• Séance 7

     

    CHAPITRE II

     

    CULTURE SCOLAIRE, CONTENUS D’ENSEIGNEMENT

    II) L’EVOLUTION CULTURELLE ET L’EVOLUTION DE LA CULTURE SCOLAIRE au XIXe siècle (suite)

     

     

    2) Le mouvement scientifique au XVIIIe siècle

    Je vais faire un petit saut en arrière. Mon excursus sur les écoles centrales et spécialement sur celle d’Avranches a fait entrevoir la très grande valorisation scolaire de la culture scientifique du siècle des Lumières, admise dans ces nouvelles écoles pour faire pièce à la tradition des humanités et de la latinité. Les écoles centrales, en effet, d’après la loi qui les instituait en 1795, devaient offrir un « nouvel enseignement de la physique et de la chimie », et c’est pourquoi il était prévu que ces écoles dispenseraient des cours à base d’expériences montrant un ensemble de phénomènes, à l’aide de matériels appropriés, conservés dans des lieux dévolus à cette fin (et sur 90 écoles, 24 purent disposer de tels aménagements). De grands savants de cette époque ont donné leurs leçons dans ce cadre (comme Georges Cuvier aux « écoles centrales du Panthéon » – l’actuel lycée Henri IV, à Paris). Tout ceci m’a paru rendre indispensable un examen (rapide, d’autant que je ne suis pas spécialiste de la chose) des principaux acquis et des voies de la diffusion des sciences expérimentales de cette époque. Ceci permettra d’approcher l’essentiel dans la reconstitution qu’on peut faire des évolutions de la culture scolaire du XIXe siècle, cet essentiel étant la tension entre le modernisme (les sciences) et le traditionalisme (les belles-lettres).

     

    a) Avant de décrire le configuration des connaissances scientifiques, posons-nous d’abord la question : que recouvre exactement l’expression « siècle des Lumières » ? Se poser cette question, c’est tenter d’approcher en général le caractère novateur de la culture du XVIIIe  siècle (les Lumières sont un courant de culture européen qui, je le rappelle, se dit en Angleterre  Enlightment, et en Allemagne  Aufklärung). Question banale d’histoire des idées. Que m’en excusent les personnes averties ; d’ailleurs j’en ai déjà un peu traité en 2013, séance 7, à propos de la Révolution. Mais c’est aussi un inépuisable problème philosophique, du reste examiné avec profondeur et une grande érudition par Ernst Cassirer, auteur que j’ai souvent cité (La philosophie des Lumières, Fayard, 1970 [1932], régulièrement réédité). Parmi les textes qu’il ne faut pas oublier, je pense aussi à celui dans lequel Foucault examine la réponse de Kant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? ». C’est une leçon prononcée au Collège de France le 5 janvier en 1983, publiée dans un magasine, puis reprise dans le t. IV des Dits et écrits, Gallimard, 1994. Un commentaire saisissant, sur un texte lui-même exceptionnel… (le texte de Kant, qui est de 1784, se trouve dans un recueil intitulé La philosophie de l’histoire, publié chez Denoël-Gonthier).

    Je recommande aussi, parmi les synthèses plus modestes mais très accessibles et bien faites, un ouvrage destiné aux étudiants : Dominique Poulot, Les Lumières  PUF, 2000. Un autre ouvrage que j’ai déjà cité, précieux pour l’ampleur de ses explications et la justesse de ses vues sur le plan qu m’intéresse ici, celui du développement et de la diffusion de la culture des sciences expérimentales, ouvrage qui, en plus de cela, reprend la notion durkheimienne d’idéal : c’est Marcel Grandière, L’idéal pédagogique en France au dix-huitième siècle, Voltaire Foundation, Oxford, 1998. Voici un passage tiré de sa conclusion, qui pourrait bien fixer le cadre de mes propres réflexions : l’auteur parle de "l’évolution des sciences dans une époque où l’observation de la nature, avec l’aide de la méthode de l’expérience, passionne le public éclairé et met en compétition les grandes nations de l’Europe (…)". Et il ajoute :  " Le modèle scientifique l’emporte, à la suite de Newton surtout et de Locke, qui sont les deux grands instituteurs du siècle." (p. 401). 

    En premier lieu,  il faut poser que la pensée des philosophes et des savants (ce sont souvent les mêmes) de cette époque, repose sur l’adoption d’un point de vue critique radical, systématique et extrêmement efficace, concernant les institutions et les pouvoirs régnant jusqu’alors, donc les traditions et les vérités établies, y compris les vérités religieuses, sur lesquelles reposent ces pouvoirs. C’est ce qui débouche sur la volonté de modifier les institutions en général et les institutions politiques en particulier. Contre l’idée que l’autorité (monarchique) émane d’une loi divine, on admet qu’il y a à l’origine de l’Etat un contrat passé par des individus désireux d’obtenir leur sécurité en échange d’une part de liberté. Contre un sentiment d’exclusivité et de supériorité absolue des pensées morales et européennes, on imagine un étranger spectateur de nos propres coutumes : tel est le Persan de Montesquieu, le Huron de Voltaire, le Tahitien de Diderot. Etc. Voilà une première définition de ce courant qui n’a jamais pris une forme de programme mais qui a engendré des réalisations marquantes ; voir l’extraordinaire bilan de l’Encyclopédie dirigée au milieu du siècle par Diderot et d’Alembert. Parmi les études importantes de ces dernières années sur l’Encyclopédie, se reporter avant tout à Robert Darnton, L’aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800, Seuil, 2013 [1982 pour l’édition américaine], qui a spécialement étudié l’ensemble des processus liés à l’édition, à la commercialisation et donc à la circulation de cet ouvrage colossal. Il y a un très intéressant chapitre dans le livre de Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au siècle des Lumières, A. Colin, 2001 (j’y puiserai plus loin quelques données significatives).

    Dans ces conditions, le grand bouleversement de la pensée auquel on assiste au XVIIIe siècle, avec les conséquences sur l’éducation qu’on a en tête (c’est le début des déplacements qui vont se produire tout au long du XIXe siècle), ce bouleversement disais-je, se produit d’abord sur deux plans. D’abord, sur le plan auquel je viens de faire allusion, celui de la compréhension des sociétés et de l’histoire des hommes - pour faire prévaloir l’idéal de la liberté. Ensuite, sur le plan de la compréhension de la nature (qui a pour origine la physique mathématique émergente à l’âge classique), pour faire prévaloir l’idéal de la raison connaissante. Comme dira Robespierre en 1794 : « Tout à changé dans l’ordre physique et tout doit changer dans l’ordre moral et politique » (cité par Vincenzo Ferrone, « L’homme de science », dans L’homme des Lumières, dir. Michel Vovelle, Seuil, 1996, p. 250) - ce qui rappelle un propos (mentionné la dernière fois) tenu lors de l’inauguration de l’école centrale d’Avranches en 1797…

    Mais immédiatement après avoir distingué ces deux plans, on doit constater que chacun d’eux suppose un changement sur un troisième plan, un changement dans la notion qu’on se fait de l’esprit humain, de l’intelligence et de ses possibles conquêtes sur les deux plans de la société et la nature. En l’occurrence, contre l’hypothèse des idées innées donc d’une intervention transcendante sur l’esprit humain, on considère désormais que l’appréhension du monde extérieur repose sur le seul exercice des facultés naturelles et d’abord des facultés sensibles (s’ensuivent les métaphores de la statue qui s’éveille avec Condillac ou de l’aveugle né qui recouvre la vue avec Diderot). C’est là une manière de voir singulière elle aussi, qui a suscité de très nombreuses élaborations théoriques et a livré une théorie générale de la connaissance placée sous le signe de l’empirisme et du matérialisme, théorie à laquelle se sont consacrés des auteurs qui ont laissé leur empreinte sur l’histoire de la philosophie, comme Locke et Hume en Angleterre, Condillac et Rousseau ou encore d’Holbach et Helvétius en France, etc. Je ne m’y attarde pas.

    Bref, pour saisir l’idée générale des Lumières, il faut établir des liens entre : 1. une nouvelle idée de la société et de l’Etat, 2 une nouvelle conception des phénomènes du monde, et 3. en parallèle, une nouvelle représentation de l’homme et de ses facultés. Et ce sont bien là des notions qui entraînent une prise de distance critique vis-à-vis des conceptions théologiques et des autorités religieuses. D’où le triple refus que j’ai à l’instant formulé et que je redis de la façon suivante : 1. refus de l’idée qu’une souveraine Providence serait un fondement de l’ordre politique  ; 2., refus de l’idée qu’une volonté divine organiserait un cosmos fini ; 3. refus de l’idée que notre connaissance serait soumise au dogme et à une Révélation de type religieux.

    On peut se tenir à ce schéma général, pour ensuite aborder, si on en a le désir, la complexité et la richesse de la culture des Lumières.

    D’où, aussi, le fameux texte de Kant (que commente Foucault), qui résume toute la nouveauté de son époque à l’idée de sortie de l’humanité hors de la minorité, c’est-à-dire hors de l’état d’enfance où elle se maintenait elle-même, et du statut de tutelle, de soumission à des autorités indemnes de toute contestation possible. Sur tout cela, voir le livre d’Ernst Cassirer qui, dans son chapitre « Nature et science de la nature », énonce clairement le constat que je viens de reformuler en disant justement que l’incomparable bouleversement de la pensée qui se produit à cette époque ne se réduit pas à l’accumulation de connaissances nouvelles, selon un mouvement de progrès que rien ne semble pouvoir arrêter, mais aussi, et avant tout, à la nouvelle fonction attribuée à la pensée, assurément capable « de s’affirmer en face de l’infini » (p. 70) ; l’homme, poursuit Cassirer, est maintenant censé détenir « un pouvoir de connaître égalant le pouvoir créateur de la nature » (p. 75).

    Pourquoi tout cela propage-t-il une onde de choc sur le terrain éducatif ? La réponse est évidente d’après ce qui précède : parce que, dans cette image des « Lumières », il y a non pas seulement la notion d’une nouvelle clarté jetée sur les phénomènes du monde social et naturel, mais il y a aussi l’idée d’une force autonome de l’esprit humain, et c’est ce qui met l’expérience sensible, donc l’observation, etc., au cœur de la démarche de compréhension par opposition à la révélation religieuse, ce qui suppose aussi un processus d’émancipation vis à vis des autorités traditionnelles.

     

    b) De la nouvelle conception de la nature, je viens de donner la première idée : il s’agit d’une représentation de l’univers qui rompt avec celle qui avait prévalu depuis l’antiquité jusqu’au Moyen Age et même jusqu’à la Renaissance, cette idée d’un cosmos fini, fixe, hiérarchisé. Au dessus de la terre, opaque et corruptible, s’élevaient des sphères célestes incorruptibles et lumineuses - comme le rappelle Alexandre Koyré dans Du monde clos à l’univers infini (PUF, 1962, p. 3 – un grand classique). A l’inverse, la conception qui surgit aux XVIe et XVIIe siècles est celle d’un univers infini. On doit cette conception aux observations et aux théorisations de Nicolas de Cues, de Giordano Bruno de Kepler et de Copernic, puis de Galilée. Ce dernier, le plus présent dans la mémoire collective sans doute à cause de sa honteuse condamnation par l’Eglise, intègre d’abord la vision héliocentrique (contre le géocentrisme ancien, on démontre que la terre tourne autour du soleil et non l’inverse, donc que le centre, ce n’est pas la terre, c’est le soleil), puis il finit par rejeter même l’idée d’un centre de l’univers : pas la terre mais pas davantage le soleil. Dès lors, pour expliquer le mouvement des astres, il faut faire intervenir le phénomène de l’attraction, ce qui détruit définitivement l’idée de corps qui seraient mus par une sorte de tendance vitale interne, un désir propre, selon un anthropomorphisme issu d’Aristote. Telle est donc la très grande révolution mentale au terme de laquelle l’homme perd la place centrale qu’il s’imaginait avoir dans le cosmos… L’univers est décentré. Disons, pour reprendre la célèbre formule de Freud, que là réside la première grande blessure infligée au narcissisme humain. On ne s’imagine pas, aujourd’hui, la profondeur et les effets que cette rupture a produit dans l’histoire de nos représentations du monde.

    C’est Newton, ai-je annoncé, qui, à la fin  du XVIIe siècle, va fondre dans une seule explication la physique des astres et celle des corps terrestres. Les progrès accomplis par Newton en ce sens signent l’achèvement de cette révolution de l’esprit qui refuse tout système métaphysique (d’où la célèbre formule : « Je ne formulerai pas d’hypothèse » - ce dernier terme visant alors la spéculation métaphysique, non la démarche déductive de la science ordinaire, bien sûr). Newton aboutit à une synthèse disais-je, parce qu’il rassemble dans une théorie unique les découvertes de ses prédécesseurs, mais complétées par les siennes. Newton ajoute aux forces qu’étudie la mécanique (la force d’inertie par laquelle la planète à chaque moment, tendrait à continuer sa trajectoire en ligne droite), les forces centripètes (perpendiculaires à la force d’inertie) par lesquelles « les corps s’attirent mutuellement en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance ». Moyennant quoi, notamment, la lune ne continue pas tout droit donc ne tombe pas sur la terre ! Ainsi sont expliqués les mouvements des planètes (Kepler), la pesanteur terrestre (Galilée), puisque la même force agit dans les deux cas ; et cette force, c’est la gravitation, la force gravitationnelle dit-on aujourd’hui. La théorie s’applique en outre à d’autres phénomènes comme les marées, la forme de la terre… Partant de là, on parvient même à attribuer une valeur numérique aux phénomènes observés (voir Robert Blanché, La méthode expérimentale et la philosophie de la physique, A. Colin, 1969, p. 83 et suiv.). Je cite, de 1687, les Philosophiae naturalis principia mathematica (on dit les Principia pour abréger ; Blanché, op. cit., p. 84). Voltaire publie en 1738 des Eléments de la philosophie de Newton. En relation avec la création de l’Académie des sciences, l’Observatoire royal est fondé en 1667, et sa construction, achevée en 1672, attirera de nombreux savants étrangers. La théorie newtonienne aura de telles conséquences sur les époques suivantes qu’on pourra dire que le XVIIIe siècle aura été « le siècle de Newton ». Après Newton, en effet, on se référera à sa théorie dans tous les domaines, y compris le domaine des conduites humaines et sociales, pour tenter de dégager des lois générales sur le modèle de la physique des astres. Rousseau passera ainsi auprès de Kant pour « le Newton du monde moral » !

    Je souligne ce qui apparaît clairement, je suppose : avec ces découvertes et la théorie qui les argumente, nous n’avons plus affaire à de pures spéculations. Ces nouvelles conceptions procèdent d’observations effectuées grâce à une instrumentation ad hoc et au premier chef la lunette astronomique (mise au point à partir de 1610), le télescope, le perspicillum (pluriel : les perspicilli). C’est à l’aide de cet appareil nouveau - dont Koyré, p. 92 dit que ce fut le premier instrument scientifique, que Galilée parvient à décrire toutes sortes de phénomènes jusqu’alors inconnus parce qu’invisibles, des nouvelles planètes, des montagnes sur la lune ou des tâches sur le soleil (ce qui suppose que l’astre se corrompt, idée jusque alors parfaitement impensable)...

    J’insiste sur les techniques et les pratiques d’observation parce qu’elles sont une ligne de force dans la production de la culture scientifique, et c’est cette ligne de force qui va logiquement s’imposer aux pratiques de diffusion du savoir donc, aussi, aux pratiques d’enseignement. S’annonce ainsi l’ère de la « démonstration » (on a vu à l’école centrale d’Avranches un professeur de sciences en quête des appareils et des machines indispensables à ses démonstrations, c’est-à-dire à ses « cours d’expériences », disait-il (belle formule intéressante et révélatrice !).

     

    Pour avoir des explications à la fois précises et de grande ampleur sur l’histoire de ces disciplines, on peut consulter un ouvrage (irremplaçable) dont la première parution est de 1958, l’ouvrage dirigé par René Taton, l’Histoire générale des sciences (je le cite aux PUF, 1969 2ème éd. ; et en l’occurrence je considère le  t. II La science moderne (de 1450 à 1800), p. 352 et suiv. ; puis p. 547 et suiv. sur le XVIIIe siècle). Je consulte également, avec grand plaisir à cause de sa très belle iconographie, un Cahier de Science et vie intitulé Les sciences au château de Versailles, publié en 2010 à l’occasion d’une exposition organisée sur ce thème dans ce lieu prestigieux.

    Il faudrait parler aussi de l’approche des phénomènes électriques, qui se développe au XVIIIe siècle. On sait que Louis XV avait demandé une démonstration qui eut lieu au château de Versailles en 1746, dans la galerie des glaces : on fit venir 180 gardes royaux, on leur demanda de se tenir par la main, et on fit passer un courant électrique à travers la rangée, si bien que chaque personne tour à tour fut prise d’une secousse, pour le plus grand étonnement et le plus grand plaisir du roi et des spectateurs. Ceci était organisé par un des célèbres physiciens de l’époque, qui donnait des leçons dans la famille royale, l’abbé Nollet. On découvrait l’électricité et ses pouvoirs (dans l’ouvrage que je viens de citer, il y a, p. 136, la reproduction d’une gravure qui décrit cet événement et le dispositif électrique  - la « bouteille de Leyde » – qui l’a rendu possible). En fait, le château de Versailles a été le théâtre (c’est le moins qu’on puisse dire) de nombreuses manifestations et démonstrations scientifiques de ce genre. On pense notamment au premier vol « aérostatique » effectué par les frères Montgolfier, en présence d’une foule énorme, qui se produisit dans la cour du château le 19 septembre 1783 (on est sous Louis XVI cette fois – un roi qui était très curieux des progrès scientifiques de son époque, et qu’il ne faut donc pas réduire à la caricature républicaine du XIXe siècle – le roi occupé à bricoler avec un attirail de serrurier !). De ces engouements populaires, pas seulement en France, c’est sûr, témoignent bien des ouvrages, comme celui de Joseph Priestley, philosophe, chimiste, physicien, l’History and Présent State of Electricity, de 1767.

    Mais je m’arrête sur un autre domaine de science, l’autre domaine significatif de l’évolution des mentalités « intellectuelles » (terme bien plus tardif) que je cherche à approcher, d’où l’on peut se faire la même idée du recours à l’observation et du refus de la métaphysique, et où se joue par conséquent le renouveau de la culture savante. Ce deuxième domaine dont je vous propose une idée liminaire, c’est l’histoire naturelle, et en particulier la mise au point des classifications zoologiques et botaniques qu’elle contient (je suis l’ouvrage cité de R. Taton, p. 597 et suiv.).

    La première classification moderne, ce qu’on peut considérer comme le moyen adéquat d’une description rigoureuse du monde vivant, est due à Linné (Carl von Linné, un suédois ; son Systema Naturae, Système de la nature, est publié pour la première fois en 1735). On n’est pas encore à l’époque de la théorie de l’évolution (qui a un siècle de plus), d’autant que Linné défend une position contraire, fixiste, mais cette approche ouvre de nouvelles voies de compréhension de la vie et des rapports entre les espèces. La nomenclature de Linné (au point dans l’édition de 1758 du livre que je viens de citer), est binaire. C’est-à-dire qu’elle désigne chaque espèce par deux termes, un pour le genre (un substantif), un pour l’espèce (un qualificatif). Exemple : le genre Felis, du félin, comprend notamment les espèces Felis domesticus (le chat domestique), Felis catus (le chat sauvage), Felis leo (le lion), Felis tigris (le tigre), etc. Sur ce principe, Linné a fournit une classification des plantes – dans un livre de 1753 qui s’intitule Species plantarum, Les espèces de plantes ; – et c’est ce qu’on a vu utilisé à l’école centrale d’Avranches pour la réalisation du jardin botanique. Linné a certes utilisé des descriptions effectuées avant lui, mais, animé du souci d’empirisme si caractéristique de l’époque, il a lui-même observé des milliers de spécimen.

     

    Remarque

    N’oublions pas par ailleurs que, dès le XVIIe siècle, et plus encore au XVIIIe, les grands voyages maritimes admettent des savants qui poursuivent des missions d’exploration scientifique. La France, en retard sur l’Angleterre et la Hollande, et alors que l’Espagne et le Portugal son déclinantes, ne se tourne véritablement vers les océans qu’au XVIIe siècle, lorsque Richelieu, rompant avec la « tradition continentale », prescrit l’implantation de comptoirs coloniaux en Orient et Extrême-Orient ;  après quoi le non moins fameux ministre de Louis XIV, Colbert, développera à son tour la marine française (c’est lui aussi qui fonde l’Académie royale des sciences en 1666). Avec l’anglais James Cook, Bougainville (Louis-Antoine de) est un des plus connus de ces navigateurs audacieux (il a effectué en 1766-1769 le premier voyage français autour du monde), et il n’est pas inintéressant de savoir qu’il avait une grande passion pour les plantes (il y avait d’ailleurs un botaniste embarqué avec lui), qu’il cultivait (ou faisait cultiver) dans son propre jardin. De même La Perouse, que Louis XVI envoya sur les traces de James Cook dans l’Océan pacifique (et qui sombra en 1788 –il paraît qu’on récemment retrouvé  ses deux vaisseaux engloutis, la Boussole et l’Astrolabe), était par ailleurs missionné par l’Académie des sciences. J’ai parlé de Linné. Eh bien, dans le même ordre d’idées en 1732, celui-ci  accomplit, mais à cheval cette fois, un périple de plus de 6000 km pour explorer la Laponie à la requête de l’Académie des sciences d’Uppsala. La Laponie était alors totalement inconnue. Linné consignait chaque jour dans un journal ses observations sous forme de croquis de fleurs, d’oiseaux et d’insectes, et même d’habitants qu’il rencontrait… Au XIXe siècle, Darwin ne procèdera pas différemment (son voyage à bord du Beagle ne dura pas moins de 5 ans, de 1831 à 1836).

     

    En France, un continuateur de Linné, Buffon (Georges Louis Leclerc de Buffon), mais qui n’a pas suivi tous les principes de la classification inventée par son prédécesseur, a été Intendant du jardin du roi en 1739 (ce jardin est alors consacré aux plantes médicinales), puis il a publié à partir de 1749 une gigantesque Histoire naturelle qui devait compter au total 36 volumes (jusqu’en 1788). De Buffon, nous avons aussi une Histoire des oiseaux, une Histoire naturelle de l’Homme, etc. A nouveau, il faut remarquer le privilège exclusif accordé à la restitution empirique, donc le souci permanent de s’en tenir aux faits. Toujours cette méthode grosse de conséquences, et qui est conforme à l’idée d’une nature immanente, pensable sans aucune intervention divine. Cassirer (La philosophie des Lumières, op. cit., p. 79), souligne lui aussi que Buffon ne s’arrête qu’aux faits d’observation, et se dispense de toute explication qui serait livrée par un récit théologique de la Création. Il est vrai que, chez Buffon, l’étude du monde animal, organisée dans un vaste tableau, est poussée à un très haut degré de précision. A ce titre, Buffon est bien un continuateur de Linné. Pour chaque animal, il prend en compte des données comme la vitesse de croissance, l’âge de la maturité sexuelle (capacité de reproduction), l’âge de la cessation de la capacité de reproduction, la durée de la gestation pour la femelle, le nombre de naissances par portée, mœurs, instincts, etc. Dans sa propre demeure, Buffon avait d’ailleurs fait aménager une volière, ainsi que des fosses avec des ours et des lions ! Il aurait été difficile de pousser plus loin le souci de l’observation in vivo. Buffon a aussi tenté de croiser chiens et loups, lièvres et lapins, etc., ces hybridations possibles ou pas étant évidemment très importantes pour comprendre où commence et où finit une espèce. Buffon cherchait donc à établir un plan global de la nature, et c’est pourquoi il fut l’un des premiers à soupçonner l’existence d’espèces disparues. Comme écrivain, il  eut un immense succès en son temps ; élu à l’Académie française en 1753.

    Parmi les autres savants importants de cette époque foisonnante, il faut citer un disciple et collaborateur de Buffon, Daubenton (Louis Jean-Marie), qui dirigea le Muséum d’histoire naturelle (celui qui existe toujours dans le Vème  arrondissement de Paris, avec son fameux et très visité Jardin des plantes, qui résultait de la reconversion, sous la Révolution, du jardin royal). Daubenton sera élu au Collège de France, à une chaire d’histoire naturelle, en 1778. En passant, je cite aussi la découverte, par Charles Bonnet, de la parthénogenèse des pucerons (faire des petits tout seul) ; et la découverte, en 1674, par Antoine van Leeuwenhoek des protozoaires et des spermatozoïdes, grâce à une technique mise au point pour des verres grossissants, des lentilles de microscope plus puissantes que ce qu’on connaissait (le microscope existe depuis le XIVe siècle, car on connaissait bien sûr les loupes). C’est une fois encore pour marquer le rôle de la technique.

    Buffon a très bien (nous dit-on dans le chapitre du livre de R. Taton) situé l’homme dans la hiérarchie des espèces (il pensait  qu’il ne manquait à l’orang-outan… que l’âme !). Dans cette perspective, mettant en doute la thèse admise de la fixité des espèces, il a initié la théorie dite « transformiste » (qu’on doit surtout à Lamarck, dont la Philosophie zoologique est de 1809 ; et il est à noter que, contre Lamarck, se dressa Cuvier, qui était… un des successeurs de Buffon au Jardin des plantes). Donc Buffon a accompli un pas conduisant à l’idée d’évolution. Dans un texte fameux sur la dégénération des animaux il a envisagé l’action du climat, de la nourriture, facteurs du milieu dont le premier agit sur la forme extérieure, le second sur la forme intérieure… Il y a évidemment à cette époque bien d’autres problèmes posés en zoologie, que je  n’aborde pas. On en aura une idée précise dans le livre de François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Gallimard, 1970, qui nous fait comprendre l’ensemble des transformations conceptuelles et expérimentales qui font passer de l’histoire naturelle à la biologie et à la génétique, en modifiant l’empirisme initial des savants de l’âge classique et du XVIIIe siècle (un très grand livre, un modèle pour l’histoire des sciences, qu’il faudrait étudier page par page – chose d’autant plus remarquable que F. Jacob, qui fit partie de l’équipe ayant obtenu en 1965 le prix Nobel pour la compréhension du code génétique, n’était ni historien ni philosophe. Je sais que, au risque de lasser, j’assortis souvent les ouvrages que je cite de qualificatifs laudatifs, mais c’est parce que je ne cite ici que des ouvrages indiscutables, et celui-là l’est avant tout autre).

