le manuel qui a spécialement et superbement réalisé cette synthèse, et qui est pour cette raison celui qui a eu le plus grand succès, un immense succès, inégalé tout au long de la Troisième République, c’est bien sûr celui que j’ai évoqué précédemment, le livre de lecture courante pour le Cours moyen dont l’auteur est Mme Alfred Fouillée alias G. Bruno (Augustine Tuillerie de son nom de jeune fille), Le tour de la France par deux enfants. Publié en 1877 pour la première édition, ce livre s’est vendu les dix années suivantes à 200 000 exemplaires par an en moyenne. Six millions d’exemplaires écoulés en 1901. Ce sont les chiffres calculés par Jacques et Mona Ozouf dans l’article « ‘Le tour de la France par deux enfants’, Le petit livre rouge de la République » (in Lieux de mémoire, t. 1 La République, dir P. Nora, Gallimard, 1984). J. et M. Ozouf se sont eux-mêmes appuyés sur une étude d’Aimé Dupuy, « Les livres de lecture de G. Bruno » (in Revue d’histoire économique et sociale, n° 2, 1955). Ces chiffres faramineux signifient que le livre a bel et bien atterri dans les foyers, qu’il a été accueilli dans les familles, et qu’il y a été conservé, lu et relu avec plaisir. Et pour que cela arrive,  il fallait que l’ouvrage, le récit, eût une capacité à éveiller un goût, c’est-à-dire un imaginaire et des références typiques, traditionnelles, répandues et partagées dans la population française de cette époque. Rien d’autre ne peut expliquer un succès aussi colossal, qui brouille les frontières sociales et culturelles habituelles.

    Ce livre a donc repris, comme je l’ai indiqué, le schéma du voyage déjà utilisé en 1818 par Laurent de Jussieu dans son Simon de Nantua. Il met en scène deux enfants lorrains, deux frères, orphelins, André et Julien, 14 et 7 ans, qui fuient l’annexion prussienne de 1871 et marchent à travers les provinces françaises pour retrouver ce qui leur reste de famille. Ce périple aventureux à travers les régions françaises, plein de dangers mais aussi de bonheurs, ménage ainsi un relatif suspense, où l’on peut vibrer des mêmes émotions que les héros. Le parcours, presqu’analogue à celui effectué par les Compagnons du Tour de France pour leur apprentissage (autre référence « parlante » mais ambiguë, puisque les usages professionnels gyrovagues sont devenus suspects à cette époque… presque autant que le vagabondage des enfants !), d’une part, permet une construction du récit par épisodes, suivant les étapes du voyage, ce qui donne une possibilité de lecture suivie de semaines en semaines par les élèves - voilà pour le côté feuilleton ; d’autre part, à chaque étape cela permet aussi la mise en évidence de spécialités historiques, géographiques, artistiques, industrielles, artisanales, et la présentation de personnages remarquables qui ont marqué la mémoire de leurs concitoyens, le tout composant le patchwork dont j’ai parlé en évoquant l’almanach … Sans oublier que, dans ce livre il y a de tout, vraiment de tout (pour que l’ouvrage serve aussi aux leçons de choses : nous y voilà !), et que ce tout est englobé et finalisé par la morale républicaine et patriotique destinée à célébrer la France éternelle à l’heure de sa défaite, mais en vue d’une future revanche… C’est ainsi, à mon sens, qu’il faut saisir les tenants et les aboutissants culturels de l’ouvrage (ceci n’est pas le point de vue adopté par J et M Ozouf, qui sont restés proches d’une histoire, certes excellemment exposée, des idées politiques et morales véhiculées par l’ouvrage).

    Ce que je viens de dire confirme donc, j’y reviens, l’idée d’un compromis entre les anciens usages et les nouveaux, entre les anciens types de textes (populaires) et les nouveaux types de textes (scolaires). Il y a bien une dimension nouvelle de la lecture, quand, à l’école, elle porte sur des textes qui ne s’adressent plus directement à l’imaginaire traditionnel (aux superstitions disent les instituteurs) et qui visent avant tout la transmission d’une connaissance rationnelle, sans chercher à produire des émotions (comme le montre Anne-Marie Chartier dans un article d’Histoire de l’éducation, n° 138, mai-août 2013, « Faire lire les débutants : comparaison de manuels français et américains (1750-1950 », p. 42). Oui, cela est exact ; mais… il faut aussi constater que le type de manuel dont je parle avec Le tour de la France…, ménage quand même une ouverture vers l’ancienne manière, populaire, de fréquenter les textes, donc suscite aussi une « adhésion émotionnelle » aux situations représentées par des récits vivants – et captivants pour les lecteurs.

     

    2) En 1869, Mme G. Bruno a déjà publié un Francinet, Principe généraux de la morale, de l’industrie du commerce et de l’agriculture, de 1869. Ce titre, à soi seul, montre parfaitement la solidarité que je vous ai demandé de bien prendre en compte, entre la  morale et les connaissances positives. Ce livre est republié en même temps que paraît Le tour de la France par deux enfants, mais il est alors agrémenté de 125 gravures. Or cela n’est pas anodin puisque Le tour de la France comporte 200 images, qu’on nous présente comme des « gravures instructives » destinées aux leçons de choses. Cette présence très abondante donc remarquable, des images, dessins, cartes, est la donnée sur laquelle je pense judicieux de m’arrêter maintenant. J’estime en effet que cette donnée, qui n’a presque pas été relevée par les historiens (qui l’ont à peine signalée, sans plus), est cependant capitale pour la recherche qui est la mienne, sur les usages des livres et l’intégration des livres dans les pratiques d’enseignement en pleine évolution à cette époque. Il ne s’agit pas de simples illustrations. Ce ne sont pas des ornements, des ajouts décoratifs. C’est bien là l’indice que les manuels n’ont plus la même finalité didactique, et en l’occurrence ne sollicitent plus les mêmes facultés mentales, ni les mêmes habitudes intellectuelles. Nous ne sommes plus à l’ère de la récitation pure et dure, si j’ose dire. Et pour prolonger mon propos sur les rapports en livres scolaires et pratiques culturelles ambiantes, je dirai que, si l’image, sur le plan didactique, est un appel à l’imaginaire qui facilite l’approche de l’écrit, elle est aussi chargée et donc évocatrice de significations reconnaissables par les populations qui la reçoivent, des significations qui font plus ou moins partie de l’univers mental de ces populations. D’où les images insérées dans Le tour de la France. 

