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    séance 4

     CONCLUSION

     DE LA PREMIERE PARTIE

     EVOLUTIO NS DE LA CULTURE SCOLAIRE DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE

      

     

    Pourquoi aborder cette question en conclusion de mon exposé sur les transformations des pratiques de l’enseignement primaire ? Pour mettre ces transformations des pratiques de classe en relation avec les évolutions de la culture scolaire. J’ai annoncé l’an passé, dans la séance 5,  à propos de la lecture, qu’il fallait toujours relier l’évolution pédagogique à une ou des évolutions culturelles qui se produisent dans la société, hors de l’école, tout en ayant un impact nécessaire sur la culture scolaire et par conséquent sur la diffusion scolaire de la (d’une) culture. C’est ainsi que réfléchit Durkheim dans L’évolution pédagogique en France. Ceci engage à saisir les différents aspects, les différentes dimensions de cette évolution culturelle qui peut agir sur l’école. En adoptant cette démarche, je veux dire que ce phénomène d’évolution culturelle est une ligne d’explication fondamentale du changement dans les pratiques de la diffusion culturelle ; mais je n’en fais pas l’unique cause de ce changement, et c’est pourquoi je parle de « relation », de « lien », sans désigner une causalité simple, mécanique. Je retrouve ainsi les options de méthodes formulées l’année dernière en introduction de ce cours (voir les séances 1 et 2 de 2015), ainsi que dans le chapitre sur la lecture (séance 5), que je viens de rappeler. J’ai en effet posé à ce moment deux hypothèses solidaires.

    Première hypothèse, sur laquelle j’ai assez donné d’éléments, si bien que je n’ai pas besoin d’y revenir : pour décrire des pratiques, il faut saisir, dans les contextes pratiques (et non d’abord en référence à des « idées » ou des doctrines), les normes qui soutiennent et structurent les pratiques, en l’occurrence les pratiques « nouvelles » (lesquelles normes suscitent du même coup la critique des pratiques « anciennes »). Si certaines pratiques, avais-je expliqué, sont acceptées, connues, admises, c’est  seulement parce qu’elles sont organisées par des normes ; autrement dit, premièrement, elles deviennent des habitudes, des routines, et elles sont donc reproductibles ; secondement, elles sont pensées par ceux qui les intègrent comme des évidences, ce qui les rend justifiables. Il y a là tout ce que contient le mot « normal » (en référence, soit aux normes formelles, soit aux normes informelles régulatrices des pratiques de classe – cette précision pour rappeler mes précédentes analyses de la leçon orale et de ses différentes versions).

    Seconde hypothèse, celle qui m’intéresse maintenant : pour comprendre et décrire exactement, non pas seulement la manière dont on effectue ces pratiques (nouvelles), mais aussi leur logique, leur « rationalité » (terme de Foucault), il faut référer les normes de ces pratiques  (formelles et informelles, encore une fois) à l’évolution de la culture scolaire. Dans le cas qui m’occupe, il s’agit de l’évolution qui fait surgir et diffuse les modes de penser, les théories, les problèmes, les idées donc aussi les idéaux des sciences expérimentales, dans un cadre qui était voué par tradition à la transmission d’une culture à la fois religieuse et « littéraire » - ou grammaticale. Parler d’idéaux dans ce cas renvoie à la production du savoir (recours à l’expérience, appui sur la libre critique des opinions, rejet des fausses croyances…), et à la diffusion de ce savoir, y compris son enseignement (valeur des méthodes d’observation, de raisonnement sur les causes et leurs effets…). Il est très clair que de tels idéaux, invoqués dans l’activité de connaissance de la nature, et formulés comme tels à l’époque des Lumières, s’opposent fermement à l’ancienne culture des textes sacrés et des grands auteurs de l’antiquité latine et grecque. Ceci nous conduit par conséquent à appréhender un processus que j’ai comparé à une tectonique des plaques  : un continent (de culture et d’idéaux produits par cette culture) surgit et heurte un autre continent, créant ainsi une série de tensions, de conflits, etc. Ces conflits prennent d’ailleurs diverses formes sur le terrain scolaire. Une forme est celle qui oppose les langues anciennes, latin et grec, au français et aux langues vivantes ; l’autre est celle qui oppose la lecture des textes à l’approche empirique des faits. Ce que je dis là doit être clair si on pense à ce que j’ai expliqué sur la leçon de choses et la leçon d’histoire dans l’enseignement primaire du XIXe siècle. Pour ce qui concerne l’enseignement des élites et les établissements d’enseignement du XVIIIe siècle, on peut se reporter à la très sévère critique des collèges effectuée par d’Alembert dans l’article éponyme de l’Encyclopédie.

     J’aurai l’occasion plus tard de décrire la configuration des savoirs et des « disciplines » créateurs de cette profonde rupture à partir du XVIIe siècle et au XVIIIe, et  produits dans les cadres savants avant d’être véhiculés (et transformés) par la culture scolaire. Pour l’instant, je voudrais donner des indications sur cette nouveauté culturelle telle qu’elle est enregistrée par l’enseignement primaire au XIXe siècle, sous l’action des réformateurs au sommet de l’Etat et des instituteurs (et institutrices) à la base, dans les écoles, au quotidien, notamment ceux qui développent des pratiques nouvelles comme l’enseignement mutuel au début du siècle, et qui intègrent plus généralement les normes de la leçon orale. Ainsi pourrait s’illustrer le lien de causalité ou plutôt d’influence dont je parle, autrement dit la relation (parfois énigmatique) entre les nouvelles normes des pratiques et les nouveaux idéaux de la culture scolaire et de la culture savante.

    A vrai dire, pour se faire une idée sur ce sujet, on pourrait d’abord analyser la succession des programmes scolaires officiels et de leurs adaptations officieuses, locales ou particulières, tout au long du siècle. D’une telle enquête on retirerait d’abord la certitude d’un amoindrissement du rôle de la religion (d’où l’opposition de l’Eglise et des conservateurs depuis 1815, un conflit dont les écoles mutuelles ont fait les frais - voir mon étude sur cette question dans Naissances de l’école du peuple, L’Atelier, 1995), et, par contrecoup, le constat d’une extension régulière des contenus profanes : l’histoire et la géographie - avec des hauts et des bas (des bas… sous le second Empire), les sciences et la morale sous la Troisième République, et aussi, pour les ajustements en contexte, l’enseignement des poids et mesures, de la rédaction de lettres, de la tenue des comptes, de l’agriculture et de l’horticulture, et ainsi de suite. Au total, ceci confirme la montée, pour divers motifs, d’une aspiration encyclopédique (au sens de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) : accueillir toutes les sciences, tous les arts, les métiers, bref, tous les savoirs du monde moderne. Comme disait Ph. Ariès dans ce passage que j’ai souvent cité : avec l’école primaire et les instituteurs de la Troisième République, c’est la philosophie des Lumières qui pénètre les campagnes le long des voies de circulation.

    Inutile d’insister. Ces données  institutionnelles sont très connues et faciles à trouver si on les ignore. Il n’est besoin que de rechercher dans le Dictionnaire de pédagogie de F. Buisson, l’une ou l’autre des deux éditions, les textes des lois et règlements scolaires produits en rapport avec les grandes décisions réformatrices - dont les principales, nous le savons bien, sont prises sous la monarchie de Juillet, le second Empire et la Troisième République. Parmi d’autres ouvrages, celui, bien documenté de Pierre Giolitto donne également des références très utiles sur ce sujet (Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, 2 vol., op. cit.). Mais, pour ma part, comme je l’indiquais en commençant, je ne me tiens pas seulement aux programmes scolaires, et pas seulement à la culture scolaire (au curriculum), car je cherche à saisir les idéaux qui inspirent les choix effectués par ces programmes et cette culture, choix qui déterminent, ai-je affirmé, la logique des pratiques, autrement dit, qui donnent aux acteurs des raisons d’agir (comme disait Bourdieu), des buts, et qui, de ce fait, configurent ou infléchissent de près ou de loin (excusez le vague de l’expression) les normes de leur exercice professionnel.

    1) Pour appréhender ces idéaux de culture, de quels repères disposons-nous? En premier lieu, nous pouvons examiner le discours éducatif et le vocabulaire dans lequel il se formule. Je vous ai plusieurs fois invités à analyser la terminologie en vigueur dans le discours éducatif et pédagogique (voir dans le cours de 2014, mes conseils de méthode au § II du chapitre 4, dans la séance 9), le discours ambiant des acteurs postés aux différents niveaux des institutions scolaires - pour le moment dans le champ de la scolarisation primaire. Il est toujours important de saisir  les apparitions et disparitions de termes-clés, ce qui pose le problème de savoir si certaine notions, courantes à une époque donnée, abolissent ou au contraire récupèrent celles des époques passées, ou bien encore si elles en prennent la relève sans les réfuter. A chaque fois, il faut en juger. Donc, question : que nous livre une observation de cet objet, le discours éducatif et son vocabulaire, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle ? Et je réponds ceci : que les justifications et les enjeux de l’enseignement du peuple se fondent sur les catégories nouvelles, originales, sans doute les premières à prendre en compte, de l’usuel et de l’utile. Il s’agit bien là de catégories consistantes, porteuses des valeurs et des idéaux que je cherche à identifier. Savoirs usuels, connaissances utiles, etc. qualifient désormais la culture digne d’être enseignée – enseignée au peuple, bien sûr, par différence avec les élites bourgeoises et aristocratiques auxquelles est offerte la haute culture littéraire dispensée dans les collèges.

    Ce que révèle ce vocabulaire insistant, c’est en effet que le projet de l’école populaire s’extrait peu à peu des cadres de la religion et de la morale chrétiennes, c’est-à-dire des idéaux spirituels qui étaient ceux des écoles de l’Ancien Régime, petites écoles ou écoles de charité, et qui sont encore au XIXe siècle ceux des Frères des écoles chrétiennes et des autres congrégations enseignantes. Certes, l’inculcation dogmatique, en l’espèce le catéchisme et l’histoire sainte, est encore en tête des programmes scolaires en 1833, avec la loi Guizot, et elle le demeure jusqu’à Jules Ferry. Mais l’enseignement religieux devient dans bien des cas une simple partie du programme et, par conséquent, en attendant d’être relégué, il coexiste avec des valeurs laïques, en particulier ces valeurs d’utilité. En témoigne très bien, en 1818, le livre de lecture dont j’ai plusieurs fois parlé, de L. de Jussieu, Simon de Nantua ou le Marchand forain. L’expression connaissances « usuelles », est alors spécialement portée par le mouvement philanthropique et les élites libérales qui, en tant qu’héritières des Lumières, promeuvent la méthode mutuelle dans le but, ou l’espoir de scolariser la masse des enfants pauvres. La présence d’un legs des Lumières dans ces courants est patente si l’on considère la place accordée par  l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aux connaissances scientifiques et aux savoirs professionnels et techniques - les « arts utiles », précisément. Qu’en sera-t-il quelques décennies plus tard ? Eh bien, sous le second Empire, les instituteurs exposent les mêmes nécessités et fournissent toutes sortes d’arguments idoines sur ce qu’ils estiment être l’utilité de l’instruction, lorsqu’ils sont confrontés au scepticisme des paysans dans les villages et les bourgs. Utilité des savoirs épistolaires et comptables (c’est le père qui doit rédiger une lettre, établir une quittance, tenir ses livres, consulter un avoué ou un notaire ; c’est la fille « en condition » à la ville, c’est le fils à l’armée, etc.) ; et puis aussi, au-delà des savoirs instrumentaux, utilité des connaissances à visée professionnelle, comme le dessin linéaire pour certains métiers ouvriers (notamment les métiers du bâtiment, entre autres), ou comme une agriculture éclairée par les sciences et dévouée au bien-être collectif. J’ai traité ces questions dans mon livre (Les instituteurs avant la République, 1999, op. cit.), donc je ne m’y attarde pas.

    On trouverait d’évidentes confirmations de ces convictions et de leur poids croissant en se penchant sur les manuels scolaires des différentes périodes du XIXe siècle. Ségolène le Men, dans l’étude que j’ai parcourue, sur Les abécédaires français illustrés du XIXe siècle (1984), a notamment relevé l’importance prise à ce moment par les arts et métiers, lorsqu’il s’est agit d’illustrer l’alphabet. Plusieurs abécédaires se réfèrent à ces domaines, comme l’Abécédaire instructif des Arts et Métiers, ouvrage dans lequel un enfant en s’amusant, peut s’instruire des arts les plus utiles à la société (Avignon, vers 1850). Dans le même style, un abécédaire rousseauiste représente un agriculteur, un boulanger, etc. (p. 210). Et tous ces ouvrages se justifient en évoquant l’utilité des savoirs relatifs à ces activités, parfois même avec l’idée des professions probables des élèves (p. 246). La référence à l’histoire naturelle procède du même esprit, qui se traduit par la présence d’un bestiaire à la fois amusant et instructif (même si subsiste le merveilleux des fables, par exemple). Apparaissent l’âne pour le A, le bœuf pour le B, le cheval pour le C, le dromadaire ou le daim pour le D, l’éléphant pour le E, le furet pour le F, la girafe pour le G, l’hippopotame pour le H, l’isatis pour le I, le jaguar pour le J, le kangourou pour le K, le lion pour le L, le mouton pour le M, etc. Cette liste vous suggérera peut-être une proximité avec l’univers des leçons de choses. Je le souhaite car c’est bien ce que je tente de mettre en évidence pour concrétiser cette relation solide mais difficile à comprendre comme une causalité directe, entre d’un côté des idéaux, des valeurs et les convictions d’une époque, toute une sphère de culture - profane ou laïcisée en l’occurrence, et, d’un autre côté, des pratiques d’enseignement comme la leçon orale en sciences ou en histoire, fondées sur des attitudes mentales et des capacités intellectuelles différentes de celles que pouvait solliciter une culture religieuse. Il est évident que l’utilisation pédagogique des images appelle ce type-là d’images (le bestiaire, les gens de métiers…) qui caractérise justement le Tour de la France par deux enfants 

    2) Les idéaux (les valeurs absolues, les principes à respecter, etc.) n’affleurent jamais aussi bien dans le discours des acteurs sociaux que lorsque ceux-ci évoquent les finalités de leur exercice professionnel - l’instruction du peuple en l’occurrence. Le discours sur les finalités de l’instruction populaire est donc pour nous un second indice révélateur. Une précision (ou un rappel) en ce point. Quelle différence peut-on observer entre des représentations de finalités et des représentations d’idéaux ? On peut dire que les idéaux délivrent les « valeurs ultimes » (pour parler comme Weber), où les sujets sociaux trouvent les motifs de leurs projets. Telle est l’hypothèse que j’ai adoptée, vous vous en souvenez (cours de 2014, chap. IV, séance7), en suivant l’autre fondateur de la sociologie - Durkheim. Cela dit, il y a souvent loin, ai-je souligné, d’un idéal aux actes ou aux normes qui s’en réclament. En revanche, les finalités sont par définition inhérentes à l’action elle-même. Elles s’inscrivent clairement et concrètement dans les programmes et les processus assumés par les sujets sociaux, elles y sont la plupart du temps ressassées et poursuivies avec ténacité, fut-ce au prix d’adaptations diverses. 

     

    Dans le discours des instituteurs (comme dans bien d’autres discours professionnels, soyons en sûrs) apparaissent en outre deux types différents de finalités. Premier type, les finalités formulées sur une base objective de calcul, comme une prévision tactique, technique, pour fixer tel ou tel objectif et pour parvenir à un résultat appréciable, le meilleur possible, le plus proche possible de cet objectif. On veut être « efficace », comme nous disons aujourd’hui. Pour élaborer ce genre de calcul, les instituteurs adoptent, très tôt dans leur histoire, le langage de ce qui se nomme la « pédagogie », le terme ayant alors  acquis son sens moderne. Dès les années 1830, avec la multiplication des écoles normales primaires (devenues obligatoires pour les garçons dans chaque département), le discours pédagogique propose et impose dans les formations, « d’en haut », des doctrines, des problèmes, avec des données de psychologie aussi bien que des schémas d’organisation des écoles ou de découpage des journées de classe…, etc., qui délivrent des manière de penser ou du moins de qualifier les pratiques, et c’est ainsi que ce discours est repris par les instituteurs au titre d’une spécialité, on dirait aujourd’hui une « expertise », qui intéresse par ailleurs leur constitution comme groupe professionnel auquel est reconnu une certaine dignité. Les récits de vie que je vais bientôt présenter désignent en ce sens avec précision, en référence aux années 1830-1850, des initiatives, des rencontres et des échanges spontanés entre collègues, à l’échelle d’une école, d’une ville ou d’un canton. Il y est toujours question à la fois des formes et des contenus de l’enseignement, les ajouts aux programmes légaux par exemple. N’oublions pas que, sous la monarchie de Juillet, lorsque la réflexion « pédagogique » est officiellement encouragée, cela donne lieu à une rubrique dans les programmes des écoles normales primaires (réglementées en 1832), et cela caractérise aussi, en partie, les conférences organisées pour les maîtres en fonction, à partir de 1835. La « pédagogie » prend place également dans les missions confiées en 1835 aux inspecteurs départementaux nouvellement créés. On s’aperçoit d’ailleurs que les discussions « pédagogiques » ne sont pas même oubliées même lors des assemblées des instituteurs pendant la Révolution de 1848…

     

    Le second type de finalité s’énonce quant à lui sur une base plutôt subjective, c’est-à-dire une base de croyance ou de conviction (morale, religieuse, politique, etc.). Les finalités de l’instruction dans ce cas sont moins des calculs que des espérances, des attentes, c’est-à-dire des buts, certes, tout aussi évidents que les précédents, mais plus lointains, des buts, en un mot, qui sont de l’ordre d’une perfection : et c’est bien ce par quoi, en effet, on se réclame d’un idéal. Dans cette catégorie se rangent évidemment les fins éducatives, par exemple la formation d’une personnalité sociale et morale au-delà de l’acquisition de savoirs (un croyant sincère, un citoyen dévoué à ses semblables, un individu raisonnable et honnête envers ses proches).  D’où l’intérêt de ces énoncés pour une enquête comme la mienne. Sous la Restauration, le débat le plus significatif sur ce plan a porté sur l’enseignement religieux. Si l’emploi du temps des frères prévoit au moins une heure quotidienne de catéchisme et d’histoire sainte, en revanche cet enseignement n’est dispensé dans les écoles mutuelles qu’une fois par semaine (à peu de choses près). Et ces matières ont paru d’autant plus minorées qu’elles pouvaient être enseignées non plus par le maître mais par un ministre du culte, ce que les adversaires de l’enseignement mutuel prenaient pour une relégation honteuse – quoique les défenseurs de la méthode protestassent de leur bonne foi en clamant la loyauté de leurs intentions. Corrélativement, un autre débat a porté sur l’extension des programmes élémentaires, qui dépassaient parfois, et de beaucoup, les limites assignées à l’école populaire, c’est-à-dire les apprentissages instrumentaux de la lecture de l’écriture, du calcul et de la langue (la grammaire française), en incluant des approfondissements (comme en mathématiques), ou de nouvelles matières, comme le dessin, la musique, l’histoire, la géographie, les sciences également (la chimie par exemple), sans oublier la gymnastique. En réalité, dans les décennies suivantes, les progrès sont été effectués, d’une part, souvent, pour répondre à la demande des familles, mais aussi, d’autre part, du fait d’une rivalité des instituteurs congréganistes et des laïcs.

     

    A toutes les époques, les institutions d’éducation et les corporations qui s’y activent sont mobilisées par de telles finalités, qui orientent le métier et confèrent un prestige à l’existence collective de ceux qui le pratiquent et peuvent ainsi le présenter comme une « mission », un quasi « sacerdoce » dit-on parfois. Ces sortes de finalités que se donnent les instituteurs et qu’ils se disent capables mais aussi obligés, sinon d’atteindre du moins de viser (obligés au sens d’un devoir formel, formulable dans une déontologie), apparaissent toujours dans certains récits de vie, justement parce que la reconstitution d’une vie et d’une carrière, vécues comme effets d’une vocation, répond au désir de se justifier, ce qui consiste toujours à démontrer son attachement aux finalités de la profession les plus clairement réglées sur des idéaux, et qui plus est, des idéaux dispensateurs de prestige disais-je, donc d’une dignité, comme serait une noblesse conquise par son travail. 

     

    Pour aller à l’essentiel, demandons-nous maintenant : qu’est-ce qui caractérise dans le fond ce registre de finalités et d’idéaux de l’enseignement primaire ?  Réponse :  c’est la présence d’idéaux sociaux, ou sociopolitiques, des idéaux qui décrètent que l’instruction publique doit contribuer à l’amélioration de la société dans un sens démocratique. Ces idéaux sont spécifiques de la modernité, depuis le XIXe siècle, depuis même plus haut, la Révolution. A nouveau, je crois pouvoir dire que, même si ces idéaux semblent éloignés des pratiques ordinaires de la classe, il structurent pourtant, à des degrés divers, l’univers des normes dans lequel les maîtres élaborent leur action, et d’autant plus lorsque cette action se veut « novatrice » (terme anachronique), en rupture avec l’« ancien ». Il faut donc observer la coexistence de ce genre de finalités avec les soucis « techniques » de la pratique ordinaire, surtout si cette pratique se tourne vers des normes nouvelles.  

     

    3) Dans mes précédents travaux sur l’enseignement primaire au XIXe siècle, j’ai étudié deux récits de vie, deux cas d’instituteurs donc, qui sont tout à fait révélateurs de ces tendances. Je vais en reprendre brièvement l’analyse. 

     

    Le premier récit est de Léopold Charpentier (que j’ai étudié dans mon livre Instituteurs avant la République, op. cit.). Léopold Charpentier a officié à Reims entre 1830 et 1860, et il a consigné ses souvenirs dans un texte intitulé L’enseignement primaire et notamment L’enseignement mutuel à Reims, de 1831 à 1868 (Reims, 1869). Cet instituteur conserve quant à lui les convictions issues du milieu libéral qui a assuré le succès de la méthode mutuelle après l’Empire, et il a donc adopté les catégories mentales propres à ce milieu… En phase la plupart du temps avec la municipalité rémoise, il est resté modéré sur le plan politique, ce qui explique peut-être que le mot « république » ne figure jamais dans son livre pour exprimer une préférence personnelle -, étant entendu que le second Empire, époque à laquelle il rédige son livre, n’autorise aucune revendication explicite sur ce plan. Cela dit, autour de la révolution de 1848, la même prudence lui valut des reproches dans son camp : on prétendait qu’il cédait à des penchants anti-démocratiques dans la conduite de sa classe et qu’il n’avait d’égards que pour l’élite de ses élèves. Vaine calomnie selon lui. En ce point, le récit de Charpentier est très intéressant pour nous, parce qu’il démontre que les finalités démocratiques de l’instruction publique et l’appui du métier d’instituteur sur l’idéal d’un partage universel du savoir, font déjà l’objet d’un consensus dans la société scolaire de ce temps. Ceci se vérifie d’ailleurs lors d’un conflit qui a opposé Charpentier à l’un de ses proches collègues à Reims, un certain Louis Bourdonné, titulaire d’une autre école de la ville, au sujet de leur candidature concurrente à la direction d’une école primaire supérieure (voir L. Charpentier, L’enseignement primaire…, op. cit., pp. 112 et 128. Je rappelle que les écoles primaires supérieures dont la création fut décidée dans le sillage de la loi Guizot, ne se confondent toutefois pas avec une scolarisation de type secondaire, celle des classes bourgeoise, car elles proposent un complément d’instruction pour les élèves des écoles communales). Une polémique porte en effet à ce moment sur la question de la « masse » et des attentions qu’il faut lui prodiguer, ce qui en appelle à un engagement sincère en faveur de l’enseignement populaire. Accusé dans un premier temps, Charpentier se fera justice de l’offense en la retournant contre son auteur. Car lorsque ce dernier obtiendra le poste convoité, Charpentier aura beau jeu d’ironiser sur l’« école privilégiée », et il ne manquera pas de fustiger par la même occasion l’hypocrisie des « libéraux de 1830 », ces « bruyants apôtres des Lumières » qui cherchent en réalité à séduire les familles désireuses de scolariser leurs enfants dans des établissements où ils ne sont plus « confondus dans la tourbe », ni « exposés à ces dangereux contacts du menu populaire ». Apprécions ces notations, qui nous sont si familières, si proches de nous, quoiqu’elles aient été formulées il y a un siècle et demi…

     

    Le récit de Louis Arsène Meunier est encore plus probant pour la question que je me pose du lien entre idéaux de culture et pratiques d’enseignement dans le contexte des transformations de l’enseignement primaire. On a vu en effet (voir cours de 2015, chap. I, séance 4), que Meunier, fervent républicain et de tendance socialiste, a aussi, comme inspecteur, adressé aux Frères des écoles chrétiennes, lors de l’enquête de 1832,le reproche de n’avoir aucune idée et aucune pratique de leçon orale… 

     

    Avant d’avoir évoqué, l’an passé, la carrière de Meunier, j’avais présenté et analysé son récit dans un article aujourd’hui introuvable (« Louis-Arsène Meunier : une déontologie pour les instituteurs du XIXe siècle », in Cahiers de la maison de la recherche, Université Charles-de-Gaulle-Lille3, n° 33/2005, pp. 13-21). Je vais donc redire en résumé l’essentiel de ce qu’on peut en tirer pour ce qui me préoccupe maintenant. Le texte de Meunier dont je parle est un fragment autobiographique intitulé Mémoires d’un ancêtre ou Les tribulations d’un instituteur percheron. Il a été publié après sa mort, en 1904, dans la revue L’école nouvelle[1], et republié en 1981 dans les Cahiers percherons, n° 65-66 (par l’Association des amis du Perche). J’ai déjà dit que Meunier a connu à peu près tous les métiers de l’enseignement primaire, instituteur ambulant, instituteur communal, professeur libre, maître de pension, directeur de l’Ecole normale d’Evreux. Il a aussi dirigé dans cette ville un cours d’adultes gratuit, qui a compté jusqu’à 400 participants entre 1836 et 1842. Comme directeur d’école normale, il fut suspendu deux fois :  en 1836 parce qu’il n’avait pas fait faire leurs pâques à ses élèves, et qu’il avait admis dans la bibliothèque un livre censuré L’antiquité dévoilée, de d’Holbach (les courants matérialistes du XVIIIe sont proscrits à cette époque).  Et en 1838, comme Meunier était lié au préfet Antoine Passy (qui avait lui-même quitté la préfecture en 1837), et que ce Passy était dans le collimateur du ministre Salvandy, Meunier fut muté à Nancy, puis à Paris en 1842, où il préféra toutefois fonder une école professionnelle, puis, quelques années plus tard, en 1845, un journal dont il fut le principal rédacteur, L’écho des instituteurs. Ce journal parut jusqu’à son interdiction en 1850 (période de réaction de la seconde République, durant laquelle de nombreux instituteurs furent frappés).

     

    Lors de la révolution de février 1848 Meunier fut en effet très actif. Nommé à la Commission des études scientifiques et littéraires par le ministre du gouvernement provisoire, Hippolyte Carnot, Meunier siégea aussi dans la commission de réorganisation de l’enseignement. Il se présenta ensuite dans l’Eure aux élections pour l’Assemblée Constituante, mais sans succès. Révoqué en 1850, il se retrouva incarcéré après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, aux motifs de « complot contre la sûreté de l’Etat et détention d’armes de guerre ». Après cela, on lui proposa  un poste d’Inspecteur général des prisons (rémunéré 12000 francs par an, un très haut revenu), mais à condition qu’il fasse amende honorable, faute de quoi il serait déporté à Cayenne. Meunier refusa le poste mais put quand même s’exiler, grâce à l’appui de personnalités comme George Sand et Béranger (l’auteur de chansons très connu au XIXe siècle). Il partit s’installer à Anvers.

     

    Pour saisir les idéaux que proclame Meunier, nous pouvons lire, en plus de son autobiographie, deux ouvrages de lui. En 1845, De l’enseignement congréganiste (Spécialement de celui des Frères de la Doctrine chrétiennes). De sa nullité sous les rapports de l’instruction et de ses dangers au point de vue moral, social et politique ; et en 1861, un recueil de ses articles, Lutte du principe clérical et du principe laïque dans l’enseignement. De manière générale, Meunier oppose deux modèles d’enseignants, l’instituteur laïque et l’instituteur congréganiste. Le premier, dit-il, règle son exercice sur un « principe laïque démocratique », alors que le second se règle sur un principe religieux et par conséquent ne saurait être aussi bon instituteur que son émule (Lutte du principe cléricalop. cit., p. 25). La valorisation de l’instituteur laïque et la référence de ce modèle aux idéaux de la société moderne, démocratique, est alors formulée de diverses manières par Meunier. Celui-ci décrit et célèbre dans l’instituteur un individu qui ne s’exclut jamais de la grande société : cet individu comprend le progrès, il « accepte la vie sociale, avec ses combats et ses devoirs », il a « une histoire individuelle qui s’écrit jour par jour dans la mémoire de ses concitoyens »,  et surtout, au final, il est porteur d’une religion de l’amour, de la charité, de la fraternité, de la tolérance  - contrairement au congréganiste qui diffuse une religion de la peur, de la contrainte, du salut individuel et de l’excommunication.

     Reconnaissons en premier lieu dans ces propos la valeur cardinale de l’utilité, entendue cette fois comme utilité sociale, et ensuite la valeur de la sociabilité, qui sans doute englobe la précédente. D’après Meunier, ces valeurs, ces idéaux, déterminent l’instituteur à servir les autres et à assumer avant tout les devoirs cités, la fraternité et la tolérance. Ceci explique aussi sa prédilection pour toutes les solidarités vivantes, les cercles de famille, le compagnonnage de l’amitié mais aussi la proximité du simple voisinage. Dans ces contextes sociaux, « se rendre utile » désigne l’utilité de chacun envers son prochain par opposition à ce qui serait l’inutilité du moine. Cette sorte d’« utilitarisme », proche  de celui que prônaient par exemple Helvétius ou d’Holbach, est au XIXe siècle un énoncé socialiste majeur : est utile ce qui, dans une visée d’amour des autres, constitue un facteur de progrès collectif, d’amélioration de la vie commune, donc de civilisation. La charité évoquée par Meunier est donc une charité laïque si l’on peut dire, car suscitée par les hommes, par les semblables ici-bas. Ceci est tout à fait conforme au mouvement de sécularisation de la morale moderne tel que le définira Durkheim dans L’éducation morale 

    En parcourant ces textes, on pense au personnage de Simon de Nantua, de 1818, qui voyage et dispense ses bons conseils de foire en foire, pour le plus grand profit de ses contemporains ; on pense également, dans la continuité, au parcours des enfants du Tour de la France, en 1877, qui s’émerveillent de ce qui s’offre à leur regard dans chaque région et dans chaque ville… 

     

    Or, c’est dans la même veine qu’aujourd’hui nous approuvons un principe d’ouverture de la culture scolaire vis-à-vis du monde social ambiant, parce que c’est un monde que nous voulons comprendre et transformer, tâche qui exige la formation d’un sujet, l’élève, futur adulte, dont le perfectionnement individuel est une condition du progrès général. Je reviendrai sur cette proposition, que je pose sans attendre comme une clé essentielle pour saisir les changements qui s’opèrent de nos jours dans la définition des savoirs scolaires, notamment quand cette définition s’entend dans le sens éducatif : voir les activités dites  « interdisciplinaires », ou bien les « éducation à… » ceci ou cela, à l’environnement, à la citoyenneté, à la santé… etc.

     

    Grâce aux exemples de Léopold Charpentier et d’Arsène Meunier, nous pouvons admettre que l’« innovation » pédagogique et la rationalisation moderniste des pratiques de classe, coexistent avec les idéaux sociopolitiques, « démocratiques » de l’enseignement populaire. Pas de visée d’instruire le peuple sans invention d’une pédagogie appropriée et sans réflexion pédagogique en général. Ce lien s’établit dès les débuts du XIXe siècle dans le contexte de l’enseignement des pauvres et de l’école mutuelle. La solidarité de la réforme sociale et de l’innovation pédagogique est essentielle et durable depuis deux siècles, sinon plus, juqu’aux pédagogies contemporaines, coopératives, autogestionnaires ou autres. 

     

    Cela étant, nous savons qu’un enseignement de masse s’adresse à des publics qui n’expriment pas forcément, d’emblée, une forte demande ni une grande disponibilité, et cette situation laisse toujours ouvertes les questions pédagogiques et inachevées leurs solutions. C’est pourquoi les institutions, les organisations, les dispositifs, etc., des système éducatifs sont infiniment sujets à appréciations contrastées et à rectifications toujours hypothétiques, surtout avec des élèves plus ou moins dociles et des maîtres plus ou moins compétents. A quoi il faut encore ajouter les injonctions normatives émanées de la culture éducative ambiante : l’enfant qui doit faire l’objet de respect et d’amour, le plaisir qui devient un moyen de l’apprentissage,  les activités du corps postulées auxiliaires de celles de l’esprit, ou plus prosaïquement, la volonté de retenir les enfants le plus longtemps possible dans la scolarité. L’ adaptation normale (c’est-à-dire relative aux normes en vigueur) des savoirs pédagogiques n’est donc jamais considérée comme acquise et transmissible ; c’est à tout le moins un effort qui ne se relâche pas.

     

     

     

     

     



     

    [1]Voir aussi l’article biographique d’Henri Dubief, Arsène Meunier. Instituteur et militant républicain, dans le Recueil de la Société d’histoire de la révolution de 1848, 1954. H. Dubief s’appuie lui-même sur différentes sources, notamment un chapitre du livre de J. Vidalenc, Le département de l’Eure sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848), Paris, 1952. 

     

     

     
     

     


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    séance 4

     INTERMEDE

     LA PEDAGOGIE DE CELESTIN FREINET

    (1)

     

     

     

    J’ai plusieurs fois rédigé, dans deux ou trois articles, un panorama des idées et des techniques mises au point par Célestin Freinet après la guerre de 1914 et dans les années 1920. Pourquoi donc revenir encore sur cette question ? C’est cette fois pour situer l’apport de Freinet dans le contexte de la production et de la diffusion des nouvelles normes d’enseignement, les normes de la « leçon orale ». Ce n’est certes pas la manière habituelle de décrire la pédagogie Freinet, mais c’est ce que j’avais annoncé au début de ce cours (séance 1, de 2015). Je proposais alors qu’on s’affranchisse du discours pédagogique moderniste dont les acteurs de l’Education nouvelle se sont fait une spécialité. Pour justifier mon refus, j’avançais la raison suivante, essentielle : ce discours, disais-je, suggère que l’évolution des pratiques d’enseignement s’effectue quand la leçon dite « traditionnelle » cède la place aux « méthodes actives », alors qu’en fait, la rupture se marque tout autrement, par le passage (lent et difficile) de la leçon-lecture-récitation à la leçon orale. Or c’est cela qui mène à postuler que Freinet (comme les autres acteurs de l’Education nouvelle au XXe siècle), loin de rompre avec les idées et les pratiques de son temps, subit l’influence de la rupture accomplie avant lui entre l’ancien et le nouveau, et qu’il entre dans l’aire d’attraction de la leçon orale et des normes qui en élaborent le fond et la forme. L’originalité de Freinet, dans cette perspective, tiendrait donc, non pas à ce qu’il invente une logique nouvelle, mais à ce qu’il systématise ou « radicalise » le projet de la leçon orale, même quand il conteste la validité de toute leçon, de la leçon « en soi ». Ceci n’interdit pas de penser que Freinet porte la logique de la leçon orale à un certain degré d’achèvement en repoussant les limites que les réformateurs du XIXe siècle lui avaient imposé.

    Cette hypothèse se vérifie aisément si l’on considère le destin de la leçon orale (ce que j’ai proposé de reconnaître sous ce terme) dans la pédagogie de Freinet comme pratique et comme théorie.

    D’une part Freinet systématise le souci d’observer le réel : les choses avant les livres. D’après son propre récit (et celui de son épouse Elise dans Naissance d’une pédagogie populaire, Maspéro, 1968 [1949]), il reprend d’ailleurs la version la plus aiguë des leçons de choses, ce qu’il appelle quant à lui la classe promenade… Si je parle d’une « reprise », c’est en songeant à cet instituteur qui, en 1912, mène sa classe en visite chez le maréchal Ferrant (cours de 2015, séance 9, chapitre II, § II) ; ou bien à celui qui intéresse ses élèves au travail d’un apiculteur (séance 10, fin du §. II, point2). Chez Freinet, cette première exigence de méthode se formule dans les termes du « tâtonnement expérimental ». 

    D’autre part Freinet recourt à son tour au dialogue avec ses élèves, mais, là encore, il systématise cette manière de faire en instituant la parole enfantine comme première et dernière instance de l’apprentissage (en sciences, en histoire, etc.), ce qui va au-delà d’un simple échange de questions préparées et de réponse attendues. Cette seconde exigence de méthode se définit par la formule de l’« expression libre » (d’où les techniques du texte libre, du journal scolaire, de l’imprimerie, des albums, des expositions, etc.).

    Freinet pense s’être débarrassé de tout le passé de la pédagogie. Mais nous avons, je le répète, de bonnes raisons de penser qu’il se situe bien plutôt dans la rupture creusée avant lui, dans un passé assez proche, par les réformes qu’ont engagées les pédagogues républicains – eux-mêmes inspirés par les évolutions et les acquis des périodes antérieures. Ainsi, lorsque Octave Gréard, dans L’instruction primaire à Paris et dans les communes du département de la Seine, en 1875 (Paris, 1876), commentant et louant Froebel, affirme haut et fort, de façon surprenante pour nous si on songe à la date : « Point de livre, point de leçon ; rien qui exprime une idée de contrainte, qui ait le caractère du devoir, de la tâche… » (p. 69)… eh bien, c’est un propos qu’on trouve presque identique cinquante ans plus tard sous la plume de Freinet : c’est bel et bien du Freinet avant l’heure. Voilà donc, au total, à quoi selon moi il faut penser, quand on cherche à reconstituer la carrière de Freinet et sa contribution à l’histoire des pratiques d’enseignement.

    Evidemment, dans la pensée et l’action de Freinet, qui fut un éducateur exceptionnel, il y a par ailleurs des apports originaux, singuliers, en particulier celui que je situerais volontiers sur le plan organisationnel – je pense à l’organisation coopérative de la classe (la « classe coopérative »), étant entendu que cette pratique a en outre un fondement de politique démocratique (donc d’autres origines que pédagogiques – probablement dans les courants socialistes du XIXe siècle, dans certains types d’associations ouvrières comme celles des proudhoniens, etc.). Freinet inscrit alors sa réflexion et ses innovations sur le fond d’une critique politique et sociale. Nous allons voir cela.

    Remarque : l’homme Freinet.

    Freinet est né en 1896 à Gars, dans les Alpes-Maritimes, et il est mort en 1966, à Vence. Né dans une famille paysanne, la vie qu’il a vécue dans son village, enfant et jeune homme, restera un modèle pour sa pensée éducative (je donnerai un point de vue précis à ce sujet, qui est très présent quand on lit Freinet, mais a été assez oublié par les commentateurs). Freinet obtient le Certificat d’Etudes Primaires en 1909 ; puis il entre à l’Ecole Primaire Supérieure à Grasse, dans une section annexée au collège. Titulaire du Brevet élémentaire en 1912, il passe ensuite avec succès le concours d'entrée à l'Ecole normale d’instituteurs de Nice. Au terme de sa formation, en 1914, il est reçu aux examens du Brevet supérieur. Mais à la rentrée, avant la fin du cycle d'études et le Certificat d’Aptitude Pédagogique, il doit remplacer un instituteur mobilisé par la guerre ; puis il est lui-même incorporé dans l’armée en avril 1915. En octobre 1917, dans les combats d’une extrême violence du Chemin des Dames, il reçoit une balle qui lui transperce un poumon, et cette blessure est suivie d'une pleurésie (il a raconté cet épisode dans un opuscule intitulé Touché! Souvenirs d'un blessé de guerre). Sa convalescence va durer deux ans, si bien qu’après l'armistice il ne reprendra une classe que difficilement, étant décrété invalide de guerre à 70%.

     Au 1er janvier 1920, Freinet est nommé sur un poste d’instituteur à (au) Bar-sur-Loup, adjoint à l'école de garçons. Très vite, il va y faire diverses expériences pédagogiques, en introduisant l’imprimerie dans sa classe. En même temps, il s’oriente dans le mouvement révolutionnaire politique et syndical, imprégné de tendances marxistes et libertaires. De 1920 à 1928 il collabore à L'école Emancipée, Revue pédagogique hebdomadaire de la fédération des membres de l'Enseignement ; il rédige aussi des articles pour Clarté, le journal d'Henri Barbusse ; et il entre au Parti communiste vers 1926, après avoir adhéré à l'Internationale des travailleurs de l'enseignement (ITE). Dans les mêmes années, il effectue un voyage d’études pédagogiques en Allemagne, à Hambourg, où diverses écoles qu’on dirait aujourd’hui « alternatives » ont été ouvertes, à l’initiative des courants d’extrême gauche (bientôt vaincus et détruits par les nazis). Il se rend aussi en URSS, comme membre de la première délégation syndicale occidentale invitée par le syndicat pan-russe des Travailleurs de l’enseignement (août 1925).

    En 1926, il épouse Elise, qui va s’associer pleinement à son aventure (et qui sera plus tard sa première biographe, avec Naissance d’une pédagogie populaire, que j’ai déjà cité). A la fin de l'année 1927, Freinet a déjà fait connaître ses principales innovations, si bien qu’existe déjà une ébauche de réseau d’adeptes de l’imprimerie, avec une centaine d’adhérents, qui organisent cette année-là, à Tours, le premier Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole, et qui crééent une revue : L'imprimerie à l'Ecole, bulletin mensuel de la Coopérative d'entr'aide, l'Imprimerie à l'école, qui deviendra L’éducateur prolétarien en 1932, puis L’éducateur en 1939. En 1928 est constituée la « Coopérative d'entr'aide L'imprimerie à l'Ecole », qui, se fusionnant avec la « Cinémathèque coopérative de l'enseignement laïc », fondée un an plus tôt, devient ensuite la Coopérative de l'enseignement laïc (CEL). Son bulletin s’intitule L'imprimerie à l'Ecole, le Cinéma, la Radio et les Techniques nouvelles d'Education populaire, revue pédotechnique mensuelle, organe de la Coopérative de l'enseignement laïc. Presque au moment où l'invention suscite la curiosité des instituteurs, le public en prend connaissance par la presse. Dès le 4 juillet 1926, un article important sur ces expériences lui est consacré dans Le temps : « A l'école de Gutenberg ». Immédiatement certains journaux conservateurs, comme L'éclaireur de Nice, montre déclarent leur opposition de principe à la méthode.

    En 1928 Freinet est nommé à Saint-Paul de Vence. Désormais, il a une vision globale  de son système, en même temps qu’il dispose des ressources intellectuelles et matérielles pour le mettre en oeuvre. Mais en 1932, il est visé par une campagne hostile. Il est attaqué par l’extrême droite et L'action française, de Maurras, tandis que le Parti communiste et L'Humanité le défendent. Est en question son « communisme » avéré et son soi-disant « freudisme » (puisque quelques élèves, dans leurs « textes libres », rédigent parfois des rêves !). Freinet affronte des manifestations locales, des grèves et des agressions de parents. Il est aussi suspecté par les autorités qui lui infligent des enquêtes policières. Finalement, en 1933, il décide de quitter l’école publique, et, dans le même village de Saint-Paul, soutenu et secondé par Elise, il construit sa propre école, qui ouvre en 1934, un moment retardée par toutes sortes de tracasseries administratives. 

    En 1936, dans le cadre du front populaire, il tente, mais en vain, de constituer un « Front de l'enfance ». Dès le début de la seconde guerre, il est interpellé et interné dans plusieurs camps, où il tombe malade (sans doute à cause de sa faiblesse physique depuis sa blessure de 1917), et il doit être hospitalisé. Libéré en octobre 1941, il se rend à Vallouise, où il est assigné à résidence, et où son épouse Elise réside auprès de sa mère. En 1944, on le retrouve dans la Résistance, dirigeant du maquis briançonnais, et jouant un rôle important dans le Comité Départemental de Libération des Hautes-Alpes.

     Au début des années 1950, Freinet doit faire face à de nouvelles attaques, mais qui viennent cette fois du Parti communiste - alors dans sa phase la plus dogmatique, stalinienne - et des revues très diffusées que sont La Nouvelle critique, revue des intellectuels, et L’école et la nation, plus spécialement destinée aux enseignants. Freinet est dénoncé comme divergent et bientôt ennemi. L’attaque, qui n’est pas exempte de rumeurs calomnieuses, dure plusieurs années jusqu’en 1954. Elle est menée par Georges Snyders (alors jeune philosophe, qui donne le signal du départ), puis de Georges Cogniot, de Roger Garaudy, et jusqu'à Henri Wallon – qui s’attachera à réfuter les thèses psychologiques de Freinet (voir sur cette querelle, J. Testanière, «  Le P.C.F. et la pédagogie Freinet (1950-1954) », in Actualité de la pédagogie Freinet, dir. Pierre Clanché et Jacques Testanière, P.U. De Bordeaux, 1989). C’est dans ces mêmes années, on ne sait pas quand exactement, que Freinet quitte (de son plein gré ?) le Parti communiste.

    Voici les principales œuvres de Freinet (certaines reprennent quelques-uns de ses très nombreux articles dans les revues de son mouvement ou à l'extérieur) :

    1927, L'imprimerie à l'école, Editions Ferray, à Boulogne sur Seine.

    1928, Plus de manuels scolaires, Editions de l'Imprimerie à l'Ecole, à Saint-Paul.

    1945, L'école moderne Française, Ophris, à Gap (repris sous le titre : Pour l'Ecole du peuple).

    1947, La méthode naturelle (suite développée en trois volumes : L'apprentissage de la langue, L'apprentissage  du dessin, L'apprentissage de l'écriture, Delachaux et Niestlé, 1968, 1969, 1971, Genève).

    1949, L'éducation du travail, Ophris (puis Delachaux et Niestlé).

    1949 et 1952, Les dits de Mathieu – Une pédagogie moderne de bon sens (chronique de l'Educateur entre 1946 et 1954 ; repris chez Delachaux et Niestlé en 1959).

    1950, Essais de psychologie sensible, Ophrys.

    1964, Pour l’école du peuple, Maspéro (recueil de textes écrits entre la guerre et 1964) ; Les techniques Freinent de l’école moderne (republié chez A. Colin, 1974). 

    Georges Piaton, dans La pensée pédagogique de Célestin Freinet, Toulouse, Privat, 1974, a fourni une bibliographie exhaustive que je n’hésite pas à qualifier de monumentale : ce sont des centaines d’articles publiés par Freinet (souvent sur des question très concrètes de pratiques de classe).

    I) LES « TECHNIQUES FREINET »

    1) Je reprends ici des données bien connues et déjà présentées par moi ailleurs. Conformément à ce que je viens de dire, pour décrire ces techniques pédagogiques mises au point par Freinet, j’ai proposé de les situer sur deux grands axes : un axe didactique, qui concerne l'apprentissages des connaissances, et un axe psychosocial, qui concerne l'organisation de la collectivité des élèves au travail. 

    Sur l'axe didactique, nous avons affaire ici à ce qui se présente dans les courants d'Education nouvelle sous l'intitulé des « méthodes actives », de l’ « école active » (formule dont on sait qu’elle est une traduction de l’Arbeitschule allemande, soit « école du travail »). Du point de vue - original- de Freinet, cet univers a lui-même deux composantes, l'une est le travail libre et l'autre le travail dirigé. 

    Première composante, les techniques d'expression libre. Par la place qu’elles accordent à la parole enfantine, elles sont les plus significatives et emblématiques de la pédagogie Freinet telle qu’elle est restée dans la mémoire collective, y compris dans certaines références ou habitudes professionnelles des enseignants, même les non « freinetistes ». Cette composante est entièrement basée sur le moyen de l'imprimerie, l’innovation la plus caractéristique de ce qui est connu comme « pédagogie Freinet », et elle a pour fonction non pas d’amener dans la classe un agréable jeu de société, mais de réaliser, sur le mode artisanal, le Journal scolaire qui procède lui-même des textes libres en amont et de la correspondance interscolaire en aval (pour les échanges de ces textes et des journaux). Le journal, vendu à l’extérieur de l’école, constitue ainsi une ressource financière pour la coopérative de la classe. Ce n’est donc pas un produit scolaire factice. 

    Seconde composante, les techniques de travail individualisé. Elles prennent en charge les acquisitions intellectuelles élémentaires (c’est-à-dire aussi la progressivité et l’automatisation de ces acquisitions), en programmant des exercices en rapport, et en confiant cette programmation, en partie du moins, au contrat passé entre le maître et les élèves sous la forme du plan de travail individuel, ce qui modifie le rôle du maître. Ces techniques ont pour support, d’une part divers types de fichiers d'exercices, notamment « Le fichier scolaire coopératif » (FTC), et les fichiers autocorrectifs de calcul, d'orthographe et de conjugaison - complétés ultérieurement par les bandes programmées pour les expériences et les notions de sciences ; et d’autre part les outils documentaires, les fascicules de la « Bibliothèque de travail » (les fameuses B.T.) qui traitent tous sujets et sont rédigés à partir des enquêtes et des questions des enfants, ensuite confrontées et orientées vers le savoirs et les institutions savantes : une encyclopédie enfantine pourrait-on dire au sens strict, qui permet une circulation ouverte dans les connaissances non encore structurées par des disciplines scolaires (n’oublions pas que nous sommes encore à l’époque où le niveau primaire, l’école communale, ne débouche pas sur un niveau secondaire, et culmine dans le Certificat d’études).

    L'axe que j’ai qualifié de psychosocial est celui des modes d'organisation de la classe comme groupe humain réuni pour un projet de travail partagé. Ces techniques assurent la viabilité des activités  communes, y compris dans les aspects matériels, à l’intérieur d’un espace et d’un temps limités, avec des travaux individuels et des travaux de groupes - ou ateliers -, des travaux intellectuels, ou bien artistiques, ou encore manuels, des moments d'action et des moments de réflexion, etc. Ces techniques introduisent une essentielle dimension délibérative et coopérative dans la vie scolaire ; et elles soutiennent les institutions du pouvoir enfantin que sont le Conseil de coopérative et les fonctions et rôles qui y sont inclus : présidence, trésorerie, secrétariat, etc. C’est à ce niveau que j’ai parlé d’un projet (d’une sorte de projet) politique démocratique.

    Dans les années 1960 et suivantes, la pratique du Conseil sera reprise et sa compréhension approfondie grâce à la psychologie des groupes et à la psychanalyse : tel sera, sur la base de la pédagogie Freinet et des techniques désormais bien connues, le nouvel apport, tout aussi remarquable, de la « pédagogie institutionnelle » de Fernand Oury. C’est une autre affaire, que je ne peux évoquer ici.

    2) Mais pour mieux comprendre les enjeux et les principes de ces techniques, pour comprendre aussi la rationalité du système pédagogique dont elles assurent la cohérence et la continuité, on peut se reporter à la chronologie de leur élaboration. 

    En fait, l'axe psychosocial, l’organisation de la vie collective sur le principe coopératif qui est volontiers commenté aujourd’hui, est pourtant celui qui a été formalisé le plus tardivement. C'est à Saint-Paul, après 1928, que Freinet instaure la coopérative, une institution centrale de la classe, en faisant élire par les élèves un président, un trésorier et secrétaire. En mars 1932, dans un texte sur ce sujet, Freinet parle d’« auto-organisation des écoliers », et il explique : 

    « Toute notre technique est basée sur la coopération, et suppose la coopération, non seulement pédagogique et intellectuelle, mais aussi morale et matérielle » (cité par la fille de Freinet, Madeleine Freinet, dans Elise et Célestin Freinet. Souvenirs de notre vie, t. 1 1896-1940, Stock, 1997, p. 207). 

    Par ailleurs, Freinet se montre assez critique sur les pratiques de ce genre qui ne seraient qu’adaptées à des buts financiers, comme celles initiées par l’inspecteur Barthélémy Profit (celui-ci n’acceptera pas l’interprétation de Freinet).

    Une dizaine d’années auparavant, Freinet, tout jeune instituteur, donc, ayant des souvenirs encore frais de l’école normale malgré la guerre et sa grave blessure, puis sa convalescence, situe d’abord sa réflexion sur l’axe de l’apprentissage des connaissances, l’axe didactique. Et sur cet axe, sa tentative initiale a consisté à adopter la démarche de la promenade (démarche que j’ai située dans la continuité des leçons de choses recommandées par les autorités de la Troisième République). Nous sommes à la rentrée de 1923. Freinet revient du congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle qui s’est tenu à Montreux, et où étaient présents les grands noms de l’Education nouvelle - Adolphe Ferrière, Pierre Bovet, Edouard Claparède, Ovide Decroly et le fameux Coué, celui de la « méthode Coué », qui va l'inspirer à titre personnel. Or à ce moment, Freinet considère qu’il n’a pas encore trouvé une solution praticable pour mettre en œuvre ses projets ; et c’est alors que la classe promenade s’impose à lui, racontera-t-il plus tard, comme une « planche de salut » (Freinet, Les techniques Freinet de l’école moderne, A. Colin, 1974 [1964],  p. 18). La promenade scolaire, conformément à ce qui est connu depuis plusieurs dizaines d’années à ce moment, je l’ai dit, est une sortie organisée en vue de procéder à des observations et des questionnements de phénomènes du monde naturel (géographie, botanique, géologie, entomologie, par exemple) et du monde social et historique (métiers et autres activités humaines, monuments, etc.). On parlera plus tard de « sorties-enquêtes. Dans le récit qu’en a donné Elise Freinet, on voit les élèves, qui rendent visite au menuisier, au forgeron, au potier, au boulanger ou au parfumeur ; ces élèves questionnent leurs interlocuteurs, prennent des notes sur leurs carnets et leurs ardoises ; ils observent aussi la cueillette des olives ou des fleurs d’oranger, suivent le dessin des chemins, décrivent les tours et les détours des ruisseaux à travers la campagne, surprennent la faune, cueillent des végétaux, ramassent des pierres, etc. De retour dans l'école, Freinet, à partir de cette collecte, rédige et note au tableau des comptes-rendus que ses élèves lisent, recopient et illustrent, et qu’ils conservent précieusement. On reconnaît donc bien là, à nouveau, si je suis clair, l’esprit de la  leçon de choses.

    Mais à cette étape de sa révolution professionnelle, Freinet est confronté à l’exploitation de la sortie sous la forme des textes rédigés que je viens d’évoquer, et c’est alors qu’il commence à penser à l'imprimerie.

    « Je me disais alors, relate-t-il : si je pouvais, par un matériel d'imprimerie adapté à ma classe, traduire le texte vivant, expression de la promenade, en page scolaire remplaçant les pages du manuel, nous retrouverions, pour la lecture imprimée, le même intérêt profond et fonctionnel que pour la préparation du texte lui-même. C'était simple et logique, si simple que je m'étonnais que nul n'ait pu y penser avant moi » (Freinet, Les techniques Freinet de l’école moderne, op. cit. p. 19  - également cité par M. Freinet, Elise et Célestin Freinet …, op. cit., p. 84).

    Partant de là, Freinet demande à un artisan de fabriquer une presse maniable par ses élèves ; et c’est ce qui donne la fameuse presse à main, dite la « Lino ». A la rentrée de 1924, il introduit le nouvel outil, que ses élèves, dit-il, accueillent avec enthousiasme (ce qui peut très bien se comprendre dans le contexte rural de l'époque). Un peu plus tard, les textes, écrits et  imprimés, chaque jour, sont réunis dans ce qui devient le « Livre de Vie » de la classe, suivant en cela une idée d’A. Ferrière – qui parlait d'un « Cahier de vie ». Un film de 1949, L’école buissonnière, de Jean-Paul Le Channois (avec Bernard Blier dans le rôle de Freinet) a très joliment retracé cette histoire…

    L'année suivante, 1925, Freinet introduit la TSF dans sa classe, et il a l’idée de développer l'activité primitive de rédaction des textes et du Livre de vie en échangeant des produits comparables avec d'autres classes et d'autres élèves, si possible lointains. Ainsi naît la correspondance interscolaire, autre institution majeure dans ce système. Ces échanges débutent avec un instituteur de Villeurbanne et ils sont très vite poursuivis avec un collègue breton – ce qui a l’avantage, pour les élèves, de mettre sous leurs yeux de grandes différences entre les milieux naturels, humains et sociaux… :

    « Faire connaître notre pensée à des enfants qui vivent loin de nous, affirme Freinet, c'est donner à l'activité scolaire le même but que l'activité intellectuelle et sociale: communiquer par l'écriture, par l'imprimerie, avec d'autres hommes, connus ou inconnus » (cité par  M. Freinet, Elise et Célestin Freinet…, op. cit., p. 109-110). 

    A la fin de 1926, les PTT ne répondent pas favorablement à la demande d’un tarif spécial pour ces envois qui ne peuvent acquérir le statut de périodique, alors Freinet converti le Livre de vie en un Journal, déclaré à la préfecture, et auquel il prescrit une parution bimensuelle (un journal au sens fort, donc, et non pas un simple ersatz scolaire). Enfin, en 1927, les extraits de journaux publiés par les classes associées grâce à la correspondance sont réunis dans une revue (une « co-revue ») intitulée La gerbe, sorte d'anthologie dont le premier numéro est du début 1927.

    Les techniques de travail individualisé apparaissent à la suite. En 1929 un article de Freinet fixe les cadres pratiques du « fichier scolaire coopératif » (FTC), qui présente un ensemble de documents pour mettre à la portée des enfants des connaissances, des notions, sur tous sujets ; c’est donc un  recueil de lectures, de dictées, de problèmes, etc. L'année suivante, 1930 commence d'être élaboré le fichier de calcul, fichier autocorrectif « permettant au maximum le travail libre et l'individualisation de l'enseignement » (Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, op. cit., p. 138). Freinet se réfère aux expériences américaines de Carlton Washburne à Winnetka, près de Chicago d'une part, et au plan du collège de Dalton dans le Massachussets, d’Helène Parkhust d’autre part. En faisant en 1931 une recension critique d'un livre sur le second, il le critique de façon précise, y voyant une entreprise de taylorisation ; et il dit sa préférence pour le premier qui garde une part de travail collectif. Les fichiers destinés aux entraînements réglés en grammaire, vocabulaire ou calcul (pour concevoir les questions posées aux élèves, la graduation des difficultés etc.), feront l’objet d’une longue élaboration dans le mouvement Freinet. On peut y voir une première version de ce que sera après la seconde guerre l’enseignement programmé. Le dispositif des fichiers complète donc bien de ce point de vue celui de l'expression libre, promenades, textes, journal. Fin de la même année 1931 voit également les débuts de la Bibliothèque de travail, qui offre une documentation accessible à la curiosité spontanée des élèves. Les premiers numéros sont une série consacrée aux véhicules à cheval (« Diligences et Malles-postes », « Chariots et carrosses »)…

    Il est à noter, pour ce qui tient à la postérité de Freinet au-delà de la seconde guerre, que seront surtout développées et trouveront pour cela des voies nouvelles, non pas les techniques du premier niveau, le niveau didactique, mais celle du second, le niveau psychosocial : ce sera l’apport de l’autre grande figure de la pédagogie du XXe siècle français, à qui j’ai fait allusion plus haut, Fernand Oury (avec d’autres instituteurs parisiens - disciples de Freinet qui entreront d’ailleurs en conflit avec le maître dans les années 1950 et 60 - sur ce conflit voir le témoignage de Raymond Fonvieille, L'aventure du mouvement Freinet, Méridiens Klincksieck, 1989), qui a donc voulu tirer toutes les conséquences et exploiter toutes les potentialités des institutions de la démocratie enfantine, notamment du Conseil de coopérative : ce qui prendra la forme de l’autogestion et de la  « pédagogie institutionnelle »... assignant des fonctions nouvelles, thérapeutiques,  au groupe-classe (et aussi, de ce fait, à l’expression libre).

    Comme je l’ai laissé entendre, pour Freinet, tout cela n’ a pas été sans mal… La trajectoire de Freinet n’a pas été un chemin de roses. En 1932, à Saint-Paul de Vence (où il est arrivé en 1928), Freinet est perçu comme un dangereux agitateur et il est visé par une campagne de dénigrement. Il essuie de violentes attaques jusque dans la presse nationale. Cela s’explique si l’on sait que Freinet est aussi un militant d’extrême gauche. En plus du Parti communiste français, il est connu comme membre de l’Internationale des travailleurs de l’enseignement, l'ITE (le premier Congrès de cette organisation s’est tenu en 1922, et cette organisation a proclamé dans ses statuts, à l’article 2 :  « L'école de la société capitaliste sert avant tout les intérêts des classes possédantes, en vue (...) du maintien de l'immense majorité du peuple à l'état de masse asservie intellectuellement et d'instrument aveugle du capitalisme ». Voir sur ce point Daniel Lindenberg, L'internationale communiste et l'école de classe, Maspéro, 1972, p. 59 – un des rares ouvrages sur cette histoire).

    En l’occurrence, l’affaire qui vise Freinet commence une nuit du 2 décembre 1932. Deux affiches sont alors placardées sur les murs du village de Saint-Paul. L’une reproduit un texte du journal de la classe où un élève racontait un rêve de pugilat avec le maire, au terme duquel celui-ci, qui refusait de livrer les fournitures gratuites, recevait de la part du rêveur un coup de couteau mortel. L’autre affiche, signée d' « un groupe d'habitants de Saint-Paul », réclame le départ de l'instituteur, qui veut, prétendent ces gens, faire de ses élèves « de futurs bolchévistes ». En fait, d'après les archives retrouvées par Madeleine Freinet (Elise et Célestin Freinet…, op. cit., p. 217 et suiv.), cette campagne, était orchestrée depuis longtemps puisqu’en juillet une enquête de police avait pris pour cible l'imprimerie de l'école, soupçonnée d'avoir d'autres buts que scolaires, car Freinet et ses élèves correspondaient avec des élèves russes. 

    II) LA DOCTRINE PEDAGOGIQUE ET PSYCHOLOGIQUE DE FREINET

     

    En contrepoint des techniques, la doctrine de Freinet admet quelques énoncés majeurs, qui ont inspiré plusieurs générations d’instituteurs et de pédagogues après les années 1920 et 1930, dans et hors le Mouvement Freinet. (Notez que, fidèle à ma manière de procéder, je n’envisage le discours théorique normatif qu’après avoir décrit l’univers des normes pratiques…). Les principaux énoncés de ce qui  peut  passer pour une doctrine constituée, ce sont : l’idéal du « travail » (terme qui désigne un processus vital de satisfaction des besoins) ; ensuite, déjà aperçue, la théorie du « tâtonnement expérimental », qui oppose l’expérience de l’enfant et l’explication du maître (ce qui fait ici diverger Freinet de la démarche de la leçon de choses) ; c’est aussi la fameuse « Méthode naturelle », dont l’application à l’apprentissage de la lecture est bien connue. 

    Parallèlement, Freinet n’a pas de mots assez durs pour reprocher à l’école traditionnelle sa manière « recroquevillée » de transmettre le savoir. C’est une habitude « scolastique » d’après lui - autre terme cardinal dans son lexique, qui fait allusion au formalisme logique du Moyen-Âge. Dégoût de l’alimentation intellectuelle, désadaptation en face de la vie, hostilité envers la culture de l’école, tels sont donc les symptômes que Freinet croit percevoir chez l’élève qui n’est confronté de la part du maître qu’à un verbalisme, un discours émaillé de phrases et de mots abstraits, donc des explications vides de sens et inassimilables (voir « Le scolastisme », in L’éducateur, n° 15, 20 février 1956 ; cité par G. Piaton, La pensée pédagogique de C. Freinet, op. cit., p. 6). 