     

    On n’aurait cependant pas une idée correcte du développement scientifique au siècle des Lumière si on ignorait le rôle joué en ce domaine par l’instance militaire, qui a beaucoup investi dans la construction de laboratoires, l’aménagement de bibliothèques, la création d’écoles, comme l’Ecole royale du génie, crée en 1748 à Mézières (dans les Ardennes), qui deviendra un foyer savant de haut niveau, auquel seront associés des personnalités comme Nollet, Monge, Carnot et d’autres. Comme le rappelle Vincenzo Ferrone (« L’homme de science », op. cit., p. 219), le lien entre la science et la guerre est alors noué dans la plupart des pays européens, à Naples, en Prusse, en Russie… ; et c’est ainsi qu’à Turin, l’Académie royale des sciences, la Reale academia delle sienze, créée en 1783, procédait des écoles royales d’artillerie nées un demi siècle plus tôt, et des laboratoires de chimie de l’Arsenal. En France, ceci explique toutes sortes d’innovations dans les domaines de la balistique, de la chimie des poudres, de la métallurgie et de la « technologie du canon » (je trouve cette expression dans l’article de V. Ferrone, idem, p. 219).

    On peut dire en outre que l’implication militaire dans le progrès des sciences a été en quelque sorte avalisé par des mesures et une organisation administrative adéquates. On le voit notamment lorsque Lavoisier gère la Régie des poudres (de 1775 à 1792 ; cette régie venait d’être créée par Turgot) et introduit des procédés chimiques dans les manières de faire traditionnelles des salpêtriers (une étude sur ce sujet : Patrice Bret, « Lavoisier à la régie des poudres : Le savant, le financier, l’administrateur et le pédagogue », in HAL, 1994) et le laboratoire de l’Arsenal ; ou lorsque  Turgot crée un concours sur cette question de la fabrication des poudres,  portant ainsi à son sommet (dit V. Ferrone, idem, p. 220) la liaison de la science et de l’administration. Ces efficaces combinaisons ont d’ailleurs produit toutes sortes de résultats intéressants, y compris économiques, sur l’industrie minière, l’industrie du papier, des produits textiles, et même l’agronomie. V. Ferrone va jusqu’à dire que dans ce contexte, les hommes de sciences sont devenus  des sortes de technocrates et de fonctionnaires.

     

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    Les remarques qu’on vient de lire (minimales sur le plan scientifique, j’en conviens) n’avaient pas d’autre but que de renseigner sur l’impact, dans la culture intellectuelle en général et dans la culture pédagogique en particulier, d’un nouveau souci de méthode, un souci empirique, c’est-à-dire d’un paradigme de l’observation. Pour finir, je reviens sur le fondement technique des pratiques d’observation. De ce point de vue, en effet, le XVIIIe siècle a été une époque où l’invention et la fabrication d’instruments a atteint un niveau d’efficacité remarquable et est devenu une préoccupation centrale aussi bien des savants que des professeurs (qui sont aussi souvent des « démonstrateurs », on l’a vu, et je vais en reparler un peu). La science n’est donc pas seulement théorique, c’est aussi une discipline ou un ensemble de disciplines pratiques, que les professeurs, en outre, rendent populaire, c’est-à-dire largement diffusée ou plutôt divulguée - ce qui tranche avec l’ancienne protection des savoirs artisanaux par le secret (une question à reprendre).

    L’intérêt pour les instruments est sensible dans l’Emile de Rousseau, au Livre III, lorsqu’il est question de l’accès du jeune élève à la connaissance de la nature. On pourrait d’ailleurs relire ce traité pour mieux cerner non pas d’abord ce qui serait un système rousseauiste, mais ce qui a pu être un débat de Rousseau avec quelques personnalités du monde savant, ce dont on a l’indice lorsqu’il est question en général de physique, de chimie, d’astronomie, etc., et en particulier d’observation des phénomènes naturels et de fabrication (ou non) des instruments appropriés. Il ne fait pas de doute que Rousseau, à cet endroit de sa réflexion, dialogue avec les savants de son époque, lorsque ces derniers proposent et effectuent leurs démonstrations, comme l’abbé Nollet, physicien quasi officiel parce qu’il exerçait ses talents à la cour de Louis XV auprès des enfants de la Maison royale (dont le futur Louis XVI). Rousseau a l’originalité d’affirmer la possibilité d’une observation directe de la nature. Si j’évoque ce problème, c’est aussi parce que cela permet d’envisager la place de l’Emile dans l’histoire pédagogique non pas seulement comme le surgissement d’une « doctrine » particulière, mais comme un des effets du renouvellement des processus de la production, de la diffusion et de la transmission des savoirs scientifiques (je signale à ce sujet une étude déjà citée et dont je traiterai mieux plus tard, l’étude de François Caron, La dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social (XVI-XXe siècle), Paris, Gallimard, 2010). Il y a là, je n’en doute pas, une manière de saisir la fameuse et étrange assertion de Rousseau dans l’Emile : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas » (Livre III), qui annonce cet événement culturel considérable, la profonde disjonction du lire et du savoir (à ce titre, c’est aussi un conflit avec tout l’héritage des collèges et des jésuites). L’acte de connaissance n’est plus dépendant d’une lecture a priori ; et voilà ce qui donne sens à ce que j’ai désigné comme un paradigme de l’observation – sur le terrain pédagogique du moins…

    L’abbé Nollet fut le premier titulaire de la chaire de physique du collège de Navarre – où Louis XV avait fait construire un amphithéâtre de 500 places, ce qu n’est pas anodin. Concernant Nollet et la passion caractéristique pour les instruments (encore une fois : les instruments, et non les livres ; ceci doit être absolument clair), je renvoie à un ouvrage détaillé, intitulé L’art d’enseigner la physique. Les appareils de démonstration de Jean-Antoine Nollet, 1700-1770, par Lewis Pyenson et Jean-François Gauvin (publié au Septentrion, en 2005). On y trouve de nombreuses gravures illustratives et très parlantes - ainsi que le très impressionnant inventaire d’un cabinet de physique à Dijon - en mécanique, hydrostatique, calorique (là est cité un « arrosoir philosophique » et je me demande bien ce que ça peut être !), optique, électricité, chimie, etc. Sur Nollet (dont on peut trouver sur le Web le catalogue des instruments et des appareils, avec des photos), voir aussi l’ouvrage de Jean Torlais, Un physicien au siècle des Lumières : l’abbé Nollet, 1700-1770, Jonas éditions, 1955. Si tout cela vous paraît trop éloigné de vos curiosités habituelles, dites-vous quand même que des appareils aussi courants aujourd’hui que certains thermomètres ou baromètres viennent de ce milieu et de cette époque…

     

    Extraite du livre de Jean Torlais, la reproduction d’une gravure représentant l’abbé Nollet donnant une leçon de physique.Nous sommes décidément bien loin d'une classe de collège...

      

    2018-7 Sciences XVIIIe siècle (1)

    Et, de la même époque, une représentation détaillée du microscope.

     

    2018-7 Sciences XVIIIe siècle (1)


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  • Séance 8

     

    CHAPITRE II

    II) L’EVOLUTION CULTURELLE ET L’EVOLUTION DE LA CULTURE SCOLAIRE au XIXe siècle (suite)

     

     3) Diffusion (communication) et vulgarisation (et divulgation) des sciences au XVIIIe siècle.

     

    La séance 7 a fait apparaître une nouvelle figure de l’activité « intellectuelle », qui surgit à l’âge classique et s’impose au siècle des Lumières. Cette figure, qui émerge et se fait apprécier au cœur de la révolution scientifique placée sous le signe de Newton (et de Locke), c’est celle du savant, l’homme de science, celui qui se consacre à l’exploration des phénomènes naturels par des méthodes empiriques permettant des recueillir des données objectives, des connaissances positives, démontrées, des mesures notamment. Ceci le différencie des professeurs, des médecins, des artistes et, dans une moindre mesure, des ingénieurs (pour une vision synthétique de l’histoire de cette nouvelle attitude mentale, je cite à nouveau le bel article de Vincenzo Ferrone, « L’homme de science », loc. cit., pp. 211-252). Pour résumer ce mouvement de culture, et l’idéal d’expérience et d’observation qui lui donne son impulsion majeure, j’emprunte une formule de René Taton qui évoque un « siècle de la curiosité » (Histoire générale des sciences, t ; II, op. cit., dans un chapitre sur les sciences au XVIIIe siècle, p. 437). Retenons la formule, qui est parfaite.

    Si l’on cherche un indice de l’attrait pour les sciences qui caractérise l’époque, on en trouvera un dans le grand succès du livre de l’Abbé Pluche (professeur à la tête d’un collège à Reims), Le spectacle de la nature Ou Entretien sur les particularités de l’histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit, 9 vol.… parus en 1732. Ce succès révèle les capacités d’émerveillement des élites cultivées devant les phénomènes que l’homme de science leur fait découvrir (voir la démonstration du courant électrique dans la galerie des glaces du château de Versailles, en 1746, dont j’ai parlé dans la séance précédente).

    En fait, il faudrait exposer ici des nuances pour ne pas tout mélanger ; l’abbé Pluche par exemple se range dans le camp des anti-newtoniens, à la différence de Voltaire comme on sait, qui s’en est joyeusement moqué dans Micromégas, parce qu’il (l’abbé Pluche) prônait toujours une métaphysique admettant un principe de bienfaisance divine au dessus de la nature (une bonne analyse de cette divergence se trouve dans Norman Hampson, Le siècle des Lumières, Seuil, 1968, p. 65).

    Je viens d’employer en un sens positif le mot « curiosité » (comme l’entend le titre de l’abbé Pluche). Nous retrouverons plus loin l’usage expansif de ce terme pour ce qui a trait aux « cabinets de curiosités ». Cet usage est  d’autant plus intéressant qu’il est assez nouveau, étant donné qu’avant cela, dans la tradition chrétienne, le terme était au contraire chargé d’une valeur négative. La curiosité était dénoncée comme un désir illégitime, la présomption d’accéder à des connaissances sur un mode léger, négligent et condamnable à ce titre - l’inverse, par conséquent de ce qui aura droit de cité sous la forme de ce que j’ai appelé divulgation.

    Pour avoir une idée plus précise de l’engouement des élites cultivées pour les sciences, les expériences et les démonstrations, on peut revenir une fois de plus à Rousseau. J’ai signalé son débat avec les savants de son époque sur la meilleure manière de faire connaître la nature à son jeu élève (Emile, Livre III). J’ajoute juste sur ce point que Rousseau, comme l’ont établi ses biographes  (voir Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, t.1, La marche à la gloire, et t. 2, Le deuil éclatant du bonheur, Taillandier, 1988) avait effectué de nombreuses lectures et études, la plume à la main, dans divers domaines de sciences, quand il séjournait auprès de Mme de Warens, aux Charmettes (on visite toujours cette délicieuse maison et son jardin qui se trouvent non loin de Chambéry). Rousseau connaissait bien les Entretiens sur les sciences, du père Lamy, un oratorien (Entretiens sur les sciences, dans lesquels on apprend comment l’on doit étudier les sciences, et s’en servir pour se former l’esprit juste et le cœur droit, paru en 1683 pour la première fois, souvent réédité au XVIIIe siècle). Rousseau maîtrisait les mathématiques et la géométrie ; et nul n’ignore sa passion botanique, que montrent les herbiers qu’il confectionnait dans la dernière partie de sa vie. Il avait entendu quelques leçons des grands savants à Paris. Il s’était vivement intéressé à la chimie, il en dit un mot dans les Confessions, jusqu’à entreprendre de rédiger des Fondements de la chimie (cette indication est aussi rapportée par Cassirer dans La philosophie des Lumières, op. cit., p. 78). A une certaine époque, il avait en outre pu assister à des expériences de physique effectuées par un moine jacobin, et on connaît de lui une tentative pour fabriquer de l’encre sympathique, tentative infructueuse puisqu’elle s’acheva par l’explosion d’une bouteille qui le rendit aveugle durant quelques jours (R. Trousson, idem, p. 142 : c’est un incident survenu le 27 juin 1737 ; Rousseau est âgé de 25 ans à ce moment). On sait aussi que, chez Mme de Warens, il disposait d’une lunette astronomique.

    Ceci dit, posons nous maintenant la question de savoir comment s’accomplit ordinairement, sur le plan pratique (dont je ne veux jamais dévier), la diffusion dans les cercles restreints des savants, ou la communication dans des cercles plus larges, des savoirs scientifiques ainsi construits et accumulés. La réponse, bien connue, est exposée dans quantité d’ouvrages. Il faut envisager : les académies, instance de travail dirais-je, de production et de circulation des savoirs ; ensuite la production d’imprimés spécialisés, souvent autorisée ou encouragée par les académies ; ensuite la relation avec l’édition, les livres ; et puis aussi des phénomènes sociaux tout aussi typiques, comme les discussions mondaines dans les salons littéraires ; et enfin les pratiques de vulgarisation auxquelles j’ai plusieurs fois fait allusion et que je souhaite définir comme des pratiques non pas seulement de vulgarisation mais de divulgation – je pense avant tout  à ces « cabinets de curiosité », ces « cabinets de physique » et autres « cabinets d’histoire naturelle » qui sont des aménagements effectués soit par de spécialistes, des professeurs par exemple, soit par de riches amateurs qui consacrent une ou plusieurs pièces de leur maison à de telles installations, à la fois pour leur usage personnel et pour  le plaisir de la démonstration auprès de visiteurs éventuels… Certains de ces cabinets ont été conservés, qu’on peut toujours découvrir dans les musées.

     

    a) Les académies

    Les académies disais-je, sont en première approche des institutions à la fois d’encouragement, d’organisation du travail scientifique, et de communication des résultats des travaux effectués. En Italie, explique Vincenzo Ferrone (cité plus haut), les académies n’avaient pas pu s’imposer dans un premier temps, au XVIIe siècle, à cause de l’Eglise et des théologiens, comme l’indique la condamnation de Galilée. L’Angleterre au contraire, pour des raisons utilitaires (produire des richesses, développer le commerce, améliorer la santé des populations…), avait très tôt scellé une sorte d’accord entre science et religion,  et s’était doté d’instances ad hoc, comme les Boyle Lectures (sortes de conférences ; d’après le nom de Robert Boyle, un physicien et chimiste irlandais qui a vécu au XVIIe siècle), où la Royal society, née en 1662 et qui a ensuite joué un rôle très important auprès des savants. C’est dans le même contexte que naquit en France l’Académie Royale des sciences, en 1666, après l’Académie française donc. Un certain Thévenot avait proposé en 1665 la création d’une Compagnie des sciences et des arts qui se serait consacrée à des travaux collectifs publiés sous couvert d’anonymat. Cette académie obtint très vite en Europe une suprématie que ne put même lui disputer la prestigieuse Royal society anglaise.

    Huit académies royales ont été fondées entre 1635 et 1671, dont six sous Louis XIV – parallèlement à la construction de la monarchie absolue. A ce moment existent déjà plusieurs dizaines de sociétés d’écrivains, dont certaines vont s’intituler… « académie » ! (voir Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, éditions Agone, 1990, chap. « Les intellectuels entre académies et salons », p. 41-68). Il y aura ensuite l’Académie des Inscriptions et belles-lettres (née en 1701 dans le but de constituer une histoire officielle – c’est donc l’affaire de ceux qu’on appelle les érudits, qui, précisément, sont une catégorie traditionnelle, différente de celle des nouveaux savants). Il faudrait citer encore d’autres académies, pour la peinture et la sculpture, pour l’architecture aussi. Pour la médecine, il y aura la Société de médecine, fondée en 1778, et qui va s’occuper des épidémies. Dirigée par Vicq d’Azir, elle abolit de fait le privilège qui avait été celui de la faculté de médecine... On peut en outre évoquer l’Observatoire, édifié en 1667, qui utilise le réseau des télescopes du collège des Quatre-Nations.

    L’académie des sciences, aux membres de laquelle le roi octroie des pensions et des privilèges, défendait quant à elle le modèle du savant au service de l’Etat (donc indépendant de l’autorité religieuse et des autorités de l’Université de Paris  - tel est le point crucial, que j’ai indiqué lors de la séance précédente), un modèle qui pourra être facilement converti en modèle démocratique. En réalité cette académie allait devenir le centre vivant de la recherche scientifique, comme on ne disait pas encore. Comme l’explique Bruno Belhoste (Paris savant, op. cit.,  p. 12) : en fondant l’Académie des sciences, le roi, qui agit finalement en mécène, octroie à l’Etat un pouvoir de contrôle qui s’exerce en même temps que (et grâce à) la fonction d’encouragement), mais, ce faisant, il émancipe les savants de la tutelle de l’Eglise et de celle de l’Université de Paris, en particulier. Ceci contribue de ce fait à la définition d’une nouvelle élite méritocratique.

    Que fait-on quand on est membre d’une telle académie ? On lit et on commente des ouvrages, on échange des connaissances, on donne des avis au roi, on arbitre en cas de conflits entre plusieurs propositions ou explications, etc. C’est dire que les académies détiennent un pouvoir de jugement faisant autorité sur le domaine concerné. En plus de cela, il revient aux savants admis de coopter les nouveaux venus. En 1699, l’académie des sciences est dotée de nouveaux règlements, approuvés par le Parlement de Paris en 1713, qui instituent un corps hiérarchisé, avec un rituel, des normes écrites de comportement (l’exigence, par exemple, de prononcer l’éloge des membres défunts). Ces règlements, qui instituent des réunions, des comités, prévoient de surcroît la rédaction et la publication des Mémoires de l’Académie. Tout se passe au Louvre, dans les anciens appartements royaux, au premier étage, tandis que l’Académie française siège au rez-de-chaussée. Fontenelle est le 1er grand secrétaire de cette Académie des sciences, qui veille sur – et  surveille - la production nationale. B. Belhoste (idem, p. 20), nous explique aussi que l’Académie, dans un premier temps, est divisée en 6 classes de 6 membres : géométrie, mécanique, astronomie, et chimie, botanique, anatomie ; mais qu’en 1785 apparaissent deux nouvelles classes : une pour la physique générale, l’autre pour l’histoire naturelle et minéralogie.

    Mais on ne saisirait pas toute l’importance du rôle des académies si on imaginait une réalité uniquement parisienne. La place prise par des sociétés provinciales dans la vie culturelle nationale a été également très importante. Je suis un article de Daniel Roche sur « Les sciences dans les académies provinciales » (in Les Républicains des lettres, Fayard, 1988). Une vingtaine de sociétés se créent entre 1715 et 1760, dont 11 se réclament des Sciences, des Arts et des Lettres, ce qui élargit le champ des disciplines étudiées, en même temps qu’est cultivé le lien des sciences et des arts (les métiers en l’occurrence). Ces sociétés donnent lieu à des centaines de communications dans leurs séances ordinaires :  60% portent sur les arts et les sciences, tandis que s’amoindrit la part des belles-lettres et des mémoires d’histoire. Même type de progression dans les sujets de concours proposés dans le même cadre, puisqu’on note non seulement un accroissement du nombre de sujets proposés mais aussi du nombre de sujets scientifiques en proportion. Partout, par conséquent, cette sorte de « pédagogie académicienne » stimule la curiosité et incite à la recherche du merveilleux. On a donc là une science en représentation ; et ainsi se manifeste la volonté de progrès par les sciences à mesure que les idées de Newton ou Lavoisier se répandent - très vite et facilement. Un autre grand savant a probablement incarné l’idéal du scientifique professionnel : Joseph Louis de Lagrange, mathématicien, physicien et astronome (né en 1736 en Italie mais naturalisé Français).

     

    b) Journaux, revues et livres.

    L’expansion de la littérature scientifique aux XVIIe et XVIIIe siècles a sans doute pour premier indice l’existence conquérante du Journal des savants (d’abord Journal des sçavans de 1665 à 1790). Ce journal, qui paraît encore aujourd’hui, est le plus ancien périodique littéraire et scientifique en Europe. Par le format, un quarto de 12 pages, c’est une sorte de gazette. Au XVIIIe siècle,  on ne distingue pas encore très bien journal et revue, de même  que le « littéraire » et le « scientifique » ne se séparent pas encore vraiment, comme le montre le fait qu’une telle publication cherchait en général à  toucher « les gens de lettres ». Le Journal des savants, dont la périodicité, d’abord hebdomadaire, devint ensuite mensuelle, était publié par un magistrat parisien lié à Colbert, un peu avant que soit fondée l’Académie Royale des sciences (en 1666), laquelle académie, à partir de 1723, exercera sur le contenu des livraisons une tutelle scientifique. Outre la présentation d’ouvrages publiés dans divers pays européens (présentation ayant souvent une dimension critique, signe d’une liberté de pensée nouvellement revendiquée par rapport aux usages de l’Eglise ; et d’ailleurs l’opposition des Jésuites se manifesta dès le début), le journal présentait et commentait les découvertes et les inventions scientifiques dans les domaines de la physique de la chimie, des mathématiques, de l’astronomie, de l’anatomie, etc. (Pour en savoir un peu plus sur ce sujet, voir plusieurs pages Web bien faites).

    Certaines questions scientifiques (concernant le climat, les maladies, etc.) sont également présentes dans une publication comme le Journal de Paris, premier quotidien existant en France, dont le premier numéro est de 1777.

    On peut dire que le Journal des savants marque le début, et ensuite les progrès rapides de la presse scientifique et de la diffusion de plus en plus élargie des connaissances scientifiques. Il est suivi début 1665 (trois mois après son lancement), à Londres, par les Philosophical Transactions of the Royal Society. Dès le XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe siècle, ce genre de publication s’empare d’à peu près tous les domaines. C’est ainsi que dès 1802, par exemple, le Muséum d’histoire naturelle, récemment créé, entreprend de publier des Annales… (voir Françoise Waquet, « De la lettre érudite au périodique savant : les faux-semblants d’une mutation intellectuelle », in Bulletin de la société d’étude du XVIIe siècle 1983, 35ème année, n° 140). On a pu estimer que, par le monde,  le nombre de journaux spécialisés se monte à une centaine en 1800 et un millier au moins en 1850… C’est bien une croissance exponentielle, qui ne s’arrêtera plus.

    L’édition est évidemment prise dans le même courant. La multiplication des dictionnaires et des encyclopédies, y compris ceux relatifs aux arts et métiers, est une autre caractéristique du siècle des Lumières, et c’est ce contexte qui a rendu possible la conception, la réalisation et la fabrication éditoriale de ce gigantesque monument qu’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dont le premier volume paraît 1751, et le dernier en 1772. Il m’est arrivé à plusieurs reprises ces dernières années d’évoquer cette question, la multiplication des supports matériels de la culture en dehors de l’Eglise et de la religion. Sur l’Encyclopédie, j’ai indiqué dans la séance précédente les études de Darnton, j’ai recommandé la lecture du chapitre 4 du livre de B. Belhoste, Paris savant, op. cit. ; et aujourd’hui, pour me dispenser d’un exposé qui ne serait pour le coup qu’un copier-coller, je renvoie à D. Poulot, Les Lumières, op. cit., p. 223-230. Pour les gens pressés, je rappelle juste que cet irremplaçable monument, cet « inventaire du monde » dit D. Poulot, comporte 17 volumes d’articles (plus de 70 000 articles) et 11 volumes de planches ; ensuite qu’il s’est attaché la collaboration de tous les philosophes et savants qui ont compté en ce siècle (avec Voltaire, Rousseau, Montesquieu et tant d’autres – mais Rousseau s’est ensuite fâché avec Diderot), 140 auteurs au total. 7 volumes avaient paru en 1757 ; 25000 exemplaires étaient vendus entre 1751 et 1782. Dès le lancement s’annonçait donc un formidable succès, qui n’a pas été démenti au fil du temps, car les souscripteurs furent de plus en plus nombreux (ils étaient plus de 1000 dès le premier volume, plus de 2000 un an plus tard, et ensuite le chiffre se montait à 4000) ; il fallut encore 10 ans, jusqu’en 1772 pour publier plus de volumes que prévus, 17 au lieu de 8 ; et 2500 planches.

    L’ouvrage a aussi, entre autres particularités culturelles, celle d’associer à l’exposé littéraire, scientifique, moral, etc., une revue illustrée des principales techniques, une « description » des principaux métiers pratiqués à cette époque. D’où ces étonnants volumes de planches, qui présentent tous les procédés, les outils, etc., des « arts », c’est-à-dire des métiers, registre  dans lequel Diderot s’est lui-même beaucoup investi, et qui exigea le travail de nombreux graveurs. Le premier volume de planches parut en 1762, dix ans après le premier volume d’articles. Nombre de connaissances sortent ainsi de l’univers académique et corporatif – nous dirions spécialisé – pour circuler dans le grand public.

    La présence des « arts » à côté de ce qui serait pour nous la « haute culture » des sciences et des lettres, répond à un idéal de connaissance… un peu perdu aujourd’hui , il faut bien le dire (surtout en France). Je n’oublie pas la portée critique très affirmée de nombreux articles, dans le style de pensée qui est propre  aux Lumières telles que je les ai définies en commençant la dernière fois. J’ai souvent cité à ce niveau l’article « Collège » rédigé par d’Alembert… une charge anti-jésuite et anti-universités qui prépare la révolution pédagogique des écoles centrales.

    Si l’Encyclopédie est l’emblème de cette époque, en France et dans toute l’Europe, c’est bien, comme le revendiquait un prospectus rédigé par Diderot (cité par B. Belhoste, idem, p. 83) par le projet  de «  former un tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles ». C’est assez dire combien cette entreprise, en même temps qu’elle marque l’essor d’une intelligence critique, témoigne d’une sorte d’urgence relative à l’accumulation des connaissances, sur tout sujet et d’où qu’elles aient été produites, qu’on veut classer et exposer afin de les offrir sans restriction à tout individu en état de ses les approprier au gré de ses facultés de compréhension. On est donc là encore sous le régime de l’immanence, et dans une forme de célébration des pouvoirs de l’esprit humain, qu’aucune interdiction ne peut plus entraver. L’hostilité de l’Eglise se manifesta dès le second volume, pour ce qui était dit sur des questions de théologie, si bien qu’en mars 1759, le pape mit l’ouvrage à l’Index.