     

    Remarque. Je signale par ailleurs qu’il se diffuse également dans les différents milieux sociaux, à ces époques, spécialement au XIXe siècle, des images autonomes, sans texte. Il peut évidemment s’agir de véhicules pour des significations profanes ; c’est le cas des fameuses images d’Epinal. Celles-ci sont des affichettes très joliment dessinées et colorées (allez voir sur Internet), reproduites par le procédé de la lithographie (introduit au début de ce siècle en France). Ces sortes d’images, qui peuvent s’accrocher au mur comme de petits tableaux, ont tellement frappé les esprits que le vocabulaire courant a adopté l’expression « image d’Epinal » pour désigner une pensée convenue ou stéréotypée. Elles sont apparues un peu avant la Révolution, puis ont été abondamment fabriquées à Epinal, au moment où s’imposent des sujets non religieux, comme par exemple l’épopée napoléonienne. Elles sont alors vendues par les colporteurs. Les images en circulation à ce moment peuvent être aussi des images porteuses de significations et de commandements religieux ; c’est ainsi que les curés des paroisses diffusent des images pieuses, figures de saints, de martyrs, de hauts personnages de l’Eglise, ou même d’autres représentations destinées à cultiver la morale, l’obéissance et l’observance chrétiennes. Un exemple. Il m’est arrivé, par hasard, de dénicher dans le petit musée local de la ville de Laguiole (dans l’Aveyron, ville fameuse pour ses fabriques de couteaux), une étrange chromo, daté du XIXe siècle (la chromo, ou chromolithographie, est une image en couleur reproduite par le même procédé de la lithographie), et peut-être distribué par le curé du coin à un de ses élèves méritants du catéchisme… Regardez-la :

    2016-2 Lectures scolaires

    Pourquoi ai-je dit « étrange » ? Vous pouvez en juger. Je décris l’image (photographiée dans le musée par moi). Elle est de belle dimension, environ 40 cm sur 30. Elle représente un podium. Trois marches à gauche, trois marches à droite, et tout en haut, donc au milieu, une septième marche. Sur chaque marche un personnage très joliment représenté et colorié, en dessous duquel figure un cartouche avec une formule nominative ou indicative proférée par le personnage en question. A gauche, depuis le bas : le Souverain d’Ancien Régime, sceptre à la main, couronne sur la tête, lance la formule « Je vous gouverne tous » ; marche suivante, un personnage de Majordome dit : « Je vous commande tous » ; troisième marche, un Curé et la formule « Je prie pour vous tous ». Puis à droite, de bas en haut toujours : d’abord le Paysan : « Je laisse faire le bon Dieu, mais je dois vous nourrir tous les six » ; puis le Mendiant : « Je vous demande l’aumône à tous » ; puis un  Soldat, hallebarde en main (toujours des accessoires et des vêtures d’Ancien Régime, très belles d’ailleurs, ce qui suggère le passé de l’ordre monarchique) : « Je vous défends tous ». Et enfin, pour la bonne bouche, le septième, sur la plus haute marche : eh bien… c’est le Juif, le Juif classique, errant, une sorte de vagabond (toujours cet objet de répulsion), casquette prolétaire sur la tête, baluchon sur le dos, parapluie à la main, et… que dit-il ? Ceci : « Je gagne sur vous tous »… Donc, une idée d’ordre établi, monarchique et théologique, mais… menacé par un fauteur de désordre qui parvient à berner tout le monde… Pas besoin de commenter outre mesure… Songez que cette image antisémite, protégée dans un cadre, a probablement été conservée, peut être accrochée sur un mur quelque part, dans une maison rurale ou à la ville, pendant des années…

     

    Je reprends maintenant le fil de mon exposé. Il faut d’abord savoir que, s’il y a, dans certains livres, des illustrations de diverses sortes, c’est une pratique très ancienne d’embellissement. Ai-je besoin d’évoquer les enluminures des livres du Moyen Age, avant l’imprimerie, qui sont souvent de véritables chefs d’œuvres ; puis les gravures insérées dans les livres imprimés tout au long des siècles suivants ? Chacun sait cela. En revanche, on sait moins que, pendant longtemps, dans les livres de classe, il n’y a à peu près rien de ce genre, sauf, éventuellement, une gravure sur la couverture (comme la croix sur la Croix de par Dieu), ou bien, progressivement à partir du XVIIIe siècle, et de plus en plus à partir de cette époque, des gravures dans les abécédaires, pour appuyer l’apprentissage, la mémorisation et la compréhension de l’alphabet et des syllabes.