    La proposition de Freinet, il faut y insister, est, comme je le suggérais en commençant, effectivement radicale : c’est une refonte de l’ordre scolaire, du moins une refonte de toutes les formes du travail scolaire, y compris les nouvelles formes apparues au XIXe siècle. On peut donc dire que ce système pédagogique, qui repose sur l’irruption centrale de l'imprimerie (ceci demeurera dans l'esprit de Freinet le point de bascule de la « méthode », une véritable révolution dans l'histoire de la pédagogie pensait-il), trouve son accomplissement dans le décret  de la fin de la leçon (ce que n’explique donc pas, contrairement à une légende tenace, la difficulté respiratoire du blessé de la guerre de 14). 

    En finir avec la leçon, c’est bien là ce qui doit nous interpeller, pour deux raisons. D’une part parce que cela laisse entendre que la leçon est une forme traditionnelle très ancienne et antimoderne, alors que ce n’est pas du tout le cas, nous l’avons vu ; et d’autre part parce que , dans le même sens cela fait oublier que la leçon moderne, la « leçon orale » contient déjà bon nombre des principes sur lesquels s’appuie et que radicalise Freinet, avant tout la sollicitation de la parole c’est-à-dire des réflexions et perceptions spontanées des enfants. Dans un opuscule de 1937 Freinet révèle bien cet arrière-plan de sa pensée, car il  écrit : 

     

    « La grande erreur de la scolastique est, à mon avis, la leçon et les devoirs qui en découlent. C’est toute la technique de l’école traditionnelle que nous essayons de jeter bas… » (cité par Elise Freinet, L’itinéraire de C. Freinet, Payot, 1977, p. 112).

     

    Par là sans doute Freinet retrouve-t-il la dualité rousseauiste et pestalozzienne de la leçon par les mots à laquelle doit se substituer la leçon par les choses ; mais, entendue par Freinet, c’est une leçon qui n’en est plus une, bien entendu, car elle ne se satisfait même pas d’une démonstration en bonne et due forme. L’explication elle-même, qui restait la nervure centrale de la leçon de choses version Troisième République, devient superflue d’après Freinet : elle n’est que verbiage, tant que « la voix du maître est l’outil majeur de la vie enseignante » (Les techniques…, op. cit., p. 25).

    Ce qui est typique dans cet esprit c’est que, au premier comme au second niveau du système, aussi bien les techniques d’expression libre que les fichiers de travail, nouvelles « machines à enseigner », font en sorte que l’apprentissage de l’enfant ne soit plus soumis à un programme arrêté a priori et valable pour tous. Ceci a donc pour conséquence immédiate qu’est différée, réélaborée la contrainte exercée par le maître (je ne dis pas supprimée !). La critique est forte, on le voit ; mais, évidemment, d’après l’hypothèse de lecture que j’ai énoncée en commençant et que je viens de rappeler, cette critique de la leçon peut encore se comprendre comme développement, aboutissement ou radicalisation des principes de la « leçon orale », même, si, on le constate aisément, Freinet va bien au delà.

    La révolution freinetiste se résume alors dans un principe agréé dès le début de l’entreprise, au moment inaugural des classes promenades, le principe de la suppression des manuels (bien accordé à la fin des leçons).  Autre manière, selon moi, de radicaliser l’évolution déjà engagée avant Freinet, puisque cette évolution, on l’a vu aussi, mettait en cause un type traditionnel d’ouvrages scolaires, et une manière traditionnelle de les lire (en vue de la mémorisation et de la récitation). En 1924, Freinet affirme que cette suppression des manuels déclenche une rupture profonde avec le cours des choses pédagogiques. Et une fois l’imprimerie introduite, il confirme : «  Plus de manuels, imprimons ». La question reviendra de façon récurrente les années suivantes. Un ouvrage écrit en 1928 s'intitule Plus de manuels scolaires. C’est donc bien la parole des enfants elle-même (à nouveau, souvenons-nous que c’est une valeur apparue avec la leçon orale) qui sera transcrite et imprimée, « magnifiée » dit souvent Freinet, sur un support égal en dignité aux livres officiels. Ceci, assure Freinet, aura aussi la fonction de désamorcer « l'idolâtrie de l'écriture imprimée » (Elise Freinet, Naissance…, op. cit. p, 39-40).

    C’est dans ce sens que la même Elise Freinet parle également de la série des fascicules réunie dans la Bibliothèque de travail comme d’un « outil remarquable de la classe sans manuels » (Naissance… idem, p. 145-146).  Dans un article sur l'étude du milieu, Freinet résume tout ce parcours critique en expliquant : 

     

    « par réaction contre les manuels scolaires qui, rédigés et édités à paris, prétendaient nous indiquer, à nous instituteurs des divers coins de France, et à toutes les heures du jour, les points du programme sur lesquels nous devions attirer l’attention de nos élèves (…) nous avons montré que notre enseignement devait normalement prendre ses racines dans le milieu où nous vivons, par le travail effectif répondant à nos besoins fonctionnels ; (..) que l’histoire de France ne commence pas par les gaulois (…)  mais par l’étude affective des traces que le passé proche ou lointain a laissées autour de nous ; (..) qu’avant de s’attaquer savamment aux sciences abstraites de nos livres, il nous faut expérimenter à même les possibilités et les exigences de notre milieu »… (texte publié dans L’éducateur du 15 février 1948 ; cité in Elise Freinet, L’itinéraire….op. cit., p. 107).

     

    Ne plus soumettre l’apprentissage à un programme, et, de façon concomitante, réorienter la contrainte du maître vers la préparation matérielle et sociale du milieu « école » (une préparation très complexe et minutieusement effectuée, cela se devine, n’est-ce pas ?), toute cette modification est bien représentée par l’abolition de l’estrade (voir sur ce point C. Freinet, Pour l’école du peuple, op. cit., p. 140). Ce symbole fort ne signifie pourtant pas la destruction de la posture magistrale : celle-ci, je viens de le dire, est en réalité réorientée vers le contrôle de l’environnement et des comportements possibles dans cet environnement. On a désormais un maître organisateur  (Fernand Oury dira, en s’appuyant sur Makarenko, que la pédagogie, à partir de Freinet et d’autres, devient et doit devenir une « science de l’organisation des milieux éducatif »). Oserai-je préciser, qu’« organiser » ne réfère nullement, dans ce cas, à une entreprise de loisirs comme serait un Club Med enfantin ! Freinet prend pour modèle la discipline d’atelier voire du navire, toutes sociétés où l’effort collectif bien réglé est essentiel, indispensable pour réaliser une activité – une œuvre - commune.

    Ces exigences donnent donc corps à un idéal, du moins un certain idéal du « travail » (scolaire) : « L’école de demain sera l’école du travail » dit également Freinet (Pour l’école du peuple, op. cit., p. 20  - texte de la période de la guerre). Ceci a d’ailleurs entraîné une prise de distance avec les autres représentants de l’Education nouvelle. Avec Decroly : sur les notions d'intérêt et de centre d’intérêt ; avec Maria Montessori : sur les rapports du travail et jeu ; avec Ferrière aussi : sur la notion d’activité et d’école active.  Freinet oppose à l’école traditionnelle une idée du « travail » où le modèle artisanal, non capitaliste (sans parcellarisation des tâches), est prégnant. Dans le langage pédagogique, l’enseignement officiel est dénoncé pour ce caractère  que Freinet qualifie de « scolastique », d’après ce terme significatif (entrevu plus haut). Freinet explique en général que, dans l’ordre scolaire ancien, l’apprentissage est un « circuit obstrué par la scolastique » (Les techniques Freinet de l’école moderne, op. cit., p. 22). 

     

    On comprend que, sur le versant positif cette critique s’achève dans une psychologie de l’apprentissage. Celle-ci est soutenue par l’un des concepts cardinaux de la doctrine de Freinet, le « tâtonnement expérimental ». Dans la seconde partie de sa carrière, Freinet a déployé beaucoup d’efforts pour élaborer cette théorie qu’il voulait cohérente avec sa pédagogie active – et utilisable par elle, notamment en ce qu’elle oppose l’expérience de l’enfant et l’explication du maître, ou encore, d’une part la relation de l’enfant avec le milieu naturel, et d’autre part sa relation avec le maître. C’est la théorie qu’il a exposée dans son Essai de psychologie sensible (rédigé pendant la guerre et remanié vingt ans après), et dans plusieurs études sur le dessin d’enfant, sur l’apprentissage de la langue, de la lecture et de l’écriture. Freinet voyait dans le tâtonnement expérimental, dans l’« expérience tâtonnée », non pas seulement un mode fortuit d’adaptation (les « essais et erreurs » dont parlaient les psychologues du début du siècle), mais une loi universelle du développement, ou plutôt le mode d’expansion dynamique de l’intelligence comme potentialité vitale du sujet (sans discontinuité avec l’instinct de l’animal). Dans l’opuscule Pour l’école du peuple, la liste des invariants théoriques établie par Freinet énonce en ce sens (pp. 156 et suiv.) : non « pas l’étude des règles et des lois mais l’expérience ». Freinet parle aussi de « perméabilité à l’expérience » (p. 159). C’est  pourquoi il va discuter cette fois les théories des psychologues de son époque, en particulier le behaviorisme de Watson et les notions du conditionnement opérant et du « renforcement » de Thorndike ou Skinner. 

    Ces deux volets complémentaires, pédagogique et psychologique, sont plus encore unifiés par une interrogation, toujours critique elle aussi, sur les méthodes, interrogation dont il faut souligner le caractère tardif, par différence avec l’élaboration des techniques de travail. C’est en effet cette psychologie qui fonde en retour une représentation finale – autant que globale - de la doctrine pédagogique de Freinet, et c’est la représentation de la fameuse « méthode naturelle ». Ce lien entre psychologie et méthode est ainsi résumé : 

     

    « les méthodes employées jusqu’à ce jour  se sont révélées, à l’usage, inefficientes. Pour nous sortir de cette ère de l’artisanat, nous avons dû chercher expérimentalement une technique d’apprentissage qui nous permette de sortir de l’impasse ; C’est cette technique basée sur le tâtonnement  expérimental que nous avons employé avec succès dans les Méthodes naturelles d’apprentissage » (cité par Elise Freinet, L’itinéraire.., op. cit., p. 161).

    (à suivre)

     

     

      


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    séance 5 

    INTERMEDE

     La pédagogie de Célestin Freinet

     (2)

     

     

    III IDEAUX CULTURELS dans la perspective pédagogique de Freinet

     

    Pour rester fidèle à mon schéma d’analyse des univers scolaires, je me propose maintenant de saisir les idéaux (sociaux, politiques et culturels) qu’invoque la doctrine pédagogique de Freinet, et qui inspirent en grande partie l’énonciation des normes pratiques correspondantes, telles que je l’ai ai décrites précédemment. Pour ce faire, je vais examiner les propositions critiques de Freinet. Les aspects saillants de cette critique sont d’ailleurs bien connus, étant donné qu’ils appartiennent autant à Freinet qu’aux courants idéologiques dans lesquels celui-ci s’est lui-même situé.

    La principale critique, celle que l’histoire pédagogique a retenue, porte sur le statut et, disons, la condition de l’enfance scolarisée. Cette critique s’annonce dans la reprise par Freinet de l'un des mots d'ordre les plus typiques de l'Education nouvelle, formulé peut-être pour la première fois par Edouard Claparède : « l'enfant au centre de l'éducation ». C’est dans Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale (1926) que Claparède affirme  qu’« il s’agit de placer le centre de gravité non pas dans le programme ou dans le manuel, mais dans l’enfant lui-même » (sur ce thème, voir l’analyse de Dominique Ottavi, « L’enfant au centre de l’école… », in Pour une philosophie politique de l’éducation, M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Bayard, 2002). De son côté, Freinet écrit en 1928 :

    « Nous disons : c’est l'enfant lui-même qui doit s'éduquer, s'élever, avec le concours des adultes. Nous déplaçons l'axe éducatif : le centre de l'école n'est plus le maître mais l'enfant. Nous n'avons pas à rechercher les commodités du maître, ni ses préférences : la vie de l’enfant, ses besoins, ses possibilités, sont la base de notre méthode d'éducation populaire ». (cité par Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, op. cit., p. 80).

     Cet idéal puérocentrique, comme on disait, est lui-même associé dans le discours de Freinet  à une conception directement politique, communiste en l’occurrence, qui est peut-être le socle même de sa pensée et de son action. C’est dire que, dans le contexte de l’extrême gauche libertaire et marxisante (cf. ma remarque biographique dans la séance précédente), sa démarche prononce une rupture avec ce que nous appelons de nos jours l'Ecole républicaine (même s’il se donne les même références - Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi , etc.- que les pédagogues fonctionnaires républicains, déjà saisis par un enthousiasme moderniste). On peut dire que Freinet accomplit la critique de cette scolarisation et de cet enseignement du peuple qui remontent à la Révolution, et s’étendent lentement mais continûment au XIXe siècle jusqu’à Jules Ferry. Freinet dénonce une version capitaliste et bourgeoise de l’école, ainsi qu'il est convenu dans le milieu politique et syndical où il évolue. Il ne conteste évidemment pas les progrès accomplis, comme la laïcité et la gratuité de l’école, mais il accuse l'école d'être aliénante dans ses fins et dans sa forme. C'est ainsi qu'en 1924, dans un article de Clarté intitulé « Vers l'école du prolétariat : la dernière étape de l'école capitaliste » (article republié dans le recueil Partisans. Pédagogie : éducation ou mise en condition, Maspéro, 1971), il parle d'une « école bourgeoise » qui a juste pour but de former un « matériel humain » au service du capitalisme ; donc une école qui met en oeuvre un « capitalisme de culture », ne pouvant étendre le domaine de la connaissance qu’en négligeant « les forces spirituelles » et « l'harmonie sociale ».

    Ces dernières expressions indiquent en fait une autre direction de la critique freinetiste, une direction non plus politique mais strictement culturelle, au double sens du mot culture : au sens objectif, comme ensemble de savoirs, et au sens subjectif, comme processus d’évolution mentale personnelle. Freinet, en contrepoint de sa critique de la scolarité réelle, développe une conception alternative de l’acculturation. L’idéal visé, dans ce cas, c’est l’accord des apprentissages scolaires avec la culture traditionnelle des milieux sociaux et familiaux, paysans, où vivent les élèves. C’est ce que révèle à longue de pages son livre majeur, qui contient sa philosophie pédagogique fondamentale, L’éducation du travail, rédigé en 1942 et 1943 à Vallouise (les mêmes thématiques se retrouvent dans Les dits de Mathieu – Une pédagogie moderne de bon sens, qui sont des chroniques préalablement publiées dans L’Educateur entre 1946 et 1954 et repris chez Delachaux et Niestlé en 1959). L’éducation du travail, en effet, proclame la nécessité de sortir de la « triste nuit des âmes » (p. 49), et ceci noue le lien fondamental dont je parle de l’école avec la ou les culture(s) sociales. L’intention de Freinet procède du jugement que :

    « Toutes les forces, politiques, économiques, sociales, philosophiques se sont liguées depuis plus d’un siècle pour dépersonnaliser nos villages (…) nous avons assisté, nous, aux derniers soubresauts de cette lutte » (L’éducation du travail, op. cit., p. 49 ;

    Autrement dit, dans ce cadre de critique de la culture et de l’acculturation « capitalistes », le plus important pour Freinet est la transmission d’un autre type de culture ; un type spécifique en ce qu’il se définit par son inscription dans des formes de vie collectives, c’est-à-dire des pratiques, des sociabilités, des formes de relations dans les groupes humains, des mœurs, des habitudes de travail, etc., tout ce qui caractérise les traditions ancestrales des campagnes. Voilà donc, si on ne perd pas de vue le champ pratique (le rapport de l’idéal avec les normes d’action), ce qui fonde le choix primitif de la classe promenade, des techniques de l’expression libre, et le refus si insistant des manuels : ce sont des techniques qui, sur le fond, permettent d’assimiler, par conséquent de transmettre et en fin de compte de sauver une tradition de culture.

     Ceci posé, quelque chose doit retenir notre attention. On ne peut manquer de trouver étonnant le rapport existant entre les engagements politiques de Freinet d’un côté et, d’un autre côté, la valeur accordée par lui à une culture traditionnelle villageoise. Curieux alliage a priori, entre deux aspirations, l’une qui anime une ambition politique de mouvement vers le monde actuel qui est le nôtre – telle est l’exigence de l’éducation dite « prolétarienne », et l’autre qui se tourne vers une mémoire enracinée dans un monde ancien et immobile. Même si les deux versants paraissent intriqués par les techniques d’expression libre et l’organisation coopérative (qui repose peut-être sur un souvenir proudhonien d’atelier coopératif, censé surmonter la séparation du travail manuel et du travail intellectuel), le rapport paraît pour le moins singulier.

    Cela suggère-t-il que le refus du capitalisme débouche sur le retour à une sorte de société pastorale, dont le modèle pourrait se trouver chez Rousseau dans La nouvelle Héloïse ? C’est la première idée qui viendrait à l’esprit. Je fais plutôt l’hypothèse que la vision politique de Freinet, son radicalisme d’extrême gauche et son rejet du capitalisme en éducation sont en réalité l’une des formes qu’a prise chez lui, et dans l’histoire pédagogique qu’il représente, une critique globale de la modernité, critique instruite au nom d’une vision anti-moderniste des évolutions sociales et culturelles. Dans cette optique, on peut en effet facilement reconnaître chez Freinet les grandes lignes de ce qui a été avant lui, en France et en Allemagne, la protestation romantique contre la modernité, avec notamment l’invocation insistante du village – et plus encore, dans le cas de Freinet, l’invocation du village de son père. D’où le lyrisme paysan, ce parfum de la rusticité épanouie qui est la matière sensible de L’éducation du travail

     En quoi consiste le conflit entre la modernité scolaire (de l’école dite « bourgeoise ») et ce que Freinet nomme la « culture profonde » ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, autre erreur à éviter, le conflit ne repose pas sur ce qui serait une vision folklorisante des cultures populaires (suivant un intérêt pour la ruralité qui remonte au début du XXe siècle). C’est bien plus que cela. Car sur ce point, la pensée de Freinet a adopté le schéma d’opposition romantique, propre surtout à la pensée allemande, entre la culture et la civilisation. La culture est estimée authentique, tandis que la civilisation (moderne) est dénoncée comme artificielle et superficielle. Le rapprochement se justifie par exemple si l’on retient une formule comme celle de « civilisation prétentieuse et fausse » (L’éducation du travail, op. cit., p. 204 et 205). L’idéal de culture au centre de la pédagogie de Freinet est donc l’idéal d’une culture émanée d’une population vivante, d’une communauté, avec ses œuvres et son histoire, élaborées par et dans un milieu humain, pour ne pas dire une terre, avec lesquels les hommes ont de tout temps noué un lien organique indéfectible. D’où, chez Freinet, à propos des moeurs villageoises toujours, l’insistance  sur le travail du peuple et, au delà, sur toute la chaîne des besoins et des activités enregistrée par les traditions et les coutumes de ce peuple. Dans le chapitre de L’éducation du travail sur la « Culture profonde », on trouve ainsi ce passage étonnant (parmi d’autres d’ailleurs) :

     « si nous, instituteurs, connaissions mieux la vie passée de nos villages, s’il nous était possible de faire revivre, pour nos élèves, ces générations de guerriers, de bergers, de cultivateurs, de bâtisseurs, d’aventuriers, dont ils sont issus, bien des choses s’éclaireraient et (...) serait renforcée, dans son origine, cette adhérence au milieu que vous recommandez »… L’éducation du travail, op. cit., p. 61). 

    L’acculturation voulue par Freinet suppose donc la participation à une mémoire collective ; si bien que l’éducation qui s’oriente selon cet idéal a pour but de préserver une filiation. Ceci consonne tout à fait avec les thèmes récurrents du romantisme, la nostalgie des origines et la vision pastorale de la vie dans les communautés traditionnelles – tout ce que contredit absolument une école « bourgeoise » qui n’est qu’une « école d’instruction » dit Freinet (L’éducation du travail, op. cit., p. 79). C’est ainsi que Freinet fait dire à l’un des interlocuteurs de son dialogue : vous, « déracinés, désadaptés, arrachés à votre destin » (idem, p. 20…

    Je résume. Si l’on admet que la critique du capitalisme (qui d'ailleurs disparaît de l’œuvre écrite après la guerre), soutient une critique de la modernité, et une critique réglée sur la dualité romantique culture-civilisation, on comprend ensuite l’idéal freinetiste de la culture et du savoir, fondé sur le refus d’un savoir libéré de toute attache communautaire. Un tel savoir  serait (et est, de fait) transmis seulement comme un signe ou un ensemble de signes en circulation sur la base de la seule utilité, quelque chose d’échangeable et cumulable sous le rapport de valeurs individuelles, bref, une marchandise (voir sur ce sujet la première critique par Freinet du « capitalisme de culture » dans l’article de 1924 : Vers l’école du prolétariat : la dernière étape de l'école capitaliste », loc. cit.). Ce point de vue se retrouve dans le chapitre de L’éducation du travail sur la mémoire, lorsque Freinet estime que l’école de son temps engendre « un affaiblissement catastrophique de cette faculté » (p. 8 ) ; de même quand il dénonce l’illusion des pédagogues qui pensent développer la mémoire alors qu’ils ne sollicitent qu’une mécanique mentale, indifférente à la logique et l’ordre des rapports avec le « milieu ambiant » (p. 84).

    Le paradoxe évident, par rapport à ce qui est habituellement reconnu et attribué à Freinet, tient donc à ce que l’élément d’anti-modernité coexiste avec (et est depuis lors recouvert par) un élément exactement contraire en apparence, à savoir un élément de modernité réelle, et même, probablement, d’hypermodernité individualiste, à savoir, grâce à l’organisation coopérative, la participation des enfants à la gestion et donc au pouvoir de décision dans l’école. La classe coopérative crée des élèves citoyens, sujets libres sur le mode de la sphère publique politique démocratique, et ceci a précisément anticipé de façon remarquable tous les développements des formes éducatives, dans la famille d’abord et la société en général, et depuis peu dans l’école elle-même.  L’hypermodernité dont je parle, s’explique si l’on sait que l’organisation coopérative est efficace à deux niveaux.

    A un premier niveau, elle est efficace parce que,  soutenant la dynamique de l’expression libre, elle est créatrice d’un milieu d’apprentissage, d’acculturation, dans les conditions pédagogiques que j’ai décrites - textes, enquêtes, conférences, etc. (qui peuvent rencontrer les cultures « traditionnelles » que je viens d’évoquer et qui peuvent ainsi protéger les chaînes générationnelles).

    Au second niveau, l’organisation coopérative est efficace parce qu’elle décerne un statut d’autonomie aux enfants dès lors que ceux–ci sont amenés à formuler et communiquer leurs pensées, ce à quoi répond la pratique du texte libre et du journal, depuis la rédaction primitive jusqu’à la phase finale d’impression et d’échange à l’extérieur de la classe, dans un cercle de plus en plus large, local, national voire international, après discussions, corrections, etc. Rédiger et publier un texte, en effet, c’est d’abord être admis dans un espace public, un espace de… publication où agissent des auteurs et des acteurs libres de leur pensées ; c’est donc également voir reconnue sa qualité de personne privée à laquelle, par définition, est attribuée un ensemble de droits (ce qui correspond aux droits inscrits de puis trente ans dans la Convention internationale des Droits de l’enfant, et notamment le droit à l’expression ; j’ai analysé cette thématique dans un article intitulé « Sur l’individualisme politique de Célestin Freinet », in Le Télémaque, n° 18, 2000).

    A cela s’associe une autre donnée, qui caractérise elle aussi ce que j’ai qualifié d’hypermodernité de la pédagogie Freinet. En tant que personne privée titulaire de droits, qui peut sans crainte et sans menaces donner son avis et confronter cet avis à d’autres avis, l’enfant est affranchi de l’autorité adulte, il est dispensé des tutelles éducatives traditionnelles : il est émancipé, et ses capacités de discussion et de jugement, ses facultés rationnelles (sur le plan intellectuel ou moral) sont sollicitées sans attendre l’achèvement du processus de culture.  

    Si mes remarques sont claires, si j’ai bien montré la coexistence d’un élément d’anti-modernité culturelle (celui qui relie la culture à une mémoire et des traditions), et d’un élément de modernité politique (qui  émancipe l’enfant et le délie de l’autorité adulte), on voit donc se dessiner une étrange et profonde synthèse, qui nous détourne de la vison républicaine « classique » de l’éducation et de l’école. De là quelques conséquences éducatives – de grandes conséquences, dont la plus intéressante pour nous tient à ce que, dans le double processus d’expression (texte libre, journal, etc.), et de décision (réunions coopératives, etc.), dans ce double processus, l’élève, sans cesse confronté au groupe de ses pairs ; est du même coup confronté aux idées ou images de lui qu’on lui renvoie, ce qui le conduit, ou l’incite, et dans une large mesure l’oblige à effectuer une prise de conscience de lui-même. C’est dire que l’expression libre et la coopération, qui font système je le répète, promeuvent une relation avec soi-même, c’est-à-dire, finalement, un développement inédit de la vie intérieure (ce sur quoi, avec Fernand Oury, la psychanalyse aura son mot ( !) à dire…). Que la classe coopérative, par cet engagement de la personne privée dans l’espace public, occasionne une évolution du for intérieur des individus, c’est ce que confirme le récit des rêves dans certains textes (on pense d’ailleurs à l’accusation de « freudisme » que Freinet subit au moment de l’affaire de Saint–Paul). Soyons précis et le moins ambigu possible. Je parle d’un possible accès des individus, les enfants, aux mouvements de leur propre vie intérieure. Je parle donc simplement d’une prise de distance ou de conscience, par l’enfant, de sa volonté, de ses motifs et de ses désirs. Je ne parle donc en aucun cas d’un regard que le maître pourrait porter sur l’élève (et quel regard ?), alors que ce maître n’est ni thérapeute ni… directeur de conscience.

     

    IV) LA SUBJECTIVITE ET LA CULTURE DE LA SUBJECTIVITE (normes de la « subjectivation » dans la pédagogie Freinet) 

     

    J’ai affirmé à l’instant que, dans le système pédagogique de Freinet, l’individualité psychique de l’élève comme élève de la classe coopérative, est produite par une forme d’émancipation c’est-à-dire qu’elle s’élabore sur fond des droits et libertés jusqu’alors réservées aux adultes, comme citoyens d’une démocratie. J’ai précisé que, si l’élève peut formuler, discuter, imprimer et diffuser des idées, sur quelque question que ce soit, c’est qu’il endosse les rôles d’une personne privée, autonome comme il est requis dans une communauté politique (qui est aussi une « communauté critique »). L’enfant, ai-je dit en conséquence, s’en trouve exonéré d’un statut d’immaturité. 

     

    C’est dans ce contexte, donc, qu’on peut parler de prise de conscience de soi, de relation à soi, de développement de la vie intérieure, d’évolution du for intérieur…, Or c’est là tout ce qui désigne une forme de subjectivité - de l’enfant (l’élève). On entend par subjectivité la réalité psychique (« intérieure ») d’un individu (un sujet) : ses « tendances », son « caractère », sa « volonté », etc. Alors, ce que j’ai voulu souligner, c’est le fait que la pédagogie Freinet et ses « techniques de vie », sont subjectivantes, non pas seulement parce qu’elles créent une subjectivité particulière (des tendances altruistes, un caractère aimable, une volonté coopérative… si tout se passe bien), mais aussi et surtout parce qu’elles ménagent un accès des individus à leur propre réalité psychique qui, la plupart du temps, reste le socle insoupçonné et immuable (croit-on) des comportements. Voilà ce qui peut déclencher ces phénomènes de changement caractéristiques, confirmés et interrogés par Fernand Oury après la Seconde Guerre (voir les monographies de Vers un pédagogie institutionnelle, Maspéro, 1967 – premier ouvrage d’une série conçue sur le même modèle). Le changement, c’est ce devenir autre au terme duquel la conduite du sujet s’est modifiée, parce qu’il a adopté d’autres manières d’être, des attitudes nouvelles, etc.

     

    A cette culture de l’intériorité et de l’accès à l’intériorité Freinet se montre clairement sensible lorsqu’il explique que sa pédagogie a pour originalité, comme un but revendiqué, de rendre possible, pour l’enfant lui-même, une construction « expérimentale » de sa personnalité (Les techniques Freinet de l’école moderne, op. cit., p. 22). C’est une pédagogie, ajoute Freinet, qui entend réserver à l’enfant toutes les chances d’un « devenir intime » (Freinet, L’éducation du Travail, op. cit., p. 33). Dans ce cas par conséquent, l’éducation s’accorde bien au dynamisme intérieur des individus, le « dynamisme que chaque être porte en lui » dit Freinet (E. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, op. cit., p. 305). C’est d’ailleurs dans le même sens qu’Habermas a montré que, lorsque s’instaure la famille bourgeoise, notamment au XVIIIe siècle, les échanges épistolaires, donc des textes circulant vers l’extérieur, donnent libre cours à une subjectivité étendue des individus (Habermas, L’espace public, Payot, 1993 [1962]). Voilà exactement ce qu’on observe dans la classe coopérative, avec la pratique de l’expression libre, à partir du moment où cette dernière inclut des récits de la vie personnelle, des « tronçons de vie » comme disait Freinet  - scènes de famille, du travail des adultes, jeux des enfants, et même des rêves a-t-on constaté à plusieurs reprises (l’enfant fixant lui-même, bien sûr, les limites de ce qu’il veut faire connaître de lui aux autres… des attentes ou pas, des rêves ou pas, des bonheurs ou des malheurs, et ainsi de suite) ; donc tout ce par quoi l’enfant s’affirme propriétaire d’un récit biographique. 

     

    Une réflexion adjacente, pour finir. S’il fallait situer dans l’histoire scolaire le mode de « subjectivation », c’est-à-dire de création d’un sujet éducable, typique de la pédagogie Freinet, il me semble qu’on pourrait le comparer et sans doute l’opposer à un autre mode de subjectivation, celui instauré par la psychométrie, la mesure de l’intelligence. Car le fameux test de Binet, qui deviendra le Quotient intellectuel, le QI, a été mis au point juste avant la guerre de 1914, si bien qu’il n’est pas exagéré de dire que les deux approches voisinent, se concurrencent, et parfois, dira-t-on, se complètent. Freinet et Binet sont très certainement les deux grands penseurs de l’enfance scolarisée, de l’éducation dans les cadres scolaires ; et je les considère ici comme inventeurs des savoirs et des normes productrices de la subjectivité de l’élève moderne, l’élève dont l’essentiel de la vie se déroule dans l’institution scolaire moderne.

     

    S’il faut pointer une différence majeure entre ces deux concepts de la subjectivité enfantine, je dirai que le test suppose comparables tous les individus, chacun étant affecté à une place dans une hiérarchie, tandis que le texte (libre) suppose au contraire incomparables (et irremplaçables) les travaux et les œuvres de chacun. Le test inscrit l’élève, individu particulier, dans un espace de compétition ; le texte insère l’élève, individu singulier, dans un milieu de solidarité. Dans le premier cas, le sujet n’a d’existence que par rapport aux autres, dans le second il se réfère d’abord à lui et à son devenir (son « devenir intime » pour utiliser à nouveau l’expression de Freinet).

     

    Admettons toutefois que ce sont peut-être deux versions de l’individualisme démocratique. D’une part un individualisme de la similitude, d’autre part un individualisme de la dissimilitude J’emprunte ces distinctions à Simmel, Sociologie. Etude sur les formes de la socialisation, PUF, 1999 [1908],  pp. 703-704.

     

    Autre hypothèse. Après tout, l’élève sujet de la psychométrie, l’élève dont on mesure l’intelligence, est un produit de la relation d’enseignement qui structure la leçon orale. C’est un sujet et une subjectivité qui conviennent et ne vont cesser d’adhérer aux normes pratiques de l’école moderne. En revanche, l’élève sujet de l’expression libre, ce sujet lancé dans une interrogation permanente sur lui-même, est un produit de la relation d’enseignement propre à la classe coopérative, donc des pratiques et des normes qui, partant des cadres de  la leçon orale, l’approfondissent et la débordent… Ceci pourrait donc bien confirmer le statut que j’ai initialement donné à la pédagogie Freinet dans l’histoire de la didactique moderne et de la leçon orale.

     

     

    Remarque annexe : pour préciser ce que je viens de dire de manière très allusive : le contexte historique de la création des tests d’intelligence.

     

    L’invention de la mesure de l’intelligence a conclu une histoire commencée à partir du moment où on a admis la curabilité des arriérés, et où on a pensé pouvoir les faire accéder à un degré plus élevé de vie mentale, au lieu de les laisser végéter dans les asiles, ce qui était l’attitude d’exclusion et de répression traditionnelles. Cette histoire commence donc avec Edouard Séguin (1812-1880), qui  s’est occupé d’enfants reconnus « idiots », à l’hôpital Bicêtre, dès 1840 (sur Séguin, voir Yves Pélicier et Guy Thuillier, E. Seguin (1812-1880), Paris, Economica, 1984 ; et les mêmes, « Pour une histoire de l’éducation des enfants idiots en France », in Revue historique, n° 529, janvier-mars 1979).  En fait Séguin va connaître des déboires quelques années plus tard, en 1850, et partir aux USA où il est ensuite devenu beaucoup plus célèbre qu’en France. Mais c’est bien sûr à Alfred Binet (1857-1911) qu’on doit la fameuse « échelle métrique de l’intelligence », une technologie qui compare les enfants et apprécie entre eux des écarts sur un trajet commun. En d’autres termes, cette « échelle » représente les étapes que les individus sont censés franchir au cours de leur ascension vers l’âge adulte (il ne s’agit pas tout à fait de « stades de développement », comme ceux que mettra en évidence une autre psychologie de l’enfant, née après la guerre de 1914, sous l’impulsion de Jean Piaget, à Genève).

    En fait, les techniques psychométriques étaient requises par l’administration scolaire de l’époque. En effet, une commission extraparlementaire avait été convoquée en 1904 par le ministre de l’Instruction publique de l’époque, Léon Bourgeois, afin de faire profiter les « enfants anormaux des deux sexes (aveugles, sourds-muets, arriérés, etc.) » de la loi Ferry sur l’obligation de l’instruction primaire, promulguée 20 ans plus tôt. Dans cette perspective, il fallait recenser des enfants non admis dans les asiles mais présents dans les classes et n’y bénéficiant par conséquent d’aucun traitement. De surcroît, on ne voulait pas seulement repérer les enfants, car on éprouvait le besoin d’identifier leur pathologie et d’évaluer leur état psychique : dans tel ou tel cas, s’agissait-il d’ « arriérés médicaux », destinés aux hôpitaux et à l’assistance publique, ou bien d’arriérés scolaires qui relevaient seulement d’un enseignement spécial ? Telles étaient les questions à résoudre et, pour y répondre, il fallait disposer, premièrement d’un instrument théorique, deuxièmement d’un spécialiste capable de le manier, et troisièmement d’un mode de prise en charge et de traitement approprié aux enfants concernés. Or sur ces trois points, deux conceptions se sont opposées dans la commission Bourgeois, dont l’une était soutenue par Binet précisément, et l’autre par un médecin aliéniste, personnalité très connue dans ce domaine, Désiré-Magloire Bourneville (qui avait été 20 ans auparavant chef du service des « enfants idiots, épileptiques et arriérés » de l’hôpital Bicêtre, là où avait travaillé Seguin). Binet défendait  une vision qu’on peut dire psychopédagogique tandis que Bourneville se réclamait d’une vision médico-pédagogique assez typique des conceptions aliénistes. La polémique fut très vive. Binet s’en prit directement et violemment à Bourneville, suggérant que son traitement médico-pédagogique était peut-être un leurre et que les améliorations soi-disant constatées n’étaient peut-être dues qu’à la nature seule. Binet refusait l’idée que les enfants, sous prétexte de leur maladie, deviennent, d’après sa propre expression, le « bien » (ou la propriété) du médecin (Binet, Les enfants anormaux, 1907, p. 126). Au lieu de catégories aussi floues, expliquait-il, que celles qui distinguent l’idiot (« profondément atteint » dans ses facultés intellectuelles), l’imbécile (« un peu moins atteint »), le débile (encore moins atteint), etc., il fallait plutôt faire usage  de critères purement scolaires. Pratiquement, Binet fixait certaines conditions préalables au diagnostic. Il demandait notamment que les élèves ne soient pas suspectés d’arriération avant d’avoir accumulé trois ans de retard, et il souhaitait que leur incapacité de s’adapter au régime de l’école soit attestée par deux maîtres au moins. Ensuite, il proposait que les individus sélectionnés soient soumis à une procédure en deux temps : d’abord un examen « pédagogique » effectué sur la base de questions standardisées de lecture, calcul et orthographe, pour à déterminer le niveau d’instruction des écoliers ; puis un examen « psychologique », lui aussi basé sur des questions standardisées, mais construites comme des questions « d’intelligence ». C’est ici que s’annonce le test que nous connaissons, l’échelle métrique d’intelligence, dont la fortune a été immense (que Binet a mis au point en collaboration avec un médecin aliéniste, Théodore Simon,  1873-1961, assistant à l’asile-clinique de Sainte-Anne).

    En l’occurrence le test dit « Binet-Simon » est une technique de mesure qui, je le disais, compare les enfants, mais d’abord en mettant en relation, pour chacun, deux trajets indissociables – deux progrès faudrait-il dire : celui de l’âge réel et celui de l’âge mental. Qu’est-ce que l’âge mental ? C’est, expliquent Binet et Simon, un niveau intellectuel, le niveau atteint lorsque l’enfant a répondu aux questions de l’examen. Normalement, c’est-à-dire pour la majorité des enfants, à chaque âge réel correspond un âge mental donné, qu’on affecte de la même valeur numérique (10 ans, 12 ans, etc.). Du coup, et telle est l’astuce de Binet et Simon, si l’on constate qu’un enfant a un âge mental plus ou moins élevé que son âge réel, on dira qu’il est en avance ou en retard  par différence avec la plupart des autres enfant du même âge réel. Ceci signifie simplement que le progrès de ses facultés mentales, et de son intelligence, est allé plus ou moins vite, donc que l’enfant a effectué un trajet plus ou moins long comparativement  aux autres enfants. Il suffira qu’en 1912 (après la mort de Binet, survenue en 1911), un Allemand du nom de Stern fasse le rapport de l’âge mental sur l’âge réel, pour que le diagnostic se réduise à un quotient, ce qu’on appellera bientôt le « quotient d’intelligence » ou « quotient intellectuel », le célèbrissime QI. L’important est que les scores convertissent des trajets ou, mieux encore, des durées (qu’on qualifie d’âge mental). La norme de définition du sujet pédagogique, une norme subjectivante à ce titre, est donc élaborée et énoncée en référence à une pure et simple durée. On admet que la substance de ce sujet, l’enfant scolarisé, n’est pas constituée par ses connaissances ou ses capacités, mais d’abord par le temps qu’il a mis pour les acquérir. A partir de cette appréhension arithmétique de l’intelligence il devient facile d’effectuer un tri dans la population des enfants scolarisés, quel qu’en soit le nombre total. Et en évaluant les écarts de chaque individu avec la moyenne, on rend visibles des cas qui ne l’étaient pas auparavant. Ce sont donc les cas qu’on peut ensuite ranger dans la catégorie essentielle de l’anormalité. Très logiquement, pour fixer la dualité cardinal du normal et de l’anormal, Binet et Simon proposent alors d’appeler anormal « tout sujet qui se sépare assez nettement de la moyenne pour constituer une anomalie pathologique » (Binet, 1907, Les enfants anormaux, op. cit.). Rien de plus logique, on le voit !

    Deux particularités de cette  « normalisation » de la subjectivité enfantine (la subjectivité de l’enfant scolarisé, l’élève, encore une fois) doivent retenir l’attention. D’une part, entre les sujets examinés, on n’exhibe que des petites différences, des variations dans un continuum, des degrés sur une ligne qui ne comporte que des seuils, non des ruptures. Les anormaux se séparent des normaux mais ne s’en excluent pas absolument. C’est pourquoi s’imposent des notions comme celle de « débilité légère », qui suggère une croissance ou une décroissance graduelle, ce qui ne met jamais en échec la loi du progrès comme loi universelle (d’où la possibilité d’une action éducative réparatrice, ce qu i n’est pas rien dans l’histoire de l’enseignement spécial). D’autre part, ce que ce repérage révèle des anormaux, c’est seulement leur position dans la hiérarchie où tous les individus sont distribués, chacun en fonction de son score. On a donc affaire avec ce test à une forme singulière de « visibilisation » des individualités (j’emploie ce terme de visibilisation pour faire écho à la façon dont Foucault analyse les dispositifs de discipline et en particulier le passage de la surveillance à l’examen et de l’examen à la sanction). La technique psychométrique, parce qu’elle ne vise qu’à soumettre le sujet à une moyenne (c’est bien cela, une norme), ne cherche pas à élucider le « cas » en le replaçant dans une nomenclature, comme font les nosologies médicales. Cette technique ne désigne que la place du sujet testé au sein d’un groupe - que ce soit grosso modo une classe d’âge, ou plus finement un échantillon constitué selon des règles statistiques, ce que fera ensuite Wechsler aux USA, dans les années 1930. Ce geste normatif, essentiel, apparaît bien dans une savoureuse anecdote que Binet rapporte dans un texte où il se plaint de l’incapacité des instituteurs à être attentifs et perspicaces dans l’observation de leurs élèves. Binet rapporte qu’un jour, visitant une classe, il demanda qui était l’élève le plus intelligent. Or, une fois constaté que le garçon désigné avait en réalité deux ans de plus que la moyenne de la classe, Binet se tourna vers le maître et affirma qu’il avait en face de lui non pas un élève intelligent, mais, au contraire, un arriéré ! On imagine la stupeur des intéressés (l’anecdote se trouve dans Binet, Les idées modernes sur les enfants, Paris, Flammarion, éd. de 1973 [1909], p. 18-19). 

    Si donc l’individu, défini comme « normal », est visible, identifiable en regard d’une moyenne statistique, en référence à un type moyen (un étalon de mesure, dont le premier concept est dû à un sociologue Belge, Quételet, au début du XIXe siècle ; voir François Ewald, L’Etat providence, Paris, 1986, p. 407), ce qui signifie que sont saisis tous les individus sans exception , alors il est patent que chacun est comparable avec tous les autres, grâce ce modeste rapport arithmétique qui le situe dans un écart à la moyenne, donc plus ou moins proche ou éloigné des autres…

     


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    Séance 7

     HISTOIRE DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT A L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE

     DEUXIEME PARTIE

     LES PRATIQUES DANS L’ENSEIGNEMENT DE NIVEAU « SECONDAIRE »

     (des collèges de l’Ancien Régime aux lycées modernes)

     

     INTRODUCTION

     

     Quelques remarques pour présenter mon projet.

     

    1) Je me propose maintenant de cerner l’histoire des pratiques (et de la logique des pratiques), à ce niveau d’enseignement que de nos jours nous appelons « secondaire » (expression née sous la Révolution et usitée au XIXe  siècle), et qui, sous l’Ancien Régime, renvoie à un type d’établissement très typique et important qu’on appelait « collège ». Important, oui, voir a contrario l’article très critique que lui consacre d’Alembert dans l’Encyclopédie (article de 1753) ; voir aussi le mépris de Rousseau qui, au livre I de l’Emile (1762) taxe les collèges d’établissements « risibles ». Ces établissements, qui existent sous cette forme depuis la Renaissance - et ils proviennent d’une habitude plus ancienne dont je dirai un mot - se consacrent à la formation des élites (pas seulement les jeunes nobles d’ailleurs), dans un but essentiellement religieux. Mais, concrètement, ils transmettent, et c’est le principal, une culture de teneur latine et grecque : telles sont les humanités  - dites rétrospectivement « classiques ». Cette culture est considérée achevée quand l’élève maîtrise l’art du discours, l’art oratoire, l’éloquence, ce qui se nomme la rhétorique. Disons qu’en effet, pendant très longtemps, c’est cette culture presque exclusivement « littéraire » et antiquisante (« littéraire » est une notion d’aujourd’hui ; et d’ailleurs le mot « littérature » à plusieurs fois changé de sens au cours de l’histoire, même de l’histoire récente) que l’éducation se propose de diffuser. Certes, quand les sciences expérimentales se répandent, elles vont peu à peu trouver place dans les cursus, mais avec lenteur, et elles seront longtemps considérées comme ayant moins de prestige.

    J’ai laissé entendre dans mon introduction de l’an passé, et c’est assez facile à admettre, que l’histoire des pratiques dans l’ordre d’enseignement primaire n’est pas étrangère, puisqu’elle lui succède, à l’histoire des pratiques dans l’ordre « secondaire ». Mais, évidemment, ces deux histoires ne se superposent pas. Quoi qu’il en soit, je pense pouvoir réfléchir dans les mêmes termes, en opposant, d’un côté, une manière moderne d’enseigner, qui s’affirme au XIXe siècle (venant de plus loin), où le maître est enclin à une prestation assez libre, ce que nous appelons aujourd’hui un « cours », encore parfois dicté mais faisant de plus en plus l’objet d’une prise de notes tout aussi libres ; et, d’un autre côté, une ancienne manière qui repose sur la lecture de textes canoniques que les maîtres effectuent devant et avec leurs élèves, mais une lecture émaillée de diverses considérations et de commentaires, presque toujours dictés, copiés et recopiés, toutes choses qui sont accompagnées d’exercices écrits (on verra lesquels - c’est un point difficile à saisir, à cause de la spécificité des techniques intellectuelles mises en œuvre), ce qui implique également de la part des élèves de longs efforts de mémorisation et donc aussi de récitation. Voici donc le schéma, encore très grossièrement dessiné, sur la base duquel je vais poursuivre mon enquête.

     

    2) Cela étant dit, je dois avouer que la reconstitution qui va suivre aura deux limites. Une première limite, tout d’abord, tient à ce que mon incursion dans l’Ancien Régime s’est rendue davantage attentive aux collèges jésuites ; si bien que, sans les négliger tout à fait, je vais moins m’intéresser aux autres collèges, ceux plus fortement dépendants des Universités et de ses maîtres, et qui viennent d’une réorganisation des Facultés des Arts du Moyen Age, donc sont souvent antérieurs aux collèges jésuites (une étude récente très intéressante sur ces établissements des Universités est celle de Boris Noguès, Une archéologie du corps enseignant. Les professeurs des collèges parisiens au XVIIe et XVIIIe siècles  (1598-1793), Paris, Belin, 2006). Pour la même raison, j’accorde peu de place aux collèges tenus par les autres sociétés religieuses enseignantes comme les collèges des oratoriens (sauf quand j’estimerai utile de  les faire apparaître à titre comparatif), établissements et maîtres qui pourtant n’ont pas compté pour rien.

    Seconde limite : je ne vais pas beaucoup m’attacher à ce qui serait un autre objet d’enquête, plus spécialisé, à savoir les changements qui se produisent au cours du temps dans le propre milieu des jésuites et de leurs établissements. Une étude sur le collège de la Flèche, par Camille de Rochemonteix, Un collège de jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le collège Henri IV de la Flèche (4 tomes, Le Mans, 1889 – dont j’ai surtout utilisé le t. 3, sur l’enseignement littéraire), expose notamment toutes les conséquences de la montée du français en concurrence  avec le latin dans les enseignements, depuis le XVIIe siècle - le latin qui, avec le grec, et dans certains cas l’hébreu, était au fondement de la culture scolaire (d’ailleurs le latin n’était pas seulement étudié mais il était parlé - d’où l’expression « quartier latin », venue du Moyen Age). Cette évolution est à l’évidence un élément capital de l’histoire de la culture scolaire. Et il y en a d’autres ; par exemple celle qu’étudie un article de F. de Dainville que je citerai plus loin, l’application variable, au XVIIe siècle, des règles primitives de ce grand texte réglementaire des jésuites, le Ratio studiorum, de 1599, concernant l’enseignement de la rhétorique (c’est l’article intitulé : « L’évolution de l’enseignement de la rhétorique au dix-septième siècle », in L’éducation des jésuites, pp. 185-208). Bref, quelque intéressantes et utiles que soient ces études, elles ne sont pas indispensables à mon enquête.

    En conséquence de la liberté que je m’accorde, je ne m’interdirai pas d’effectuer des sauts d’un siècle à l’autre, du XVIIe, où ces pratiques sont régulières et relèvent de la norme commune, jusqu’au XIXe, où elles déclinent et se perdent peu à peu. Ce seront des sauts pour apercevoir des modes d’actions scolaires maintenus dans leur singularité, sans subir de grandes ruptures, sauf certains changements, non essentiels, des pratiques et de leur logique. 

     

    Remarque. Je dis le Ratio… (ce qui traduit : « le règlement »), car tel a été l’usage des jésuites eux-mêmes, qu’on constate encore dans l’œuvre du Père de Dainville. Mais il se trouve que depuis quelques temps, les historiens on pris l’habitude d’écrire la Ratio, pour traduire : « la règle »… On  a donc le choix…

     

    3) D’après ce qui précède, on comprend que j’ai l’intention de m’arrêter sur l’époque de l’Ancien Régime plus longuement que je ne l’ai fait précédemment, lorsque je traitais de l’école primaire. Dans ce dernier cas, j’ai rapidement évoqué l’ancienne manière de faire pour me centrer sur la nouvelle (la « leçon orale », etc.). Maintenant, je renverse la vapeur si je puis dire, et je vais d’abord décrire assez précisément (je l’espère) les pratiques des collèges, pour ensuite seulement donner des repères sur leur évolution et leur remplacement progressif, totalement achevé depuis presque un siècle. Quel est le motif de ce décalage ? Je pense que, pour comprendre en général l’évolution des pratiques d’enseignement (et des idées pédagogiques au-delà des pratiques), il faut d’abord, comme Durkheim l’avait affirmé, s’adresser à ce segment institutionnel, le « secondaire », et qu’en outre il faut se décaler dans le temps pour mesurer la grande originalité des modes de travail intellectuels qui ont été pratiqués et qui donc n’ont pu disparaître qu’avec lenteur et sans doute pas d’un seul bloc. J’insiste sur la position de principe durkheimienne parce que la réflexion dite « pédagogique » s’est trop centrée en France depuis plusieurs dizaines d’années sur l’histoire de l’école primaire, sans doute parce qu’il y est question de l’éducation des grandes masses de populations, et non des seules élites réduites à quelques dizaines de milliers voire seulement quelques milliers d’élèves. On peut en convenir. Mais cela, à mon avis, nous a détourné des évolutions les plus décisives et les plus riches de conséquences, non seulement sur le terrain l’école en général, mais aussi sur le plan de la diffusion culturelle (et les choix de culture effectués dans ce cadre), dans les sociétés européennes.

    Je vais donc m’intéresser de prime abord aux collèges de la période d’Ancien Régime, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle - ce dernier repère étant retenu pour la raison de la suppression, sous la Révolution, de ces types d’établissement,  qui ont laissé place aux écoles centrales (éphémères puisque les lycées, qui leur succèdent, sont créés en 1802). Sur les anciens collèges, nous disposons de quantité de travaux savants, sans doute bien plus que ce n’est le cas pour l’enseignement primaire. Ne serait-ce que sur les collèges jésuites, les études monographiques sont nombreuses, et ce depuis fort longtemps, puisque les pères jésuites ont eux-mêmes contribué dès le XIXe siècle de manière très significative à l’écriture de leur histoire. Les travaux auxquels je pense, souvent oubliés - ou connus des seuls spécialistes (peu nombreux quant à eux) - reposent toujours sur l’exploration minutieuse, c’est peu de le dire,  de fonds d’archives très étendus et d’une impressionnante richesse. Ceci a servi mon projet et… ma paresse : j’ai parcouru assez d’ouvrages de ce type (je les citerai) pour me dispenser moi-même de chercher et d’analyser de telles sources primaires (sauf exceptions, mais très limitées). A ce type d’ouvrage, il n’est besoin que de peu de vérification pour leur donner valeur de sources secondaires fiables. J’espère ne pas pécher contre  l’éthique de l’historien.

     ***** 

    Avant tout, pour avoir une idée globale de cette réalité scolaire des collèges (jésuites ou autres) dans la France de ces époques de l’Ancien Régime, voir (cf. le cours de 2013, séance 2), le répertoire de Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia Les Collèges français (XVIe-XVIIIe siècle). Répertoire, Paris, INRP/CNRS, 1984-2002 ; et de la même M.-M. Compère un petit ouvrage lumineux, Du collège au lycée (1500-1850), Paris, 1985, dans la collection Archives de Gallimard/Julliard, qui présente et commente des textes d’archive. Je donnerai plus loin d’autres indications que je ne peux introduire sans quelques précisions historiques… M.-M. Compère avait par ailleurs réuni en un volume une série d’articles – incontournables - du Père François de Dainville, le grand spécialiste de l’histoire des jésuites sur le terrain scolaire ; c’est le recueil L’éducation des jésuites, XVIe– XVIIIe siècles (Minuit, 1978). Du Père de Dainville, il y a en outre sa thèse sur l’enseignement de la géographie chez les jésuites, et sa thèse complémentaire intitulée Les jésuites et l’éducation de la société française, I La naissance de l’humanisme moderne (Beauchesne, 1940). Ce dernier contient pas mal d’informations du type de celles que je recherche. Par ailleurs, puisque je vais évoquer l’histoire primitive des collèges, je devrai dessiner le contexte scolaire du Moyen-Age, donc je cite tout de suite deux autres excellents petits ouvrages de synthèse. D’abord, de Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Seuil, 1985 [1957]. Ensuite, de Pierre Riché et Jacques Verger (qui sont d’autres références majeures sur l’histoire scolaire de cette période reculée), Maîtres et élèves au Moyen àge, éditions Pluriel, 2013 [2006].

    Pour l’instant je ne dis rien des autres ouvrages dans lesquels j’ai cherché les informations utiles à mon enquête. Je parle d’ouvrages  qui contiennent des indications, au moins quelques indications, sur le thème des pratiques d’enseignement. Mais je dois préciser que les études savantes sont parfois un peu décevantes, ou du moins me laissent sur ma faim quand elles ne me permettent pas, ou qu’elles me permettent peu, d’avancer sur le terrain qui est le mien, dans cette enquête dont l’objectif est d’exhumer des pratiques et des techniques d’enseignement, des manières de faire, des actes des professeurs et les tâches des élèves. Ceci s’explique par le fait que ces études s’intéressent beaucoup à l’histoire institutionnelle, la création et le développement des établissements, les difficultés rencontrées, les succès obtenus, les acteurs et toute la société environnante qui s’y consacrent, positivement ou négativement, etc. Certaines études peuvent en outre se laisser attirer par les grands principes de l’éducation (par exemple chez les jésuites), l’esprit général qui a régné sur les collèges, les grands maîtres qui ont insufflé un tel esprit, pour telle ou telle raison, etc., ce qui donne un propos certes intéressant, mais qui peut rester théorique sur la pédagogie et moins pratique. Ces limitations ne sont pas celles de l’ouvrage de F. de Dainville, La naissance…, qui contient au contraire des descriptions et des analyses d’une très grande précision sur les pratiques d’enseignement

     

     CHAPITRE I

     SUR LES COLLEGES DU XIVe  AU XVIIIe siècle

     1) Origine des collèges.

     J’ai traité des collèges dans le chapitre 1 du cours de 2013 (séance 2), mais de façon très schématique. Je vais maintenant reprendre ce propos, pour faire un panorama un peu plus détaillé. Une très bonne reconstitution de cette histoire se trouve dans l’ouvrage de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, dans la deuxième partie, au chapitre II : « Une institution nouvelle : le collège » (Seuil, 1973 [1960]). Le fait principal d’où il faut partir, c’est que le collège, lorsqu’il est installé, dans certaines facultés du Moyen Age, est à l’origine une maison qui offre un logement aux étudiants pauvres. Ce n’est donc pas un lieu scolaire au sens strict. On n’y enseigne pas, car les maîtres auxquels s’attachent les étudiants ne donnent leurs leçons (les « lectures », lectiones) que dans les locaux des facultés elles-mêmes. 

    D’abord ne pas oublier qu’aux époques médiévales, en matière d’école et d’enseignement, il s’agit d’abord de former des clercs, des fonctionnaires de l’Eglise, et, en plus, des spécialistes comme les médecins. Les autorités qui règnent sur les Universités, qui leur délivrent des permissions et les soutiennent, les règlementent, les jugent, etc., ce sont donc d’abord le Pape et le Roi. 

    Je rappelle également que « Faculté des arts » désignait le premier niveau des enseignements des Universités, donc le niveau que nous pouvons considérer comme l’ancêtre de notre « second degré » actuel (de la 6ème à la Terminale). Il y avait deux cycles dans ces facultés : le cycle du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique – c’est-à-dire logique) ; et le cycle du quadrivium (géométrie, arithmétique, musique, astronomie), ce qui définissait au total les sept arts libéraux  - le niveau supérieur étant celui des diverses facultés spécialisées : facultés de médecine, de droit, et de théologie. D’après J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, cité plus haut, le cursus proposé par la Faculté des Arts, comme à Paris, durait six ans, et occupait les écoliers, en gros, de 14 à 20 ans. Ensuite, si on choisissait de se consacrer à la théologie, cela exigeait huit autres années d’études (et dans la Faculté de Théologie, il n’était pas permis d’être docteur avant l’âge de 35 ans). C’est dans la faculté des Arts qu’on obtenait le baccalauréat (il faut se souvenir aussi que l’examen est une procédure de graduation nouvelle, inventée par cette époque). Si on veut avoir une idée de l’étendue de la population étudiante au Moyen Age, il suffit de savoir qu’à Paris, au XIVe siècle,  les « escoliers », sont au grand maximum 4000 individus.

    Si le collège, collegium, collegia au pluriel (on trouve aussi la dénomination de paedagogia, pédagogies, mais on verra que c’est une dénomination qui s’est appliquée a une réalité un peu différente), est donc une simple maison, à quoi doit-on sa création ? C’est bien sûr une fondation charitable, une donation : un haut personnage, notamment de l’Etat ou de l’Eglise, très fortuné, consacre une partie de sa richesse, éventuellement par testament (une pratique qui se répand en ce temps-là, par souci religieux, la charité étant un moyen privilégié de sauver son âme et d’accéder au paradis !), à l’édification du bâtiment et, de surcroît, à l’entretien physique des écoliers accueillis parce qu’ils sont pauvres (donc sélectionnés sur cette base), grâce à un revenu perpétuel que promet ce fondateur, si bien que ces écoliers deviennent des boursiers. Exemple, le collège de Navarre, un des plus prestigieux à Paris, eut pour fondatrice la reine Jeanne de Navarre (épouse de Philippe le Bel), et fut créé en 1305, année de la mort de la reine (qui ne vécut que 33 ans – et avait été mariée à 13 ans). Bien, que la reine eût légué pour la « maison des écoliers » son magnifique hôtel de Navarre, rue Saint-André des Arts, on construisit peu de temps après un bâtiment à proximité des écoles de ce « quartier latin », en contrebas de la montagne Sainte Geneviève, là où, au XIXe siècle, on construira, à sa place, l’école polytechnique (elle-même aujourd’hui déplacée à Palaiseau, dans l’Essonne). Ce collège royal, comme partie de l’Université de Paris, joua par la suite et pendant plusieurs siècles un très grand rôle dans la formation des hommes de pouvoir et des dignitaires de l’Eglise (je m’appuie ici sur le livre très érudit de Nathalie Gorochov, Le collège de Navarre, de sa fondation (1305) au début du XVe siècle (1418), Honoré Champion, 1997).

    En fait, en 1305, cette fondation était précédée par d’autres du même type, apparues depuis près d’un siècle. Il existait donc une tradition en la matière. Le « collège de Sorbonne », qui fut aussi, pendant longtemps, une référence prestigieuse, avait été  créé par Robert de Sorbon, que soutenait le roi Louis IX (Saint Louis) ; et, à partir de 1259, une vingtaine d’étudiants théologiens pauvres de l’Université de Paris s’étaient vus offrir le gîte et le couvert, et, de ce fait, avaient bénéficié de conditions privilégiées, assorties de règles de vie et d’études diverses, austères, pieuses, sur le modèle des moines (avec le port de vêtement modestes, des lectures pendant les repas, etc.). 

    Notons qu’à la même époque, des collèges sont créés dans nombre des grandes Universités européennes, à Bologne, en Angleterre, etc. Il n’est d’ailleurs pas impossible, nous suggère N. Gorochov (idem, p. 129), que ces établissements aient été inspirés par les Studia Generalia, qu’ouvraient alors de leur côté les Ordres mendiants (parmi lesquels les Bénédictins et les Franciscains) dans le cadre des monastères, afin que ceux-ci résistent à la concurrence savante des Universités ;  exemple : le collège des Bernardins, à Paris (le bâtiment existe toujours, joliment rénové, rue des Bernardins, 5ème arrondissement).

    Les statuts du collège de Navarre avaient été rédigés par la reine Jeanne elle-même et ils furent mis en œuvre par ses exécuteurs testamentaires. Le testament comportait à ce sujet un très grand nombre d’indications précises, pour régler la vie et les études des soixante dix étudiants prévus (sélectionnés). Ils sont  20 boursiers pour les plus jeunes, qui vont être grammairiens, 30 autres, au dessus, sont confiés aux autres maîtres es arts, et 20 sont les apprentis théologiens. Ils sont destinataires des 2000 livres de rente prévus pour eux par Jeanne de Navarre, et ils touchent chaque semaine : 4 sous pour les premiers, 6 sous pour les deuxièmes et 8 sous pour les théologiens, ce qui leur assure un ordinaire confortable. Bien entendu, ils doivent eux aussi respecter un ensemble de règles, y compris celles qui programment leurs actes de dévotion, effectués dans la chapelle prévue à cet effet. L’important pour nous est surtout de constater que le collège et ses boursiers sont soumis à la tutelle des maîtres de l’Université, et que donc le collège, cette sorte d’hospice, bien que n’étant pas un lieu où se donnent l’essentiel les leçons aux trois catégories d’écoliers - les grammairiens (je redis : qui apprennent le latin), les artiens (qui s’exercent à la dialectique et la logique), et les théologiens, intègre cependant des maîtres, qui vivent avec ces boursiers. Ils sont trois maîtres dans ce cas, d’après les statuts : un maître de grammaire pour les « enfants grammairiens », un maître es arts et un de théologie. Il ne faut donc pas trop vite conclure à une absolue séparation entre les lieux scolaires et les lieux de vie ordinaires. Il est même probable (je reste hypothétique) que des leçons se donnaient déjà à cette époque dans le collège, d’autant que la fondatrice avait prévu des « officines », endroits réservés à l’étude, pour les trois catégories de boursiers. 