     

    Et le livre scientifique ? Les spécialistes nous indiquent qu’à cette époque, en 1780, dans les bibliothèques françaises, le livre scientifique représente 30% des ouvrages disponibles, alors qu’il ne comptait en 1720 que pour 18%. On peut penser aussi que les classes moyennes (terme d’aujourd’hui), en province ou à l’écart des grandes villes, sont également gagnées aux connaissances nouvelles par le truchement des journaux, des gazettes, et peut-être davantage dans ce cas par les Almanachs (D. Poulot, Les Lumières, op. cit., p. 219), qui offrent à leur lectorat toutes sortes d’informations, avec des rubriques médicinales, des exposés sur des savoirs usuels. Ceci peut être mis en rapport avec la multiplication des ouvrages de vulgarisation comme les Bréviaires, les Compendia, les Méthodes, les Eléments, toutes choses qui procèdent d’un idéal de l’« Universel et portatif »  comme disait Paul  Hazard (La pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à Lessing, Fayard, 1963, p. 202). C’est dire à quel point, une fois encore, la diffusion des connaissances rencontre une véritable passion. Ceci démontre par ailleurs que la culture scientifique fait désormais partie de l’éducation des élites intellectuelles (et urbaines). On voit d’ailleurs apparaître un nouveau type de dictionnaire, dédié aux arts, ou au commerce, ou à la géographie...  à côté de ceux consacrés aux langues mortes ou à la langue nationale (cf. Antoine de Baecque et Françoise Mélonio, Histoire culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, t. III, Lumières et liberté, Les dix-huitième et dix-neuvième siècles, Seuil 2005 [1ère éd. 1998], p. 22. Plus généralement, ces ouvrages s’étoffaient en même temps que leur diffusion connaissait une croissance continue et accélérée. Parmi les ouvrages qui ont compté sur ce plan, il y a eu le Dictionnaire de Pierre Bayle, avec neuf éditions entre 1695 et 1741 ; et 20000 exemplaires vendus au milieu du siècle.

     

    c) Le phénomène des salons

    Les salons littéraires, autre version typique des pratiques culturelles du XVIIIe siècle, ont également joué un grand rôle dans la diffusion des sciences expérimentales. Ces réunions, différentes en leur principe des pratiques curiales de Versailles, où l’on pouvait écouter des lectures et faire toute sortes de commentaires, donnaient lieu à discussions et à échanges d’idées. Y participaient gens de lettres, philosophes et savants, qui côtoyaient là un public d’aristocrates libéraux et de bourgeois  cultivés. Tous avaient un maniement spécialement raffiné de la langue, ce qui faisait la part belle aux écrivains. Une image souvent commentée est un tableau peint en 1812 par Gabriel Lemonnier, qui représente Voltaire lisant une de ses pièces, L’orphelin de la Chine, en 1755, devant une assemblée réunie dans le salon de Mme Geoffrin. Johan Heilbron, dans Naissance de la sociologie, op. cit., le chapitre « Les intellectuels entre académies et salons », note (p. 18) que certains salons étaient quasi spécialisés dans un type de sujet, c’est-à-dire de discipline de savoir, jusqu’à la gastronomie ou la musique, ce qui marque encore mieux la divergence par rapport aux pratiques de la cour versaillaise.

    Pour comprendre ce phénomène, annoncé par le mot « littéraire » mais où les sujets scientifiques sont fréquents (je répète que « littéraire » ne s’oppose pas voire ne se distingue pas de « scientifique » à ce moment) on peut considérer qu’il est producteur d’une véritable opinion publique. Telle est l’interprétation d’Habermas dans l’un de ses premiers ouvrages, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, (Payot, 1988). Donc une donnée nouvelle de la vie culturelle des élites destinée à jouer un rôle politique et social majeur, d’autant plus que la réunion du salon, qui n’admettait aucun protocole, ne se pliait pas aux hiérarchies habituelles, ni entre aristocrates et bourgeois, ni (ou moins) entre hommes et femmes.

    Une notice de la BNF disponible sur le web (les Essentiels littérature, sur « Les salons littéraires au XVIIIe siècle »), nous permet de reconstituer une chronologie minimale des salons les plus courus. Il y eut celui de la duchesse du Maine dans son château de Sceaux près de Paris (1699-1753 ; mais on peut aussi remonter au début du XVIIe siècle, avec le salon tenu à partir de 1608 à l’hôtel de Rambouillet par Mme de Rambouillet, ou plus tard, au milieu du XVIIe siècle, avec le salon de Mme de Scudéry) ; il y eut celui de Mme de Lambert (1710-1733) ; il y eut le club dit de « l’entresol » (1720-1731), le salon de Mme de Tencin (1726-1749), puis, plus connus pour leur fréquentation par des hommes de lettres célèbres, ceux de Mme du Deffand (1740-1780), de Mme Geoffrin (1749-1777), de Melle de Lespinasse (1764-1776)…  Je ne cite ici que des salons tenus pas des femmes ; mais les hommes ne furent pas absents de ces initiatives, quoique bien moins nombreux : ce fut le cas des philosophes d’Holbach ou Helvétius.

     

    Remarque

    J’ai une nette sympathie pour Melle de Lespinasse, qui fut une amoureuse romantique avant l’heure. J’en dis un mot, qui fera peut-être entrevoir la réalité des pratiques dont il est question. On a souvent pensé (ce qui semble infirmé aujourd’hui) que Julie de Lespinasse était une nièce illégitime de la marquise du Deffand, à qui elle servit un temps de dame de compagnie, si bien qu’elle assistait et participait à ce titre aux réunions mondaines de la rue Saint Dominique. Et c’est après une brouille avec sa protectrice que Melle de Lespinasse ouvrit (est-ce ainsi qu’on peut le dire ?) son propre salon, en 1764, rue de Bellechasse (dans ce qui est aujourd’hui le même arrondissement de Paris). Or, sans doute à cause de son intelligence nous dit-on, sa vivacité d’esprit et son habileté à diriger les conversations, elle attira chez elle une grande partie des personnalités qui fréquentaient auparavant le salon de la marquise. Parmi ses plus proches amis, il y eut d’Alembert, qui ne la quitta plus après qu’elle l’eût soigné chez elle. Bref, tous les soirs, une trentaine au moins de personnes se rendaient au salon de cette Julie -  qui n’offrait pas à souper à cause de ses trop modestes revenus (quoiqu’elle fût pensionnée par de riches amis). Ce salon était donc très en vue. Il était aussi fréquenté par Condorcet, Turgot, Marmontel… J’ai parlé d’elle comme d’une amante romantique. L’objet de son tourment était le colonel Guibert (elle s’était d’abord éprise du marquis de Mora, fils d’un ambassadeur) ; mais ce Guibert, assez indifférent à ses tendres pensées, épousa une autre femme, ce dont Julie de Lespinasse conçu une profonde affliction, dont on découvre la teneur dans une correspondance publiée après la mort de Guibert par l’épouse de celui-ci. Julie de Lespinasse mourut à 43 ans, de la tuberculose et peut-être aussi à cause de la détresse qu’elle endurait du fait de sa déception. Je fais partie de ceux qui voient  dans cette correspondance un des premiers grands textes, un chef d’œuvre peut-être, de la littérature romantique.

     

    Tenir un salon, c’était procéder à des invitations, c’était ensuite définir des sujets, diriger la conversation, etc. Il est clair que, sur ce registre, les femmes démontrèrent des qualités qu’on leur déniait jusqu’alors ; et elles s’illustrèrent d’autant plus qu’elle avaient accès aux connaissances scientifiques les plus complexes et actuelles. Voir l’exemple de Mme du Châtelet, maîtresse de Voltaire, qui tînt salon dans la demeure de ce dernier, à Cirey-sur-Blaise. La marquise du Châtelet avait été formée aux mathématiques par Maupertuis ; et elle traduisit les Principia de Newton. Sur ce questions, voir Susan Sheets-Pyenson, « Le rôle des femmes et l’essor de la culture scientifique française au XVIIIe siècle », in L. Pyenson et J.-F. Gauvin, L’art d’enseigner la physique…, op. cit.

     

    d) Les cabinets scientifiques

    J’arrive maintenant à la question que j’ai annoncée et qui concerne une pratique qui reste peut-être mystérieuse si on n’en a aucune l’idée. Mais l’aménagement de ces dispositifs, souvent (mais pas uniquement) dans la sphère privée donc en dehors des pratiques publiques au sens strict, pour la contemplation personnelle, est un autre révélateur de l’engouement des élites pour l’observation et la description des phénomènes naturels. C’est un révélateur, non seulement d’un état des pratiques savantes, mais aussi de la diffusion quasi « populaire » des curiosités relatives à la nature, ce qui est bien l’une des formes que prend l’activité savante. J’ai parlé séance 7 de Buffon ; eh bien c’est un bon exemple, car Buffon, chargé du Cabinet d’histoire naturelle du roi, a pu réunir une collection exceptionnelle, l’une des plus importantes en Europe – qui est toujours un élément du fonds du Muséum actuel. J’ai dit que certains cabinets de curiosité ont survécu et qu’on peut donc les voir dans certains musées ; pour confirmer, voici deux photos que j’ai prises récemment au Musée des beaux arts de Rennes.

    2018-8 Sciences XVIIIe siècle (2)

     

    2018-8 Sciences XVIIIe siècle (2)

    Les cabinets les plus courus semblent avoir été ceux consacrés à l’histoire naturelle ; l’astronomie ou la chimie furent présentes à un moindre degré, sans doute parce qu’elles étaient plus difficiles à mettre en œuvre). D’après B. Belhoste (Paris savant, op. cit., p. 121) un ouvrage de 1787 (L. V. Thiéry, Guide des amateurs et des étrangers à paris, Ou Description raisonnée de cette ville, de sa banlieue et de tout c qu’elles contiennent de remarquable), décrit 45 cabinet  de ce type à Paris. En 1758, l’abbé Nollet, physicien quasi officiel dont j’ai parlé, installe un cabinet de physique (et mécanique) à Versailles, à l’Hôtel des Menus Plaisirs, ce qui donnera lieu ensuite, à partir de l’année suivante, 1759, à des sortes de visites organisées. On fait là des expériences amusantes.

     

    Remarque

    Au passage je précise que l’hôtel des Menus plaisirs est une salle en ville primitivement destinée à la préparation de spectacles pour le roi, et où les Etats Génraux furent accueillis en 1789, avant que les Constituants en soient chassés et soient contraints de migrer vers la salle du jeu de paume, dans le quartier de la cathédrale saint Louis, où ils prononceront le fameux serment, le 20 juin.

     

    Un cabinet de physique a été installé dans les années 1760 au château même, pour l’éducation scientifique du futur Louis XVI, alors duc de Berry, et de ses frères (qui seront après la Révolution et l’Empire Louis XVII puis Charles X). La garde de ce lieu est alors confiée au premier sous-précepteur des sciences, l’abbé de Mostuéjouls. Louis XVI a été toute sa vie passionné de sciences (d’où la caricature bien connue, mais qui n’est qu’une caricature, qui le montre indifférent aux affaires de son royaume et passant le plus clair de son temps à bricoler des serrures !).

    En ce temps-là, les pratiques naturalistes se répandent dans la bonne société. On aime herboriser, ramasser des coquillages, attraper des insectes – une activité dont Rousseau offre la plus célèbre illustration. Les cabinets s’installent souvent dans de luxueuses demeures aristocratiques. Parfois, on aménage deux espaces distincts, l’un pour le faire admirer par des visiteurs, l’autre restant l’affaire des connaisseurs authentiques (B. Belhoste, idem,  p. 122 cite  ici le duc de Croÿ). Mais cela ne doit pas faire croire que seuls des aristocrates et des riches bourgeois, financiers par exemple, s’adonnent à ces plaisirs de l’esprit. Dans le lot des connaisseurs, il y a aussi des marchands, des médecins, des peintres, etc., ce qui ceci suppose un commerce des objets exposés. Lamarck, grand savant lui-même, et botaniste du roi, dans un mémoire plus tardif, de 1790, ne ménage pas ses critiques à l’endroit de ces pratiques, notamment celle des cabinets d’historie naturelle.

    La pratique des collections ne date évidemment pas de l’époque moderne. Elle remonte à l’antiquité. Mais à la Renaissance et à l’âge classique, elle se répand dans les milieux cultivés, et c’est ce moment qu’elle intègre les nouveaux intérêts pour l’observation de la nature, répondant au désir d’une ouverture illimitée de l’espace des savoirs, ceux déjà conquis et ceux à conquérir. Ce sentiment est parfaitement illustré par le frontispice du volume de bacon (le grand savant et philosophe anglais du XVIIe siècle, un des précurseurs de la science expérimentale), l’Instauratio Magne , en 1620 : image d’un vaisseau qui se lance sur les flots en passant entre les deux colonnes d’Hercule avant de d’affronter l’océan qui s’étire jusqu’à l’horizon. C’est bien dans cet univers de culture que se répandent les cabinets de curiosités où s’entassent, disons plutôt se rangent (et souvent s’ordonnent) des objets naturels et artificiels, des animaux naturalisés, des plantes séchées, des instruments, des tableaux, des livres, et ainsi de suite. On essaye de découvrir, puis d’accumuler et de conserver toute la diversité qui révèle le génie de la nature et des hommes, et qui constitue la richesse du monde. Le mot de « curiosité » est en ce sens très significatif. J’ai mentionné plus haut en commençant la formule de R. Taton,  qui parle d’un  « siècle de la curiosité », le XVIIIe en l’occurrence. C’est un fait.

    A Versailles, il y avait aussi un cabinet de curiosités pour l’éducation des enfants royaux, le cabinet du marquis de Sérent, gouverneur des enfants du comte d’Artois (futur Charles X). Le marquis avait racheté une collection d’objets dits « exotiques » appartenant à un commis du bureau des colonies d’Amérique, Denis–Jacques Fayolle, qui avait amassé dans ses voyages ou s’était fait envoyer des objets venus d’un peu partout à travers le monde. Comme il n’y avait pas assez de place à Versailles, ce cabinet fut installé dans l’hôtel particulier du marquis de Sérent, en Ville, non loin du château, rue des Réservoirs (n°6). Je lis un article de Pascale Morniche, « Les cabinets de curiosités dans l’éducation princière », article paru dans un opuscule intitulé Les cabinets de curiosité de la bibliothèque de Versailles et du lycée Hoche (catalogue d’une exposition à la bibliothèque de Versailles, 2004). P. Morniche  y explique la conception des cabinets sur la base d’une tripartition propre aux sciences naturelles (l’histoire naturelle) : le minéral, le végétal et l’animal. Dans ce genre de cabinet, on met en plus de cela des objets que nous dirions aujourd’hui ethnographiques « Des têtes de cire, des robes et des peaux peintes, des maquettes de kayaks d’Indiens d’Amérique du Nord » (p. 29). Notons à ce niveau une évolution significative puisque, traditionnellement, le cabinet de curiosité était un répertoire de merveilles divines, donc était essentiellement voué à célébrer la gloire du Créateur.

    Voltaire avait installé un cabinet de physique dans le château de Cirey-sur-Blaise, sur la base des instruments de l’abbé Nollet… Jean-Paul Marat, le futur révolutionnaire, qui était médecin, possédait un cabinet de physique à Paris, rue de Bourgogne, chez sa protectrice, la marquise de l’Aubespine. Il présenta aussi des travaux d’optique à l’Académie, mais on ne lui accorda aucune approbation.

    Dans le contexte de cette curiosité en extension continue, on trouve sans doute dans le lot beaucoup d’amuseurs voire de charlatans purs et simple (je ne dis pas que Marat en faisait partie : je n’en sais rien). De la lecture du livre de B. Belhoste (Paris savant, op. cit., p. 148-150) on tire l’idée d’une cohorte de « démonstrateurs » de physique. Il y en avait plusieurs dizaines à Paris. Leurs prestations publiques se situaient entre le spectacle de foire et l’enseignement rationnel – principalement dans les domaines de la mécanique, de l’optique et de l’électricité (avec parfois, ajoute B. Belhoste, des expériences de chimie). Certains exerçaient d’ailleurs dans les écoles du quartier latin, tandis que les autres se contentaient des places publiques.

     

    Remarque 1

    Un mot pour terminer. J’ai dit que je n’entrais pas dans les détails, mais en même temps, j’ai abordé un grand nombre de faits, au risque qu’on trouve bizarre ce long trajet à travers le XVIIIe siècle, alors que je suis censé parler du XIXe. En fait, j’avais deux raisons de le faire. D’une part la raison immédiate et annoncée : comprendre la teneur, la consistance, scientifique en l’occurrence, des choix effectués par les écoles centrales de la Révolution, choix qui opèrent un réaménagement global des visées de l’instruction publique et qui, en conséquence, vont littéralement hanter la conscience des « décideurs » scolaire tout au long du XIXe siècle. D’autre part, raison en arrière-plan, je voulais qu’on se représente pourquoi et comment cette culture des sciences expérimentales surgit dans l’univers scolaire comme un véritable continent, c’est la métaphore que j’ai choisie, un continent, une configuration de savoirs et de pratiques assez riche et vaste (j’espère que j’ai bien donné l’idée de cette richesse) pour entrer en tension, en conflit avec le continent traditionnel des belles-lettres et de la latinité.

     

    Remarque 2

    Dans la prochaine séance, je terminerai ce parcours en donnant un contenu au phénomène de « divulgation » des savoirs. N’oublions pas ce que le personnage du démonstrateur, la pratique du salon et le dispositif des cabinets de curiosité viennent de nous rappeler : la science a partie liée avec la démocratie, dans la mesure où, procédant d’une vision sécularisée de la nature, elle s’acquiert dans des espaces publics, ouverts sans restriction, et où tout citoyen peut légitimement l’acquérir sans demander d’autorisation à quiconque. Tout citoyen peut en droit entrer dans un laboratoire, par exemple, assister ou procéder à aux expériences, et saisir des preuves pour son propre compte, ce qui signifie par ailleurs que les sciences, tant leurs objets que leurs arguments, sont entraînées dans le courant d’une diffusion universelle, hors de tout secret réservé à une corporation ou jalousement gardé par une cléricature quelconque.

    Conséquence. Je soutiens que le mot « discipline », quand on parle de discipline scolaire (aujourd’hui), retient d’abord ce sens démocratique issu des sciences expérimentales, donc ne doit pas être réduit à une organisation de savoirs enseignables (ce qu’admettent trop facilement les spécialistes des théories « didactiques »).

     


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    Séance 9

     

    CHAPITRE II

    II) L’EVOLUTION CULTURELLE ET L’EVOLUTION DE LA CULTURE SCOLAIRE au XIXe siècle (suite)

     

    3) Diffusion (communication) et vulgarisation (et divulgation) des sciences au XVIIIe siècle (suite et fin).

    Deux séries de remarques pour conclure.

     

    1

    Quand on a une notion claire de l’expansion continue du continent de la culture scientifique au XVIIIe siècle, que faut-il noter d’essentiel concernant sa transmission scolaire ou non scolaire?

    a) D’abord, il ressort très nettement de ce qui précède la multiplication des enseignements en dehors ou à côté des établissements traditionnels comme les collèges. J’ai donné plusieurs exemples de lieux où les sciences sont présentes : les académies, les sociétés savantes, et, à Paris, le collège de France, le jardin du roi - futur jardin des plantes et Muséum d’histoire naturelle (il me semble bien que Rousseau y a assisté à des présentations, mais je ne retrouve plus où j’ai lu ça…). Je pense aussi au (très vieux) collège de Navarre où Louis XV fait construire un amphithéâtre de cinq cents places pour les leçons qu’y donneront ensuite quelques grands savants de l’époque. C’est ainsi que l’abbé Nollet s’adressait aussi bien aux auditeurs du Collège de Navarre qu’à la famille royale à la cour de Versailles – de même qu’aux élèves des écoles militaires. Et son successeur comme professeur au Collège de Navarre, Mathurin Jacques Brisson, sera aussi démonstrateur en titre des collèges de l’Université. Physicien, zoologiste, chargé du cabinet de curiosité du célèbre physicien Réaumur (son aîné, auquel il est lié familialement), Brisson sera finalement  membre de l’académie des sciences – comme Réaumur d’ailleurs.

    Je n’ai encore rien dit des connaissances médicales. A Paris, elles étaient le fait de la faculté de médecine. Cette faculté, qui faisait partie de l’Université, possédait un corps autonome de professeurs, élus chaque année par les docteurs régents. L’un de ces professeurs, nommé pour deux ans, le seul, professor scholarum, donnait des leçons de physiologie et d’hygiène en première année, et ensuite de pathologie et de thérapeutique. A la faculté de médecine, on utilisait aussi des cadavres pour étudier l’anatomie. D’autres cours portaient sur la chimie, l’ophtalmologie, la chirurgie et la pharmacie. Et tout cela se produisait en latin, sauf la chimie (B. Belhoste, Paris savant, op. cit., p. 63).

    Sur tous ces événements plus ou moins institutionnalisés, on peut donc se plonger dans la lecture du livre de B. Belhoste que je cite à l’instant. J’ai tiré de ce livre, la dernière fois, le passage sur les « démonstrateurs de physique », qui sont des dizaines avant la Révolution  et qui agissent aussi bien dans les foires que dans certaines écoles  parisiennes (idem, p. 148 et suiv.).

    A Paris, au quartier latin toujours, il y avait aussi au XVIIIe siècle de nombreux cours privés où étaient exposées des connaissances scientifiques. B. Belhoste évoque ainsi (idem, p. 69) l’« art chimique » qui intéressait spécialement les métiers parisiens, les pharmaciens mais aussi les épiciers, les charcutiers, les boulangers…, des droguistes, des tanneurs, tous occupés à transformer des matières animales ou végétales. On peut ranger dans cette catégorie le parfumeur de la reine, Fargeon, qui était installé rue du Boule ; et le dénommé Maille, le « Corneille de la moutarde » (ceci doit exciter certaines papilles gustatives !), qui résidait rue Saint André des Arts, en bas de l’actuel Boulevard Saint-Michel. Dans le lot, les apothicaires étaient évidemment le plus curieux des procédés de la chimie ; au point, nous apprend également B. Belhoste (idem, p. 70), que certains d’entre eux ne se sont pas contentés de suivre les traditions des préparations qui leur avaient été transmises, et qu’ils sont devenus de véritables chercheurs. L’un d’eux, nommé Bertrand Pelletier, fut même jugé digne d’entrer à l’Académie des sciences en 1792.

    Reportons-nous au XIXe  siècle. A cette époque, certaines municipalités ouvrent pour un public divers, des adultes notamment, des cours de sciences en rapport avec des besoins d’industries locales. C’est le cas à Mulhouse, qui a, entre autres, une Ecole supérieure de chimie et une Ecole théorique et pratique de filature (cf. Raymond. Oberlé, L’enseignement à Mulhouse de 1798 à 1870, Les Belles Lettres, 1961). Je puis signaler à ce propos que récemment, en 2014 et 2015, Renaud d’Enfert et Hélène Gispert ont dirigé à la faculté des sciences d’Orsay un séminaire consacré aux enseignements scientifiques et technologiques organisés à cette époque dans de nombreuses villes comme Metz, Toulouse, Besançon, etc., souvent en lien avec des sociétés savantes. Espérons que ces travaux feront l’objet d’une publication de synthèse, qui pourrait déplacer le regard historiographique vers des pratiques locales et des acteurs non « scolaires » au sens strict.

     

    b) Je reviens à l’Ancien Régime, pour dire qu’il ne faut pas trop noircir le tableau des collèges, car les enseignements scientifiques, avec les mathématiques et la physique, y furent bien représentés. Cette question des enseignements scientifiques dans les établissements scolaires classiques mériterait à elle seule un chapitre spécial si l’on voulait donner l’idée des progrès effectués en ce domaine. D’autant que ces progrès ne se produisent pas sur les mêmes bases ni au même rythme selon les orientations des compagnies religieuses à la tête des collèges. En particulier, les collèges oratoriens devraient être analysés de façon nuancée par rapport aux collèges jésuites. Comme mon propos a déjà été ralenti alors que je ne souhaite pas revenir sur les collèges d’avant la Révolution, mais que, malgré tout, il faut avoir une petite notion sur ce sujet, je me limite à un ou deux conseils de lecture. Voyez dans F. de Dainville, L’éducation des jésuites, op. cit., plusieurs chapitres (articles), sur les enseignements scientifiques notamment du XVI au XVIIIe siècle. Dainville traite également de la Provence depuis le XVIe siècle (ce fut une « école provençale » assure-t-il), et il souligne le fait que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les jésuites ont été très tôt désireux de suivre et de transmettre le progrès des connaissances dans divers domaines de la physique, de l’astronomie, etc. Un autre article précise (p. 357) qu’en 1761, 85 collèges jésuites sur 90  enseignent la physique. Ces enseignements ont lieu, bien sûr, lors des deux années de philosophie, après la rhétorique, donc dans les collèges qui comportent le cycle complet des études.

    Souvent, dans ce cadre, les élèves sont invités à lire et apprendre des livres (cette manière de faire va durer encore longtemps). Cependant, d’après Dainville, les collèges jésuites ont bien pratiqué démonstrations et expériences, y compris à l’aide de salles aménagées à cette fin, de véritables « cabinets de physique » (voir p. 366 et suiv. sur des collèges d’Alsace, comme à Dijon, Lyon, etc.).

    Daniel Roche, cité la dernière fois à propos des académies provinciales, a noté qu’entre 1700 et 1760, à part les établissements jésuites, presque tous les collèges de l’Oratoire dispensent un enseignement de physique et de mathématiques. Pour avoir une idée de ce qui se passe dans les collèges oratoriens, on peut consulter le livre dirigé par Pierre Costabel (lui-même oratorien), L’enseignement classique au XVIIIe siècle. Collèges et universités (Hermann, 1986), qui contient un chapitre sur l’Oratoire où l’enseignement des sciences fait l’objet d’une brève description (p. 79-82).  Du même auteur, un ouvrage à ne pas manquer sur ce sujet, Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, Hermann, 1964 (dont il y a une réédition numérique).

     

    2

    J’en viens maintenant à une question de fond, que j’ai annoncée au début de ce chapitre, et plusieurs fois après, la question de ce que j’ai qualifié comme divulgation du savoir, ceci pour affirmer qu’il ne s’agit pas seulement de diffusion. Quelle est la différence ? Diffusion suppose qu’il n’y a pas d’obstacle, pas de hiatus, ni social, ni culturel, pas de cloison étanche entre les émetteurs et les récepteurs de la culture, des connaissances, des savoirs. En revanche divulgation suppose qu’on a surmonté des obstacles, c’est-à-dire, au bout du compte, qu’on a renoncé à protéger et à contenir la connaissance dans les limites d’un groupe exclusif, une famille, une corporation de métier, donc qu’on a mis fin à des pratiques de secret. Voilà ce qui se joue avec la montée de la science expérimentale : on transforme l’univers social et culturel des corporations fermées les unes aux autres, chacune jalouse de ses savoirs et de ses pratiques du savoir, et on crée de facto un univers où la connaissance n’est plus réservée à ceux qui l’ont produite ou qui ont reçu mission de la conserver et de la transmettre à des initiés seulement ; et c’est ce qui à terme implique la conception et la fabrication de supports comme… l’Encyclopédie, qui expose tous les savoirs pour… tout le monde ! (on a vu qu’une caractéristique du XVIIIe siècle consiste dans la multiplication des dictionnaires et des encyclopédies relatifs désormais à toutes sortes de savoirs, y compris ceux des arts et des métiers - dans l’Encyclopédie, par exemple, 44 pages son consacrées à la fabrication de la glace, 33 à la maçonnerie, etc.).  C’est en ce sens que j’ai désigné un lien consubstantiel entre les sciences et la démocratie, en évoquant le laboratoire et ses exigences de démonstration et de la preuve (empirique et théorique) qui sont, par définition, à disposition de tout sujet doué de raison.