    Pour donner une idée de la présence que je qualifie d’abondante, et même de surabondante, des images dans les manuels scolaires à partir des années 1880, époque de normalisation de la leçon orale, je reprends d’abord le cas du Tour de la France par deux enfants. Deux cents images, nous dit-on, au fil des chapitres, c’est-à-dire des rencontres et des découvertes de Julien et André ; et elles sont de toutes sortes et fournissent autant d’objets de commentaires historiques, géographiques, économiques, etc., relatifs à des objets usuels, des phénomènes naturels, des êtres vivants..., sur le modèle des explications données pendant les leçons de choses. Dans le chapitre I (le départ des deux garçons) : une porte fortifiée avec un pont-levis ; dans le chapitre II : le chien de Montagne ; dans le chapitre IV : le poêle ; dans le chapitre V : le sabotier des Vosges ; dans le chapitre VIII : une petite carte du ciel étoilé ; dans le chapitre IX : le nuage sur la montagne ; dans le chapitre X : le sapin des Vosges, etc. etc. Parfois, des chapitres comportent de nombreuses images, comme le chapitre LI, lorsque les enfants, après le Creusot et les forges, parviennent dans le Nivernais et les bois du Morvan :  on trouve alors une carte de la région, une représentation du flottage du bois  dans la Nièvre (la rivière), les feuilles du chêne, du châtaignier, de l’orme et du pin, le moule d’un canon, la buvette d’un établissement de cure thermale à Vichy… De même, on aura les plantes de la mer dans les départements breton ; les bateaux et la pêche dans le Nord ; et, à Paris : les éclairages des rues, les halles, la bibliothèque nationale, les animaux du Jardin des plantes. Voici un exemple de pages illustrées dans l'ouvrage (ce qui donnera en plus une idée de ce que j'ai appelé le "patchwork" de connaissances).

    2016-2 Lectures scolaires

    Mme Fouilllée n’a pas oublié, en outre, de célébrer les grands hommes à chaque fois qu’il y avait lieu de le faire. C’est une proposition très intéressante elle aussi, en rapport avec l’éducation morale, c’est-à-dire le contenu et la forme de la transmission des valeurs… J’en traiterai dans un autre cours. Ainsi, dans le chapitre XCIII, consacré à l’étape du Maine, de l’Anjou et de la Touraine, on trouve un portrait d’Ambroise Paré et une gravure représentant la statue de Descartes à Tours.

    Evidemment, si on consulte d’autres manuels de cette époque, on fera la même observation : aucun ne manque de ce genre d’images ; quoique, après le Tour de la France…, les techniques de reproduction des couleurs se soient répandues, et les éditeurs ne manquent pas de les utiliser pour agrémenter leurs ouvrages. L’iconographie du Tour de la France était restée celle du Simon de Nantua, cinquante ans plus tôt : grise. Pour étudier des séries de manuels (il y en des milliers), il faut aller à Rouen, au Musée national de l’éducation, ou bien à Lyon, à l’ancienne bibliothèque de l’INRP, maintenant bibliothèque de l’Institut français de l’éducation, Ifé (intégrée à l’ENS Lettres et Sciences humaines). Pour un rapide tour d’horizon, je m’adresse à l’excellent ouvrage que j’ai déjà présenté, Le patrimoine de l’éducation nationale, Flohic éditions, 1999, qui offre, au long de ses mille pages, une exceptionnelle iconographie (qui, du reste, reproduit souvent l’iconographie des manuels). On pourra ainsi avoir un aperçu sensible des manuels de  morale (p. 579 et suiv.) ; des manuels de lecture courante (p. 589) ; des manuels de leçons de choses (p. 602 et suiv : une copie ci-dessous) ; des manuels d’histoire (p. 607 et suiv.) - ces deux derniers très richement illustrés, on l’imagine ; et des manuels de géographie (p. 610).Voici une page de l'ouvrage, avec manuels et affiches :

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    Les méthodes pour apprendre à lire sont évoquées p.  587. Pour ce qui concerne la place des images dans les manuels d’apprentissages de la lecture, les abécédaires, les syllabaires, les « méthodes », et ce, sur une plus longue période de temps, nous disposons là aussi d’un très bel ouvrage, celui de Ségolène Le Men, Les abécédaires français illustrés du XIXe siècle (Editions Promodis, 1984). Ce livre nous fait comprendre que l’usage didactique de l’image (au-delà de l’illustration pure et simple d’un récit ou d’une scène, d’un personnage etc.), est sans doute initié par les abécédaires. On en a de très bons exemples dès le début du XIXe siècle (dans une continuité avec les périodes précédentes), avec des ouvrages de petit format, dont certains associent chaque lettre à une image, et dans ce cas il s’agit d’associer non seulement une lettre à une image mais aussi l’image au mot qui comporte lui-même le son que représenté la lettre. Exemples : le Z avec l’image d’un animal qui s’écrit « Zèbre », le K avec le kangourou, etc. C’est le cas, présenté ici p. 22, de l’ « Alphabet des petites écoles ou Tableau Instructif et amusant des principales connaissances mises à la porté des Enfans, 1815. Je rappelle que la couleur attend la lithographie, apparue dans les années 1820. Somptueux, mieux imprimés, les abécédaires adoptent les mêmes principes de correspondance graphie-image-mot-son, avec des planches qui sont souvent reprises d’images populaires, ou bien viennent de la culture savante,  ou encore qui sont des emprunts à l’histoire de la peinture.

    (à suivre)

     

     


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    séance 3

     CHAPITRE IV

     LIVRES ET LECTURES SCOLAIRES

     (suite et fin)

     

    Je vais achever cet excursus sur les livres scolaires, que j’ai entrepris pour qu’on aperçoive le lien existant entre la pratique nouvelle de l’enseignement et ce qu’elle prévoit et exige du côté des supports d’apprentissage. Ce lien est évident : plus est requise pour le maître une exposition orale autonome par rapport au livre, et moins le livre, le manuel scolaire que l’élève reçoit (éventuellement), est répété et récité : la lecture est toujours une activité importante, mais elle est désormais appariée à une explication (avant, pendant ou après) et, qui plus est, une explication de phénomènes accessibles à la rationalité, donc à l’intelligence des enfants. Et ce, quelque forme que prenne cette lecture, individuelle ou collective, silencieuse ou à haute voix (le plus souvent, en classe, à haute voix : nous ne sommes pas encore à l’époque de la lecture silencieuse).