    Je parle de leçons… Oui, mais souvenons-nous (puisque c’est l’objet de ce cours), qu’il s’agit de leçons selon la norme médiévale. Comme le prescrit le texte de la reine, le maître artien qui donne les leçons aux écoliers du collège (et qui est pour sa mission payé à hauteur de deux bourses) doit, à ses écoliers, « lire leur ordinaire à heure certaine et à cours ». Dans ce contexte pratique, « ordinaire » qualifie des lectures régulières, qui ont lieu à heure fixe, sans doute le matin (ce sont bien entendu des lectures avec commentaires ou explications reprenant les gloses en vigueur, autorisées) ; et « à cours » réfère à une lecture plus rapide sur le mode de ce qui est pratiqué à la faculté des arts, à côté des lectiones ordinaires (N. Gorochov, idem., p. 139). Je ne rentre pas dans le détail de la vie de ces écoliers pauvres et boursiers. Vous découvrirez cela en lisant le livre dont je viens de suivre quelques pages. J’ajoute juste que les maîtres ainsi associés à la vie des écoliers, en particulier le maître es arts, à qui l’on a même adjoint un sous-maître (submagister), se voient confier également des tâches éducatives, de surveillance (par exemple prendre garde à ce qu’aucun écolier ne sorte sans être accompagné par un camarade…).

    Quand on suit l’évolution du collège de Navarre, et qu’on se situe après 1360, on peut trouver encore plus probable (je reste encore prudent) que des leçons s’y donnent de façon plus officielle à l’intérieur des ces locaux, du moins si l’on prend acte du fait que plusieurs maîtres exhibent leur titre de maître es ceci ou cela… du collège de Navarre (N. Gorochov, idem.,  p. 375 et suiv.). Il est plus certain qu’à la fin du XIVe siècle, certains exercices, comme la dispute, du moins certains types disputes, qui ont un caractère d’événement, se sont bel et bien introduits à l’intérieur du collège.

    Comment ces institutions, les collèges en général, se sont-elles transformées au cours du temps ? Pour avoir une première idée de l’évolution, du moins de son résultat, considérons un collège créé 230 ans plus tard, en 1533, quoique sur la base d’un premier établissement, lié depuis 1441 à l’Université locale. Il s’agit du collège de Guyenne, à Bordeaux. C’est le collège où étudia Montaigne autour de 1540, dans sa prime jeunesse donc – il était né en 1533. Et Bordeaux a une originalité, à savoir que les autorités qui ont la haute main sur l’Université donc le collège, ce sont les notables de la ville, des magistrats qui ont prêté serment, se réunissent en assemblée en formant le corps des jurats (à cause du serment – jurat a la même racine que juré). Voici quelques extraits d’un règlement de 1535, au moment où exercent les professeurs que connut ensuite Montaigne. Au début, à l’intention des élèves, est édicté un ensemble d’obligations religieuses et morales (morales au sens de la correction des mœurs) :

    « Ils seront assidus au service divin/ Ils ne jureront le nom de Dieu, de la Vierge et des Saincts/ Ils n’auront point en leur bouche et langage le nom du diable / Ils ne mesdiront ou se mocqueront d’aucun » (…) « Ils ne porteront aucune arme, soit dedans ou dehors le collège… ». 

    On entrevoit le contexte de la société du temps… Puis arrivent des exigences relatives à la scolarité du type : 

    « Ils [les élèves] seront assidus au collège, soit es jours ouvriers soit de feste, lorsqu’il y aura leçons, et ne s’absenteront sans congé de leur Régent. / Les samedis, ils se trouveront incontinent après dîner aux disputes publiques », etc. (D’après Ernest Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, 1874, p. 106).

    Ceci montre que nous sommes désormais dans un cadre éducatif au sens fort, où la présence des adultes assure la discipline ainsi que le contrôle à la fois de l’observance religieuse et de la correction des mœurs des enfants, et, surtout c’est une présence qui surveille la participations aux leçons et exercices scolaires. Le collège a donc bien une dimension moderne d’établissement d’enseignement.

    Cela dit, l’évolution ne s’est pas faite tout uniment. Ce sont d’abord les grammairiens, ayant le statut de débutants (la grammaire étant séparée des deux autres matières du trivium) qui durent demeurer dans leurs collèges pour y suivre l’enseignement de leur maîtres. Plus tard,  ce furent les artiens au sens strict, les logiciens, et dans ce cas les répétitions migrèrent d’abord, et les leçons seulement après. A la fin vint le tour des théologiens. Ensuite, deuxième originalité, certains collèges restèrent ou se constituèrent en asiles pur et simples, si bien que leurs écoliers devaient se rendre dans d’autres collèges où se dispensaient les leçons. Ces derniers établissements étaient alors réputés « de plein exercice » - dans les périodes suivantes, jusqu’au XVIIIe siècle, on les appelait aussi Grands collèges parce qu’on pouvait y parcourir tout le cursus des études, des classes de grammaire jusqu’aux classes de philosophie : Paris en comptait une dizaine en 1760. Troisième particularité de l’évolution : se développe, surtout au XVIe siècle, la pratique (ancienne elle aussi, dans certains collèges) des élèves payants. Certains enfants sont confiés par leur famille, moyennant finances (le paiement est alors à hauteur de la bourse perçue par les autres), à leur maîtres, les régents, les « pédagogues », qui les prennent en charge pour le logement et la nourriture, jouant également le rôle religieux et moral qu’on imagine. Ces élèves formèrent et augmentèrent dans les collèges la catégorie des pensionnaires, qu’il ne faut donc pas assimiler à celle des boursiers.  De là vient, comme l’explique Ph. Ariès, un nouveau sens du mot « pédagogie » : au XVIe siècle, le terme s’applique plutôt à une pension où l’on n’enseigne pas (Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale…, op. cit., p. 169). Enfin, une quatrième ligne d’évolution se dessine à mesure que le collège s’éloigne du modèle religieux, régulier c’est-à-dire monastique, ce qui permettra à une population d’élèves externes, de plus en plus nombreuse, d’accéder aux études lorsque se répandra le désir d’instruction : tel est l’esprit dans lequel les jésuites vont agir, avec le succès que l’on sait, à partir du XVIe siècle… 

    Ph. Ariès cite une reconstitution tardive, datant du début du XVIIe siècle, qui résume clairement ces évolutions anciennes, accomplies à partir du XIVe siècle, quand les enseignements parisiens, qui se donnaient notamment dans la fameuse rue du Fouarre, ont été peu à peu transférés dans les collèges (Etienne Pasquier, Recherches de la France, 1621, in Ariès, idem, p. 173).

    Toutefois, il ne faut pas commettre d’erreur à ce sujet, car ce que révèlent ces situations, comme Ariès le souligne également (c’est l’un de ses apports notables), c’est que les adultes s’efforcent de détruire les formes de vie communautaires qui réunissaient les régents et leurs élèves et donc accordaient à ces derniers une certaine emprise, collective, sur leur existence, notamment parce que cette communauté était propriétaire et gestionnaire des lieux. A la place, les adultes imposent leur propre autorité, donc une hiérarchie qui suppose désormais la séparation du monde des adultes et de celui des jeunes (voir les explications d’Ariès, L’enfant et la vie familiale…, op. cit., p. 182-185). Diverses fonctions sont ainsi mises en avant, comme celle du Principal, qui se subordonne non seulement les élèves mais aussi les autres régents – que d’ailleurs il choisit. M.-M. Compère cite à ce propos les statuts très explicites définissant la fonction du Principal du collège du Plessis, un nommé Nicole Lescot,  en 1558 (Du collège au lycée, op. cit., p. 22-23). Les collèges importants se dotent ainsi d’un personnel nombreux et spécialisé dans ses diverses tâches. Au très prestigieux collège Louis-le-Grand juste avant la Révolution (collège que les jésuites ont été contraints d’abandonner à ce moment), on comptera 1 principal, 4 sous-principaux, 2 maîtres de conférence en théologie, 1 maître de conférence en droit, 2 maîtres de physique, 4 de logique, 1 de rhétorique (la classe de première), 1 de seconde (la classe d’humanités), 2 maîtres de troisième, 2 de quatrième, 1 de cinquième, 1 de sixième, 1 « maître spirituel des domestiques », 2 maîtres de chant, 3 maîtres surnuméraires (pour les répétitions ?), et 2 sacristains. Cette liste, que je tire de l’ouvrage d’un érudit du XIXe siècle, Alfred Franklin, Ecoles et collèges – dans une série intitulée La vie privée d’autrefois, 1892, p. 231, est probablement incomplète puisqu’on n’y voit pas de références à d’autres personnels non enseignants, comme les « préfets » des chambres ou des études, caractéristiques des collèges jésuites.  

    Un dernier mot, pour apaiser les plus vives curiosités, sur le nombre des collèges avant la Révolution, au milieu du XVIIIe siècle, donc vers la fin de cette longue période. Si l’on se tient aux Oratoriens, aux Doctrinaires et aux Jésuites (voir le cours de 2013), on constate que les premiers détiennent 26 établissements, les deuxièmes 27, et les troisièmes, les jésuites, 105. Au XVIIe siècle, ces collèges jésuites sont situés dans la plupart des grandes villes (donc auprès des familles en vue), avec un réseau plus dense au Nord et à l’Est, là où se joue la concurrence avec les protestants ; mais au XVIIIe siècle, la moitié des établissements détenus pas les jésuites sont implantés dans des villes de moins de 10 000 habitants. Si on ajoute à ces chiffres le nombre des collèges soutenus par diverses autres sociétés religieuses ou corporations, le total se monte à 270, dont 150 de plein exercice (tous ces chiffres sont donnés par Jean Quéniart, dans Les Français et l’écrit, Hachette, 1998, p. 110. De Jean Quéniart je recommande à nouveau l’ouvrage rédigé avec François Lebrun et Marc Venard, l’Histoire de l’enseignement et de l’éducation en France, t. II 1480-1789 – publié en 1981 mais il y a une édition de poche chez Perrin en 2003-, dont un chapitre est consacré à la création de l’enseignement secondaire). On trouvera si besoin est des études très détaillées, sur des aires géographiques plus restreintes, dans le livre de F. de Dainville L’éducation des jésuites, op. cit., Dainville a été et reste le grand maître en matière de sociologie et de géographie scolaires des jésuites. La population totale des collèges, toujours avant la Révolution, doit se monter au maximum à 50 000 élèves. 

    (à suivre)

     


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    Séance 8

      CHAPITRE I

     SUR LES COLLEGES DU XIVe  AU XVIIIe siècle

    (suite)

     

      

    2) Eléments d’histoire culturelle des collèges

    Je poursuis mes indications préalables, dont j’espère qu’on comprendra l’utilité, ce qui permettra d’en supporter la longueur. J’ai bien conscience que, même si je saute par-dessus un grand nombre de données dès lors que l’éclairage que je veux fournir peut s’en dispenser, il reste beaucoup de choses dans le texte qui suit, qui demande donc une lecture patiente et attentive… surtout si l’on n’a pas de connaissance préalable du sujet (dans ce cas, j’en tiens compte, toujours, au risque d’alourdir le propos en donnant des explications qui paraîtront archi banales aux spécialistes).

    Après avoir repéré l’origine du collège moderne, devenant, du XVe au XVIe siècle, par différence avec l’hospice médiéval pour écoliers pauvres, un établissement d’enseignement véritable, qui se dote d’un personnel de régents (professeurs, en langage moderne) plus nombreux et capables d’assurer, avec leur enseignement, un encadrement éducatif scrupuleux et vigilant, on peut se demander quelles sont, à côté des conditions institutionnelles, les conditions culturelles de cette évolution. Ceci me ramène un peu à mon objet, sous un certain rapport.

     En première approche, si on se situe à l’époque de la Renaissance, époque de grands changements pour les sociétés occidentales, à tous les niveaux, et qu’on cherche à saisir  cette nouveauté sur le plan éducatif et scolaire, on peut distinguer deux séries de ces conditions culturelles : 1. Celles qui engagent les choix des contenus d’enseignement autrement dit la culture scolaire transmise dans les collèges ; et 2. celles qui imposent les habitudes intellectuelles admissibles dans les écoles et déterminent ainsi les pratiques ordinaires des maîtres et des élèves. Pour saisir la première série de conditions, il faut évoquer le courant religieux d’une part, et le courant que j’ai appelé « littéraire » et « antiquisant » d’autre part. Nous verrons tout cela plus loin, à propos des jésuites. Il sera question de tout ce qu’on range d’habitude sous l’intitulé de l’humanisme. Pour décrire la seconde série de conditions, il faut revenir à la question de base par laquelle j’ai terminé l’exposé sur l’ordre primaire, la question de l’usage des livres. Je commence par là – toujours avec le souci de ne pas négliger les aspects pratiques les plus concrets, c’est-à-dire en l’occurrence les techniques du travail intellectuel.

    Qu’est-ce en effet que la Renaissance ? Inutile de gloser maintenant sur l’humanisme ; pour le moment, je renvoie à la séance 2 du cours de 2013. J’ai déjà signalé le livre d’Eugénio Garin, L’éducation de l’homme moderne, 1400-1600, Paris, Fayard, 1968 [1957], qui éclaire de manière érudite mais accessible le renouveau culturel et éducatif né de l’intérêt pour l’étude des langues anciennes et des grands textes de l’antiquité, y compris la poésie, ceci en rupture avec l’esprit du Moyen Age et la dominance de la logique et de la dialectique. La première chose à retenir par conséquent, c’est cet attrait pour les textes de l’antiquité et l’idéal d’études livresques valables pour la vie entière et pour toutes les personnes composant le genre humain. On se souvient aussi des nombreux chefs d’œuvre que cette époque nous a légués dans les domaines artistiques en général, peinture, sculpture, architecture, etc. Comme je n’hésite jamais à vous renvoyer à de petites synthèses, du moins quand elles sont très bien faites, je cite, dans cette catégorie, l’article « Renaissance », d’Alain Pons, qu’on trouvera dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Monique Canto-Sperber, PUF, 1996). 

    Sur le plan des techniques culturelles, il faut dire une autre banalité, à savoir que la Renaissance est l’époque qui succède à l’invention (occidentale) de l’imprimerie (par Gutenberg, au XVe siècle, comme chacun sait) et qui crée ce qu’on peut sans exagérer appeler le règne de livre – du moins de l’imprimé (dont on sait par exemple le rôle décisif qu’il a joué  dans la Réforme protestante). De cette immense révolution, la conséquence éducative et scolaire, très simple et évidente, est la suivante. C’est le fait que, grâce à la multiplication et à la diffusion des livres, parallèlement à la baisse de leur coût (et à l’usage du papier), les élèves ont à leur disposition, parfois en grand nombre, non seulement des livres d’auteur mais également des livres de classes. Ce sont les manuels, avec lesquels ils vont effectuer divers tâches et exercices aussi bien oraux qu’écrits. Pour fixer cette idée, voyons ce que raconte un écolier du XVIe siècle, Henri de Mesmes, qui a fréquenté à Paris le collège de Bourgogne, à partir de 1542, à l’âge de dix ans : 

    « Nous étions débout à quatre heures, et ayant prié Dieu, allions à cinq heures au études, nos gros livres sous le bras, nos écritoires et nos chandeliers à la main. Nous oyions toutes les lectures jusqu’à dix heures sonnées, sans nulle intermission ; puis venions dîner. Après dîner nous lisions, par forme de jeu, Sophocle ou Aristophanus ou Euripides et quelques fois Demosthène, Cicéro, Virgilius, Horatius. A une heure, aux estudes ; à cinq au logis, à répéter et voir dans nos livres les lieux allégués [passages remarquables : lieux au sens des lieux communs], jusqu’après six. Puis nous soupions ou lisions en grec ou en latin. » (Fragments des mémoires de Henri de Mesmes, cité par Alfred Franklin, La vie privée d’autrefois… t. X, Ecoles et collèges, op. cit., p. 133-134). 

     

    Passage très significatif si l’on veut se représenter l’imposante présence des livres, des « gros livres » (sans doute à cause du format, l’époque ayant encore peu connu les petits formats, plus maniables), et le temps consacré aux activités de lecture - autant collectives qu’individuelles - par les collégiens, y compris en dehors des exercices, ce qui fait une place aux lectures solitaires, sans doute silencieuses ou à voix basse… Au passage, notez bien l’expression « nous oyions toutes les lectures… » : il s’agit d’oreille… A la même époque, le fondateur de la Compagnie des jésuites, Ignace de Loyola, n’a pas cessé de souligner l’intérêt de mettre à disposition des professeurs tous les livres utiles, comme de créer des bibliothèques auprès des collèges, et il s’est lui-même résolu à faire envoyer des ouvrages aux premiers collèges fondés sous sa préconisation, en Italie d’abord (voir à ce sujet F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, op. cit., p. 90). Par contrecoup, la facilité d’accès aux livres oblige les autorités à prendre des mesures d’interdiction ou de censure. Dans les statuts du collège de Guyenne, de 1533, cités dans la séance précédente, le deuxième article stipule, sans doute à l’encontre d’écrits diffusés par les milieux protestants :  «  Ils [les collégiens] ne tiendront et ne liront les livres condamnés par les saincts Pères » (Ernest Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 106). L’afflux d’ouvrages à mettre entre les mains des élèves se mesure par ailleurs au fait que l’activité des imprimeurs est fortement soutenue dès le XVe siècle par les commandes des boutiques (on ne peut dire exactement « librairies ») qui se tiennent à proximité des collèges dans les villes importantes, comme Paris ou Lyon. Jean Quéniart nous apprend qu’à Deventer, aux Pays-Bas, entre 1480 et 1500, sur 450 ouvrages imprimés, la plupart sont déjà des manuels scolaires (Les Français et l’écrit, Hachette, 1998, p. 112).

     

    Trois précisions avant de poursuivre. D’abord, la différence entre livres d’auteur et manuels n’est pas si évidente qu’on pourrait le penser, car il y a une forme basique de manuel, le livre qui reproduit un texte considéré comme « classique » (au sens  de : propre à la classe) ; et on va aussi trouver dans les bibliothèques du temps des sortes de choix de textes, ouvrages qui réunissent plusieurs œuvres de plusieurs auteurs, sur le modèle antique des miscellanées (évidemment, le recueil est un support pédagogique de plus en plus présent au fil du temps[1]).  De fait, il n’est pas si aisé de procéder au repérage des manuels dans les listes des bibliothèques[2]. Ensuite, si je parle de livres en général, il s’agit toujours de la langue latine, étant donné, il ne faut pas perdre cela de vue, que le latin, dans le contexte humaniste, est l’objet même de l’apprentissage, sa finalité suprême, bien au-delà du simple moyen d’approcher les textes, d’accéder aux commentaires sur les textes, etc. Troisième précision : quand on aborde la dualité oral-écrit à laquelle j’ai fait allusion, il faut savoir d’emblée que, du côté des élèves, dans les collèges, et surtout chez les jésuites, la part des exercices écrits va augmenter très sensiblement et donc alourdir la charge du travail quotidien – c’est ce que je vais m’efforcer plus loin de raconter.

     

    Remarque 1. Sur l’évolution de l’objet « livre » et les progrès de sa fabrication.

    A l’idée d’une multiplication des supports livresques, il faut associer le constat des progrès de toutes sortes accomplis ou en train de s’accomplir à cette époque pour tout ce qui concerne la réalité matérielle du livre, le livre comme objet, outil maniable. Le papier s’est introduit lentement en France à partir du XIIe siècle[3], tandis que le Moyen Age a vu la diffusion du parchemin  - à base de peau de chèvre ou de mouton, et plus résistant que le papyrus antique (lui-même fabriqué à partir de fibres de roseau, une plante abondante en Egypte). Je ne peux détailler ces questions, sur lesquelles les spécialistes ont fourni depuis cinquante ans de très nombreuses indications. Que doit-on savoir ?  

    Il y a d’abord, dès avant et surtout à partir de l’imprimerie, l’évolution de la forme (le dessin) des caractères alphabétiques. A l’époque des livres manuscrits et du parchemin, il y avait plusieurs choix d’écritures possibles pour la copie, et les textes étaient calligraphiés avec beaucoup d’art, pas mal de fioritures parfois, ce qui rendait les écritures très belles (parce qu’alors on confie à l’écrit des textes sacrés, la plupart du temps), mais aussi difficiles à déchiffrer. Or quand il s’agit de fabriquer des caractères d’imprimerie, en plomb, l’affaire devient très pénible et onéreuse, donc il faut simplifier et unifier. Ceci ne se fait pas dès les débuts de l’imprimerie (avec les premiers textes imprimés - aussi bien sur papier que sur du parchemin - les « incunables ») ; mais un changement très sensible se produit après 1520, quand se répandent les caractères romains (eux-mêmes inspirés de l’écriture caroline, fixée bien longtemps avant, sous le règne de Charlemagne et à l’initiative de Charlemagne lui-même – d’où le nom) et les italiques. L’activité de l’œil s’en trouve alors grandement facilitée.  

    Il y a ensuite la mise en texte et la mise en page. Là se posent et vont être résolus des problèmes redoutables. La séparation des mots et aussi des syllabes, donc la ponctuation, remontent à l’époque carolingienne. Au XIe siècle, les lettres se détachent nettement les unes des autres. Avec l’imprimerie, la ponctuation s’enrichit, des délimitations entre les paragraphes sont introduites, de même que des titres, des numérotations, les pages de garde (en rapport avec les progrès de l’illustration et de la gravure, dont j’ai aussi parlé cette année, séance 3, ma 3ème remarque). Dans la même perspective, les formats se réduisent quand se diffuse l’octavo (le in-8°), la pratique du folio (une feuille pliée en quatre ce qui donne quatre pages), etc. Vous le voyez sans qu’il soit nécessaire de s’appesantir, tout ce qui fait du livre l’objet que nous connaissons, tout cela est en réalité le fruit d’une conquête progressive, qui doit tout aux ateliers, à l’astuce des éditeurs et surtout au talent des typographes. Toutes choses qui ne sont pas sans incidence sur notre manière de lire donc sur notre capacité à comprendre, notre « appropriation » des textes, pour reprendre une expression de Roger Chartier. Question : quel est le premier texte philosophique qui, écrit en français, comporte des paragraphes ? C’est le Discours de la méthode ! Sur ces problèmes, on trouve toutes les indications possibles (et imaginables !) dans l’ouvrage de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin :  L’apparition du livre (Albin Michel, 1999 [1958]), au chapitre III : « La présentation du livre ». C’est l’un des premiers et des plus solides piliers de l’histoire du livre, donc de l’histoire culturelle telle qu’on l’entend aujourd’hui (et que pratique quelqu’un comme R. Chartier). H-J Martin a poursuivi les travaux inaugurés avec cette étude, par exemple dans cette autre somme : Histoire et pouvoirs de l’écrit (Perrin, 1988). A nouveau, si on cherche un digest très complet (ouf !), on a un article rédigé par le même H-J Martin pour l’Encyclopedia Universalis : « Lecture – pratiques de », article republié dans le recueil Dictionnaire des genres et notions littéraires, Albin Michel, 2001.

     

    Remarque 2. Comment lit-on ?

    Cette question à la sens de  : en quoi consiste l’acte physique et intellectuel de la lecture d’un livre, pendant toutes ces époques ? Ce problème est à nouveau l’occasion de contredire une fausse idée qui serait celle du caractère invariable et intemporel des actes de lecture. L’histoire culturelle moderne a éclairé ce point. On sait bien maintenant comment les choses ont évolué. J’ai dit « à nouveau » parce que j’ai envisagé l’évolution et la diversification des pratiques de lecture aux siècles modernes et contemporains, plus haut, dans la séance 1 ; mais aussi et surtout, assez précisément, dans le cours de 2013, la séance 5, la Ière  partie, § 3, sur « La diffusion de l’écrit et de ses usages ». Mes références n’ont pas changé. Il faut retenir la distinction que je reprends à la fin de ce passage, entre lecture intensive et lecture extensive. Voici le schéma d’ensemble, sur lequel je reviendrai. 

    Primitivement, dans l’antiquité ou au début de notre ère, la lecture s’effectue à voix haute, avec lenteur ; au temps du volumen des romains, qui est un rouleau de papyrus, la lecture restitue le flux de la parole, elle suit le rythme de la phrase. Ceci correspond au fait qu’elle est le plus souvent une activité publique. C’est aussi le temps où les apprentissages par mémoire auriculaire sont au centre de la transmission scolaire – et où l’art oratoire jouit d’un très grand prestige (un art qui ne va pas cesser de fasciner les gens de lettres jusqu’aux temps modernes…).

    Au Moyen Age, dans un premier temps, la pratique de lecture ne se modifie pas avec le livre sous forme du codex, des cahiers réunis, donc des pages que l’on tourne et sur lesquelles on écrit recto et verso. La lecture et l’écriture deviennent l’affaire des clercs, dans les monastères, près des églises, mais on lit toujours à voix haute, pour écouter et entendre les mots et les phrases qu’on a sous les yeux. Toutefois, la visée spirituelle de la lecture des textes sacrés impose, à la suite de la lecture, une sorte de rumination (ruminatio) du texte, qui n’est plus tout à fait le même acte physique et musculaire. On remue les lèvres, il s’agit d’un oralisation, mais dans laquelle la voix faiblit.

    La lecture silencieuse, avec les yeux, pour soi-même, n’est alors pas inconnue, elle commence sa conquête des esprits ; mais elle ne s’imposera de manière définitive que plus tard, avec le livre imprimé et toutes sortes d’usages nouveaux du livre, spirituels ou ordinaires, dans diverses catégories sociales de lecteurs, lettrés ou non. Je résume. Il faut cependant admettre que, même quand la primauté de la lecture à voix haute sera entamée, et dépassée, les deux formes vont coexister. Cette coexistence de la lecture à voix haute et de la lecture silencieuse demeure, finalement, jusqu’à nos jours, même si aujourd’hui la lecture orale n’a plus cours que dans un très petit nombre de situations, notamment pédagogiques, ou comme dans la pratique qui consiste, en famille, à lire des « histoires » aux enfants non encore lecteurs. A quel moment la dominance de la lecture orale a-t-elle commencé de s’affaiblir et la lecture silencieuse a-t-elle pu s’affirmer?  D’après J. Le Goff, cela se serait produit dès le XIIIe siècle (J. Le Goff, A la recherche du Moyen-Age, Louis Audibert, 2003, p. 25). D’autres auteurs proposent une date un peu plus tardive. Florence Bouchet, dans sa très belle étude sur Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratique poétique, imaginaire (Honoré Champion, 2008), insiste quant à elle sur l’apparition d’une lecture de divertissement, aux XIVe et XVe siècles. Le Roman de la rose est l’un des livres – en vers - les plus lus à cette époque, qui voit l’essor du genre poétique, et aussi des romans de chevalerie – en prose (Le Roman de la rose[4] a été écrit par deux auteurs successifs de 1230 à 1280). Ces textes prennent place dans l’univers mental des lettrés à côté des lectures monastiques, spirituelles ; et selon F. Bouchet, c’est à ce moment que se diversifient les lecteurs et les pratiques de lecture : oculaire et silencieuse, à voix haute – pour soi ou pour autrui. Pour autrui : c’est là une variante qui se diffuse en effet dans les milieux aristocratiques, les cours princières, dans cette lecture de loisir  - donc plusieurs siècles avant que cette pratique ne caractérise les milieux populaires (voir F. Bouchet, idem, et sa conclusion : « L’invention du lecteur »).

     

    Remarque 3. Que sait-on de l’histoire des manuels scolaires pour collégiens ? Le grand spécialiste de cette histoire a été Alain Choppin. Celui-ci, avec d’autres chercheurs de l’ex INRP a contribué à établir de vastes inventaires bibliographiques, consignés dans la banque de donnée Emmanuelle (ce sont des milliers de référence à chaque fois, dans chaque matière) ; et il a présenté depuis les années 1980 dans plusieurs articles (cf. Histoire de l’éducation, n° 9, 1980) les problèmes de base que pose une telle reconstitution. Je renvoie notamment, comme manière de bilan  après trente années de travail, à : « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », Histoire de l’éducation, n° 117, 2008. En 1995, un ouvrage dirigé par le même A. Choppin a recensé l’ensemble des travaux alors disponibles sur les manuels : Les manuels scolaires en France de 1789 à nos jours. Bilan des études et recherches, INRP, 1995 (plusieurs centaines de références). A ma connaissance, cet exercice, déjà vieux de vingt ans, n’a pas été refait depuis, d’autant que le Service d’Histoire de l’éducation, de l’INRP, où travaillaient les chercheurs spécialisés dans ces domaines, a été quasiment emporté par la suppression de cet Institut et son remplacement par l’Institut Français de l’éducation, Ifé, associé à l’ENS de Lyon. S’il faut se reporter à d’autres inventaires, par disciplines, on a par exemple, je le donne à titre indicatif, le répertoire d’André Chervel, Les grammaires françaises, 1800-1914, INRP, 2000… (Sur le même sujet,  mais pour les grammaires latines sous l’Ancien Régime : Bernard Colombat, « Les manuels de grammaire latine des origines à la Révolution », Histoire de l’éducation, n° 74, 1997 ; et Carole Gascard, « Les commentateurs de Despautère : présentation d’une bibliographie de manuels de grammaire latine au XVIIe siècle », Histoire de l’éducation, idem - le numéro sur les humanités classiques). 

    D. Julia, dans l’article « Livres de classe et usages pédagogiques » (dans le t. II de l’Histoire de l’édition française, op. cit, la série dirigée par R. Chartier et H-J Martin, dont j’ai déjà utilisé le T. III dans les séances 1 à 3 sur les lectures à l’école primaire), D. Julia, donc n’estime  pas possible de mesurer précisément l’importance des livres de classe au regard de la production éditoriale. Mais il note que, très tôt, certains éditeurs se tournent vers cette spécialité, à destination des collèges. D’après une enquête de 1700, 1/5ème des éditeurs disent s’y consacrer. D. Julia cite d’autres chiffres qui donnent une idée de la production éditoriale de manuels au XVIIIe siècle. Parmi les best-sellers de ce genre, il y a bien sûr les grammaires (le fait qu’il s’agit de best-sellers est ce qui les rend aujourd’hui accessibles à l’historiographie – et c’est pourquoi j’y ai fait allusion). Il y a une vraie uniformisation des manuels, vers la fin du XVIIIe siècle du fait quel l’activité d’édition a été concentrée chez quelques éditeurs. 

    Cela étant, la plupart des travaux sur l’histoire des manuels ne dit pas grand-chose de l’usage effectif, donc ne permet pas beaucoup d’accéder aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage correspondantes, les exercices. Quand ils s’approchent des pratiques, c’est plutôt pour saisir les variations ou les changements des contenus enseignés (ce qui certes ne manque pas d’intérêt). Il est vrai qu’on trouve parfois davantage d’informations dans des études plus limitées dans leur objet et dans la période traitée. Dans la séance 3 de cette année, en traitant de la lecture des manuels dans l’enseignement primaire, pour les 150 dernières années, j’ai cité Yves Gaulupeau « L’histoire en images à l’école primaire. Un exemple : la Révolution française dans les manuels élémentaires, 1870-1970 », Histoire de l’éducation, n° 30, 1986, qui a examiné 200 manuels. C’est un bon exemple. On peut en trouver d’autres, bien sûr. Concernant l’Ancien régime, on peut constater que l’étude de D. Julia que je citais à l’instant observe non pas directement les pratiques mais l’une de leurs conditions premières, à savoir la forme même des manuels. Sur ce plan du reste, l’évolution des choix éditoriaux montre les transformations de la conception des livres en général, dont j’ai parlé plus haut. C’est notamment le cas du manuel de grammaire latine, très prisé du XVIe au XVIIIe siècle, et surtout au XVIIe, le Despautère (publié au début du XVIe siècle par un Flamand nommé Van Pauteren). Au XVIIIe siècle, en effet, un régent rouennais, Jean Béhourt, réédite l’ouvrage, et on voit bien la logique des modifications qu’il y apporte alors. Ce sont des caractères romains pour les règles énoncées en latin, mais des italiques pour les traductions françaises de ces règles ; ce sont aussi des sous-titres en lettres capitales ; donc un ensemble d’innovations apportées par les progrès de l’édition en général, progrès dont j’ai décrit plus haut les grandes lignes.  

    Ne croyons pas cependant  qu’on ne met que des manuels entre les mains des élèves. Ceux-ci travaillent aussi avec des textes imprimés sur des feuilles volantes, ce que D. Julia appelle les « feuilles classiques », sur lesquelles ces élèves peuvent écrire, prendre en note des commentaires ou des consignes  (voir l’article de D. Julia, « Livres de classe et usages pédagogiques », loc. cit., p. 483 ; voir aussi sur ce sujet – peu connu et très rarement étudié - une étude de M-M Compère et al. dans Histoire de l’éducation, n° 124, 2009, « Eléments pour l’histoire d’un genre éditorial. La feuille classique aux XVIe et XVIIe siècles », que j’utiliserai plus tard).

    3) Les jésuites et leurs collèges

     Si mon enquête s’oriente avant tout vers les collèges jésuites, c’est que ceux-ci ont eu une très grande importance, et furent au centre de l’enseignement classique sous l’Ancien Régime, et un peu au-delà, du moins parce qu’ils avaient fixé un modèle éducatif durable (même s’il évolua) et très prisé des populations visées. Mais ceci ne doit pas laisser penser que les collèges jésuites furent les seuls collèges qui aient compté dans la France d’Ancien Régime. Comme je l’ai dit dans le cours de 2013, les jésuites coexistent avec d’autres sociétés religieuses qui ont elles aussi des activités d’enseignement. Les oratoriens mériteraient une étude spéciale. Ils ont eux aussi joué un rôle important. Si donc les collèges jésuites se sont répandus entre le XVIe et le XVIIIe siècle, non seulement en France mais en Europe (et dans d’autres régions du monde), ils n’ont pourtant pas eu le monopole de la formation de la jeunesse des classes supérieures, loin de là. On estime qu’au milieu du XVIIIe siècle, avant d’être frappés par la mesure d’exclusion édictée par Louis XV, ils détiennent un tiers des établissements de ce genre, soit une bonne centaine (105 exactement), sur 300 à 350 collèges existant en France (et au moins 300 autres dans le reste du monde). 

    Les jésuites sont un ordre religieux ou plutôt une compagnie (la Compagnie de Jésus) formée dans le contexte du conflit, si important dans l’histoire européenne, entre catholiques et protestants (les « huguenots »). C’est le contexte de la Contre Réforme catholique et… des guerres de religion. Massacre de la Saint-Barthélemy : 1572. La Contre Réforme a eu pour moment essentiel le concile tenu à Trente, en Italie, de 1545 à 1563. Ce concile, en 26 sessions, a élaboré des principes d’action et a formalisé l’ensemble des réactions et des réponses catholiques au schisme protestant et à Martin Luther. Il a notamment encouragé un mouvement de scolarisation (dans sa 24ème session) et, pour les mêmes raisons - lutter sur le terrain du prosélytisme et combattre les protestants avec leurs propres armes, il a produit un catéchisme officiellement adopté en 1566. Un premier  texte catholique sur ce modèle, avec la méthode des demandes et des réponses, avait été publié en 1554 par le Père jésuite Pierre Canisius. Au XVIIe siècle, le genre, qui adoptera parfois la langue française, se répandra et s’imposera dans toutes les paroisses lorsque la plupart des évêques en rédigeront un à l’usage des enfants de leur diocèse. 

    Je signale en passant qu’à l’heure actuelle, les historiens spécialistes ne disent pas « Réforme » et « Contre Réforme », mais… les Réformes… Pour prendre connaissance précisément de ces importantes questions, on peut consulter, parmi les travaux contemporains les plus marquants, la série de l’Histoire religieuse de la France, dirigée par Jacques Le Goff et René Rémond, dont le tome 2 (sur 4), porte sur les siècles XIV à XVIII et s’intitule « Du christianisme flamboyant à l’aube des Lumières » ; ce volume est dirigé par François Lebrun (Seuil, 1988) :  indépassable.

    Le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, issu d’une famille de haute noblesse espagnole, aspirait, nous disent ses biographes, à fonder un nouvel ordre religieux. Il eut d’abord une carrière militaire, une vie aventureuse et voyageuse, puis il se consacra à l’étude, d’abord en Espagne, puis à Paris où il suivit les écoles de l’Université à partir de 1528, à 37 ans. On lui décerna le grade de Maître es Arts en 1534. Lui et tous ses disciples se voulurent toujours des hommes de haute culture littéraire et scientifique. En fait, la fondation de la Compagnie précède un peu le concile de Trente, puisqu’elle remonte à 1540 et à un projet formé dès 1534 par un petit groupe comportant des espagnols, des portugais puis des Français, dans le but d’évangéliser les populations, c’est-à-dire d’incliner les gens à œuvrer en vue du salut de leur âme. Ignace, ordonné prêtre en 1537, sera le premier Général de la Compagnie, laquelle se verra par ailleurs officialisée c’est-à-dire autorisée par le pape en 1543 - d’autant que, parmi les vœux que devaient prononcer les membres de cette Compagnie d’après sa Constitution (les règles, très nombreuses et complexes, qui structurent l’Ordre comme ordre religieux ; elles sont exposées dans dix livres et le quatrième est entièrement consacré à l’enseignement), l’obéissance absolue au pape est mise en quatrième position (les trois premiers vœux sont ceux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance – à l’ordre et ses supérieurs). Le quatrième n’est pas anodin en période de réaction anti-protestante, alors que l’Eglise aspire à une sorte de « refondation » de l’autorité du souverain pontife, mise à mal par la doctrine du « libre examen » prônée par Luther - et Calvin à la suite. La soumission à l’autorité du pape, située au dessus de toute autre autorité, donc au-dessus de l’autorité du roi et de celle de l’Eglise nationale, contrôlée par le pouvoir royal dans la perspective qui se dit « gallicane », vaudra aux jésuites, tout au long des siècles modernes, beaucoup de suspicions et… d’ennuis.

    « Ad majorem Dei gloriam », « Pour la plus grande gloire de Dieu », est la devise de la Compagnie. La première idée d’Ignace était d’envoyer des missionnaires en terre sainte, pour convertir les musulmans (les « infidèles ») ; mais les circonstances (la guerre) ne permettaient pas d’effectuer le voyage à ce moment. Les jésuites toutefois, restant fidèles à l’idéal de leur société, se firent toujours missionnaires fondamentalement. Du XVIe au XVIIIe siècle, d’après leur volonté d’évangélisation, ils se répandirent en Inde, au Japon, en Amérique du Sud, en Afrique, en Chine. En Chine, le jésuite Matteo Ricci établit une cartographie de cette région du monde,  il introduisit la géométrie sphérique, il construisit la cathédrale de Pékin, dédiée à l’Immaculée Conception (et à sa mort, en 1610, l’Empereur lui fit l’hommage d’une sépulture au centre de Pékin). C’est un jésuite d’Avignon, Alexandre de Rhodes, qui, au XVIIe siècle, transcrivit la langue vietnamienne en caractères latins, ce qui de fait prépara l’adoption par ce pays de l’écriture alphabétique (contrairement à la Chine ou au Japon, qui écrivaient et écrivent des idéogrammes)… La pratique des missions visait aussi, bien sûr, les villes et les provinces françaises. Les « terres de missions », désignées comme telles au XVIIe siècle, ce furent, on s’en doute, les régions conquises par les « hérétiques » protestants, donc celles que se faisaient fort d’investir les jésuites ou d’autres ordres religieux (comme les capucins). Ceux-ci, au demeurant, ne se contentaient pas de prédications : ils s’efforçaient aussi d’organiser des manifestations propres à frapper l’imagination des ouailles (processions, illuminations des églises, etc.). 

    En 1575, date à laquelle Henri III (un des fils de Henri II et de Catherine de Médicis), monte sur le trône, les jésuites possèdent déjà 14 collèges en France, et la Compagnie compte 316 membres (je cite les chiffres donnés par Jean-Claude Dhôtel dans Les jésuites en France. Chemins actuels d’une tradition sans rivage, Desclée de Brouwer / Bellarmin, 1991, p. 23). Le premier de ces collèges a été fondé en Sicile, à Messine, en 1547. Le premier collège français à été fondé à Billom, en Auvergne, en 1556 (ou 1558 selon certaines sources ; et la construction a commencé en 1559), grâce à l’action de l’évêque de Clermont, Guillaume Duprat (ou du Prat), qui aura d’autres initiatives de ce genre, à Paris surtout. Sur la fondation et l’histoire de ce collège (comme sur tous les autres), on dispose des données exposées dans le t. 1 du répertoire de M-M. Compère et D. Julia, dont j’ai donné l’indication dans la précédente séance, Les Collèges français (XVIe-XVIIIe siècle), op. cit. (p. 133-138). Les auteurs font figurer dans leur notice les chiffres des effectifs pour certaines années, selon que les sources permettaient de les établir. On voit ainsi qu’entre 1556 et 1863, l’établissement accueille 800 élèves, dont 200 « petits enfants ». 

    Parmi les ouvrages érudits qui donnent toutes sortes d’informations sur l’histoire des jésuites et de leurs collèges, les fondations, la vie des élèves et des professeurs, les études, etc., j’accorde la priorité, pour son immense richesse (c’est peu de le dire !), aux cinq volumes publiés de 1910 à 1925 par le Père Henri Fouqueray Histoire de la Compagnie des Jésuites en France, des origines à la suppression (1528-1768). Dans le t. I, sur « Les origines et les premières luttes », p. 182, cet auteur regrette l’absence d’archives concernant le collège de Billom. On sait juste que les leçons des classes de grammaire, d’humanités et de rhétorique duraient trois heures le matin et trois heures le soir (après-midi), ce qui ne sera pas la norme admise par la suite, quand le grand texte réglementaire de la Compagnie, achevé en 1599, le Ratio studiorum, codifiera l’ensemble des activités scolaires. Sur le collège de Messine, qui a très probablement servi de modèle à celui de Billom, et aux autres collèges à la suite, on a davantage d’informations, puisqu’un règlement a été conservé, qui indique la durée des classes (deux ou trois heures selon les classes), les textes lus et expliqués – en latin (mais on enseigne aussi le grec et l’hébreu), les répétitions des leçons, les exercices écrits (compositions en vers notamment), les exercices oraux comme les disputes, toutes choses qui relèvent du mode adopté dans les écoles de l’Université de Paris (H. Fouqueray, idem, p. 183-184). Cela exigera de plus amples analyses.

    A part les missions, avant même les missions, et a fortiori avant les collèges pour les enfants non promis à la prêtrise, la visée de base de la Compagnie de Jésus est de former des prêtres, c’est-à-dire des hommes d’Eglise munis d’une solide doctrine qui ne laisse aucune prise aux pensées hérétiques, des hommes qui peuvent à ce titre assumer les fonctions qu’on attend d’eux. D’abord les missions, dont je viens de dire un mot. Ensuite, liée aux premières, la fonction de prédication : monter en chaire dans les églises et s’adresser aux fidèles, tenir des discours, prononcer des sermons, etc. Enfin, la fonction de confesseur et la direction de conscience (on se souvient du fameux Père La Chaise, qui a donné son nom au cimetière parisien : il fut le confesseur de Louis XIV – de même qu’Henri IV eut pour confesseur un autre jésuite, le Père Coton). Les jésuites sont donc des clercs réguliers, quoiqu’ils portent l’habit des prêtres séculiers (je m’appuie ici sur le livre d’Aristide Douarche, L’Université de Paris et les jésuites (XVIe et XVIIe siècles), Paris, 1888, dont le chapitre III retrace l’histoire primitive de la Compagnie ; il existe beaucoup de récits synthétiques sur ce sujet, j’en ai déjà cités, mais celui-là est parmi les excellents).

    Pour parvenir à ces fins, le premier souci d’Ignace est la formation des disciples, pour lesquels il fonde des maisons d’études, à Rome et à Paris. Dans l’Histoire de la France religieuse, op. cit., dans le t. 2, p. 309, un article de Marc Vénard,  sur la « grande cassure » des années 1520 à 1598, évoque le noviciat de Toulouse et son recrutement de 1571 à 1586. On découvre alors que le nombre de novices (qui deviendront ensuite les « scolastiques ») est très réduit pendant ces quinze années : 53 seulement. 

    Un autre travail d’érudition permet d’approcher le processus de formation de ces novices des XVe et XVIe siècles, futurs pères jésuites. C’est le livre d’André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France sous l’Ancien Régime (XVI, XVII, XVIIIe siècles), Paris, 1913, p. 22 et suiv… Les jeunes disciples étaient admis comme élèves à 14 ans, et on leur promettait un noviciat de deux ans, bien que le concile de Trente ait fixé à un an seulement la durée du noviciat pour les ordres religieux : les jésuites voulaient sans doute faire plus et mieux. Arrivés à la maison du noviciat, les jeunes étaient invités à faire retraite, donc à prier et méditer, pendant deux semaines ; puis ils subissaient l’ « Examen général » destiné à savoir s’ils avaient  bien le fort désir d’œuvrer pour la gloire de Dieu et  le salut des âmes. Une fois cette procédure achevée et l’élève accepté, on lui exposait la nature des épreuves qu’il devrait affronter, c’est-à-dire le long et patient processus de réforme de soi, ce combat contre les penchants de la nature, contre l’orgueil, d’où la nécessité du rejet des honneurs, et bien sûr, avant tout, la permanence de la prière, l’importance de l’étude, des oraisons, des lectures comme celle de la Vie des Saints, etc… Bref tout ce qui pouvait remplir une vie religieuse authentique. Je n’ai pas encore eu l’occasion de rappeler qu’Ignace a composé un ouvrage d’Exercices spirituels, qui est sa principale œuvre, achevée à la fin de ses études à Paris (et approuvée par le pape en 1548), qui préconise et organise pour s’élever vers Dieu un chemin ainsi défini : « toute manière d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement et mentalement (…) pour écarter de soi toutes les affections désordonnées (…) pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme » (Exercices spirituels, première annotation – on peut trouver sur Internet toutes sortes d’adaptations actuelles de ces exercices). On comprend donc que la pratique de l’examen de soi, l’examen de conscience, ait été prescrite aux novices comme une activité quotidienne, effectuée sous la houlette d’un directeur de conscience, indispensable intermédiaire (on dirait aujourd’hui : médiation) de l’aveu des fautes, de la verbalisation des penchants mauvais et de toute « affection » douteuse à corriger résolument, sans fléchir, et sans retard. Par ailleurs, pèlerinages, mais aussi visites d’hôpitaux et autres activités charitables sont également requis pour que le futur père connaisse la souffrance d’autrui et y compatisse. Dans la même perspective, pendant les récréations, les élèves, qui sont entraînés à des travaux manuels (on leur fait par exemple confectionner des « disciplines » – ces chemises faites d’une étoffe rude et piquante qu’on doit porter à même la peau pour se mortifier – on se souvient du vers de Tartuffe, acte III : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline »…), ces élèves, donc, en même temps que leurs mains sont occupées, devisent avec leurs maîtres sur divers sujets de morale pratique : l’un cite une vertu et on se demande comment l’acquérir ; un autre cite à l’inverse un défaut et on cherche les meilleurs moyens de le combattre, etc.

    On a entrevu plus haut l’importance des fonctions de prédication donc de la parole publique telles qu’envisagées par Ignace et les jésuites  (et d’autres ordres religieux). Très tôt dans leur apprentissage, les novices sont donc entraînés à exposer le catéchisme aux enfants, de même qu’ils peuvent, tous les vendredis, pendant une heure, prononcer des « instructions » dans les églises, sous la surveillance et les corrections d’un maître. A. Schimberg, que je suis toujours, indique p. 24, note 3, quelque chose qui intéresse mon enquête, la présence dans les noviciats, non seulement d’exercices oratoires, mais aussi d’exercices de mémoire. Tous les jours, les novices doivent consacrer un quart d’heure à apprendre par cœur la valeur de dix vers hexamètres (16 syllabes soit deux vers de 8 syllabes, par exemple), prélevés dans des textes de la plus haute valeur, les saintes Ecritures au premier chef. Chaque jour également, pendant trois quarts d’heures, ils doivent copier un livre en français (les prédications utilisent le français, bien sûr, et même, parfois, si nécessaire, les langues vernaculaires, les langues régionales comme on dirait aujourd’hui). 

    Au terme des deux années, le novice devient un « scolastique approuvé » et il est envoyé dans un grand collège pour étudier les matières prévues, littérature, sciences, philosophie – la théologie viendra seulement après, puisqu’elle relève de la faculté supérieure.. Dans les écoles, ces élèves d’élite sont comme tels distingués des écoliers ordinaires. Ils s’assoient sur des bancs réservés.

    Je passe sur les autres procédures et les nombreux examens au terme desquels les disciples deviennent eux-mêmes professeurs (en passant parfois par des tâches subalternes). Voir A. Schimberg, idem, p. 27-28, sur ce point[5] 

    (à suivre)

     

     

     

     

     

     

     



     

    [1]Un exemple : le recueil de discours en français  - discours au sens d’un acte oratoire, resitué ou raconté – pour les élèves de rhétorique, avant et après la Révolution, d’après Françoise Douay-Soublin, « Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique », Histoire de l’éducation, 1997, n° 74 – un numéro sur les humanités classiques. 

    [2]Sur ce problème, voir le travail Marie-Madeleine Compère et Dolorès Pralon-Julia,  Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime. Eude de six séries d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-grand vers 1720, Paris, INRP-Publications de la Sorbonne, 1992, p. 61 et suiv. 

    [3]Le papier est une invention chinoise du début de notre ère, ensuite reprise et développée par les arabes.

    [4]Le nom « roman » est  d’abord tiré de celui de la langue romane, avant de s’appliquer au genre littéraire, lequel se présente donc logiquement en langue vernaculaire. On considère que le premier roman en français (ancien) est le Lancelot ou le chevalier de la charrette  de Chrétien de Troyes (XIIe siècle). Ne pas confondre avec les chansons de geste, plus anciennes. On trouvera à ce sujet toutes informations utiles sur Internet.

    [5]Sans mauvais esprit, et sans ironie douteuse, je signale toutefois l’admiration portée par Hitler à la Compagnie, pour son organisation permettant une emprise spirituelle totale sur les individus, en quelque sorte dépossédés d’eux-mêmes au profit de leur groupe. Le fait est connu, qui ne m’incline évidemment pas à un odieux amalgame.

     
     

     


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    Séance 9

     CHAPITRE I

    SUR LES COLLEGES DU XIVe  AU XVIIIe siècle

    (suite)

     

     

     

    4) Les jésuites et leurs collèges (deuxième série de remarques) 

     Quelques indications complémentaires pour envisager l’ensemble des conditions dans lesquelles se développe, du XVe au XVIIe siècle, à l’intérieur de ce phénomène si important dans l’histoire de la culture qu’est la naissance de notre enseignement secondaire, la contribution des jésuites, de leurs collèges et de leur système d’éducation (je vais essayer de ne pas trop m’appesantir et de ne pas trop retarder le moment d’aborder l’objet principal de mon exposé…).

    En 1615, on  dénombre près de 400 collèges jésuites installés un peu partout dans le monde. Le succès est donc énorme. Pour la France, voici la carte des implantations en 1680, carte que j’extrais du volume intitulé Le patrimoine de l’éducation nationale, op. cit., p. 167.

     

    Si l’on veut consulter la liste exhaustive des collèges français, les collèges jésuites et les autres, il faut se reporter aux deux tomes du répertoire établi par M.-M. Compère et D. Julia, Les collèges français, 16e – 18e siècles, op. cit. Dans l’ouvrage de M.M. Compère, Du collège au lycée (1500-1850), op. cit., il y a p. 54-55 une carte  où l’on peut comparer les poids respectifs des collèges jésuites et des autres collèges : doctrinaires, oratoriens, barnabites, protestants et les collèges séculiers. Le poids des collèges jésuites est de loin le plus important, mais ceci ne définit pas un monopole. Un ouvrage plus ancien : Pierre Delattre, Les établissements des Jésuites en France pendant quatre siècles, Enghien-Wetteren, 5 vol. 1949-1957.

    a) La Compagnie et ses diverses finalités

    Les jésuites, donc, sont une Compagnie ou un Ordre organisé en fonction d’une sorte de structure militaire. Ignace reproduit sciemment le modèle qu’il a pratiqué ; et c’est aussi pourquoi son statut à la tête de la Compagnie est celui de Général. Il s’en explique d’ailleurs en ces termes : « je crois n’avoir pas quitté le service militaire, mais l’avoir seulement transféré à Dieu » (cité par Aristide Douarche, L’université de Paris et les jésuites…, op. cit., p. 44 ; il existe plusieurs portraits d’Ignace de Loyola : on peut les trouver facilement sur Internet).

    La compagnie, telle qu’elle se déploie dans les établissements scolaires et ailleurs, forme ainsi une société très structurée, unifiée, rigoureuse et complexe. Je renvoie sur ces questions à un article accessible d’Adrien Demoustier, « La distinction des fonctions et l’exercice du pouvoir selon les règles de la Compagnie de Jésus » (in Luce Giard, dir. Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, PUF, 1995, p. 4-33).

    Les membres de la Compagnie se divisent en cinq groupes (je commets peut-être un petit anachronisme car je me réfère à l’article « Jésuites » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse, 1866-1877, t. IX Deuxième partie - ici édition Slatkine de 1982 ; en ligne sur Gallica) : les coadjuteurs temporels (premier degré, à qui l’on confie des besognes utiles), les novices (dont j’ai parlé la dernière fois : ils subissent une initiation et n’ont pas encore prononcé de voeux), les scolastiques ou écoliers approuvés (ils ont surmonté les épreuves au terme du noviciat et sont déjà jugés aptes à la prédication et à l’enseignement, ou à assister les prêtres missionnaires), les coadjuteurs spirituels, qui ont fait des vœux publics, et enfin les profès, qui sont l’élite et les acteurs principaux de l’Ordre, participant notamment à l’élection du Général.

    J’ai  décrit dans la séance précédente le régime du noviciat. Je précise que ceux qu’on appelle les « scolastiques », étant sur le trajet qui va les faire membres de la Compagnie, se différencient des autres élèves dans les collèges, et notamment les boursiers. D’après Gustave Dupont-Ferrier, au collège Louis-le-Grand, au début du XVIIIe siècle, les scolastiques, une cinquantaine de jeunes gens, sont bien plus âgés que les élèves ordinaires, puisqu’ils ont souvent entre 20 et 25 ans…, et qu’ils ont déjà exercé comme régents dans des collèges de province. Ils viennent à Paris pour achever ou refaire leurs études de philosophie et de théologie, et ils font également office de surveillants ou de répétiteurs - fonction très importante, sous l’autorité du préfet des études - autre fonction caractéristique (G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand (1563-1920), Paris, 1921, t. 1, p. 68).  

    Mais j’ai bien dit que le but premier d’Ignace n’était pas l’enseignement dispensé à un public tout venant. Il souhaitait avant tout créer des lieux et des modalités de formation pour les membres de son Ordre, et notamment pour ceux qui, dans la visée de restauration d’une orthodoxie religieuse, allaient devenir missionnaires et iraient porter la bonne parole un peu partout où cela était jugé nécessaire. Bref, il s’agissait de travailler à la conversion de ceux dont on estimait qu’ils devaient gagner leur salut – les huguenots en premier lieu. Donc pour ce faire : missions, prédications, direction de conscience et tout ce qui pouvait assurer la propagation de la doctrine catholique. D’où l’insistance des jésuites sur la théologie morale et leur créativité en ce domaine (je pense à l’élaboration du corpus casuistique… J’y viendrai plus tard). Dans cet ordre d’idées, les deux premiers collèges ouverts en Espagne et en Italie, en 1546 et 1548 ne visaient à rien d’autre qu’enseigner la petite population des prêtres à venir, ce pour quoi Ignace avait imaginé une sorte d’institution mobile, adaptée aux activités des missions dans les régions et les pays désignés. Ceci pour dire que la compagnie a été portée par son succès comme enseignante, succès que lui ont fait les classes aristocratique et bourgeoise en général, dont la demande d’éducation n’attendait qu’une offre de la qualité de celle que les jésuites pouvaient leur garantir – surtout en période de reconquête catholique des territoires perdus de la foi chrétienne. C’est ainsi que, très tôt, en 1548, à Messine et Palerme, en Sicile, des collèges qui sont primitivement des séminaires se transforment afin d’accueillir d’autres écoliers, non clercs ceux-là, pour répondre à la demande d’éducation des familles de l’aristocratie locale.

    Cela dit, Ignace et ses successeurs avaient aussi de bonnes raisons de se montrer attentifs à ces demandes et à y répondre positivement. C’est que l’activité éducative en direction des populations correspondait à leur souci d’entrer en contact avec le monde extérieur, de se mêler à lui, plutôt que d’adopter la posture des ordres monastiques, qui vivaient leur foi dans la prière, en pratiquant la pénitence, et en se consacrant à divers tâches matérielles entre les murs de leurs cloîtres. On peut se dire que cette orientation vers la société, le « siècle » comme on disait, était parfaitement révolutionnaire dans l’histoire de l’Eglise. C’est ainsi que la décrit l’article « Jésuite » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 959, qui cite un texte de l’historien Henri Martin, visant aussi bien l’éducation que les missions et la prédication :

     

    « Les jésuites, avec une sagacité et une précision de mouvement extraordinaires, exécutèrent une vaste évolution. Le monde ne vient pas, on ira au monde. On n’a pu enfermer le monde dans l’Eglise ; on transportera l’Eglise dans le monde. On atténuera le plus possible l’antique et redoutable opposition de Jésus Christ et du siècle ; on gagnera le siècle en donnant la consécration religieuse à ses pompes et à ses œuvres, naguère maudite. Bref on transformera le fond pour garder la forme. »

     

     

    Les jésuites furent en outre aidés par le concile de Trente, qui approuva la Compagnie et affirma devant les nations européennes l’efficacité de ses membres comme prédicateurs et éducateurs de la jeunesse.

    Tous les disciples et les compagnons d’Ignace ayant fréquenté les écoles des facultés (le Général exigeait des religieux, à Paris, qu’ils suivissent les leçons les plus réputées), ils en connaissaient bien les enseignements, et s’ils déploraient l’attrait des maîtres de leur époque pour la culture de l’antiquité, ils en vinrent facilement à utiliser cette culture, et la tendance humaniste fondamentale, en la détournant de ses significations païenne pour la faire servir à la glorification du christianisme exclusivement -  telle est leur option culturelle fondamentale, que nous connaissons (et que commente précisément Durkheim dans L’évolution pédagogique en France). C’est une autre très grande nouveauté sur le plan culturel, dont les conséquences sont innombrables. En fait, c’est avec les successeurs d’Ignace que l’activité d’enseignement dans les collèges devint la première en importance dans la série des activités de la Compagnie. Selon certains commentateurs, il n’est pas sûr que les jésuites aient été meilleurs que l’Université sur le plan de l’instruction ; en revanche, indéniablement, la discipline était leur point fort. Mais j’incline à penser que la force de la discipline garantit un mode d’instruction plus efficace…

     

    b) Comment les jésuites parviennent-ils à établir leurs collèges ? Trois cas peuvent schématiser la diversité des situations rencontrées.

    Premier cas, les jésuites s’installent dans des villes qui n’ont pas de collège. Le premier collège ouvert par eux se situait dans la ville de Billom, Puy-de-Dôme. Cette création eut lieu à l’initiative de Guillaume Duprat, évêque de Clermont, en 1559 (on l’a vu, cet évêque sera aussi, à Paris, à l’origine du collège de Clermont, futur collège royal Louis-le-Grand, en 1674). C’est dire que, dans ce cas, les jésuites sont appelés par les autorités ecclésiastiques. Ils peuvent de même être sollicités par la population locale, laquelle se signale à leur attention parce qu’elle apprécie leur engagement religieux, la rigueur de la discipline dans laquelle ils vont tenir la jeunesse, et avant tout leur enseignement humaniste. Faute de ces approbations préliminaires, la Compagnie s’attache à susciter un tel intérêt, notamment en démontrant son excellence lors des prédications, aux offices religieux, quand ses prêtres montent en chaire. Et alors, soit les jésuites bénéficient de l’aide d’un particulier qui leur cède un bâtiment, qui leur fait une rente, etc., soit ils passent contrat avec les autorités locales, en exigeant le respect de certains critères. N’oublions pas que les jésuites ont besoin de subsides pour offrir la scolarité gratuite qui correspond à l’esprit de charité qui les anime et qui, en même temps, leur permet de recruter leurs élèves à tous les niveaux de la classe bourgeoise, donc des élèves qui, après les études, auront les ressources pour accéder aux diverses fonctions en vigueur dans la société environnante, c’est-à-dire, tout simplement, qui pourront acheter des charges (nous sommes encore au temps de la vénalité des charges). De manière générale, les jésuites désirent ne s’installer que dans des villes ne comptant pas moins de 5000 habitants, pour être certains de mobiliser les personnes influentes.

    Deuxième cas, les jésuites prennent possession de collèges existants qui, éventuellement, périclitent. C’est notamment ce qui arrive à la fin du XVe siècle - pendant et après la période les guerres de religion (qui commencent en 1562 et s’achèvent plus de 30 ans plus tard, disons, avec l’édit de Nantes, ou édit de tolérance, pris par Henri IV en 1598  - Henri IV qui a également abjuré sa religion d’origine, le protestantisme, en 1593… car « Paris vaut bien une messe » !).

    C’est aussi une situation typique du XVIIe siècle, époque à laquelle les jésuites sont nettement soutenus par les pouvoirs royaux, ce qui leur donne beaucoup de facilités pour s’étendre. Alors, les ouvertures d’établissements sont négociées avec les autorités. Celles-ci, les bailleurs, assument alors l’entretien de la communauté, s’engagent éventuellement à payer pour ou à procéder à de nouvelles constructions. Rouen, fin du XVIe et début du XVIIe siècle, est un exemple rare d’unanimité au sujet des jésuites. Car ceux-ci sont appelés par le Parlement, qui a suscité l’accord des échevins, lesquels vont faire don d’un hôtel, ensuite de quoi les membres du Parlement se cotisent et font des quêtes dans la population. Telle n’est cependant pas la situation la plus courante, étant donné que les jésuites soulèvent aussi de grandes réticences. Parfois il faut attendre des années avant que les efforts pour les faire venir soient couronnés de succès. A Poitiers, le processus qui aboutit en 1604 a commencé bien avant cela, en 1570 pour les premières démarches.

    Dans la même catégorie on peut ranger les fondations qui se produisent dans le courant des luttes contre les « hérétiques ». Les premiers collèges sont du reste établis en des endroits où l’on redoute l’expansion protestante : Pamiers, Tournon, Rodez, Mauriac, Toulouse, Bordeaux, Avignon, Chambéry, Lyon, etc. Lorsqu’un collège est aux mains des protestants (les institutions universitaires sont un des lieux de prédilections pour la diffusion du protestantisme calviniste) et que les autorités de l’Eglise catholique et les populations fidèles s’en alarment, c’est alors que ces populations peuvent se tourner vers les jésuites afin qu’ils viennent à la rescousse et s’emparent sinon du collège du moins de l’enseignement. On a l’exemple de Lyon où, lors de la fête-Dieu de 1565, des huguenots ont eu  la mauvais idée de perturber une procession catholique, de bousculer le prêtre, d’interrompre la liturgie, et, ô horreur, de profaner l’hostie (offense gravissime au corps du Christ divin, dieu fait homme : je rappelle que l’hostie, constitué de pain cuit sans levain, dont les fidèles avalent un petit morceau dans le rituel de l’Eucharistie, symbolise le corps du Christ  - comme le vin symbolise son sang, et c’est précisément un rituel que les protestants perçoivent différemment). A titre de représailles, les fidèles, offensés, se rendent au collège et, sans coup férir, se saisissent du Principal qu’ils accusent d’être l’instigateur de la profanation, puis, tout bonnement, l’assassinent. Le collège est donc empêché de fonctionner ; après quoi on appelle les jésuites qui, à ce moment, ouvrent des collèges à Mauriac, Tournon, Rodez, Chambery, Avignon, etc. (je suis ici André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France sous l’Ancien Régime (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles), Paris, 1913, introduction). A cette époque, d’autres villes présentent des situations de conflit comparables (sans les violences associées), comme Rodez, où enseignent des professeurs calvinistes, auxquels sont substitués les jésuites en 1597. Châlons est un cas assez proche. Il y a là un collège tenu depuis 1560 par des maîtres séculiers ; et, à plusieurs reprises, l’idée de faire venir les jésuites a été émise, mais sans succès, à cause des réticences calvinistes dans la ville. En 1615 pourtant, l’évêque revient à la charge en faisant une donation conséquente, si bien qu’une assemblée d’habitants se réunit et statue en faveur des jésuites qui, en retour, proposent d’ouvrir cinq classes  - le cursus de base : trois classes de grammaire, une classe d’humanités et une classe de rhétorique. Ils se disent  prêts à accueillir les enfants protestants (bien sûr ! puisqu’ils veulent surtout combattre les croyances hérétiques). Mais les protestants se récrient, ils pétitionnent contre les « odieux » jésuites… sans réussir à empêcher l’ouverture (sur le cas de Rodez, voir Schimberg, idem,  p. 5 ; sur Châlons, voir  H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en Franceop. cit, t. 3, p. 491. C’est l’un des nombreux exemples traités dans ce livre, dont j’ai signalé l’énorme somme de connaissances qu’il contient sur l’histoire des jésuites).