     

    Remarque

    Je viens de relever une condition sociale et culturelle observable en dehors ou au-delà des actes accomplis et des activités effectuées par les sujets sociaux. Cette condition est inférée d’après l’idée qu’on peut se faire de l’« horizon d’attente » (expression à laquelle j’ai fait allusion dans la séance 6, et qui est issue des théories de la réception des textes littéraires) perçu ou imaginé par les sujets sociaux quand ils assument de telles activités et pratiques. Pour accéder à l’horizon d’attente des sujets sociaux, il faut en effet prendre du recul par rapport aux données factuelles relatives à leurs actes et activités, comme ceux que j’ai exposés jusqu’ici, et tenter d’approcher la pensée de ces sujets, leur état esprit (je n’ose dire leurs intentions, terme qui pourrait suggérer une interprétation, une approche herméneutique) dès lors qu’ils agissent dans un domaine de la vie sociale. Ces sujets, de par leur constitution mentale, leur « mentalité », ont une vision de ce qu’ils font lorsqu’ils le font, ils ont donc une (ou des) « attente(s) », précisément, en fonction de la manière dont ils veulent et peuvent s’approprier les objets culturels, les savoirs, les techniques, etc. (dans le cas qui m’occupe). Je situe par conséquent la modalité de la divulgation sur ce registre subjectif d’une  « attente », et dans ce cas (soyons clairs !), ce qui est attendu par les sujets sociaux, c’est un certain usage des savoirs et certaines normes d’usage des savoirs, donc de l’exposition, de la communication et de la circulation de ces savoirs.

     

    Pour développer un peu l’idée d’un nouveau monde culturel sans secrets, je voudrais m’appuyer sur un ouvrage dont j’ai dit le plus grand bien (voir cours de 2014, séance 3 ; et cette année la fin de la séance 7), celui de François Caron, La dynamique de l’innovation (Paris Gallimard, 20 10). Un livre sur la formation et la diffusion des savoirs techniques et leur lien avec les progrès scientifiques. De ce livre (dont je pense ne pas trop m’éloigner ; mais ce serait une discussion à mener), je tire l’idée que la diffusion du savoir a changé primitivement lorsque le monde des artisans a été supplanté par le monde des experts, ceux qui seront un jour les ingénieurs, étant entendu que les ingénieurs sont proches des savants, qu’ils peuvent renseigner sur certains phénomènes, ou bien, dans l’autre sens, de qui ils reçoivent des concepts, des idées expériences, etc.  

    Voilà plus précisément ce qu’on comprend à lire F. Caron. L’expert est, comme l’artisan traditionnel, un acteur de la connaissance (technique, etc.), c’est un spécialiste lui aussi ; mais il peut dominer l’ensemble d’un domaine, au-delà d’un de ses secteurs, ou de l’une de ses applications seulement (par exemple un procédé de fabrication déterminé). Dans un chapitre (le chapitre 2) intitulé « De l’artisan à l’expert : première étape de la formalisation », F. Caron décrit ainsi ce qui peut être la première incarnation de cette figure : il s’agit du spécialiste en mines, ou métallurgie, ou artillerie, ou fortifications, mécanique, agronomie, qui, à partir du XVIe siècle, se fait connaître dans toute l’Europe, qui devient conseiller des grands, et, surtout, qui rédige un nouveau type d’ouvrage, dans lequel la description des procédés et l’observation des pratiques ouvrières et artisanales donne lieu, en plus, à une analyse critique plus globale des procédés en question (d’où, à nouveau, plus tard mais dans ce sens, le pari de l’Encyclopédie). C’est le cas de Vannoccio Biringuccio, dans sa Pirotechnia, livre de 1541 sur les industries qui utilisent la chaleur (métallurgie, poudre, etc.) ; ou de Georg Bauer, dans De re metallica, livre de 1556 sur les maladies contractées par les hommes qui travaillent dans les mines. Telle est la première dimension de l’expert (j’ignore tout des auteurs cités, je le précise…).

    Avec ce genre de traité nous explique F. Caron (p. 52 et suiv.), les connaissances en chimie, métallurgie ou agronomie, etc., se fondent certes sur l’observation des pratiques ouvrières et artisanales, je le disais à l’instant, mais ces connaissances, par le moyen de l’écrit, s’énoncent en notions plus générales et en règles formelles, et c’est pourquoi, sous cette forme, elles cessent d’être enfermées par l’usage de groupes restreints, elles débordent ces groupes et circulent plus librement. Telle est la sorte de condition initiale à partir de laquelle la diffusion des savoirs techniques est amplifiée, ce qui rend aussi possibles des transferts de savoirs d’une région de la culture à un autre.

    J’ajoute ceci, qui me paraît frappant :  dans  les mêmes années, au milieu du XVIe siècle, sont fondés les collèges nouveaux… où le texte (littéraire ou grammatical dans ce cas) règne en maître sur l’activité des professeurs et des élèves. Il y aurait peut-être là toute une réflexion à poursuivre pour voir si on peut connecter les deux sphères, celle du travail et de la technique et celle de l’éducation et de l’école.

    Je souligne le processus de formalisation des savoirs dont il vient d’être question. Lorsque les pratiques du secret sont dépassées, les savoirs ne sont plus présentés ou disponibles sous la même forme. Ils font l’objet de quelque chose comme un texte, un ensemble d’arguments et un corpus de règles. La formalisation suppose évidemment l’écrit, et non plus une simple communication orale dans un univers corporatif où les savoirs restent enracinés dans les usages et les routines. Si je souligne cette donnée c’est aussi parce qu’elle complète l’explication de la formation des disciplines, les disciplines savantes en l’occurrence : sur le fond, j’ai déjà renvoyé la formation des disciplines à l’extension du domaine de la démocratie – accès universel aux savoirs – voir la fin de la séance précédente ; sur la forme maintenant, je précise qu’une discipline dépend des processus de formalisation, d’énonciation de règles d’usage et de justifications de ces règles, lesquelles entraînent donc une circulation des savoirs dans divers milieux, hors de leur milieu d’origine.

     

    Remarque

    Que le laboratoire fonctionne dans l’idéal et dans la réalité comme un espace d’échange démocratique, cela n’empêche pas, et même, dans une certaine mesure, cela entraîne bel et bien l’existence de toutes sortes de conflits, d’oppositions, voire d’incompréhensions entre les chercheurs lorsqu’ils effectuent les actes ordinaires du travail scientifique. C’est ce que montre très bien la sociologie de la connaissance telle que la pratique Bruno Latour (cf. notamment La vie de laboratoire, La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988 [1979 en anglais].

     

    Voilà donc l’intéressant : on assiste, en même temps qu’à l’élaboration de nouveaux savoirs,  à une nouvelle élaboration des savoirs anciens, pratiques, et à une plus grande circulation de ces savoirs (que le texte, l’écrit, impose et facilite) – et c’est ce que je propose de ranger dans la rubrique de la divulgation. Voir les cas en quelque sorte originaires de la construction de bâtiments (et de l’architecture), des chantiers hydrauliques ou miniers, ou des métiers associés à l’art militaire (si je me fie aux reconstitutions de F. Caron). Ceci signifie que la circulation, finalement, est associée à la formation d’une autre culture, une autre « expérience sociale » des savoirs.

    Au passage, ceci me confirme dans le choix de distinguer « pratiques » et « actions » donc usages  (cf. séance 1).

    Très tôt, la Royal Society anglaise a lancé un programme d’histoire du commerce qui a suscité toutes sortes de descriptions des pratiques industrielles (apparaissent ainsi la fabrication des chandelles, des parchemins, etc.), ce qui participe au processus de formalisation. Bien évidemment, une autre étape de la formalisation des savoirs, une étape supérieure, sera atteinte avec le développement des disciplines scientifiques autonomes, qui influencent après coup la technique, qui changent et améliorent les procédés de fabrication, etc. Je parle du lien, nouveau à l’ère moderne, de la science et de la technique, la première devenant capable d’agir sur la seconde, voire de la transformer. C’est un autre problème historique majeur que de comprendre ce lien, qui change de sens au cours du temps, puisque la technique est aussi bien, dans un premier temps, pourvoyeuse de phénomènes observables par les sciences, si bien qu’elle peut précéder la science et pas seulement la suivre. Pour caractériser le lien moderne, un cas assez évident est celui de William Petty, membre de la Royal Society anglaise, qui rédige en 1674 un essai sur l’usage des proportions doubles destiné à appliquer la physique de Galilée à la navigation, à l’artillerie et à la construction. Plus avant dans l’histoire, on peut aussi penser (avec F. Caron toujours), aux florentins du XVe siècle qui, dans le domaine de l’architecture, après la redécouverte d’Euclide, élaborent une science de la perspective et établissant la notion de point de fuite (d’où l’œuvre de Brunelleschi, et notamment le dôme de la cathédrale de à Florence, édifié en 1432-1436). Autre exemple du même type (F. Caron, idem, p. 72), la science pneumatique qui appartient aussi bien aux savants qu’aux ingénieurs (c’est vrai depuis le XVIIe siècle) : dans ce cas, l’étude du vide (démontré par Galilée), la connaissance des propriétés de la pression atmosphérique, de la force élastique de la vapeur d’eau pour élever l’eau dans un tuyau, agir sur un piston, etc., forment l’ensemble des connaissances nécessaires à la conception de la machine à vapeur – dont on sait l’immense importance qu’elle va avoir sur la navigation, donc sur le commerce et l’industrie…

    Ceci éclaire la constitution de savoirs applicables à l’industrie, certes, mais aussi, en même temps, pour y revenir, celui de la formalisation des savoirs, dont la circulation est ipso facto développée, entièrement ouverte, illimitée, sur le mode de la diffusion-divulgation (je ne tranche pas, cette fois…). On verra les mêmes rapports entre science et technique dans le domaine de la chimie. Domaine intéressant, qui révèle encore mieux peut-être le lien qui rend les sciences utiles à l’industrie. Il n’est besoin que de se rapporter aux expériences sur les gaz, les métaux (nickel ou platine), etc., de même qu’à la construction d’instruments de mesure de plus en plus précis comme les balances. Les expériences de Lavoisier sur l’air et l’eau en 1775, son refus de la théorie du phlogistique (l’idée d’une mystérieuse substance présente dans le matière et permettant la combustion,), au profit de la découverte du rôle de l’oxygène, tout cela a créé une discipline nouvelle en même temps que cela donnait des moyens praticables par une chimie industrielle. Et c’est alors que la chimie, grâce au génie de ce savant, atteint un degré ultime (ou presque) de formalisme, avec le tableau (nomenclature) des éléments.

    Pour schématiser, en espérant que je ne trahis pas F. Caron, je dirai que l’artisan, le maître d’œuvre, transmettait des secrets ; qu’il les transmettait par la parole, par des dessins aussi (ce qui supposait une connaissance de la géométrie) ; et enfin que cette transmission s’opérait souvent dans la famille (en vertu d’une superposition des familles et des corporations). En revanche, l’expert, inséré dans un milieu de communication large, ouvert, est celui qui domine dans sa généralité transmissible tout un domaine, surtout si, après l’âge classique, ce domaine est informé par une science. Un bon modèle  de l’expert en ce sens, qui vient de loin, du Moyen Age, est celui de l’hydraulicien (dit F. Caron). Sur le même registre, on peut aussi penser à Versailles et au problème posé par le manque d’eau pour alimenter les fontaines – d’où l’incroyable « machine de Marly », qui devait faire remonter jusqu’au château l’eau de la Seine en contrebas ! Cet modèle disais-je, s’affirme du milieu du XVIIe jusqu’au XIXe siècle. C’est au XVIIe siècle justement que se pose une autre question, celle des fortifications militaires, problème dont la prise en compte suscitera la création, à la fin de ce siècle, d’un département des fortifications des places de terre et de mer, auquel le pouvoir royal attribuera des compétences étendues à l’aménagement du territoire (d’où cartographie, urbanisme, architecture civile et militaire, hydraulique : voir l’œuvre bien connue de Vauban). C’est dans le même contexte que sera fondée en 1748 l’école de Mézières pour les ingénieurs du génie (où Monge enseignera plus tard), de même qu’en 1747 l’Ecole des Ponts et chaussées ; des écoles qui, au-delà de leur spécialité, accueillent et produisent le nouveau profil professionnel qui fait l’objet de mon interrogation et qu’on peut appeler avec F. Caron l’ingénieur polyvalent.

     

     

    CHAPITRE III

    CULTURES SCOLAIRES AU XIXe SIECLE

     

    INTRODUCTION

     

    Après ce long détour, long mais indispensable pour comprendre la formation du continent culturel des sciences et les conséquences engendrées dans l’univers de la culture scolaire, après cela donc, nous pouvons nous interroger sur les évolutions de la culture scolaire au XIXe siècle. J’ai déjà eu l’occasion de définir le fil conducteur de ce questionnement : la culture scolaire, considérée sur la durée au XIXe siècle, tout au long de ce siècle, j’y insiste, cette culture scolaire, donc, montre un certain nombre de variations et, disons, une essentielle tension entre les contenus classiques (remis à l’honneur avec la création des lycées), et des contenus modernes, à base notamment de sciences. « Tension » : j’emploie ce mot de façon assez mesurée (il me semble), pour signifier que la situation ne se caractérise plus par une place, grande ou petite,  laissée à la modernité des sciences, mais qu’il s’agit d’un véritable conflit, d’une concurrence, le continent nouveau produisant éventuellement des effets de reculs du continent ancien. Recul d’ensemble dans les écoles centrales ; mais ensuite retour en grâce de la latinité et des Belles Lettres ; puis reculs partiels de ces dernières ; et enfin, en 1902, mise sur un pied d’égalité des deux idéaux culturels, le nouveau et l’ancien, d’où la création au bac d’une section sans latin.

    Je rappelle tout de suite cette précision sans laquelle on ne pourrait pas avancer (voir le détail des évolutions de la culture scolaire exposé dans la séance 6 où j’évoque en effet ce phénomène d’opposition). Dans ce que j’appelle le « bloc » c’est-à-dire l’univers de la culture scolaire moderne, quels sont les éléments constituants ? En fait, n’y figurent pas seulement les mathématiques et les sciences expérimentales - physique, chimie, sciences naturelles. Il y a aussi l’histoire et la géographie, puis les langues vivantes, enfin et surtout la langue française comme langue à la fois véhiculaire, langue de la transmission pédagogiques (on enseigne en français) mais aussi langue objet d’étude (on apprend le français, sa grammaire ; on lit, on commente, on mémorise, les œuvres françaises, notamment le corpus littéraire du Grand siècle, qui va donc rivaliser avec le corpus de l’antiquité).

    On comprend les raisons qui m’amènent à parler d’un conflit entre l’enseignement classique et le moderne. Le constat est simple. Concernant le XIXe siècle, il est patent que, à tous les moments du développement scolaire, lors des changements de régimes politiques avec ce qui s’y joue de réformes, de lois, d’innovations etc., des choix de culture différents sont réfléchis et tranchés dans un sens ou dans l’autre. Parfois ces choix sont discutés et donnent lieu à une opposition explicite, suivie ou accompagnée d’un affrontement idéologique entre des partis ; mais souvent c’est une tension plus latente. Cela étant, toujours on discerne la présence des deux blocs de culture et leur difficulté à coexister, le bloc traditionnel des belles lettres, des langues anciennes, de la rhétorique, et le bloc moderne, des mathématiques et autre savoirs nouveaux. On peut donc dire que ce dernier univers de culture, qui émerge dans la vie intellectuelle depuis le XVIIe siècle et surtout au XVIIIe (voir mon long détour du chapitre II), retient peu à peu à l’attention des maîtres et des écoles, aussi bien que des autres acteurs intéressés à l’éducation et l’école : souvenons-nous de la virulente critique des collèges (des « établissements risibles »), qu’on trouve chez Rousseau, lequel expose en contrepoint une vision de la formation de l’esprit par l’observation de la nature (Emile, Livre III), quoique ceci survienne à un moment où rien ne menace encore dans les collèges l’empire des humanités et des langues mortes, même si les Jésuites, pour d’autres raisons, sont expulsés en 1762 par Louis XV.

    En tout cas, pour étudier l’évolution pédagogique du XIXe siècle, pour suivre le mouvement  de transformation des contenus de culture enseignés (et ceci en rapport avec les formes pédagogiques nouvelles  - je ne dis pas encore en quoi elles consistent, mais je viens de faire allusion à Rousseau, dont on connaît la critique du rôle des livres : ce peut être un premier indice, surtout après ce que j’ai exposé en 2017 sur la prégnance des livres dans le contexte des études classiques), il faut bien admettre qu’entre ces deux blocs ou univers de culture scolaire, il y a bien un heurt - soit une tension, plus ou moins forte, soit un conflit, durable, permanent. Au risque de me répéter, j’y vois la donnée essentielle à prendre en compte a priori : la culture moderne, les sciences, l’histoire (nationale), les langues, le français ne sont pas arrivés (lentement) pour constituer un simple ajout dans les programmes, n’ont donc pas crée un simple problème de coexistence où il se serait simplement agi d’équilibrer, d’harmoniser les deux, de donner des places respectives à l’une et à l’autre ; non, il y a eu une véritable divergence (du reste diversement ressentie et appréciée par les acteurs sociaux  - on verra comment). Par conséquent, si on veut saisir l’évolution pédagogique du XIXe siècle, il faut suivre la formation et le développement de ce conflit. Ce point de vue n’est pas éloigné de celui de Durkheim,  raison pour laquelle j’utilise l’expression d’« évolution pédagogique », qui est dans le titre de son ouvrage majeur. De mon côté, pour illustrer ce conflit et ses effets en chaîne, j’ai cru bon d’employer la métaphore de la tectonique des plaques (mais alors il s’agit de plaques culturelles) : ce sont des heurts souterrains entre plusieurs continents, qui entraînent, en profondeur et en surface, des secousses sismiques autrement appelées tremblements de terre !

    Un des points saillants du conflit apparaît lorsque on impose les sciences (dans les écoles centrales) puis lorsqu’on les relègue (après Napoléon) ; de même, de manière moins éruptive,  lorsque le français prend son essor… en réaction contre le latin, dont il prend peu à peu la place (voir les études d’André Chervel, qui décrivent très bien cette poussée progressive du français au XIXe siècle, visible dans la vie des écoles et du système global, par exemple dans les sujets d’examen et de concours).

    Pour monter un peu en généralité, je dirai que cette opposition, si on la saisit au niveau des discours et des doctrines en présence, se traduit dans la différence de deux modèles éducatifs. Je renvoie à ma notice sur la notion de « Culture scolaire », dans Une histoire de l’école…, (op. cit., p. 274) pour schématiser cette différence entre le modèle des humanités classiques, qui est le modèle de l’honnête homme, expert en art rhétorique, donc un modèle esthétique et moral, et par ailleurs le modèle scientifique, que porte la figure de l’ingénieur, comme celle envisagée plus haut – qu’on retrouve sans doute dans les romans de Jules Verne : le héros qui connaît les lois de la nature et est capable des les utiliser au bénéfice de la civilisation et de l’humanité.

    Un commentateur du XIXe siècle, Augustin Cournot, analyste très avisé puisqu’il fut un savant, mathématicien, économiste, philosophe des sciences, etc., qui occupa également une fonction de recteur à Dijon, et celle d’Inspecteur général sous la monarchie de Juillet et le second Empire, Cournot, donc, a bien montré en 1864 que cette question n’a jamais cessé de se poser à partir de 1802, et que ça a toujours été un lieu de difficulté, de réflexion, d’hésitations, de retours et d’avancées. Voici ce qu’il écrit quand il examine les aménagements successifs du baccalauréat :  

     

    « …si (…) les études classiques continuent de décliner, c’est que rien n’en pourrait arrêter la décadence et que le siècle, à notre grand regret, au dommage certain de quelques-unes des plus précieuses qualités de l’esprit public, les aurait définitivement condamnées. » (Des institutions d’instruction publique, Œuvres complètes, t. VII, paris, Vrin, 1977 [1864], p. 227).

     

    Comme l’affirment du reste fort bien tous les historiens sur ce terrain, les sciences, chaque fois qu’elles ont été estimées trop présentes dans les plans d’étude, ont fait l’objet d’une dénonciation vigoureuse de la part des partisans des lettres – du moins les lettres classiques. En fait, ces derniers l’ont souvent emporté, notamment parce que, en période conservatrice, les catholiques et l’Eglise, qui ont grandement voix au chapitre, se montrent eux-mêmes très enclins à privilégier le classique contre le moderne. Toutefois les sciences, même réduites, même supprimées des petites classes, mêmes cantonnées au divisions supérieures et modestement enseignées, même de moins en moins présentes dans les collèges communaux par rapport aux collèges royaux, les sciences, donc, ont toujours résisté et ont fait régulièrement retour dans le débat voire dans certains dispositifs (qui font alors scandale chez les conservateurs) comme la « bifurcation » de Fortoul en 1852  et, quelques années plus tard, en 1865, l’enseignement dit « spécial » de  Duruy (qui n’est pas sans rapport avec la précédente innovation de Fortoul).

    Tel est le résumé avant-coup de l’histoire que je vais suivre. Reste donc pour ce chapitre à décrire les phases de développement de cette tension, c’est-à-dire ces variations, qui ont souvent pris souvent l’allure d’une valse hésitation. Ceci peut s’analyser en plusieurs problèmes que je vais aborder séparément pour la commodité de mon exposé.

    (à suivre)

     

     


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  • Séance 10

     

    CHAPITRE III

    CULTURES SCOLAIRES AU XIXe SIECLE

     

     

    Je voudrais donc décrire plus précisément les changements intervenus dans la culture scolaire de l’enseignement secondaire au XIXe siècle (déjà envisagés dans les séances précédentes), ce qui pourrait donner une idée plus précise du conflit que manifestent ces changements et que je tiens pour un élément significatif de l’histoire pédagogique, le conflit entre la tradition latine et « littéraire » d’une part et d’autre part la modernité des sciences, du français, des langues vivantes.

    J’ai parlé de tension et de conflit dans les choix culturels de l’enseignement secondaire. Ce type de formulation n’est évidemment pas étranger aux historiens qui ont traité cette question. Philippe Savoie par exemple évoque une « domination contestée du modèle humaniste » ; et il explique que « l’enseignement classique a subi les assauts des partisans de la modernisation des écoles » (Notice « L’enseignement secondaire », in Une histoire de l’école…, op. cit., p. 151 et 153). Je ne saurais mieux dire. Antoine Prost décrit très bien également des mouvements d’avancée et de recul, des « traditionalistes » qui « battent en retraite » à la fin de la Restauration, puis qui, en 1840, « regagnent le terrain perdu », etc. (L’enseignement en France…, op. cit., p. 56).

     

    I) DEUX CONSTATS

     

    Deux constats doivent d’abord être faits pour fixer a priori une perspective d’ensemble des évolutions culturelles scolaires.

    1) Premier constat : dans ce secteur et à cette époque, on assiste à la fois au maintien de la culture classique et à la pénétration progressive (limitée) d’une culture moderne, étant entendu que les familles, l’opinion bourgeoise (et catholique), sont majoritairement hostiles à la modernité et considèrent avec dédain cette culture, qui est de fait largement minorée. Contre les écoles centrales mais aussi contre la première définition, bonapartiste, des lycées, il y a bien dans les collèges royaux (qui ont remplacé les lycées), une place pour les sciences, mais cette place est mineure, marginale souvent. On peut à cet égard parler de réaction conservatrice ; notamment lorsque le statut des collèges royaux du 4 septembre 1821 stipule, en remplacement d’un statut de septembre 1814, que les sciences seront repoussées dans la classe de philosophie, qui, à ce moment, s’étale encore sur deux années (ce qui peut paraître mystérieux sauf si l’on sait que philosophie recouvre alors les sciences – je consacrerai à la fin de ce cours un envoi à la formation des normes l’enseignement philosophique). Dans le chapitre 3 de ce statut, au paragraphe 2 sur « l’enseignement dans chaque classe », on lit l’article 183 ainsi formulé (je l’ai cité au début de la séance 3) : « L’enseignement des sciences remplit les deux dernières années du cours d’étude. Il comprend la philosophie, les mathématiques et les sciences physiques. » Remarquons surtout : rien sur les sciences naturelles ; on est bien loin des écoles centrales… (cf. Cf. Ph. Savoie Les enseignants du secondaire…, op. cit., p. 184 ; où l’essentiel du statut en question est reproduit dans les p. 179-186).

     

    2) Un second constat mène toutefois à nuancer ce volontarisme conservateur ou traditionaliste dans la mesure où il y a malgré tout, sur le plan des belles-lettres cette fois, une évolution de la culture classique elle-même vers la modernité, du moins vers une forme de modernité. Laquelle ? Celle qui va fixer la norme du français à la place du latin. Question majeure, à laquelle nous nous attendions étant donné les mouvements de ce genre que nous avons déjà discernés sous l’Ancien Régime. Je reprendrai la réflexion sur ce sujet un peu plus tard.  Disons qu’au XIXe siècle, la culture classique, appuyée sur les langues anciennes, est toujours grandement valorisée et appréciée, mais elle est travaillée par des mouvements internes, silencieux mais réels, qui produisent un double changement : c’est d’une part ce que je viens de dire, la montée de l’intérêt pour le français, donc pour les œuvres françaises -  d’où le nouveau classicisme du XVIIe  siècle ; mais c’est aussi d’autre part, associé au premier point, et sans doute plus sensible encore, et qui devient une norme explicite à la fin du XIXe siècle, la progressive substitution de la littérature (et d’une vision de la littérature basée au moins relativement sur l’histoire littéraire française), à ce qui s’appelait les belles-lettres et qui se comprenait fondamentalement comme rhétorique – pratique de l’éloquence, référée à un modèle du bon goût hérité des Anciens.

     

    Remarque

    Je viens de suggérer que l’évolution du continent littéraire (ou textuel), peut être analysée comme une rupture, mais une rupture lente, disons plutôt un passage, en l’occurrence le passage du latin au français mais aussi le passage des « belles-lettres » à la « littérature ». J’ai fait cette dernière suggestion à plusieurs reprises ; je voudrais maintenant y revenir, car je ne peux pas me contenter de désigner la fin du XIXe siècle. En réalité, le rapport entre belles-lettres et littérature s’est développé en trois moments (je donne cela au titre d’une hypothèse de travail, sans plus  - on pourra trouver des objections à cette hypothèse, destinée à complexifier un peu le propos).