    Michel Melot, dans son article « Le texte et l’image » (in Histoire de l’édition française, t. III, op. cit.,) note bien que les manuels de leçons de choses, tout comme les cours de dessin technique destinés aux ingénieurs, ont tout à fait intégré le rôle attribué à l’image (mais aussi aux schémas, photos, etc.) dans la diffusion et la production des connaissances, à cette époque qu’on peut qualifier de scientiste et (ou) positiviste parce qu’elle accorde la plus haute valeur intellectuelle aux sciences expérimentales et à la connaissance de la nature. Le même auteur signale par ailleurs que, jusque vers 1830, l’illustration est contrainte par le texte, donc les figures sont encadrées par des frontispices, des bandeaux, lettrines, etc. ; tandis que vers 1830, l’illustration s’impose par elle-même, malgré certaines réactions hostiles des milieux religieux, puisque, comme je l’ai indiqué, si l’image sert la production des connaissances, elle est aussi le langage des non lettrés ou des gens peu lettrés (à la même époque la bande dessinée apparaît aux Etats-Unis. En France, la « bulle » n’est pas encore admise : le texte est toujours renvoyé en bas de l’image). 

    3) Distinguons bien, même si on les rapproche, les livres scolaires, les livres récréatifs et les livres pour le peuple. Ce que j’ai voulu montrer dans la séance précédente, c’est que la présence désormais insistante des images dans les manuels scolaires sous la Troisième République est convergente avec les incitations à la leçon orale, et les progrès effectifs de cette manière d’enseigner. Dans la pratique, deux cas peuvent se présenter. La pratique la plus « moderne » est celle des maîtres qui utilisent les images en appui de leur explication orale. Une pratique moins moderne consiste à se contenter du texte du manuel et à montrer les images dans le cours de la simple lecture de ce texte, sans autre intervention orale. Mais dans tous les cas, les images deviennent le facteur essentiel de la compréhension (attendue) des élèves. Au total, comme je l’ai déjà dit, les manuels admettent désormais une autre finalité didactique, et de ce fait, ils ne sollicitent plus les mêmes facultés mentales, ni les mêmes habitudes intellectuelles.

    Je parle à l’instant d’une pratique plus « moderne » en ce qu’elle ménage une utilisation des images avec une explication indépendante de la lecture. Or dans le cas des sciences et de la leçon de choses, on va voir les maîtres recourir aux manuels et aux images à la place des « choses ». C’est une sorte d’effet pervers des images, si le terme n’est pas trop fort. P. Kahn remarque que l’observation des choses s’effectue alors, et s’effectue seulement par le truchement de l’image des choses (La leçon de choses,  P.U du Septentrion, 2002, p. 90). Les Instructions officielles de 1882 parlent d’ailleurs d’« explication par l’image », et c’est bien ce que cherchent à offrir les nouveaux manuels, qu’on appelle de ce fait des livres « intuitifs ». Telle est sans doute la norme dominante, dans cette période de transition, des années 1880-1914. Cette norme est d’ailleurs promise à un très bel avenir en histoire, à partir du moment où elle prescrit en général l’usage de documents, ce qui est le cas dès avant 1900 (voir le livre d’A. Pizard, de 1891, cité l’an passé, séance 7), et ce qui fait toujours l’objet d’incitations après 1950 (voir à ce sujet le récent livre de Benoit Falaize, L’histoire à l’école depuis 1945, P.U. de Rennes, 2016, p. 96 et suiv.).

    Prenons la géographie. Dans cette matière, ce qu’il faut montrer aux élèves est déjà de l’ordre de la représentation comme sont des cartes ou des plans, ou bien est seulement accessible par  une représentation comme sont des reliefs ou des paysages. Les nouveaux manuels de cette période, en plus des fameuses cartes murales que tout le monde a en mémoire (les cartes de Vidal de la Blache, dites « Vidal-Lablache », publiées par Armand Colin – à l’heure actuelle, on en trouve souvent à vendre dans les brocantes), ont donc beau jeu d’intégrer tout un dispositif iconographique de ce genre, marquant ainsi le rejet des anciennes nomenclatures à mémoriser et réciter, sur le mode quasi catéchétique. Pierre Giolitto dans le second tome de son Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, sur les méthodes d’enseignement (Nathan, 1984, p. 217-218), parle en ce sens d’une période intermédiaire dès avant la Troisième République : il s’agit de manuels de géographie qui ménagent à la fois une place pour un texte d’explication et une place pour un questionnaire sur le mode ancien des nomenclatures à apprendre par cœur.

    Cela étant, les nouveaux manuels ont pu être utilisés aussi bien à l’ancienne manière à laquelle je viens de faire allusion, c’est-à-dire comme des morceaux à lire, retenir et réciter, en l’absence d’explication du type d’une leçon orale. Nous savons bien que de nombreux instituteurs des années 1880-1890 et au-delà ne se sont pas en état de changer leur pratique et d’adopter les nouvelles manières, y compris celles de lire en mettant en rapport images et textes dans le cadre d’une explication et d’un questionnement adressés aux élèves. Pour eux, les nouveaux manuels, avec ou malgré leur imagerie, offrent encore la possibilité de négliger les normes nouvelles et de s’en tenir aux anciennes. On peut penser que la solution adoptée par la majorité des maîtres a donc été la suivante : un peu d’observation d’images et beaucoup de lecture et de récitation des textes (quelques instituteurs, peu nombreux, comme Célestin Freinet après la guerre de 14, se débarrasseront tout à fait des manuels, du moins les traditionnels livres de classe).