    Troisième cas (qui ne se distingue pas forcément précédent), les jésuites tentent de créer un collège en s’insérant d’emblée dans le tissu universitaire existant, ce qui ne va pas sans obstacles de toutes sortes. Je m’arrête un peu sur ce dernier point. A l’origine, les Universités, qui disposent de privilèges, peuvent faire obstacle à l’ouverture de collèges en dehors d’elle. A priori, aucun établissement d’enseignement ne peut se tenir en dehors des structures universitaires existantes ; et c’est ainsi qu’à Paris, pour ouvrir un collège, il faut être membre de l’Université (voir Jules Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe. Collège, communauté, institution, t. 2, Paris, 1862,  p. 51 et suiv.). Les jésuites par conséquent, théoriquement astreints à cette interdiction, ne pourront que tenter de l’outrepasser, déclenchant ainsi, contre les autorités des universités, des conflits qu’on peut dire typiques de cette période de formation du réseau de leurs établissements. Les Facultés des arts (et leurs propres collèges) sont les premières concernées, étant directement concurrencées. Il se peut que les classes des nouveaux collèges jésuites dépeuplent l’Université, ce qui ne peut qu’entraîner une réaction hostile.

    Considérons à Paris le collège de Clermont, qui sera, je l’ai dit à plusieurs reprises, le plus prestigieux des collèges de l’Ancien Régime (comme le lycée qui en dérive l’est aujourd’hui !). Lorsque les jésuites, après la donation de l’évêque de Clermont, qui les a connus au concile de Trente, ouvrent,  en octobre 1563, rue Saint-Jacques, les classes qu’ils intitulent « Collège de Clermont de la Société de Jésus »), ils demandent logiquement que l’Université admette leur collège en son sein, et ils se voient tout aussi logiquement opposer un refus -  ceci ne les empêchera cependant pas de faire leurs leçons, puisqu’ils seront tolérés pendant les trente années suivantes  (voir l’étude d’A. Douarche, L’Université de Paris et les jésuites (XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 55 et suiv.). En 1578, après s’être rendus propriétaires des maisons attenantes de l’hôtel de Clermont, les jésuites feront bâtir un ensemble, y compris, à partir de 1582 la chapelle indispensable pour les nombreux offices religieux. (Il y a toujours, avec les grands collèges jésuites, de somptueuses chapelles, que je recommande de visiter quand on a l’occasion d’en repérer une, maintenant dissociée d’un lycée qui occupe les anciens bâtiments, mais qu’on ignore généralement. Pour ma part, je ne manque jamais de le faire. Ceci donne une idée de la puissance et du volontarisme religieux de la Compagnie.).

    Je passe sur les rapports avec d’autres concurrents religieux, les Oratoriens et les Doctrinaires. Une concurrence entre semblables, en quelque sorte.

     

    Remarque.

    Pour prendre connaissance des liens des collèges (et lesquels) avec les Universités, je renvoie à un petit article de Joseph Dehergne, assorti d’une liste, « Note sur les jésuites et l’enseignement supérieur dans la France d’Ancien Régime (1560-1768) », Revue d’histoire de l’Eglise de France, t. 57, 1971, n° 158. Je précise, à l’aide de cet auteur, que les jésuites ont administré très peu d’Universités. Cela ne s’est produit qu’en Alsace (unie à la France en 1648 seulement), à Montpellier en 1626 (en remplacement des protestants), à Pau en 1722. Ceci pour qu’on ne pense pas que, lorsque les collèges jésuites se sont fait admettre dans les Universités, où lorsque certains membres de la Compagnie ont été eux-mêmes des professeurs des universités, celles-ci sont simplement tombées dans leur escarcelle. Retenons donc que la quasi-totalité des collèges jésuites, et la totalité de leurs grands collèges, ne sont pas devenus universités.  

     

    Une autre cause de rivalité, plus particulière mais tout aussi essentielle, a tenu au fait que les jésuites se sont trouvés en position de disputer aux Universités le privilège de la collation des grades (autre rappel : les grades - on dit aujourd’hui : les diplômes -, ce sont le baccalauréat  - aussi nommé au Moyen Age la déterminance (determinatio) -, pour lequel il faut justifier qu’on a suivi un cours de philosophie (logique, métaphysique, etc.)pendant deux ans à l’Université de Paris ou dans une autre Université  ; puis  la licence, qui est une autorisation d’enseigner, et qu’on obtient à condition d’être bachelier depuis au moins un an, et c’est encore vrai début XVIIe siècle ; la maîtrise et enfin le grade de docteur). Donc ce sont les titres qui, normalement, ne peuvent être décernés que par les Universités et leurs maîtres, et au terme des examens prévus et organisés selon des règles codifiées et de manière rituelle. Ceci signifie que si un collège ouvre et fonctionne en dehors de ces structures, ses élèves, pour accéder aux grades, sont contraints de finir ailleurs leurs cursus. C’est ce qui arrive avec le collège de Clermont, dont je viens d’évoquer l’opposition à laquelle il s’est heurté de la part de l’Université de Paris ; si bien que, dans un premier temps, les élèves qui veulent suivre les leçons de philosophie, qui durent deux ans après la classe de rhétorique, doivent se rendre dans l’un des collèges appartenant à l’Université pour aller au bout du cycle prévu.

    Pourquoi donc les jésuites se sont-ils sentis en capacité de rivaliser avec les Universités et leurs collèges sur ce terrain de la collation des grandes ? D’abord parce qu’ils furent incités à le faire et à procéder aux examens réguliers par le pape Jules III, en 1552, et ce pour la totalité des grades, du baccalauréat jusqu’au grade de docteur. Cette autorisation fut même confirmée un peu plus tard, en 1560, par une bulle de Pie IV. Forts de cette bulle, les jésuites s’empressèrent de transformer en université leur collège de Tournon. Evidemment, ces faveurs venant de Rome ne pouvaient qu’hérisser le clergé national et les Universités, qui étaient donc nombreuses à ruer dans les brancards (Valence, Paris, Bordeaux, Reims, Poitiers…). C’était prévisible.

    Voilà donc les causes les plus saillantes de conflit entre les jésuites et les autorités, de l’Université et de l’Eglise.

    Dans certaines villes, le problème est facilement solutionné. A Bourges, en 1573, dès que l’archevêque a approuvé l’installation des jésuites, il a permis que ce collège soit intégré à l’Université (c’est ce que j’apprends dans une étude disponible à la bibliothèque locale : sur le Collège Sainte-Marie, dans les Mémoires de la Société historique du Cher, Marcel Bruneau, L’enseignement secondaire et supérieur de lettres et des sciences à Bourges. De l’expulsion des Jésuites (1762) à la suppression du collège (1792), Bourges, 1890). Il se trouve que quatre jésuites sont également professeurs à la Faculté des arts. Ce collège s’intitule Collège royal de l’Université ; et sur lui, l’Université exerce alors des pouvoirs spécifiques : tous les trois mois, le Recteur peut visiter les classes du collège ; lui et le Tribunal de l’Université ont seuls la prérogative d’exclure un écolier, ce qui leur permet aussi bien de dénoncer une mesure d’expulsion prise par les jésuites (p. 20) ; c’est par ailleurs l’Université qui règle les congés et leur durée, qui fixe la date et la forme d’une cérémonie annuelle en souvenir de la fondation du collège, etc. Même sorte d’arrangement en vue à Poitiers, plus tard, là où, dès que les jésuites sont autorisés à ouvrir leurs classes, en juin 1607 (c’est le collège de Sainte-Marthe), ils font une démarche auprès de l’Université, spécifiant qu’ils se conformeront aux statuts et aux usages, mais qu’il faudrait aussi agréger un de leurs maîtres à la Faculté de théologie et un autre à la Faculté des arts. Dans ce cas toutefois, les choses se passeront nettement moins bien (Joseph Delfour, Les jésuites à Poitiers (1604-1762), Paris, 1901, p. 129 et suiv).

    Il apparaît donc que, dans certaines villes, la rivalité, très forte, est sans solution rapide. Je reviens à Paris, au collège de Clermont : c’est l’inverse de Bourges. En janvier 1551, le roi Henri II délivre aux jésuites des lettres patentes (les autorisations) espérées pour l’ouverture du collège. Mais ces lettres patentes suscitent une réaction de défense du Parlement (qui a la charge d’enregistrer l’autorisation), de concert avec d’autres autorités comme la faculté de théologie qui déclare en décembre 1554 que les jésuites sont une société « extrêmement dangereuse en ce qui concerne la foi », car elle est « ennemie de la paix de l’Eglise » (cité par (A. Douarche, L’Université de Paris…, op. cit., p. 60). En 1560, toute l’Université de Paris, réunie en corps, se prononce contre l’existence même de la Compagnie. On le comprend d’autant mieux si l’on sait que, par tradition, les prêtres réguliers ne peuvent enseigner dans l’Université. En 1559, survient la mort de Henri II, et l’accès au trône de son fils, François II, qui ne tarde pas à publier à son tour des lettres patentes à destination des jésuites. Puis, en 1560, quand ce roi disparaît, seulement un an après, Catherine de Médicis, sa mère, qui devient régente (épouse de Henri II elle a été reine de France de 1547 à 1559), renouvelle une fois de plus les lettres patentes. Or, juste avant que n’éclatent les guerres de religion, Catherine de Médicis tente de ramener la paix dans la royaume et, pour ce faire, convoque une assemblée plurielle, le « colloque de Poissy », qui se tient en septembre et octobre 1561 afin de rapprocher les partis religieux opposés ; et c’est durant ce colloque que le sort des jésuites est scellé. Scellé… dans le sens d’un compromis assorti de limitations strictes : car les jésuites sont autorisés comme enseignants mais pas comme nouvel ordre religieux et ils doivent renoncer à leur nom de Société de Jésus et à celui de jésuites, après quoi le parlement leur impose le titre de Collège de Clermont…

    Je passe sur les détails. Fort de ces soutiens de poids, c’est le moins qu’on puisse dire, les jésuites tentent de se faire reconnaître par l’Université en donnant diverses garanties, en particulier leur souci de respecter les statuts en vigueur. Mais l’Université fait la sourde oreille, et dans les années suivantes, elle oppose de nouvelles difficultés (en octobre 1564, le Recteur donnait aux jésuites l’ordre de fermer leur collège), si bien que tout cela se solde par des procès… dont les jésuites vont sortir vainqueurs. Un premier procès a lieu en 1565, lors duquel l’avocat de l’Université, Etienne Pasquier, prononce un réquisitoire virulent dans lequel on peut voir un modèle de la pensée anti-jésuite ultérieure. Un autre procès aura lieu trente ans plus tard, sous Henri IV, en 1594, et se conclura (à la surprise générale), par un nouveau triomphe des jésuites. Tous les arguments de ces procès sont exposés en détail dans le livre d’A. Douarche, aux chapitres V et VII : il suffit de s’y reporter. On y découvre d’ailleurs la violence des arguments anti-jésuites (des oiseaux infâmes, aux ongles impurs, des animaux à deux pieds et sans plumes, etc. - cité par A. Douarche, idem, p. 104). Dans le livre de H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en Franceop. cit, t. 4, les chapitres II et III comportent également de nombreuses précisions sur les conflits des période suivantes - avant que les pouvoirs royaux se montrent plus favorables…

    Nous sommes en 1594 : les jésuites se sentent confortés… mais leur plaisir sera de courte durée, car d’autres circonstances, dont je vais bientôt dire un mot, aboutissent à leur exclusion, en 1595 !

     

    d) L’histoire politique des jésuites.

    Dernier point pour saisir le contexte historique… Les jésuites je l’ai dit, ajoutent aux vœux religieux (pauvreté, chasteté, obéissance), le vœu spécial d'obéissance au pape. Or, cela nourrit un conflit potentiel avec la monarchie, le pouvoir royal comme pouvoir national, ainsi qu’avec l’Eglise inféodée à ce pouvoir, et pas au pape, à Rome - l’Eglise nationale, « gallicane ». Les jésuites ont donc toujours, presque naturellement, fait l’objet d’une suspicion, tout au long des quatre siècles suivants. Si je peux me permettre une formule anachronique : ils ont toujours été perçus et critiqués, en quelque sorte, comme le « parti de l’étranger » (d’autant qu’ils ont été fondés par un Espagnol) ; première difficulté. Et puis, seconde difficulté et autre cause d’épreuves : ils ont toujours eu la réputation de travailler à la conquête de l’esprit public, tandis qu’eux-mêmes, bien sûr, se vivent en émancipateurs de la pensée par le truchement de la foi et de la fidélité au dogme. Leurs adversaires et opposants des XVIIIe et XIXe siècles, dénonceront toujours dans leur projet une volonté sectaire de domination des consciences.

    Deux expulsions caractérisent l’histoire des jésuites (je parle de la France, car, des interdictions, des restrictions, des expulsions, il y en eut de nombreuses dans d’autres pays). La première expulsion, mentionnée plus avant, se produisit de 1595 à 1603, après qu’un élève des jésuites, qui venait juste d’achever ses deux années de philosophie au collège de Clermont, ait attenté à la personne de Henri IV, le blessant au visage… La scène se passe le 27 décembre 1594 : deux jours plus tard, le fautif est condamné à la peine mort et les jésuites à celle de bannissement… Ils sont alors 37 à Paris. Leur absence va durer huit ans, puisque Henri IV ne les rappellera qu’en 1603, en les obligeant à n’admettre que des maîtres français, qui auront en outre prêté un serment de fidélité. Suite à ce retour, les jésuites ouvrent une série de maisons et de collèges, parmi lesquels ceux de Rouen et de Poitiers, évoqués plus haut ; donc ils se renforcent très sensiblement. J’ai aussi indiqué qu’Henri IV prend alors un jésuite, le Père Coton, comme confesseur (voir sur ce moment A. Schimberg, L’éducation morale… op. cit., p. 9.). Henri IV a aussi confié aux jésuites la direction du collège royal de La Flèche, autre établissement de très grande réputation, comme on sait.

    La seconde expulsion, plus connue par ses conséquences, a lieu bien longtemps après, au XVIIIe siècle, en 1762, dans une période où les jésuites sont en apparence puissants (ils détiennent plus de cent collèges et la Compagnie compte 3300 membres, dont de nombreux en mission), mais où leurs adversaires sont légion : magistrats membres des parlements, philosophes (à l’exception de Voltaire, ancien élève du collège Louis-le-Grand), clergé gallican, personnalités influencées par le jansénisme, etc.). Cette nouvelle proscription fait suite à une affaire financière, malversation commise par un jésuite qui, en contradiction avec les exigences de la Compagnie, fait commerce des fruits en Martinique. Le bannissement entraîne, chose très importante bien sûr, toute une vague de réorganisations, incitée par un édit de 1763. C’est à ce moment que plusieurs membres des parlements consignent des propositions dans des plans d’éducation qui resteront des références majeures, y compris sous la Révolution, comme celui de Louis-Réné de Caradeuc de La Chalotais, procureur général au Parlement de Bretagne. Et les actes ne tardent pas à suivre. A Dijon par exemple (comme ailleurs), où le collège a été fondé en 1581, on voit se constituer un bureau d’administration comportant une dizaine de membres dont l’évêque ; puis cette instance publie un nouveau règlement - avec des exigences disciplinaires strictes, des programmes précis -, elle choisit un Principal, ensuite de quoi se produit le recrutement d’autres maîtres etc. (je lis ici le mémoire de Maîtrise de Claudine Tachet, L’organisation de la vie au collège des Godrans de Dijon, 1763-1795, Université de Dijon, 1986 ). Tel est donc, en gros, le processus déclenché quand les jésuites sont contraints de quitter leurs établissements et de renoncer à leur activité d’enseignants.  Les Pères qui le peuvent restent dans leur ville et leur région, mais comme prêtres. Dans les collèges, ce sont souvent des prêtres séculiers qui les remplacent. Autre exemple : Bourges (je cite Dijon et Bourges parce que ce sont des cas assez typiques dans leur banalité – et… j’ai pu y faire une brève incursion ; et en l’occurrence je lis Marcel Bruneau, L’enseignement secondaire et supérieur (…) à Bourges, loc. cit.,). A Bourges, on verra même, plus tard, appelés des rivaux sur le terrain des sociétés religieuses enseignantes, à savoir les Doctrinaires – moyennant quoi le roi, Louis XVI à ce moment, impose l’intégration de professeurs de sciences (ceci dit pour qu’on apprécie la manière dont se propagent les nouveaux savoirs…). Evidemment, quand ils reviennent, les jésuites ne retrouvent pas les positions perdues.

     

    Pour finir, j’envisage de manière ultra schématique les vicissitudes des périodes suivantes. En 1769, le nouveau pape, Clément XIV, est pressé par plusieurs cours européennes de supprimer la Compagnie, perçue un peu partout comme dangereuse. En 1772, après avoir regimbé, le pape se résout à ordonner la fermeture du collège romain, puis, en 1773, le 21 juillet, il publie une bulle qui décrète la suppression complète des jésuites. A ce moment la Compagnie possède 24 maisons professes, 669 collèges, 176 séminaires, 335 résidences et 273 missions (à nouveau, je me sers de l’article que consacre aux jésuites le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse). Il faudra attendre une décision du pape Pie VII, le 7 août 1814, pour que cette suppression soit annulée. En France, après l’expulsion de 1763, les jésuites seront tolérés une fois la Révolution achevée, mais ils ne seront rétablis officiellement qu’en 1822, quand les ultras royalistes gouverneront le pays. A ce moment, les jésuites font toutefois l’objet de vives critiques de la part de leurs opposants, l’église gallicane, opposant traditionnel, les libéraux, continuateurs des philosophes du XVIIIe siècle, et les monarchistes contre-révolutionnaires. Venant de cette dernière mouvance, la droite contre révolutionnaire, un virulent mémoire du comte de Montlosier fait grand bruit en ce sens (Mémoire à consulter sur un système religieux et politique, tendant à renverser la religion, la société et le trône, 1826). Quant aux libéraux, ils reprochent aux jésuites d’être le fer de lance du « parti prêtre ». Les jésuites dirigent alors ce qu’on appelle les « petits séminaires », séminaires diocésains, qu’on appelle aussi, dans la loi qui régit l’Université napoléonienne (université au nouveau sens, proche de ce que nous appelons « éducation nationale » aujourd’hui), des « écoles secondaires ecclésiastiques ». Il y en a huit (nous apprend Félix Ponteil, dans son Histoire de l’enseignement, les grandes étapes, 1789-1965, Paris, Sirey, 1966, p. 175). Or une ordonnance du 16 juin 1828, de Charles X, les soumet au régime de l’Université, prescrivant qu’on ne peut diriger une telle école que si on a assuré par écrit qu’on n’appartient pas à une congrégation non autorisée. Puis une autre ordonnance limite le nombre total des élèves de ces écoles (celles dirigées par les jésuites et les autres, donc), à 20 000. Après la Révolution de 1830, les jésuites se voient confirmer l’interdiction d’enseigner, et la situation va durer encore deux décennies. Mais, à nouveau tolérés dans certaines de leurs activités, ils prospèrent malgré tout : ils ont des novices, des maisons, bref ils parviennent à enseigner et étendent leur système d’éducation. Dans la décennie 1840, nouvelle campagne anti-jésuite, où s’illustrent au Collège de France Michelet et Edgar Quinet. Puis, après 1850 et le régime très favorable aux catholiques de la loi Falloux, les jésuites ouvrent à nouveau des maisons, des collèges, des noviciats, ne parvenant d’ailleurs pas à répondre à toutes les sollicitations qu’on leur adresse (sur ces péripéties, voir J. Dhotel, Les jésuites en France, op. cit., p. 50-64). Renversement : les jours sombres arrivent pour la Compagnie sous la Troisième république, quand, le 29 mars 1880, on lui donne trois mois pour évacuer ses établissements, qui sont au nombre de 28 collèges. A la suite, du décret  du 29 mars, le 30 Juin, les jésuites sont à nouveau expulsés (il fallait que les congrégations non autorisés demandent une autorisation).

    Je saute un siècle… D’après un article de Bruno Poucet, « Les collèges jésuites et la formation des élites : l’impact de la loi Debré », in Le Télémaque, n° 39, 2011, p. 85), en 1960, le nombre de collèges jésuites se monte à 21 établissements (comprenant en outre des classes élémentaires), pour 12 638 élèves. Ces élèves sont encadrés par 434 jésuites et 795 adultes laïcs. On est donc très loin de la période faste de l’Ancien Régime.

     


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    Séance 10

     Chapitre II

     ORGANISATION DE LA VIE ET DU TRAVAIL

     DANS LES ANCIENS COLLEGES

     

    Au moment de commencer ce chapitre qui me conduira, sinon au centre du moins à proximité, sur les bords de l’objet de mon enquête (les pratiques d’enseignement et leur évolution), je ressens l’intérêt d’une sorte d’avertissement, pour ne pas dissimuler certaines difficultés que j’ai éprouvées et que tout lecteur un peu scrupuleux éprouvera sans doute comme moi, confronté aux études savantes dont je me sers. J’ai déjà annoncé que, pour avoir une connaissance suffisante des collèges de l’ancienne France, je n’ai pas fait un travail personnel d’archives : ce n’était pas indispensable puisqu’un tel travail a été fait par de nombreux historiens ou autres spécialistes des collèges et des jésuites, souvent avec minutie et en mobilisant une grande masse de documents relatifs à la vie et aux personnes ayant agit à l’intérieur des établissements ou à l’extérieur, en rapport avec ces établissements. Je me suis donc mis dans la position d’un amateur (que je suis sur ce plan !), qui fait crédit par principe à ses prédécesseurs bien plus savants. Ceux-ci ont d’ailleurs travaillé soit dès la deuxième moitié du XIXe siècle (comme Jules Quicherat en 1862 sur le collège de Sainte-Barbe, ou Camille Rochemonteix en 1889 sur le collège de La Flèche), soit dans la première moitié du XXe (comme Henri Fouqueray de 1910 à 1925, ou bien André Schimberg en 1913), soit encore, pour les plus récents, dans la deuxième moitié du XXe, c’est-à-dire depuis cinquante ou soixante ans (comme Ph. Ariès, D. Julia ou M.-M. Compère et les autres que j’ai cités). Ce qui signifie d’ailleurs que les moins anciens, même quand ils investiguent de nouvelles sources, lisent aussi et s’appuient sur les plus anciens, qu’ils prennent, ainsi que je l’ai fait moi-même, pour des sources secondaires (voir à ce sujet les bibliographies consignées dans les ouvrages de référence).

    A quelle sorte d’embarras fais-je allusion ? A ceci : quand on pénètre dans le détail des ouvrages utiles, on s’aperçoit qu’il y a ici ou là des différences entre eux (parler de divergence serait trop fort car la plupart du temps, il ne s’agit pas de phénomènes globaux donc cruciaux). Ce sont des différences d’interprétation ou même des différences dans la nomination et la description de certains faits par les historiens dont je parle. J’ajoute immédiatement que ces différences ne tiennent pas à une faiblesse ou à une incertitude des enquêtes effectuées ; car c’est la réalité historique elle-même qui se présente dans une grande diversité : d’un collège et d’une institution à l’autre, d’une ville ou d’une région à l’autre, et, qui plus est, d’une époque à l’autre, les variations sont très sensibles à tous les niveaux des institutions et des pratiques, malgré une logique ou une rationalité dominante. Du coup, voilà le problème, il est très difficile, et pour moi quasiment impossible, de trancher dans un sens plutôt que dans un autre. On se souvient par exemple de la distinction entre collèges d’humanités ou petits collèges, et collèges de plein exercice ou grands collèges. On admet le plus souvent que les seconds comprennent sept classes, depuis la Cinquième jusqu’à la Rhétorique (soit la Première), puis les deux années de philosophie ; tandis que les premiers s’arrêtant à la rhétorique, ne comportent que cinq classes. Or, d’une part, il se peut qu’une huitième classe, une classe de petits, la Sixième donc, soit ajoutée à l’un ou à l’autre de ces collèges ; et d’autre part ils se peut même que certains « petits collèges » ne soient pas des collèges d’humanités en ce sens, étant donné que leur limitation consisterait non pas à se priver des deux années de philosophie mais au contraire à se dispenser de tout ce qui précède ces deux années. Tel est l’avis de Boris Noguès dans Une archéologie du corps enseignant, op. cit., p. 17. Cet auteur évoque la situation de collèges qui ont conservé leur ancienne vocation de lieux d’hébergement tout en ayant introduit quelques enseignements en leur sein : c’est donc bien là une variante parmi d’autres… Rien n’est simple.

    Bref : ne négligeons pas cette variabilité et cette complexité qui, en conséquence, empêchent (et c’est ce que je veux exprimer avant tout) de formuler un schéma simple, qui livrerait une idée unique du collège et de ses transformations du XVe au XVIIIe siècle. Et ce d’autant moins que, comme l’avouent souvent les historiens très documentés et informés que je consulte, il n’est pas possible de tout savoir, il n’est pas possible de combler certaines lacunes relatives à la vie et au travail des maîtres et des élèves dans les anciens collèges. Dans ces conditions, puisqu’en outre je ne cherche pas à effectuer une synthèse complète, exhaustive, des travaux sur ces anciens collèges (ce serait une entreprise colossale ; et s’il s’agit de lui donner à un tel projet des limites raisonnables, on dispose, par exemple, de l’excellent petit ouvrage de M.-M. Compère, Du collège au lycée…, op. cit.), et puisque ce qui m’intéresse, c’est, non pas les collèges comme tels, comme institutions, mais les modes pratiques d’enseignement repérables dans ces contextes scolaires (je ne parle des collèges en général que pour donner des informations que j’estime utiles sur l’environnement des pratiques), je me propose de prendre pour points de repère certains établissements typiques et dans ces établissements les situations les plus caractéristiques des données et de l’évolution que je cherche à saisir. Je n’ose employer l’expression d’ « idéal type », mais c’est un peu cela qu’il faudrait dégager.

    Ce que je viens de dire me dispense également de scrupules lorsque je suis conduit à privilégier les collèges jésuites… Je le redis, les pratiques d’enseignement ne sont pas très ou pas trop différentes d’un secteur à l’autre ; elles demeurent assez indépendantes, ou du moins la logique qui les anime reste assez indépendante, elle, des multiples variations que j’évoquais, car ces pratiques constituent un phénomène de mœurs qui s’impose à tous. Avec le recul historique, nous savons bien, c’est une évidence, que les maîtres, quels qu’ils aient été, ont épousé la même tradition humaniste, et n’ont pas dérogé aux habitudes scolaires qui commençaient d’être prises par tous les collèges et tous les maîtres, les jésuites comme les autres. Il pouvait certes y avoir là aussi, d’un établissement et d’une corporation à l’autre, des nuances de forme, des nuances sur telle ou telle manière de faire, sur telles ou telles finalités ; mais pour saisir mon objet, je peux passer outre. J’espère que les remarques qui suivent vont confirmer cette façon de voir…

    En fait, si l’appui sur un schéma d’analyse simple est peu envisageable, c’est pour la raison de l’adaptation des collèges aux réalités locales, y compris les collèges instaurés par les jésuites… Pour illustrer cette proposition, on pourrait prendre l’exemple de Poitiers, parmi bien d’autres (exemple traité par Joseph Delfour, Les jésuites à Poitiers (1604-1762), 1901 ; voir son Introduction). Car à Poitiers, à la fin du XVIe siècle, il y a eu pas moins d’une dizaine de collèges, tous surveillés par la Faculté des Arts, mais avec toutes les variantes qu’on imagine, certains réputés et prospères, mais d’autres nettement médiocres et en difficulté à tous les niveaux.

     

     

    I) L’ORGANISATION

     

     

    Comme pour le niveau des rudiments dont j’ai traité l’an passé, je vais dire un mot (un peu plus en l’occurrence, cette fois) de l’organisation des établissements scolaires qui m’occupent maintenant, les collèges, avant d’en venir aux manières d’enseigner et d’apprendre, le travail des maîtres et des élèves, dans ce cadre d’organisation.

     

    1) Les collèges dans le paysage scolaire

    Je reviens en premier lieu sur la distinction des collèges d’humanités, qui s’arrêtent après la rhétorique, et des collèges de plein exercice, qui comprennent en plus les deux années de philosophie, donc mènent aux études des facultés supérieures, le droit, la médecine et la théologie. En fait, cette distinction se formule de plusieurs manières. La dénomination de « petits collèges », pour ceux qui s’arrêtent après la classe de rhétorique (sauf la situation signalée plus haut), s’applique aux « régences latines », ou « collèges d’humanités », ou encore « collèges mineurs », alors qu’elle désignait au Moyen Age ces sortes de pensions qui n’offraient que le gîte et le couvert, et envoyaient les enfants suivre les classes des grands collèges.

    Une autre manière de voir (nous sommes bien dans les variations dont je vous ai averti en commençant) est celle de M.-M. Compère et D. Julia qui, dans leur répertoire des Collèges français, op. cit., p. 4, mentionnent : les « régences latines » (avec un seul régent de latin), ensuite les « petits collèges » (avec deux régents de latin), puis les « collèges d’humanités » (avec trois régents de latin) et enfin les « collèges de plein exercice », comportant tous le cursus y compris  les deux années de philosophie - avec la métaphysique et des sciences, dont, surtout, la logique.

    A Paris, à la fin du XVIIIe siècle, le collège jésuite de Louis-le-Grand est un parmi 38 établissements parisiens, dont 10 sont des « Grands collèges » ou collèges « de plein exercice » au sens que je viens de dire. En plus, durant toute la période, il existe, en rapport étroit avec les collèges, de nombreux pensionnats extérieurs, établissements qui accueillent les élèves sans dispenser d’enseignement. Ce sont des « collèges sans exercice » disent également M.-M. Compère et D. Julia, idem. Ces internats peuvent être aussi des collèges de boursiers, qui font penser aux origines médiévales de l’institution.

    Mais tout ceci n’éclaire pas encore l’organisation et, disons, la structure des fonctions assumées par un personnel adulte dans les collèges. Or un élément particulier signale bien cette structure du collège dans son évolution comme établissement d’enseignement, jouant un rôle éducatif nouveau. Cet élément, un élément clé, c’est la présence d’un personnage lui-même nouveau, le Principal. M.-M. Compère cite un texte lyonnais de 1540 où il est question d’un « homme de bonne  mœurs, ayant un sens commun et jugement sans suivre ses privées affections », et qui montre aussi « de bonnes lettres pour savoir discerner la qualité de ses régents… » (Du collège au lycée, op. cit.,  p. 33). Ceci montre que le Principal a la charge de recruter les maîtres de l’établissement qu’il va diriger et surveiller. Lorsqu’il s’agit d’un collège communal comme le collège de Guyenne à Bordeaux (et il s’en crée beaucoup aux XVIe et XVIIe siècles) les autorités municipales, qui sont à l’initiative (et non les autorités des Universités), au moment de procéder à la fondation qu’elles ont décidée, commencent par engager un Principal et passent avec lui un contrat au terme duquel ce dernier va choisir des régents pour les différentes classes prévues.

    Principal se dit aussi Primarius, ou Principalis, parfois aussi Provisor, ou encore Rector. Ce dernier terme prévaudra chez les jésuites… A la Sorbonne ou au collège des bernardins, on l’appelle Magister studentium. C’est lui, le  Principal, qui fait la tournée des chambres, des classes et des dépendances, pour si possible voir, disons même surprendre le comportement des élèves et de ses subordonnés, les maîtres ou régents (je tire ces renseignements du Père Gabriel Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites, le« Modus parisiensis », Rome, Institutum historicum, 1968 – autre ouvrage formidablement érudit, et téléchargeable sur Internet).

     

    2) A l’intérieur : les classes

    Le second élément d’organisation, très important, qu’il faut prendre en compte pour saisir le genre de vie institué dans les collèges, élément qui ne surprendra personne tant il est visible, et d’ailleurs il est clairement apparu dans les remarques précédente, c’est la liste et la spécialisation des classes. Dans les collèges, depuis au moins le XVIe siècle, on l’a vu, la classe de niveau est devenue la norme d’organisation fondamentale. J’ai expliqué, plus encore, dans le cours de 2013, que les collèges sont même à l’origine de cette pratique (voir cours 2013, les séances 2 et 4, et la référence admise aux Frères de la Vie Commune). J’ai à nouveau indiqué cette année que cette histoire de la classe scolaire est retracée par Ph. Ariès dans le chapitre III de la deuxième partie de L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960). Je vais un peu revenir sur cette évolution, pour qu’on comprenne la diffusion de cette norme.

    La norme de la classe a été fixée à Paris, dans l’Université et les collèges de la Faculté des Arts. C’est ce qu’on a appelé la « manière de Paris », le modus parisiensis. Tous les spécialistes nous expliquent que les jésuites ont repris et appliqué ce mode d’organisation (avec quelques améliorations que je décrirai). L’analyse la plus complète du modus parisiensis se trouve dans le livre de G. Codina Mir, que je viens de citer, p. 100 et suiv. (bien plus détaillé que le court chapitre de Ph. Ariès).

    Le modus parisiensis, mis au point dans le contexte de diffusion de la culture humaniste, est une organisation qui repose avant tout (mais pas seulement) sur un découpage du temps scolaire dans les sept ou huit étapes dont j’ai parlé, de la Sixième ou de la Cinquième à la Philosophie. Trois ou quatre classes, donc, pour l’acquisition du latin (retenez bien ceci, que j’ai déjà dû souligner : c’est bel et bien une seule matière qu’on enseigne pendant toutes ces années initiales !) ; puis la poésie, pour la classe d’humanités (ou Seconde), puis la classe de rhétorique (la Première), et enfin les deux années de philosophie. C’est ce que prévoient les statuts de la Faculté des Arts en 1598 ; c’est aussi ce que reprend le Ratio studiorum des jésuites en 1599. Il y eut davantage de niveaux donc de classes dans d’autres collèges. Au XVIe siècle toujours, le collège de Guyenne, où étudia Montaigne, fondé en 1533, en a compté dix. Cela étant, rien ne dit que les élèves ne restaient qu’une seule année à un niveau donné. Chez les jésuites, au XVIIIe siècle, ceux des élèves qui passaient deux années dans la même classe (ce qui était une cause supplémentaire de la disparité des âges), étaient nommés les « vétérans ». Aujourd’hui, ce seraient des redoublants.

    Le mot classis apparaît vers le milieu du XVIe siècle. Il semble que l’ajout d’une classe en début de cursus, cette sorte de classe préparatoire, la 6ème, consacrée à l’apprentissage des rudiments du latin, donc aussi au simple apprentissage de la lecture, ait eu lieu plus tard, au XVIIe siècle, dans les grands collèges (comme à la Flèche, à Louis-le-Grand, à Rouen, à Rennes, etc. voir C. Rochemonteix, Un collège de jésuites… La Flèche, op. cit., p. 3). Ceci permettait en outre d’affronter la diversité des niveaux entre les élèves, lesquels pouvaient être au demeurant fort nombreux, des centaines parfois (et cent ou deux cents dans une seule classe).

    La classe, la norme de la classe pour regrouper des élèves plus ou moins proches en âge et situés à un même niveau d’acquisition, est donc entrée dans les mœurs à la Renaissance. Mais il est certain qu’une pratique de ce genre remonte plus haut. Elle est probablement issue des divisions des lectiones établies dès le Moyen Age. Ces divisions s’appliquaient aux livres que le maître avait pour tâche de lire, en s’adressant pour ce faire à des groupes d’élèves distincts. C’était là une première division des tâches d’enseignement et donc aussi des statuts des écoliers.

    G. Codina Mir (idem, p. 101), affirme que la première mention claire d’une partition des élèves en classes se trouve en 1509 dans le programme du collège de Montaigu. Ce collège, qui était situé à Paris juste à côté de l’actuelle place du Panthéon comme le collège de Navarre, était l’un de ceux constituant la Faculté des Arts. Il est alors question de sept classes (le mot utilisé est regula ou lectio), chacune ayant un programme de connaissance spécifique, que les élèves doivent posséder avant d’accéder au niveau suivant. Je cite ce point parce que, là encore, c’est une donnée nouvelle par rapport aux études que j’ai déjà parcourues ici, notamment le chapitre de Ph. Ariès. Si cette pratique, fermement assurée à Montaigu, est nouvelle, il faudra cependant encore du temps pour qu’elle soit généralisée aux autres collèges. Un témoignage issu du collège de Sainte Barbe, en 1538, déplore ainsi que de nombreux maîtres se contentent toujours d’enseigner sans mettre aucun ordre dans leur matière (Codina Mir, idem, p. 102). Un peu comme aujourd’hui ces émissions d’histoire à la radio ou à la télé, où on parle un jour de ceci à telle époque, le lendemain ou la semaine suivante de cela à une toute autre époque, etc., sans qu’il y ait de rapports ni de continuité : pas de souci de progression, donc. Mais si le dispositif des classes a gagné, assez rapidement en fin de compte, les collèges de Paris, c’est parce qu’il existait dans l’Université cette ancienne tradition de rigueur dans la gestion des élèves (exemple : les boursiers) et dans la prévision et la distribution des matières. C’est pourquoi les classes de grammaire ont été les premières  à emboîter le pas du collège de Montaigu. Au collège de Navarre, en 1530, il y a dix-huit régents, donc autant de classes (classis, ordo, regula, lectio), certaines en double, assurément ; dans ces mêmes années, il y en a une dizaine à Saint Barbe. C’est alors qu’on commence à utiliser un  numéro pour les nommer (la Troisième, la Seconde, la Première…) comme au collège de Montaigu.

    L’organisation des établissements sous forme de classes n’est évidemment pas un élément accessoire concernant les pratiques d’enseignement, parce que celles-ci, très tôt donc, s’en trouvent dynamisées. Ce regain d’efficacité est remarqué, à juste titre, par Luce Giard, dans son article introductif à l’ouvrage Les jésuites à la Renaissance..., op. cit., : « Le devoir d’intelligence ou l’insertion des jésuites dans le monde du savoir », p. LIX . On peut comprendre que la classe entraîne et justifie un découpage très fin du temps quotidien des études, ce qui permet par ailleurs une gestion collective du travail des élèves, qui elle-même suppose réalisée une autre condition (on va le voir) : l’accroissement du nombre des régents et du personnel des adultes…

    Concernant le découpage, il faut savoir que c’est dans ce curant d’évolution qu’on calcule la progressivité des matières, autrement dit qu’on se rend attentif à la manière d’apprendre pour les enfants. Le programme de Montaigu prescrit jusqu’au nombre de vers de tel texte que l’élève devra savoir à chaque degré, selon un ordre strict, tandis que les régents ont interdiction de se lancer dans l’explication d’un chapitre si le précédent, étudié avec un autre régent, n’est pas terminé, etc. Du coup, un « contrôle » des acquisitions - comme nous disons aujourd’hui, devient possible, ce qui va aussi donner lieu à de véritables examens de passage (Codina Mir, idem, p. 107). Nous ne savons pas avec certitude selon quelle périodicité et à quels moments ces sessions avaient lieu à Montaigu, mais il semble que le moment de la rentrée, le 1er octobre, ait été le jour propice pour les affectations dans les classes, ce qu paraît très logique.

    J’ai donc restitué la thèse de G. Codina Mir, selon qui le collège de Montaigu a pu jouer le rôle moteur dans la généralisation de la norme de la classe avec toutes ses conséquences pédagogiques.

    Ce qu’il faut retenir pour résumer, et qui est assuré, c’est que le principe de la classe et de la gradation des classes détermine une prévision rationnelle de l’éducation. Dès le XVIe siècle, on admet qu’il doit y avoir un ordre des matières, donc une succession réglée des textes à lire, des auteurs à étudier et des exercices à effectuer en rapport. Tout cela, qui n’est donc pas une invention pédagogique des jésuites, sera cependant leur point fort. C’est à ce niveau qu’ils vont exceller et donc imposer leurs propres normes. Les jésuites, les fondateurs des collèges après Ignace de Loyola, auront une conscience aiguë de la nécessité d’éviter que les objets intellectuels soient présentés dans n’importe quel ordre et indifféremment aux différents âges des enfants. Contre cette confusion toujours possible, donc, les jésuites vont reprendre le principe des classes le plus répandu, du XVIe au XIXe siècle, avec les cinq années ou plutôt les cinq niveaux que j’ai cités à plusieurs reprises : les trois classes de grammaire, Prima, Secunda et Tertia, Cinquième, Quatrième, Troisième, pour l’apprentissage de la langue latine, écrite et parlée (je rappelle qu’à l’origine, on parle latin en classe), ensuite la classe d’humanités, ou Seconde, ou « classe de la poésie », puis, au sommet, la classe de rhétorique (la Première). J’en analyserai plus loin les programmes de lecture. On peut dire que la gradation ainsi ménagée, et qui est devenue la norme intouchable, est une norme cognitive : passer de la grammaire aux humanités puis à la rhétorique, c’est aussi énumérer, puis décrire, puis interpréter (comme le suggère F. de Dainville, dans La naissance…, op. cit., p. 85 et 106). Du moins est-ce le cas du « collège d’humanités » dont je parlais, celui qui, chez les jésuites toujours, ne se poursuit pas par le niveau supérieur, les deux (parfois trois) années de la philosophie.

     

    Je reviens pour finir à un propos plus général. Je renvoie à ce que j’ai dit dans la séance 7, lorsque j’ai évoqué l’origine des collèges. C’est en effet à ce processus d’évolution qu’il faut renvoyer les particularités de l’organisation nouvelle. Souvenons-nous de l’élément de base dans cette évolution : le déplacement des enseignements vers ces collèges qui étaient à l’origine de simples maisons destinés à l’accueil et l’entretien des étudiants pauvres, auxquels les fondateurs du collège donnaient un statut spécial, de boursiers. Souvenons-nous en, car, une fois qu’on a compris ce fait, on peut tirer une conséquence immédiate très sensible, à savoir que tous les enseignement qui, autrefois, au XIVe siècle encore, étaient dispersés en plusieurs lieux (la grammaire c’est-à-dire le latin dans les monastères et les petites écoles, notamment les écoles de la célèbre rue du Fouarre ; ou bien la théologie dans les couvents et dans deux collèges de séculiers, celui de Sorbonne et celui de Navarre ), tous ces enseignements disais-je, viennent désormais se concentrer dans les collèges ; moyennant quoi les écoles de la rue du Fouarre vont décliner et ne plus servir qu’aux actes et cérémonies des examens, comme la déterminance (le bac). C’est alors que certains de ces collèges deviennent très réputés et courus : les collèges de Sorbonne et de Navarre, ensuite de Sainte Barbe et de Montaigu, notamment. Dans ces collèges, dits de « Lettres humaines », s’active alors un encadrement spécial, « professionnel » (si on me permet ce néologisme) : des régents, des chapelains, des Principaux… (lesquels sont à l’origine élus par les boursiers). Chez les jésuites, on verra en plus des « préfets » s’occuper des études et de la discipline. Mais n’en déduisons pas que les collèges, qui font partie de l’Université, de la Faculté des arts (on a vu le problème que cela pose aux jésuites), obtiennent dans ce processus une sorte d’indépendance. Ce n’est pas du tout le cas, au contraire. On le voit au fait que la réforme de 1452, à Paris toujours, a instauré des censeurs ou visiteurs de l’Université, qui exercent un droit de regard sur l’administration mais aussi la discipline et même l’enseignement des collèges.

    Il est clair que ces évolutions concernent les élèves également. Par exemple, même s’ils ne sont pas très nombreux, les boursiers, étant donné qu’ils sont pensionnaires, sont contraints par une discipline nouvelle très stricte, qui, progressivement, les prive d’autonomie. D’ailleurs, quand on regarde la composition du public des collèges des XVI et XVIIe siècles, les différents types d’élèves, on s’aperçoit de l’importance grandissante, au cours de ces évolutions, du régime de l’internat, disons de quelque chose qui s’en rapproche, et qui promeut une fixation de la vie entière des élèves à l’intérieur des collèges. Restons totuefois nuancés sur ce point. Quand on s’intéresse aux collèges jésuites, des XVIIe et XVIIIe siècles, on constate en effet qu’il y a très peu d’internats associés à ces établissements. Il est probable en outre que, lorsqu’on crée des internats, ce soit autant pour des raisons de discipline que pour améliorer le travail scolaire proprement dit. F. de Dainville, dans La naissance…, (op. cit., p. 268-269), évoque à ce sujet le cas des collèges de Paris, Lyon, Toulouse, Douai, etc. Mais alors (idem, p. 348), l’internat est dissocié de l’établissement, ce qui signifie que les élèves internes viennent, sous la houlette d’un Principal, s’agréger aux externes pour suivre les classes. Un tel système n’était pas une pièce rapportée, puis qu’il fit l’objet de règlements précis dès la fin du XVIe siècle.

    La durée moyenne des leçons, dans les collèges importants, bien sûr, dès le XVIe  siècle, est de 6 heures par jour, soit deux fois trois heures, matin et soir, sans récréations (avec toutes les variations d’un collège à l’autre). Au centre des activités d’enseignement  il y a des leçons-lectures, les lectiones, nous verrons cela de très près. Elles se tiennent de 8 h à10 h le matin et de 3 h à 5 h  le soir. Juste après, il y a une heure de quaestiones et disputationes relatives aux leçons qui ont précédé (on verra aussi plus tard de quoi il s’agit exactement). Il faudrait encore distinguer les « leçons ordinaires » et les « leçons extraordinaires », qui ne traitent pas des mêmes matières. Certaines leçons extraordinaires, pour les artistes, ont lieu avant la messe, de 5 à 6 h du matin. De plus, il est difficile de distinguer les leçons au sens strict, les lectures, et certains exercices effectués sous la direction  des maîtres comme les quaestiones, les disputationes, les reparationes. Ces dernières du reste, les reparationes ou repetitiones, ont lieu après les repas, midi et soir. Pour les petits élèves, les grammairiens, il existe aussi parfois une « petite classe », de 6 h à 7 h.

    Ceci vaut à titre indicatif… car à nouveau, il faut admettre que nous sommes face à une pluralité de dispositifs pratiques, à partir desquels il est difficile de se faire une idée d’ensemble unique.


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  • Séance 11

     

    Chapitre II

    ORGANISATION DE LA VIE ET DU TRAVAIL

    DANS LES ANCIENS COLLEGES

    (suite)

     

     

     

    II LES MAÎTRES

     

    Si je consacre cet envoi aux maîtres qui officiaient dans les anciens collèges depuis les XVIe et XVIIe siècles, c’est dans le but de bien faire comprendre cette chose très simple mais très importante, à savoir la présence renforcée des adultes dans ces établissements - des adultes et notamment des maîtres qui sont animés par une grande ambition éducative, tout en étant par ailleurs d’une très bonne qualité intellectuelle. Il s’agit d’une autre face de l’évolution qui s’effectue dès la Renaissance et conduit à la modernité en matière d’enseignement. Et là aussi, on va constater que les jésuites ont été en pointe dans ces progrès, spécialement dans les grands collèges, les collèges de plein exercice. Y compris dans les collèges de moindre importance, les collèges d’humanités, on voit un personnel plus mobilisé et attentif aux élèves et à leurs études, même si la réalité de ces collèges, notamment ceux ouverts à l’initiative de municipalités modestes (par différence avec des villes comme Bordeaux, dont je vais reparler), est nettement moins éclatante. Même si, par ailleurs, de nombreux régents sont des jeunes gens encore eux-mêmes étudiants à un niveau supérieur, qui ont peu d’attaches avec tel ou tel collège, sont donc très mobiles, quasi itinérants, préférant changer au gré de leur intérêt J’ai signalé à la  fin de la séance 7 le fait que, dans les collèges des XVIe et XVIIe siècles déjà, le personnel enseignant est présent en plus grand nombre et qu’il coexiste avec d’autres adultes, qui remplissent d’autres fonctions et jouent un rôle de plus en plus affirmé et scrupuleux auprès des élèves.

     

    Remarque 1. Pour ce qui concerne le vocabulaire de référence, je suis à nouveau dans l’expectative lorsqu’il s’agit de fixer la différence éventuelle entre « régents » et « professeurs ». On nous dit parfois que le mot « régent » s’applique aux maîtres des petites classes, les classes de grammaire, tandis que le mot « professeur » s’appliquerait davantage aux maîtres des hautes classes, humanités, rhétorique et philosophie. C’est ainsi que s’exprime Joseph Delfour dans Les jésuites à Poitiers… (op. cit., p. 262). Mais récemment, un historien comme Boris Noguès, dans son Archéologie du corps enseignant (op. cit.), suggère une utilisation indistincte des deux termes. Il suit en cela la thèse, publiée en 1902, de Maxime Targe, Professeurs et régents de collège dans l’ancienne Université de Paris (XVIIe et XVIIIe siècles), titre qui laisse pourtant penser qu’il y eut une différence claire sinon entre les deux statuts institués du moins entre les rôles assumés auprès des élèves et reconnus par les supérieurs, ce que, donc, ne confirme pas du tout le texte (p. 89, à propos des classes et des maîtres des deux années de philosophie, il mentionne aussi bien des professeurs que des « régents de philosophie »). Il en va donc pour ces termes comme pour d’autres en ce domaine (je pense à l’expression « collège d’humanités »). Du coup, comme j’en ai pris l’habitude, je ne tranche pas entre les deux possibilités, suspectant que les deux usages durent être aussi valables l’un que l’autre, selon les cas, selon les collèges, les régions, ou selon les époques… : en l’occurrence l’usage de l’Université parisienne était spécifique. C’est peu important au fond.

     

    Remarque 2. Je viens de citer le travail de Boris Noguès sur les professeurs des collèges parisiens de l’Université et précisément de la Faculté des arts (à l’exclusion, donc, des jésuites et du collège Louis-le-Grand), du XVIe au XVIIIe siècle. Ce livre donne beaucoup de données chiffrées, établies avec une grande rigueur, donc très fiables, sur l’origine sociale des maîtres, leur provenance géographique, les titres en leur possession donc leur degré d’avancement intellectuel, le déroulement de leurs carrières, leurs ressources économiques, etc. – questions dans lesquelles je n’entre pas. Il nous renseigne aussi sur les difficultés d’exercer ce « métier » de régent (on dit « régenter »), difficultés qui expliquent les problèmes de recrutement du XVIIe au XVIIIe siècle (voir B. Noguès, Une archéologie du corps enseignant…, op. cit., p. 73-74. Sur cette question voir aussi les explications de M. Targe, Professeurs et régents de collège…, op. cit., p. 58-59 : c’est bien une question récurrente aux XVIIe et XVIIIe siècles).

     

    1) Pour évaluer la taille et la composition du corps professoral, en moyenne, dans les collèges, voici quelques indications. Il me faut d’abord confirmer le renforcement du corps professoral et l’augmentation du nombre de maîtres (ce qui m’intéresse à cause des conséquences sur le plan des conditions de l’exercice professionnel mais aussi sur celui des techniques d’enseignement). Ce renforcement, d’ailleurs, ne s’effectue pas vraiment à cause de l’accroissement du nombre d’élèves ; il est d’abord fonction de la division du cursus en niveaux ou en classes spécialisées par un contenu d’enseignement (c’est ce que j’ai examiné dans la séance précédente).

    Jules Quicherat au sujet du collège de Sainte-Barbe, à Paris (les élèves de Saint-Barbe étaient nommés les gilotins, d’après le nom de l’abbé Germain Gillot, le rédacteur du règlement du collège, qui, très riche, fut aussi le principal soutien financier des pensionnaires), affirme que le nombre des maîtres y est multiplié au XVIIe siècle, sous Louis XIV. Il impute ce fait à une volonté d’assurer une surveillance continuelle de chaque élève, à l’imitation des écoles de Port-Royal. Il fallait faire en sorte que chaque adulte n’ait plus à sa charge qu’un groupe  de huit ou dix enfants – étant entendu que la vigilance s’attache au premier chef à l’instruction religieuse. Renseignement intéressant, mais qui concerne bien évidemment non les classes mais la pension.

    L’ouvrage de Maxime Targe (que je viens de citer), sur les régents parisiens de la Faculté des arts, donne une idée plus précise du nombre de maîtres par établissement. D’après cet auteur, au début du XVIIe siècle, les 9 grands collèges de Paris (collèges de plein exercice, je le dis une fois de plus) comptent en moyenne 8 professeurs. Constatons donc que, comme annoncé, ceci répond exactement au modus parisiensis et aux huit niveaux ou classes bien définis de la scolarité totale (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, op. cit., p. 36). Si l’on se souvient que ces établissements peuvent accueillir des centaines d’élèves, jusqu’à 1000, voire 2000…, cela nous indique que les classes sont très populeuses, réunissant souvent plus de 100 élèves et jusqu’à 200.

    Retournons au XVIe siècle et, en l’occurrence, à Bordeaux, au collège de Guyenne. En 1537,  ce collège (qui, à l’origine, subit l’influence du courant protestant) emploie 15 et bientôt 17 professeurs, certains étant bien connus et estimés dans la ville. Depuis 1534, année de la création, ces maîtres sont sous la direction d’André de Gouvéa (ou Gouvéia), un portugais qui a été Principal du collège de Sainte-Barbe puis Recteur de l’Université de Paris. Près de deux siècles plus tard, en 1713, on compte dans ce même collège (selon Ernest Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 468 et suiv.) : 1 professeur de philosophie, 1 professeur de mathématiques, 1 professeur de rhétorique, 1 professeur d’humanités, 1 professeur (et prêtre) pour la 3ème ; 1 professeur pour la 4ème ; 1 professeur pour la 5ème ; 1 professeur pour la 6ème ; 1 professeur d’anglais ; 1 professeur de hollandais. A nouveau, la distinction des classes, fondée sur le programme de connaissances humaniste, est tout à fait visible. Il y a en outre dans ce collège un professeur de « tenue de livres » (E. Gaullieur, idem, p. 490) ce qui désigne les comptes à tenir dans le commerce ; le maître en question est donc un arithméticien. Cet enseignement est exigé par les jurats et au-delà par les familles engagées dans le négoce, nombreuses à Bordeaux, du fait de l’activité maritime. Nous avons donc au total 11 professeurs en exercice dans ce collège de Guyenne, en ce début du XVIIIe siècle. Mais, une fois de plus, demandons-nous : pour combien d’élèves ? E. Gaullieur parle d’un nombre d’élèves « très considérable » dans les années 1560 (idem, p. 284). En réalité, comme je le disais précédemment, cela signifie des centaines d’enfants. Le répertoire de M.-M. Compère et D. Julia donne pour 1540 le chiffre de 2500 écoliers ; quoique, plus d’un siècle après, en 1676, ils ne sont plus que 1600 environ (M.-M. Compère et D. Julia, Les collèges français…, op. cit., p. 141). La chute doit sans doute s’expliquer par la concurrence d’autres collèges, notamment le collège jésuite de La Madeleine, qui accueille 400 élèves dès son ouverture, en 1572. Ceci vérifie qu’à l’époque il n’est pas rare que les effectifs des classes se montent à 100 ou 200 élèves. Ce qu’on appellerait aujourd’hui le taux d’encadrement est donc très faible si on le compare aux normes actuelles.

     

    Remarque 3. Comment devient-on régent dans un collège de la Faculté des arts de l’Université parisienne – laquelle Université rejette toute candidature issue des communautés religieuses, ceci pour préserver son indépendance, ce que nous avait déjà révélé son opposition résolue aux jésuites.

    Avant de répondre à cette question, je précise qu’au XVIIe siècle, la Faculté des arts de l’Université de Paris est dotée d’un règlement de 1600, adopté dans le cadre de la réforme décidée par Henri IV en 1598. Au terme de cette réforme, imposée par le triste état de cette institution après les guerres de religion, de nouveaux statuts ont été promulgués (sur les maîtres, les élèves, les classes, les programmes, etc.) sensiblement différents de ceux, très importants également, élaborés en 1452, sous Charles VII, par le Cardinal d’Estouville, suite à une exigence du pape. Notez ainsi que ce qui se fait au XVe siècle à l’initiative du pape est fait à l’initiative du roi au XVIIe

    Puisque j’en suis là, à celles et ceux qui souhaiteraient disposer d’une vision  panoramique de l’histoire des universités depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, je recommande le livre  dirigé par Jacques Verger, Histoire des universités en France, Toulouse, Privat, 1986. Il existe aussi une série de notices historiques synthétiques sur chacune des universités françaises, dans un petit livre hélas méconnu de Simonne Guénée, Les universités françaises des origines à la Révolution, Paris, Picard, 1982.

    Traditionnellement, le titre exigé pour devenir maître es arts, c’est le baccalauréat de cette Faculté. Mais pour pouvoir passer l’examen il faut satisfaire à une condition impérative : avoir suivi les deux années complètes de philosophie dans un des collèges de l’Université. C’est pour remplir cette obligation que les élèves des jésuites sont contraints de quitter leur collège après la rhétorique et d’aller suivre ailleurs, dans un collège de l’Université donc, les leçons de philosophie, et ce pendant les deux années requises - je dirai en quoi consistent ces cours : rien à voir avec aujourd’hui. Une fois ce cursus achevé, l’élève, muni d’une « lettre testimoniale », une attestation réglementaire de son maître, doit accomplir diverses formalités, notamment présenter son cahier de philosophie entièrement rédigé de sa main (sur ces exigences, voir M. Targe, Professeurs et régents…, op. cit., p. 66 et suiv.). Ensuite de cela, il est appelé devant ses juges, quatre examinateurs de sa Nation (il y a quatre Nations à l’Université de Paris : de France, de Picardie, de Normandie, d’Allemagne). L’épreuve peut avoir lieu à divers moments de l’année. L’interrogation, orale et en latin, comme il se doit, se déroule alors selon des modalités très précises elles aussi. Elle prend, de manière plus ou moins développée, la forme traditionnelle de la dispute ; et elle porte sur les différentes parties du programme de philosophie, c’est-à-dire, vous vous en doutez, sur les ouvrages lus et commentés par les maîtres – ouvrages d’Aristote en l’occurrence. A cela peuvent s’ajouter des questions de rhétorique ou même d’arithmétique et de géométrie : tout dépend des usages admis par les différentes Nations. Le tout dure environ trois heures (M. Targe, idem, p. 72). Je viens de dire « selon des modalités précises ». En voici une partie aussi surprenante que charmante, décrite par M. Targe. Celui-ci nous apprend en effet que lorsque l’examinateur pose une question, et chacun en pose une tour à tour, il emploie nécessairement des formules de civilité fort laudatives, du type (en latin toujours) « candidat très savant » ; à quoi ce dernier répond lui-même par une formule du type : « méritissime examinateur… ». On met les formes à cette époque (époque très violente par ailleurs !). A la fin de l’examen, le titre est décerné si l’élève a obtenu trois suffrages des examinateurs. Il est difficile d’estimer le niveau de l’épreuve ; mais au XVIIIe siècle, on s’est souvent plaint de la faiblesse des acquis certifiés par les juges.

    Une fois le titre décerné, que se passe-t-il pour le nouveau bachelier ? Celui-ci peut soit poursuivre ses études  dans l’une des facultés supérieures, soit devenir maître es arts, et donc, comme enseignant, demeurer dans la Faculté des arts. Il lui faut alors subir l’examen de la licence - ce terme désignant simplement l’autorisation d’enseigner. Cette nouvelle épreuve, qu’on subit généralement dans la foulée, est fondée sur les mêmes acquis de philosophie que ceux du baccalauréat. La principale différence entre la licence et le baccalauréat tient à ce  que l’examen de la licence ne se passe plus dans la Nation du candidat si bien que le jury est présidé par le chancelier de Notre-Dame ou celui de Sainte-Geneviève, les autorités religieuses proches. Il y a à nouveau des solennités, des attestations officielles à fournir, des démarche plus ou moins rituelles à effectuer ; mais, encore une fois, l’examen en lui-même, tel qu’il s’est pratiqué à l’âge classique et jusqu’à la Révolution, n’ajoute rien à celui du baccalauréat.

     

    J’ai parlé du collège jésuite bordelais de La Madeleine avec ses 400 élèves en 1572. La même année, le corps professoral de ce collège est composé de 4 professeurs de théologie - dont 1 pour les « cas de conscience » (j’expliquerai plus tard de quoi il s’agit et quel est l’intérêt de cet enseignement) et 1 pour l’écriture sainte et l’hébreu – 2 professeurs de philosophie (pour les deux années) ; 2 professeurs pour la rhétorique (qui donnent une leçon le matin, une autre le soir, chaque jour) ; un seul professeur pour les humanités, et 4 régents de grammaire (ce sont les professeurs de latin pour les classes inférieures, la 6ème, la 5ème, la 4ème, la 3ème). A côté voire au dessus de ces maîtres s’activent aussi, puisque nous sommes chez les jésuites, deux « préfets des études » (autre caractéristique, qu’il faut retenir, sur laquelle je vais insister bientôt), un pour les classes inférieures, l’autre pour les classes de seconde, de première, c’est-à-dire les humanités et la rhétorique, avec la tâche de surveiller les écoliers mais aussi les maîtres (E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 325-326). Le collège de La Madeleine comptera au XVIIe siècle 54 adultes en exercice, 24 d’entre eux étant affectés aux fonctions d’administration et surtout aux fonctions religieuses qui supportent l’activité de la Compagnie y compris hors du collège, dans la ville (souvenons-nous de l’entreprise prosélyte, du combat contre les protestants et de l’importance, à ce titre, de la prédication et des missions).

    Faisons un petit arrêt à Poitiers en remontant vers le Nord, avant d’arriver à Paris. L’étude de Joseph Delfour (Les jésuites à Poitiers…, op. cit., deuxième partie, p. 210 et suiv.) indique diverses catégories de collèges jésuites selon l’importance et donc le nombre de régents et de classes. En fait (d’après J. Delfour en tout cas … je suis prudent étant donné mes nombreuses mises en garde!), les jésuites distinguent leurs collèges en fonction du nombre de régents : il y aurait ainsi une 1ère, une 2ème et une 3ème  catégorie, et cette dernière, la plus haute, serait celle qui repose sur la présence des enseignements de philosophie et de théologie. Dans les Grands collèges des jésuites ajoute J. Delfour, il se peut qu’on donne des cours d’arabe, de sanscrit ou d’autres langues orientales (cet auteur oublie de mentionner l’hébreu qu’on vient d’apercevoir à Bordeaux, et qui revêtait une assez grande importance, au moins dans le programme idéal). Dans cette catégorie, en 1720, le collège de Sainte-Marthe emploie 13 régents pour 1700 élèves. On est donc toujours, à peu près, dans le même ordre de grandeur qu’au collège de Guyenne.