    Dans un premier temps, fin XVIIe et début du XVIIIe siècle, l’expression « belles-lettres », de même que des expressions comme « lettres humaines » voire même « sciences », qui ont la propriété, nouvelle, d’accueillir des textes en langue vulgaire et non exclusivement latine ou grecque, désignent un art d’éloquence, mais qui inclut la valeur d’une parole adressée à une société et à des pouvoirs aptes à apprécier des beautés profanes, dans un contexte de culture mondaine qui se détache par conséquent d’une visée de perfection religieuse ou spirituelle, chrétienne. Voilà un premier changement. Telle est la conclusion à laquelle parvient Philippe Caron dans un livre intitulé Des «belles-lettres » à la littérature ; une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), publié en 1992 à Louvain, Bibliothèque de l’information grammaticale (voir aussi un entretien de Ph. Caron avec Nathalie Kremer, dans la revue Fabula-LhT, n° 8, mai 2011). Il s’agit d’une enquête sur les manuels de morceaux choisis. Je signale toutefois (d’autant que ce domaine m’est assez étranger), une contestation de la thèse de Ph. Caron (sur le XVIIe siècle) dans un compte-rendu publié par L’information grammaticale, n° 61, mars 1994, signé de Jacques Chomarat – qui reproche à Ph. Caron d’avoir méconnu ou mal compris le rôle de la rhétorique, qui ne se sépare pas autant qu’il le pense (penserait) du projet spirituel chrétien.

    Le deuxième temps est celui de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, qui engage la rupture ou le passage primitif de « belles-lettres » à « littérature », en fonction d’une nouvelle signification de la littérature. Cette signification est notamment présente dans l’ouvrage de Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1799) comme, à la même époque, en 1806, dans les conférence de M-J Chénier (le frère d’André, le poète guillotiné), publiées sous le titre : Tableau de l’état historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789 (ici édition de 1835). Dans ces deux ouvrages, on a en effet la surprise de constater que, si « littérature » se rapporte encore à l’éloquence, elle désigne à peu près tout ce qui relève des arts d’écrire, donc aussi bien les « sciences philosophiques » que « l’art oratoire », l’« éloquence militaire », l’histoire, le roman, la poésie, etc. ( M-J Chénier, idem, Introduction ; voir à ce sujet l’interview de Ph. Caron par Nathalie Kremer, cité plus haut). Et pourquoi cela ? Parce que, et c’est l’important à comprendre, à ce moment, « littérature », à la différence de « belles-lettres » (celles-ci maintiennent la dimension rhétorique, éloquence, art de plaire, etc.), la littérature, donc, connote une norme de savoir, un point de vue plus théorique, spéculatif. La littérature est alors objet d’explorations et d’explications. C’est le deuxième changement.  Ainsi Mme de Staël veut-elle comprendre l’effet moral attribuable aux textes qu’elle prend en compte – d’où une formulation du type : « Il existe une telle connexion entre toutes les facultés de l’homme, qu’en perfectionnant même son goût en littérature, on agit sur l’élévation de son caractère ». La notion théorique est aussi celle de l’article « Littérature» du dictionnaire de Littré (rédigé sous le second Empire), article qui mentionne une référence à « L’ensemble de la production littéraire d’une nation, d’un pays, d’une époque… », tandis que l’article « Lettre » (au singulier) signale que « Les belles-lettres » contiennent, « la grammaire, l’éloquence et la poésie ».

    Au troisième moment, celui que j’ai plusieurs fois mentionné, la littérature se désolidarise plus complètement de l’éloquence et ne se réfère plus aux arts d’écrire, quels qu’en soient les objets. C’est le trait essentiel. Littérature prend alors le sens actuellement admis, qui se resserre sur le roman, la poésie, le théâtre, des genres dits « littéraires », désormais appréhendés comme des réalités textuelles détachées de tout ce qui était compris dans la pratique rhétorique, dans et hors de l’école, sous le signe de l’éloquence et du bon goût, comme je le disais.

    Ceci s’explique essentiellement et ne peut s’expliquer que par une nouvelle pratique de la lecture et une nouvelle finalité de cette pratique, entendons la lecture scolaire, comme lecture littéraire ouverte, non moralisatrice, ou de moins en moins moralisatrice ; je laisse pour le moment cet argument en suspens ; j’aurai l’occasion de l’exposer dans ses grandes lignes. En outre, pour mettre en relation les pratiques scolaires et le contexte social et culturel du temps, il nous faudra utiliser les données de l’histoire culturelle pour comprendre l’exceptionnelle carrière du roman et des pratiques de lecture dans la société française de la fin du XIXe siècle et du début du XX (voir Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France de la Belle Epoque à nos jours, A. Colin, 2014, p. 4-13, qui décrivent ce qu’elles appellent l’ère triomphante du livre et du journal).

     

     

    II) LE POINT DE VUE D’EDMOND ABOUT

     

    Je reviens à l’idée principale de mon argumentaire. Je disais qu’il s’agit de comprendre le principe des évolutions, des oppositions, des tensions qui se révèlent dans les choix de culture scolaire. Je disais aussi que ces tensions sont visibles à deux niveaux, l’un global, l’autre plus local, le niveau de la culture classique elle-même. Sur ce plan, je reproduis maintenant le témoignage d’Edmond About, dans Le progrès (texte de 1864 mais qui porte sur les années 1830 – je l’ai cité à un autre propos dans la séance 5). E. About est un écrivain et journaliste, élève de l’Ecole normale en 1848, membre de l’Académie française  en 1884 – quoique la mort ne lui laissera pas le temps de prononcer son discours d’intronisation ; et il est par ailleurs franc-maçon. Voici d’abord une première remarque :

     

    « L’instruction qu’on nous donnait n’était pas des plus fortes ; on s’occupait surtout de nous donner un peu de latin. De l’histoire, des sciences utiles, des langues vivantes, du grec même, il en était à peine question. Mais nos maîtres s’appliquaient sérieusement, en conscience, à nous donner une éducation cléricale » [About a été élève deux années durant d’un petit séminaire à Pont-à-Mousson].

     « L’Université, comme je l’ai connue en 1840 [Il est à ce moment élève, à Paris, du collège qui sera bientôt le lycée Charlemagne], n’était qu’une fabrique de bacheliers  Le système avait pour centre le concours général des collèges de Paris, dernier critérium de ce qu’on appelait les fortes études.

    D’où ce résultat que j’ai cité séances 4 et 6 : « sur une classe de quatre-vingt élèves, dix ou douze s’intéressaient peu ou prou à l’insipide travail du collège. » (p. 388).

    Et voici la suite, encore plus intéressante pour mon propos, sur l’évolution de la culture classique (p. 388 toujours) :

     

    « Les fortes études, de notre temps, consistaient à traduire le français en grec ou en latin et réciproquement ; à traiter un sujet donné en prose française ou latine, et à badiner élégamment en vers latin. A ce programme renouvelé des bons Pères jésuites, l’esprit moderne avait ajouté l’histoire, la philosophie, les sciences exactes et les langues vivantes. Mais l’étude des langues vivantes, n’étant pas primée au concours général (p. 389) demeurait dans un discrédit absolu. Les bons élèves, c’est-à-dire ceux qui mordaient au grec et au latin, étaient dispensés ou plutôt bannis des cours allemands et anglais ; les cancres n’allaient à ces leçons que pour rire du professeur et de son accent étranger. L’histoire, étude un peu trop absorbante, était laissée à quelques élèves spécialistes ; les princes de la version et du discours latin la dédaignaient généralement, ou manquaient de temps pour l’apprendre. Quant aux sciences exactes, il était de bon ton de les ignorer, si l’on ne se destinait à Saint-Cyr ou à l’Ecole polytechnique. Pour ce qui est  de la philosophie, on lui donnait un an tout plein, mais la philosophie, n’étant alors que le développement de quelques lieux communs contrôlés par M. Cousin, pouvait compter comme une suprême année de rhétorique. En résumé, l’enseignement officiel ne tendait qu’à propager, étendre et perfectionner le maniement du grec et du latin. Le français même ne venait qu’en troisième ligne : le prix d’honneur de rhétorique, qui fut longtemps le seul, était un prix de discours latin. La grammaire française, niaiserie accessoire dont on ne parlait point au concours général, était fort négligée au collège. Je me souviens parfaitement qu’à l’Ecole normale, la (p. 390) promotion de 1848, qui est restée célèbre pour ses vers latins et ses autres petits talents, comptait une douzaine de futurs professeurs assez faibles pour l’orthographe. Une sous-maîtresse de pensionnat leur en eût remontré »

     

    Ce passage mériterait bien des commentaires ; je souligne les points saillants que mes précédents exposés devraient permettre d’éclairer. Remarquez :

    - au début, la sorte d’inventaire exact de la culture scolaire moderne (en quelque sorte immiscée dans les études classiques après le temps où elle en était ignorée) : « l’histoire, la philosophie, les sciences exactes et les langues vivantes ». Mais, ceci ne va pas sans mal, et là est le plus important pour nous dans ce témoignage, car E. About note (et regrette, on le comprend) :

    - le discrédit des langues vivantes (avec des professeurs qui proviennent des pays dont ils enseignent la langue  - on manque évidemment de professeurs français dans ces matières), et dont l’accent amuse les élèves ;

    - la relégation de l’histoire, qui est affaire des élèves spécialement intéressés, ceux qui ne sont pas les meilleurs en thème et version de latin et de grec ;

    - l’abandon des sciences exactes aux seuls élèves préparant les concours d’entrée aux écoles spéciales du gouvernement ;

    - le statut interlope de la philosophie, qui dure une année après la rhétorique et qui, sous l’emprise de Victor Cousin, égrène les lieux communs décrétés par la doctrine de l’éclectisme, ce qui apparente cette classe à un prolongement de la rhétorique ;

    - le peu de valeur de la grammaire française.

    Je cite ce document pour le motif qui m’est habituel : cherchant à reconstituer l’histoire des pratiques d’enseignement, j’ai besoin de ce genre de souvenirs, qui font voir quel était le cours ordinaire des choses, par différence avec ce que les programmes officiels font imaginer, trop proches d’un idéal, trop loin de la réalité. Certes, en l’occurrence, E. About, soutient de la Troisième république et franc-maçon,  ne ménage pas ses reproches à l’encontre de l’école de la période monarchique. Cependant, si on fait abstraction de cette tournure d’esprit, on peut considérer que ce récit, lorsqu’il inventorie les éléments de la culture scolaire moderniste, et lorsqu’il évoque le peu d’approbation dont jouit cette culture et les matières qui composent les programmes, de la part des familles, ce récit donc, s’appuie sur un fond d’idées  sans doute assez communes, une intuition partagée de l’intérêt, le peu d’intérêt qu’il faut accorder aux langues, à l’histoire, aux sciences, et au français. Mais il y a plus, car About poursuit :

     

    Si du moins le collège nous avait enseigné la littérature ancienne, on aurait pu lui pardonner la belle collection d’ignorances diverses qu’il entretenait en nous. Mais ce n’est pas vivre dans l’intimité des grands esprits de Rome et d’Athènes que de mâchonner pendant dix mois par petites bouchées un traité de Xénophon, un chant de l’Enéide, un chapitre de l’Evangile selon saint Matthieu. Si vous voulez qu’un jeune homme intelligent demeure longtemps incapable de comprendre et d’admirer Virgile, attachez-le dix mois durant, au quatrième livre de l’Enéide, et exigez qu’il le récite par fragments de douze vers après l’avoir expliqué et ré-expliqué mot à mot  ; je vous promets qu’il gardera de son travail une indigestion horrible et que le doux nom du divin poète ne lui rappellera qu’une année de dégoût ».

     

    Je souligne à nouveau le très grand intérêt de ce propos pour saisir l’affaiblissement souterrain des études classiques, et, de même que les études classiques, le mode courant d’apprentissage par la mémorisation forcenée (voyez le texte : « mâchonner pendant dix mois par petites bouchées un traité de Xénophon, un chant de l’Enéide  un chapitre de l’Evangile selon saint Matthieu… »). Propos exactement similaire à celui de Flaubert qui, dans une lettre à Du Camp citée par ce dernier dans ses Souvenirs littéraires (op. cit., p. 60) s’étonne de trouver tant d’exceptionnelles beautés dans la poésie de Virgile, après qu’au collège on la lui avait fait ingurgiter de force : « Dire que j’a copié cela cent fois en pensum ! Quelle infamie ! quelle ignominie ! quelle misère ! ». Même reproche, presque dans les mêmes termes, dans Le roman d’un enfant, texte autobiographique de Pierre Loti, chap. LXV, p. 214 de l’édition Garnier/Flammarion, 1988 [1890] : « En classe, on expliquait l’Iliade, - que j’aurais sans doute aimée, mais qu’on m’avait rendue odieuse avec les analyses, les pensums, les récitations de perroquet ». D’où la pédagogie qu’About propose en réponse :

     

    « Supposez qu’un professeur intelligent, comme l’Université en compte par mille, ait pour programme d’initier ses élèves au génie des anciens. Il leur lira ou leur fera lire en vingt mois une trentaine de chefs-d’œuvre traduits du grec ou du latin ; nous avons des traductions excellentes. Il analysera les passages trop longs, étudiera en détail les morceaux les plus remarquables, se fera résumer de vive voix ou par écrit la substance de chaque leçon. Tous les élèves écouteront avec plaisir, car la matière est variée et intéressante ; ils comprendront pourquoi on les enferme dans des salles d’étude, pourquoi on les réunit autour d’une chaire ; ils verront bien clairement qu’il s’agit d’élever leur esprit au niveau de ce qu’il y a de plus grand, par la connaissance générale de l’antiquité. Dans une classe ainsi gouvernée il n’y aurait pas de cancres, ou bien peu. Et sans effort surhumain, sans se casser la tête contre l’angle des dictionnaires, toute une génération apprendrait en deux ans ce que nous n’avons pas appris en huit années, malgré tout notre bon vouloir et tout le talent de nos maîtres. » (idem, p. 393).

    Cet extrait, que je tenais à mettre à la suite des autres, nous fait toutefois anticiper ce qui viendra plus tard, une analyse des tendances de la pédagogie de la lecture qui est, selon moi, l’axe principal de l’évolution des pratiques d’enseignement (en rapport avec l’évolution des contenus de culture que j’examine présentement). Pour l’instant, retenons donc, du texte ci-dessus : « Il leur lira ou leur fera lire en vingt mois une trentaine de chefs-d’œuvre… »

     

    III) LA CULTURE SCOLAIRE MODERNE (1) : LANGUES VIVANTES, HISTOIRE

     

    Etant donné les principales composantes de la culture scolaire moderne, je me propose d’aborder quatre questions pour cerner les progrès de cette culture, plus ou moins soutenue à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution scolaire (extérieur : la demande sociale) : 1. d’abord la question des langues vivantes, 2. ensuite celle de l’histoire, 3 puis, celle du français, 4. enfin celle des sciences.

     

    1) Dans l’évolution des collèges et des lycées du XIXe siècle, les langues vivantes apparaissent dans le statut du  4 septembre 1821, puis elles sont remises en vigueur lors de la modification des statuts et règlements des études des collèges royaux, le 3 avril 1830, pour les classes de 5ème, 4ème, et 3ème et 2de (je m’appuie sur le recueil de textes officiels de Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire.., op. cit.). A ce moment, les langues vivantes restent facultatives ; elles ne deviendront obligatoires, qu’en 1838. En 1838, en effet, sous le ministère Salvandy, une circulaire du 5 janvier décide que les langues seront enseignées dans les collèges royaux, puis dans tous les collèges - qui peuvent alors adapter leur choix d’une langue à la région dans laquelle ils se trouvent. Ensuite, c’est un arrêté du 21 août qui prescrit de manière obligatoire l’étude des langues vivantes de la 5ème jusqu’à la 1ère (du moins s’agit-il dans ce cas de l’anglais et de l’allemand).

    Après cela, un arrêté du 2 octobre de la même année prescrit que cet enseignement prendra une heure par semaine mais une heure prise « en dehors du temps ordinaire des classes ». C’est dire que l’enseignement des langues vivantes, à ce moment, est effectué à titre d’enseignement supplémentaire. La précision est importante puisque c’est le début d’une modification de l’organisation traditionnelle, c’est-à-dire du découpage classes-études dont j’ai dessiné le schéma dans la séance 5. Prenons conscience du fait que, à cause de leur insertion, ces enseignements nouveaux vont peu à peu mordre, et, en quelque sorte désorganiser, l’emploi du temps admis, et ils vont quasiment miner le temps consacré à l’étude.

    1838, début de l’obligation, donc, est une date qu’on peut estimer assez tardive par rapport à la création de 1802 et aux nombreuses réformes des années suivantes. Mais c’est un premier signe de la pression qu’exerce la culture moderne (en rapport, bien évidemment avec divers besoins sociaux).

    Ensuite le plan d’étude du 27 août 1840 (de Victor Cousin) limite l’enseignement des langues vivantes aux trois niveaux de la  4ème , 3ème et 2de. Cependant c’est à raison d’« une classe hebdomadaire », c’est-à-dire non plus une heure mais deux heures, conformément à la norme ancienne de la classe. Il y a donc ici à la fois restriction (du cursus) et augmentation (de l’horaire). Dans le même esprit, une circulaire du 18 septembre 1840, étonnante pour nous, place les langues vivantes dans l’orbite des langues anciennes en prescrivant que les thèmes donnés aux élèves seront des traductions en français de morceaux grecs ou de vers latins, et que les versions seront des textes d’auteurs classiques traduits dans la langue vivante objet de l’enseignement.

    Nouveau progrès : en 1841, l’enseignement des langues vivantes est remis sur quatre années de la scolarité et non plus trois. A nouveau je n’écarte pas l’impression d’une tergiversation, mais je soutiens que c’est bien l’indice non pas seulement des hésitations mais des débats qui agitent les acteurs du champ éducatif. A partir de 1841, on distingue par ailleurs un cours élémentaire consacré à l’apprentissage de la grammaire, et un cours supérieur où les élèves devraient être entraînés à la traduction d’auteurs étrangers – dont une liste est alors établie par le Conseil royal. Et c’est à partir de 1845 (d’après une circulaire du 21 avril), que les candidats au bac sont interrogés sur leur connaissance d’une langue étrangère, ce qui correspond au caractère obligatoire de cet enseignement.

    En 1838, les maîtres qui enseignent les langues doivent être titulaires du baccalauréat (avant cela on ne demande aucun diplôme). Mais 1841, le 21 novembre, est aussi le moment qui instaure pour ces maîtres (qui ne sont pas encore professeurs de plein droit ; voir Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire…, op. cit., p. 264) un certificat d’aptitude, de moindre valeur donc de moindre intérêt pour la carrière de l’enseignant. Cela dit, il y aura longtemps à ces postes, quand les collèges les créent, des maîtres en provenance des pays concernés (on l’a vu plus haut), sans véritable certification. Et en 1864, une agrégation de langues vivantes est organisée (elle avait été décidée avant cela) par un décret lui-même suivi d’une circulaire de février 1865 qui définit les services des professeurs concernés, nouveaux venus dans cet état, promus pour les hautes classes des lycées (Ph. Savoie, idem, p. 400-404).

    En résumé, c’est sous la monarchie de Juillet que se produit une progression significative de l’enseignement des langues.

    A ma connaissance, il n’existe pas d’ouvrage d’ensemble sur l’histoire de l’enseignement des langues vivantes au XIXe siècle, ni même sur l’histoire de l’enseignement de l’anglais ou de l’allemand. Mais plusieurs chercheurs ont effectué des études utiles bien que partielles. C’est le cas de Marie-Hélène Clavères (voir par exemple « Bréal et l’enseignement des langues vivantes ou ‘dans quel état on devient une référence’ », in Histoire, épistémologie, langage, t. XVII, fascicule 1, 1995), ou de Christian Puren (voir « L’enseignement scolaire des langues vivantes étrangères au XIXe siècle en France ou la naissance d’une didactique », in Langue française, n° 82, 1989). Je n’ai pas regardé d’autres études, mais il y en a de nombreuses, quoique plus spécialisées encore. Je les laisse aux amateurs (pour l’anglais mais aussi l’allemand et d’autres langues, européennes ou non).

     

    2) L’Histoire, parallèlement aux langues vivantes, commence également d’être soutenue dans l’enseignement secondaire durant la première moitié du XIXe siècle. Mais c’est une matière qui, sous d’autres formes, a une bien plus grande ancienneté. On l’a vu à propos des collèges de l’Ancien Régime.

    Cette fois, à la différence de ce que je viens de dire sur les langues vivantes, nous disposons d’études à la fois globales et précises. L’enseignement de l’histoire sous l’Ancien Régime a été spécialement étudié par Annie Bruter, dans L’histoire enseignée au Grand Siècle. Naissance d’une pédagogie (Paris, Belin, 1997), ainsi que dans son article « Entre rhétorique et politique : l’histoire dans les collèges jésuites au XVIIe siècle », in, Histoire de l’éducation, « Les humanités classiques », n° 74, mai 1997, p. 59-88. Des commentaires intéressants sur le travail d’A. Bruter se trouvent dans un article de Ph. Marchand, « Sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire. Questions de méthode », in Histoire de l’éducation, n° 93, 2002, p. 37-57. Autre indication bibliographique : le seul ouvrage qui s’efforce de retracer l’itinéraire de l’enseignement de l’histoire depuis plus de deux siècle, aux niveaux primaire et secondaire, c’est celui de Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, A. Colin, 2003. Ces auteurs, qui, insistent davantage sur la période qui succède à la fin du XIXe siècle, et parlent pour la période précédente d’« infiltration » de l’enseignement historique, terme qui convient assez bien à la perspective que j’essaie de dessiner (une sorte d’immixtion qui se produit dès l’Ancien Régime et, au XIXe siècle, contribue, avec d’autres enseignements modernistes, à modifier non seulement l’économie générale des programmes classiques mais aussi l’organisation même des collèges).

    Qu’est-ce qui différencie l’histoire pratiquée dans les collèges classiques de celle admise dans les collèges royaux et lycées du XIXe siècle ? Essentiellement le fait qu’au XIXe siècle, je le rappelle, la matière histoire est de moins en moins liée à la rhétorique, de moins en moins pourvoyeuse des sujets de rhétorique pour les exercices à effectuer. D’après ce que j’ai dit sur la littérature, il est facile de comprendre que c’est en cela que l’histoire participe à son tour de la modernité dont je m’efforce de repérer les indices et de dégager le sens. L’histoire se détache de ce qui avait nom « l’érudition » sur le fond, et de la rhétorique pour la forme. C’est un changement profond au terme duquel l’histoire acquiert son autonomie et se mue par conséquent en discipline scolaire au sens fort. Mais ceci ne se conçoit pas sans un autre changement, aussi profond, celui du contenu, puisque cette matière se construit désormais de plus en plus (c’est une tendance qui s’affirme à mesure que le siècle avance, bien sûr), sur le mode de l’histoire nationale, donc comme un récit spécifique, patriotique dirais-je (on dit aujourd’hui « roman national ») dont les racines sont plus anciennes que la IIIe République, vers laquelle on se tourne habituellement (d’ailleurs, fin XVIIIe siècle,  les écoles centrales devaient dispenser un cours d’histoire, conçu comme une « histoire philosophique des peuples », destinée à saisir « la marche de l’esprit humain dans les différents temps et les différents lieux » - mais ce cours na pas eu de succès auprès des élèves, qui ne l’ont pas souvent choisi. En l’an III, Volney a donné des leçons d’histoire de cette sorte à l’Ecole normale récemment créée – et qui s’installera peu après rue d’Ulm).

    Une autre étude d’A. Bruter nous donne toutes indications utiles sur l’émergence de l’enseignement historique dans les premiers établissements secondaires, dans la première moitié du XIXe siècle. Même période donc, que pour l’essor des langues vivantes. Il s’agit de l’article « Les créations successives de l’enseignement de l’histoire au cours du premier XIXe siècle », in Lycées, lycéens, lycéennes, deux siècles d’histoire, dir. Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (Paris, INRP, 2005).

    A. Bruter a sans doute raison de penser que le premier plan d’études des lycées (c’est la vision de l’enseignement secondaire que j’ai moi-même qualifiée de « bonapartiste »), peut s’apprécier de façon nuancée. Car d’un côté il ranime et revigore la rhétorique (d’ailleurs le professeur de belles-lettres redevient en 1809 professeur de rhétorique), alors que d’un autre côté il reprend le schéma culturel des écoles militaires, qui étaient d’ailleurs familières à Bonaparte. De ce fait, on comprend que les données d’histoire soient présentes dans le lycée napoléonien à la fois, pour le premier côté, sous la forme des auteurs et des œuvres à étudier en latin et en français pour avoir la connaissance d’un type de discours, donc dans la perspective de l’art rhétorique, et aussi, pour le second côté, sous la forme (dit A. Bruter, idem, p. 180)  d’un « ensemble de contenus formant une branche spécifique des humanités ». De fait, si on s’intéresse aux sujets proposés au concours « des quatre lycées » (les établissements parisiens) en 1805 et 1806, concours qui eut lieu jusqu’en 1807 et qui était inspiré par l’ancien Concours général (plus tard lui-même ressuscité), on s’aperçoit que, en plus de l’épreuve du discours latin (un devoir de rhétorique latine), les épreuves de discours français offraient déjà l’occasion aux élèves de glorifier, certes la religion catholique, mais aussi la France et son souverain. Dans cette orientation, une circulaire du 27 novembre 1810, signée de Fontanes,  le Grand Maître de l’Université, demandait, contre l’usage dominant, qu’on donne aux élèves :

     

    « fréquemment pour sujets de composition, tant en prose qu’en vers, les principaux faits de l’histoire de France et particulièrement ceux qui rendent à jamais mémorables le règne sous lequel nous vivons » (cité par A. Bruter, idem, p. 181).

     

    Alors, contre l’habitude de tirer les sujets des annales grecques et romaines, il fut décidé de donner désormais pour les épreuves en prose ou en vers ces « principaux faits de l’histoire de France ».