    Cela étant, on constate que, si les instituteurs qui se contentent de faire lire un livre sans accompagner cette lecture d’une prestation orale de leur part se font tancer par les inspecteurs, ces derniers ont quand même montré une certaine tolérance dès lors que les maîtres s’appuyaient sur les manuels nouveaux. Une telle tolérance était d’autant plus plausible que la leçon orale, et c’est bien logique, ne rejetait pas toute sollicitation de la mémoire (logiquement, puisqu’elle ne renonçait pas à l’usage des livres en général). Les auteurs des nouveaux manuels avaient bien prévu de recourir à la mémoire, au « par cœur », sans qu’il s’agisse là d’une simple concession à la routine encore prégnante dans les pratiques des maîtres. Une forme de mémorisation devait forcément être associée à la leçon orale (à ce que devrait être cette leçon dans l’idéal), et les manuels conservaient donc un grand souci de ce genre d’apprentissage, même avec ce qu’ils offraient d’images et de liens entre textes et images, peu propices à la simple et sèche récitation. Pour ce faire, les éditeurs introduisirent des artifices de mise en page, des variations typographiques notamment. Voyez par exemple le manuel d’instruction civique de Paul Bert, de 1883 : image en frontispice, texte avec des caractères gras etc.

     

     

    Surtout, ces sortes de manuels ont prévu des résumés clairement séparés des autres types de textes. On le voit en histoire comme dans les autres matières. En histoire, un manuel comme celui de Lavisse, qui eut tant de succès (La première année d’histoire de France, 1876 pour la première livraison), prévoyait ainsi une série de questions à poser après lecture du chapitre, et les réponses à ces questions devaient être retrouvées et prélevées dans le texte même des leçons...

    Cela conduit à faire l’hypothèse que, si le manuel scolaire devient un support courant et systématiquement utilisé à ce moment de l’évolution des pratiques d’enseignement (d’autant que les instructions officielles en exigent l’usage, comme en histoire, en 1890, pour le Cours moyen et le Cours supérieur), c’est parce qu’il réalise ce genre de compromis, disons mieux : de synthèse (provisoire) entre la nouvelle exigence d’explication orale et l’ancienne habitude de lire devant les élèves et de les faire lire pour mémoriser. Je prends la précaution de dire que cette idée de compromis du moderne avec l’ancien n’est valable que dans le cas précis où les instituteurs ont utilisé les manuels nouveaux, illustrés, en faisant effort pour s’arrêter sur les images, les arguments associés aux images, mais sans intégrer totalement l’orientation pédagogique moderne. Du point de vue des autorités, un tel arrangement entre les deux types d’usage est acceptable, souhaitable même, à la condition expresse que l’enjeu d’intelligence prime toujours la visée de mémoire pure et simple (je reviendrai sur cette dualité de la mémoire et de l’intelligence, qu’on a déjà entrevue l’an passé, et qui est le grand leitmotiv du discours des réformateurs républicains, aussi bien au niveau de l’enseignement primaire que de l’enseignement secondaire).

    Dans la Revue pédagogique, n° 8 du 15 août 1885, un article signé R. Leblanc, dispense des conseils aux professeurs d’écoles normales, et ce sont des recommandations relatives à la formation des instituteurs à la pratique de l’enseignement scientifique à l’école primaire. R. Leblanc précise (p. 153) que les programmes de 1882 prescrivent pour l’école primaire « les sciences physiques et naturelles et leurs applications à l’agriculture et à l’industrie », et il explique l’importance des manipulations et des expériences effectuées devant les élèves instituteurs, pour aborder telles ou telles notions du programme. Ensuite de cela, pour énoncer les normes de ces « leçons de sciences » à l’école primaire, donc de la leçon de choses, il dit que ces leçons : « doivent consister principalement en lectures appropriées et en explications et causeries à propos de ces lectures ». Nous avons donc là une confirmation singulière de l’évolution et de ce que j’ai qualifié (prudemment) de compromis. Demeure bien une lecture, mais en contrepoint de « causeries ». D’où les conseils suivants : chaque semaine, à l’heure de la leçon de choses, faire quelques expériences simples, mais en liaison avec la « lecture scientifique » qui entraîne des explications très accessibles. L’auteur rejette à ce niveau les explications « purement verbales », qui seraient hors de portée de l’intelligence de l’élève. L’enfant, poursuit-il, doit être le « témoin des principaux phénomènes qu’on doit lui expliquer », et pour ce faire, il faut effectuer des expériences en employant, pour les décrire, des termes à sa portée (c’est un « enseignement par l’aspect », d’après la phraséologie en vigueur, évocatrice de Froebel). Et si le maître sait guider son jeune auditoire, « il provoquera une foule de réflexions », moyennant quoi il pourra « faire exprimer de vive voix, ces observations et ces réflexions ».

    Le fait que ce genre de compromis soit officiellement encouragé ou du moins approuvé par les autorités, apparaît bien dans l’étude de René Crozet sur Les instituteurs de Seine-et-Oise vers 1900 (Musée départemental de Saint-Ouen l’Aumône, 1991), par exemple, p. 264,  d’après le récit d’un ancien élève de l’école d’Ennery, à propos de l’enseignement de la langue française, lorsqu’il est question de grammaire et d’orthographe (cf. le cours de l’an passé, séance 9 ; je rappelle qu’il s’agit de  matières très importantes dans la perspective du certificat d’études. L’enseignement de l’orthographe, obsédant pour la raison que je viens de dire, a quand même souvent été fait au forceps avec des enfants parlant mal le français à leur arrivée en classe - les instituteurs étant du reste persuadés d’accomplir sur ce plan une mission « civilisatrice »).