     

    Remarque 4. Un autre auteur, Henri Lantoine, restitue une catégorisation différente des collèges jésuites, du moins ceux servant de séminaires pour les novices de l’Ordre (tout en accueillant d’autres élèves). Une première catégorie, dit-il, comprend les Grands collèges, qui disposent d’un revenu de 20 000 francs et entretiennent un encadrement de 100 personnes. Ce sont des collèges où l’on enseigne la philosophie, la théologie et les langues orientales (même indication que J. Delfour). La deuxième catégorie dispose de 16 000 francs pour un personnel de 50 personnes. Ces collèges limitent leurs enseignements aux « lettres humaines » et à la philosophie (ce qui pour nous signifie collège de « plein exercice »). La troisième catégorie enfin est celle des petits collèges, qui disposent juste de 10 000 francs, pour un personnel de 40 religieux, et dont l’enseignement s’arrête à la rhétorique (H. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, Paris, 1874, p. 70-71). Vous voyez une fois de plus que, dans ces catégorisations, il y a pas mal de souplesse, pour ne pas dire un peu d’hésitation.

    Il existe par ailleurs 6 sortes d’établissements des jésuites : outre les collèges,  les maisons professes, les pensionnats ou séminaires, les noviciats, les résidences, et les Missions (en pays d’infidèles ou d’hérétiques).

     

    Remarque 5. En lisant la monographie de J. Delfour (Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 214 et suiv.), on apprend que le collège jésuite de Poitiers est fondé sur la structure hiérarchique suivante, semble-t-il identique à celle de la plupart des Grands collèges de la Compagnie. A sa tête, un Recteur ou un vice-recteur, qui a autorité sur tous les aspects de la vie du collège. « Recteur », le terme en vigueur chez les jésuites, est équivalent à Principal dans les autres collèges ; on va trouver le même mot à Louis-le-Grand ; « Recteur » est aussi le titre de la plus haute autorité de l’Université). Il y a ensuite un préfet des études également nommé Censeur, qui veille à la bonne marche de l’enseignement et de la discipline ; puis il y a un Procureur ou Syndic, chargé, comme les économes de nos jours, des affaires financières et matérielles.

     

    2) Arrivons maintenant à Paris, au collège Louis-le-Grand (ex collège de Clermont) : il dépasse en tous points les autres collèges jésuites et, a fortiori, les collèges des Universités. Louis-le-Grand, collège royal, est au sommet de l’activité enseignante des jésuites et, comme tel, il est privilégié par la Compagnie, comme dit G. Dupont-Ferrier (Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, t. 1, op. cit., p. 38). Cet établissement emploie des maîtres d’élite pour enseigner des élèves d’élite, issus de l’aristocratie (pas uniquement d’ailleurs). J’ai déjà cité un autre auteur, A. Franklin, qui restitue les données contenues dans un registre de ce collège pour 1788-1789 (La vie privée d’autrefois… Ecoles et collèges…, op. cit., p. 231). On y voit  la multiplicité des fonctions assumées par les adultes : 1 Principal, 4 sous-principaux, 24 professeurs et 2 sacristains. Et ce pour environ 2500 élèves au moins - ce qui montre toujours un taux d’encadrement très faible. Cette statistique toutefois ne contient pas l’élément sur lequel j’ai attiré votre attention, à savoir les différentes sortes de préfets, qui surveillent et font éventuellement travailler les élèves en dehors des classes - sans parler des précepteurs particuliers qui accompagnent les élèves des familles riches. Presque deux siècles plus tôt, au moment de la création de ce collège, en mars 1564, une liste (incomplète) mentionne 22 maîtres (G. Dupont-Ferrier, idem.) ; puis, en 1587, alors qu’un pensionnat est en fonction, on dénombre plus de 80 adultes, dont 32 sont occupés aux divers aspects de la gestion de ce pensionnat. En 1696, ceux qui s’occupent du collège seul sont 67 (sans les auxiliaires), et il semble qu’ensuite, ce nombre augmentât sensiblement… On peut noter que très peu de professeurs de ce collège sont français. Jusqu’à l’expulsion de 1762, ils sont nombreux à être espagnols, d’autres sont écossais, ou italiens, bien qu’Henri IV, en les rappelant au début du XVIIe siècle, eût souhaité mettre fin à cette présence étrangère qui pouvait déplaire.

    Ces chiffres confirment l’investissement éducatif croissant des collèges, et, plus précisément, concernant les jésuites, leur grande adaptation à ce contexte, d’après leur volonté, basée sur le motif religieux que nous connaissons, de s’assurer une emprise exhaustive, ou totale - si ce terme ne choque pas - sur l’ensemble de la vie des élèves. Ceci satisfaisait le projet éducatif mais aussi la grande ambition intellectuelle, qui suppose, on le verra, un déploiement foisonnant de leçons, d’exercices, de répétitions, etc. Chez les jésuites, la multiplication des fonctions éducatives s’explique aussi par la nécessité qu’ils assument de former les futurs membres de leur ordre, en leur dispensant des cours de philosophie et de théologie selon leur vision de ces matières.

    Le personnel total du collège Louis-le-Grand aux XVIIe et XVIIIe  siècles se compose des personnes et des catégories suivantes (en suivant G. Dupont-Ferrier). Au sommet de la hiérarchie, un Recteur. Mais lui-même est même relié aux autorités de la Compagnie c’est-à-dire : 1. au Père Général, qui réside à Rome mais est tenu au courant régulièrement des affaires du collège ; 2. au Provincial, de France, choisi par le précédent comme organisateur ou responsable de l’ensemble du réseau de la province de France – France signifie en l’occurrence Paris ; 3. aux visiteurs, nommés par le Provincial et qui sont les inspecteurs missionnés par la Compagnie (leur tâche, très scrupuleusement effectuée, donne lieu à des séjours de longue durée dans les collèges de leur ressort). Sous  l’autorité du Recteur ensuite, il y a d’abord des conseillers ; ensuite, comme on l’a entraperçu à plusieurs reprises et notamment ci-dessus à Poitiers, un Préfet général des études ; ensuite le Principal (cette fois, originalité, on distingue un Recteur et un Principal) ; puis un Ministre des religieux, des procureurs et des surveillants. On voit donc là, dans ce milieu institutionnel où l’obéissance est une vertu cardinale si on peut dire, toute une hiérarchie de fonctions destinée à diriger et contrôler les professeurs et le travail d’enseignement, en excluant l’organisation corporative des Nations - dont on a vu (à propos du baccalauréat) la persistance à l’Université. Je parle d’obéissance : sachez que le Recteur recrute les professeurs (dans d’autres collèges, c’est le Principal), dont il inspectera ensuite les classes, et… qu’il pourra également entendre en confession…

    Pour comprendre (un peu j’espère) le fonctionnement de ce collège Louis-le-Grand, il faut savoir qu’il y a en fait trois collèges en un : un collège des Pères, le collège des élèves externes (le plus populeux : au moins 4/5 des effectifs), et le collège des pensionnaires, qui, je le dis au passage, sont âgés de 12 ans au moins (pensionnaires payants, à la différence des boursiers). A la tête du premier, le ministre des religieux ; à la tête du second, le Préfet des études, et à la tête du troisième, le Principal. Tout cela est d’une incroyable subtilité, donc d’une très grande complexité : je simplifie. Je reviens aux préfets, une des grandes originalités des jésuites - qui m’intéresse parce qu’elle témoigne des progrès et du renouvellement de l’ambition éducative à cette époque et dans cette Compagnie. Etant donné le très grand nombre des élèves externes (des centaines, 1500 ou plus selon les époques), le Préfet Général, qu’on appelle aussi Préfet des Etudes supérieures, est secondé par un Préfet des Etudes inférieures et plusieurs préfets tout court - dont on ne sait pas le nombre exact. Le Préfet général inspecte les classes tous les quinze jours, et il réunit les régents tous les mois pour affermir leur compréhension des prescriptions de la Compagnie. Il a du reste fixé les horaires et les programmes des classes (en application du grand texte réglementaire de 1599, le Ratio studiorum), a fourni la liste des livres qui font objet des leçons, etc. Parallèlement, le Principal, qui dirige la vie des internes, veille à leurs travaux, à leur récitation des prières dans les chambres, et donc à la discipline partout où ces élèves circulent, y compris au réfectoire ou lors des récréations -  mais pas dans les classes.

    Concernant les préfets, et ici je pense aux préfets des études (car il y en a d’autres), l’intéressant est qu’au XVIe siècle, nous dit G. Dupont-Ferrier (idem, p. 50), chaque boursier, pensionnaire gratuit par définition, a le sien. On ne sait pas si cette pratique a perduré aux deux siècles suivants. Ce qu’on peut dire plus certainement pour ces différentes époques, c’est qu’au collège Louis-le-Grand, il y a, sous l’autorité du préfet des études, des préfets des chambres pour les internes, et des praeceptores, précepteurs, pour les externes. Là encore, on ne peut que trouver remarquables ces dispositifs (quoiqu’on penserait aujourd’hui d’une telle pression permanente exercée sur les élèves, à chaque moment de leur vie dans l’établissement).

    Pour encadrer les pensionnaires, les payants avant tout, il y a les préfets de chambres, qu’on appelle aussi « cubiculaires » (il y a 15 à 20 élèves par chambre). Ces préfets forment un groupe nombreux, constitué surtout par les élèves futurs membres de la Compagnie, les « scolastiques », qui sont plus âgés que les autres élèves, ont déjà pu « régenter » en province, et suivent à Paris les cours de philosophie ou de théologie de la Compagnie. Ils sont environ 50 vers 1680 et au début du XVIIIe siècle. Ce n’est pas tout : il y a encore des préfets pour les récréations, pour le réfectoire ou la chapelle…

    Quant aux externes, qui logent souvent dans ces pensions nommées « pédagogies », que bien sûr le Préfet général visite et corrige si besoin est, en particulier pour ce qui tient à l’obligation de conduire les enfants au collège. Mais si un externe habite avec ses parents, proches dans la ville, le préfet s’efforce de correspondre avec ceux-ci. C’est dire que la surveillance (théoriquement) n’omet aucune des situations et des circonstances de la vie des élèves, y compris les situations familiales. Dans cette perspective, le Préfet général observe aussi les rapports des précepteurs avec les professeurs, qui sont invités à échanger et à s’accorder sur leur suivi des élèves.

    Les élèves des familles riches quant à eux (l’opposé des boursiers dans l’échelle sociale, cela va sans dire, mais je le dis pour donner l’idée de cette sorte de mixité sociale qu’on n’attendrait peut-être pas dans cette situation), ont à leur disposition un précepteur particulier avec lequel ils partagent un logement (parfois au sein du collège, le plus souvent en dehors). Ces élèves sont sous la surveillance du Principal, comme les pensionnaires. Pour 1696, G. Dupont-Ferrier (idem, p. 51), a dénombré 44 de ces précepteurs, dont une douzaine de clercs et 32 prêtres. Un exemple de ce type apparaît dans les souvenirs d’un élève du collège Louis-le-Grand vers 1720, Edme-Louis Filley de la Barre, dont les devoirs sont conservés. C’est un exemple que j’emprunte à l’ouvrage de Marie-Madeleine Compère et Dolorès Pralon-Julia, Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime. Etude d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-grand vers 1720, INRP-Publications de la Sorbonne, 1992, p. 62). On se demande bien comment les choses se passaient au quotidien…Je dois avoir mauvais esprit puisque je pense à certains scandales actuels… On ne sait pas grand-chose à ce sujet, du moins si je m’en tiens à mes propres lectures.

    Les préfets ont ceci de très intéressant pour nous qu’ils soutiennent et obligent les élèves à effectuer les tâches prescrites en dehors des classes, jusques et y compris dans les chambres quand il s’agit des pensionnaires. Si on se souvient de l’importance des activités de mémorisation et de récitation (j’aurai l’occasion d’exposer cela en détail), on peut constater que les préfets jouent un rôle certain dans la répétition des leçons. C’est alors une répétition supplémentaire à celle qui s’effectue pendant les classes, avec les professeurs ou dans le dispositif des échanges réglés entre élèves, les « décuries » (voir plus loin).  Ces aides adultes, ces accompagnements (néologismes… mais assez proches de la réalité du passé), ce sont les ancêtres des « maîtres d’études », puis des « maîtres répétiteurs » des lycées du XIXe siècle (plus familièrement appelés les « pions »). Et ici je me demande à nouveau comment les choses se passaient  en réalité… L’exemple des pions du XIXe siècle m’invite en effet à la prudence. Ne nous faisons pas trop d’illusions sur la motivation des élèves et donc sur l’efficacité de ces  manières de travailler… Souvent, tant la mise en œuvre que les résultats étaient nuls !

    Je ne dis rien des confesseurs et des prédicateurs, qui dépendent tous du Recteur du collège.  Je reviens maintenant aux fonctions enseignantes, donc aux professeurs. Ils sont formés par la Compagnie, ont bien entendu suivi, parmi d’autres enseignements spirituels, les enseignements de philosophie et de théologie dans un collège de la Compagnie  et non à l’Université, et la plupart du temps, on leur demande d’enseigner d’abord dans les classes de grammaire, d’humanités et de rhétorique, avant d’accéder aux classes de philosophie et de théologie. Un usage voulait (parfois ?) qu’ils commencent en 6ème et suivent leurs élèves de classe en classe. N’oubliez pas que Louis-le-Grand est le collège des élites pour des élèves d’élite, les enfants issus de la haute noblesse française… Ceci est à mettre en rapport avec la magnificence des bâtiments et des locaux de ces collèges jésuites, souvent ornés de très belles œuvres, signées d’artistes en renom. La Chapelle de Louis-le-Grand dispose de quatre tableaux qui sont montrés alternativement, selon les sujets, en fonction des époques : une Nativité, une Résurrection, une Purification, et un Saint Ignace… La bibliothèque contient des collections somptueuses… y compris des manuscrits, et parmi eux des pièces rares rapportées d’Asie par les pères missionnaires… Une description avantageuse de ces richesses se trouve dans le livre d’un ancien Censeur de ce collège : G. Emond, Histoire du collège Louis-le-Grand, ancien collège des jésuites à Paris, depuis sa fondation jusqu’en 1830,  Paris, 1845, p. 205 et suiv.)

    Quant aux qualités requises pour ces maîtres, nous en avons une idée par les questions posées aux régents par le Provincial en visite entre 1575 et 1587 (en 1587, il s’agit du Père Maggio) : 

     

    « Etes-vous spécialisé ? Depuis quand enseignez-vous ? Combien, avez-vous d’élèves ? Quels rapports entretenez-vous avec les parents ou les pédagogues ? Songez-vous à faire l’éducation des mœurs autant que celle de l’esprit ? Etes-vous familier avec vos écoliers ? Chez quels élèves découvrez-vous la vocation d’entrer dans la Compagnie ?  Avez-vous toute confiance dans vos supérieurs ? » (cité par G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, t. 1, op. cit., p. 57).

     

    Une autre grande originalité jésuitique est visible dans ce collège Louis-le-Grand. C’est l’existence, en parallèle des professeurs, d’un corps de scriptores, des « écrivains », qui sont des sortes de chercheurs chargés de préparer la science enseignable nous dit-on, donc qui établissent des normes à la fois sur le plan de la culture et sur le plan des méthodes. G. Dupont-Ferrier (idem, p. 59) en trouve la trace à partir de 1606, c’est-à-dire trois ans après le rappel des jésuites par Henri IV. Ils ne sont au début que deux ou trois, cinq en 1613, sept en 1637, huit entre 1680 et 1685, une quinzaine en 1715… La plupart ont moins de 50 ans, mais n’exercent pas cette fonction plus de quatre ou cinq ans. Ils sont un des facteurs rehaussant encore le prestige du collège (G. Dupont-Ferrier consacre un long développement à leur vie et leur travail ; je ne m’y attarde pas).

     

    3) Le travail des maîtres dans les classes :  quelques données générales

    (à suivre)

     

     


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  • séance 12

     

    Chapitre II

     (suite)

     

     

    II Les maîtres (suite)

    3) Le travail des maîtres dans les classes :  quelques données générales

     

    Cette question finira le paragraphe sur les maîtres mais pas ce chapitre (sur le contexte organisationnel des anciens collèges). Car pour finir le chapitre je me situerai du côté des élèves (ce sera un paragraphe III), élèves dont il faut que je décrive les différentes catégories avec les pratiques et les contraintes propres à chacune (contraintes d’organisation, toujours, ce qui inclut cette fois la discipline). Ceci viendra après l’été. Un envoi devrait suffire.

    Au total, j’ai donc pris beaucoup plus de temps et de pages que je le pensais au départ, au point que je ne suis pas encore parvenu au cœur du sujet que j’ai annoncé (les pratiques concrètes d’enseignement et d’apprentissage des anciens collèges) : ce sera donc l’objet, peut-être unique, de mes envois de l’année prochaine.

     

    Pour saisir maintenant les cadres généraux du travail des régents dans les collèges du XVIe au XVIIIe siècle, demandons-nous d’abord quelles sont, en moyenne, dans les habitudes communes, les obligations auxquelles doivent se plier les maîtres dans ces établissements (comme on parle aujourd’hui d’« obligations de service »).

     

    a) Pour ce qui concerne la Faculté des arts de Paris, toujours en suivant M. Targe (Professeurs et régents de collège…, op. cit., chap. V, p. 125 et suiv.), les statuts de 1600 ont défini un exercice de 5 ou 6 heures par jour. C’est en fait 6 heures pour les professeurs de philosophie, et 5 heures pour les régents de grammaire. Dans ce dernier cas, le matin de 8 h à 10 h, puis de midi à 1 heure, et enfin de 3 à 5 heures. Pour les professeurs de philosophie, la 6ème heure a lieu soit de 6 à 7 heures en hiver, soit de 5 à 6 heures après Pâques. Les mêmes statuts imposent à tous les maîtres de faire une heure de classe le dimanche, après le dîner. A cela s’ajoutent d’autres obligations, en particulier des répétitions les lundi, mercredi et vendredi. M. Targe ne dit pas quand, mais on peut supposer plusieurs choses, soit le soir, soit dans les intervalles entre les heures des leçons, fin de matinée, début d’après-midi. Si c’est entre les heures de classe, ceci serait alors le schéma déjà existant, que les jésuites vont aussi adopter, et qu’on va retrouver dans les lycées et collèges du XIXe siècle, à savoir l’alternance des heures de classe et des heures d’étude, ces dernières consacrées à la mémorisation des leçons, à la copie, ou à certains travaux écrits comme la rédaction ou mise au propre des choses dictées (on verra s’il y a ou non prise de notes plus libres ; quant aux devoir écrits, ils ne rentrent que très lentement et progressivement dans les mœurs), etc. Les répétitions (repetitiones), ce sont des récitations des leçons (morceaux de livres lus et expliqués surtout, qu’il s’agisse de livres d’auteurs canoniques - qui sont plutôt présentées sous forme de recueils, ou de manuels comme pour la grammaire latine), et des révisions des leçons déjà apprises et récitées.

    Dans la séance 8, j’ai cité un écolier du XVIe siècle, Henri de Mesmes, qui évoque le collège de Bourgogne à Paris, un collège qu’il fréquente à partir de 1542, à l’âge de dix ans. Il parle dans le même sens de lectures (leçons) « jusqu’à dix heures sonnées, sans nulle intermission », et il évoque également des répétitions qui ont lieu après 5 heures du soir, « au logis ». L’emploi du temps obéit donc à la même logique, il se fonde sur le même genre de découpage des activités un siècle plus tard.

     

    Remarque 1

    Je viens de le dire, au XVIIe siècle, il y a encore peu de devoirs écrits exigés des élèves des collèges. C’est l’époque où cette pratique apparaît et où donc s’amorce seulement sa conquête de la vie scolaire, ce qui se produit effectivement chez les jésuites. J’y reviendrai. Ceci implique que les principaux exercices sont encore oraux. Et parmi eux figure la très traditionnelle dispute qui, issue du Moyen Age, a été maintenue à la Faculté des arts par l’article 43 de la réforme de 1600. La dispute est également prescrite par le guide règlementaire des jésuites de 1599, le Ratio studiorum, qui la tourne vers ce que les jésuites nomment « concertations ». Pour le dire vite, la dispute est un échange d’arguments où s’opposent deux élèves – mais sur une base de leçons apprises par cœur, récitées et re-récitées. Cet exercice, qui concerne les classes d’humanités, de rhétorique et de philosophie, s’effectue sous le contrôle des maîtres, et il a lieu aussi bien parmi les seuls élèves, en classe, qu’en public ; et dans ce dernier cas, il se déroule avec solennité, en présence des parents et des amis des élèves requis. Imaginez la situation s’il s’agit de familles titrées, illustres… Cela dit, la dispute peut n’être qu’un simple jeu de questions-réponses, y compris, pour les classes d’humanités, sur des textes grecs ou latins dont il faut fournir préalablement la traduction en français.

     

    On voit que, défini par les statuts de 1600, le service des maîtres des collèges de la Faculté des arts est très lourd. Mais il semble avoir été un peu allégé par un règlement du 15 novembre 1626 (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, op. cit., p. 126), qui supprimera certaines leçons et fixera la durée des classes à trois heures matin et soir. Mais c’est au XVIIIe siècle, en 1725, qu’un règlement limite la durée des classes à 2h ¼ , ce qui sera aussi à peu près l’usage des jésuites. On arrive alors à 4 heures et demie  par jour, au lieu des 6 heures initiales, étant entendu que les leçons passent de deux à une heure l’après-midi de certains jours. Sont par ailleurs prévus de nombreux jours de congé  en plus des samedis après-midi et des dimanches, autre réduction de la charge de travail : 38 jours fixes par an, plus des congés mobiles - Pâques, Ascension, Pentecôte, et d’autres. Quant aux vacances, elles débutent soit à la fin d’août (pour les classes de philosophie), soit au début de septembre, soit encore à la mi–septembre pour les autres classes, avec une rentrée commune le 1er octobre. Ce sont donc des durée très courtes pou nous. Il faut toutefois constater que des règles générales comme celles-là firent l’objet de nombreux aménagements, selon les collèges et le bon vouloir des principaux.

    En dehors de leur enseignement, les professeurs doivent évidemment assumer d’autres obligations. Les unes sont religieuses (assister aux offices, surveiller leurs élèves dans la chapelle…) ; d’autres sont institutionnelles, comme le maintien de la discipline, la préparation et la participations aux cérémonies car les professeurs des hautes classes rédigent les discours de rentrée, et ils composent les tragédies qu’on fait jouer à titre de réjouissance au moment de la distribution des prix.

     

    b) Et chez les jésuites ? Retournons à Poitiers, au collège de Sainte-Marthe, que nous commençons à connaître (grâce à J. Delfour,  Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 278 et suiv.). Durant toute la première partie du XVIIIe siècle, on y voit une organisation du travail enseignant très proche de celles que je viens de décrire pour les collèges de la Facultés des arts de Paris. Les maîtres ont une classe de deux heures le matin, soit de 7 h à 9 h en été, soit de 8 h à 10 h en hiver ; et une autre l’après-midi de 3 h à 5 h ou de 2 h à 4 h. Toutefois la durée des classes est ramenée à 1h 30 pour les philosophes et les théologiens. Dans ce collège de Poitiers toujours, le samedi matin est consacré aux récitations des leçons de la semaine : une nouvelle fois je vous invite à constater la permanence et l’importance des efforts de mémoire, et en particulier la sollicitation orale de la mémoire.

    Dans ce collège, la rentrée a lieu, selon les époques, soit au milieu d’octobre, soit à la Toussaint. Et c’est à ce moment que l’on invite les élèves à changer de classe pour « monter » dans la classe supérieure s’il y a lieu, c’est-à-dire s’ils ont prouvé leurs acquis lors des examens passés avant les vacances. Pour les mêmes raisons,  les nouveaux venus  ne seront affectés à telle ou telle classe qu’après avoir subi un examen comparable. Officient pour ce faire les professeurs concernés, sous la direction du préfet des études - qui emporte la décision en dernier recours.

     

    Remarque 2

    Disons un mot de ces examens, qui sont pour une part écrits. A Louis-le-Grand (voir G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, op. cit., t. 1, p. 199), ces « examens de passage », qui ont lieu avant les vacances, et sont absolument exigés en sorte qu’ils permettent de résister aux demandes éventuellement contradictoires des familles, consistent d’abord en compositions en prose latine ou en vers latins ou grecs (oraisons, thèmes, épîtres, poèmes…), sur la base de sujets dictés et très courts. Après ces compositions, chaque candidat se présente devant un jury, muni d’un dossier contenant certains de ses devoirs de l’année écoulée, pour une nouvelle épreuve, orale cette fois. Le Ratio studiorum, dans la règle numérotée 270 (p. 140 de l’édition Belin de 1997 par Adrien Demoustier, Dominique Julia et al.), dans la partie consacrée au « préfet des études inférieures », exige des examinateurs qu’ils regardent les « catalogues » établis par les maîtres, ces registres ou carnets relatifs aux travaux de chaque élève, pour apprécier éventuellement les progrès accomplis dans l’année. Lors de cette comparution, plusieurs modalités d’interrogation peuvent être adoptées. Le jury peut demander au candidat de retrouver les règles contre lesquelles il a fauté lors de sa précédente composition, dont une partie corrigée lui est alors remise. Le jury peut également demander à l’élève de faire (oralement toujours) un thème, ou bien une version. Quand les résultats sont proclamés, l’élève est soit reçu et accepté dans la classe supérieure (Ascendat), soit refusé (Maneat) et doit redoubler, soit encore il est objet d’un doute  (Dubius) et il lui faut repasser l’épreuve à la rentrée suivante.

    G. Dupont-Ferrier (idem, p. 200) nous apprend qu’au XVIIe siècle, dans ce collège qui est encore « de Clermont », les passages  se font non pas seulement en fin d’année, mais deux fois l’an, par semestre. Cette pratique est confirmée par l’étude de C. Tachet sur le collège jésuite de Dijon (L’organisation de la vie au collège des Godrans…, op. cit., p. 78-79). Dans ce cas en effet, sont programmés pour les hautes classes deux sessions d’examen, l’une en mars et l’autre en juin. Lors de la session de juin, l’élève, en plus de la composition, est interrogé sur le programme de l’année. Evidemment, le jugement final (qui  donne lieu à un classement), prend en compte la conduite de l’élève. Les jurys sont composés du Principal, du sous-principal, du professeur de la classe de l’élève et de celui de la classe supérieure.

     

    Pour nous approcher un peu plus de la réalité du travail des maîtres dans les collèges jésuites, intéressons-nous maintenant aux dispositifs qu’ils ont mis au point et qu’ils utilisent systématiquement pour gouverner leurs classes. Ici, l’originalité et, une fois encore, l’efficacité, des jésuites, sont très remarquables. Cela se joue à deux niveaux. D’une part, au niveau de la répartition des activités dans le temps de la journée, d’autre part au niveau de la gestion du groupe, dont on sait qu’il peut atteindre une taille faramineuse, 200 et jusqu’à 300 élèves. Ces deux plans dessinent une sorte d’idéal type du travail des maîtres dans un collège jésuite, et ce pendant plusieurs siècles assurément.

    1. La répartition des activités, c’est-à-dire l’organisation globale de la vie scolaire dans le collège, obéit à la distinction, dont j’ai parlé en commençant, entre moments de classes et moments d’études. De quoi s’agit-il ? De ce découpage du temps quotidien entre la classe proprement dite, en présence du professeur, et d’autres moments, avec d’autres adultes, de statut spécial, notamment les préfets chez les jésuites. On parlerait aujourd’hui d’« études dirigées » ou d’« études surveillées », mais la comparaison n’est pas judicieuse, car aujourd’hui c’est une variante nettement moins prégnante et assez marginale, alors qu’elle est centrale dans l’ancien système, du moins au XIXe siècle.

    Je souligne : au XIXe siècle. Car, après avoir exposé ces définitions, je dois manifester une sérieuse réserve, dans la mesure où ce dispositif à double détente, la classe et l’étude, est surtout visible (et il est souvent décrit), en effet, au XIXe siècle (ne serait-ce que parce que les études sont alors surveillées par des personnages nouveaux et importants, les « pions »), alors que sous l’Ancien Régime et à la Renaissance, on le voit assez mal. Donc je dois être très prudent quand je dis qu’il s’agit d’une pratique ancienne et fondamentale, d’autant que les travaux sur lesquels je m’appuie ne livrent pas grand-chose à ce sujet (comme je le dis et le redis, mon enquête se base sur des sources secondaires car je n’ai pas moi-même effectué un travail d’archive. Ma prudence est donc l’effet de… mes scrupules, et de mes remords, peut-être). Bref je dois dire que, si le dispositif classe-étude existe, c’est seulement en germe, et dans certains collèges, les Grands collèges notamment, et qu’il a du se régulariser lentement. J’ai reparlé plus haut de l’emploi du temps de l’écolier Henri de Mesmes, au collège de Bourgogne, en 1542, et il contient bien des répétitions qui ont lieu après 5 heures du soir, « au logis ». En fait, pour que le dispositif se généralise, il a sans doute fallu que soit résolu un problème de place, de locaux, tout simplement. J’en veux pour preuve la description du collège Louis-le-Grand par G. Dupont-Ferrier (Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, op. cit., t. 1, p. 101), où nous constatons que ce que nous nommons aujourd’hui, d’après cet auteur, « salles d’études », c’étaient en fait, en ce temps, dans ce collège, de petits appartements (situés dans les étages alors que les salles de classe étaient au rez-de-chaussée), qui étaient d’abord comme tels  des logements. Et il y avait deux sortes de ces logements : soit des dortoirs c’est-à-dire des chambrées de trois, quatre  ou dix élèves (il n’y a pas toujours eu un lit pour chacun), pour les boursiers ou bien les pensionnaires payants ; soit de véritables petits appartements particuliers, pour les élèves fortunés, qui pouvaient payer plus cher que les autres. Or les chambres et leurs occupants étaient mises sous la surveillance d’un préfet, et comme on sait qu’avec cet adulte se faisaient des répétitions, nous pouvons faire l’hypothèse que là est le fondement (l’embryon ?) de la pratique des « études » après et entre les classes, d’autant qu’était aménagé dans ces chambrées un endroit pour le travail scolaire. En conséquence, ce qui apparaît probable, c’est que ce système d’études distinctes de la classe ne trouvera sa pleine efficacité que dans le cadre de l’internat, donc avec des élèves pensionnaires dans le collège même.

    On  peut en outre se reporter aux prescriptions du Ratio studiorum, dans la règle numérotée 280 (toujours dans l’édition Belin de 1997, p. 142), qui évoque le « temps de travail personnel », et demande, comme quelque chose d’« important », que le préfet des études, avec d’autres préfets ou certains maîtres, s’attachent à répartir soigneusement « le temps des élèves », et fixe pour chacun ses « heures de travail personnel ». Vont dans le même sens les indications données par F. de Dainville (dans La naissance de l’humanisme moderne…, op. cit.). Dainville parle par exemple, pour un collège du XVIe siècle, à Agen, d’études placées, l’une, avant la classe du matin, l’autre, après la classe du soir (voir ci-dessous). Ceci se comprend en outre en référence à des manières de faire antérieures et admises dans les villes. Par exemple, en 1590, à Agen, ce sont les autorités de la ville, les Consuls, qui imposent aux jésuites le découpage suivant, conforme aux horaires définis plus haut, et qui, de ce fait, laisse bien place à des moments supplémentaires par rapport aux classes :

     

    «  Les enfants viendront audict colliège ung peu avant l’heure de huit heures du matin, et après qu’ils seront venus, fairont prières à Dieu et estudieront leurs leçons. Les leçons se commençeront et feront depuis huict heures jusques à dix le matin ; après midy les leçons se feront depuis trois heures jusques à cinq… » (Dainville, idem., p. 322).

     

    C’est à la suite de cet extrait que Dainville précise la norme des études dans ce collège : l’une, qui dure une heure, a lieu avant la classe du matin, l’autre, qui dure deux heures est placée le soir, de 4 h ½ à 6 h ½, les deux étant occupées aux travaux personnels et aux devoirs donnés en classe. Sans parler de la répétition (dite aussi réparaison ou réparation), une heure entre le dîner et les classes de l’après-midi. Une heure jugée pénible et même nocive au cours du temps…

    Quoi qu’il en soit, les études sont un mode d’action pédagogique que je considère comme une innovation essentielle pour deux raisons. D’abord parce que, présent en germe au XVIe siècle comme j’en fais l’hypothèse (plausible), il caractérisera également, très longtemps après, et sous la même forme, le lycée (je rappelle que la fondation du lycée est de 1802, et que le lycée redevient collège royal après l’Empire). En l’occurrence, ce qui appartient au lycée appartient aussi à des établissements plus modestes, municipaux. Ensuite, autre raison de souligner l’importance de ce système : c’est que le temps d’études quotidien à côté du temps de classe, et un temps d’études au moins aussi long, voire plus long que le temps de classe, est tout à fait cohérent avec le projet d’une pédagogie qui se propose de gérer toute la vie enfantine, et plus concrètement qui vise une imprégnation culturelle permanente de l’esprit des élèves, une sollicitation continuelle – de la mémoire avant tout : d’où les récitations et les répétitions, effectuées aussi bien en classe (avec le professeurs ou avec d’autres élèves chargés de cette tâche – ce dont je vais parler tout de suite) qu’en étude,  y compris le soir, dans les chambres sous la conduite d’un « préfet », pour les différentes catégories de pensionnaires.

     

    2 A l’inverse de la répartition du temps scolaire entre classes et études, la gestion spéciale du groupe d’élèves par les professeurs jésuites suscite de la part des historiens et dans les monographies dont je me sers des descriptions non seulement abondantes mais très semblables, au point qu’on se demande si les auteurs ne se sont pas copiés les uns les autres. Cela m’évite des scrupules, cette fois. Voyez J. Delfour sur Poitiers (par exemple p. 283 et suiv.), G. Dupont-Ferrier sur Louis-le Grand (par exemple p. 200 et suiv.), Camille de Rochemonteix sur le collège de La Flèche (par exemple, dans le t. 3, p. 51 et suiv.), F. de Dainville (par exemple, p. 144) - pour ne citer que ceux à qui j’ai déjà emprunté certaines descriptions dans cette séance.

    De quoi s’agit-il ? Il s’agit du système des décuries et de leurs décurions, à savoir des groupes de dix élèves, comme leur nom l’indique. Il se peut que ce système provienne des inventeurs de la classe de niveau (dont j’ai parlé en 2013, séance 4), les Frères de la Vie commune, à Liège, mais aussi du collège de Guyenne sous la direction de Gouvéa (dont j’ai parlé dans la séance précédente). L’astuce est la suivante : les groupes appartiennent à deux camps distincts et opposés, romains et carthaginois (deux ennemis irréductibles de l’antiquité latine comme il se doit dans ce contexte de culture humaniste ; et, au passage, on ne peut pas ne pas remarquer la connotation belliciste). Il y a une hiérarchie entre les groupes. Dans chaque camp, chaque groupe, de celui des meilleurs élèves jusqu’à celui des plus faibles, est constitué avec un souci d’homogénéité, si bien que tout élève d’un groupe dans un camp a un émule (un adversaire et je dirai presque: un ennemi personnel !) dans le groupe correspondant de l’autre camp. De plus, comme je le disais, chaque décurie, dix soldats, est dirigée par un décurion, lequel est un élève distingué par le mérite qu’il a pu démontrer dans ses travaux et sa conduite. Le système a donc un préalable formel : il faut d’abord qu’un certain nombre d’élèves ait été placé au dessus des autres à cause de sa réussite aux compositions (ce sur quoi insiste J. Delfour, qui est plus confus sur le reste), pour qu’ensuite parmi eux on choisisse les décurions. A ces élèves, on attribue donc des marques d’honneur, des titres – toujours à la manière antique : tribuns, prêteurs, censeurs, et au sommet, le vainqueur est imperator. Tous, étant associés au maître, prennent place près de la chaire, sur les bancs du devant (il n’y a pas de tables dans les salles où se donnent les leçons, sous l’Ancien Régime). Puisqu’il s’agit de réussite à des épreuves, cela signifie aussi que ces statuts ne sont jamais attribués à titre définitif : les sièges sont, dirions-nous aujourd’hui, éjectables.

    Il est clair que ce dispositif assez simple mais très lourd, actualise le principe fondamental de l’émulation. Ce principe, qui est une des grandes spécialités historiques des jésuites, est donc toujours actif  dans le dispositif : à la fois dans la classe totale, comme concurrence entre tous les élèves pour la conquête des dignités suprêmes et des fonctions associées à ces dignités, mais aussi dans chaque décurie comme concurrence de chaque élève-soldat avec son émule de la décurie d’en face.

    Durkheim, dans L’évolution pédagogique en France (cf. édition PUF, 1969, pp. 243-245), a mis ce principe en rapport avec la mentalité d’uns société et d’une classe aristocratique qui, depuis la Renaissance, sont de plus en plus attirées par un intérêt individualiste, un souci de gloire personnelle, cette « passion égoïste » qui dénote un affaiblissement du sentiment du devoir.

    Quant au professeur, il pilote l’ensemble grâce à quoi il peut manier, plus ou moins aisément on s’en doute, un effectif énorme (G. Dupont-Ferrier, à propos du collège Louis-le-Grand, Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, op. cit., t. 1, p. 198), parle de dédoublement en sections distinctes à cause d’effectifs qui atteignent jusqu’à 300 élèves – sur tu total de plus de 3000 dans l’établissement), tout en préservant, et c’est là l’important, le schéma fondamental de la classe de niveau, avec son programme spécial et sa progression réglée dans la transmission de ce programme. Veillant donc à la bonne marche de l’ensemble, le professeur observe précisément l’effectuation  des tâches confiées aux élèves choisis pour diriger les autres. Observateur et juge scrupuleux, le professeur n’est donc pas inactif : il corrige, rectifie et parfois appelle tout une décurie auprès de lui pour effectuer sa correction et l’assortir d’explications.

    Dans le Ratio studiorum il y a une chose intéressante à constater. C’est que le système n’est pas mentionné pour lui-même, pas décrit, alors que certaines règles de discipline le sont. Le grand problème du Ratio, il est vrai, c’est bien plutôt l’enseignement des contenus donc les programmes et les différents exercices. C’est sans doute pourquoi les décurions ne sont mentionnés qu’en rapport avec certaines tâches. Pourquoi cette remarque ? Parce qu’un tel écart entre la pratique enracinée et le texte plutôt discret sur ce point pourrait provenir du fait que la pratique, déjà habituelle, est donc très évidente, donc qu’elle est un acquis qu’il n’est pas utile de normer plus qu’elle ne l’est déjà dans les habitudes de ceux qui la mettent en œuvre… sans se poser trop de questions.

    Je reste encore un peu sur le Ratio, pour donner quelques exemples. Dans les « Règles communes aux professeurs des classes inférieures »,  la règle numérotée 343 (p. 155 de l’édition Belin citée plus haut), sur les exercices de mémoire, édicte : « Les élèves réciteront aux décurions les prélections apprises par cœur ». La règle 360 (idem, p. 161), à propos des décurions, prescrit :

     

    « Le professeur établira encore des décurions, qui feront réciter les leçons retenues de mémoire, rassembleront les devoirs pour le professeur et annoteront d’un point sur un cahier tous les cas où chacun aura commis une faute de mémoire, où il aura omis de rendre un devoir, où il n’aura pas apporté un double exemplaire…. ».

     

    Ces indications du Ratio nous renseignent donc sur les interventions que le professeur font effectuer par leurs aides que sont les décurions (c’est aussi ce que décrit F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 144) : ils font réciter les leçons (et une récitation a lieu, dans ce cadre de la décurie, à chaque début de classe), recueillent les copies, vérifient le soin, et avant cela contrôlent les présents en remplissant un registre spécifique. Mais j’ai bien souligné le rôle capital de l’émulation. Ceci se marque du fait qu’il n’y a pas d’interrogation ou de récitation d’un élève seul : l’élève qui répond ou récite a près de lui, en face, son émule. Si donc l’un hésite ou se tait, l’autre peut parler à sa place ;  s’il se trompe, l’autre peut rectifier. Un texte provenant de Lyon, cité par le père de Dainville (idem), explique cela en disant :

     

    « Et sera permis aux aultres, la mesme leçon escoutant le rendant, le reprendre s’il fault ; et par telle repréhension leur sera quelque petite gloire adjugée par le précepteur… ».

     

    Le système d’émulation a, ou disons aurait pour fonction, en plus de ses supposées vertus morales, de tenir tout le temps tout le monde en haleine. Il ne permettrait jamais le moindre relâchement… Tout ça soulève ma perplexité. Mais je note qu’un tel idéal est prégnant dans le monde scolaire moderne puisqu’on le retrouvera dans l’enseignement mutuel du début du XIXe siècle, au niveau primaire, et dans des situations également caractérisées par des classes très populeuses.

    Divers jugements ont été portés sur ce système. La plupart sont laudatifs, mais…venant de personnes en connivence avec les jésuites et le monde catholique. Ainsi Jean de Viguerie, dans son petit texte de synthèse (« Le collège jésuite comme programme d’un projet culturel », in La culture comme projet de société, coll., Institut collégial européen, 1991, p. 51), parle de la « force de cette pédagogie de vigilance continuelle ». On pourrait se laisser séduire… Mais voyons un auteur républicain de la Troisième République, comme le philosophe Gabriel Compayré. Celui-ci, dans un article sur les jésuites (dans le Dictionnaire de F. Buisson, édition de 1911  - numérisé et téléchargeable à l’Ifé, à Lyon), fait entendre un tout autre son de cloche (expression mal venue pour parler d’un laïc militant !), car, constatant que, chez les jésuites, même un élève qui a été surpris à parler français au lieu de latin peut être signalé au professeur par le décurion, Compayré en déduit que les élèves privilégiés ne sont que « des espions entre les mains des maîtres ».

     

    Remarque 3. En guise de conclusion.

    S’il fallait dessiner un portrait social, et, pourquoi pas, psychologique, du régent de collège sous l’Ancien Régime, quels traits de ce type, social et psychologique, faudrait-il mettre en lumière ? A mon avis, deux principaux, concernant du moins le XVIIe siècle, âge d’expansion du collège (pour toutes les caractéristiques sociales, économiques, les carrières, etc., des professeurs, voir l’ouvrage de B. Noguès sur les régents parisiens de 1598 à 1793, Une archéologie du corps enseignants, op. cit.).

    Une première particularité du régent de collège dans la société de l’âge classique (moins dans celle du XVIIIe siècle d’ailleurs), c’est sa relative austérité, proche du modèle religieux, monastique (sans s’y résumer). Le régent, en dehors de ses classes, mène une vie non pas entièrement recluse, mais assez austère, sans beaucoup de contacts avec le monde extérieur ni, bien sûr avec ce qu’on appelle les « gens du monde ». Certains collèges ont un très grand rayonnement (songez aux collèges royaux comme Louis-le-Grand ou La Flèche), mais ils sont  des lieux de culture protégés, donc, autant que faire se peut, séparés – condition de l’imprégnation culturelle et de la préparation spirituelle des enfants à la vie chrétienne telle que souhaitée par les maîtres d’autant plus s’ils appartiennent à une compagnie religieuse comme les jésuites. La mentalité des maîtres dans ce contexte est bien éclairée par une anecdote que rapporte M. Targe (Professeurs et régents de collège…, op. cit., p.250). C’est l’histoire d’un maître qui est aussi un ecclésiastique, et qui s’avise un beau jour de satisfaire sa curiosité pour enfin, une fois au moins dans sa vie ( !), aller au théâtre. Mais comme cette incursion dans le « monde », précisément, ne répond pas à sa condition de prêtre, notre régent, craignant d’être reconnu en si douteuse posture, imagine d’abandonner son habit ecclésiastique afin de paraître, en quelque manière, déguisé. Or pour ce faire, il n’a à sa portée que les vêtements de sa grand-mère, dont il ne se doute pas que la mode est périmée depuis cinquante ans ; si bien que, accoutré de manière aussi grotesque, explique M. Targe, et faisant un effort aussi visible pour se dissimuler, il déclenche dans le théâtre une suspicion générale qui se solde par une esclandre et l’intervention de la police. Au bout du compte, le lendemain « tout Paris savait l’aventure. Le malheureux fut impitoyablement chansonné… » (M. Targe, idem).

    L’autre élément qu’il faudrait analyser pour saisir la personnalité du maître de cette époque, c’est le statut qu’il endosse dans ses relations avec les élèves. On connaît l’hypothèse de Ph. Ariès, que j’ai reprise à mon compte (dans la séance 7), d’après laquelle l’institution-collège a achevé ou provoqué la disparition  des sociabilités communautaires qui avaient cours dans les écoles des facultés du Moyen-Age et les a remplacées par une stricte soumission des enfants à l’autorité des adultes. La hiérarchie a pris le pas sur cette sorte de proximité égalitaire qui prévalait dans les corporations traditionnelles (les Nations dans les Universités, avec des élections, etc., ce qui n’interdisait pas des relations de subordination très sévères, par exemple entre jeunes et anciens).  Il n’y a pas à revenir sur cette hypothèse. Toutefois, on peut penser que la situation nouvelle, qui livre une notion moderne d’éducation, fondée sur une discipline à laquelle les élèves se soumettent sans contrepartie (ce qui ne va pas sans désordres et, parfois révoltes violentes), cette situation de distance hiérarchique entre maître et élèves a longtemps toléré, en particulier en dehors des sociétés religieuses, des manières de coexister plus conformes aux usages des communautés anciennes. A nouveau, il faut imaginer un processus assez lent et discontinu, ce qui explique la persistance de certaines habitudes ou même de situations traditionnelles.

    Je pense d’abord au fait qu’à un certain moment, les professeurs des collèges ont pu héberger des élèves dans leurs propres logements. Ce fut le cas à Paris, lorsque les Principaux décidèrent de ne plus loger ni nourrir leurs régents, si bien que ceux-ci migrèrent soit vers des particuliers, soit vers les collèges sans exercices (sans classes) et qui logeaient peu de boursiers. C’est alors que certains des premiers en profitèrent pour  prendre avec eux quelques élèves (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, op. cit.,  p. 209), ce qui suppose le partage d’un minimum d’intimité. Jusqu’à quel point ? Je l’ignore, mais on peut tout imaginer (remarque inadmissible pour un historien académique…), depuis la connivence jusqu’à la maltraitance.

    Voici un autre exemple, assez étonnant. Dans les collèges de la Faculté des arts de Paris, lorsque les élèves doivent effectuer le paiement prévu, au XVIe siècle et probablement au XVIIe (l’enseignement sera décrété gratuit par un édit de 1719), ils s’adressent eux-mêmes à leur maître de façon rituelle et avec un certain faste. Je tire à nouveau cette anecdote de M. Targe (idem, p. 167).  En l’occurrence, au moment prévu, chaque semestre, les élèves insèrent dans un citron ou dans un gobelet de cristal cinq ou six écus d’or, qu’ils présentent ensuite à leur maître, accompagnés par des musiciens, au son du fifre et du tambour. Et c’est le début de réjouissances collectives (la fête du « petit Lendit ») dans lesquelles les maîtres eux-mêmes offrent à leurs élèves un grand banquet, à propos duquel, relate M. Targe, les maîtres

     

    « ne rougissaient pas de se plier à des rôles où leur dignité n’était pas sans beaucoup souffrir. On les voyait courir au marché, acheter des provisions, s’empresser à la cuisine, et faire eux-mêmes les apprêts et le service du festin qu’ils payaient. Ils s’improvisaient échansons [= ceux qui servaient à boire aux rois et aux princes], boutiquiers, cuisiniers, et n’avaient pas honte de s’abaisser à des emplois si peu conformes à leur caractère. Pour que la fête fût complète, ils avaient eu soin de louer des chanteurs et des musiciens, qui se faisaient entendre pendant les repas, et dont les airs bachiques égayaient les convives. » (M. Targe, idem, p. 166-167).

     

    Le rituel du paiement est aussi décrit par A. Franklin (La vie privée d’autrefois… Ecoles et collèges, op. cit., p. 216). Cet auteur nous apprend que "lendit" signifie "offrande", et qu'en fait, pour la dite offrande des écus d'or avec le citron, on mettait des amandes dans la coupe de cristal qui contenait le tout. J'aime beaucoup ce genre de détail...

    On notera dans l'extrait ci-dessus les accents moralisateurs bien plus typiques des pédagogues du XIXe siècle, très soucieux, en plus, de la hiérarchie qui sépare les maîtres de leurs élèves et situe les premiers toujours bien au-dessus des seconds. Quelques temps après le banquet, les élèves rendaient la pareille à leur maître, et c’étaient de nouvelles agapes. Le rigorisme de l’âge classique a bien évidemment réagi contre ces festivités qui se concluaient parfois (nous dit-on) par de véritables débauches, et, dès les statuts de 1600, elles furent interdites – sans toutefois disparaître du jour au lendemain.

     

    La suite et la fin de ce chapitre après l’été…

     


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  • Séance 13

     

    Chapitre II

    ORGANISATION DE LA VIE ET DU TRAVAIL

    DANS LES ANCIENS COLLEGES

    (suite)

     

     

    C’est l’automne… les feuilles tombent (eh oui, je ne renonce à aucun cliché !) Je suis donc exact au rendez-vous pour reprendre mon exposé et compléter le chapitre interrompu en juillet.

    Mon projet suppose que, dans un premier temps, avant d’en venir aux pratiques d’enseignement en vigueur dans les collèges d’Ancien Régime, je présente de manière synthétique quelques connaissances sur l’histoire de ces institutions, ce qui est absolument indispensable si l’on veut (et il faut) bien contextualiser les pratiques en question. (Conseil de prof : contextualiser, c’est aussi permettre que chacun se fasse une idée la plus concrète possible des situations, des processus et des actes dont on parle, même en fabriquant ses propres images mentales… pourvu qu’elles reposent sur des données réelles, qu’on va donc mémoriser par ce biais.) En l’occurrence, il me faut traiter maintenant des élèves et, par conséquent, de la vie que leur offrent – ou qu’ils mènent - dans ces sortes établissements, disons entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

     

     

    III LES ELEVES

     

    I) Les différentes catégories de collégiens.

    A nouveau, j’avertis que les catégories et les dénominations en circulation et relevées par les chroniqueurs et les historiens peuvent être liées à des contextes précis et changeants, donc ne sont pas forcément universelles, pas en usage partout dans les villes concernées, en France et en Europe, ni de tout temps au cours des siècles. J’ai souvent évoqué cette difficulté, parce qu’elle est récurrente dans l’entreprise qui est la mienne, qui propose une vue synthétique des époques et des villes – ou des régions.

     

    1) Les élèves en général, dans les collèges relevant d’une Université, et spécialement de la Faculté des arts à Paris.

    D’abord un autre rappel (crucial) : sous l’Ancien Régime, c’est dans les collèges « de plein exercice » que l’on trouve le cycle complet des études - qui ne s’appellent pas encore « secondaires ». Ce cycle est-il suivi par tous les écoliers ? Ce n’est pas sûr, nous le verrons plus loin. Quoi qu’il en soit, les collèges de plein exercice sont la véritable substance culturelle et institutionnelle de la Faculté des arts de Paris. « Plein exercice » signifie, disais-je, tout le cycle des études, c’est-à-dire le programme qui commence par la grammaire et qui va jusqu’à la philosophie, en passant par les humanités et la rhétorique - la théologie  restant l’affaire des réguliers, notamment les Dominicains, et, à Paris, de deux collèges séculiers, ceux de Sorbonne et de Navarre. A côté de ces établissements, il y a par conséquent des collèges sans exercice ou bien dont le cycle est limité à deux ou trois classes (petites ou grandes), qui sont des sortes de pensions pour les élèves, qui font parfois travailler ces derniers en dehors des classes sous la conduite de répétiteurs, et  surtout qui les envoient dans les collèges de plein exercice pour y assister à tout ou partie des enseignements.

    Autre distinction : soit les collèges sont fondés, donc bénéficient d’un revenu, et à côté de leurs boursiers (qui touchent un pécule en argent et en nature) ils peuvent éventuellement admettre des pensionnaires ; soit les collèges ne sont pas fondés et, n’ayant pas les revenus des précédents, s’ils accueillent des pensionnaires, ceux-ci devront payer. A ces sortes d’établissements, il faut aussi ajouter des maisons, des « pédagogies », et même, en tout cas au Moyen Age, des « hôtels » (hospicium), tenus par des aubergistes et dans lesquels des étudiants se regroupent par nationalité (sur ces possibilités de logement – dont je n’ai pas parlé - depuis le Moyen Age, voir Léo Moulin, La vie des étudiants au Moye Age, Paris, Albin Michel, 1991, p. 27-28 ; ainsi que Simonne Guenée, Les Universités françaises des origines à la Révolution, Paris, Picard, 1982, p. 19-20).

    Je me demandais : le cycle complet des études est-il toujours suivi par les élèves ? On peut en douter. Cette précision s’impose ici, que je saisis en suivant les analyses statistiques des historiens contemporains (ce qui fait la différence avec les historiens plus anciens, qui sont précieux par la richesse des données qu’ils fournissent mais de manière nettement empirique, car ce sont surtout des chroniqueurs et parfois (souvent ?)… des apologistes). Donc je me tourne vers l’ouvrage de Willem Frijhof et Dominique Julia sur les quatre collège d’Auch (collège jésuite), Avallon (doctrinaires), Condom (oratoriens) et Gisors (prêtres séculiers), Ecole et société dans la France d’Ancien régime, Cahier des Annales, n° 35, 1975, p. 67 et suiv. (impressionnante étude à la fois historique et sociologique, avec des résultats chiffrés  abondants : un modèle du genre) ; et vers l’article de D. Julia, « L’enfance au début de l’époque moderne » (in Egle Becchi et D. Julia, Histoire de l’enfance en occident, de l’antiquité au XVIe siècle, t. 1, Seuil, 1998 pour la version française, p. 327 et suiv.). Que nous apprennent-ils d’intéressant, et même d’étonnant ? Que si, en moyenne, les élèves suivent l’essentiel du cycle, certains, pourtant, arrêtent après une année seulement (10,9% de ceux de Gisors, 14,1% de ceux d’Avallon…) ; et que la moitié des élèves non issus de la ville du collège (élèves « forains » disent les auteurs) quittent au bout de deux ans. Par ailleurs, montre D. Julia, à la fin du XVIe siècle, à Auch, la durée moyenne du séjour en 6ème est de quatre ans, et de deux ans en 5ème,  ce qui révèle que ces classes dispensent un enseignement de base du latin, lecture et écriture, une sorte d’enseignement préparatoire  - ce qui est en fait la finalité de la 6ème, classe ajoutée au cursus type des jésuites, tel que prévu à l’origine. De plus, il n’est pas rare qu’un élève quitte le collège puis revienne après une ou deux années, réintégrant alors, soit sa classe, soit même une classe inférieure. Cette irrégularité de la fréquentation explique les très grandes disparités d’âges des élèves dans les classes : à Auch toujours, à la même époque, en 6ème, ils ont de 4 à 19 ans, et en 5ème de 7 à 25 ans ! Vous voyez donc un paysage scolaire bien étrange.

     

    Revenons à des faits bruts. Les établissements dans leur ensemble sont fréquentés dès le XVIe siècle par quatre types d’étudiants (qui ont de 12 à 25-30 ans environ) :

    a) Les boursiers sont la catégorie la plus ancienne, celle des élèves pauvres pour lesquels les collèges sont conçus à l’origine, au Moyen Age, avant même qu’il y soit donné un enseignement. Les boursiers, qu’on rencontre surtout, cela va sans dire, dans les villes d’Université, sont cependant toujours en nombre restreint, car il dépend du niveau des ressources octroyées soit par le fondateur du collège soit par un autre donateur  (qui institue des boursiers pour telle ou telle raison), ressources qui peuvent perdre de la valeur en fonction des aléas économiques. Si le collège n’est pas fondé ou soutenu par des donateurs puissants, et il y en a beaucoup de ce genre, on l’a vu, il a besoin d’autre revenus, par exemple ceux que l’on obtient lorsqu’on fait payer la pension ou l’enseignement à certains élèves (chez les jésuites, l’enseignement est gratuit).

    Les boursiers peuvent être choisis à un âge encore tendre, pour commencer le cycle de la scolarité c’est-à-dire le premier niveau de la Faculté des arts. Tels sont les « petits boursiers ». Mais parfois, ils sont plus âgés : déjà prêtres, ils poursuivent des études de théologie. Ce sont des « grands boursiers ». On en voit de cette dernière espèce à Poitiers au XVIe siècle (voir J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, 16O4-1762, op. cit., Introduction, p. LVII). La rente qui est faite aux uns et aux autres est évidemment très variable, puisqu’elle dépend de ce qu’a souhaité et prévu le fondateur, chichement ou largement. Elle peut être très modique ou au contraire assez généreuse. A Poitiers, au collège du Puygarreau, avant que s’installent les jésuites dans la ville, début XVIIe siècle, c’est 100 livres par an, en argent mais aussi blé et vin. C’est assez limité. Ailleurs, les mieux dotés touchent jusqu’à 200 livres (sachant qu’une livre vaut 20 sous ou 240 deniers, et qu’un salaire ouvrier est dans ces années-là aux alentour de 5 à 10 sous par jour  - je ne peux être plus précis car cela dépend des secteurs, des métiers, des saisons, etc.). Les petits boursiers perçoivent en général moitié moins que les grands boursiers. Ces derniers sont d’ailleurs associés à l’administration, admis au Conseil du collège avec le Principal et d’autres personnes d’autorité, donc ont droit de vote dans les délibérations. Voir sur ce point, Henri Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres et l’Université de son temps, Paris, 1902, p. 142-143. (Je signale au passage le grand intérêt de ce livre, le seul livre d’ampleur sur le recteur Rollin, personnage important de l’histoire scolaire mais souvent cité sans qu’on sache bien en quoi a consisté sa réforme de l’Université parisienne au début du XVIIIe siècle).

    Pour qu’on ne se fasse pas trop d’illusions sur ce qui serait le sérieux et ce qu’on estimerait être un engagement impeccable des élèves dans la scolarité, je précise qu’il y a de nombreux témoignages inverses, très négatifs, toutes sortes de plaintes relatives à l’inconduite voire aux méfaits commis par les élèves des collèges, les boursiers comme les autres. E. Gaullieur rapporte qu’à Bordeaux, aussi bien les élèves des jésuites que ceux du collège de Guyenne exigeaient des boursiers nouveaux venus dans leur établissement qu’il payent leur entrée en prenant sur leur bourse un ou deux écus. C’était un bizutage, dirions-nous. Le versement était fait auprès du prieur de la nation à laquelle l’élève appartenait, et l’argent ainsi collecté - si l’on peut dire, servait à … « de honteuses débauches » nous dit Gaullieur. Cet auteur est d’ailleurs un peu plus clair en relatant un événement survenu en avril 1610 lorsqu’une véritable bande d’écoliers, furieux, avec à leur tête le prieur de la nation de Gascogne, se rendirent dans une paroisse de la rive droite de la Garonne où ils se livrèrent à divers désordres, puis enlevèrent une jeune fille « qu’ils contraignirent à prendre part à leur orgie nocturne ». Pas besoin de vous faire un dessin (E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 397). L’Université de Paris, tenant compte du fait que la conduite de ces élèves était souvent scandaleuse (comme celle des autres élèves scolarisés, je le répète),  décida que les bourses pouvaient être supprimées (ce qui a priori n’était pas prévu, les bourses étant une propriété définitive des boursiers), et cela, même si l’élève maintenait sa volonté de devenir prêtre – car bien sûr le fait de soutenir financièrement la vie et les études d’un jeune garçon pendant des années devait se traduire par une carrière ecclésiastique… Je traiterai dans la prochaine séance des questions de discipline et je décrirai les principales punitions imaginées et pratiquées par les jésuites pour endiguer les débordements et les simples fautes de leurs élèves.

    b) Ceux qui s’inscrivent dans la catégorie des pensionnaires, ce sont donc ceux qui payent. On les appelle « portionistes » ou convictores. La différence entre boursiers et pensionnaires est apparue dans la séance 7 (voir la dernière remarque). J’ai en outre suggéré plus haut que certains collèges, non dotés, vivent des émoluments versés par ces pensionnaires. C’est le cas du collège de Sainte-Barbe à Paris. Quand le principal d’un collège accepte des pensionnaires payants (ce qui survient de plus en plus à partir du XVIe siècle), il peut aussi être enclin à proportionner le prix exigé à l’attribution de certains avantages, par exemple une meilleure nourriture. Les familles peuvent souhaiter de tels aménagements. Avant la Révolution, la pension dans un collège de plein exercice se paye entre 300 et 600 livres par an, ce qui représente donc une somme rondelette. Cette distinction, pécuniaire, entre boursiers et pensionnaires, serait une autre origine, nous dit Alfred Franklin (La vie privée d’autrefois… Ecoles et collèges, op. cit., p.213), de la dénomination deux catégories que je viens de le rappeler, d’une part les grands collèges ou de plein exercice, et d’autre part les petits collèges, qui logent et nourrissent les élèves et les envoient au grand collège pour bénéficier de l’instruction, au moins pour certaines classes.

    c) Les externes, ceux qui restent libres, externes au sens strict, on les appelle les « martinets » (des oiseaux migrateurs qui ont la réputation de ne jamais se poser à terre) : soit ils sont encore dans leur famille, soit ils se logent comme ils peuvent, dans la ville ; mais ils font l’objet d’une inquiétude des autorités des collèges, qui s’efforcent donc de les stabiliser en les orientant vers des pensions précises. Car ils ont en général mauvaise réputation, puisqu’ils mènent souvent hors du collège une vie dissolue. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas, nous l’avons constaté, mais eux ont le défaut de jouir d’une plus grande liberté que leurs condisciples boursiers ou pensionnaires.

    d) Tout en haut de l’échelle sociale, il y a enfin les « caméristes », c’est-à-dire les riches qui se payent une chambre ou un appartement dans le collège, et qui sont accompagnés par un précepteur particulier (c’est la cas de Montaigne, jeune élève au collège de Guyenne, à Bordeaux), voire une domesticité.

    Au sujet des pensionnaires, quels qu’ils soient, on peut se reporter, parmi d’autres, aux descriptions d’A. Franklin (idem, Ecoles et collèges, p. 219). Je retiens de cet auteur l’inventaire des trousseaux exigés à l’entrée au collège Mazarin, que fréquentent des élèves fortunés, au XVIIIe siècle : 2 habits neufs complets, un d’été et un d’hiver, 2 redingotes, 12 chemises, 12 cols, 12 « coeffes de nuit » (des… coiffes : la nuit en hiver, il fait très froid, sans feu, dans les chambres!), 12 mouchoirs (l’hygiène et la civilité progressent), 12 serviettes, 12 paires de chaussons… Evidemment, tout cela entraîne des dépenses en plus du prix de la pension. Et il y en a d’autres encore : draps, couvertures, bois, chandelles, les livres, les cahiers, sans oublier le perruquier, etc.