    Ceci explique le prestige à cette époque de la figure de Charlemagne, objet de maints éloges dans les prestations des professeurs en diverses occasions (rentrée, distribution de prix), de même qu’en 1814 au retour des Bourbons, pour le Concours général restauré, il y eut un sujet de discours latin sur le retour de Charles VII à Paris (claire allusion à Louis XVIII et à la Restauration monarchique), et un sujet de vers latin sur le testament de Louis XVI enfermé à la prison du Temple…

    On peut donc admettre que la création en 1818 des professeurs « spéciaux » par Royer-Collard (alors à la tête de la Commission d’Instruction publique), est tout à fait dans la continuité des avancées précédentes, qui n’ont jamais été contredites, contrairement à ce que certains historiographes ont pu penser et dire. A la suite est en outre instauré un prix d’histoire dans les lycées et au Concours général, ce qui renforce l’enracinement pédagogique de ce qui devient une discipline à part entière, fondée sur un récit spécifique, qui n’appartient qu’à elle. Ces progrès sont entérinés, de façon (presque) définitive, par la création d’une agrégation d’histoire et géographie en 1831. J’écris « presque définitive » parce que la liste des agrégations (trois agrégations récréées en 1821 : philosophie, grammaire, lettres ; celle de sciences arrive en 1830) sera plusieurs fois modifiée au cours du XIXe siècle. Notamment, l’agrégation de philosophie et celle d’histoire seront supprimées en 1851, Voir André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP/Kimé, 1993. Il faut savoir en outre que, sous la monarchie de Juillet, les nouveaux agrégés d’histoire seront affectés dans les hautes classes (autre similitude avec les agrégés de langues), étant donné que, si les classes de grammaire comportent un enseignement d’histoire, il ne s’agit que d’histoire ancienne (mâtinée, si j’ose dire, d’histoire sainte), donc une matière qui revient au professeur de la classe, disons le professeur de latin en termes actuels, qui est quant à lui désireux de mettre en œuvre une initiation des élèves à l’art du discours, la rhétorique.

    Les bases solides sont de toute manière jetée dans la première moitié du XIXe siècle. C’est pourquoi je ne m’avance pas jusqu’à la Troisième République (période sur laquelle je reviendrai plus loin). Je précise juste que si l’œuvre de Victor Duruy, ministre sous le second Empire, et auteurs de manuels pour les lycées, concerne essentiellement l’enseignement de l’histoire à l’école primaire (que Duruy rend obligatoire en 1867), elle a trait aussi à la recherche historique pour la raison que Duruy a aussi crée en 1868 à la Sorbonne l’Ecole pratique des hautes études, en 1868.

     

     ( à suivre)

     

     


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  • Séance 11

     

    CHAPITRE III

    (suite)

    III) LA CULTURE SCOLAIRE MODERNE (2)

     

    3. La langue française 

     

    Dans une longue remarque, la dernière fois (séance 10, avant l’été !), j’ai donné quelques indications sur le passage des « belles-lettres » (et de l’éloquence) à la « littérature » (c’est-à-dire un certain savoir, un autre savoir des textes – qui je vais définir un peu plus tard). Je rappelle que ce passage, qui s’est opéré sur le long terme, plusieurs siècles sans aucun doute, et qui est achevé au XIXe siècle (non sans conflits et polémiques du reste), est un élément clé de l’évolution de la culture scolaire, puisque c’est le passage d’un corpus textuel de référence (antique et latin ou grec) à un autre (moderne et français), en même temps que la modification de la finalité des exercices effectuables par les élèves sur ce corpus.

     

    Remarque

    Une remarque supplémentaire sur ce point. J’ai d’abord expliqué que les « lettres » de la fin du XIXe siècle ne sont pas, ne sont plus celles de la tradition des humanités latines. Voilà ce que retient, au moins négativement, le mot « littérature » au sens moderne et scolaire : non plus l’art du discours et de l’argumentation mais un certain contenu d’histoire littéraire, avec, en son centre, les auteurs du nouveau classicisme, le XVIIe siècle - le « grand siècle » dit-on. Or, à ceci est associé l’exercice de la composition française, et bientôt, avec elle, cet autre canon scolaire, la dissertation (pour les hautes classes).

    Pour rendre intelligibles les changements ainsi opérés dans la culture scolaire, il faut donc bien commencer, comme j’essaye de le faire, par décrire le nouveau corpus des connaissances enseignées (je viens de renvoyer à l’« histoire littéraire » qui rassemble les textes en français), et ensuite les exercices effectuables et effectués par les élèves sur ce corpus. De là l’intérêt d’observer, comme le fait André Chervel, l’évolution des sujets d’examen, au bac, au Concours général, à l’agrégation notamment, « terrain » sur lequel les deux séries de données peuvent être constituées, celle sur le corpus, celle sur les exercices. Plus précisément : dans la phase rhétorique, les données d’histoire et de mythologie antiques informent les sujets de discours latin (ce qui doit nous rappeler que l’exercice rhétorique est narratif essentiellement, autrement dit que, s’il y a argumentation, ce sur quoi j’ai peut-être trop insisté, c’est toujours à l’intérieur d’un récit) ; puis, première étape, au XIXe siècle, quand se répand le discours français, surgit l’histoire nationale (ancienne et moderne). Exemples (d’après Chervel, La culture scolaire, op. cit., p. 110) : en 1845, on pose un sujet du type « Saint Augustin s’adressant au peuple d’Hippone après la prise de Rome par Alaric en 410 » ; ou bien, en 1814,  un sujet sur le discours de « François 1er, prisonnier de Charles-Quint, à Marguerite, duchesse d’Alençon, sa sœur … ». Après cela, seconde étape (j’hésite sur « après », car ce n’est pas forcément successif), lorsque domine la littérature accordée à un principe d’histoire littéraire, et non plus la rhétorique, l’exercice demande cette fois que les élèves produisent un véritable jugement : on interroge sur le « caractère de Philinte dans Le Misanthrope, ou bien on demande d’effectuer des comparaisons (entre Racine et Corneille, entre Ronsard et Homère…), ou encore on demande de portraiturer des caractères (le paresseux, l’indécis), etc. (Chervel, idem, p. 111 et 113). Il y a là une première réponse à la question que je posais plus haut : quel est le contenu de connaissance qui s’associe au « littéraire » moderne ? Eh bien comme l’indique l’intérêt pour les caractères, c’est un contenu relatif aux moeurs, donc a fortiori, un contenu de type moral et psychologique (autre terme dont il faudrait préciser le sens).

    Antoine Compagnon, dans un article sur « La littérature à l’école » (in Denis Hollier, dir ; Histoire de la littérature française, Paris, Bordas, 1993, p. 768-772), note bien que, dès 1880, lorsque la rhétorique décline très sensiblement, des notions d’histoire littéraire sont introduites dans les programmes des lycées. Or, les professeurs des lycées n’étant absolument pas formés à ces nouvelles connaissances, il fallut en confier l’enseignement aux historiens, ce qui fut fait en 1890. Mais en 1895, Gustave Lanson redressa la barre en publiant son Histoire de la littérature française (ouvrage monumental d’érudition et de clarté – que je conseille toujours de consulter). Lanson, comme dit Compagnon, se faisait donc le « champion de l’histoire littéraire » - en contradiction sur ce point avec son maître Ferdinand Brunetière, attaché à la rhétorique ancienne. Je précise toutefois que, dans l’esprit de Lanson, seules les facultés et non les lycées devaient enseigner cette discipline ou cette orientation nouvelle, conçue dans la ligne de la philologie, appuyée aussi sur des biographies, des bibliographies, l’étude des sources et des influences, etc.. C’est ainsi que se définit ce que j’ai appelé plus haut un savoir littéraire. On a ici  une méthode scientifique bien faite pour valoriser la littérature classique associée à ce projet intellectuel, et qui va intégrer le nouvel exercice de l’explication de texte. Ceci correspond d’ailleurs très bien au positivisme mis à l’honneur par les républicains (voyez la sociologie de Durkheim). S’en trouvent aussi confortées les finalités d’émancipation des individus par la connaissance objective de la société et des hommes - finalités laïques qui convainquaient les nouvelles classes sociales désireuses d’acquérir la culture littéraire dispensée au lycée.

     

    J’ai également dit, deuxième élément, mais je l’ai dit de manière programmatique, que ce phénomène d’évolution de la culture scolaire « littéraire » affecte la pratique de la lecture, ou disons, du genre de lecture auquel les élèves sont incités à s’adonner. Je n’en dis pas plus pour le moment. C’est une donnée importante pour éclairer les pratiques culturelles dans les - ou en fonction des - écoles.

    Aujourd’hui j’ajoute un troisième élément, agissant, avec le même poids que les autres, sur le continent « littéraire ». On s’y attend probablement puisque j’ai souvent abordé cette question lorsque j’ai traité des collèges et des écoles charitables de l’Ancien Régime : je parle du retrait progressif de la langue latine (des langues anciennes en général) au profit de la langue française, que ce soit dans les textes étudiés, ou dans la pratique même de l’enseignement et de l’apprentissage.

    J’ai plusieurs fois souligné que la relégation des langues anciennes est une révolution (lente) tout aussi décisive que les autres – quoiqu’un peu ignorée aujourd’hui. N’oubliez pas qu’à l’origine, dans les collèges, on étudiait le latin et on étudiait en latin. Le latin, début et fin de l’enseignement, était à la fois une langue véhiculaire et une langue savante. D’ailleurs, les élèves parlaient le latin et, entre eux, même en dehors de la classe, se parlaient en latin. Voyez à ce sujet les commentaires de G. Codina Mir, dans Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 80 (sur le XVIe siècle) :

     

    « En ce qui concerne l’étude de la langue vernaculaire, jamais elle ne put se mesurer avec le latin dans les Collèges parisiens, et encore moins au moment où les langues anciennes renaissaient. (…) Depuis des siècles, le latin était la seule langue qui avait droit de cité dans tout le ressort de l’Université. Les Constitutions des Collèges sont tranchantes et sans appel. Dans toute l’enceinte du Collège, dans les classes, au réfectoire, dans la cour, les étudiants sont tenus à la loi du latin, sous des peines soigneusement étudiées ».

     

    Voir aussi G. Dupont-Ferrier, Du Collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand…, op. cit., p. 155 (une page parmi d’autres sur ce sujet). Et puis J. Delfour, Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 266 et suiv, dont j’ai extrait la liste des œuvres latines lues aux (et avec les) élèves dans les différentes classes. Ce sont des références que devraient vous être familières, tant je les ai convoquées dans les cours précédents (si vous les avez lus).

    Il y a donc bien au total trois axes d’évolution de la culture scolaire (sur ce terrain, je le redis) : l’axe des textes de référence, l’axe de la lecture de ces textes, l’axe de la langue dans laquelle ces textes sont écrits. Je  suppose que la relation qui unit ces trois éléments, ainsi formulés, est évidente pour tout le monde.

    Permettez-moi maintenant de rappeler l’essentiel de mes remarques déjà exposées sur ce sujet. Que savons-nous des progrès de la langue française dans l’enseignement des collèges ; de quels points de repère disposons-nous ?

     

    I) Sous l’Ancien Régime

    1) D’abord au XVIIe siècle. Commençons par l’enseignement des rudiments. On peut se reporter au milieu janséniste, aux écoles de Port-Royal, où on commence dès cette époque d’utiliser des manuels rédigés en français. Non pas quelques-uns, mais tous les manuels de Port-Royal sont rédigés en français (C. de Rochemonteix, Un collège de jésuites…, op. cit., p. 137 ; sur le collège de La Flèche). De la même manière, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, les écoles charitables tenues par les Frères des écoles chrétiennes (entre autres congrégations), pratiquent un apprentissage de la lecture en français et non en latin. Cette relégation du latin, caractéristique des écoles des Frères, vaudra à ces derniers d’être surnommés les « ignorantins ».

    Dans l’enseignement secondaire, l’érosion des pratiques du latin fut plus lente, mais elle n’en fut pas moins continue. De nombreux témoignages sur des situations locales nous ont permis de nous en faire une idée. Sur le collège jésuite de Rennes, j’ai utilisé un fascicule signé de Nicole Renondeau et Pierre Fabre, Le collège de Rennes des origines à la Révolution, qui notent (p. 43) que, si, au XVIIe siècle, conformément au XVIe,  le latin reste la base de l’enseignement (avec le grec à un moindre degré), néanmoins le français s’introduit peu à peu, d’abord dans des cours spéciaux (d’autres matières – ils ne disent pas lesquelles mais il s’agit de matières scientifiques, mathématiques peut-être, histoire et géographie sûrement), et ensuite dans les exercices littéraires eux-mêmes : c’est ainsi qu’au milieu du siècle, on utilise des grammaires françaises, et on s’attaque à des œuvres contemporaines, avec le théâtre de Corneille et de Racine,  les fables de La Fontaine, et bientôt y compris les Pensées de Pascal, après la mort de ce dernier, dont, pourtant, les Provinciales avaient suscité de la part des Jésuites les plus expresses réserves et de radicales critiques. Ceci révèle la précocité du renouvellement du corpus de référence. C’est dire également que la langue française s’immisce peu à peu dans l’enseignement en même temps qu’elle s’impose dans la pratique des écrivains - pas n’importe lesquels, ceux qui vont tout bonnement créer les chefs d’œuvre de la littérature française classique.

    En examinant l’histoire du collège de La Flèche, C. de Rochemonteix (le livre que j’ai cité plus haut et dans lequel j’ai abondamment puisé naguère), explique, avec force détails que, sous Louis XIII, dans la société des écrivains, monte une intense passion pour la langue française (un « élan vers le français », une « passion des poètes pour les pièces de théâtre », dit-il, p. 134) qui va influer directement sur l’enseignement des collèges car certains professeurs se font l’écho de ce mouvement, attendant alors « impatiemment le jour où une main sacrilège briserait enfin l’idole adorée de l’antiquité » Formule sans doute exagérée, mais, après tout, la Défense et illustration de la langue française, de Du Bellay, date de 1549 !).

    C’est, en gros, à l’époque du XVIIe siècle, en 1644 exactement, que paraît pour les écoles de Port-Royal le manuel de Lancelot Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue latine, contenant les rudiments et les règles des genres, des déclinaisons, des prétérits, de la syntaxe et de la quantité, mis en français, avec un ordre très clair et très abrégé ». Il est très clair, dans ce cas, que la langue latine elle-même est enseignée à l’aide d’une explication en français…

    Retenez ceci : on est toujours dans le contexte d’une éducation qui privilégie une pratique spéciale de la langue ; mais ce qui se dessine dans les constats précédents, c’est le fait que bientôt, le français et non plus le latin détient (et est donc en mesure) d’imposer la norme du beau langage.

     

    2) J’en viens au XVIIIe siècle. On a vu à cette époque survenir une singulière détestation du latin dans les milieux savants. Elle s’est notamment manifestée dans l’article « Collège », de d’Alembert, dans l’Encyclopédie. Cette attitude de rejet, qui dépasse évidemment de très loin toutes les réticences du siècle précédent, fut ô combien lourde de conséquences pédagogiques, car les écoles centrales lui ont donné une réalité pratique institutionnelle ; non pas d’ailleurs en supprimant, mais en restreignant considérablement l’enseignement du latin. J’ai examiné cette année le cas des écoles centrales (séances 6).

    Au XVIIIe siècle, il n’est pas surprenant que les progrès de cette nouvelle culture et de cette nouvelle manière de s’adapter à - et de produire une - culture littéraire soient très sensibles désormais. Je prends l’exemple d’un collège de Dijon. D’après le mémoire de maîtrise de Mme Claudine Tachet sur le collège jésuite des Gondrans, on constate ainsi (p. 82) qu’un pédagogue de ce temps, Jean Bernard Clément, affirme dans un mémoire rédigé vers 1763, au sujet de la langue française qu’« il est plus intéressant de bien parler sa propre langue, qu’une langue morte ». Cette fois, la rupture, profonde, est consommée (il s’agit ici d’oral et non d’écrit, mais « parler » n’est pas exclusif de l’étude des textes – simplement, ce sont d’autres textes).

    On a vu que l’enseignement de la rhétorique, à son tour, commence d’admettre aussi bien le français à côté ou à la place du latin lorsqu’il s’agit d’expliquer les règles. J’ai évoqué à ce sujet (2017, séance 13) l’importance de la réforme de l’université parisienne par le recteur Rollin vers 1720, car dans cette rénovation des collèges de l’université, Rollin défend et fixe comme une règle pédagogique fondamentale un enseignement de la rhétorique en français (voir  H. Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres…, op. cit., p. 265 et suiv. ; et aussi, p. 46)

    Pour citer à nouveau une référence cardinale, je renvoie au recueil de F. de Dainville (L’éducation des jésuites…, op. cit.), qui analyse également cette évolution vers la langue française et qui en constate de nombreux signes dès le milieu du XVIIe siècle (voir aussi Durkheim, L’évolution pédagogique…, op. cit., p. 280). Bref, tous les spécialistes disent  à peu près la même chose. Et puis, avant tout, pour ce qui est de l’histoire des apprentissages scolaires, avec toutes les questions pédagogiques et culturelles afférentes (concernant la langue, l’orthographe, la lecture et même la prononciation – ce livre nous apprend des choses formidables sur ce point), il faut se reporter à l’ouvrage d’André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2008.

    Sur le passage du latin au français, je recommande avant toute autre la lecture d’un passage de Ph. Ariès, dans ce merveilleux article que j’ai déjà cité, « Problèmes de l’éducation » (in La France et les français, dir. Michel François, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 903-908). Ariès a synthétisé, avec une très grande subtilité, l’ensemble des données qui permettent de saisir la longue et lente évolution culturelle qui s’accomplit non seulement dans mais aussi en dehors de l’école (ce que je ne fais pas apparaître ici).

    Cela dit, on comprend bien que la langue française soit non pas seulement souhaitée mais absolument requise quand on a affaire à des enseignements scientifiques (dont je traiterai dans la prochaine séance), c’est-à-dire des observations et des démonstrations. Fin XVIIIe siècle, à l’école centrale d’Ille-et-Vilaine, à Rennes (selon Pierre Ricordel, Le collège de Rennes après le départ des jésuites et l’école centrale d’Ille-et-Vilaine (1702-1803), Rennes, 1937, p. 67 ; voir aussi la p. 75), il s’avère que les cours de belles-lettres et d’histoire ont  nettement moins d’élèves que le cours de mathématiques (en l’an VI, 50 auditeurs contre 30). Signe des temps : les jeunes gens aspirent à ces carrières glorieuses que l’armée leur offre, et qui sont accessibles aux amateurs des sciences, et non plus aux « forts en thèmes ». (Voir aussi P. Ricordel, idem, p. 77 sur la physique, dont le cours fut moins suivi que celui de mathématiques, mais sans doute à cause de la déficience matérielle – qu’on a aussi constatée à Avranches).

    J’ai déjà cité D. Julia, qui, dans l’article « Livres de classe et usages pédagogique » (in Histoire de l’édition française, op. cit, t. II, notamment p. 485) donne des chiffres relatifs à l’édition à destination des collégiens, et en effet, la baisse de l’édition en latin est très sensible déjà en 1700 : elle représentait en 1645 un quart des livres édités à Paris, mais en 1700, seulement 7% . Ceci vient du fait que pour les leçons sur les auteurs classiques, on utilise de plus en plus de traductions. Ceci illustre et vérifie parfaitement le fait que le latin n’est plus appris dans les écoles comme la langue vivante dont on se servait pour la communication savante.

    Une synthèse des formes prises par le repli des langues anciennes à l’époque des Lumières se trouve dans le livre de J. de Viguerie, L’institution des enfants…, op. cit., p. 182 et suiv. Au moment où le français acquière la prééminence, que s’est-il passé ? D’abord, première idée, si le latin perd du terrain, dès le règne de Louis XIV, c’est qu’il est désormais appris en tant que la langue morte – c’est la langue latine telle que nous la connaissons toujours ; je n’y reviens pas. Ensuite, deuxième idée, on assiste parallèlement au déclin des études grecques, qui commencent de plus en plus tard, et qui, après 1750, sont quasiment reléguées, alors qu’aux examens de fin d’année (notamment chez les Jésuites), disparaissent les questions sur la grammaire grecque. A ce moment, troisième idée, le théâtre scolaire, très prisé des Jésuites comme on sait, est lui-même pratiqué en français – en même temps qu’il est peu à peu minoré dans d’autres collèges, chez les Oratoriens et les Doctrinaires, qui finissent même, dans les années 1730-1740, par abolir le rituel du spectacle annuel (au grand dam du public assure J. de Viguerie, idem, p. 185) et le remplacent par des « exercices littéraires », à savoir des disputes.

    Sur les fêtes scolaires et leur évolution,  assez significative des transformations que je cherche à saisir, on peut se reporter à une belle page illustrée (la p. 261) du volume intitulé Le patrimoine de l’éducation nationale, op. cit.

    Bientôt, les auteurs français entrent de plein droit dans les programmes (on a vu cela aussi) : c’est surtout vrai dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Mais il s’agit d’abord, je l’ai dit aussi, des auteurs du XVIIe siècle, et pas encore de ceux des siècles antérieurs, sauf un ou deux. Ni, tellement, de ceux du XVIIIe.. Voltaire, évidemment, très sulfureux, ne fera pas de sitôt partie de la liste.

    Quant aux exercices, quatrième idée (je suis toujours le même schéma : en premier lieu j’examine les évolutions de la culture, le corpus de savoirs, ensuite, en second lieu, je regarde les exercices estimés appropriés à cette culture), les principales transformations sont à cette époque les suivantes. D’abord, on pratique toujours la « lecture » à visée d’explication, la dispute, le discours (on dit parfois « composition », mais je crains des confusions avec ce qui sera la « composition française », venant à la place du « discours » au sens rhétorique du terme). Toutefois, ces exercices, désormais, sont systématiquement écrits, du moins l’écrit l’emporte en quantité sur l’oral. C’est aussi pourquoi la rédaction commence plus tard : en troisième ou en seconde (en humanités). Ensuite, se produisent plusieurs mutations de fond (je suis ici J. de Viguerie, idem, p. 183, tout à fait lumineux et très précis), qui réorientent la rhétorique elle-même. Car celle-ci, en même temps qu’elle est expliquée en français, ne vise plus tant à persuader qu’à émouvoir, à « toucher » (voir 2017, séance 13 et surtout la séance 6, où j’ai envisagé les variations affectant la définition même de la rhétorique, comme art de l’éloquence). De ce fait, les maîtres incitent leurs élèves à provoquer des sentiments, et non plus seulement à s’adresser à la raison. De ce point de vue, on peut dire que les maîtres des collèges ont retenu les philosophes des Lumières, en particulier Condillac, qui ont tant insisté sur la sensibilité, les facultés sensibles et les sentiments, y compris pour saisir la formation de la moralité. Je ne sais pas si on peut aller jusqu’à dire que la nouvelle rhétorique s’adapte entièrement à la doctrine sensualiste, mais c’est un pas que franchit J. de Viguerie. Je préfère rester prudent, tant la question de savoir comment on a  défini et pratiqué la rhétorique est complexe et emmêlée, à toutes les époques. Je dis bien : tout le temps. On pourrait cependant se rapprocher du point de vue de J. de Viguerie en expliquant que, dans les écoles centrales, comme à celle de Rennes, conformément à la pédagogie préconisée par Condillac (et par Dumarsais, le grammairien, auteur de nombreux articles dans l’Encyclopédie, et surtout d’un célèbre Traité des tropes, en 1730), dans ce contexte donc, il était entendu que les langues mortes elles-mêmes devaient être enseignées comme les langues vivantes, c’est-à-dire en se fondant sur une comparaison avec la langue maternelle, donc en observant des exemples concrets puisés dans la langue normale.

    Et sur le plan technique ? Là aussi, des transformations remarquables ont lieu pour ce qui tient à l’enseignement de la rhétorique. Quand il dicte, le professeur commence par définir les différentes parties de la rhétorique, les genres et les figures. Mais il passe assez vite sur ce point. Il est plus prolixe, en effet, quand il examine les différentes manières de traiter discours ou poèmes, parce qu’il invite peut-être davantage à prendre des distances, voire à critiquer les grands auteurs, qu’à les imiter… C’est à nouveau ce que suggère J. de Viguerie (idem, p. 184), mais… que j’invite une nouvelle fois à considérer avec prudence, parce que la pédagogie de l’imitation a encore de beaux jours devant elle : ne systématisons pas ce propos (très intéressant par ailleurs). Il faudrait ici avoir davantage de sources et effectuer davantage d’enquêtes.

     

    II Au XIXe siècle

    J’arrive quand même à ce qui est mon objet propre cette année. Voilà l’essentiel concernant cette époque : si, pendant longtemps, la langue vernaculaire, n’a pas été considérée comme porteur des valeurs essentielles de l’éducation, néanmoins, au XIXe siècle, le français a finalement pris la place supérieure, et, notamment, dans les collèges, il est devenu l’une des finalités des exercices de version et de thème. Je reprends à mon compte une remarque de G. Weill , très significative sur  ce plan : en 1811, Napoléon met au concours, non pas pour les élèves mais pour les professeurs de rhétorique des lycées parisiens, la composition d’un discours latin sur son mariage avec Marie-Louise. L’année suivante, un discours latin est proposé au Concours général (qui se déroule lui aussi entre les grands lycées, pour les élèves cette fois). C’est à ce moment, note G. Weill, qu’un jeune professeur, le futur académicien et futur ministre (de Louis-Philippe) qu’on a entrevu, François Villemain, assure, lors de la remise des prix de 1812 que la connaissance du latin et en général des langues anciennes est la condition sine qua non pour…  bien écrire le français ! Voilà le paradoxe (G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 36). 

    Ne commettons donc pas une erreur d’interprétation. Tout au long du siècle, les élites cultivées, les classes bourgeoises notamment, qui attendent pour leurs enfants l’éducation qu’offre le lycée (ou « collège royal » de 1815 à 1848) conservent un très grand intérêt pour la culture classique et les langues anciennes ; mais cela  n’entrave en rien les progrès de la langue française, car celle-ci s’est immiscée dans les pratiques scolaires les plus traditionnelles.

    Pour apercevoir la portée de ce paradoxe, je cite un premier témoin. Il s’agit d’Ernest Lavisse, né en 1842, qui fut sous la Troisième République, avec ses célèbres manuels, le champion d’une histoire scolaire débarrassée de toute théologie. Que trouvons-nous, sur le plan qui nous intéresse, dans Ses Souvenirs d’une éducation manquée (texte de la Revue de Paris, 15 nov. 1902, loc. cit. p. 226 et 227), sur les années 1850, lorsqu’il était lui-même collégien ? Essentiellement ceci. Lavisse dit avoir apprécié une éducation qui l’a élevé  dans un milieu noble, étranger et lointain, qui l’a donc fait vivre, dit-il, à Athènes au temps de Périclès, à Rome au temps d’Auguste, à Versailles au temps de Louis XIV, si bien qu’un fond permanent de sagesse humaine lui a été communiqué par pénétration lente.

     

    « J’ai vécu à Athènes au temps de Périclès, à Rome au temps d’Auguste, à Versailles au temps de Louis XIV (…)  Le fond permanent de la sagesse humaine m’a été communiqué par pénétration lente » (p. 226). « En  troisième, raconte Lavisse, nous expliquions le de amicitiâ de Cicéron… », dont notre professeur  travaillait à une traduction si bien qu’il avait tôt fait de récupérer une trouvaille d’un élève.