    Dans  cette étude de R. Crozet, l’enseignement de l’histoire est un cas tout aussi probant. En Seine-et-Oise, le règlement local de 1894, suivant les textes ministériels, organise cette matière selon les modalités suivantes : au Cours préparatoire, sont prescrits des récits et des « entretiens familiers » sur les principaux faits de l’histoire nationale (c’est à ce niveau de classe que l’illustration semble la plus appréciée des instituteurs, conformément à ce qui est indiqué par les programmes émanant du ministère) ; au Cours élémentaire, on doit exposer l’histoire de France avant 1453 ; au Cours moyen on doit traiter la période qui s’étend de la fin du Moyen Age jusqu’à « nos jours » ; et enfin au Cours supérieur il faut aborder les « notions d’histoire générale ». Mais c’est alors, et alors seulement qu’il est possible de remplacer l’exposé oral par la lecture d’un livre, soit un livre qu’on fait lire, soit un livre qu’on lit devant les élèves, chapitre par chapitre, étant entendu que dans les deux cas la lecture doit être assortie de commentaires et d’explications distincts. R. Crozet précise d’ailleurs (p. 264 toujours), que certains instituteurs, plus désireux d’aller dans le sens de la norme nouvelle, dénoncent la possibilité de lecture comme une concession aux pratiques anciennes. Le rapport rédigé suite à une conférence pédagogique tenue le 21 novembre 1894 à Montmorency, signale que l’instituteur Henri Murgier, « croit que c’est faire un retour en arrière que lire ou faire lire l’histoire pour l’enseigner » - à quoi l’inspecteur répond que cette faculté donnée aux maîtres par le règlement s’adresse à ceux qui ne se sentent pas encore en mesure de faire leur leçon différemment. Un tel échange nous renseigne donc très précisément sur le compromis entre l’ancien et le moderne, et sur cette phase de transition, qui peut même admettre des retours en arrière. Nous saisissons là très exactement le processus d’évolution des normes. Et par la même occasion, nous vérifions qu’un tel processus ne peut certainement pas se comprendre comme un passage dans la pratique de principes théoriques ; il s’agit bien plutôt de normes pratiques officielles, encore minoritaires, qui s’adaptent pour devenir majoritaires, et qui ne peuvent se diffuser qu’en suscitant les compromis dont je parle…

     Remarques complémentaires.

    1. Sur l’administration étatique du livre scolaire (la législation, les autorisations, les préconisations, etc.), voir le très long article du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, de Ferdinand Buisson, édition de 1911 (téléchargeable à l’Institut français de l’éducation). Je recommande également la synthèse d’Alain Choppin, « Le livre à l’école », dans l’anthologie que j’ai dirigée, Une histoire de l’école, Retz, 2010. Alain Choppin, récemment disparu, était le grand spécialiste de l’histoire des manuels scolaires en général. Son œuvre sur ce sujet est immense.

    Concernant l’enseignement de l’histoire à l’école primaire, les processus de décision sont bien décrits par Patrick Garcia et Jean Leduc dans L’enseignement de l’histoire en France, de l’Ancien Régime à nos jours (Armand Colin, 2003, p. 112 ; voir aussi Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école de la IIIe République, PUF, 1996, p. 72). C’est l’époque où Lavisse a commencé de publier son célèbre manuel, que j’ai cité. Un arrêté du 16 juin 1880 a accordé la liberté de choix des manuels, mais l’instance qui décide est une Commission départementale (où les instituteurs sont représentés), le Conseil supérieur de l’Instruction publique gardant toutefois une possibilité de refus. Dans ce contexte, les éditeurs font appel à de nombreux professeurs d’Université, et développent des collections qui couvrent tous les niveaux de la scolarité primaire (l’intérêt des universitaires pour le « primaire », intérêt qui entraîne un réel effort pour s’adapter à l’âge des enfants, notamment en adoptant dans leurs textes le ton d’un dialogue familier, est une originalité de l’époque, qui témoigne de l’adhésion de ces milieux au projet scolaire de la République…). En fait, en histoire,  l’iconographie est de plus en plus abondante au fil des années (images de souverains, de monuments, représentations de scène historiques fameuses, etc.), ce qui encourage un usage sur le modèle de la leçon de choses, étant entendu, comme je le disais plus haut, que les images tiennent lieu de choses finalement. 

    2. J’ai dit que, lorsque l’histoire de l’enseignement s’est intéressée à la lecture scolaire, elle avait été peu sensible à cette évolution des manuels, l’admission exponentielle des images, pourtant très visible dans les années 1880. En dehors de l’histoire de la lecture, donc dans une autre optique, deux articles d’Yves Gaulupeau ont cependant porté centralement sur cet objet culturel singulier : l’image dans les livres de classe. Un article publié dans la revue Histoire de l’éducation, n° 30, 1986, s’intitule « L’histoire en images à l’école primaire. Un exemple : la Révolution française dans les manuels élémentaires, 1870-1970) ». Cette étude a traité 200 manuel et 2600 images, et elle a fourni de nombreuses données quantitatives sur les images, la mise en page, le rapport du texte à l’image, les espaces respectivement occupés par l’un et par l’autre, etc. ; mais elle a été plus soucieuse des contenus véhiculés que des formes de l’utilisation pédagogique des dites images. Du même auteur, dans la même revue, n° 58 de 1993, un autre article porte sur « Les manuels scolaires par l’image : pour une approche sérielle des contenus ». Il a été conçu dans le même esprit d’une analyse du contenu et de l’évolution du contenu des images, de leur « message », y compris politique ou idéologique.  Y. Gaulupeau, qui a très bien remarqué « l’invasion progressive du livre scolaire par l’image » (p. 108) a pris cette fois pour objet les images relatives aux colonies - l’« épopée » coloniale française, dans les manuels d’histoire du Cours préparatoire, du Cours élémentaire et du Cours moyen, de 1880 à 1989, et il notamment mesuré l’évolution de la place accordée à ces images dans les manuels rédigés pour ces différents niveaux de la scolarité. Il a en outre distingué quatre catégories d’images liées à l’empire colonial : des portraits, des scènes (un fait précis), une imagerie exotique, des cartes. Et dans tous les cas, il a commenté le fait  que la finalité des images dans les manuels est bien de soutenir les leçons, donc d’argumenter et d’expliquer aux élèves.