    Prises ensemble, les quatre catégories que je viens de définir constituent le cadre général habituel qu’on trouve notamment à la Faculté des arts de Paris, c’est-à-dire dans les collèges de son ressort, du XVe au XVIIIe siècle. Dans tous les cas, les élèves ne sont admis qu’après une manière d’examen. Cet examen a pour but de juger du degré de savoir acquis par l’étudiant, puisque un minimum de lecture (en latin) est indispensable pour accéder à la Faculté des arts ; mais il sert également à apprécier les mœurs du candidat. Il sert aussi à situer sa nation d’origine. J’ai fait plus haut allusion à la nation en évoquant certaines possibilités de logement ; ceci me donne  l’occasion de redire que, depuis le Moyen Age, la nation est un principe fondamental de regroupement corporatif - des élèves et des maîtres, dans les Universités.

    Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter les costumes obligatoires en vigueur à l’Université de Paris de par les statuts d’Henri IV (article 65), promulgués au tout début du XVIIe siècle. Maîtres et autres adultes en charge des élèves devaient porter une robe noire « battant les talons et garnie de manches, avec pèlerine » ; ils devaient aussi se coiffer d’un bonnet carré, à l’exclusion de tout bonnet bariolé « autrement dit berret ». En outre, on leur interdisait les chaussures recourbées. Enfreindre ces interdits pouvait  les faire radier du corps des régents. Quant aux écoliers, ils devaient porter une robe noire sans pèlerine, marcher avec une ceinture, et porter un bonnet non pas carré mais rond… (je tire ces belles notations d’H. Ferté, Rollin, sa vie…, op. cit., p. 151). Les chaussures recourbées ? Mystère…Un article sur l’histoire des chaussures (sur le Web) indique que ces chaussures, qui firent fureur au XIVe siècle, pouvaient atteindre 50 cm de longueur (mesure moderne) et étaient ornées de figures grotesques (c’est-à-dire grimaçantes) : peut-être est-ce là le motif de l’interdiction. Je n’en sais pas plus ; je laisse cela dans le vague.

     

    Ceci posé, il faut aussi se souvenir du processus historique fondamental que j’ai déjà décrit (au début du chapitre I, séance 7), à savoir qu’après le Moyen Age, l’enseignement s’est déplacé des anciennes écoles de l’Université (à Paris, notamment les écoles de la rue du Fouarre, que j’ai mentionnée pour les écoles de grammaire, séance 10 ; voir aussi séance 7) vers les collèges, qui sont devenus des établissements d’enseignement au lieu d’être de simples modes charitables d’hébergement pour écoliers pauvres. Le processus est complexe, car il concerne y compris l’enseignement de la grammaire (le latin), qu’il fallait avoir acquis pour accéder à la Faculté des arts, laquelle continue un enseignement de ce type, partie du trivium comme vous le savez (avec la rhétorique et la dialectique). Autrement dit, peu à peu, cet enseignement grammatical de base se donne lui aussi dans les collèges, et non plus dans les monastères et les petites écoles de grammaire, ces dernières étant par définition des externats. Ensuite, au fil du XVe siècle, le déplacement de l’enseignement vers les collèges atteint l’enseignement des arts lui-même, si bien que les écoles traditionnelles de l’Université, comme celles, je les cite à nouveau, de la rue du Fouarre, sont désertées. Je le disais dans la séance 7 : ce fut au point que les locaux de ces écoles ne furent plus guère utilisés que pour des rituels comme ceux des examens, le baccalauréat ou autre. Au terme de ce processus certaines anciennes « maisons » de pauvres sont devenues à la Renaissance des collèges « de plein exercice » (du moins, dans le meilleur des cas). J’oublie de dire que la rue du Fouarre se trouvait à proximité de ce qui est aujourd’hui la rue des Ecoles… où l’on trouve encore quelques écoles… rien moins que la Sorbonne (dans ses bâtiments du XIXe siècle), et le Collège de France !

    En 1763, quand les jésuites sont expulsés et doivent abandonner Louis-le-Grand, il y a 10 collèges de plein exercice à côté de 28 autres collèges, et dans cette situation inédite et désastreuse pour les jésuites, les 193 boursiers des petits collèges sont réunis et tous transférés à Louis-le-Grand, que récupère l’Université. Les bâtiments vides seront ensuite loués ou vendus.

     

    Remarque. La question de l’internat et des internes

    Si je me réfère au livre de Gabriel Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites. Le ‘Modus parisiensis’ (op. cit.), je suis incité à admettre que l’évolution ne joue pas en faveur de la catégorie des externes, car les autorités, aussi bien politiques (municipales ou royales), que religieuses et universitaires, tout au long de cette période, XVI et XVIIe siècles, ne ménagent pas leurs efforts pour retenir les élèves dans des pensions, soit à l’intérieur des collèges, soit à l’extérieur, mais en lien avec les collèges et leurs chefs, donc des pensions bien surveillées. Ce qu’explique Codina Mir, c’est que, dans le déplacement et la concentration des enseignements dans les collèges, d’une part les « martinets » sont confrontés à de nombreuses limitations et interdictions, et d’autre part, peu à peu, les externes en général sont captés par l’internat… Lorsque la réforme du cardinal d’Estouville, en 1452, consacra l’autorité de l’Université sur des collèges qui en étaient primitivement séparés, c’était essentiellement en imposant à ces collèges des visiteurs, des censeurs de l’Université, qui avaient un pouvoir réel sur l’administration des collèges dont ils devaient s’occuper. L’Université a donc les moyens de se préoccuper des externes libres, qu’elle voudra fixer dans des pensions. C’est ainsi que dès 1463, la Faculté des arts de Paris prend de mesures pour contraindre les externes libres, ces « martinets », à s’installer dans les « pédagogies », pensions en dehors des collèges mais dirigées par un « pédagogue ». Et dans les années 1520, les professeurs eux-mêmes seront contraints de résider dans les collèges et les pensionnats – ce qui contribuera sans doute, comme y insistait  Philipe Ariès, à créer une nouvelle proximité, non pas égalitaire, mais hiérarchique et créatrice d’une autorité sans réciprocité, des maîtres sur les élèves.

    Au XVIe siècle (Codina Mir, idem,  p. 58), l’ensemble du paysage scolaire des collèges est basé sur ces principes. En fait, ce courant créateur des internats vient de loin. Signe d’une préoccupation éducative et religieuse insistante envers la jeunesse scolarisée (mais là aussi, il n’est pas sûr que les mœurs évoluent aussi bien et les attentes de la société adulte seront longtemps déçues…). Les petite écoles elles-mêmes ont pu s’associer à des pensionnats (les « pédagogies » toujours), et, lorsque, au milieu du XIVe siècle, les collèges avec leurs pensionnaires s’ouvrent à des externes qui payent un peu l’enseignement dispensé mais qui, dans un premier temps, ne peuvent être pris en pension, on voit que, dans un second temps ils deviennent des pensionnaires payants, lesquels, comme je le disais, sont une source de revenus très intéressante… d’autant plus lorsqu’il s’agit des riches à qui on peut louer des chambres confortables. Il semble que le courant en faveur de l’internat se soit affermi surtout au XVIIIe siècle, à partir de 1720-1730 suggère Marie-madeleine Compère (Du collège au lycée, op. cit., p. 113 et suiv.) On a l’exemple du collège de Juilly (une commune de l’actuelle Seine-et-Marne), un autre établissement fameux, tenu par les oratoriens celui-là, et que sa grande renommée rend comparable au collège Louis-le-Grand. Le pensionnat, ouvert en 1738, comptera 92 pensionnaires en 1772.

    Mais posons-nous une question. Si les élèves des collèges deviennent peu à peu pensionnaires, donc si les élèves en général sont de moins en moins les externes qu’ils étaient dans les Universités du Moyen Age, faut-il en déduire que le modèle de l’internat s’est imposé dès l’âge classique ? Réponse : ce n’est pas si évident. Philippe Ariès a donné un autre point de vue, suggérant que ce modèle est dominant seulement au XIXe siècle. Il a raison, en effet, si l’on tient compte des petits établissements, qui vont se multiplier après la Révolution, mais aussi des grands établissements quand il s’agit des jésuites. Car dans les collèges jésuites, les externes ont très longtemps composé la grande masse des élèves. Nouvelle preuve que chez les jésuites les choses ne se passent pas comme dans les collèges de l’Université (du moins tels qu’en traite quelqu’un comme Codina Mir). Si par ailleurs on suit (et il faut suivre !) F. de Dainville, à propos des collèges jésuites de Paris, Lyon, Toulouse, Douai, etc., on constatera que, s’il y a internat, cet internat est dissocié du collège lui-même, ce qui implique, comme le veut l’habitude avec les collèges sans exercice, que les élèves internes doivent se déplacer pour venir dans un collège de plein exercice où, sous la houlette d’un Principal, ils s’agrègeront aux externes afin de suivre les classes. Dainville, dans La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 348, affirme que : « Le collège des Jésuites est essentiellement conçu comme un externat. L’internat vient-il s’y joindre, il demeure une exception consentie aux circonstances »). Ainsi les choses sont claires.

    On comprend qu’au XVIIIe siècle, les jésuites, qui donc n’aimaient pas l’internat, n’en  possédaient qu’une quinzaine au total (G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, t. 1, op. cit., p. 73). Cette situation paraîtra du reste assez singulière, une faiblesse, une déficience, que les nouvelles autorités, après que les jésuites auront quitté leurs collèges, entreprendront de combler. Marie-Madeleine Compère nous apprend que, pour créer les pensionnats, on se servira des locaux que les jésuites réservaient aux réunions de leurs congrégations pieuses, où figuraient des personnalités dévotes de la ville, à côté de certains de leurs élèves (M.-M. Compère, Du collège au lycée, op. cit., p. 120).

    Mais alors, si, aux XVIIe et XVIIIe siècles, il y a peu d’internats associés aux établissements jésuites, pourquoi s’en crée-t-il malgré tout quelques-uns au fil du temps ? Sans doute d’abord (comme dans le cas de l’Université), pour des raisons de discipline. On éprouve le besoin de contrôler les activités des jeunes gens dans et hors le collège. Par ailleurs, les maîtres et les autorités scolaires pensent non pas seulement au travail intellectuel mais aussi et peut-être davantage au moeurs qu’il faut surveiller et aux dispositions religieuses, qu’il faut encourager.

     

    2) Elèves des jésuites

    Reportons-nous à nouveau à G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le- Grand (op. cit., p. 63 et suiv.). Un des intérêts de ce livre, c’est que l’auteur y a travaillé sur ce qui reste des catalogues dans lesquelles les jésuites consignaient les renseignements pris sur les élèves à leur entrée au collège. La plupart de ces recueils a disparu lorsque les jésuites ont été expulsés, en 1763, mais quelques documents ont été épargnés qui ont permis à l’auteur (comme à W. Frijhof et D. Julia avec le collège d’Auch), de saisir les données relatives à 2648 élèves sur un total de plus de 200 000 garçons ayant fréquenté l’établissement entre 1640 et 1762, longue période de plus d’un siècle. Qu’est-ce qui est ainsi livré par les informations recueillies ?

    D’abord la provenance géographique : plus de la moitié, 1579 élèves, sont des parisiens ; les autres viennent des diverses provinces (surtout Bretagne, Normandie, Provence Picardie), des colonies, et de l’étranger (168 seulement, Grand Bretagne en tête). Ensuite, sur le plan social, on constate un recrutement aristocratique, et d’autant plus lorsque les élèves sont issus de familles de la haute noblesse (y compris des princes de sang ; voir les familles concernées, idem, p. 65), avec aussi des fils des hauts magistrats du royaume ; mais tout ceux-là, contrairement ce qu’on a souvent prétendu (et reproché aux jésuites), côtoyaient des enfants issus de la bourgeoisie, des roturiers donc. Ceux-ci étaient du reste majoritaires parmi les élèves parisiens : ainsi, au XVIIe siècle, on voit dans les murs du collège un certain Poquelin, le futur Molière, et au XVIIIe Arouet, le futur Voltaire, ou encore Diderot. Ces élèves d’extraction modeste pouvaient d’ailleurs voir d’un bon œil la présence de jeunes gens issus de familles illustres, dont ils pourraient s’attirer les bonnes grâces c’est-à-dire dans lesquels ils pourraient à l’avenir trouver des protecteurs.

    Parmi les autres données, il y a l’âge d’admission, et l’on constate la présence à Louis-le-Grand (comme dans d’autres collèges) d’enfants très jeunes, de 7 ans, voire, quoique rarement, encore moins (idem, p. 68). L’examen d’admission semble cela dit plus rigoureux que dans les collèges universitaires. L’écolier, dont devait répondre un membre de sa famille ou une autre personne présentant des garanties morales, subissait en effet des épreuves aussi bien écrites qu’orales. Il présentait aussi un certificat de baptême, ce qui ne signifie pas qu’on refusait les protestants. Ensuite de cela seulement l’admission était effectuée, et se traduisait par l’affectation de l’élève à une classe précise.

    Chez les jésuites, et en particulier ici, à Louis-le-Grand (qui compte 2000 à 3000 élèves selon les époques), les catégories d’élèves sont les suivantes :

    a) Les « scolastiques ». Nous les connaissons ; ce sont (presque tous) les futurs membres de l’Ordre (cf chapitre I, séance 8, sur le formation des novices de la Compagnie). Après le noviciat, ils ont suivi des enseignements, un cycle plus ou moins étendu, et ils sont donc plus âgés, ayant en moyenne entre 25 et 30 ans ; si bien qu’on leur confie des tâches de surveillance et de répétition auprès des autres élèves. Au début du XVIIIe siècle, on en compte environ 50 dans ce prestigieux collège.

    b) Les boursiers, élèves pauvres, les « pauperes »,  sont à Louis-le-Grand de trois types : il y a d’abord ceux qui appartiennent à la catégorie d’origine, c’est-à-dire qui relèvent de la fondation du collège par Guillaume du Prat en 1560 (ce sont donc les « boursiers de Clermont », choisis d’après leur provenance, la région de la ville de Mauriac) ; il y a ensuite ceux fondés par Henri III vingt ans plus tard, les « boursiers du roi » (ils n’ont aucune condition d’origine géographique) ; il y a enfin ceux établis en 1701 par un évêque irlandais (ce sont des élèves de ce pays, donc). Les premiers sont au nombre de 6, les deuxièmes de 6 à 12, et les troisièmes sont 9. Les chiffres varient selon les revenus, bien sûr. En 1583 il y a 26 boursiers ; au milieu du XVIIe siècle, ils sont seulement une douzaine. Chaque fois, c’est un nombre très réduit, qui ne doit pas surprendre : ils coûtent -  même si, étant pauvres, on les nourrissait moins que les autres, afin que, pauvres, ils le restassent, quoique on leur réservât une part des « miettes de table » et… les bouts de chandelle ! (Dupont-Ferrier, idem, p. 72 ; ne pas oublier que les chandelles coûtent, quoique moins que les bougies, très chères, étant d’une autre composition). Ces boursiers, pauvres par définition sont parfois nobles, et ils ont entre 10 et 18 ans. Pour devenir titulaire d’une bourse, il faut d’abord être un enfant légitime, et  montrer aux maîtres des qualités morales et religieuses certaines : avant d’être admis, l’enfant est entendu en confession ! Les boursiers effectuent des tâches diverses dans le collège, par exemple ils assurent la propreté des locaux. Au cours de leurs études dans les différentes classes, ils sont suivis (contrôlés…), par des préfets (sur cette fonction cf. séance 11), spécialement affectés à ce genre d’élève.

    c) les pensionnaires (payants), les convictores, sont nettement plus nombreux. Dans la séance 11, j’ai déjà signalé qu’à Louis-le-Grand, il y a, outre le collège des Pères, le collège des pensionnaires et le collège des externes. Qu’en est-il de l’internat jésuite dans ce cas? Conformément à ce que je viens d’expliquer, les maîtres du collège Louis-le-Grand n’avaient pas une idée très positive de la pratique de l’internat. Il leur semblait suffisant de s’occuper de leurs boursiers et des nombreux externes. Toutefois, il y avait souvent des internats dans les collèges parisiens, donc les jésuites furent mis dans le cas de répondre en ce sens à certaines demandes des familles. On peut dire qu’ils firent contre mauvaise fortune bon cœur, mais en s’efforçant de gérer leur internat d’une manière qu’ils pensaient plus adaptée à leur projet éducatif, une manière plus scrupuleuse et plus bienveillante à l’égard de leurs élèves. Chez eux, les chambrées, faites pour une quinzaine ou une vingtaine d’élèves de même âge à peu près, étaient soumises à l’autorité d’un préfet spécial, un préfet des chambres (praefectus cubiculi).

    Le collège Louis-le-Grand admettait aussi ces pensionnaires fortunés à qui on louait un appartement privé dans lequel s’adjoignait au jeune garçon un précepteur et même un éventuel valet. Les pensionnaires sont environ 130 en 1575, 280 en 1588, 25 seulement en 1592 (c’est encore le collège de Clermont, on s’en souvient), à cause des guerres de religion et du siège de Paris, mais ils sont plus de 400 après 1630. Le maximum est de 550 en 1687 (Dupont-Ferrier, idem, p. 76) : l’établissement devait alors être plein… à craquer, dirai-je sans craindre de me tromper. Concernant ces élèves riches chez les jésuites, outre Louis-le-Grand, on peut prendre l’exemple du collège du Puygarreau, à Poitiers (d’après J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, op. cit., p. 328). Ce collège existait avant l’arrivée des jésuites, mais il fut ensuite  fusionné avec le collège de Sainte-Marthe. Là, ces sortes d’élèves ont bien, chacun, un logement particulier, où ils hébergent des domestiques et leur précepteur, qui les aide à apprendre les leçons et faire les devoirs, et qui est donc un répétiteur. Dans ce cas, le prix de la pension excède 1000 voire 1200 livres par an, dont 400 rien que pour ledit précepteur.

    d) Les externes. Pour reprendre l’idée d’une division de Louis-le-Grand en trois collèges de fait, disons que c’est le collège des externes qui comporte la plus importante population d’élèves : au moins ¾ et parfois 5/6ème des écoliers. Ils sont à peu près 1300 en 1583, et 2000 vers 1620. A ce moment, tout comme dans certains amphithéâtres de nos actuelles universités, il y a des élèves qui ne peuvent entrer dans les salles de cours et qui, soit restent debout dans la cour, soit renoncent et s’en vont. Cet afflux est évidemment dû au très grand succès de cet établissement prestigieux, gratuit pour ces externes, protégé par le roi, à une époque, en plus, où l’Université décline (avant la réforme de Rollin). On ne peut non plus négliger le fait que, parmi les élèves, les parisiens, nombreux comme je l’ai dit, résident très certainement au domicile familial.

    Dupont-Ferrier (idem, p. 73) indique que longtemps, le mot externi a eu une double signification, ce qui pourrait nous induire en erreur si nous l’ignorions. En effet ce terme a pu désigner les pensionnaires et les externes réunis, par opposition aux scolastiques, mais il s’est aussi rapporté aux seuls véritables externes, les élèves logeant en dehors de la pension, par opposition aux pensionnaires. Dans le premier cas, « externe » vaut pour « étranger à la Compagnie », dans le second cas il vaut pour auditores, ceux qui viennent du dehors de l’établissement, en quelque sorte.

    Où donc ces externes logeaient-ils quand il s’agissait de provinciaux débarqués à Paris et vivant désormais loin de leur famille ? S’ils étaient riches, ils se payaient un appartement dans le quartier, qu’ils intégraient avec leur précepteur et, toujours, une domesticité (comme ceux ayant eu la chance de trouver place dans les appartements privés du collège). Dans le cas contraire, ils s’orientaient vers les maisons que les pères jésuites pouvaient leur recommander et dont ils avaient pu fixer le tarif, et que, du reste, surveillaient les préfets des études. Les plus pauvres élèves s’adressaient aux principaux des petits collèges, à des maîtres de pension, ou même à des maîtres de latin pour les débutants, les « maîtres de quartier » nous dit Dupont-Ferrier (idem, p. 74), qui pouvaient les prendre auprès d’eux, quoique l’Université s’opposât à cet accueil d’élèves qui ne fréquentaient pas les collèges de l’Université (toujours la lutte anti-jésuite…). Il faut savoir également qu’au collège Louis-le-Grand, les plus pauvres bénéficiaient de la charité des plus fortunés qui, incités par les maîtres, aidaient leur condisciples à trouver de quoi se nourrir et à se pourvoir en matériel, cahiers et livres avant tout. De telles attitudes charitables de certains élèves envers les autres étaient assez courantes chez les jésuites.

    e) Les « jeunes de langues », catégorie peu nombreuse (une dizaine ou une douzaine d’élèves, pas plus) et propre aux jésuites, était celle des élèves que la Compagnie destinait à l’Orient méditerranéen, terres de missions. Ces garçons, recrutés à l’âge de huit ans, bénéficiaient d’une bourse royale, octroyée par le secrétaire d’Etat à la marine, qui suivait ensuite leurs progrès tout au long de la scolarité. Ils devaient parcourir tout le cycle des études jusqu’à la rhétorique au moins, apprendre en plus les langues turque et arabe, avant de compléter cet apprentissage linguistique à Constantinople, auprès des Capucins, qui tenaient là-bas un collège…

     

    (A suivre, dans quelques temps : un aperçu sur les pratiques disciplinaires auxquelles les collégiens sont soumis dans ces collèges de l’Ancien Régime. Je terminerai ainsi le cours de 2016, mais… dont le propos se poursuivra en 2017).

     


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  • séance 14

     

    Chapitre II

     

    III LES ELEVES

    (suite)

     

     

    II) Un aspect de la vie des élèves dans les collèges de l’Ancien Régime : la discipline

     

    Cette question va me permettre à son tour, mais ce sera la dernière envisagée à cette fin, de compléter l’idée générale que je veux donner des contextes dans lesquels se conçoivent et s’effectuent les pratiques d’enseignement sous l’Ancien Régime – sans entrer encore dans la description de ces pratiques ni même dans la description de leurs conditions d’organisation institutionnelles.

    La diversité des situations scolaires au cours du temps et à travers l’espace (du territoire et des institutions) nous oppose à nouveau un obstacle, toujours le même. C’est qu’il faudrait saisir toutes sortes de  nuances et de détails, traiter un grand nombre de différences. J’en ai bien conscience, mais je vais me contenter, comme dans les parties précédentes de mon exposé, des différences, s’il y en a, entre les collèges et notamment entre les collèges des Universités et ceux des jésuites – pour ne citer que ceux-là parmi les établissements tenus par des ordres religieux. En m’arrêtant à quelques repères précis, je vais donc me situer sur un plan assez général, un plan sur lequel, en parcourant quatre ou cinq siècles d’histoire scolaire, on peut constater une évolution significative, qui consiste en un adoucissement des mœurs (on l’observe aussi dans la société) : moins de violence, moins de répression physique, moins de châtiments et d’humiliations, etc. Ceci aura le mérite de nous faire accéder à un aspect important des mentalités des maîtres et des élèves.

    Avant tout, voici une précaution de méthode - qu’il faut toujours prendre (j’ai dû la dire à plusieurs reprises). Quand on s’intéresse aux pratiques de discipline, aux règles de vie et aux punitions liées à la transgression de ces règles, on ne doit jamais se cantonner aux textes programmatiques, incitatifs, etc., c’est-à-dire aux règlements émanés des autorités des institutions (comme les sociétés religieuses). Pourquoi ? Parce que ces textes portent souvent sur ce qui fait problème, sur ce qui est difficile à appliquer, et non sur ce qui fonctionne dans les habitudes les plus enracinées qui, elles, ne font pas l’objet d’incitations puisqu’elles sont naturellement inscrites dans les mœurs. Donc : on peut et on doit toujours se demander si, quand ils sont répétés et insistants, les textes règlementaires ne contiennent pas des prescriptions qui, précisément, sont peu ou mal respectées, peut-être parce qu’elles s’ajoutent aux habitudes établies - comme furent les routines pédagogiques dénoncées par les inspecteurs primaires de la Troisième République.

     

    1) Désordres et délinquances

    Comme on peut s’y attendre d’après ce que je viens de dire, la question de la discipline, c’est-à-dire la question de l’ordre à imposer et à maintenir dans les instituions scolaires en édictant toutes sortes d’interdictions et d’obligations, se pose avec d’autant plus d’insistance et de récurrence qu’elle se heurte à l’hostilité des personnes visées, les élèves. Tout au long de l’histoire que je retrace, jusqu’à l’orée du XXe siècle même, on trouve de nombreux exemples des faits et méfaits des élèves, dans et hors les collèges. Je vais en parler un peu longuement, mais c’est parce que cet aspect des choses est assez peu visible  dans les études récentes (il y a quelques petites pages quand même dans le très bon livre de M.-M. Compère, Du collège au lycée, op. cit., voir p. 233-235), ce qui, au moins implicitement, enjolive le tableau de l’enseignement sous l’Ancien Régime. Or, en parcourant les documents que j’utilise, en particulier les monographies d’établissements, plus anciennes, on est frappé par le nombre et la répétition des constats restitués sur ce sujet. A ce niveau, il y a assez peu de différence entre les collèges des universités et les collèges jésuites. Les collégiens dont on nous raconte l’histoire paraissent en proie à de furieux appétits de liberté et à un insatiable désir d’échapper aux contraintes de l’étude. Ils sont par ailleurs enclins à la bagarre avec les autres élèves de leur propre collège ou, plus souvent, avec ceux des autres collèges (comme à Poitiers). C’est dire qu’il n’y a pas de très grands changements entre les époques, jusqu’au XVIIIe siècle, même si les XVI et XVIIe siècles sont plus concernés par ces désordres, dont on n’a pas l’idée aujourd’hui - ou alors très rarement (mais justement l’actualité de ce mois d’octobre 2016 nous en apporte plusieurs exemples).

    Dans le passé lointain, la situation la pire pourrait bien être le fait des petits collèges, qui n’ont pas forcément de régents, et qui, à cause de la faiblesse de la présence adulte, sont parfois livrés aux élèves indociles (mais nous manquons d’études sur ces établissements modestes qui essaiment progressivement dans la France d’Ancien Régime). A Paris, dans certains collèges qui relèvent de l’Université, comme celui du Mans (c’est donc son nom) en 1649, on nous dit que :

     

    « Les boursiers sont en guerre ouverte les uns avec les autres. Ils s’injurient, se frappent, et même se battent en duel. La maison est fréquentée par des femmes de mauvaise vie, les bâtiments loués à un chirurgien qu soigne des maladies honteuses, et reçoit chez lui, au grand scandale des voisins, une nombreuse et peu recommandable clientèle. » (M. Targe, que j’ai beaucoup utilisé dans la séance 12, Professeurs et régents de collèges, …, op. cit., une note p. 101-102).

     

    Autre exemple, celui du collège de Maître-Gervais, sous Louis XIV également. Là, un jour, le principal a été attiré dans un guet-apens manigancé par le chapelain aidé de plusieurs comparses, des grands boursiers (ce qui nous surprend étant donné l’âge et la qualité des ces sortes d’élèves - des prêtres !), qui l’ont frappé pour lui extorquer de l’argent en lui faisant signer une promesse à ce sujet. Résultat : dix ans de galère pour le chapelain ! Ce cas est également rapporté par H. Ferté dans son livre sur Rollin (op. cit., p. 144). Au même niveau de gravité et de scandale, j’ai également évoqué, au début de la séance précédente, ces écoliers de la nation de Gascogne, à Bordeaux, qui, en 1610, ont entraîné par force une jeune fille dans leur nuit de débauche (d’après E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 397). Moins grave à nos yeux, mais tout aussi significatif des dangers de l’âge classique, à Paris, à Sainte-Barbe, établissement très réputé, le principal, un bachelier en théologie, est dénoncé pour avoir « dansé pendant la nuit dans le collège avec des filles et chanté des couplets obscènes ». Dans son livre sur Rollin, H. Ferté (op. cit., p. 144), note aussi des scandales provoqués par des grands boursiers qui mènent une vie débridée, ayant quasiment renoncé aux études, n’assistant pas aux offices, dormant aussi longtemps que bon leur semble, et tout cela pour passer leur temps à jouer au jeu de paume ou au billard (toujours dans la seconde moitié du XVIIe siècle ).

    Et au XVIIIe siècle ? C’est la même chose. A Dijon, on se coltine des élèves qui s’efforcent d’échapper à toutes les contraintes qu’on leur impose. Et quand ils sont en ville, explique M. Bouchard : il n’est pas rare qu’ils

     

    « se répandent dans les rues, insultent les dames, lutinent les servantes, rossent les passants, portent des épées et des pistolets dont ils se servent à l’occasion, hantent les brelans et consacrent le plus possible de leurs loisirs et de leurs deniers aux tavernes et aux filles. » (M. Bouchard, De l’humanisme à l’Encyclopédie. L’esprit public en Bourgogne sous l’Ancien Régime, 1930, p. 75). Les magistrats ont beau poursuivre les cabaretiers et bannir les femmes de mauvaise vie, rien n’y fait, toute recommence comme avant. « Brelans » ? Ce terme désigne des établissements de jeu, mais en un sens péjoratif, comme on dirait aujourd’hui des « tripots ». A l’origine il s’agit d’un jeu de cartes (et le mot est resté, que connaissent sans doute les joueurs ou joueuses de poker !).

    Concernant le XVIIe siècle et en partie le XVIIIe, une liste certes non exhaustive mais quand même impressionnante est fournie par un article de Philippe Conrad, « Violences scolaires, le témoignage de l’Histoire… » (in Les cahiers de l’éducation, n° 15, octobre 2008). Cette liste consigne des faits qui se sont produits à Narbonne (en 1625), à La Flèche (en 1646), à Orléans (en 1672), à Aix-en-Provence (en 1690), et dans bien d’autres collèges au siècle suivant. N’oublions pas que cette époque connaît divers conflits et guerres meurtrières (la Fronde entre 1648 et 1653), et que non seulement les collégiens peuvent être assez âgés, nous le savons, mais qu’en plus les garçons issus de la noblesse peuvent servir très jeunes dans les régiments, à partir de 15 ou 16 ans, si bien que porter les armes n’est pas vraiment étranger à leurs moeurs.

     

    Remarque.

    On peut penser que l’adoucissement progressif des mœurs se produira lorsque la noblesse elle-même sera réceptive aux  nouvelles formes de la civilité diffusées à la cour, à partir de Louis XIV. Dans cette hypothèse, c’est une culture plus raffinée, esthétique, celle de l’« honnête homme » de l’âge classique, qui entame la fascination pour les armes et la virilité brutale du guerrier. Autre manière (très proche de l’essai fameux de N. Elias, La civilisation des mœurs) de comprendre l’essor de la civilité. Il y aurait bien des réflexions à poursuivre sur ce plan, notamment le fait que ces images viriles de soi sont maintenues aujourd’hui surtout dans certaines couches - populaires - de la société et sont toujours mises en jeu dans l’activité et le spectacle sportifs… Contre épreuve : dans un précédent cours, en 2012, j’avais évoqué un film dans lequel un jeune garçon amateur de théâtre est soupçonné… d’homosexualité (pour le dire dans une forme la moins vulgaire possible)…

     

    En tout cas, pour ce qui est du port d’armes, on constate qu’une interdiction en ce sens se retrouve très souvent dans les règlements scolaires de ces époques et notamment dans le Ratio des jésuites. Autre exemple, le règlement édicté à Bordeaux par A. de Gouvéa en 1535 (un autre extrait est cité séance 7) dont un paragraphe mentionne (in E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 106) :

     

    « Ils ne porteront aucunes armes, soit dedans ou dehors le collège, si ce n’est celles qui sont dignes de leur fonction, comme livres, escritoire [support pour écrire], plume et tranche-plume ».

     

    Jolie formule que celle qui décline les armes du côté des outils d’écriture, et qui donc tente de contenir la violence pour qu’elle laisse place à la vie intellectuelle. Mais je vous ai bien dit que si une règle est récurrente, c’est probablement qu’elle n’est pas bien respectée ; et c’est ce qu’on vérifie à Bordeaux également, d’après la même source, où on voit des écoliers qui, après qu’on leur ait interdit de sortir armés, enfilent par dérision la robe des jésuites, qui, accessoirement, leur permet de dissimuler leurs gourdins ! Il s’avère en outre que la violence atteint parfois la forme ultime du meurtre. Plusieurs cas de ce genre sont signalés dans la même ville de Bordeaux. Le 15 janvier 1614, deux écoliers du collège des jésuites furent condamnés à avoir la tête tranchée à cause du meurtre d’un domestique, tué à coups de poignards (E. Gaullieur, idem, p. 399).

    J’ai parlé dans la séance précédente de l’obligation, pour les écoliers parisiens, sous Henri IV, de porter une ceinture, et vous vous êtes peut-être demandé quelle était la raison d’une injonction aussi spécifique. La réponse est simple et on vient de l’entrevoir quand j’ai évoqué la robe des jésuites arborée par dérision mais aussi pour dissimuler des gourdins. Eh bien, la ceinture obligatoire, c’était un bon moyen d’empêcher qu’on cache des armes sous son habit… (surtout juste après les guerres de religion !)

    G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites… (op. cit., p. 67), insiste aussi sur cet aspect des choses, propre à tous les collèges de la Renaissance. Le livre d’André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France…, (1913, op. cit., p. 306 et suiv.), nous fait également connaître une série d’actes criminels commis par des écoliers armés, aux XVI et XVIIe siècles, chez les jésuites, dans différentes villes : bagarres violentes à la sortie des classes, duels à l’épée (parfois conclus par la mort d’un des combattants), coups de pistolets dans les vitres des classes, etc., toutes choses qui conduisent les fautifs en prison.

     

    2) Autres désordres

    Indépendamment de la chronique purement et simplement délinquante voire criminelle, il faut aussi tenir compte des désordres plus banalement scolaires, si je puis dire, que sont les chahuts, ou bien le refus de s’adonner aux travaux prescrits par les maîtres. A propos des élèves forains de son collège (« forains » : ce sont les élèves provenant d’autres villes et qui logent souvent chez l’habitant, en ville en tout cas), le principal d’un grand collège du début du XVIIe siècle, à Dormans, une ville de l’actuel département de la Marne, s’exprime de la façon suivante. Ces élèves dit-il :

     

    « apportent un grand destourbier aux pensionnaires par les nouvelles dont ils leur font part et l’envie qu’ils leur donnent de se mettre en la liberté de laquelle ils jouissent : ne profitent pas pour eux tant qu’ils devraient, parce qu’ils sortent pour la plupart au premier coup de la sortie des leçons, et pourtant n’apprennent la langue grecque, ou n’assistent aux corrections des compositions ; même rendent peu souvent ce qu’on leur adonné à faire, sans que nous ayons pu jusqu’ici mettre un bon ordre, pour ce que l’exercice se faisant en plusieurs collèges, ils se rendent, au moins ceux qui sont dans cette ville, oiseaux passagers, ou font des stations aux quatre saisons de l’année, quand ce ne serait que pour priver les régents de leurs droits de classe, dont ils tirent le payement de leurs père ou parents jusqu’à la dernière maille ; et cependant cela sert d’instrument à leurs débauches ». (Jean Grangier, De l’estat du collège de Dormans, extrait cité par M. Targe, Professeurs et régents de collèges…,  op.cit.,, p. 55).

     

    Notez plusieurs choses très intéressantes dans ce texte. Outre le désordre (le « destourbier ») qu’ils provoquent, les élèves incriminés témoignent d’un rapport très peu volontaire avec le travail scolaire, profitant de la liberté qui est la leur, et du fait qu’ils doivent se rendre dans plusieurs  locaux distincts (« plusieurs collèges »), pour échapper aux obligations ordinaires des corrections et des devoirs à faire. Un cas semblable est rapporté à Poitiers, par J. Delfour (Les jésuites à Poitiers, op. cit., chap. V, p. 330 et suiv.). Ici, le 20 mars 1700 un jugement des juges du Présidial (une sorte de tribunal de police) requis par les autorités du collège, nous apprend que certains élèves refusent de faire leurs devoirs et insultent ceux qui les font et veulent se démarquer d’eux (p. 338).

    Dans cette même ville de Poitiers, à Sainte-Marthe et au collège annexe du Puygarreau (alors que les autorités scolaires tentent sinon de surveiller, du moins de choisir les pensions, mais sans parvenir à éviter que les écoliers, assez libres, se répandent dans la ville durant la nuit, se pressent notamment au théâtre, où ils se montrent tapageurs et querelleurs), les plus graves désordres surviennent lors de la tenue des actes officiels de l’Université. C’est ainsi qu’on vit en 1736 un vigoureux chahut de protestation pendant une thèse. A la suite de cela, les autorités de l’université publièrent un règlement mentionnant qu’il était désormais interdit d’arracher les thèses, de crier, de siffler ou de taper des mains (voir le récit de J. Delfour, idem, p. 332).

    Des chahuts à visée de protestation ont aussi été entendus dans le cadre des conflits religieux qui s’aiguisent durant la seconde moitié du XVIe siècle, époque des guerres de religion. En 1561, à Bordeaux, les élèves se tournent vers la religion réformée, et, pour faire montre de leur conviction et s’opposer ainsi aux autorités catholiques de l’université, peut-être aussi par pur plaisir de provoquer leurs maîtres, ils profitent de la récréation pour s’assembler dans la grande cour du collège et chanter les psaumes de Clément Marot, enfreignant alors une double interdiction : celle de chanter (interdit par un arrêt du Parlement), et celle de pratiquer la langue française (au collège) ! Je vous livre la suite de l’événement, raconté par E. Gaullieur (Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 261) :

     

    « Les gens du dehors se groupaient dans la rue, tout contre la porte d’entrée, pour écouter ces voix enfantines qui chantaient la gloire de Dieu, non point en latin d’Eglise, mais dans cette jeune et magnifique langue française qui depuis un demi-siècle à peine commençait à se débarrasser des vieilles formes qui l’entravaient. Les protestants, accourus de tous les points de la ville, ne tardèrent pas à faire chorus, et un beau jour, le 14 avril, les portes cédèrent à la pression de la foule ; quatre ou cinq cents huguenots, pénétrant dans la cour, se réunirent aux écoliers, et tous en chœur, animés d’un enthousiasme que les persécutions et les supplices expliquent assez, entonnèrent les louanges du Seigneur. »

     

    Suite à cela, il y eu une plainte déposée au Parlement par le chanoine du collège, qui s’avouait impuissant à juguler ces manifestations répétitives.

    Sur le chapitre des comportements délictueux, une remarque s’impose. Comme M. Targe nous l’explique (Professeurs et régents de collèges, op. cit. p. 54-55), et comme je vous l’ai laissé entendre plus haut, de tels comportements ne doivent pas faire oublier que le XVIIe siècle marque au contraire le début d’une prise en main des élèves par des maîtres qui sont en mesure, et c’est sans doute plus clair depuis les travaux de Ph. Ariès (voir mon rappel à ce sujet séance 12 à la fin, en renvoyant aussi à la séance 8… : une redite pas inutile), d’imposer une discipline plus stricte, ce qui est d’autant plus vrai chez les jésuites, moyennant quoi commence de se retirer tout ce qui était ivrognerie, querelles, bagarres, attaques des bourgeois. « Peu à peu » dis-je… : cela suggère à la fois une évolution majeure, mais aussi le fait que, cette évolution étant lente, on déplorera encore longtemps ces conduites estimées affligeantes par les autorités.

     

    3) Elèves contre professeurs

    Au chapitre de la déviance écolière à l’intérieur des collèges, il faut maintenant ranger, souvent évoquées également, les frictions et même les révoltes et les batailles physiques des élèves contre leurs régents. C’est là une autre très bonne raison de ne pas nous contenter d’une histoire trop lisse des collèges et des élèves.

    Pour donner une première idée de ces tensions entre élèves et professeurs, je reviens à la cérémonie dont j’ai parlé dans la séance 12 (à la fin), où les élèves payent leur maître en lui apportant un gobelet de verre dans lequel ils ont placé un citron avec les quelques écus prévus. C’est la fête du lendit. Voyons le récit qui figure dans un ouvrage fameux, La vraie histoire comique de Francion, de Charles Sorel, publié pour la première fois en 1623, texte qui se réfère à la tradition en vigueur surtout au siècle précédent. Voici le passage important, tel que le cite A. Franklin (Ecoles et collèges…, op. cit., p. 217-218) ; Francion est pensionnaire au collège de Lisieux, à Paris :

     

    « En ce temps-là, j’étais à la troisième, où je n’avais encore rien donné dans les landis, bien que l’on fût déjà près des vacances : et c’était que mon père avoit oublié cela avec ce qu’il falloit pour ma pension. Mon régent, malcontent au possible, exerçoit sur moi à cette occasion des rigueurs dont les autres étaient exempts,  et me faisoit quand il pouvait de petits affronts sur ce sujet. Il était bien aise quand on m’appelait Glisco, faisant allusion sur une règle du Despautère [livre et règle de grammaire latine - FJF] où il y a  ‘Glisco nihil dabit’. L’on voulait dire que je ne lui donnois rien [c’est le sens de la formule latine, qui marque la volonté de ne rien donner FJF]. Pour le fils d’un riche trésorier qui avoit payé le maître en beaux quadruples, l’on l’appelait Hic dator, par une autre règle des mêmes rudimens, où mêlant la latin avec le françois, l’on me vouloit faire entendre qu’il donnoit de bonne or à notre régent (…).

    Afin de causer plus de dépit à ce pédant, voyant qu’il cherchoit partout quelques raisons pour autoriser le supplice qu’il avoit envie de me faire endurer, j’étudiois mieux et m’abstenois de toutes sortes de friponneries, si bien qu’il pensoit plusieurs fois perdre patience, et m’imputer faussement quelque chose, tant cette âme vile se coléroit lorsqu’on n’assouvissoit point son avarice. Par sa méchanceté, il m’eût fallu passer par les piques si mon argent ne fut point venu à point nommé. Je le voulois présenter à la mode que les pédans avoient introduite pour leur profit, lui donnant un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans, sur l’écorce duquel je n’avois pas mis toutefois les écus, comme c’est l’ordinaire, mais les avois fourré dedans par un trou que j’y avais fait. »

     

    Je signale au passage que le « oi » (comme dans « pensois », « vouloit », etc.),  de l’écrit de cette époque se prononçait « ouè » dans la langue orale.

    Qu’est-ce qui doit retenir notre attention dans ce passage ? Un maître qui attend son paiement, et un élève qui, dans cette situation, essuyant des remarques répétées qu’il estime infâmantes, s’abstient en contrepartie de « friponneries »… Pourquoi ? Sans doute pour éviter des punitions vengeresses plus douloureuses… D’où l’allusion finale à la colère et à la méchanceté du régent.

    Les refus de payer, ou les tentatives pour se soustraire à ce genre d’obligation sont aussi infligés aux logeurs, quand il s’agit de personnes qui accueillent les enfants dans des maisons en dehors du collège (puisque de nombreux petits collèges n’ont pas de pension). Des plaintes de ce type sont restituées par M. Bouchard (De l’humanisme à l’Encyclopédie… op. cit.) à propos des collégiens de Dijon.

    Bref, les conflits graves avec les professeurs, tels qu’on les trouve exposés dans de nombreuses monographies, sont une autre situation typique. A Dijon, d’après M. Bouchard toujours, les révoltes contre les régents ont marqué l’histoire du collège des Gondrans (jésuites). Le mémoire de maîtrise de 1986 de Mme Claudine Tachet, déjà cité (L’organisation et la vie au collège des Gondrans de Dijon, 1763-1795), nous apprend que ces révoltes, lors desquelles les collégiens se servent d’épées et de pistolets, et qui se sont traduites par des attaques physiques contre plusieurs régents, se sont répétées : elles ont eut lieu en 1620, 1623 et 1640.

    Une des plus mémorables mutineries d’élèves s’est produite au collège de La Flèche en 1646. Elle est souvent relatée, et je renvoie en l’occurrence à C. Rochemonteix, Un collège de jésuitesop. cit., II, p. 96 (voir aussi André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France…, op. cit., p. 308). Pour protester contre l’arrestation d’un des leurs, des élèves s’opposèrent aux autorités du collège, un préfet fut roué de coups tandis qu’un élève reçut un coup de fusil ; et au final le collège fut en partie dévasté par cette troupe d’écoliers furieux qui s’étaient emparé d’armes pillées dans des boutiques d’armuriers.

    Un exemple de révolte à Rouen, plus tard, en 1788, est présenté par M.-M. Compère (Du collège au lycée, op. cit., p. 233). Il s’agit d’une vengeance nocturne des pensionnaires contre leur sous-principal, qui avait frappé  l’un d’eux à coups de pieds… « dans les parties ». Ceci nous renseigne en conséquence sur ce qui pouvait être en général le motif de ces rebellions : sans doute les mauvais traitements physiques, les châtiments corporels infligés aux élèves. Ce motif est souvent invoqué dans les cas, nombreux je le répète, de batailles de ce genre, entre les élèves et leurs maîtres. Voici un exemple de maltraitance subie par un élève, exemple certes singulier étant donné le très haut de gré de violence atteint, mais assez significatif malgré ou à cause de cette réserve. Il s’agit d’un événement survenu à Poitiers le 20 juin 1707 (cf. J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, op. cit., p. 341). Ce jour-là, un élève nommé René Héliot, qui fréquente la classe de physique à Sainte-Marthe, entend participer à une loterie charitable qui a été organisée par les Pères jésuites dans la grande salle du collège annexe du Puygarreau. Or au moment où le Principal, le Père Modéré (c’est son nom, bien mal porté en l’occurrence !), invite les élèves rassemblés à sortir, le jeune Héliot manifeste son désir de rester dans le salon où se déroule la loterie. En réponse, le Principal, pris d’une colère aussi soudaine qu’irrépressible, lui administre une gifle cinglante. Voici la suite du récit de J. Delfour :

     

    « L’écolier ayant repoussé le Père de peur qu’il ne récidivât, celui-ci s’était jeté sur lui, l’ayant pris par les cheveux, lui avait donné des coups de pieds dans le ventre ; et, non content de l’avoir ainsi maltraité, il l’avait fait prendre par plusieurs écoliers et traîner dans le collège du Puygarreau. Ensuite il l’avait fait dépouiller tout nu et lui avait fait donner le fouet cruellement, le tenant lui-même aux cheveux et lui faisant heurter la tête du manière non moins cruelle par les nommés (…) Dupéron Boisneuf, écolier de Logique, Doujat, étudiant de seconde, et autres que le requérant ne connaissait pas, qui mutuellement se relevèrent [se relayèrent ; FJF] pendant plus d’une demi-heure. Enfin ils l’avaient jeté hors du collège honteusement. » .

     

    Une incroyable correction, donc, ou plutôt une véritable séance de torture, qui se passe de commentaires, si ce n’est qu’elle montre les excès auxquels certains maîtres de l’époque peuvent s’adonner. En l’occurrence l’affaire est connue parce que la victime a porté plainte et a adressé une requête à l’université en janvier de l’année suivante, 1708, pour obtenir réparation, non sans avoir été menacé, quoiqu’il fut soutenu par les autres écoliers de sa classe. Suite à cela, l’Université interdit l’organisation de jeux et autres loteries dans l’enceinte des collèges, et ordonna en même temps que les élèves fussent traités avec douceur par les professeurs.

    Au passage, remarquez une réalité singulière, le fait que la violence physique entre maîtres et élèves se produit alors que par ailleurs ils peuvent vivre dans une assez grande proximité ; c’est notamment le cas lorsque les maîtres hébergent chez eux certains de leurs élèves ; et cette proximité, qui semble une quasi familiarité si l’on prend nos critères d’aujourd’hui (il s’agissait d’un véritable compagnonnage au Moyen Age), c’est aussi ce qu’on entrevoit dans le cérémonie du lendit et les libations qui la suivent. Mais concevons que le paradoxe n’est qu’apparent.

     

    4) Règlements et punitions

    L’espèce de catalogue que je viens de présenter était peut-être un peu fastidieux à parcourir. Mais j’ai dit qu’il servait une vision nuancée de l’histoire des collèges et des collégiens ; en outre, puisqu’il reflète une réalité très présente dans l’esprit des maîtres, il permet de comprendre la nature des règlements édictés par les collèges, car ces règlements sont précisément destinés à endiguer et si possible à supprimer les comportements déviants ou délinquants qui restaient présents dans la mémoire récente et ancienne des collèges. J’en veux pour preuve les règlements publiés à Dijon à la fin du XVIIIe siècle, après l’expulsion des jésuites, dans les années 1765-1780. (Je m’appuie à nouveau sur le travail de C. Tachet cité plus haut, p. 76 ). Epoque tardive ? Oui, mais justement elle porte encore le poids de cette histoire des élèves dont j’ai envisagé la dimension problématique – du point de vue des maîtres. Avant la Révolution, les conduites d’indiscipline n’ont sans doute pas changé de nature par rapport aux siècles précédents, puisqu’on s’efforce encore de les réprimer. Dans les règlements de Dijon, en effet, on souligne d’abord la nécessité de la participer aux classes de façon régulière, si bien qu’en cas d’absence, ou même de simple retard, l’élève doit fournir un mot de justification écrit par ses parents ou par un maître de pension s’il est interne. Concernant la vie au collège et le rapport avec les adultes, une règle enjoint de respecter le Principal, le Sous-principal et les professeurs. L’élève doit saluer ses maîtres s’il les rencontre et il doit se découvrir s’il leur parle (coutume qui existe sous l’Ancien Régime dans le monde rural à l’égard des nobles – seigneurs et donc propriétaires des terres). Une autre obligation porte sur les livres : ce doivent être les livres recommandés, à l’exclusion, par conséquent des livres contre la religion ou contre l’Etat. Bien sûr, il est également interdit de se rebiffer contre les admonestations et les sanctions, comme il est interdit d’introduire dans l’établissement ciseaux, couteaux, canifs et armes. En outre, concernant la vie en dehors du collège, les interdictions portent  sur la fréquentation des salles de billard, des cabarets, des cafés et des bals.

    Nous avons déjà aperçu cette dernière classe d’interdictions. Il faudrait à ce propos évoquer plus longuement la prohibition des jeux de hasard. Car c’est une prescription récurrente. L’Eglise déteste ces sortes de divertissements, au point même que les fautifs pouvaient parfois être frappés d’excommunication, de même que dans certains monastères on se réservait la possibilité de les emprisonner. Certains jeux commencèrent toutefois d’être tolérés grâce aux conceptions éducatives plus libérales qui se font jour à la Renaissance (cf. Montaigne et surtout Rabelais qui, au chapitre XXII du livre I de son Gargantua,  fournit une savoureuse  - et plus qu’improbable - liste de jeux, plus de 200 : lisez cela… quand on parle d’inventaires « à la Prévert »… admettons que Rabelais à fait beaucoup plus fort quatre siècles plus tôt). G. Codina Mir (Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 69) nous apprend d’ailleurs qu’à cette époque les maîtres de la Sorbonne avaient pris l’habitude, après le repas de midi, de s’amuser à faire glisser le plus loin possible sur une longue table les clefs de leur chambre en évitant de les faire tomber. Un jeu d’adresse qu’Ignace de Loyola lui-même adaptera pour ses premiers élèves, dans le collège fondé à Rome, en remplaçant les clefs par des planchettes de bois.

    Je retourne au XVIIIe siècle et à Dijon. Même si les punitions pratiquées dans le collège des Gondrans sont mal connues, M. Tachet évoque un document émanant du bureau du principal. Ce document révèle qu’en 1769 un élève de philosophie qui s’était révolté contre son maître s’est vu contraint de rester à genoux dans la cour pendant 1/4 d’heure trois matins de suite, au moment où les autres entraient en classe. Un genre de punition typique des jésuites : il s’agit d’infliger, autant qu’une souffrance physique, une blessure psychologique, une humiliation, et ceci afin d’engager une forme de renoncement à l’amour propre, autre incitation typique des jésuites. M. Tachet évoque aussi un cas de renvoi de deux élèves qui s’étaient battus au couteau (idem, p. 78).

    Ces exemples pourraient toutefois nous faire oublier que, longtemps, dans les établissements d’éducation, la grande tradition punitive a été celle du châtiment corporel et du fouet – en public si possible. Le contexte est violent de tous les côtés pourrait-on dire. Voir sur ce sujet A. Franklin, Ecoles et collèges, op. cit., p. 234 et suiv. Les verges, c’est ce que les élèves encourent et redoutent toujours, et ce depuis le Moyen Age. En plus, ces châtiments redoutables n’épargnent personne ; en cas de faute, tous sont égaux ; quelle que soit l’origine sociale des élèves, nobles ou fils de bourgeois, tous sont menacés de ces flétrissures… On se souvient des protestations de Rabelais qui, par la bouche de Ponocrates, propose simplement de mettre le feu au collège et d’y faire brûler y compris le principal et les régents. Dans le même esprit, Montaigne parle d’enfants littéralement suppliciés par des maîtres armés de fouets et enivrés de colère. On peut admettre que Montaigne forçait à peine le trait si l’on sait qu’en janvier 1576, au collège de Navarre, un élève fut tellement battu que le Parlement se saisit de l’affaire et décréta que le maître responsable serait interdit d’exercice pendant un an. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la critique et la répugnance pour ces pratiques prônera une attitude de bienveillance divulguée par les philosophes. Alors s’impose une autre norme. Voyez les textes de Rousseau, sur lesquels il n’est pas besoin de s’arrêter tant il sont connus (et j’ai eu plusieurs fois ici l’occasion de les citer).

    Cela dit, il faut aussi rappeler qu’à cette époque, les jésuites ont depuis longtemps évolué sur ce plan (comme évoluent aussi au XVIIIe siècle les Frères des écoles chrétiennes dans le cadre des écoles de charité). L’organisation des collèges jésuites, telle que je l’ai un peu décrite (séance 12), avec le dispositif des décuries, privilégiant l’émulation, avec des confréries d’honneur et des académies où les bons élèves accomplissent des exercices littéraires au terme desquels ils se voient décerner des titres prestigieux d’Empereur, de consul, de tribun, des médailles, des prix, bref, tout ce système donne le moyen d’agir avec les élèves dans un sens davantage « psychologique », comme on ne disait pas encore, c’est-à-dire en se basant sur ce qu’on peut connaître du caractère de chaque enfant pour adapter les tâches et les peines aux individus. Etudier le caractère des enfants est à ce moment une injonction qui prend de l’importance (elle est issue des pratiques de spiritualité comme la confession) et qu’on va trouver ensuite jusqu’au cœur du XIXe siècle dans la plupart des recueils de conseils adressés aux maîtres.

     

    Remarques.

    Cette prise en compte, très importante, de l’individualité - et de l’intériorité des individus, justifie l’emploi du terme anachronique de « psychologie ». C’est un autre legs de la Renaissance. Je renvoie sur ce point aux analyses de Durkheim dans L’évolution pédagogique en France.

    Foucault, dans Surveiller et punir, nous offre une autre manière de comprendre les enjeux de ces évolutions vers la douceur, lorsqu’il met en rapport, dans son idée de la « discipline », la diminution de la violence physique et l’augmentation de la surveillance et du contrôle y compris physique. 

    Toute cette évolution a pour toile de fond les nouvelles relations instituées entre maîtres et élèves, à savoir la destruction de l’autonomie qui avait cours dans le cadre de sociabilités corporatives des universités du Moyen Age (avec les nations, avec des élections, etc.), au profit de ce qui caractérise les collèges jésuites, un système hiérarchique inflexible et d’autant plus efficace qu’il repose sur un personnel adulte renforcé et divers, avec des statuts adaptés aux différentes situations éducatives (nouvelle redite renvoyant à Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime).

     

    Je signale une hypothèse intéressante de J. Quicherat. Celui-ci, dans son Histoire de Sainte-Barbe… (op. cit., p. 60-61) explique que l’évolution des pratiques de disciplines se marque d’abord par le fait que les jésuites, sans renoncer au fouet, ont eu toutefois le soin de confier l’exécution des peines à une personne soit extérieure au corps enseignant, soit extérieure au collège et engagée dans la ville, ce qu’on appelait un « correcteur » (parfois « frotteur »). Ce recours avait l’avantage de suggérer que le rôle professoral se tenait à l’écart et donc n’était pas concerné par l’usage des verges.

    Grâce à J. Delfour, nous pouvons nous faire une idée de l’arsenal des punitions utilisé par les jésuite de Poitiers, à Sainte-Marthe et au Puygarreau (J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, op. cit., p. 335). A Poitiers, il y avait d’abord  une punition qui consistait à rester debout, ou assis, ou à genoux, dans un coin, pendant la récréation ou une partie de la classe. Il y avait aussi la pénitence du « petit couvert », qui imposait au fautif de prendre ses repas sur une table particulière, sans nappe, au milieu du réfectoire, avec juste du pain sec et de l’eau dans les cas de fautes graves. Il y avait encore la férule avec laquelle on frappait les mains  - les autres parties du corps ne devant pas être touchées, même par un instrument (la férule, une lanière de cuir, emblématique de l’ordre scolaire à travers les siècles, est en vigueur jusqu’au XIXe siècle : elle a l’avantage de tenir dans la poche du maître). Il y avait enfin le fouet, mais… à la condition que j’ai dite, que l’instrument soit manié, après un jugement, par le spécialiste extérieur nommé « correcteur ». J. Delfour nous assure en outre que ces divers châtiments ne sont pas utilisés indifféremment : tout dépend du niveau de classe. Les rhétoriciens n’ont à subir que les pensums cités en premier, si bien que le fouet, éventuellement administré dans la grande salle, devant tous les autres élèves rameutés pour la circonstance, est réservé aux plus jeunes, du moins les élèves classes inférieures, la 6ème et la 5ème.  A tout cela il faut encore ajouter que, pour les fautes les plus graves et notamment celles commises au dehors du collège (le genre de violences dont j’ai parlé ci-dessus), les jésuites de Poitiers font appel non aux autorités universitaires comme ils le devraient, mais aux officiers du présidial de Poitiers, qui sont des sortes de juges de police (j’en ai parlé plus haut, au paragraphe 2). C’est ainsi, par exemple, que, le 23 janvier 1693, un jugement de ce tribunal, requis par le Procureur de Sainte-Marthe, interdit à des tenanciers proches du collège d’admettre à leurs jeux les écoliers, les jours de fête, les dimanches, et les jours de classe aux heures scolaires du matin et du soir (J. Delfour, idem, p. 337). Vous voyez ainsi resurgir la prohibition récurrente des jeux et spécialement des jeux de hasard.

    Pour développer l’idée, au moins théorique, que les jésuites se font de la discipline et des sanctions, il faut préciser que leur vision dépend par ailleurs beaucoup de leur orientation religieuse, appuyée sur ces exercices spirituels dont Ignace de Loyola a élaboré la version que l’on sait, avant 1550. Considérons à ce propos les visites que la du Père Laurent Maggio effectue en 1587-1589, donc dans la période des premières fondations des collèges. Maggio se rend à la maison professe de Paris (établissement qui reçoit les membres de la Compagne à la fin de leurs études, après qu’ils aient prononcé leurs vœux  - les 4 vœux ; cf. séance  8, paragraphe 3), puis il va au collège de Clermont qui n’est pas encore Louis-le-Grand, où l’on dénombre à ce moment 80 jésuites dont 16 prêtres, 8 « professeurs scolastiques », 19 auditeurs de théologie et 7 auditeurs de cas de conscience, 8 élèves de philosophie, etc. Or à la suite de ses incursions, Maggio rédige des ordonnances qui édictent des règles nombreuses applicables à tous les aspects de la vie des adultes te des enfants, les aspects matériels aussi bien que spirituels, intellectuels, disciplinaires, etc. (le Ratio Studiorum n’existe pas encore). Je puise dans l’ouvrage d’H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus… (op. cit., t. 2, p. 189 à 210), quelques extraits consacrés à la discipline des pensionnaires (rappel : le pensionnat n’est pratiqué par les jésuites que de manière un peu contrainte par les circonstances).

     

    D’abord aux maîtres et aux surveillants :

    « Si l’on apprend quelque faute grave commise à la maison ou au dehors par un pensionnaire ou un domestique, on en avertira le Principal, avec la discrétion requise, surtout si le fait touche en quelque façon l’un des Nôtres. Il faut donc que chacun veille avec soin à l’ordre général du collège. »

    (…)

    « Tous éviteront une trop grande familiarité avec les pensionnaires. Spécialement à l’égard des élève studieux et montrant un réel désir de la vie parfaite, il faut se garder d’une expansion individuelle et ne point leur parler de la Compagnie. »

    « Les Nôtres, soit à la maison soit au dehors, ne doivent point se mêler aux jeux des pensionnaires, ni jouer entre eux en leur présence, sauf toutefois les jours que l’on passe tout entiers à la campagne… ». (cité ici, p. 198-199)

     

    Ensuite aux Principaux :

    « Le Principal (…) doit, par son esprit de prières et ses saints désirs, porter dignement le fardeau dont il est chargé, l’emporter sur tous par la charité, l’humilité, l’obéissance et l’exemple des autres vertus, veiller à ce que tous nos Pères observent les règles communes de la Compagnie et celles de leurs offices, à ce que les enfants progressent dans la piété chrétienne, dans l’acquisition de la vertu et de la science. »

    (…)

    « Qu’il observe avec un soin vigilant si le ministre, les préfets des chambres et ses autres subordonnés remplissent exactement leurs devoirs ; qu’il les visite de temps en temps pour voir comment ils s’en acquittent ; et, à la même fin, qu’il visite plus souvent encore les enfants dans leurs divers exercices » (cité ici, p. 199).

     

    Pour les surveillants :

    « Les surveillants doivent tendre à exercer leur autorité avec douceur, de façon à être en même temps craints et aimés de tous. A cette fin, ils uniront la bonté à la sévérité ; ils étudieront le caractère de chaque enfant, pour distinguer ceux qu’il faut conduire par la crainte et la réprimande, de ceux qui sont plus dociles à la bienveillance et à l’affection. Il est donc bon qu’ils s’entendent avec les professeurs, le préfet des études et tous ceux qui pourront connaître la nature des élèves… » (cité ici, p. 204).

     

    Et enfin pour les pensionnaires, on peut lire les obligations suivantes (idem, p. 207-210) : respect des supérieurs, bienveillance et charité envers leurs condisciples, ce qui exclut les moqueries et les taquineries, exactitude de la présence aux différents lieux où on les appelle, décence extérieur et bon ordre dans leurs affaires (vêtements, livres, etc.), à quoi s’ajoutent  évidemment l’observance religieuse (messes, prières, examen de conscience, confession, assistance aux sermons, exhortations, lectures), sans oublier l’obligation de parler latin « et aussi élégamment que possible »  (cité in idem, p. 209), etc.