     

    Il est vrai qu’ensuite, Lavisse, sans amoindrir ce jugement positif sur le poids de la culture classique dans son éducation, dit quand même avoir regretté qu’on lui ait commandé autant de thèmes et de versions, un peu comme si, pendant des années, il n’avait fait qu’un seul thème et qu’une seule version, toujours les mêmes, mais sans que personne jamais ne lui dise pourquoi, dans quelle intention, et dans l’espoir de quel profit, il traduisait du français en grec et en latin, ou bien du grec et du latin en français. « Le temps n’était pas mesuré alors aux études classiques et il me semblait que tous ces exercices étaient hâtifs », rien n’était vu à fond, on n’expliquait jamais qu’un peuple exprime son génie propre dans sa langue… (p. 228), on travaillait toujours sur des morceaux choisis, jamais sur un texte en entier. Et alors tout se confondait, grecs et romains… En conséquence conclut Lavisse, je ne me suis jamais douté qu’entre Homère et Lucien il y avait autant de temps qu’entre Charlemagne et Napoléon (p. 230). Bref, on était toujours pris dans un courant d’« improvisation perpétuelle ».

     

    Autre témoin de la même époque, mais en tant que professeur cette fois, Francisque Sarcey, homme de lettres, critique dramatique, né en 1827. Dans Souvenirs de jeunesse (ici 8ème édition, 1892 [1885], F. Sarcey raconte ses débuts de professeur au lycée de Chaumont, en 1851 (où il atterri parce qu’il est suspect de penser de manière trop éloignée des préconisations de l’Eglise ; cf. G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 121). Et il a cette belle remarque (p. 182) : dans l’Université dit-il, à cette époque :

     

    « tout le monde, maîtres, parents, élèves, avait la foi ; tous croyaient également à la supériorité de l’enseignement classique tel qu’il avait été formulé par les programmes. Le latin et le grec ne comptaient pas un seul sceptique. Les pères de famille élevaient leurs enfants dans l’idée qu’on ne pouvait être plus tard un homme comme il faut que si l’on savait par cœur un chant d’Homère et de Virgile, et qu’un prix au concours ouvrait la porte de toutes les carrières. (…) Les maîtres étaient soutenus, encouragés par cet assentiment universel ».

     

    Jules Simon, évoquant son collège de Vannes vers 1830, ne dit pas autre chose quand il raconte que les élèves des hautes classes, en particulier ceux de rhétorique, externes, sont reçus dans la bonne société locale, celle des médecins et des avocats notamment, qui apprécient de discuter avec eux, leur posent des questions sur leurs études, et ne manquent pas d’assister aux exercices présentés en public à la fin de l’année (Jules Simon, « Le collège de Vannes en 1830 », in Revue pédagogique, Nouvelle série, t. VIII, 15 mai 1886, p. 417 et suiv.)

    On pourrait évidemment réunir d’autres avis du même type, même de la part de ceux qui ne sont pas indifférents aux problèmes posés par un enseignement classique souvent jugé abstrait et compassé. Guizot lui-même, dans une lettre 1832 signale que son fils est dans le cas de « faire sa philosophie et des mathématiques » (les deux coexistent à cette époque), mais il ajoute :

     

    « C’est un nouveau monde ; il est dégoûté de l’ancien. Il a fallu toute sa douceur et sa confiance en moi pour que cette dernière année de grec et de latin ne lui fût pas nauséabonde. » G. Weill G. Weill, p. 86-87, qui rapproche cela d’About, puis de J. Vallès…

     

    Peu importe au fond ; ce qui est certain, c’est, à la fois la permanence de ce goût  pour la culture classique et, malgré cela, le caractère irrépressible des progrès du français. Donc, ce sur quoi j’insiste, c’est le fait (qu’on sans doute bien compris) que ces progrès ont lieu y compris dans le cadre classique. Sur le plan pratique, le paradoxe se résout de la même manière que sur le plan culturel tel que je viens de le présenter. Un article d’André  Chervel, « Le baccalauréat et les débuts de la dissertation littéraire (1874-1881, in Histoire de l’éducation, n° 94, mai 2002, pp. 103-139 ; je lis ici la page 109), l’explique bien. Certes, affirme Chervel, le cadre classique résiste longtemps au XIXe siècle… Or dans ce cadre précisément, même si l’élève apprend encore le latin davantage que le français, même s’il est confronté à Virgile et Cicéron bien plus qu’à Corneille et La Bruyère, le latin faiblit. Pourquoi ? Au moins parce que cet élève écrit en français plus souvent qu’en latin ; il écrit et on lui communique toute sortes de choses, quantité de choses, en français : les corrigés des versions, les textes des thèmes, mais aussi les explications (dictées) des règles, les commentaires (également dictés) sur des auteurs, des faits d’histoire, et ainsi de suite ; sans parler, comme je l’ai déjà fait des matières ajoutées au cadre classique, les sciences, la géographie notamment, dont l’enseignement se produit forcément en français. Même quand les thèmes, les versions, le discours, les vers latin redeviennent le lot commun de la vie des écoliers, on ne parle plus latin dans les classes. Il faut donc admettre le progressif mais profond enracinement du français dans les pratiques, dans les habitudes, au-delà ou en de ça des programmes officiels. Rien de cela ne peut nous surprendre puisque c’est l’héritage sur lequel nous vivons toujours.

    Il ne faut pas oublier par ailleurs que, dans certains cas, les élèves parlent préférentiellement un patois et que donc le but de certains professeurs au collège est de leur apprendre le français, et un français correct. C’est ce que nous raconte F. Sarcey dans ses Souvenirs de jeunesse. A un moment, il devient professeur de rhétorique dans un collège communal, à Lesneven, en Bretagne, un collège dont le Principal et le professeur de philosophie sont des prêtres  tandis que les autres sont des séminaristes, bref (dit, l’anticlérical F. Sarcey) : une « bergerie cléricale » (p. 214). Mais, ajoute-t-il,  tout se passe merveilleusement bien. Or dans sa classe de rhétorique, sur 9 élèves, trois seulement parlent français couramment, tandis que les autres le comprennent seulement - et l’écrivent au besoin, moyennant quoi les autres professeurs font la classe moitié en français, moitié en breton. Problème pour traduire le latin ! D’où la résolution de Sarcey : « Je m’appliquais  donc à leur apprendre le français et tournait la classe en conversations et en lectures ».

    Prenons un autre exemple, celui de la philosophie. Déjà, le Règlement du 19 septembre 1809, art. 17 du titre II  prévoit que la philosophie sera enseignée « soit en latin soit en français » (cf. Ph. Savoie, Les enseignants du secondaire, op. cit., p. 128). Sous l’Empire, après 1802, époque de Pierre Laromiguière à la Sorbonne (et de Jean-Baptiste Maugras à Sainte-Barbe), les professeurs ont donc le choix d’enseigner la philosophie en latin ou en français. Mais ensuite, que se passe-t-il ?  Si, en 1821 une ordonnance du 27 février, parle cette fois d’un enseignement philosophique en latin, néanmoins, après cela, ce ne sera qu’une longue tergiversation : à certains moment, on prescrit le français, et à d’autres, le latin. Pourquoi cette tergiversation, et, au bout du compte, le retournement d’une norme en son contraire ou presque ? Une remarque incidente de Cournot, à propos de l’ordonnance du 26 mars 1829, de Vatimesnil (cf. Des institutions d’instruction publique en France, 1864 ; j’utilise la réédition Vrin de 1977, p. 204 ; voir le texte de l’ordonnance in Ph. Savoie, idem, p. 212), me permet de répondre. L’ordonnance prescrit, en effet, entre autre, que la philosophie soit désormais enseignée en français, et Cournot commente cela en disant qu’en réalité la philosophie a « toujours » été enseignée en français. Le « toujours » serait à nuancer, bien sûr, mais l’indication reste très intéressante. Cournot est un témoin scrupuleux (bien que plus tardif) ; et, incidemment, il nous apprend que la prescription du latin n’était pas ou était peu appliquée durant la première moitié du XIXe siècle. De là nous pouvons déduire qu’en 1829 l’ordonnance du ministre se règle sur les pratiques existantes : puisque les professeurs, en majorité, s’expriment et lisent en français, il faut juste que le droit s’accorde à ce fait ; autrement dit : qu’on cesse de prescrire le latin (le droit) puisque les professeurs enseignent en français (le fait).

    Ceci vaut de manière générale pour l’ensemble des enseignements secondaires du XIXe siècle : souvent et de plus en plus, lorsque le latin est la norme officielle, le français est la norme d’usage, qui résiste et l’emporte finalement sur le latin. 

    Je parle de nuances. Voyez dans le Patrimoine de l’éducation nationale, op. cit., p. 442, la photo d’un cahier de philosophie de la Restauration, dont la notice  nous dit qu’il est rédigé en latin…

    On comprend donc pourquoi, à la fin de la période, en 1881, le sort du latin est scellé : il ne restera plus aux républicains qu’à supprimer le latin à l’écrit du baccalauréat, et à le remplacer par la composition française.

    Je rappelle pour finir que le défaite du latin doit être également mise en relation avec les progrès des langues vivantes, qu’organise également un texte de septembre 1829, prévoyant  un enseignement facultatif en 5e, 4e et 3e. Les langues vivantes seront renforcées par un texte du 5 janvier 1838, et un autre du 2 avril, qui prescrit ne interrogation au bac - anglais et allemand étant d’abord concernés.

     

     

     


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  • Séance 12

     

    CHAPITRE III

    (suite)

    III) LA CULTURE SCOLAIRE MODERNE (3)

     

     

    4. Les sciences enseignées

     

    Après avoir constaté les progrès de la langue française y compris dans le cadre des études classiques, essayons d’apprécier l’expansion du continent scientifique, concurrent de fait du continent « littéraire », dans le cadre éducatif et scolaire. Cette expansion est un autre signe majeur de l’évolution de la culture scolaire.

    Au début du XIXe siècle, en dehors de l’école, dans le champ des pratiques de la science expérimentale, nous sommes dans le sillage d’une « deuxième révolution » – c’est un terme admis (après Newton, donc), lorsque Lavoisier fait naître la chimie moderne sur des bases quantitatives qui marquent l’abandon des références alchimiques (le « phlogistique »), lorsque ensuite Lagrange mathématise la mécanique en utilisant le calcul des variations, et enfin lorsque Laplace développe le calcul des probabilités et applique la loi du nombre newtonnienne à tous les mouvements stellaires. L’électricité, les phénomènes électrodynamiques et magnétiques font eux aussi l’objet d’une analyse physico-mathématique. Il y a encore bien d’autres progrès, mais dont je ne parle pas (je renvoie à l’article de V. Ferrone in L’homme des Lumières, op. cit., p. 232), toutes ces avancées allant dans le sens d’une spécialisation  par disciplines, qui ne peut pas laisser indifférents les autorités en charge des scolarités.

     

    I)

    Sur le terrain pédagogique, je parle d’emblée de concurrence, si bien que je m’intéresse à celle qui s’établit entre les études classiques, latines, et les études modernes scientifiques (sachant par ailleurs, pour continuer ce que je disais dans la séance 11, que le français, sans être exclu des études classiques, est plutôt du côté des sciences). Pourquoi commencer par là ? Parce que, ce que nous pouvons constater, sur ce terrain, ce sont les nombreux conflits qui émaillent toute l’histoire pédagogique du XIXe siècle. On en a un premier indice dans le fait qu’après la création des lycées (1802), puis la fondation de l’Université napoléonienne, nous assistons au retour en grâce des humanités et du latin, alors que les mathématiques devaient d’abord s’y égaler. Ce sont autant d’avancées mais aussi de reculs au fil des « réformes » successives. On n’en sera pas surpris si l’on sait qu’au cours du XIXe siècle, une bonne quinzaine de plans d’études ont été adoptés et mis en pratique autant que faire se pouvait dans les établissements secondaires.

    Sans me livrer à une analyse chronologique exhaustive des plans d’étude successifs, je vais tenter  de saisir les caractères les plus pertinents de l’évolution culturelle qui impose ou tente d’imposer peu à peu les mathématiques et les sciences dans les cursus d’étude des lycées (ou collèges). Je propose donc de suivre l’histoire des plans d’études comme l’histoire des relations – tendues - entre tradition et modernité culturelle, et spécialement entre lettres et sciences (et ceci jusqu’en 1902).

    Commençons par la transition des écoles centrales au lycée. Les écoles centrales ont été contestées dès le début du Consulat. Pierre-Louis Roederer, un économiste, conseiller d’Etat qui eut en charge l’instruction publique en 1802, parle après coup des écoles centrales comme d’un système qui « a fait tout le contraire de ce qu’indiquait la nature des choses. Peu ou point d’enseignement littéraire, partout des sciences » (cité par l’article « Lycées et collèges » du Dictionnaire de pédagogie…, op. cit., p. 1131). Pourtant, lorsque Fourcroy expose le projet de loi sur les lycées devant le Corps législatif, en 1802, il affirme, en décrivant les programmes prévus, que ceux-ci comporteront toujours Logique, Morale, Sciences mathématiques et physiques (c’est donc la partie philosophique qui est alors évoquée). Et Fourcroy précise :

     

    « Voilà ce qui, en rapprochant les lycées actuels des écoles centrales qu’ils remplaceront, les éloigne le plus des anciennes méthodes qu’aucun être raisonnable ne pourrait, ne voudrait plus suivre aujourd’hui. » (cité par G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., note 1, p. 19).

     

    Donc : les lycées… pour ou contre les écoles centrales ? Ce n’est pas si clair. De fait, la loi du 1er mai 1802 impose pour les lycées (art. 10) : « les langues anciennes, la rhétorique, la logique, la morale et les éléments des sciences mathématiques et physiques ». Par ailleurs, à ce moment inaugural, pour ce qui est du cursus total des lycées, on a prévu à la fois deux parcours distincts et complémentaires. C’est une originalité assez méconnue dont il faut apprécier l’esprit qui l’anime :  d’une part, 6 classes pour le latin, les humanités la rhétorique et la philosophie, avec l’histoire et la géographie en annexes ; mais aussi, d’autre part, 6 classes parallèles pour les mathématiques (avec en annexes les sciences physiques et les sciences naturelles). Là, dans cette double possibilité, une série littéraire et une série mathématiques, réside donc l’esprit éducatif que Bonaparte veut impulser dans les nouveaux établissements. C’est pourquoi, après la loi de mai 1802, un arrêté du 10 décembre énonce : « On enseignera essentiellement dans les lycées le latin et les mathématiques » (art. « Lycées et collèges », loc. cit., p. 1133). Conséquence logique du dispositif, il est en outre admis que les meilleurs élèves puissent suivre les deux classes en même temps. Ceci démontre que le but premier des lycées n’est pas la pure et simple restauration des humanités, naguère bannies (enfin, presque) des écoles centrales. En disant cela, je nuance ce que j’ai pu écrire ici même mais aussi dans mon Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France (Retz, 2010), à l’article « La culture scolaire ». Le plus juste consiste à dire que la première version du lycée représente, comme le soutient Fourcroy, peut-être pas un compromis au sens fort, mais une sorte de moyen terme, une option à mi-chemin des écoles centrales et des anciens collèges.

    Cela dit, comme le note F. Ponteil (Histoire de l’enseignement…, op. cit., p. 104) la série littéraire va rapidement l’emporter sur la série mathématiques, qui n’est qu’une « survivance des écoles centrales », en sorte que le latin va revenir en force, en effet. Comme je l’ai signalé en commençant, c’est seulement quelques années plus tard que, finalement, le lycée, d’après le plan d’études de l’Université impériale, retourne à la tradition des humanités. Sans doute cette évolution a-t-elle tenu compte des attentes de la population concernée (cf. dans la précédente séance, les témoignages que j’ai réunis à propos de l’attrait pour les études classiques).

    Comme le stipule un règlement du 19 septembre 1809, les lycées de l’université napoléonienne, un peu différents de ceux de 1802, comportent, exclusivement cette fois, deux années de grammaire (5ème et 4ème) ; deux années d’humanités (3ème et Seconde), et une année de rhétorique, avec, en plus, l’enseignement de philosophie (souvenir de l’ancienne habitude des collèges, mais dont il faut se souvenir qu’elle ne retient que les élèves qui poursuivent les études notamment ceux qui se destinent à la prêtrise, tandis que la plupart des collégiens arrêtent leurs études à la rhétorique). On commence les mathématiques seulement en 3ème. Un arrêté du 27 mars 1810 institue des classes de 6ème et 7ème, préparatoires aux classes de grammaire, ce qui répond aux besoins des pensionnats, qui sont un élément fondamental  du nouveau lycées.

    Dans un premier temps, l’enseignement de philosophie est prévu seulement pour les lycées des chefs lieux d’académie ; ce n’est qu’ensuite  qu’il sera étendu à tous les lycées. De ce fait, dans ce programme de 1809, où les mathématiques ne commencent plus qu’en 3ème (et le grec en 4ème), les dites mathématiques figurent essentiellement après la rhétorique, dans une classe spéciale, la « classe spéciale de mathématiques » (Art. « Lycées et collèges », loc. cit., p. 1134), suivie par les élèves  qui veulent étudier cette matière, qui du reste est réglée sur ce qu’exige l’Ecole polytechnique (la classe en question comprend aussi des sciences physiques). Mais les mathématiques « transcendantes » (relatives aux fonctions, si j’ai bien compris) disparaissent, tandis que physique et chimie son restreintes.  

     

    Remarque

    Qu’est-ce que cette « classe spéciale » de mathématiques ? C’est une classe préparatoire aux « écoles spéciales », c’est-à-dire surtout les écoles militaires, créées au milieu du XVIIIe siècle comme l’Ecole royale du génie, à Mézière, pour assurer la formation des ingénieurs militaires, avant que la Révolution ne réorganise l’ensemble du système avec l’Ecole Polytechnique  - d’abord intitulée Ecole centrale des travaux publics. En 1809, des classes de mathématiques spéciales sont ainsi ouvertes pour assurer une préparation aux concours d’entrée à ces sortes d’écoles. Ainsi, quand les sciences reculent dans les lycées, l’enseignement scientifique s’installe malgré tout plus sûrement dans ces « écoles spéciales du gouvernement » (voir Jean-Yves Dupont, « Deux siècles d’enseignement de la mécanique dans les classes préparatoires aux concours scientifiques », in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie, dir., Lycées, lycéens, lycéennes, Deux siècles d’histoire, Paris, INRP, 2005, pp. 231-245.). Car c’est là que les savoirs scientifiques acquièrent un statut d’autonomie véritable et atteignent un certain niveau de prestige dans la hiérarchie culturelle scolaire en vigueur.

    Un mot sur cette préparation. Elle est  très réduite avant cela, à la fin du XVIIIe siècle : en gros, pour affronter l’épreuve d’admission à une école comme l’Ecole Polytechnique, une épreuve orale, il faut montrer sa connaissance d’un ouvrage ad hoc, le manuel de l’officier dont on veut embrasser la carrière (il y a le Génie, la Marine et l’Artillerie). Ce genre de manuel contient des notions de sciences au sens moderne, évidemment. En mathématiques on aborde des questions d’arithmétique, d’algèbre, de géométrie. Cependant, une fois l’Ecole Polytechnique établie, et, un peu plus tard, en 1798, quand est prévu un concours en bonne et due forme, assorti d’un classement, et toujours sur la base d’interrogations orales, les exigences s’accroissent sensiblement. Pour la mécanique et la statique,  par exemple, les élèves se réfèrent à des traités comme celui de Monge (Traité élémentaire de statique : à l’usage des écoles de la marine, 1788), ou le traité de Louis Poinsot (Eléments de statique, 1803). Dans un texte autobiographique, François Arago, admis en 1803, à l’âge de 17 ans (et reçu 1er), donne une image précise, et assez amusante, de sa préparation ; et aussi du cursus de l’école, qu’il a suivi ensuite avec plus ou moins de bonheur (Histoire de ma jeunesse, édition de 1985, Paris, Christian Bourgois. (Je signale au passage une belle biographie d’Arago : le livre de Maurice Daumas, Arago, la jeunesse de la science, Paris, Gallimard, 1943  - republié chez Belin en 1987).

    Pour y revenir, c’est sous la Restauration, dans les établissements secondaires rebaptisés collèges royaux, que le latin et le grec redeviennent le coeur de l’enseignement. Ainsi en décide le statut du 28 septembre 1815 par lequel les conservateurs achèvent le recentrage des études secondaires sur la tradition classique. Maintenant, les études durent 7 ans et non plus 6 (il y a la 6ème en plus, et parfois, avant la 6ème, une  7ème). L’enseignement scientifique commence en 3ème. Un enseignement de philosophie est toujours ajouté à ce cursus, après la rhétorique, mais dans ce lycée nouveau, la matière philosophique proprement dite, qui comporte toujours, avec la religion, la logique, la morale, la métaphysique, l’histoire de la philosophie, cette matière est enseignée dans une classe éponyme qui, elle, inclut aussi les mathématiques, les statistiques, la physique mathématique. Cette présence des mathématiques et d’autres sciences est en réalité une forme de relégation ; cependant, pour nous, elle indique aussi que nous ne devons pas réduire la classe de philosophie à la matière philosophique au sens actuel ; ce serait un anachronisme.

    Je redis l’essentiel : la limitation de la tendance moderniste s’observe au fait que les sciences sont repoussées dans les hautes classes, donc que leur enseignement est différé, minoré et réservé à la petite population des élèves qui visent les écoles du gouvernement à commencer par l’Ecole polytechnique.

    Dans cette perspective de relégation, un statut du 4 septembre 1821 ne fait plus apparaître les sciences que dans cette classe de philosophie qui, alors (et probablement pour cette raison), dure deux années (voir F. Ponteil, Histoire de l’enseignement…, idem, p. 171-172). Cependant, d’après une autre ordonnance, du 17 octobre 1821 : une seule année de philosophie suffit pour se présenter au bac ; et, finalement, le 10 novembre, un arrêté précise ce qui semble déjà plus ou moins acquis, à savoir que toute la philosophie sera enseignée en première année, et les sciences en seconde année. Une séparation s’introduit donc - qui contredit la tendance de certains élèves à suivre en même temps la rhétorique et la philosophie.

    On voit que, durant toute cette période, comme le note F. Ponteil, règne une réelle instabilité dans les programmes. On le voit aussi lorsqu’un arrêté du 16 septembre 1826 ne sépare plus les mathématiques et les lettres, puisque les mathématiques, à nouveau, sont prévues dans les quatre dernières années du cursus, tandis que la physique est prévue pour les deux dernières années. Dans l’arrêté de 1826, qui prend pour base le statut de 1821, on peut lire en effet, à l’art. 1er :

     

    « Le cours de mathématiques aura lieu, dans les quatre dernières années d’études, depuis le deuxième année d’humanités, jusqu’à la deuxième année de philosophie » (Texte in Bruno Belhoste, Les sciences dans l’enseignement secondaire français, 1789-1902; recueil de textes officiels, avec Claudette Balpe et Thierry Laporte, INRP-Economica, 1995), p. 113). 

     

    On vient d’apercevoir, à deux reprises (en 1826 comme en 1821) une classe de philosophie de deux années… autre norme étonnante pour nous. Mais ce mystère est facile à lever : la seconde année de philosophie  n’est autre que la classe de mathématiques spéciales dont j’ai parlé plus haut, qui date de l’Empire (voir Cournot, Des institutions d’instruction publique en France (1864 ; ici éd. 1977, p. 203). Ce schéma sera encore valable dans les années 1840, même quand on parlera d’une année seulement pour la philosophie. C’est ainsi qu’en traitera le ministre Villemain dans son rapport au roi du 3 mars 1843. Villemain énonce en effet dans ce rapport que :

     

    « Une partie de l’année de philosophie est appliquée à des études de mathématiques, de physique, de chimie et d’histoire naturelle (…). Ceux qui ont besoin de pénétrer plus avant trouvent, dans une seconde année consacrée toute entière aux mathématiques et à la physique, une préparation complète au programme de l’Ecole Polytechnique » (cité par l’article « Lycées et Collèges », du Dictionnaire de pédagogie…, op. cit., p. 1135).

     

    Remarques

    J’en profite pour faire écho à ce que je disais dans la séance 11 au sujet de la langue française, Car Vatimesnil, dans l’ordonnance du 26 mars 1829, qui prévoit d’insérer les langues vivantes et de poursuivre l’histoire jusqu’en rhétorique, demande aussi (ou permet) que les leçons de philosophie soient prononcées en français.

    En ce point, il faut remarquer quelque chose qui pourrait passer inaperçue alors qu’elle est très importante : quand on introduit des professeurs « spéciaux » de langues, puis d’histoire naturelle (un professeur « que l’on a promené depuis la sixième jusqu’à la philosophie », dit Cournot - Des institutions d’instruction publique…, édition des O.C. de 1977, t. VII, op. cit., p. 204), on trouble « l’ancien système de numérotage des degrés de l’échelle classique » (Cournot, idem). On aurait pu opter pour une solution à l’allemande, composer et recomposer de groupes en fonction des matières, mais le pensionnat, qui était la loi commune des établissements secondaires, avec ses mœurs d’encadrement très strict des élèves, ne le rendait pas possible.

    Sur ce plan, je veux signaler aussi que les cours spéciaux sont insérés dans les plages horaires réservées à l’étude, si bien que le partition, fondamentale jusque là, entre classes et études, commence d’être entamée.

     

    Après la Restauration, sous la monarchie de Juillet, à nouveau, certaines voix se font entendre, comme celle de Victor de Tracy (le fils de Destutt), pour dénoncer une éducation exclusivement littéraire alors qu’émergent les sciences nouvelles de la chimie, de la physique, de la géologie. Tracy déclare, lors d’un débat à la Chambre des pairs du 32 mars 1837 (dans une formule d’un grand bon sens, finalement) :

     

    «  Je suis déjà plus vieux que trois ou quatre sciences ; je suis né avant la chimie, avant la véritable physique, avant la géologie… Et vous prétendriez vous maintenir aux études d’il y a trois cents ans ! La chose n’est plus possible. » (cité par G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 91).

     

    Lors du même débat, le célèbre physicien et astronome Arago, que j’ai cité lus haut, affirme que les études littéraires sont nécessaires, sans quoi elles manqueraient aux grands savants, sachant toutefois que pour ces études, précise-t-il, ni le latin ni le grec ne sont indispensables, et ne doivent donc remplacer le français. Ceci confirme que, dans l’esprit de l’époque, existe un lien étroit (pour nous si évident) entre sciences et langue française (cf. à nouveau mes remarques sur ce sujet dans la séance 11).