     

    3. Il manque à mon exposé un paragraphe sur les techniques d’illustration, dont l’évolution est la première condition, une condition à la fois matérielle, certes non négligeable, et culturelle, de l’intégration des images par les livres, et avec un coût peu élevé pour que les livres restent bon marché et puissent de ce fait être répandus dans les écoles et gagner un très large public. Il y a sur ce sujet pas mal d’études spécialisées, qui relèvent de l’histoire de l’art et de l’histoire des techniques (sous l’angle des techniques de reproduction) et non de l’histoire de l’enseignement. Sans m’y attarder, je veux quand même indiquer la différence entre les techniques qui se sont succédées : la gravure sur bois (qui a elle-même connu plusieurs formes), puis la gravure sur métal et la lithographie (dont ai parlé dans la séance précédent à propos de la chromolithographie et de l’image trouvée au musée de Laguiole que j’ai insérée dans mon texte).

    Pour celles et ceux qui n’ont aucune idée de ces techniques, il faut juste savoir que, dans le cas de la gravure, déjà très pratiquée à la Renaissance, on plaque une feuille de papier sur la surface du bois gravé, surface préalablement encrée, et c’est le relief qui est ainsi imprimé (si c’est une gravure « en creux », l’impression s’effectue sur ce qui est en creux, non en relief). En revanche, dans le cas de la lithographie, inventée fin XVIIIe siècle, on procède sur la base d’un simple dessin sur une pierre calcaire (on enduit d’une solution spéciale les parties non dessinées), et on a donc dans ce cas une impression « à plat ». Un siècle plus tard, la pierre sera remplacée par des plaques métalliques, de zinc ou d’aluminium, simplifiant ainsi le travail d’impression par des machines, les presses lithographiques. Même type d’évolution dans la gravure, lorsqu’au bois succède le cuivre (« taille-douce »), puis l’acier. Evidemment, tout cela sera bouleversé, après l’arrivée de la photographie, par les possibilités d’impression des photographies, la photogravure, qui commence au début du XXe siècle. Dès 1905 apparaissent dans l’édition scolaire les premiers clichés tramés, qui permettent de reproduire des tableaux, par exemple, ou d’autres types d’œuvres, sans qu’on ait besoin de solliciter un dessinateur.

    La lithographie on l’a vu, comme chromolithographie, offre la possibilité d’appliquer des couleurs, chaque couleur nécessitant une impression distincte (il y a donc plusieurs impressions pour une seule et même image). En fait, l’impression en couleurs a posé de nombreux et complexes problèmes au XIXe siècle. Ces problèmes, aussi bien économiques que techniques, ne sont résolus que vers les années 1880… D’où les manuels scolaires des années 1900 et suivantes ! Laissons cela. Voir sur ce sujet l’article exhaustif de Annie Renonciat, « Les couleurs de l’édition au XIXe siècle : ‘Spectaculum horribile visu ?’ », dans la revue Romantisme, 3/ 2012, n° 157.

    Encore un mot sur la lithographie. Très utilisée après 1850, elle permet une impression rapide et facile, mais elle contraint à figurer les images hors-texte. Elle est donc plutôt utilisée pour l’impression des estampes populaires sous forme de feuille séparées, ce qui remplace et supplante la gravure sur bois des images d’Epinal. La gravure sur bois quant à elle, est utilisée jusqu’à la fin du XIXe siècle pour des vignettes de petit format, en noir et blanc, insérées dans le texte ; c’est par conséquent le procédé employé par l’édition scolaire. La lithographie est aussi évoquée par Walter Benjamin dans un essai fameux de 1936, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (in Essais 2, Denoël-Gonthier, 1971). Benjamin réfléchit alors sur le fait que, grâce à la lithographie, l’art graphique peut, pour la première fois, se répandre sur le marché « non seulement en masse (…) mais sous des formes chaque jour nouvelles » de telle sorte que le dessin s’impose désormais à l’actualité quotidienne et devient le « collaborateur de l’imprimerie » (p. 89).

    Plus généralement, disons, pour aller vite, qu’au XIXe siècle, quand l’image investit les livres de classe, c’est bien parce qu’on peut facilement combiner texte et image. Or, pour mettre en œuvre un tel jeu éditorial libre, on utilise ce qui s’appelle la « gravure sur bois de bout », une gravure effectuée sur des blocs de bois sciés perpendiculairement aux fibres, donc une gravure en relief très fine, et c’est cela qui autorise l'impression simultanée de l'image et du texte. Au final, l’image est intégrée à la typographie et elle entretient avec le texte les rapports que l’on souhaite, y compris dans une perspective didactique. C’est aussi ce qui intéresse l’édition scientifique, les périodiques illustrés, et aussi la littérature, dans les livres  destinés à la jeunesse : les romans de la comtesse de Ségur de Jules Verne sont tous très richement illustrés. L’illustration s’attire d’ailleurs le concours de graveurs ou illustrateurs qui sont de grands artistes, comme Gustave Doré (qui a illustré les fables de La Fontaine), Honoré Daumier (connu pour ses caricatures d’hommes politiques), ou bien encore Paul Philippoteaux, l’un de ceux qui ont illustré les Voyages extraordinaires de Jules Verne pour l’éditeur Hetzel. Mais la gravure sur bois de bout est un procédé qui reste grossier et qui vise principalement le marché populaire. 