     

    Que doit-on retenir de ces extraits ? D’abord le lien que j’ai voulu souligner entre principes de discipline et visées spirituelles. Si je m’arrête sur ce lien, c’est parce qu’il indique, pour nous en tout cas, que les pratiques de discipline ont aussi une signification essentiellement morale (au sens d’une morale religieuse en l’occurrence). Car il s’agit moins de contenir, d’enfermer les conduites que de les orienter vers la « vie parfaite », c’est-à-dire religieuse, la prière, la méditation, donc aussi l’obéissance à la Compagnie et aux supérieurs. Remarquons certes, dans cette perspective, l’importance de la surveillance, qui doit être permanente, exhaustive, je dirais presque : infaillible, c’est-à-dire ne laissant rien échapper de la conduite des uns (les subordonnés) comme des autres (les élèves). A noter enfin, la recommandation de la douceur, qui s’associe à l’exhaustivité du contrôle. Reste à savoir ce qu’il en fut dans la réalité… Mais nous le savons un peu par mon exposé d’aujourd’hui…

     

    FIN du chapitre II

    (Nous pourrons bientôt entrer dans le vif des pratiques d’enseignement - début 2017…)

     


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  • Séance 1

     

    Histoire des pratiques d’enseignement à l’époque moderne et contemporaine

    deuxième partie :

    LES PRATIQUES DANS L ENSEIGNEMENT DE NIVEAU « SECONDAIRE »

     

    CHAPITRE III

     

    ENSEIGNER

    DANS LES COLLEGES, XVI-XVIIIe siècle

     

     

    I INTRODUCTION

     

    Avant d’aborder le sujet annoncé, les pratiques réelles d’enseignement et leur évolution depuis la Renaissance, au niveau « secondaire » (où je me situe depuis l’an passé), je voudrais  d’abord rappeler et résumer mes hypothèses de description de ces pratiques et des changements qu’elles ont connus. Pour ce faire, je ne dirai rien de nouveau, et j’utiliserai les acquis des deux cours précédents, 2015 et 2016. Je préfère parler de « changements », terme très courant et simple au demeurant, pour ne suggérer ni des ruptures volontaires donc précises (des événements), ni des mutations involontaires survenues au cours du temps. Les deux sont vraies, étant entendu que cette histoire recèle bien d’autres éléments. Il y a là une très intéressante complexité. Je vais donc redire mon point de vue sur ce qui se présente comme une direction générale, la logique qui anime les pratiques d’enseignement (effectuées par les maîtres) et d’apprentissage (par les élèves)  A la place de l’expression « logique des pratiques », j’aurais pu employer le mot « pédagogie », comme quand on parle de la « pédagogie » de telle époque, de telle institution, de telle corporation, etc. ; mais j’ai déjà dit que ce mot est porteur de confusions puisqu’on le comprend souvent comme un processus d’application d’idées générales, de doctrines ou autres (cf. la « pédagogie » de Rabelais ou de Rousseau, de Freinet ou des réformateurs officiels de la République, etc., donc une signification impropre à l’usage historique). Soyons prudents et, si c’est possible, laissons ce terme de côté.

     

    1) Sur le fond, mon hypothèse (déduite et construite à partir des faits examinés) est la suivante, très simple elle aussi. Je propose, en adoptant un point de vue comparatif à travers le temps,  que l’évolution des pratiques d’enseignement montre une différence essentielle entre les époques anciennes et celle du XXe siècle, spécialement la seconde moitié du XXe siècle. Pour reprendre la terminologie en vigueur dans la dernière partie du XIXe siècle, sous la Troisième République naissante, lorsque de nombreux acteurs du monde scolaire prennent conscience et encouragent les changements en cours (dans l’école primaire comme dans les établissements d’enseignement secondaire), je dirai qu’on bascule d’une pratique centrée sur la lecture et visant la mémoire, vers une pratique mobilisant une parole magistrale libre et visant cette autre compétence intellectuelle qu’on appelle l’intelligence (à définir…). Cette distinction de la mémoire et de l’intelligence, qui est le leitmotiv du discours pédagogique le plus courant de cette époque, recouvre la distinction entre les deux acceptions du mot « leçon » que j’ai mises en tête du cours de 2015 à propos de l’enseignement primaire (voir la séance 4 notamment) : l’ancienne leçon-lecture d’un côté et la nouvelle « leçon orale » d’un autre côté, laquelle va se normaliser avec la diffusion des réquisits de la leçon de choses (sur ce dernier point, voir le cours de 2015, séances 9 et 10).

    J’ai failli dire : « une pédagogie de la mémoire » vs une « pédagogie de l’intelligence » ; et, bien que ces expressions soient parlantes, je me suis à nouveau retenu, parce que cela pourrait induire l’idée qu’il s’agit d’idées a priori, issu de doctrines et d’auteurs et ensuite appliquées aux pratiques, qui leur seraient soumises, qui en seraient dépendantes. Ceci serait contradictoire avec la manière de voir qui est le mienne. Je dis donc seulement que cette terminologie, « mémoire » et « intelligence », a été une manière de présenter et de justifier, d’encourager aussi, les changements qui étaient entrain de se produire aussi bien dans l’ordre primaire que dans l’ordre secondaire, plus clairement sans doute dans le premier cas à cause de la fabrication d’un discours approprié devenant un genre littéraire (la « pédagogie », telle qu’enseignée dans les écoles normales primaires), lié à la nouveauté politique que revêtait l’enseignement populaire.

    Quelle est la teneur concrète ce changement ? On l’a vu pour le primaire, et on va le voir pour le secondaire. Ce que je dis, c’est que la pratique visant la mémoire, la mémorisation, la récitation donc, est avant tout une pratique de lecture (magistrale), assortie de nombreuses dictées (pas seulement, on l’aura compris, au sens de l’exercice d’orthographe du primaire), donc une pratique qui repose entièrement sur l’usage du livre, des textes canoniques évidemment, pas n’importe lesquels, ceux affectés d’une très haute valeur culturelle, intellectuelle, spirituelle et  morale. Pensez au catéchisme, qui est un bon exemple - pas tout à fait un modèle, du moins pas le seul.  Par opposition, une pratique soucieuse de l’intelligence est attachée à faire découvrir et comprendre des phénomènes plutôt que suivre des textes, et s’imprégner de ces textes. Je renvoie à nouveau à ce que j’ai exposé sur les pratiques de l’enseignement primaire et de la nouvelle la leçon orale dans le cours de 2015 (séance 12, II, 2), où je souligne le fait  qu’« apprendre ne commence plus par apprendre par cœur un texte » (je me cite). Une telle pratique entreprend donc de fournir des explications par un oral magistral sans lecture de livre, avec moins de dictées, ce qui confère une place nouvelle à l’écrit, comme on le voit avec le résumé à la fin de la leçon d’histoire, par exemple. Il s’agit en outre d’un oral du maître qui suscite la parole des enfants, donc qui prend ou peut prendre la forme d’un échange réglé, préparé, échange de questions et de réponses, comme le prévoit la procédure de la leçon de choses, telle qu’elle a été abondamment détaillée par les instructions officielles et notamment par les inspecteurs primaires. Ceci ne supprime pas l’usage des livres mais lui donne un autre rôle.

    Je viens d’attirer votre attention sur le mot « explication », qui me semble apte à saisir ce dont il est question quand on fait référence à l’intelligence de l’enfant plutôt qu’à sa mémoire. Cela ne signifie évidemment pas que les maîtres des anciennes  institutions scolaires n’expliquaient rien. On constatera avec les professeurs des collèges. Disons qu’ils expliquaient… des textes, en éclairant le vocabulaire (surtout s’il s’agissait de traduire), la syntaxe, les règles de grammaire ou de rhétorique ; ils donnaient aussi des indications, historiques ou autres, sur les personnages, les situations, etc., évoqués par les textes, et c’est tout cela qu’il faut distinguer d’une explication scientifique, laquelle porte sur des phénomènes, sur les causalités et les lois reliant les phénomènes, étant entendu par ailleurs que ce genre d’explication suppose un échange de questions et de réponses, échange lui-même introduit par une observation préalable de ces phénomènes (on a vu à ce sujet le rôle possible des images des manuels (cf. cours 2015, séance 13).

     

    Sur ce plan, avant de parler d’évolution et de changements, demandons nous : qu’est-ce qui sépare, à une même époque, et dans la même logique pédagogique, les pratiques de l’enseignement primaire et celles de l’enseignement secondaire - ce qui, sous l’Ancien Régime, fait la différence entre l’enseignement des petites écoles et celui des collèges ? La réponse est ce qui va faire l’intérêt, je l’espère, du cours de cette année. Il est à noter au préalable que, si les pratiques propres aux deux « ordres » d’enseignements obéissent à la même logique (la visée de mémoire sous l’Ancien Régime, et le recours à l’intelligence dans la période récente), elles n’en sont pas pour autant superposables, si bien que les changements ne s’y sont pas produit en même temps, ni au même rythme. Le reflux du cours dicté, par exemple, changement typique, a été très lent dans l’enseignement des lycées, il s’est maintenu longtemps alors que l’enseignement primaire avançait plus rapidement dans le sens de la leçon orale. Pourquoi cela ? Pour la raison simple que les exercices scolaires sont différents et en plus grand nombre dans les collèges (puis les lycées) parce qu’ils prennent en charge bien plus de connaissances que les rudiments transmis dans les petites écoles. On ne peut donc pas imaginer beaucoup de similitudes des pratiques de l’enseignement secondaire  avec celles de l’enseignement primaire. On ne retrouvera pas dans le second secteur ce que nous connaissons du premier. Ce serait trop facile.

     

    Remarque : aujourd’hui (1)

    J’ajoute ceci : que se passe-t-il aujourd’hui ? Pour aller vite, parce qu’il faudrait faire un exposé complet sur ce point (je l’envisage), voici le schéma d’analyse que j’imagine. En trois points.

    Premier point, la logique de l’intelligence et de l’explication a relégué le livre bien plus que ce n’était le cas sous la Troisième République. En témoignent les appareils de photocopie ; mais qu’est-ce qui, au juste, est photocopié ?... Ce serait à voir.

    Ai-je assez dit que la présence et l’usage des livres dans les classes et les relations d’enseignement sont le premier repère à prendre en considération pour reconstituer cette histoire des pratiques d’un point de vue pragmatique ?

    Deuxième point, conjointement, la parole magistrale libre du professeur est devenue l’âme des habiletés professionnelles (la « professionnalité » dit-on) des enseignants : c’est ce qu’on appelle « faire cours ». Et c’est pourquoi le cours dicté la a disparu (la question se pose pour la dictée, au sens courant, comme exercice d’orthographe !).

    Enfin, troisième point, cette parole magistrale sollicite désormais bien plus qu’avant la parole des élèves, qui doivent répondre mais aussi « s’exprimer » spontanément, hors de toute prévision du professeur, pour marquer leur compréhension et leur participation à chaque moment du cours, du processus d’explication.  Si la classe d’aujourd’hui ne ressemble pas à celle de la Troisième République c’est que la place des exercices écrits, à commencer par la copie et la recopie y est sans doute bien moindre. Voilà ce qui est frappant : il semble bien qu’il y ait de plus en plus d’oral et d’oral libre si je puis dire, et de moins en moins d’écrit. Peu de silence de ce fait, de nos jours.

    Ainsi énoncé, mon schéma d’analyse ne recoupe pas celui des ouvrages spécialisés en « pédagogie ». N’oublions pas par ailleurs que le temps d’école quotidien a fondu comme neige au soleil en même temps qu’augmentait le nombre de matières scolaires… Sachant tout cela, on peut commencer à examiner à nouveaux frais des difficultés d’apprentissage actuelles de certains élèves… (sans se faire trop d’illusions sur les qualités intellectuelles et l’engagement scolaire des élèves de l’ancien système).

     

    2) Je maintiens que ma première hypothèse n’a pas beaucoup de portée explicative tant qu’elle n’est pas elle-même fondée sur une autre, que j’estime indispensable à une compréhension globale de l’histoire des pratiques d’enseignement. Cette hypothèse affirme que l’évolution des pratiques, des formes, des modalités d’enseignement dépend fondamentalement des changements qui s’accomplissent dans le contenu de la culture transmise. Je maintiens donc, et je m’efforcerai de démontrer (ce que j’ai avancé à la fin de la séance 2 de 2015 et dans la conclusion de cette partie, en 2016 cette fois, séance 4), que c’est l’évolution culturelle, l’évolution de la culture scolaire, qui détermine et fonde principalement l’évolution des pratiques d’enseignement. Celles-ci ne sont donc pas autonomes. On peut d’ailleurs le comprendre en lisant la célèbre étude de Durkheim, L’évolution pédagogique en France, ouvrage sur lequel je m’appuie souvent parce qu’il ne sépare jamais les deux registres, celui de la culture scolaire et celui des pratiques d’enseignement, au point même qu’on a pu y voir une première contribution à l’histoire de ce qu’on appellera plus tard le curriculum, selon la terminologie adoptée par la sociologie de l’éducation britannique dans les années 1950 et  1960.

    En suivant cette hypothèse, on est conduit à prendre en considération le surgissement, très progressif, des sciences expérimentales, la physique surtout, puis des sciences naturelles, et des mathématiques, dans un contexte de culture scolaire auparavant dédié exclusivement ou presque à une culture littéraire et grammaticale sur fond des œuvres et des auteurs de l’antiquité : ce qui se nomme les humanités classiques, dont l’orientation est fixée depuis les XVe et XVIe siècles. J’ai naguère comparé ce processus à une tectonique des plaques, plaques culturelles en l’occurrence. C’est en effet un choc entre des continents de culture, suivi d’un déplacement et d’une modification des formes de ces continents eux-mêmes, le continent littéraire et le continent scientifique. Se joue dans ce processus le retrait progressif du latin, des langues anciennes et des auteurs de l’antiquité, au profit du français et des auteurs français de l’âge classique (qui va définir un nouveau classicisme, peu à peu dominant au cours du XIXe siècle).

     

    Remarque : aujourd’hui (2)

    Je peux compléter ma remarque précédente sur la situation actuelle. Car l’hypothèse que je viens d’énoncer éclaire aussi, me semble-t-il, l’évolution récente des pratiques d’enseignement (avec la défaite définitive du livre et de la mémoire, le règne de l’échange oral vivant entre les maîtres et les élèves, etc.), si on l’attribue avant tout à un nouveau changement dans l’ordre culturel, l’émergence dans la culture scolaire d’un troisième continent : le continent des sciences de l’homme et de la société. Un continent : des disciplines, mais aussi des théories, des concepts et des manières de saisir et décrire certains phénomènes (exemple : le rôle de l’enquête en sociologie, des tests en psychologie, l’importance des statistiques en économie, en démographie, etc.). L’évolution des pratiques d’enseignement, objet de tant de critiques de nos jours, serait donc liée avant tout (je répète) au passage d’un paradigme d’explication des phénomènes tiré des sciences expérimentales à un paradigme d’explication tiré des sciences de l’homme et d’autres savoirs, comme ceux de l’administration ou de la gestion. Ne perdez jamais de vue qu’il s’agit d’expliquer pour le maître et de suivre cette explication pour l’élève. Il faudrait donc analyser ces deux paradigmes d’explication. Je dirai que, dans le cas des sciences expérimentales, il s’agit d’expliquer des phénomènes obéissant à des lois, tandis que dans le cas des sciences humaines, il s’agit de d’expliquer des phénomènes relevant des normes et des réactions, collectives ou individuelles, aux normes. Pensons à l’usage conséquent de ce que je viens d’indiquer à propos des sciences humaines et sociales : enquête, tests et statistiques… le « terrain » pour l’essentiel, par différence avec ce qui se passe dans un laboratoire avec des appareils, quels qu’ils soient. Je n’ignore pas en ce point qu’une épistémologie soucieuse, référée à Max Weber, distinguerait l’explication dans l’ordre des sciences de la nature, de la compréhension dans l’ordre des sciences de l’esprit ; mais je me suis dispensé de ces concepts. Si on est gêné, on peut substituer le mot « analyse » au mot explication ; mais c’est un terme moins évident rapporté au plan didactique.

    Telle serait en tout cas la nouvelle direction à donner à une possible relève de la réflexion sur l’évolution « pédagogique » de ces cinquante dernières années. Cette évolution ne me semble donc pas saisissable par le discours positif des « pédagogues » sur l’indispensable prise en compte de l’enfant et de son développement, ou bien sur la valeur des échanges oraux et des activités de « discussion » pour apprendre, etc. ; et je ne pense pas davantage que l’évolution soit pensable par le discours opposé des anti-pédagogues, critique et négatif, sur une « pédagogie » qui serait trop dépendante de l’esprit individualiste des sociétés modernes voire des mœurs des classes moyennes et supérieures, etc. Mais je n’en dis pas plus pour le moment.

    Concernant la situation actuelle des pratiques en vigueur dans notre système d’enseignement, il faudrait en outre inscrire dans la tectonique des plaques culturelles, en plus des trois continents que j’ai désignés, la culture médiatique, la culture dite « de masse » et ses modes de circulation et de consommation. Car cette culture s’immisce également dans la transmission scolaire (comme quand on donne à un établissement le nom d’un chanteur ou d’un « humoriste »).

     

    Ce que je vais essayer de montrer c’est justement, dans le cas des deux siècles passés, et même en remontant au XVIIIe siècle, que la lente transformation de la culture scolaire (très nettement observable dans le secteur primaire d’ailleurs) accompagne ou précède les changements observables dans les pratiques et la logique globale des pratiques d’enseignement. Mais sur le plan méthodologique, je m’adresse immédiatement deux objections.

    Première objection : affirmer qu’une série de phénomènes « accompagne ou précède » une autre série de phénomènes, c’est sans doute se payer de mots, car ce constat reste très allusif, il ne démontre rien. A cela, je réponds qu’en effet il faudrait (faudra) analyser précisément les caractères de la production, de la diffusion et de la transmission de la nouvelle culture des sciences expérimentale (notamment, au XVIIIe siècle, dans les institutions scientifiques, les laboratoires, les académies, mais aussi à l’extérieur des communautés savantes, dans les populations en état de recevoir une telle culture – voir les salons, les cabinets de curiosité, de physique, de sciences naturelles, voir aussi l’édition, etc.), afin de montrer ensuite comment ces caractères de la nouvelle culture peuvent agir, plus ou moins directement, sur l’enseignement de cette même culture par les institutions scolaires. Vaste programme ; j’essaierai plus tard d’en dessiner les arguments principaux. Sans attendre, je signale, à celles et ceux intéressés par la constitution des contextes d’invention savantes et techniques sous l’Ancien Régime et jusqu’au XIXe siècle, la récente et remarquable étude de François Caron, La dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social (XVI-XXe siècle), Paris, Gallimard, 2010.

    Si j’ai parlé à propos des sciences sociales d’enquête et de statistiques, c’est justement, dans le même sens, pour évoquer un mode spécial de production des connaissances, mode dont on peut penser qu’il influe sur l’enseignement, c’est-à-dire sur la manière de faire un exposé ou de concevoir des exercices.

     

    Remarque

    Concernant l’étape du XVIIIe siècle, une confirmation du rapport que j’indique pourrait être trouvée dans l’Emile de Rousseau, à condition qu’on retourne au troisième livre (sur l’adolescent et la conquête des connaissances positives) plutôt qu’aux deux premiers (sur le jeune enfant et la conquête progressive du langage, de la lecture, de l’humanité civilisée, etc.). C’est le contraire de ce qui se passe dans la tradition de l’Education nouvelle, qui s’intéressait à Rousseau comme à son grand précurseur, avec son idée de l’enfance, du respect de la personne de l’enfant, etc. Dans le livre III en effet, on peut saisir un débat de Rousseau avec quelques personnalités du monde savant de son temps L’abbé Nollet, physicien, est probablement, parmi d’autres figures bien connues, l’une de celles qu’il faudrait ici convoquer. Le débat dont je parle se fait jour lorsqu’il est question en général de physique, de chimie, d’astronomie, etc., et plus précisément lorsque Rousseau impose à son élève fictif l’observation des phénomènes naturels. Mon idée est que la proposition éducative rousseauiste doit être connectée avec sa vision des connaissances scientifiques et de la transmission des connaissances scientifiques, et en l’occurrence avec son appel à l’observation de la nature in situ, sans médiations, ni de livres, ni même d’appareils, rejetant y compris la fabrication des instruments scientifiques qui était prônée par certains savants intéressés à l’éducation (comme l’abbé Nollet, précisément). On pense alors à la fameuse formule, « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas » (Emile, Livre I) : je suggère qu’il y a là un avatar du conflit de Rousseau avec l’héritage des collèges et des jésuites  - qu’il traite par un mépris ostensible dès le début de l’ouvrage (les collèges dit-il, des « établissements risibles » !). S’il est question d’une « pédagogie » de Rousseau, on peut donc se dire qu’elle se déduit de cette disjonction, radicale, du lire et du savoir.

    L’opposition à la culture scolaire classique et au latin au nom des progrès de la science et des techniques, au nom, également, des mathématiques, c’est l’esprit qui anime l’article Collège de l’Encyclopédie (article rédigé par d’Alembert), et ce qui animera le projet et la réalisation, brève, des écoles « centrales » de la Révolution.

     

    Seconde objection. Est-ce que mon propos n’est pas simplificateur ? Il pourrait l’être, c’est sûr. Pour se prémunir contre ce défaut, je vous invite examiner avec précision l’hypothèse que j’avance. Je dis que la transformation de la culture scolaire « accompagne ou précède » le changement des pratiques d’enseignement, mais je ne dis pas que là réside le seul facteur de changement de ces pratiques. Je dis qu’il faut commencer par là, et je ne dis pas qu’il faut s’en tenir à cela. Bref, faisons preuve de nuance, et prenons en compte les autres facteurs de changement des pratiques d’enseignement. N’oublions pas, notamment, l’influence des pratiques et même des techniques culturelles qui sont en vigueur à une époque donnée, pour toutes sortes de raisons. Exemples : lire de telle façon, silencieuse ou orale, lire pour soi seul ou bien lire en public, pour d’autres personnes, lire tel genre de livre, etc. Idem pour les pratiques et techniques d’écriture et de rédaction (voir le journal et la presse arrivant dans la classe avec Freinet). C’est pour cette raison que, dans le cours de l’an passé, j’ai consacré un assez long exposé à l’évolution des pratiques de lecture (voir les séances 1 à 3) ; nous retrouverons cette question du lire au XIXe siècle. N’oublions pas non plus les contextes sociaux dans lesquels l’enseignement a des chances d’attirer telle ou telle population, pour des raisons qu’il faut donc saisir (attrait pour une forme de culture valorisée, pour un mode d’éducation et de discipline, espérance d’obtenir certains bénéfices ou « débouchés », et ainsi de suite). Tout cela peut agir sur les pratiques d’enseignement, à divers degrés selon les époques.

    C’est dans cet ordre d’idées que ma conclusion sur les pratiques de l’enseignement primaire, dans la séance 4 de l’an passé,  a évoqué la nécessité de prendre en considération les deux grandes séries de facteurs agissant sur les pratiques d’enseignement : d’une part les pratiques culturelles existant dans la société, d’autre part les domaines de culture ayant vocation à inspirer les choix des corporations enseignantes. C’est ce qui a davantage retenu mon attention aujourd’hui.

     

    3) Comment avancer et quel fil conducteur suivre ?

    Je vais commencer par la période de l’Ancien Régime. Je vais du reste traiter cette période assez longuement, plus longuement que je n’ai l’ai fait à propos de l’enseignement des rudiments.

    D’après l’hypothèse que j’ai énoncée, je voudrais d’abord analyser les choix culturels des collèges  - en accordant la priorité aux jésuites, comme prévu. Ces choix sont accessibles soit par les prescriptions réglementaires émanant des autorités et censées être en vigueur dans les établissements, soit, plus concrètement et plus exactement sans doute, à travers les ouvrages et les supports de différents types mis entre les mains des élèves -  textes lus et étudiés en classe et à l’étude pour être appris et récités ou bien utilisés à telle ou telle fin (voir par exemple le cas des manuels de grammaire). Mon propos aura une allure d’inventaire, mais non exhaustif, tant le domaine est vaste.

    Ici, je rappelle la précaution dont j’ai déjà parlé à propos des règles de discipline et des comportements d’élèves observables dans les établissements. J’ai dit : ne pas se fier aux seuls textes réglementaires, mais toujours chercher des sources plus « vivantes » (récits d’ancien élèves par exemple) qui renseignent sur les situations habituelles, sur les usages effectifs, sur les conduites réelles, prohibées ou pas, car ces sources peuvent réserver des surprises par rapport à ce que les règlements et les programmes laisseraient croire. Toujours se poser la question de la différence entre normes théoriques et les normes stabilisées dans la pratique (les habitudes communes).

    Ensuite je m’efforcerai de décrire les exercices par lesquels cette culture devient objet d’apprentissage donc de mémorisation de la part des élèves, d’après la logique pratique de cette période de l’histoire éducative. Ces exercices sont nombreux, multiples, car différents d’un niveau de classe à un autre. J’ai un peu signalé l’évolution de l’équilibre des exercices oraux et des exercices écrits. L’évolution des deux genres et de leurs rapports est un point de repère très important. Mais « exercice oral » et « exercice écrit » peuvent recouvrir des réalités distinctes selon les époques. Ce n’est pas la même chose au Moyen Age et à l’âge classique ; ce n’est pas la même chose à l’âge classique et aujourd’hui. Il ne suffira donc pas de suivre des accroissements ou des affaiblissements, d’un côté ou de l’autre, sans autre précision.

     

    Sur les exercices scolaires et le grand intérêt de les décrire, j’ai déjà donné quelques indications dans la séance 2 de 2015 ; je dois maintenant compléter ces définitions et si possible, en plus, faire quelques recommandations méthodologiques à leur sujet. J’ai plusieurs raisons, qu’on aura peut-être devinées en référence au cours de 2015, d’insister sur ce type d’objet.

    D’abord, l’exercice scolaire est au centre de la vie et du travail scolaires donc des pratiques d’enseignement mises en œuvre par les maîtres et assumées par les élèves. S’intéresser aux pratiques d’enseignement ne peut donc se dispenser d’une description complète, la plus complète possible, des exercices en vigueur dans telle institution à telle époque. J’ai amplement confirmé ce principe en traitant il y a deux ans de l’évolution de l’enseignement primaire. Combien sont étranges certains travaux actuels sur… « les pratiques » (sans autre qualificatif) , oublieuses  de cette réalité ordinaire qui, pourtant, crève les yeux ! Une réalité trop banale peut-être, ou trop évidente, et donc, pour ces raisons, moins intéressante que les échanges et les « interactions ».

    En deuxième lieu, l’exercice scolaire n’est pas un cadre neutre ou vide imposé de l’extérieur à une « matière », à un contenu de culture. C’est au contraire la forme même que prend ce contenu pour devenir objet d’enseignement et d’entraînement progressif, au long des semaines, des mois, des années, ce par quoi s’institue en propre une matière scolaire. N’imaginez jamais une séparation entre matière et forme.

    Ensuite, l’exercice ainsi conçu, effectué avec régularité, est formateur d’une personnalité sociale. Avoir passé des années à s’exercer au latin, à parler en latin, à lire du latin, et finalement à discourir en latin (je fais allusion à la rhétorique, sommet du cursus classique des anciens collège, bien sûr), cela se solde forcément du moins dans le meilleur des cas, par la construction quasi physique des habiletés inhérentes aux exercices effectués (traduire, versifier, réciter, etc.). C’est la même chose avec les sportifs et les musiciens. L’exercice est donc créateur d’une forme d’esprit vivante, laquelle n’est rien d’autre que le résultat de cet entraînement, même si on prend pour une qualité naturelle ce qu’en fait on met des années à acquérir – Bourdieu a écrit sur ce plan des pages très savoureuses (parmi bien d’autres textes, je citerai ici les Méditations pascaliennes, Editions de Minuit, 1997, par exemple p. 165 et suiv. Sur « habitus et incorporation »).

    Enfin, l’exercice est une modalité de travail imposée aux maîtres eux-mêmes parce que transmise et réglementée par l’institution et la corporation. Faire une leçon (au sens ancien ou moderne), commander une lecture, collective ou individuelle, prescrire une récitation, diriger un travail écrit, quel qu’il soit, etc., rien de tout cela n’est donc inventé, rien de tout cela ne suppose un maître créateur de sa pratique au jour le jour, contrairement à ce qu’on pourrait éventuellement penser en s’attachant exclusivement aux « interactions » et, de surcroît, en adoptant une quelconque théorie de ‘l’activité’. C’est dire que l’exercice scolaire est une réalité entièrement organisée sur la base soit de traditions et d’habitudes implicites, en d’autres termes d’un ensemble explicite et réfléchi de règles que les maîtres n’inventent pas, encore une fois, mais qu’ils reçoivent et s’efforcent de comprendre pour s’y adapter. L’ensemble des normes activées dans un ensemble d’exercices, normes implicite ou explicites, habituelles ou réfléchies, voilà la substance du travail scolaire (la relation exercices-normes est ce sur quoi j’ai insisté en 2015).

    De là se comprend l’intérêt de suivre les changements d’exercices qui parfois ont lieu assez rapidement dans l’histoire scolaire, signes cruciaux d’un bouleversement des traditions et des normes d’enseignement comme d’apprentissage. A titre d’exemple, il me vient à l’esprit l’arrivée de la dissertation à la place de la rédaction du cours, en philosophie, au XIXe siècle. Un très bon article de Bruno Poucet en a rendu compte (« De la rédaction à la dissertation : évolution de l’enseignement de la philosophie dans l’enseignement secondaire en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle », dans Histoire de l’éducation, n° 89, janvier 2001). Quand j’aborderai l’évolution des pratiques du secondaire au XIXe siècle, j’aurai l’occasion de restituer d’autres cas, notamment celui de la littérature et du français, avec la « composition française » dont a traité Martine Jey (voir La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Université de Metz, série Recherches textuelles, n° 3, 1998, p. 95 et suiv.).

     

    Dernier avertissement. Est-ce que l’inventaire des supports et le catalogue des exercices suffit à décrire la pratique d’enseignement de telle ou telle institution à telle ou telle époque ? Certainement pas, car ces descriptions pourraient n’être que squelettiques et ne livrer aucun des ressorts cachés de la dite pratique. Qu’est-ce qu’il y manquerait ? Simplement le sens que les acteurs lui donnent. Le sens, c’est-à-dire les raisons qu’ils ont de la poursuivre, les valeurs qu’ils lui accordent, les fins, notamment au-delà des buts utilitaires, qu’ils visent et pensent atteindre. Ceci confirme donc la priorité qu’il faut accorder, dans l’approche des pratiques d’enseignement, non pas d’abord aux manières de faire des enseignants (qui sont certes importantes au niveau suivant), mais aux contenus de la culture scolaire, contenus choisis, affirmés, défendus parce qu’ils actualisent des espérances idéales, religieuses, morales, intellectuelles,  etc.

    Pour être plus clair en illustrant un peu l’argument, voici un exemple simple. Supposez que nous voulions analyser une pratique culturelle comme la fréquentation des salles de cinéma. A quoi nous intéresserions-nous et dans quel ordre ?

    En premier lieu, comme posé dans ce qui précède, nous examinerions d’abord les contenus de la culture cinématographique « consommée » par les spectateurs, c’est-à-dire… les films eux-mêmes, dont nous pourrions commencer par faire l’inventaire. Nous nous demanderions : qu’est-ce qui caractérise les films que  les gens vont voir, à quels genres appartiennent ces films (aventure, western, policier, horreur, comédie, comique, etc.) ?  quelles hiérarchies ces gens établissent-ils entre les genres et les films qu’ils voient ? etc. Or la réponse à ces questions, vous en conviendrez, nous renseignerait déjà assez bien sur les motifs donc les finalités (subjectives) de la fréquentation des salles. Nous saurions que les gens vont au cinéma pour se détendre, pour rêver, pour se faire peur, pour découvrir des horizons inconnus ou étranges, etc. Grâce à ces notions, nous commencerions à avoir une certaine compréhension de la pratique culturelle cinéphilique (populaire). Ceci justifierait une périodisation, pour suivre des évolutions.

    En second lieu, nous affronterions la dimension pragmatique des choses, notamment les conditions sensibles (l’exercice, donc !), si elles fournissent également des indications sur le sens conféré par les sujets à leur pratique cinéphilique. Je pense ici à certaines habitudes populaires d’avant guerre : les gens se rendaient toujours dans la même salle, « leur » cinéma, celui le plus proche de leur domicile ou l’un de ceux qu’ils aimaient dans leur quartier. C’était le dimanche ou le samedi soir. De ce fait, ces personnes ne choisissaient pas le film : elles voyaient celui de la semaine (d’où le rôle des affiches, pour renseigner), si bien que ce film était susceptible de contenter toute la famille (les enfants à partir d’un certain âge). A cette époque, le cinéma dominical et familial représentait en outre une « sortie » destinée à interrompre le déroulement du temps du travail. C’est pourquoi, pour aller au cinéma, on « s’habillait » : on mettait une tenue plus soignée que celle de la semaine (imitation des habitudes bourgeoises du théâtre et de l’opéra, habitudes qui sont bien affaiblies de nos jours). La dimension extraordinaire (au sens strict) de la séance tenait en outre à ce que la séance offrait une suite de plaisirs divers : la projection du film était précédée par des « actualités », un documentaire, un court métrage, et parfois on présentait aussi une « attraction » c’est-à-dire un numéro de cirque ou de music-hall (dans les salles qui comportaient une scène praticable)… On en avait pour son argent et… pour l’après-midi  ! C’est ce qui a duré jusque dans les années 1960. Après, ce fut… « la dernière séance , et le rideau sur l’écran est tombé… ».

    En troisième lieu, afin de poursuivre l’enquête, on pourrait tenter d’approcher une autre espèce de normes donnant accès au sens des pratiques, en l’occurrence les régularités extérieures de la fréquentation des salles. Je pense aux normes structurant le temps social (quand les gens vont-ils au cinéma  - le week-end ? en semaine ? en soirée, en matinée ?) ; ou encore aux normes organisant des sociabilités (avec qui se rendent-ils dans les salles  - en famille, avec des amis comme c’est le cas des publics plus jeunes aujourd’hui ?). L’intéressant serait alors de mettre ces données en rapport avec les données précédentes, et d’abord les premières, sur le contenu des films, tant il est clair que le choix des films se rapporte aux situations ainsi créées : ce qu’on va voir le dimanche en famille n’est pas ce qu’on va voir le samedi soir avec des amis.

    Si l’on s’attache à saisir le sens des pratiques, on observera ainsi tout ce qui différencie les pratiques d’une époque à une autre. C’est au point qu’il n’apparaît pas possible de parler en général d’une pratique culturelle comme celle du cinéma. Ce serait rester indifférent à la dimension du sens. En l’occurrence, s’agissant du cinéma, on peut en conclure qu’hier et aujourd’hui montrent deux pratiques très dissemblables, qui mériteraient peut-être un nom différent.

     

    Un tel schéma d’analyse est selon moi valable sur l’autre terrain des pratiques d’enseignement, quoique le sens de ces pratiques puisse être différent pour les maîtres et pour les élèves (et leur famille). Mais j’ai depuis longtemps décidé, à juste titre je crois, de me centrer sur l’activité des enseignants…

     

     


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  • Séance 2

     

    CHAPITRE III

    ENSEIGNER DANS LES COLLEGES, XVI-XVIIIe siècle

    (suite)

     

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS

     

     

    Je vais maintenant m’intéresser à la dimension culturelle de l’enseignement des anciens collèges à partir des XV et XVIe siècles, puis surtout au XVIIe. A cette dimension j’ai dit vouloir accorder la priorité. Mettons-nous en chemin. Trois remarques préliminaires sur le contexte dans lequel se tiennent les classes.

    Première remarque. Je rappelle avant tout une banalité. L’enseignement des collèges a pris la mesure de l’humanisme de la Renaissance, en réaction contre la culture logique du Moyen Age, la scolastique. C’est, sur le long terme, un basculement historique très net et décisif à bien des égards. Au terme de ce processus, deux finalités complémentaires, qu’il faut là aussi avoir bien en tête, caractérisent l’activité pédagogique c’est-à-dire la prise en charge éducative de l’enfance dans les collèges.

    En premier lieu, le collège se voue à la transmission de la culture littéraire de l’antiquité, donc il vise à transmettre la connaissance des œuvres et surtout des langues de ces époques idéales, le latin étant au premier plan, mais associé au grec - qui prend une importance nouvelle. Les premiers fondateurs des collèges et les Jésuites à leur suite se proposaient d’enseigner aussi l’hébreu et même d’autres langues de l’antiquité. Une précaution : j’admets que les mots « littéraire » et « littérature » sont des anachronismes appliqués aux choix culturels de l’Ancien Régime, où l’on emploie de préférence l’expression « lettres humaines ».

    En second lieu, cette culture est elle-même orientée vers l’art de l’éloquence, la rhétorique. Une discipline théoriquement orale, une facultas oratoria, mais qui, dans les faits, va passer par un entraînement et de nombreux exercices écrits. Quoi qu’il en soit, c’est le but suprême des études que de faire acquérir cette compétence à la jeunesse. Ceci montre que le souci de la forme, de l’esthétique de la langue et de la parole, a surpassé (sans toutefois le reléguer) le souci pour le fond, la recherche des vérités dont on pensait au Moyen Age qu’elles ne pouvaient surgir que des grands auteurs et des grands textes de la tradition (la tradition des philosophes de l’antiquité ou celle, théologique, des Pères de l’Eglise). Ce second déplacement explique la présence nouvelle de la poésie dans le corpus de référence des collégiens. Pour la rhétorique, pensons à Cicéron (né en 106 avant J.-C.) ; et pour la poésie, pensons à Virgile (né en 70 avant J.-C.). Ce sont deux auteurs et deux oeuvres qui, dans les collèges, dans l’enseignement classique, pendant toute la longue période qui va du XVe au XIXe siècle, sont considérés (avec d’autres certes) comme le sommet indépassable de la culture humaine.

    Je précise, toujours pour signaler l’existence de nuances plus ou moins marquées, que le mot « rupture », que j’utilise en parlant de rupture de l’âge classique avec la scolastique (la philosophie de Descartes est un exemple de cette rupture), ne doit pas évoquer un mouvement rapide, ni, surtout, un abandon des techniques culturelles qui avaient cours au Moyen Age dans le domaine de la transmission scolaire et de la diffusion savante du savoir, même si l’ère de l’imprimerie provoque sur ce plan de nombreux bouleversements. Je laisse ce point un peu dans le vague pour le moment ; j’aurai l’occasion de le concrétiser en parlant des manières de lire avec les élèves en classe, ce qui nous fera retrouver mon point de départ, il y a deux ans, dont je ne dévie pas : les techniques de la lecture et de la leçon.

     

    Deuxième remarque, sur le contexte institutionnel dans lequel s’inscrit cet enseignement humaniste avec ses choix culturels. Souvenons-nous du phénomène que j’ai décrit l’an passé (séance 7), la concentration de l’enseignement dans les collèges, qui n’étaient encore à la fin du Moyen Age que de simples asiles. Or, aux XV et XVIe siècles, ce phénomène confère une relative autonomie à cet enseignement des collèges qu’on peut dire par anticipation « secondaire » (on excusera à nouveau l’anachronisme). Ce mouvement de distinction pédagogique affecte l’enseignement des arts et spécialement l’enseignement grammatical (enseignement du latin), inclus dans le trivium des universités médiévales. Distinction, dis-je, au sens où cet enseignement se distingue à la fois, au-dessus de lui, de l’enseignement dispensé par les facultés supérieures, auxquelles il prépare (théologie, médecine, droit canon) ; et aussi, en dessous de lui, d’un enseignement des rudiments dans les petites écoles. On vérifie cela au fait que le mot « grammaire » en vigueur dans les collèges n’est plus synonyme d’un enseignement de base (du latin) pour les débutants, qui pouvait se donner au Moyen Age dans ces petites écoles, les écoles dites de grammaire qui se tenaient dans les monastères (écoles offrant un apprentissage de la religion, de la lecture, de l’écriture, du chant et du calcul).

     

    Troisième remarque, qui nous fera entrer plus encore dans le vif du sujet. Les collèges, nouvelles institutions - dans l’Université et souvent en dehors (mais alors soutenues par les municipalités, ce qu’obtiennent souvent les Jésuites) - reprennent et modifient très sensiblement l’enseignement des arts, c’est-à-dire le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique), tandis que le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique), ancien second étage des facultés des arts, est quasi relégué. En fait, avec les collèges, le trivium est « démembré », comme dit Gabriel Codina Mir (Aux sources de la pédagogie des Jésuites : le ‘modus parisiensis’, 1968, op. cit., p. 74). On peut dire que le trivium est démembré pour deux raisons.

    Première raison, la grammaire occupe désormais la place centrale dans les études « artiennes », en même temps que la rhétorique devient la finalité suprême de ces mêmes études. La fonction culturelle et intellectuelle impartie à la rhétorique est sans aucun doute le phénomène majeur de l’époque, pour des études qui, cela dit, restent à finalité religieuse, et, dans cette mesure, débouchent sur la philosophie puis la théologie. Ce phénomène est très bien commenté par G. Codina Mir (idem, p. 84, qui évoque les collèges parisiens de même que les Jésuites en général).

    Seconde raison, aussi bien la grammaire que la rhétorique se débarrassent de ce qui était auparavant l’emprise sur elles de la dialectique. C’est là, au total, une première manière de saisir le changement culturel que pointais plus haut en mentionnant l’opposition bien connue des humanités à la scolastique. La dialectique, une forme de la logique, est un art du raisonnement ; elle définit les figures de l’argumentation, en particulier des syllogismes, dont l’usage méthodique permet d’établir les vérités livrées par les dits et écrits des « autorités ». Je préciserai les choses plus loin.

     

    1) Livres lus et appris : la grammaire avant tout

    Nous sommes à l’ère de l’imprimerie, il y a des ateliers attachés à certains collèges, et il y a parfois un atelier au sein même du collège. Par conséquent, à la différence du Moyen Age, les écoliers ont accès à de nombreux ouvrages, soit des ouvrages mis à leur disposition dans des bibliothèques, soit des ouvrages qu’ils possèdent eux-mêmes. Chaque élève en tout cas peut désormais posséder un ou plusieurs manuels (voir par exemple, déjà cité, Jean Quéniart, Les Français et l’écrit, Paris, Hachette, 1998). Les livres en circulation ont en outre accompli les évolutions remarquables permises par l’imprimerie : ce sont des formats maniables, des caractères d’imprimerie stylisés et bien identifiables, des mises en page plus aérées, etc. (et des coûts peu élevés).

    Si les collèges dispensent un enseignement de niveau « secondaire », cela signifie que les enfants qui y accèdent ont acquis les rudiments des petites écoles, donc ont une certaine familiarité avec le latin et, en outre, savent (par coeur) toutes sortes de textes. Ces enfants, dans le schéma officiel des jésuites, entrent au collège en 5ème, voire en 6ème si on les fait bénéficier d’un enseignement dans la continuité des rudiments ; mais on va constater qu’il y a aussi une 7ème dans certains collèges. Alors, puisque, de toutes manières, les nouveaux élèves peuvent au minimum lire, écrire et calculer, que leur met-on sous les yeux et sur quoi les fait-on travailler dès la première classe du collège ? Sur deux sortes d’ouvrages, fortement associés dans la pratique des professeurs, et cette association est un premier indice pédagogique important pour nous.

    D’une part les livres considérés comme des classiques de la « littérature » latine et grecque, dont une liste est fixée avec assez de précision par les autorités des universités ou celles de l’Ordre s’il s’agit des jésuites. Ce sont des textes que les professeurs doivent lire aux élèves  ; et ils les lisent in extenso avant que se répandent les extraits et  les choix de textes, ce qui survient vers la fin du XVIIe siècle. De plus, comme ces textes sont lus dans la langue d’origine, les professeurs vont les « expliquer » c’est-à-dire qu’ils vont fournir divers éclairages relativement au vocabulaire (donc des traductions), relatives à la syntaxe éventuellement, aux personnages et aux événements représentés, ce qui invite les élèves à mémoriser les textes originaux qu’on leur lit, pour les réciter s’il y a lieu, et ensuite, s’il y a lieu toujours, pour s’exercer à les traduire dans les deux sens, si bien que ces textes serviront à toutes sortes d’autres exercices écrits et oraux.

    D’autre part des manuels, en particulier des manuels de grammaire – latine et grecque évidemment. Les manuels se distinguent parfois mal des traités savants. La connaissance de la grammaire, c’est-à-dire des principes et des règles de formation des propositions et des phrases de la langue, avec ses spécificités, ses subtilités, disons même ses secrets, fait dans les collèges l’objet d’une très grande attention. Je l’ai assez dit, c’est une connaissance fondamentale que l’élève doit acquérir méthodiquement et de manière progressive, par un labeur constant tout au long des années de son cursus. Au terme de cet apprentissage, l’élève idéal maîtrise la composition orale ou écrite dans la langue de référence. Je dis : un élève idéal, mais ne nous le cachons pas, tant il y a de plaintes d’anciens élèves à ce sujet, l’apprentissage en question est fastidieux, souvent même douloureux. Ne nous faisons donc pas d’illusion sur les résultats. En parlant de composition, je fais référence à la rhétorique, qui décrit des règles de composition de discours (j’expliquerai ce terme), c’est-à-dire les règles de l’éloquence (de style, etc.), dont le respect garantit des effets de conviction éprouvés par l’auditeur. Sur ce plan, j’indique tout de suite ce que je soulignerai plus loin, que l’apprentissage de la langue effectué sous l’angle grammatical est désormais finalisé par l’apprentissage de la rhétorique.

    En plus de ces deux sortes d’ouvrages, il existe bien sûr d’autres supports de travail importants, des supports techniques comme les dictionnaires, des recueils divers et d’autres dont je dirai un mot plus loin.

     

    Rendons-nous dans les collèges de la Faculté des arts de Paris, aux XVIe et XVIIe siècles. A nouveau je dois dire, comme l’an passé, que l’idée générale que je puis donner des pratiques scolaires et de la culture que les dites pratiques transmettent, risque d’occulter de nombreuses différences, qui sont plus que des nuances, entre les époques, les villes, les établissements, etc. Qu’on me pardonne par conséquent ce qui semblerait parfois un peu trop général, donc fragile.

    Le livre d’Henri Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France…, 1874, op. cit., (p. 26 et suiv.), nous donne une première vision de la Faculté des arts de Paris, à l’époque charnière qui suit la réforme de 1600, juste après la dévastation des guerres de religion. Dans cette université parisienne et à ce moment, il y a une dizaine de collèges de plein exercice où s’activent 70 professeurs à peu près. Le règlement de la faculté interdit aux collèges de son ressort d’accueillir des enfants qui n’auraient pas atteint l’âge de neuf ans. Douze ans est cependant une norme courante (n’oublions pas que les élèves sont parfois beaucoup plus âgés).

    Quoi qu’il en soit, les entrants ont reçu au préalable l’instruction des petites écoles (et celui de maîtres écrivains). Je viens de le dire. Lecture, écriture, calcul, grammaire, chant, catéchisme, constituent leur bagage intellectuel, encore modeste. Pour l’apprentissage de la lecture, les enfants ont pu utiliser des alphabets, en français, latin et grec (voir l’apprentissage de la lecture sous l’Ancien Régime, dans le cours de 2013, séance 4… c’est loin déjà !), puis ces ouvrages plus élaborés qui donnent à s’exercer sur des syllabes, des mots, etc., selon le procédé de l’épellation (dont j’ai aussi parlé). Et concernant l’écriture ? Au Moyen Age, les enfants écrivaient sur des tablettes ou des morceaux de parchemins (voir Pierre Riché, Ecoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, Aubier, 1979, p. 222 et suiv.), et pour s’entraîner ils copiaient les Psaumes. Ceux de l’âge classique ont du papier et ils utilisent des modèles d’écriture éventuellement prélevés dans un traité ad hoc. On peut voir des images de ces différents supports pour la lecture et l’écriture dans le très bel ouvrage que je vous ai déjà suggéré de consulter, si riche en iconographie, Le Patrimoine de l’Education nationale (Flohic éditions, 1999, par exemple, p. 96). Bien sûr, les élèves ont dû aussi se confronter à des ouvrages religieux avec des textes à mémoriser : la Bible, un catéchisme, un ouvrage édifiant - le summum de ce genre étant la Vie des Saints, utilisé pour l’éducation pieuse pendant des siècles, dont l’auteur, du XIIIe siècle, est Jacques de Voragine (voir à ce sujet l’étude de Jacques Le Goff A la recherche du temps sacré. Jacques de Voragine et la légende sacrée, Perrin, 2011),  etc. A certaines époques, on leur a aussi fait apprendre des règles de grammaire française.

    Arrivés après cela au collège, les élèves admettent que la langue française en est bannie. Historiquement, le français ne prendra pied dans les collèges que lentement, et de manière limitée, dans certains exercices seulement, à partir du XVIIe siècle. C’est dire que l’élève de la Renaissance et de l’âge classique est appelé à se concentrer sur le latin - et le grec secondairement. Sans doute, après son parcours dans la petite école précédente, cet élève peut lire (et il récite) en latin des textes dont il connaît plus ou moins le sens global, comme les prières. S’il n’y a là, pour l’instant, qu’un savoir rudimentaire, c’est le cas de le dire, cela n’empêche pas que le latin soit déjà bien présent dans l’univers de culture de l’enfant, et certainement pas comme une langue morte (cette dernière expression n’existe pas au début du XVIIe siècle, nous apprend Bernard Colombat, « Les XVIIe et XVIIIe siècles français face à la pédagogie du latin », in Vita latina, n°126, 1992). Au collège, le premier signe que le latin est une langue savante, la langue de la civilisation la plus haute, c’est le fait que les élèves ne devront désormais utiliser que cet idiome pour tous leurs échanges oraux, pendant les classes et même en dehors. L’obligation est impérative chez les Jésuites ; elle est en vigueur également aussi dans les collèges de Faculté des arts à Paris.

    De ce fait, tout le cycle des six ou cinq années d’études, jusqu’à la rhétorique, est centré sur cet apprentissage, parler, lire et écrire en latin. A Paris toujours, le programme du collège de Narbonne (je m’appuie à nouveau sur le livre d’H. Lantoine que je viens de citer), montre une continuité de l’enseignement de la grammaire (du latin) à travers les différentes classes, dans la succession des niveaux d’étude du programme complet. En 6ème : il est question de ce qu’on appelle le Rudiment (un ouvrage spécifique, on verra) : on apprend les genres et les déclinaisons ; en 5ème on poursuit avec le prétérit et le supin des verbes ; en 4ème on aborde la syntaxe et la quantité  ; en 3ème, la quantité, les figures et l’abrégé de la rhétorique -  laquelle commence donc très tôt par rapport à l’idée qu’on aura plus tard de la différence des classes (c’est là une des nuances dont je parlais, mais ce fait répond bien à la finalité que j’évoquais plus haut). Bref, les quatre années sont consacrées à une seule matière, qui est la grammaire, le latin. Pensons à notre premier cycle actuel, puisque c’est la même durée pour à peu près les mêmes âges, théoriquement… Il faut bien prendre en compte cette unité pour avoir une vision correcte de l’idéal et de la réalité de la culture et de la transmission culturelle à cette époque. Un forçage dira-t-on, un apprentissage plus qu’intensif… ou bien, la perpétuation de ce que Durkheim décrivait à propos de l’éducation chrétienne, monacale, des premiers siècles : une emprise globale et permanente sur la personne de l’enfant, avec des exercices canoniques indéfiniment répétés, on va voir lesquels (d’autant que les élèves parlent dans leur milieu social et familial toutes sortes de patois, et ne comprennent pas forcément même le français, comme certains des boursiers venus de la campagne).

     

    Je dois maintenant donner une précision très importante concernant l’enseignement grammatical des collèges. J’ai parlé en commençant de la rupture entre l’humanisme de la Renaissance et la scolastique du Moyen Age. Eh bien, c’est le moment de faire apparaître ce changement, car il est tout à fait net pour ce qui concerne l’enseignement de la grammaire. A partir de la Renaissance, nous voyons en effet s’affirmer et se pratiquer une nouvelle vision de la grammaire.

    Au Moyen Age, apprendre la grammaire, y compris dans une petite école érigée près d’une cathédrale ou dans un monastère, cela devait aboutir à savoir par cœur un traité comme celui de Donat (auteur du IVe siècle, qui a laissé un Ars grammatica), de Priscien (auteur du VIe siècle, qui a rédigé des Institutions grammaticales ), avec pour la lecture les Distiques de Caton (IIIe siècle avant J.-C.) et quelques poètes latins.  Je précise : distique, ce sont deux vers qui n’ont pas le même nombre de pieds, par exemple un alexandrin et un décasyllabe. Les Distiques moraux de Caton ont été traduits en 1533 sous le titre Les mots et sentences dorés de maître de sagesse Caton.

    De même, l’enseignement de la rhétorique visait à donner un ensemble de formules pour écrire des lettres latines, et quelques recettes pour écrire les discours attribués à de grands personnages (imiter est l’attitude intellectuelle, donc le projet d’apprentissage fondamental). En revanche, l’enseignement de la dialectique c’est-à-dire de la logique, l’art d’établir des vérités par le raisonnement, était considéré beaucoup plus important. Cet enseignement consistait lui aussi à faire mémoriser des règles d’argumentation,  toutes sortes de syllogismes par exemple, applicables aux textes des « autorités », les philosophes de l’antiquité, les Pères de l’Eglise, des écrivains ecclésiastiques réputés, etc. (voir l’usage de ces règles par la méthode de l’exposition scolastique, dans Charles Thurot, De l’organisation de l’enseignement dans l’université de Paris au Moyen Age, Besançon, 1850, p. 73 et suiv. – grand livre de référence). De ce fait, la grammaire des petites écoles était en quelque sorte préparatoire à la faculté des arts, et la grammaire de la faculté des arts était préparatoire ou  du moins annexe de la dialectique de la même faculté, donc a fortiori de la théologie, considérée comme la science la plus haute. Si, avec la grammaire, on apprenait, comme je le disais, des règles, mais aussi les exceptions aux règles, si on découvrait les raisons des genres des mots, et si on absorbait toutes sortes de théories, c’était donc avant tout dans la perspective de la dialectique, pour expliquer un texte célébré et intouchable, une vérité définitive, une « autorité ». Bref, le contenu de la dite grammaire comptait moins que le questionnement des textes, soumis à la sévère dialectique ; et la grammaire n’était pas enseignée dans le but de pénétrer la langue latine, elle n’était pas l’instrument indispensable à la maîtrise de cette langue.

    Or c’est bien là ce qui va changer dans les collèges à la Renaissance, à l’origine sous l’impulsion des humanistes italiens. Du coup, même si le Donat résiste encore longtemps (c’est un traité qui a eu des siècles de longévité scolaire !), une nouvelle grammaire s’impose néanmoins, tout à fait indépendante de la dialectique et, par différence avec cette dernière, arrimée à la rhétorique maintenant – étant entendu que la rhétorique a dans ce cadre le rôle que j’ai annoncé, dominant, la place d’honneur, la place qui était celle de la logique. Avant cela, il y a eu une phase intermédiaire, caractérisée par une sorte de rhétorique spéciale, suscitée par l’accroissement des échanges écrits, qui voient naître une sorte de sténographie pour l’échange de lettres, un Ars dictandi ou Ars dictamini. Mais peu importe. Ce qu’il faut saisir, c’est qu’aux siècles modernes, contre la logique médiévale, grammaire et rhétorique vont ensemble, ce sont deux degrés de la même matière intellectuelle. Dans les facultés d’ailleurs, elles ne relèvent plus des leçons extraordinaires où elles étaient cantonnées ; elles deviennent des enseignements ordinaires, réguliers. C’est aussi l’époque où les langues anciennes, le latin, le grec et en partie l’hébreu, je les ai mentionnés, suscitent un très fort regain d’intérêt, à cause du souci humaniste très prégnant d’établir avec la plus grande exactitude les textes anciens, que l’ont met au cœur de la culture et de la vie intellectuelle promise à l’humaine condition pour sa conquête de la dignité qui est la sienne. Cela dit, le grec s’est heurté à une certaine hostilité, étant suspecté d’avoir la faveur des protestants, les « luthériens » honnis.

    Pour nous représenter les changements dans le contenu et dans la forme de l’enseignement grammatical, jetons un œil sur le best seller incontesté de cette époque, un ouvrage utilisé du XVIe au XVIIIe siècle, la grammaire la plus courue, présente dans la plupart des collèges du XVIIe siècle, et qui finit par reléguer définitivement le Donat : la grammaire de Despautère. Le Despautère est un manuel écrit d’abord en latin, mais qui a ensuite eu une traduction française. Sa première édition est de 1537. L’auteur, Despautère, était un Flamand nommé en langue vernaculaire Van Pauteren ou Van Pautern, dont les premières publications datent de 1512.

    Remarque au passage. Si on voulait parcourir toute la bibliothèque des seuls manuels ou traités de grammaire à travers les siècles, on n’en finirait pas ; il faudrait inventorier des milliers de titres, des centaines et des centaines d’auteurs. G. Codina Mir fait une analyse déjà très érudite des nouveautés apparues dans ce domaine entre la fin du Moyen Age et la Renaissance, et on y découvre une foultitude d’auteurs et d’ouvrages singuliers (Aux sources de la pédagogie des Jésuites , op. cit., p. 91 et suiv.). Pour vous donner une idée de l’abondance de titres, je signale la recension d’Alain Choppin concernant Les manuels scolaires en France de 1789 à nos jours, INRP - Publications de la Sorbonne, 1988, le tome 3 sur les manuels de latin, qui, pour cette seule période, montre au total une liste de plus de 3000 titres ! J’en profite pour signaler un autre article de Bernard Colombat : « Les manuels de grammaire latin des origines à la Révolution : constantes et mutations », Histoire de l’éducation, n° 74, mai 1997.

    Revenons précautionneusement au Despautère. Un exemplaire de 1546 est conservé à la bibliothèque Diderot de Lyon (sous la cote 1R 35368). Il est décrit dans un petit texte « Apprendre les rudiments du latin au XVIe siècle », mis en ligne par le site de cette Bibliothèque le 24 août 2013. On voit que le texte de Despautère est composé sous forme de dialogue entre un maître et un élève (c’est là un vieux procédé didactique). On constate en outre que l’édition a progressé dans le sens d’une modernité facilitatrice de la lecture, car la mise en page comprend de nombreux retours à la ligne pour séparer les paragraphes et les phrases, avec des titres que des raffinements typographiques dégagent très nettement. Dans le contenu, il y a une certaine économie des subdivisions, alors que les ouvrages antérieurs en usaient abondamment, contribuant à compliquer l’exposé. Ne nous cachons pas qu’à cette époque, comme aux époques antérieures, la grammaire, quelle qu’en soit le support livresque, est d’un apprentissage souvent vécu comme ardu, fastidieux, c’est le moins qu’on puisse dire, j’ai déjà fait allusion à cette réalité, et les anciens élèves évoquent une véritable souffrance. D’ailleurs, ce manuel de Despautère a fatigué un jeune élève du collège Louis-le-Grand qui n’était autre que  le futur Molière, à tel point qu’il a ensuite ridiculisé l’ouvrage dans La comtesse d’ Escarbagnas et Le dépit amoureux.

    Principale différence avec les grammaires antérieures, H. Lantoine à raison d’y insister (p. 31-32), le Despautère s’est débarrassé de toute une exposition philosophique abstruse, ajoutée aux principes et aux règles pour former au total un exposé très hermétique. Par exemple, on pouvait commencer par des justifications de l’ouvrage à l’aide des catégories aristotéliciennes de cause finale, cause efficiente, cause formelle, cause matérielle. Ces sortes de subtilités logiques qu’affectionnaient les auteurs médiévaux sont très critiquées par les humanistes, on s’en doute. Dans le Despautère, on trouve donc, surtout, les catégories fondamentales (ce qu’on appelle les parties du discours) : le nom, le verbe, l’adverbe, le participe, etc., qui sont davantage accessibles directement. Jean de Viguerie, dans L’institution des enfants. L’éducation en France 16e – 18e siècle, Calmann Lévy, 1978, un petit ouvrage de synthèse très agréable, que j’ai déjà utilisé, fournit une description très judicieuse (p. 168) du manuel. Celui-ci comprend quatre parties : l’orthographe, l’étymologie, la syntaxe, la prosodie. La partition de ces catégories permettait d’utiliser l’ouvrage en fonction d’une progression par niveaux, par classes d’élèves. Les règles énoncées tout du long de l’ouvrage sont rédigées en vers (latin toujours), selon un autre très vieux procédé, destiné à favoriser la mémorisation - le point clef de l’apprentissage, nous le constatons à nouveau. Exemple, dans la partie sur l’orthographe : Omne viro soli quod convenit esto virile : soit : « tout nom qui convient seulement à l’homme est de genre masculin ». Dans une édition du XVIe siècle, il y a en plus une vignette représentant un bel ange avec des attributs virils bien évidents ! On la voit reproduite, avec l’exemple que je viens de donner, dans Le Patrimoine de l’Education Nationale… (op. cit., p. 177). C’est ce dont Molière se moque dans La comtesse d’Escarbagnas. L’énoncé des règles est suivi d’une explication, l’ordo, puis de corollaires. Associé à la règle précédemment citée, le premier corollaire dit que sont de genre masculin les noms propres des hommes, comme c’est le cas avec Plato doctus, le sage Platon… Il peut aussi y avoir des observations associées – observatio, soit, pour le même exemple, l’idée qu’on doit étendre la règle et son corollaire aux titres des hommes ; ceci débouche enfin, pour illustrer le propos, sur des citations comportant de telles expressions, empruntées à des d’auteurs renommés.

    La version originale du Despautère est un traité quasiment encyclopédique sur la langue latine. Mais dans son sillage furent publiés ces Abrégés ou Rudiments qui firent le bonheur des maîtres (à défaut de faire celui des élèves !). Dès le début du XVIIe siècle, on ajouta dans ces ouvrages des traductions en français des définitions et des règles. C’est le cas de l’édition de G. Despretz, de 1605, qui eut un grand succès à cause de cela dans toutes les classes, jusqu’en rhétorique. Au XVIIIe siècle, le livre existe et s’utilise toujours mais il a subit au cours de ses rééditions de grands changements. La plus importante modification a été apportée par Jean Béhourt, un régent qui exerçait à Rouen dans le premier quart du siècle. Jean Behourt a récrit une version simplifiée qu’adopteront de nombreux collèges. Au lieu de la forme primitive règle-commentaire avec typographie serrée – Dominique Julia dit : « dense » (Histoire de l’édition française, t. II, Le livre triomphant, article « Livres de classes et usages pédagogiques », loc. cit.  p. 486), on a des sous-titres et des lettres capitales, si bien que l’élève se repère plus facilement. Les règles, toujours énoncées en vers latins, sont suivies  de l’ordo pour éclairer la construction des propositions, du sensus pour l’explication de la signification, et des observatio pour d’autres commentaires. Surtout, chaque expression latine est désormais traduite en français et ajoutée en mode juxtalinéaire, avec des caractères romains pour le latin et des italiques pour le français. L’apprentissage par cœur est donc toujours le but recherché, et c’est à quoi l’élève est aidé par ces innovations de forme et d’organisation globale du texte.

    Camille de Rochemonteix, dans son ouvrage sur le collège jésuite de La Flèche (d’abord collège Henri IV), confirme que le Rudiment de Despautère a été longtemps là-bas la base de l’enseignement du latin (Rochemonteix, Un collège de Jésuites aux XVII et XVIIIe siècle, 1889, op. cit., p. 13). Mais il faut dire que le Despautère a été un temps rejeté par la Compagnie, du moins en France. La raison tenait simplement au fait que les Jésuites, respectant scrupuleusement les préconisations de leurs fondateurs, tentèrent d’imposer dans les collèges le manuel exigé par le Ratio, celui du père d’Alvarez, un jésuite portugais. Mais cet ouvrage s’est révélé difficile d’accès et, de ce fait, il n’est pas parvenu à supplanter complètement le Despautère. Il y eut d’ailleurs dans la Compagnie des débats, voire des protestations, y compris venant des familles, contre ce manuel d’Alvarez, si bien qu’en France, le Père Général finit par ordonner le retour à Despautère. L’enseignement du grec suscita lui aussi des conflits de ce genre. Cela étant… le Despautère essuya lui aussi des reproches dès le  XVIIe siècle, en particulier venant des éducateurs jansénistes, à Port-Royal. Ceux-ci trouvaient dans le livre une langue lourde, épaisse… sans élégance, avec des explications trop longues, de trop nombreuses divisions, et des préfaces, des avertissements, des apologies et des dédicaces parfaitement inutiles selon eux à la bonne intelligence de la matière par des jeunes esprits.