     4. J’ai déjà attiré votre attention sur la nécessité d’analyser les phénomènes culturels sans les séparer les uns des autres s’ils s’inscrivent sur le même registre, s’ils relèvent d’une seule configuration, ce qui signifie qu’il y a entre eux des connexions, des rapports plus ou moins directs ou proches. En l’occurrence, puisqu’on a (facilement) rattaché la leçon orale à un certain usage des livres, il faut se demander comment la lecture a elle-même évolué, comment elle a été encadrée en tant qu’elle est un acte du maître face aux élèves et un exercice des élèves commandé par le maître. En tout état de cause, on constate que la manière de lire évolue en même temps que les supports de la lecture. Assez logiquement, les normes de la lecture scolaire (à haute voix) évoluent tout bonnement parce qu’en fonction de l’idéal scientifique et rationnel auquel se réfère la leçon orale (en histoire, en sciences, etc.) il est devenu essentiel de procéder à une lecture intelligente, ce qui engage à combattre un ânonnement mécanique et inexpressif. Pour simplifier (et un peu caricaturer), je dirai qu’à l’époque des « livres à la fois instructifs et intéressants » qui ont remplacé les « livres ennuyeux » (je cite un texte d’E. Jacoulet, « Un nouveau cours d’histoire », dans la Revue pédagogique, n° 3, 15 mars 1886,  p 235), on ne pouvait plus lire le Tour de la France par deux enfants, un livre de lecture courante qui pouvant aussi bien faire office de manuel de leçons de choses, comme Les devoirs d’un chrétien, en usage chez les frères des écoles chrétiennes…

    La nécessité de cultiver chez les instituteurs de nouvelles compétences en ce sens apparaît très bien dans la Revue pédagogique que je cite à l’instant (c’est une source que j’ai présentée l’an passé, voir la séance 1). De manière générale, l’attention s’est portée sur les points suivants (je reste très schématique, n’ayant pas jugé utile pour le moment de poursuivre l’investigation sur cette question) : 

    - sur le goût de la lecture, qu’on entend créer et affermir par la lecture des classiques, chose d’autant plus difficile que les jeunes élèves-maîtres, assure-t-on (à juste titre) sont issus de milieux où ces sortes d’habitudes n’existent pas. Exemple, dans le n° 8, du 15 août 1883, p. 166 et suiv., une  « Note en réponse à cette question :  ‘quelle place faites-vous dans vos divers enseignements à l’exposé oral et quelle place au livre…’ ? » par « une maîtresse professeur d’Ecole normale ». Dans le n° 2 du 15 février 1891, p. 197, un autre auteur, sur le même sujet cite une circulaire sur les écoles normales primaires qui recommande de consacrer aux lectures historiques ou littéraires deux séances par semaines, qui devraient avoir lieu de 5 h à 6 h le soir. Autre exemple, parmi beaucoup d’autres on s’en doute : dans le n° 8, du 15 août 1893, p. 128, « Quelques réflexions d’une directrices sur les études littéraires à l’école normale »

     - sur la lecture expliquée des auteurs français, qui ne doit plus être réservée à l’enseignement secondaire (vaste question !). Exemple, le n° 4, du 15 avril 1889, p. 327 et suiv., reproduit une conférence de Léon Robert donnée à l’Ecole normale primaire supérieure de Fontenay-aux-roses, le 20 mars 1889. L. Robert considère que la lecture expliquée est « un de nos principaux exercices » (ce qu’atteste l’arrêté du 5 avril 1881 pour le brevet supérieur), et il approuve une circulaire du 25 février 1881 qui demande aux jurys de chercher à savoir si le candidat a lu, s’il aime lire et s’il sait lire les classiques, « les monuments de notre littérature » (p. 334). L’histoire de ce problème, à cette époque, est retracée par Anne-Marie Chartier, dans les Discours sur la lecture, op. cit., p. 229 et suiv. Elle évoque précisément p. 232  les cours de lecture dans les écoles normales.

     

    - sur la diction qu’il faut absolument améliorer (avec l’intonation s’il y a lieu). Exemple, dans le n° 4, du 15 avril 1885, p. 351 et suiv, Mme Cécile Gay prononce une conférence au cours normal des écoles maternelles de Mme Delabrousse, à Paris. Elle défend la diction d’après les procédés mis au point par M. Legouvé, et elle entend lutter contre l’« atroce rengaine » qui servait « de type aux lectures et aux récitations dans tous les établissements d’instruction publique »…

     - et évidemment, au fondement de tout cela, côté des élèves, se pose le problème de l’apprentissage de la langue française. Exemple, dans le n°10, du 15 octobre 1893, p. 289, des « Notes d’inspection » au sujet des Cours préparatoires  et de la nécessité d’y pratiquer « les exercices de langage et d’intelligence pour apprendre aux élèves à parler le français ». L’auteur préconise deux leçons de 30 mn par jour et l’enseignement simultané de la lecture, de l’écriture et de l’orthographe.

    A ces interrogations et préconisations viennent en outre s’ajouter celles sur les exercices de rédaction…

    Je m’en tiens là.

     


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