     

    Il manque encore à mon tour d’horizon quelques précisions sur la progression de l’enseignement grammatical de classe en classe, ce dont j’ai donné quand même une première idée plus avant. Voyons un collège que nous connaissons, celui de  Poitiers, chez les jésuites, d’après l’étude de Joseph Delfour, Les jésuites à Poitiers (1604-1662), (Paris, 1901, p. XL). A Poitiers, à Sainte-Marthe, au début de la période considérée, le premier livre mis entre les mains des enfants en 5ème était une Méthode de grammaire latine, parue en 1490, dont l’auteur était Michel de Naples. Avant cela, depuis plusieurs siècles et jusqu’au XVe avaient cours des Règles de la grammaire, écrites en vers par un certain Ebrard de Béthune, datant du XII ou du XIIIe siècle. Un professeur de Melle (dans le Poitou) avait ensuite divisé l’ouvrage selon les catégories grammaticales fondamentales, dont il avait retenu une quinzaine (figures, noms, verbes, mais aussi prosodie et mesure des vers, orthographe, etc.). Au XVIIe siècle, à Sainte-Marthe et au Puygarreau, on voit alors apparaître les éléments suivants, pour les trois ou quatre années de grammaire, 6ème, 5ème 4ème, et 3ème, une réalité assez proche de ce que demandait le Ratio (J. Delfour, idem, p. 263) :

    - en 6ème, le premier semestre est consacré aux rudiments du latin, ensuite de quoi on passe déjà à la lecture et l’explication de textes classiques (textes expliqués, je le redis, signifie textes traduits et éclairés par divers commentaires, dosés selon les possibilités supposées des enfants à tel ou tel niveau de classe) : quelques lettres de Cicéron , des passages des Bucoliques de Virgile, quelques pièces d’Ovide (comme le Noyer), des fables de Phèdre (à quoi s’ajoute, en latin toujours, le catéchisme – celui de Canisius en l’occurrence - et l’histoire sainte).

    - en 5ème , on progresse dans les parties du discours, puis on aborde les Epîtres de Cicéron, les Commentaires de César, l’Enéide de Virgile, ad Liviam d’Ovide, des fables d’Esope (pour le grec). J’inventorie des matières, des programmes effectivement suivis, mais, vous le constatez, je ne dis pas encore comment les choses se passent concrètement pour les élèves, si on lit et comment, si on écoute, récite, copie, etc. ; nous verrons plus loin ;  mais je vous demande de ne jamais oublier que le latin est ainsi transmis dans un processus d’immersion permanente dans l’univers de culture correspondant. En cela nous apercevons la grande différence avec les pratiques d’aujourd’hui…

    - en 4ème , même schéma : d’abord grammaire avec étude de la syntaxe, des figures (tournures de style ou autres, quand on fait varier l’ordre des mots par exemple), de la quantité ; puis les livres lus et expliqués : Cicéron, de Amicitia, les Elégies d’Ovide, la suite de l’Enéide, quelques Eglogues, et aussi (j’en passe), des textes de Catulle, Tibulle, etc.. On ajoutait dans cette classe des textes du grecs : des Fables d’Esope, le Dialogue des Dieux, de Lucien, par exemple.

    - la 3ème, est la « classe d’humanités ». Dans cette classe, on n’est donc plus au niveau de l’enseignement grammatical au sens strict, et on commence d’accéder à l’art suprême, la rhétorique, ce qui suppose d’autres lectures, de textes plus ardus : certains discours et quelques Tusculanes de Cicéron, puis César, Salluste, Tite-Live, Horace, quelques comédies de Térence, des satires de Juvénal ; et d’autres textes pour la langue grecque, parmi lesquels certains de Platon.

    Notez ici une autre nuance de taille, puisque nous nous attendons à ce que les humanités soient la classe de seconde et non la 3ème. Nous verrons un autre exemple de ce découpage. J. Delfour (idem, p. 266) nous assure  que la classe de seconde n’existera dans les collèges, les collèges des jésuites et les autres, qu’au XVIIe – je n’ai pas poursuivi mon enquête sur ce point, donc je reste prudent.

    Voilà pour les classes dites de grammaire… L’association de la grammaire aux textes d’auteurs, très clairement observable dans ce qui précède, nous révèle un procédé didactique très caractéristique dont j’emprunte la formule à H. Lantoine -  à propos des jésuites (mais peu importe)  : « L’explication des auteurs suivait immédiatement celle des préceptes » (Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 77). C’est dire qu’il nous faudra à la suite prendre connaissance de la liste (moyenne si l’on peut dire) des auteurs abordés dans les différentes classes.

    (à suivre)

     

     


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  • Séance 3

     

    CHAPITRE III

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS (suite)

     

    2) Autres livres de classe et supports à la disposition des élèves

    Avant de présenter le corpus proprement littéraire qui est l’objet (et le motif) central des études dans les collèges, ce sera le point suivant, la prochaine fois, je souhaite donner quelques informations sur les livres et les supports sur lesquels ou avec lesquels les élèves travaillent régulièrement, livres et supports autres que les manuels de grammaire.

     

    a) Les « Colloques »

    Nous savons que, depuis le XVIe siècle, la pratique orale de la langue latine est obligatoire et constante dans les collèges, pendant la classe, pendant les leçons, et même hors de la classe pendant les récréations. Dans certaines universités, raconte G. Codina Mir, comme en Espagne, la nécessité de parler latin est une véritable « hantise » (Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 36).  De là vient en France, je le rappelle, la dénomination même de « quartier latin » : c’est le quartier où l’on parle ordinairement latin. Dans une histoire du collège de Vannes, on trouve le récit de l’agression d’un soldat par des écoliers ; la scène se passe le 11 novembre 1740 ;  et si le soldat, lorsqu’il dépose, très mal en point, à l’Hôtel-Dieu, a reconnu des écoliers dans ses agresseurs, c’est parce qu’«  ils parlaient latin avant de le maltraiter » (J. Allanic, « Histoire du collège de Vannes », in Annales de Bretagne, t. XVIII, 1902-1903, p. 79).

    Pour acquérir et utiliser la langue latine y compris dans les situations de la vie courante, les élèves disposent de livres spéciaux qu’on appelle des « Colloques » parce qu’ils sont rédigés sous forme dialoguée, d’après un procédé didactique qu’on a déjà rencontré en consultant certains manuels de grammaire. Ces textes sont des sortes de modèles de conversation ; et ils contiennent un stock d’expressions prêtes à l’emploi pour les échanges quotidiens. Erasme, le fameux auteur de l’Eloge de la folie (j’apprécie qu’Erasme soit aujourd’hui une sorte d’emblème de l’Europe de la culture)  en a rédigé plusieurs ; ils sont publiés pour la première édition à Bâle en 1518. Parce que c’est Erasme, ils sont facilement accessibles aujourd’hui ; voir l’édition Robert Laffont de 1992, collection Bouquins, où l’on découvre une série de récits moraux – qui, à l’origine, ne sont pas spécialement destinés aux établissements scolaires. Ce sont en outre des morceaux tout à faits remarquables sur le plan littéraire (« Le banquet religieux », « La femme qui se plaint du mariage », « Les funérailles », « La mendicité », etc.). Voici un petit passage extrait du dernier cité (traduit en français, p. 316 de l’édition R. Laffont) :

     

    Misoponus . –Tiens, voilà Irides.

    Irides. – Salut, Misoponus !

    Misoponus . – Tais-toi donc.

    Irides. – Pourquoi ? Tu ne veux pas qu’on se salue ?

    Misoponus . – Si, mais pas de ce nom.

    Irides.- Qu’est-ce qui t’arrive ? N’es-tu pas le même qu’autrefois ? As-tu changé de nom en même temps que de vêtement ?

    Misoponus.- Non, mais j’ai repris mon ancien patronyme.

    Etc.

     

    L’un des textes de cette sorte les plus diffusés dans les collèges, dès le XVIe siècle, avait un auteur nommé Mathurin Cordier - un maître qui a eu Montaigne pour élève au collège de Guyenne, à Bordeaux. Son ouvrage a été publié en 1564, juste avant sa mort. L’édition originale est en latin exclusivement, mais elle fut rapidement suivie par des éditions bilingues, qu’il était donc assez aisé d’étudier pour les besoins de la vie de tous les jours. Les exemplaires que possède la Bibliothèque Diderot de Lyon (comme le Despautère de 1546 que je vous ai invités à aller regarder sur le même site, voir séance précédente), sont une édition de 1672 donc plus tardive (cote : 1R 34 631 ; voir aussi 1R 75 612 pour une édition de 1595). On y voit une mise en page sur deux colonnes, texte latin à gauche, traduction française à droite. Ces dialogues mettent en relation un maître et un écolier, ou bien deux écoliers, et ils portent sur toutes les situations de leur vie au collège ou dans la famille : la classe, la récréation, les promenades, etc. L’ouvrage de J. de Viguerie, L’institution des enfants, op. cit, p. 162 cite le colloque 2, dans lequel un garçon souhaite de bon matin le bonjour à son précepteur, et ainsi de suite… Je le cite parce qu’il fait écho au passage d’Erasme que j’ai transcrit plus haut :

     

    Etienne. – Salve praeceptor / Bonjour Maître

    Le Maître. – Salvus sis, mi Stephanio Unde venis tam multo mané ? / Bonjour Etienne, d’où viens-tu si matin ?

    Etienne. – E cubiculo nostro/ De notre chambre.

    Etc.

     

    b) Les recueils

    Les élèves des anciens collèges ont aussi à leur disposition divers types de ce qu’il faut nommer avec précision des recueils. Nous sommes alors sur le registre intermédiaire entre l’apprentissage des langues et, disons, un processus d’imprégnation par des auteurs et des textes, ce qui passe par l’acquisition de références.

    Les recueils de proverbes existent depuis l’antiquité (voir un article d’Elisabeth Schulze-Busacker, « La constitution des recueils de proverbes et de sentences dans l’Antiquité tardive et le Moyen Age », in Pierre Nobel, dir., La transmission des savoirs au Moyen Age et à la Renaissance, vol. 1, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 259-287).  A la Renaissance également, les écoliers étaient incités et accoutumés à recueillir sur des cahiers sentences et autres proverbes latins (ou grecs), qu’il fallait mémoriser. Nous voyons encore une fois que le rôle du « par cœur » est capital dans ces contextes d’enseignement et de culture (j’ai plusieurs fois eu l’occasion de le constater, et ce n’est pas fini). Font alors l’objet de cette activité soit des mots, soit des phrases donc des idées qu’on pouvait noter au gré de ses lectures en vue des les réutiliser dans certains exercices, en particulier les exercices de composition. Ces mots et phrases, ces pensées intéressantes pour telle ou telle raison de fond ou même de forme, leur élégance par exemple, c’est ce qu’on appelait, dans un sens positif, des « lieux communs » (loci communes). Dans ces recueils, les lieux communs étaient notés et classés par thèmes.

    On pourrait facilement trouver à cette pratique des origines religieuses. Elle est de toutes manières typique de la pratique humaniste de la lecture à la Renaissance. Ceci signifie qu’on lit avec la plume à la main. En d’autres termes, si la diffusion de l’écrit modifie, en les développant, les pratiques de lecture, elle n’en stimule pas moins par ailleurs les pratiques d’écriture, contrairement à ce qu’on aurait pu penser. Le recueil de tels lieux communs (qu’il ne faut pas confondre avec les notes prises sous la dictée du professeur, autre problème, on le verra) était recommandé par Erasme ; et Montaigne n’a pas étudié autrement, comme il le raconte dans les Essais, dans le chapitre sur le « pédantisme », où il se plaint des habitudes relatives à la mémoire et oublieuses de la conscience et de l’entendement, pour expliquer à la suite :

     

    « je m’en vay escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder car je n’ai point de gardoires, mais pour les transporter  en cettuy-cy, où, à vray dire, elles ne sont plus miennes qu’en leur première place » (Livre I, chapitre 25, p. 145 de l’édition Garnier de 1952 : « point de gardoires » signifie qu’il n’a pas une bonne mémoire).

     

    Dans les collèges, tenir un cahier de lieux communs était une pratique obligatoire donc non pas seulement encouragée mais surveillée, ce dont témoigne une prescription énoncée dans les statuts du collège de Clermont, en 1545 (citée par G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites, op. cit., p. 122, note 269).

    Pour avoir une compréhension plus aiguë de l’histoire des lieux communs, comme histoire d’une pratique culturelle, pour en outre apercevoir les variations sémantiques du terme et des utilisations des lieux communs dans la rédaction des discours ou autres, il faut se plonger dans le livre de Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Honoré Champion, 1996. (Je précise que mon attention sur cette pratique a été attirée par un séminaire de Roger Chartier au Collège de France en  novembre 2015).

    Le Père de Jouvancy qui a écrit l'important traité intitulé De Ratione discendi et docendi (Jouvancy fut un des professeurs réputés du collège jésuite Louis-le-Grand à la fin du XVIIe siècle), nous renseigne sur la manière dont on prescrivait aux élèves l’usage de ces lieux communs dans leurs compositions. Il est question de reprendre une idée, une phrase, etc. pour « amplifier » un texte qui est donné à l’élève comme un canevas de base. On est à un moment où la notion du lieu commun n’est plus tout à fait celle de la Renaissance, car elle est désormais adaptée à l’enseignement scolaire de la rhétorique, qui arrive au sommet du cursus de base des collèges, nous le savons (chez les Jésuites, la cinquième année, avant les deux années de philosophie – qui incluent des sciences). Voici le texte de Jouvancy :

     

    Demande. Quelle est la place du lieu commun dans le discours ?

    Réponse. Il y en a deux. 1° il se place dans la majeure d’un syllogisme, ainsi : Toute trahison est scélérate, surtout quand il s’agit d’un ami ou d’un maître. Cette proposition est la majeure d’un syllogisme auquel on joint : Or Judas a trahi son maître, son ami, son Dieu ; donc, etc. ;-  2° l’autre place du lieu commun est dans l’amplification [j’expliquerai la nature de cet exercice tout à fait central en rhétorique], quand, après le récit et l’exposition du sujet, l’orateur s’emporte contre le crime, et le peint des plus vives couleurs, ou bien quand il célèbre la vertu par des éloges mérités.

                Demande. Comment traite-t-on les lieux communs ?

                Réponse. Par des moyens presque identiques à ceux de la thèse. Savoir le légitime, le juste, l’utile, le possible, l’honnête, le nécessaire. Aphtonius ajoute le contraire, la comparaison ; l’intention, les conjectures, ou bien les antécédents et les conséquents. On examine parmi ces lieux communs quels sont ceux qui conviennent ou ne conviennent pas au sujet. (Cité par André Colinot et Francine Mazière, dans L’exercice de la parole. Fragments d’une rhétorique jésuite, Editions des Cendres, 1987, p. 140. [IL s’agit d’un recueil d’extraits commentés des textes de Jouvancy].)

     

    On se doute qu’à l’époque de l’imprimerie, on trouvera également, de plus en plus diffusés au cours du temps, des recueils imprimés contenant toutes sortes de sujets et composant de ce fait de véritables encyclopédies qui nous font aujourd’hui l’effet de listes baroques où s’accumulent sans lien probant toutes sortes d’informations, comme dans l’ouvrage d’un certain Jean Tixier, professeur au collège de Navarre, où l’on passe des espèces d’arbres aux navires anciens, au catalogue des suicidés de l’antiquité, des hommes adultères ou encore de ceux morts après avoir été frappés par la foudre (Bon… comme je ne veux pas moi-même jouer fallacieusement à l’érudit, j’avoue que je n’ai pas eu ce livre entre les mains, et que j’en emprunte la mention au même G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites, idem, p. 123, à qui je fais décidément confiance, en espérant que je ne serai pas pris en défaut).

    Au cours du XVIIe siècle, on assistera à la raréfaction des recueils de mots et d’expressions latines, qui étaient des sortes de dictionnaires en usage pour les exercices de composition, on le verra ; mais en même temps se répandent les extraits (donc assez tardivement, il faut le remarquer, ce qui n’est pas sans conséquences pédagogiques). Les livres d’extraits, des choix de textes, si l’on veut, à finalité scolaire, ce sont des selecta, et ils sont gradués selon les classes et annotés. (J’ai déjà eu l’occasion de signaler l’existence très ancienne des miscellanées, qui sont des sortes de choix de textes, sur le mode  des mélanges)

    Mais cela ne doit pas faire croire que tous les types de recueils vont être relégués. Au contraire, car les collégiens de l’Ancien Régime, tout comme les lycéens du XIXe siècle, en disposeront de nombreux et très substantiels. En particulier la rhétorique, parce qu’elle est une discipline pleine de subtilités et de complexité, s’est toujours appuyée sur divers types de manuels, dont une partie appartient au genre des recueils, non pas seulement de préceptes mais aussi de textes valant comme modèles à imiter. Je renvoie sur ce point à une étude très documentée de Françoise Douay-Soublin, que nous retrouverons plus loin car elle porte principalement sur les recueils de discours français pour la classe de rhétorique au XIXe siècle (« Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique (XVIIIe –XIXe siècles) », in Histoire de l’éducation, n ° 74 p. 151-185).

     

    c) Les « feuilles classiques »

    J’en viens maintenant à un support plus difficile à classer parce qu’il est un peu interlope : à la fois imprimé, sous forme de brochure (de petit livret si l’on préfère) contenant des textes d’auteurs classiques comme Cicéron (mais aussi d’auteurs modernes au XVIIe siècle), et par ailleurs rédigé ou du moins rempli par les élèves comme on le ferait d’un cahier, avec des consignes et des explications des professeurs. C’est un support dont le maître se sert pour ses leçons, et qui est annoté par les élèves, sans doute sous la dictée. Que notent les élèves en l’occurrence ? C’est ce que je viens de dire : des commentaires relatifs aux textes de référence (commentaires qu’il ne faut pas confondre avec des gloses, voir ci-dessous ma remarque sur les gloses). Jusqu’à ces dernières années, sauf erreur de ma part, ce support n’avait pas de nom précis, et donc les historiens qui s’en sont occupés, en en ayant retrouvé des exemplaires, l’ont nommé « feuille classique ».  Il faut parler de ce genre de support parce qu’il était inscrit dans les habitudes des élèves de ces époques.

    L’inventaire d’une librairie scolaire de Limoges en 1751, examiné par D. Julia (dans l’article « Livres de classe et usages pédagogiques », in Histoire de l’édition, t. II, op. cit., p. 483), montre un fonds de 129 titres (pour plus de 250 000 exemplaires), dont 62 ouvrages strictement scolaires (dont 9870 exemplaires du Despautère), auxquels s’ajoutent 87 « feuilles classiques » pour 77 400 exemplaires environ. Ce sont en l’occurrence des fascicules brochés, in quarto, de une à sept feuilles en moyenne, mais davantage pour Cicéron ou Virgile, pour ne citer qu’eux ; car ces brochures reproduisaient des textes de nombreux autres auteurs. La pagination inclut de grandes marges, plus, surtout, un espace interlinéaire pour la prise de notes ; grâce à quoi l’élève pouvait donc consigner toutes les indications utiles à commencer par celles sur la construction des phrases. D. Julia mentionne d’autres fonds, chez d’autres libraires – je n’entre pas dans ces détails, puisque ce que nous savons ainsi confirme suffisamment la présence familière de ces supports dans le bagage des écoliers. Souvent, ceux-ci procédaient eux-mêmes à l’achat chez leur libraire attitré ; mais parfois, c’était le régent, ou même le collège, qui se faisait ensuite rembourser par les parents (dans le cas des élèves pensionnaires).

    Un article (accessible sur Internet) sur ce support est celui de Marie-Madeleine Compère, Marie-Dominique Couzinet et Olivier Pédeflous, « Eléments pour l’histoire d’un genre éditorial. La feuille classique en France aux XVIe et XVIIe siècles », in Histoire de l’éducation, n ° 124, 2009, p. 27-49. Le travail de ces trois auteurs (la première hélas disparue au moment où l’article est publié) a été rendu possible par la découverte d’un recueil factice de textes classiques conservé par une bibliothèque de l’Université Paris 1. Ce recueil est annoté par un certain Nicolas de Nancel, et il se rapporte à des leçons (je ne dis pas des « cours », contrairement aux auteurs) de maîtres humanistes, Pierre de la Ramée (Ramus) et Jean Péna notamment, qui portaient sur des textes de Cicéron et de Virgile - à nouveau, les deux plus grandes figures de l’antiquité, telles que je les ai présentées, pour les humanistes de la Renaissance et les maîtres des siècles suivants. Ces leçons ont été dispensées entre 1554 et 1557 au collège de Presles. Ce collège, dont Ramus a été le Principal, était situé comme plusieurs autres sur la Montagne Sainte-Geneviève, à Paris.

    Avec ces chercheurs dont l’érudition sans faille (et vertigineuse) nous est si précieuse, constatons que, d’une part la partie imprimée comporte les versions intégrales des textes ; et que d’autre part la partie manuscrite comporte comme on s’y attend des notes marginales aussi bien que des notes interlinéaires (page 37 de l’article, il y a une photo de l’exemplaire annoté par Nicolas de Nancel pendant les leçons de Jean Péna sur le De natura deorum de Cicéron). Je reviendrai plus loin sur les pratiques de prise de notes par les élèves – pour  autant que nous disposions d’information fiables à ce sujet. Concernant les « feuilles classiques », nous ne savons pas bien ce qu’elles deviennent au cours du XVIIe siècle, et au XVIIIe, où on perd leur trace.

    Autres articles sur cette question (je n’ai évidemment pas exploré à fond la littérature ultra spécialisée sur ces sujets ; voici ce que j’ai consulté, en partie sur Internet, et qui comporte des indications bibliographiques bien plus abondantes) : Marie-Dominique Couzinet et Jean-Marc Mandosio, « Nouveaux éclairages sur les cours de Ramus et de ses collègues au collège de Presles », in Cahiers V.L. Saulnier, XXI, « Ramus et l’Université », éditions Rue d’Ulm, 2004 ; et Jean Letrouit, « La prise de notes de cours sur supports imprimés dans les collèges parisiens au XVIe siècle », in Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 2, 1999, « Le livre annoté ».

     

    d) Les dictionnaires

    Pour finir (s’il se peut) cet inventaire, un mot sur les dictionnaires. Je ne vais pas m’y attarder, étant donné que ce support a un usage bien évident dans des scolarités principalement vouées à l’enseignement de langues ; et ce, en général, dans un contexte de culture (humaniste) où l’appréhension érudite des textes originaux est si importante et valorise l’abord philologique de ces textes. Le Moyen Age avait connu non pas tant des dictionnaires que des glossaires, c’est-à-dire des compilations de gloses, parfois, mais pas toujours, classées par ordre alphabétique et destinées à expliciter le vocabulaire des textes anciens. Vers le XIIIe siècle apparaissent en outre des index et des répertoires, signes d’une pratique nouvelle du livre (voir Olga Weijers, Le maniement du savoir, Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités, XIIIe-XIVe siècles, Brepols, 1987, chap. 12). Le premier dictionnaire du français, le Thresor de la langue françoyse tant ancienne que moderne, a paru au début du XVIIe siècle, en 1606. Il est l’œuvre de Jean Nicot. Avant cela Robert Estienne avait publié un dictionnaire latin-français (Dictionarium latinogallicum), dont la forme achevée, la troisième édition, est de 1552. Ceci suffit à faire saisir que ces supports sont présents dès cette époque dans les collèges. Un siècle plus tard, au collège de La Flèche, début XVIIe siècle (époque où Descartes est élève), les élèves ont à leur disposition plusieurs sortes de dictionnaires : le Promptuarium dictionum est un dictionnaire latin-grec-français et français-latin, donc plurilingue et non pas seulement bilingue, qui contient aussi des locutions française traduites en latin. Il y a aussi, du Père Charles Pajot, le Dictionarium novum latino-gallicum, latin-français donc, de 1636 ; ensuite un Dictionarium novum latino-gallico-graecum, donc latin-français-grec, date de 1645. En 1650, le P. Pajot fera paraître également à La Flèche un Dictionnaire nouveau français-latin qui, en 1659, aura une version augmentée « de mots simples, de mots propres et de nouvelles façons de parler françaises » (Cité par C. de Rochemonteix, Un collège de Jésuites aux XVII et XVIIIe siècles, op. cit., note 4 p. 22). Signe de la progression du français dans les enseignements ; mais c’est un autre problème. Je n’ai donné que quelques exemples, très loin d’un inventaire exhaustif. Cela suffit pour entrevoir la présence de cette ressource.

    Dominique Julia nous signale qu’un Jésuite nommé François Pomey publie vers 1660-70 des « colloques » et aussi une sorte de dictionnaire de locutions – lequel comporte un  avertissement : « Lis moi tout entier et relis moi souvent, lecteur, si tu souhaites parler latin et l’écrire élégamment » (Histoire de l’édition, t. II, « Livres de classe et usages pédagogiques », loc. cit.  p. 487). On a donc affaire là à un ouvrage qui appartient clairement à la tradition de l’oral latin exigible pour les élèves des collèges - mais cette tradition commence de faiblir à cette époque, où le français fait l’objet d’un intérêt de plus en plus soutenu – c’est d’ailleurs l’époque de création des immenses chefs d’œuvre de la littérature… française (chefs d’œuvre  produits par des auteurs qui n’apprenaient pas beaucoup le français à l’école… ce qui ne doit pas manquer de nous faire réfléchir).

     

    Remarque 1. La fin de gloses.

    Aux constats que je viens de faire doit s’associer la remarque suivante. C’est que les supports dont je viens de parler manifestent un changement très sensible par rapport aux livres du Moyen Age : c’est la disparition des gloses. J’ai très allusivement parlé des gloses à propos des glossaires qui sont en quel sorte les précurseurs des dictionnaires que nous connaissons. Mais les gloses sont bien plus spécifiques que je ne le laisse entendre. Les gloses sont en effet, simplement, des commentaires présents dans les livres et ajoutés par les maîtres aux textes des grands auteurs (les « autorités »). Sur les livres, les manuscrits puis les livres imprimés, les gloses figurent donc en regard du texte d’auteur, dont elles se distinguent toutefois en étant écrites ou imprimées avec un caractère différent. Ce qui est curieux, pour nous, c’est que les gloses occupent parfois un espace bien supérieur à celui du texte de référence lui-même. Souvenons-nous que le grand problème des maîtres scolastiques est d’établir la vérité, le sens profond du texte : c’est ce qui peut requérir de tels développements, si le texte est obscur, allégorique ou abstrait. Or c’est bien ce genre de dispositif qui disparaît avec les humanistes. Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai dit, on est devenu plus soucieux de la forme selon un idéal de beauté, qu’au contenu dans la perspective d’attestation des vérités. Dans ces conditions, l’œuvre antique lue et expliquée (qui n’est plus la même du reste, puisque nous sommes à une époque davantage « littéraire ») ne donne plus l’occasion d’un débat mené selon des règles logiques et syllogistiques. Le livre de classe de la Renaissance et de l’âge classique conduit l’élève à écrire et s’exprimer en maîtrisant  le latin et, cette fois, en s’aidant des règles de la grammaire (on l’a vu) et de la rhétorique. C’est pourquoi, non seulement les textes vont être livrés et lus tels quels (d’où, je l’ai dit, l’importance de les restituer dans leur version originelle, pure, authentique), mais en plus, comme il s’agit d’étudier ces textes pour apprendre grâce à eux, en les imitant, l’éloquence, qui permet de séduire et convaincre un auditoire éventuel, en plus disais-je, de cela, la parole du maître peut désormais se substituer à la glose dictée, pour expliquer le texte, démêler sa complexité, éclairer ses difficultés, dissiper ses obscurités. C’est justement l’une des raisons pour laquelle le Ratio des Jésuites (de 1599) montre tant de répugnance à l’égard de la dictée magistrale. Par exemple les règles pour l’enseignement aux facultés supérieures annoncent :

     

    « Si quelqu’un peut enseigner sans dicter, de telle manière que les étudiants puissent commodément retenir tout ce qu’on doit écrire, il est souhaitable qu’il ne dicte pas ». La règle suivante poursuit : « Si l’on doit alléguer un passage d’un des auteurs qu’ils ont à disposition, le maître l’expliquera plutôt que de le dicter »… (règles numérotées 137 et 138 dans l’édition Belin de 1997, op. cit., p. 105).

     

    Mais, je l’annonce tout de suite, la dictée des commentaires ou des explications par le professeur a été un grand problème pédagogique, parce que tour à tour interdite et réintroduite Tenons-nous pour l’instant à l’idée que, dans les collèges des XVIe et XVIIe siècles, qu’il s’agisse des Jésuites ou pas, la prestation orale du professeur n’est théoriquement plus dictée, et ce pour plusieurs raisons, dont l’une est qu’il ne s’agit plus d’une glose au sens du Moyen Age (ce constat est développé par Henri Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France, t. II, 1913, op. cit.,  p. 702).

     

    Remarque 2. Je n’ai pas parlé de l’enseignement religieux, qui se fonde évidemment lui aussi, lui en premier dirais-je, sur des manuels comme ceux pour le catéchisme, l’histoire sainte (les récits « édifiants »), et sur les textes sacrés, les évangiles avant tout, qui pouvaient être lus et expliqués en fin de journée dans les classes, et aussi à certaines occasions, dimanches et fêtes, dans les églises. (Ne manquez pas, si vous passez devant un ancien collège jésuite, notamment ceux reconvertis en lycées actuels, d’entrer dans l’église attachée à l’établissement : elle vous impressionnera par sa splendeur et… sa taille, si l’on considère qu’elle est destinée à recevoir une population de maîtres et d’élèves...). Cet enseignement est évidemment une pièce maîtresse de l’éducation dispensée dans les collèges, dans la perspective de formation spirituelle qui pouvait notamment être celle d’une société comme la Compagnie de Jésus. Dans le fond, à ces époques, l’enseignement religieux est conçu comme devant inspirer la crainte de Dieu ; c’est d’ailleurs pourquoi, chez les jésuites (mais pas seulement eux), il intègre une méditation sur la mort, conformément à ce qu’Ignace de Loyola avait prescrit dans ses Exercices spirituels.

    Cette abstention, de ma part, n’est ni un oubli, ni une négligence. J’ai seulement pensé que ce n’est pas dans cette partie de l’enseignement des collèges que l’on peut trouver des éléments très différents de ceux qui caractérisent les petites écoles, ni, en général, les éléments les plus significatifs des pratiques et de l’évolution des pratiques que je cherche à saisir. Je me limite à l’indication suivante, qui ne surprendra pas : le Ratio choisit le catéchisme de Canisius, un des plus répandus au XVIe et ensuite au XVIIe siècle. Pierre Canisius était un Jésuite hollandais, qui, dans le contexte du grave conflit des catholiques avec les protestants, entreprit de lutter sur le terrain de l’éducation (pas seulement l’éducation des enfants, d’ailleurs), en rédigeant, après ses adversaires, une sorte de condensé des principes fondamentaux de la théologie chrétienne - version romaine bien entendu. Tel était son catéchisme, en latin, rédigé sous la forme demandes-réponses, à apprendre par cœur, et qui eut trois version, plus ou moins longues, donc, pour les écoles, des versions adaptées aux différents âges des enfants : Grand, Moyen, Petit - major, minimus, minor

    J’apprends, une chose amusante en lisant le livre de François de Dainville (La Naissance de l’humanisme moderne, op. cit., 1940, p. 162 et suiv.) : à la fin de sa vie, Canisius rédigea une version de son Petit catéchisme adaptée à l’apprentissage de la lecture, et, pour ce faire, il prévu que les syllabes des mots seraient détachées les unes des autres – ce qui donne : Pa ter. no ster. qui. es. in. coelis… (Notre Père qui êtes aux cieux…), etc.

    En cas de curiosité à calmer ou d’intérêt à satisfaire urgemment, on peut donc consulter, sur l’enseignement religieux des jésuites, le plus typique sans doute, cet ouvrage de F. de Dainville, où se trouve un exposé détaillé sur ce sujet, y compris sur la manière de transmettre ce contenu théologique.

     

     


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  • Séance 4

     

    CHAPITRE III

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS (suite)

     

     

    3) Littérature

    a) Les auteurs et les œuvres

    Pour nous faire une idée des « Lettres humaines » qui constituent l’essentiel de la culture scolaire transmise dans les collèges, examinons d’abord deux documents significatifs, qui nous permettront de nous représenter les auteurs et les œuvres par lesquelles les élèves sont initiés à la culture de l’antiquité romaine et grecque. Puisque nous ne savons toujours pas à quelles activités des professeurs et des élèves ces textes donnent lieu, limitons nous à considérer que les ouvrages en question vont être lus et appris, ainsi que l’indique le titre de cette partie ; nous verrons ensuite comment.

    Voici d’abord, premier document, le programme, classe par classe, du collège de Nevers en 1626-1627. Il s’agit d’un établissement jésuite comme l’indique la division typique des cinq classes, de la 5ème à la Rhétorique. J’utilise le terme de « programme », bien qu’il soit un peu anachronique ; mais il évoque l’un des apports notables des jésuites à l’histoire pédagogique, à savoir leur idée d’un chemin raisonné et progressif d’accès à la connaissance, depuis les petites classes jusqu’aux grandes. Je tire ce programme du recueil d’André Collinot et Francine Mazière, L’exercice de la parole, p. 32-33 (ouvrage, très bien présenté et commenté, sur la rhétorique et les traités de Jouvancy, mais qui ne cite pas la source de la description qui suit – faisons néanmoins confiance aux auteurs) :

     

    - Classe basse de grammaire : étude de la grammaire latine (premier niveau) ; morceaux choisis de Cicéron et fables choisies de Phèdre ; étude de la grammaire grecque (premier niveau) ; Histoire sainte ; notion générale de géographie ; arithmétique.

    - Classe moyenne de grammaire : étude de la grammaire latine (deuxième niveau) ; morceaux choisis de Cicéron, Cornélius Nepos, Ovide et Phèdre ; histoire romaine ; étude de la grammaire grecque (deuxième niveau) ; morceaux choisis d’auteurs grecs ; géographie, arithmétique.

    - Classe supérieure de grammaire : étude de la grammaire latin (troisième niveau) ; textes de Cicéron (De officiis, De senectute, De amicitia) ; les Commentaires de César (sur la guerre des Gaules) ; des morceaux choisis de Virgile, puis des textes d’Ovide, Tibulle, Catulle ; Histoire de l’Etat romain sous l’Empereur Auguste ; étude de la grammaire grecque (troisième niveau) ; morceaux choisis d’auteurs grecs ; géographie ; arithmétique.

    - Humanités : préceptes sur l’art rhétorique ; discours choisis de Cicéron et de Salluste ; Virgile, L’Enéide, les Poésies de Tibulle et les Odes choisies d’Horace ; syntaxe grecque ; extraits choisis de discours et poésies grecs ; chronologie ; étude de l’astronomie.

    - Rhétorique antemeridiana (= classe du matin) :  Discours de Cicéron, Histoires de Tite-Live et de Tacite ; extraits choisis des auteurs grecs ; extraits des meilleurs écrivains de la langue nationale ; histoire littéraire.

    - Rhétorique pomeridiana (= classe du soir) : poésies de Virgile, Horace, Catulle, Properce ; extraits choisis de poètes grecs ; notions développées de géographie universelle.

     

    Pour une comparaison rapide, je me tourne vers l’ouvrage de J. Delfour sur les Jésuites de Poitiers, observés à la même époque, le XVIIe siècle, puis au XVIIIe (Les Jésuites à Poitiers, op. cit., p. 264 et suiv.). Dans les grandes lignes, le programme d’auteurs et d’œuvres, que j’ai déjà envisagé lorsque j’ai traité de la grammaire (dans la séance 2), est à peu près le même qu’à Nevers – ce qui n’est pas étonnant puisque les collèges jésuites suivent les règles édictées par les supérieurs de leur Compagnie, donc le Ratio de 1599 ou bien celui de Jouvancy, qui date de la fin du XVIIe siècle.

    A Poitiers, on commence, dès le second semestre de la petite classe, la 6ème, par les Lettres familières Cicéron ; puis on invite les élèves à se plonger dans les Bucoliques de Virgile, dans quelques pièces d’Ovide, des fables de Phèdre. En 5ème, on aborde les Epîtres de Cicéron (d’autres lettres), les Commentaires de Jules César, L’Enéide de Virgile, Ovide, des fables d’Esope (pour le grec). En quatrième on continue Virgile, on lit Le Songe de Scipion et le De Amicitia, de Cicéron, le Elégies d’Ovide, puis Catulle, Tibulle, Properce. La 3ème, qui est une « classe d’humanités », mais conçue comme une introduction à la rhétorique, s’appuie de ce fait sur des Discours de Cicéron (le pro Marcello le Pro Archia, par exemple, considérés comme les modèles du genre), les Tusculanes, du même. Cette classe n’oublie pas la poésie, abordée avec Horace ; elle propose aussi quelques Satires de Juvénal (1er-et 2ème siècles), et des extraits de comédies de Térence – quoique, de la  part les Jésuites et de leur fondateur, Ignace de Loyola, le théâtre latin soit dénoncé comme étant souvent immoral (voir sur ce point F. de Dainville, La naissance de l’humanisme, op. cit., p. 211, 229 et suiv., et dans L’éducation des Jésuites, XVI-XVIIIe siècles, l’article « Librairies d’écoliers toulousains à la fin du seizième siècle », p. 270).

     

    Remarque

    Les Jésuites ont par ailleurs un grand intérêt pour le théâtre, qu’ils font pratiquer à leurs élèves ; c’est même une activité tout à fait éclatante lors des fêtes de fin d’année par exemple. Alors, on peut jouer les tragédies de Sénèque. Mais de nombreuses pièces sont écrites par les professeurs ou par des contemporains. On en trouve des exemples dans plusieurs des ouvrages que j’utilise ici, dans celui de G. Dupont-Ferrier (sur Louis-le-Grand), comme dans celui de C. de Rochemonteix (sur La Flèche). A noter ceci : jusqu’au XVIIIe siècle, dans les collèges de l’université de Paris, probablement pour rivaliser avec les Jésuites, les régents des classes supérieures ont obligation, pour la distribution des prix, de composer une tragédie en vers latins, ce qui leur est souvent pénible (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, 1902, op. cit., p. 141).

     

    Pour raffiner un peu plus l’examen du corpus littéraire des collèges jésuites de l’âge classique, je renvoie à l’ouvrage de Dainville que je viens de citer, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p.90 et suiv. ; et à un article du même auteur sur « Le ‘ratio discendi et docendi’ de Jouvancy », in L’éducation des Jésuites…, op. cit., notamment aux pages 222 et 223 qui reproduisent la liste des auteurs latins et grecs prévus par Jouvancy pour chaque classe, liste (rédigée en latin), qui était admise dans des nombreux collèges jésuites à la fin du XVIIe siècle – et dans laquelle on retrouve la totalité des œuvres citées dans les documents précédents.

    Pas besoin de préciser qui sont les auteurs ainsi mentionnés. Vous trouverez facilement les renseignements utiles. Il y a total : des poètes, des historiens, des dramaturges, des orateurs. Contentons-nous de cela : car nous retrouvons bien à Poitiers des textes déjà aperçus dans le document sur Nevers, ce qui nous permet de conclure sans trop de risque à un horizon de culture qui s’est bel et bien imposé à peu près partout, dans cet ordre d’enseignement, au moins pendant trois siècles (j’envisagerai plus loin une évolution essentielle : l’apparition du Français et des auteurs français).

    Quels premiers constats pouvons-nous faire maintenant, sans tenir compte de ce qui est évoqué pour l’enseignement des langues latine et grecque (la grammaire), dont j’ai parlé dans la séance 2; et en laissant aussi de côté les matières auxiliaires que sont l’arithmétique et la géographie – pour l’histoire c’est autre chose, puisqu’il s’agit d’abord de l’histoire romaine, qui concourt donc de manière plus directe à l’enseignement de la latinité ?  Remarquez quand même d’abord l’intérêt pour la langue grecque, qui n’est pas anodin, et qui obéit à plusieurs motifs, notamment celui d’une sorte de préparation ou de facilitation intellectuelle pour l’intelligence du latin (voir sur ce sujet les explications de F. de Dainville, dans La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 81-83). Prenant place au cœur des études, le grec n’est plus associé à un art d’agrément. Jules Quicherat nous apprend qu’à Sainte-Barbe, en 1563-1564 le professeur Jean Grejon, expliqua cette année là « les plus beaux morceaux de Xénophon, de Thucydide et de Démosthène » (Jules Quicherat,  Histoire de Saint Barbe…, 1862, op. cit., p. 98).

    Remarquez ensuite la présence des fables, en particulier celles de Phèdre (1er siècle) et, bien évidemment, d’Esope (grec). Constatons surtout la présence de la poésie latine, très insistante et conforme à l’esprit humaniste (depuis les premiers humanistes italiens). La poésie, une des grandes nouveautés scolaires de la Renaissance, qui se relie à l’évolution de la grammaire (dont j’ai parlé), est ici enseignée avec Ovide, Tibulle, Catulle (1er siècle avant J.-C.), Horace (1er siècle avant J.-C.), Properce (1er siècle avant J.-C.), et surtout Virgile, dont on voit qu’il est lu de la première à la dernière année (comme Cicéron du reste). Les poètes grecs sont également mentionnés, mais sur le mode des « extraits choisis ». Dans le même ordre d’idées, à La Flèche, tout au long du XVIIe siècle, la poésie occupe une telle place dans la vie du collège, des maîtres et des collégiens, « qu’elle pourrait à elle seule fournir les éléments de l’histoire de cet établissement » (C. de Rochemonteix, Un collège de Jésuites…, op. cit., 1889, p. 66).

    Remarquez enfin, quand on approche du sommet du cursus et que s’ouvre la perspective de l’enseignement rhétorique, l’intervention des « discours » (Cicéron, Salluste) avec d’autres textes destinés aux mêmes exercices. Nous verrons que les traités de Cicéron, notamment celui sur l’amitié (De Amicitia), sont toujours cités dans les collèges. Souvenez-vous : Virgile pour la poésie, Cicéron pour la rhétorique…, ce sont, dans cette culture, les deux références cardinales. Elles orientent l’éducation de l’élève tout au long de sa scolarité ; elles fournissent des références avec lesquelles l’élève doit entretenir une relation intime si l’on peut dire. Un auteur du XVIe siècle parle ainsi de « la très souefve odeur des fleurs cicéroniennes, lequel est la vifve source de fontaine et mesme parent de l’Eloquence. » (F. Schott, Recueil des Exemples et Sentences, Douai, 1605 ; cité par F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 91, note 4). C. de Rochemonteix a examiné les programmes d’études et d’examens à La Flèche, et il a noté que Cicéron y est omniprésent. Car Cicéron est considéré comme l’auteur ayant manié la langue la plus pure dans un siècle qui, de surcroît, a laissé d’immortels chefs d’œuvre – le siècle d’Auguste, 1er siècle avant mais qui déborde un peu sur le 1er siècle après J.-C., qui est en effet celui où ont vécu nombre des auteurs cités ici (C. de Rochemonteix, Un collège de Jésuites…, op. cit., p.11). A Nevers, l’histoire de l’Etat romain au « siècle d’Auguste » est traitée dans la classe supérieure de grammaire.

    Songez en outre que ce corpus est choisi pour sa très haute valeur éducative et morale. Apparemment, avec ces auteurs païens de l’époque pré chrétienne, nous sommes loin de la théologie chrétienne ; mais en réalité, nous ne sommes pas si éloignés des obligations morales véhiculées par la religion catholique, étant entendu que cette religion est, à l’âge classique, fondamentalement moralisatrice (ce que montre l’importance de la doctrine du péché associée à la pratique, non moins importante, de la confession). Avec les textes de l’antiquité, les obligations morales, de même que les caractères moraux (les vertus), sont véhiculées conjointement au message religieux du catéchisme et de l’Histoire sainte – cette dernière mentionnée pour la basse classe à Nevers.

    De toute manière, les textes de l’antiquité sont soigneusement expurgés, on s’en doute, et les professeurs ne s’en emparent qu’après avoir pris de grandes précautions, de telle sorte que la morale et la religion chrétiennes ne soient jamais offensées, ce que je viens d’indiquer à propos du théâtre. Voir à ce sujet l’article récent de Pierre-Antoine Fabre, « Dépouilles d’Egypte. L’expurgation des auteurs latins dans les collèges jésuites » (dans le recueil dirigé par Luce Giard, Les jésuites à la Renaissance, op. cit.,) qui donne une vision précise de ce traitement des textes.

     

    Maintenant, voyons un autre document pour approcher davantage la réalité de l’enseignement humaniste au-delà des programmes formels (toujours cette exigence de méthode…), tout en élargissant la description aux autres types de collèges. C’est un témoignage cette fois ; les souvenirs d’un ancien élève, nommé André Lefèvre d’Ormesson. Témoignage exceptionnel, donc. André Lefèvre d’Ormesson, au milieu du XVIIe siècle, a rédigé un mémoire où il se rappelle les leçons qu’il a suivies soixante ans plus tôt, à la fin du XVIe siècle, dans les deux collèges parisiens qu’il a fréquentés successivement, le collège du Cardinal-Lemoine puis le collège de Navarre. Cette fois, le cursus commence non pas en 5ème mais en 7ème.  Je trouve ce récit dans H. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France…, op. cit., p. 39 à 44 :

     

    « En l’année 1586, je fus mis au collège du Cardinal Lemoine sous M. le Dieu, picart de nation, mon maître de chambre, avec sept de mes cousins qui y demeuraient déjà.

    Allant en classe sous M. Jard en la septième, sixième et cinquième, il nous fit apprendre une quantité d’épistres de Cicéron, entre autres celles que Cicéron adresse à Lucullus (sic) pour être insérées dans son histoire (…) et ce, les matinées, les après-midi il nous leut les églogues de Virgile, les comédies de Térence intitulées l’Eunuque où Chevea prend l’habit de Dorus Eunuque ; celle de Phormio qui représente un vray flatteur ou homme de cour qui entend le moïen de s’enrichir, en se rendant agréable aux grands et à ceux qui ont le commandement dans les états.

    Il nous leut encore l’épistre d’Œnone, nymphe des bois, à Pâris, fils de Priam qui l’avait abandonnée, pour ravir la belle Hélène, femme du roi Ménélas (Vème  Héroïde d’Ovide), et encore l’épistre Medea Jasoni, en laquelle Médée se plaint à Jason de ce qu’ayant perdu son frère et ses parents, pour lui faire conquérir la Toison d’or, il l’avait abandonnée pour éspouser Creusa, fille de Créon, roi de Corinthe, et tuer le Minotaure.

    En la quatrième classe, sous M. Séguin qui a esté depuis médecin de la Reine Anne d’Autriche, l’ oraison Pro Dejotaro de Cicéron ; la première satire d’Horace contre les gens avaricieux (…) ; quelques odes d’Horace avec l’épode à la louange de la vie rustique et champêtre (…) ; la satire de Juvénal  contre la noblesse fainéante (…) ; la cinquième Tusculane de Cicéron (…) ; le commencement du premier livre de la métamorphose d’Ovide (…) , le poème In Ibim contre un envieux qui le persécutait pendant son exil où il lui souhayte qui sont jamais arrivez les plus cruels racontez dans les poëtes et les fables de l’antiquité ».

     

    Ici s’arrête le récit des classes de grammaire du premier collège, celui du Cardinal Lemoine. Après cela, l’élève Lefèvre d’Ormesson passe au collège de Navarre où il va suivre les classes d’humanités et de rhétorique  (H. Lemoine signale que les humanités s’étalent sur deux années, donc la 3ème et la seconde ; cela suppose bien que, comme à Poitiers, la 3ème est déjà une classe d’humanités : voilà une autre différence par rapport au schéma connu du découpage des classes).

     

    «  (…) M. Raquis commença ses leçons de la première classe en octobre 1590, après la levée du siège de Paris, il nous leut le matin l’oraison « in Vatinium » et par après, l’oraison « pro Lege Manilia » en faveur de Pompée pour le faire eslire général de l’armée romaine contre le roi Mitridates.

    L’après dîner, il nous leut la cinquième satire de Juvénal qui commence par « Omnibus in terris » où il monstre qu’il ne faut ny souhailter les richesses, ny les grandes dygnités, ny la grande éloquence, ny la vieillesse ;  mais seulement ce qu’il plaist à Dieu.

    Et mentem sanam in corpore sano.

    Par après il nous leut le premier Livre des Epistres d’Horace tout entier où est contenue toute la sagesse de la philosophie morale des anciens philosophes, et les appris toutes par cœur et les ay toutes retenues toute ma vie.

    Et encore quelques odes d’Horace les plus sentencieuses ; et encore : « Quod vitae sectabor iter » du Poëte Ausone.

    L’année quatre-vingt-onze, M. Gaullier qui depuis a esté docteur en Théologie et curé de Saint-Denis de la Châtre fit la première, et la dernière  première pour la seconde année.

    Il nous leut le matin l’oraison : « pro M. Marcello », où Cicéron parle pour Marcellus son amy qui avait servi comme luy le parti de Pompée où il flatta et gagna tellement l’esprit de César qu’il pardonna à Marcellus contre sa première intention. Il nous leut l’après-dînée l’unzième livre de l’Enéide, qui convenait fort bien au temps de la Ligue, où la couronne de France était contestée entre plusieurs grands princes compétiteurs, comme estoit la couronne du roy Latinus entre Turnus et Enée, qui prétendoient tous deux à la dicte couronne, espousant la fille du roy Latinus nommée Lavinia, comme aussi en la Ligue le combat estoit à qui espouserait l’infante d’Espaigne Clara Eugénia Isabella, fille du roi d’Espaigne, Philippe second et d’Elisabet de France, fille de Henri second et de Catherine de Médicis pour estre roi de France avec elle, ou l’archiduc Ernest, ou le duc de Guise, ou le duc de Bourbon, chef du tiers parti.

    Peu après il nous leut le songe de Scipion où Cicéron exhorte Scipion par la bouche de son grand-père à mépriser la terre et la gloire des hommes, et d’aspirer au ciel où la demeure est toute divine et miraculeuse.

    En octobre 92 j’allé étudier en logique aux Jésuites sous le père Gaspard Séguiran qui a été depuis excellent prédicateur et confesseur du roy Louis treizième.

    Et Dieu m’a fait la grâce d’avoir tenu par coeur et jusqu’à la fin de mes jours toutes les poësies et vers que j’avais appris en ma jeunesse ; il est vrai aussi qu’estant de loisir je les relisais quelques fois pour m’en rafraîchir la mémoire.

    J’ai écrit ces deux pages le Dimanche 23 Septembre jour de Saint-Michel 1652, prenant plaisir à considérer les oeuvres de ma jeunesse et de mes études, dont je remercie le bon Dieu et le remerciray toute ma vie pour les consolations et les avantages que j’en ai reçu, et un moïen de bien employer mon loisir et de n’estre à charge ny à moy même ny à personne : In solis ceu tibi turba locis (Tibulle, IV) ».

     

    Pour l’essentiel, les constats faits à propos du collège de Nevers 25 ans plus  tard, ne sont pas démentis par ce magnifique témoignage, malgré la plus grande diversité des œuvres évoquées par l’ex élève Lefèvre d’Ormesson. On s’aperçoit d’abord que, dans les textes étudiés, la poésie est tout aussi insistante. D’ailleurs, Lefèvre d’Ormesson se félicite « d’avoir tenu par coeur et jusqu’à la fin de [ses] jours toutes les poësies et vers » qu’il avait « appris  en [sa] jeunesse ».  Une fois de plus, remarquons que la mémorisation exacte, par cœur, a très certainement porté sur des très grandes quantités de textes. La poésie a visiblement suscité le plaisir de l’élève et la satisfaction de l’adulte qu’il est devenu ensuite. Il s’agissait sans doute d’un excellent élève, doué d’une excellente mémoire. Cela dit, il faut préciser (ce que vous savez) que, lorsqu’il dit qu’on lui a leut (lu) ces textes, cela ne signifie pas qu’il était seulement mis en situation d’écouter, bien sûr, sinon, on ne comprendrait pas la performance de la mémoire. La lecture désigne la leçon, donc tout un travail en présence ou sans la présence du maître. De ce travail, j’exposerai la nature plus tard (c’est même mon but primordial !).

    Autre indice de la cohérence de ce témoignage avec le document précédent : ici aussi la poésie assume une ambition morale. Sans doute cette atmosphère a-t-elle imprégné l’esprit du jeune élève durablement. Mais nous pouvons aussi noter que, dans ce but à la fois littéraire et moral, les maîtres font parfois preuve d’à-propos puisqu’ils font étudier des textes en rapport avec la situation politique du temps, en l’occurrence la grande crise des guerres de religion et les conflits meurtriers entre les protestant et les chefs catholiques regroupés dans  la fameuse « Ligue » (le texte parle des années 1590 et 1591, de la Ligue, du siège de Paris, et du fait que la couronne était alors disputée par plusieurs héritiers possibles – tout ce à quoi Henri IV a mis fin…).

    Lefèvre d’Ormesson loue des professeurs qui furent sans doute très scrupuleux, et qui s’astreignaient à enseigner des textes intégraux, étudiés de semaines en semaines. D’autant que ces maîtres avaient parfois une réputation à défendre, lorsqu’on avait apprécié l’étendue de leur savoir et la maîtrise de leurs compétences en matière de langues, de traduction, de philologie, etc. C’est ainsi qu’un certain Jehan Guijon, né en 1544, recruté en 1566 pour enseigner dans une classe d’humanités au collège de Navarre, puis admis à une chaire de rhétorique au collège de Guyenne, à Bordeaux, sur la suggestion de Montaigne, avait acquis une réelle célébrité dans cette ville pour une traduction en vers latins d’un poème grec de Denys (1er siècle avant J.-C.).

    Ceci nous fait d’ailleurs sentir l’état d’esprit, la mentalité et le background intellectuels des lettrés, du moins les plus excellents d’entre eux et d’entre les professeurs, à l’âge de l’humanisme florissant. Un autre professeur du collège de Guyenne, Joseph Scaliger, passait pour avoir lu dans sa jeunesse tout Homère en vingt jours, seul, sans maître, à l’aide d’une traduction latine. Ensuite il aurait mis deux années seulement pour posséder toute la langue et la littérature grecques, sans utiliser aucun dictionnaire ni manuel, sauf une grammaire rédigée par lui-même ; après quoi il se serait attaqué avec la même ardeur aux langues sémitiques (sur ces deux professeurs, J. Guijon et J. Scaliger : Ernest Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, 1874, op. cit.,  p. 273 et 275). Des cas comparables, probablement enjolivés (je les présente au conditionnel !), sont évoqués dans de nombreux collèges, surtout ceux des Jésuites – sans parler du plus fameux de ces collèges, Louis-le-Grand, à Paris, qui fut aussi un haut lieu de production savante, avec des Pères spécialement attachés à cette fonction (ceux qui ont le titre de Scriptores).

    Mais ne perdons pas de vue la réalité, qui est souvent très prosaïque ; et, par conséquent, soyons persuadés que tous les professeurs n’ont pas eu autant de qualités et de scrupules professionnels envers leurs élèves. Effectivement, certains se montrèrent peu enclins à faire toutes les lectures qu’on voit abordées avec passion par d’autres… Ceux-là pouvaient du reste se contenter de textes amputés selon leur fantaisie. Les autorités se faisaient fort de les débusquer et de les dénoncer (voir H. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France…, idem, p. 45).

    Ceci pose en outre la question de savoir sous quelles formes et sur quels supports ces textes sont accessibles. Dans le document sur le collège de Nevers apparaissent des « extraits » (je suppose que ce n’est pas là une expression utilisée par commodité par les auteurs de ce recueil). Les extraits, ou morceaux choisis, sont plutôt en usage à partir du XVIIe siècle et aux époques ultérieures (voir ce que j’explique dans la séance 3, lorsque je parle des recueils de lieux communs). Le témoignage de Lefèvre d’Ormesson, qui porte quant à lui sur la fin du XVIe siècle, ne fait aucune allusion à ce type de support. Toutefois, qu’ils se soient servis d’extraits ou pas, les professeurs les plus avisés, du moins ceux qui sont reconnus et se reconnaissent tels, préfèrent lire les textes in extenso, et faire ce que nous appellerions des lectures suivies. La pratique des extraits s’est d’ailleurs vue opposer de sévères objections. On en trouvera les échos dans le livre d’H. Lantoine, juste après qu’il ait reproduit le long extrait des souvenirs de Lefèvre d’Ormesson.

    On voit en tout cas que l’abondance et la diversité des auteurs et des œuvres cités dans ce témoignage, comme dans le document sur Nevers, n’empêche pas l’appui sur quelques références obligatoires, toujours les mêmes, qui donnent corps aux matières fondamentales que sont d’une part poésie et littérature (humanités au sens propre), d’autre part « discours » et rhétorique.

    Il faut aussi se souvenir de ceci : quels que soient les auteurs et les œuvres étudiés, le programme doit en être approuvé par les autorités, conformément à des prescriptions édictées par les instances universitaires habilitées. En l’occurrence, nous sommes là dans le contexte de la réforme de 1598-1600 (je rappelle : la réorganisation de l’université parisienne après les guerres de religion).

    En fin de compte, les deux séries de données sont convergentes et, du coup, les grandes lignes des choix de culture scolaire de cette époque nous apparaissent assez claires, je suppose. Ces choix sont décrits également par un historien comme J. de Viguerie (dans L’institution des enfants, op. cit., p. 164). Je le cite pour qu’on constate la permanence de certaines références, déjà aperçues dans ce qui précède. De Viguerie explique qu’on commence dans la petite classe par les lettres les plus accessibles de Cicéron et les Distiques de Caton, puis qu’on aborde d’autres lettres de Cicéron et des pensées d’Ovide. De Viguerie a aussi retenu que les élèves, arrivés en 4ème, lisent d’autres lettres de Cicéron, les Métamorphoses d’Ovide, des fables d’Esope et les homélies de Saint Jean Chrysostome (pour le grec). En 3ème ensuite, ce seront les Tristes d’Ovide, le De Amicitia et le De Senectute de Cicéron, les Commentaires de César, etc. Et pour que la classe d’humanités, la seconde, se recentre sur la poésie, nous dit toujours J. de Viguerie, seront convoqués les plus grands poètes, Virgile et Homère ; tandis que, dans la perspective de la rhétorique, on étudiera aussi les discours de Cicéron, le Pro Marcello et le Pro Archia. En rhétorique enfin, il s’agira d’affronter la totalité de l’œuvre oratoire de Cicéron et les discours de Démosthène, puis les deux grands historiens latins que sont Tite-Live et Tacite (respectivement du 1er siècle avant et du 1er siècle après J.-C.), et les tragiques grecs.

    Se pose à nouveau la question à laquelle je répondrai plus tard : que font les élèves pendant ces lectures (lectures, explications - qui supposent traductions) ? Disons sans attendre que, s’ils n’ont pas d’exercices précis à faire, les élèves peuvent prendre quelques notes, consigner dans leurs cahiers les figures, les métaphores, tout ce qui est bien dit, et les belles pensées aussi, que le professeur signale dans ses commentaires. C’est ce que précise André Lefèvre d’Ormesson, dans le récit de ses classes, en expliquant :

     

    « Non content de se traîner avec langueur sur les traces du maître qui discute, il devait parfois chercher à voler devant lui et en tout cas confier à sa mémoire ou à son cahier, le meilleur gardien des paroles, les moindres mots de son guide » (cité par H. Lantoine, op. cit., p. 47 

     

    Par là se manifeste à nouveau la très grande sollicitation de la mémoire, qui est bien un trait distinctif de la pédagogie de ces temps-là. Voilà ce qu’il nous faudra comprendre : que la mémoire est la faculté par laquelle seulement, ou principalement, s’effectue le processus fondamental de l’apprentissage : l’imitation.

     

    J’espère avoir effectivement donné dans ce qui précède une idée assez précise de la culture transmise dans les collèges de l’Ancien Régime. A bien des égards, on le concevra facilement, les conceptions et les pratiques actuelles sont très éloignées, je dirai même : à des années lumières de ce fonds de langues anciennes, de littérature (dont la poésie) et de rhétorique, tout ce qui va rester pendant longtemps la « culture classique », y compris au XIXe siècle – quoiqu’à ce moment, cet univers sera déjà entamé par d’autres univers de savoirs porteurs d’autres finalités éducatives. J’éprouve le besoin d’insister sur notre éloignement actuel parce qu’il est sans retour, contrairement à ce qu’imaginent certains bons esprits, qui utilisent l’expression de « culture classique » sans savoir ce qu’elle recouvre exactement et en croyant qu’il suffirait de la réveiller.

    Autre précision. Pour situer la culture scolaire de l’Ancien Régime dans son époque, il ne faut pas oublier qu’elle est produite, diffusée et transmise par une pratique nouvelle des textes. La redécouverte, comme on dit souvent, de la culture antique élevée à la hauteur d’un héritage sacré, ou idéal, a conduit en effet les lettrés de la Renaissance à se passionner pour les langues concernées, donc à valoriser l’approche philologique, à entreprendre des traductions, à recueillir et mémoriser les formes remarquables déposées par la tradition, et à prôner l’imitation comme si on ne devait plus se consacrer qu’à une réécriture infinie de ces formes pourtant inégalables. Les humanistes étaient bel et bien persuadés que la fréquentation assidue, la plus assidue possible, des œuvres de l’antiquité, valait comme une promesse et une garantie d’élévation spirituelle, c’est-à-dire qu’il y avait là le moyen suprême d’atteindre la meilleure humanité.

    Là réside la conviction majeure que les collèges vont s’efforcer de convertir dans l’éducation qu’ils veulent offrir aux familles (un projet estimé cohérent avec les visées religieuses, fondamentales pour toutes les corporations de maîtres). Il n’est donc pas étonnant que le basculement de la Renaissance vers l’antiquité débouche sur un regain d’intérêt pour l’éducation, et engendre cette nouvelle culture pédagogique développée, avec quelle force ! par Erasme, Ramus, Rabelais, Vivès et quelques autres, sans oublier Montaigne bien sûr. Je n’insiste pas sur cet aspect des choses qui est bien connu et analysé dans toutes sortes d’ouvrages qu’il faut lire, à commencer par celui que j’ai souvent évoqué, d’Eugénio Garin, L’éducation de l’homme moderne, 1400-1600 (Fayard, 1968 [1966]). Pour résumer le Zeitgeist éducatif de cette époque, je citerai l’auteur et éditeur Etienne Dolet, qui explique dans ses Commentaires sur la langue latine, de 1536 :

     

    « N’avais-je pas raison de rendre hommage aux lettres et à leur triomphe ? Elles ont repris leur lustre antique et en même temps leur véritable mission, qui est de faire le bonheur de l’homme, de remplir sa vie de tous les biens. Elle grandira cette jeunesse qui en ce moment reçoit une bonne et libérale instruction et avec elle croîtra l’estime publique pour les lettres ; elle fera descendre de leurs sièges les ennemis du savoir, elle occupera les emplois publics, elle entrera dans les conseils des rois, elle administrera les affaires de l’Etat et elle y apportera la sagesse… » (cité par A. Douarche, L’université de Paris et les Jésuites, op. cit., 1888, p. 26).

     

     


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