    Cependant, en 1840, les circulaires des 27 août, 5 et 22 septembre et 2 octobre suppriment l’enseignement scientifique des autres classes et le reportent à la classe de philosophie (voir le rapport de Villemain cité un peu plus haut), ce qui libère des heures pour l’enseignement des langues vivantes. Il est vrai qu’au même moment, l’agrégation de sciences est scindée en physique et histoire naturelle, ce qui est plutôt un signal positif envoyé aux disciplines expérimentales. (En 1821, le concours d’agrégation a été créé (ou re-créé) sur la base suivante : un concours pour les sciences, un autre pour les « classes supérieurs de lettres » soit de la 3ème à la philosophie, et enfin un troisième concours pour les classes de grammaire – (Cf. A. Chervel, Histoire de l’agrégation, op. cit., p. 67. L’agrégation de philosophie est ajoutée en 1825).

    En parlant également de cette époque, quoique bien plus tard, Cournot, remarque pour sa part que, alors que les lycées préparaient au bac, il fallait bien que les collèges s’ouvrissent à une population que les études classiques ne séduisaient pas, et qui ne destinait pas non plus ses enfants aux Ecoles primaires supérieures (Cournot, Des institutions d’instruction publique en France, op. cit., p. 174) : c’est donc exactement le motif  pour lequel le ministre Salvandy, à la fin de la monarchie de Juillet, en décembre 1846, invente l’enseignement dit « spécial ». On peut donc considérer la réforme de l’enseignement spécial comme la première grande réforme inspirée par une prise de conscience du caractère limité, inadéquat voire dépassé de l’éducation centrée exclusivement sur le « littéraire », le classique, les langues anciennes. En d’autres termes, cette réforme est un moment de manifestation, pour ne pas dire d’irruption du conflit latent (pas seulement latent, du reste) entre l’ancien et le moderne de la culture scolaire. Salvandy commença  par demander un rapport à des savants réputés, notamment le chimiste Jean-Baptiste Dumas, puis, en même temps qu’il rétablissait un enseignement de mathématiques dans les classes d’humanités, il fit ouvrir dans les collèges royaux ces classes tournées vers des applications scientifiques utiles, classes parallèles aux études classiques traditionnelles. D’après le récit de Cournot (qui sera Inspecteur général sous le second Empire), la commission scientifique réunie par Salvandy, issue de la faculté des sciences de Paris,  préconisa dans son rapport :

     

    « la nécessité de donner à l’enseignement des sciences une direction plus pratique ; de laisser là, pour le gros des élèves, les subtilités des mathématiques, que l’on réserverait aux candidats pour les écoles spéciales, réunis à cet effet dans des établissements spéciaux, ou du moins dans des classes et sous une direction parfaitement distinctes ; d’initier plus tôt la généralité des élèves aux notions fondamentales et aux applications usuelles des sciences physiques et naturelles ; enfin de sanctionner le tout en accroissant la part de l’élément scientifique dans le baccalauréat ès-lettres. »

     

    Les nouveaux enseignements spéciaux s’étalaient sur trois années. Un arrêté du 5 mars 1847, Titre II, mentionne que l’ « enseignement spécial, d’une durée de trois ans après la classe de 4ème », comportera les matières suivantes : en première année, mathématiques, physique, chimie, géographie physique, dessin linéaire et d’ornement, latin, histoire et géographie, langues vivantes ; en deuxième année, mathématiques, physique, chimie, mécanique géométrique, histoire naturelle, latin, littérature française, historie et géographie, dessin, langues vivantes ; et en troisième année, mathématiques, géométrie descriptive, physique et chimie, machines, histoire naturelle, dessin, « rhétorique française comprenant des exercices de traduction, d’analyse et de composition française », langues vivantes. Ce programme pouvait être complété  en troisième année par des éléments de comptabilité générale, de droit commercial et d’économie agricole. (cité par  B. Belhoste, Les sciences dans l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 206.)

    Mais l’enseignement spécial fut un échec. La principale cause de cet échec, selon Cournot, résidait dans la faiblesse de la demande. A Paris, explique Cournot, où cet enseignement fut instauré dans les collèges Charlemagne (actuel lycée du même nom ) et au collège royal Bourbon (actuel lycée Condorcet), il avait fallu s’adresser aux commerçants et petits artisans, et encore, à condition de renoncer au latin soit avant soit pendant le cours triennal. Or ceci ne convainquit pas un public assez large, ce qui aurait pu combler les espoirs des réformateurs. Résultat : en plus d’une participation trop faible, le nombre d’élèves se réduisait des deux tiers en 3ème année. En outre, l’enseignement spécial souffrit du fait qu’il ne débouchait pas sur un baccalauréat (cf. B. Belhoste, idem, p. 42).

     

    Remarque sur le bac

    Dès le décret du 17 mars 1808, qui organise l’Université, est prévu un bac lettres et un bac sciences, mais ce dernier, délivré par les facultés de sciences (maths et physique ; les jurys sont de toute manière constitués par des professeurs des facultés), ne peut être passé que si l’on est déjà titulaire du bac lettres. Cette situation va durer jusqu’en 1851, indépendamment du changement des dispositions relatives à l’examen lui-même et au cursus qui peut y mener. Je reviendrai dans un envoi spécial sur ce sujet du baccalauréat, complexe et assez peu étudié. Rappel : à cette époque le diplôme n’est délivré chaque année qu’à quelques centaines de candidats, étant donné le tout petit nombre d’élèves de l’enseignement secondaire. Autre information qui ne manque pas de sel : vers 1820, on entend ici ou là des plaintes au sujet de bacheliers qui ignorent tout ou presque de l’orthographe !

     

    A vrai dire, de tels enseignements « spéciaux » existaient déjà dans certaines villes où les industries avaient un fort besoin  d’enrôler à la production des compétences techniques et scientifiques. C’était le cas par exemple dans l’Est, à Mulhouse, où existait depuis le début des années 1830 une « école industrielle » destinée à prolonger l’enseignement primaire par un enseignement pratique et utilitaire « sans  connaissance de langue mortes, ni théorie des sciences » comme le dit le directeur de cette école à l’époque (cité par Raymond Oberlé, L’enseignement à Mulhouse de 1798 à 1870, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 47). Je reprends l’expression sans  connaissance de langue mortes, ni théorie des sciences, expression si intéressante par le refus qu’elle annonce des langues anciennes (refus qui est donc bien la grande affaire de ce temps-là), en même temps que d’un apprentissage des sciences trop théorique.

    Après l’échec de l’enseignement spécial, la question d’un cursus basé sur les sciences dans une perspective d’application à l’industrie et au commerce,  fut relancée par un autre ministre, Hyppolite Fortoul, en avril 1852, au moment du passage au second Empire (après que, sous la seconde République, la Constitution du 4 novembre 1848 eut promis la création d’un enseignement professionnel). Fortoul reprit le projet de 1847 et créa la fameuse « bifurcation », restée dans toutes les mémoires  (souvent au titre d’une réforme détestable d’ailleurs – voir ci-dessous l’opinion de Francisque Sarcey, bien loin de celle de Cournot). La bifurcation, c’était la possibilité pour tout collégien, après la 4ème, de choisir entre une section « lettres » et une section « sciences », chacune menant à un baccalauréat distinct (ce qui signifie la fin d’un bac (sciences) accessible seulement après avoir obtenu l’autre bac (lettres). Pour les élèves qui choisissaient la première section, et qui allaient vers le bac lettres, il y avait toujours des sciences, mais assez réduites, pendant trois ans, tandis que pour ceux qui prenaient l’autre option, celle du bac sciences, visant les carrières de l’industrie et l’Ecole Polytechnique éventuellement, les sciences étaient renforcées, et leur enseignement durait 4 ans. Ceci supposait une augmentation du nombre de professeurs spécialistes, et une amélioration de leur niveau de connaissance, ce qui, on s’en doute, ne sera pas toujours possible. Quant aux contenus, Fortoul prévoyait d’entourer toutes les connaissances d’un souci pratique, en particulier en chimie, ce qui là encore rappelait clairement l’enseignement spécial, et répondait à certaines initiatives locales, comme celle de Mulhouse.

    Cependant, la bifurcation fut elle aussi un échec. La section de sciences fut peu à peu rejetée à cause de son inadaptation, et aussi du fait que les élèves pouvaient suivre des préparations accélérées au bac sciences dans des établissements privés, qui se multipliaient, permettant à ces élèves de griller les étapes (l’Etat enseignant et les autorités ont longtemps bataillé pour endiguer ce phénomène des préparations « industrielles » au bac… J’en dirai un mot dans la séance que je consacrerai à l’histoire du baccalauréat). Du coup, après Fortoul, son successeur à partir de 1856, Gustave Rouland, imposa en 1858 que le bac lettres et non le bac sciences soit exigé pour l’accès aux études de médecine. L’année suivant, 1859, Rouland instaura un bac scindé, dont une partie pouvait être passée en fin de seconde et la deuxième, avec juste des mathématiques, en fin de rhétorique, ce qui permettait de préparer en même temps l’examen d’admission aux écoles spéciales (Sur ces questions fort embrouillées – excusez-moi, lecteurs, je ne vous épargne rien - voir B. Belhoste, Les sciences dans l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 47).

    J’ai fait allusion à l’opinion hostile de nombreux professeurs, même parmi les modernistes, ceux attachés notamment au français. Voici l’exemple de F. Sarcey. C’est la révolte des littéraires ! Quand F. Sarcey, dans ses Souvenirs de jeunesse (op. cit., p. 245 et suiv.), évoque la bifurcation vécue par lui alors qu’il était professeur au lycée de Grenoble, il commence par dire en évoquant le souvenir de Fortoul, qu’il ne nomme pas  : « maudite soit sa mémoire » (p. 245), ce qui est tout sauf anodin. Sarcey précise sa pensée en disant que dans ce système, « imaginé pour le malheur des études et notre désespoir », arrivaient dans sa classe, chaque semaine, et deux fois par semaine, « une quarantaine d’élèves venus des classes de science (…) sous prétexte d’y apprendre le français ». Mais ces élèves, poursuit Sarcey, ne venaient pas avec l’intention  de travailler ; bien au contraire, leur but « était de ne rien y apprendre du tout chez un professeur qui n’était pas le leur ». On imagine ce qui pouvait alors se passer dans la salle de classe… D’un autre côté, ses propres élèves « littéraires » se laissaient entraîner par le même courant et « se piquaient, les jours scientifiques, de ne rien faire, eux non plus » ; ce faisant, ils lui « apportaient des devoirs indignement brochés ». A ce double inconvénient se désole Sarcey, rien ne portait remède, « Prières, exhortations, menaces, conseils, pensums… », tout cela était sans effets (j’ai déjà indiqué l’avis contraire de Cournot, le savant, dans Des institutions…, op. cit., p. 177).

    Une dernière précision sur la bifurcation. On peut considérer que l’idée était dans l’air depuis longtemps. Il y avait eu l’enseignement spécial, je l’ai dit, à la fin des années 1840, mais on peut remonter encore plus loin, jusqu’au 4 septembre 1821, lorsque le Conseil royal autorise les élèves qui ne sont pas « destinés à prendre des grades  dans les Facultés » à passer après la 3ème aux classes de philosophie et de sciences mathématiques et physiques. Cette possibilité, en effet, c’est déjà une manière de bifurcation – mais après la 3ème et non la 4ème. Cela dit,  5 ans après, en 1826, comme le dispositif n’a rien donné d’intéressant, l’arrêté du 16 septembre fait suivre à tout le monde un cours de mathématiques depuis la seconde année d’humanités jusqu’à la seconde année de philosophie (les « mathématiques spéciales ») ; ainsi la séparation des lettres et des sciences est-elle abandonnée. 

    Le ministre suivant, le plus connu du second Empire, Victor Duruy (dont je signale qu’il est aussi le promoteur d’un enseignement public et non congréganiste pour les jeunes filles), abandonne la bifurcation en 1864, mais c’est pour créer en 1865 un nouvel enseignement spécial, qui, lui, aura bien plus de succès donc de durée que le précédent. La réorganisation des études secondaires est alors globale, profonde. Il s’agit pour Duruy d’introduire, à côté  des études classiques, des études sans latin. Cet enseignement nouveau, dans un esprit professionnel donc pratique, appuyé sur la réalité existante des cours spéciaux dispensés dans de nombreux collèges, s’adresse aux élèves sortant des classes primaires. Il doit durer quatre années et être couronné par un diplôme dit « d’enseignement spécial ». Une Ecole normale de l’enseignement secondaire spécial, située à Cluny, sera créée à la suite, dans le but de constituer un vivier de professeurs spécialisés dans cette « filière » (comme on ne disait pas). Concernant ce qui m’intéresse ici, il suffit de noter que, conformément aux visées culturelles déjà énoncées depuis longtemps, Duruy conçoit à ce niveau un programme à base de sciences, lesquelles, logiquement, doivent être abordées d’un point de vue concret et inclure des applications à l’agriculture, au commerce et à l’industrie. C’est pourquoi les programmes des deux premières années incluent l’arithmétique à finalité commerciale et la comptabilité, plus le dessin et la géométrie descriptive, tandis que, dans les deux autres années, l’algèbre vise à son tour les problèmes posés dans le commerce et les assurance (cf. B. Belhoste, Les sciences…, op. cit., p. 48 et 49). A cela s’ajoute évidemment la chimie à destination des opérations industrielles, et la mécanique, dans la même perspective. Un programme très étoffé est publié en même temps que le ministère insiste sur l’importance de l’appareillage matériel pour procéder aux enseignements et effectuer les observations nécessaires (voir les textes dans B. Belhoste, idem, p. 442 et suiv.) Un baccalauréat spécial remplacera plus tard, en  1881, le diplôme d’origine.

    Sur ces bases, je le disais, l’enseignement spécial nouvelle version va avoir bien plus de succès que ses prédécesseurs. B. Belhoste indique (idem, p. 49) qu’à Paris, dans les années 1870, ces cours accueillent quasiment la moitié des élèves de l’enseignement secondaire (c’est un record en France).

    Est-ce qu’on peut en conclure pour autant à une victoire décisive du courant moderniste dans l’éducation scolaire ? Certainement pas. Dès 1865, en même temps ou presque qu’est créé l’enseignement spécial, un autre plan d’étude maintient pour l’enseignement secondaire classique la prédominance des études littéraires, désormais conclues par un  enseignement de philosophie qui retrouve (avec son agrégation) la place de choix que Fortoul lui avait déniée. Ensuite, une succession d’aménagements (avec Jules Simon en 1874 et Léon Bourgeois en 1890), ne modifiera pas la hiérarchie. Celle-ci subsistera jusqu’à ce que la grande réforme de 1902, qui a occasionné tant de débats, assure cette fois un rééquilibrage définitif, en instaurant, sur fond d’un idéal positiviste d’« humanités modernes », d’« humanités scientifiques », quatre séries au baccalauréat (un bac unique), dont l’une sans latin et avec sciences. Le réforme de 1902 instaure en effet deux cycles d’études : l’un, qui s’étend de la 6ème à la 3ème, comporte une section avec latin (et langues vivantes) et une section sans latin ; et ensuite un second cycle qui comporte quatre séries, chacune débouchant sur un examen de baccalauréat distinct : A = latin-grec, B = latin-langues, C = latin-sciences, et D = sciences-langues.

    Contre cette réforme, les partisans de l’enseignement  classique, du latin, de la rhétorique (il y en a encore beaucoup) se sont déchaînés. Des littéraires traditionalistes… souvent à droite, nombreux étant en outre anti-dreyfusards  - Ferdinand Brunetière, académicien, est le plus couramment cité parmi eux. Mais que s’est-il passé ensuite ? L’idéal républicain de substituer des « humanités scientifiques » aux humanités classiques, latines, n’a pas été confirmé dans la réalité, c’est le moins qu’on puisse dire. Car, au lieu d’une conquête des esprits par la science, on a vu l’essor (l’empire !) des mathématiques comme instrument de sélection. Pas de quoi se réjouir…

    Pour conclure, je résume le schéma d’évolution que j’ai voulu tracer.

    Après les écoles centrales, la création des lycées en 1802 a d’abord visé un équilibre du latin et des mathématiques. Mais, dès la fondation de l’Université en 1806-1810, Napoléon a reculé et a reconnu la prédominance de l’éducation classique. Ensuite, après lui, les mathématiques et la physique, avec d’autres sciences, ont été peu ou prou repoussées dans les hautes clases, et même dans une classe « spéciale » destinée à préparer à l’école Polytechnique… Tout au long du XIXe siècle, la tergiversation n’a pas cessé, et les tentatives du milieu du siècle (enseignement spécial en 1847, bifurcation en 1852) n’y ont pas mis fin. Mais les républicains en 1902, ont tranché la question en instaurant des sortes de filières conduisant à des séries distinctes mais équivalentes en dignité, au baccalauréat.

    Voici comment Cournot formule les choses (p. 204) « La tige scientifique avait une tendance à pousser toujours plus avant ses racines dans le sol et à se découronner par la cime, comme la tige latine ». (Des institutions d’instruction publique…, op. cit., p. 204).

     

    Remarque : l’enseignement scientifique à l’épreuve du réel.

    Examinons quelques récits, parmi ceux déjà sollicités ici, qui montrent la difficulté des sciences à trouver place dans la culture scolaire légitime (et reconnue pour sa portée éducative). C’est ce que je ne manque jamais de faire puisque je me demande toujours ce qu’il en est des pratiques réelles au-delà des programmes officiels. Et dans ce cas, nous allons une fois encore tomber de Charybde en Scylla, en particulier lorsque nous passons des grands établissements parisiens aux petits collèges de province (les inégalités géographiques sont très profondes à cette époque, on s’en doute).

    A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, l’enseignement scientifique, pourtant prévu et très attendu, n’a pas forcément bénéficié de beaucoup de compétence de la part des maîtres qui devaient s’y engager. Arago relate qu’un beau jour, alors qu’il est élève externe au collège communal de Perpignan, au moment où ces institutions s’accordent tant bien que mal avec les écoles centrales, il rencontre sur les remparts de la ville un jeune officier du génie qui le renseigne sur la nouvelle Ecole Polytechnique (créée en 1794), d’où il est tout juste sorti. Arago, dont la curiosité pour les sciences est déjà éveillée, s’informe sur cette école - il court, dit-il, à la bibliothèque de l’école centrale -, et, très enthousiasmé, décide de préparer le concours d’entrée. Alors, avoue-t-il, pour ne plus fréquenter que le cours de mathématiques, il abandonne les autres classes de l’école centrale où, raconte-t-il avec une pointe d’ironie, on lui apprenait surtout à admirer Corneille, Racine, La Fontaine, Molière (Histoire de ma jeunesse, édition de 1985, Paris, Christian Bourgois, pp. 45-46.

    Donc rien n’est allé de soi. On l’a déjà constaté à propos des écoles centrales qui manquaient de tout : de bons professeurs, de locaux adaptés, de matériels d’observation et d’expérimentation suffisants.

    Autre difficulté : lorsque l’enseignement des mathématiques est proposé aux élèves à partir de la classe de 4ème ou de 3ème, et donc, a fortiori, quand cet enseignement est inséré dans les classes inférieures (après 1802) : on entend parfois que les professeurs refont tous les ans, aux différents niveaux du cursus, les mêmes leçons. On n’avance pas. Chaque année, les élèves ont droit au plus grand commun diviseur et au carré de l’hypoténuse.

    En lisant l’« Histoire du collège de Vannes » (déjà citée : in Annales de Bretagne, t. XVIII, 1902-1903, p. 259), j’apprends qu’en 1831, en même temps qu’on crée une classe de septième et un cours d’anglais, est nommé un second régent de mathématiques, pour renforcer cet enseignement. Et en première approche, ceci montre bien l’effort pour assumer la modernité de la culture scolaire. Je signale au passage que l’établissement compte alors 301 élèves, mais que, les créations de postes occasionnant un surcroît de dépenses, ceci se traduit par une hausse de la rétribution payable par les familles (puisque la municipalité n’augmente pas sa dotation), si bien que les parents retirent leurs enfants du collège et les envoient poursuivre leurs étude dans un établissement rival, qui propose une scolarité sans frais. Des voix cléricales les y poussent, d’autant que le collège de Vannes, par ces créations, bien que tenu par des Frères, se laïcise sensiblement (idem, p. 259-260). Pour endiguer ce phénomène de fuite, à la rentrée 1837, le collège crée aussi un internat : alors, le nombre d’élèves, qui était passé à 163 en 1836, remonte en 1840 à 207. Le regain est toutefois provisoire et le déclin du collège ne fera ensuite que se confirmer.

    C’est l’époque où ce collège compte parmi ses élèves le futur philosophe et ministre Jules Simon, lequel, cette année-là, 1831 remporte le prix d’honneur au Concours général organisé entre tous les collèges de l’académie de Rennes. Ceci pour dire que, y compris le père de Jules Simon est sollicité pour que son fils change d’établissement. Cependant, le jeune Jules Simon refuse le transfert.

    Que dit J. Simon lui-même sur son collège et l’enseignement qu’il y a reçu ? (dans « Le collège de Vannes en 1830 » (1), loc. cit., p. 417 et suiv.). Son propos est sombre, même s’il parle de ses professeurs avec tendresse. D’après le récit de J. Simon, en effet, son collège n’était qu’une « ruine moderne », avec une vaste cour « mal entretenue », des salles  aux murs « nus, lézardés, noirâtres »… sans tables ni pupitres (on se souvient que Louis Liard s’est réjoui qu’il y ait des tables dans la salles de science du collège de Falaise…), et où la chaire du professeur était accessible par une sorte d’escalier de huit à dix marches ! La salle ne comportait pas de poêle, et, en hiver, le froid était tel que, pendant la journée, pour que les élèves se réchauffent ou ne s’engourdissent pas trop, le maître, avait initié un petit rituel tout à fait savoureux (pour nous) : à certains moments, il frappait trois coups, et en entendant ce signal, tous les élèves se levaient et se prenaient par la main en criant pour effectuer une ronde autour du poteau central de soutènement ! (idem, p. 420).

    Et sur le plan des contenus d’enseignement ? (idem, p. 421). D’après J. Simon, tout l’enseignement des frères Nayl, les maîtres de ce collège, se résume au latin, qu’ils font même encore parler aux élèves. Le latin était ici « la langue courante dans la classe de philosophie », et le Principal, M. Gehanno, l’utilisait pour communiquer avec ses pensionnaires. La pédagogie pratiquée dans ce collège est donc vieille d’un siècle au moins : c’est celle des Jésuites, avec des élèves à qui on attribue des titres inspirés de la Rome antique, avec la division entre romains et carthaginois, etc.

    Sur le fond, dit J. Simon, les frères Nayl ne savent à peu près rien d’autre que le latin (qu’ils enseignent convenablement) :

     

    « Nos régents, qui presque tous étaient prêtres, savaient parfaitement le latin. Ils savaient peut-être aussi, tant bien que mal, un peu de théologie. Je puis attester qu’ils ne savaient pas autre chose ».

     

    Alors, concernant les sciences ? Je lis la suite. (p. 421). En 1829 raconte J. Simon, on nous donna un régent de physique, mais… comme ce maître ne connaissait à peu près rien à la physique, il eut l’idée de l’apprendre dans un vieux livre de l’abbé Nollet, qu’il acheta derechef. Cependant, réalisant qu’il n’y comprenait rien, il dut se résoudre à avouer son incurie aux élèves et il invita ces derniers à lire l’ouvrage avec lui, dans l’espoir que, tous ensemble, ils arriveraient à quelque chose. Mais, voilà le hic se souvient J. Simon : « Nous n’y parvînmes pas ». Du coup, quand le groupe, en ouvrant une armoire, découvrit la batterie des instruments ad hoc, ils s’en emparèrent sans avoir la moindre idée de leurs usages corrects et, en désespoir de cause, ils finirent par jouer avec, par exemple ils jouèrent au palet avec les disques d’une pile de Volta ! Dans une salle voisine, le professeur rhétorique, dérangé par la tapage, envoya un élève se plaindre ; à quoi le soi-disant professeur de physique, nommé Mepaut, répondit magnifiquement  :

     

     « Allez dire à votre maître que nous sommes ici pour étudier les lois de la nature, et que nous lui laissons pleine liberté de faire tout ce qu’il voudra des lois de la rhétorique ».

     

    En d’autres termes, à Vannes, dans les années 1830, d’après J. Simon, on enseignait supérieurement le latin, mais « ni la littérature, ni l’art d’écrire, ni les sciences pures, ni les sciences appliquées, ni l’histoire, ni la géographie, ni la philosophie, ni la rhétorique. ». (idem, p. 422).

    Un autre témoin que j’aime retrouver maintenant, est Ernest Lavisse et ses Souvenirs d’une éducation manquée, loc. cit. J’ai cité dans la séance 11 le passage où Lavisse se félicite, non sans quelques réserves, d’avoir reçu une éducation classique. Mais il note à la suite qu’à cette époque, les années 1840,  les sciences étaient « méprisées par les gens d’esprit ». A contre courant de cette opinion toutefois, Lavisse rapporte l’enthousiasme qui l’étreignit le jour où le professeur de physique évoqua Galilée et son observation des oscillations d’une lampe suspendue à la voûte de la cathédrale de Pise, et commenta la situation en assurant  que ce problème était posé par la nature aux hommes, mais que Galilée y avait vu la confirmation du système de Copernic.

    Admettons que ceci, au fond, ne fait que marquer l’intérêt grandissant pour la culture moderne des sciences expérimentales. C’est aussi ce qu’on trouve lorsque Louis Liard,  cité plus haut également, évoque sa classe de sciences (à Falaise sous le second Empire), dotée d’un matériel qui suscitait une curiosité admirative des élèves. L. Liard parle de tous ses professeurs avec une très grande tendresse lui aussi, et sur son professeur de sciences, il ne manque pas d’être laudatif :

     

    « Mon professeur de sciences, M. Hamel, était un homme vraiment remarquable. Il nous enseignait toutes les sciences inscrites au programme : mathématiques, physique, chimie, sciences naturelles. Comme il était locataire et voisin de ma mère, nous nous rencontrions souvent dans nos jardins contigus. Il portait l’entretien sur ce que nous avions vu en classe et familièrement il poussait la leçon plus avant. Je lui dois mon goût des sciences et ma première façon scientifique. » (suit le texte qui décrit la classe de sciences…, (« Souvenirs de petite ville », loc. cit., p. 677).

     

    Malgré cette note optimiste, je poursuis et termine ma revue pessimiste (mais réaliste) sur les difficiles progrès de l’enseignement scientifique au XIXe siècle, en retournant à Maxime Du Camp et ses Mémoires d’un suicidé, (1853) dont j’ai cité (séance 4) le passage sur le joyeux chahut organisé pour abattre (le mot n’est pas trop fort) le professeur de mathématiques. Voici l’explication finale de cette détestation (op. cit., p. 51-52) :

     

    « Parmi les professeurs chargés d’instruire les enfants, le plus haï, le plus tourmenté est toujours le professeur de mathématiques. En effet, le professeur de latin, qui est en relations journalières avec ses élèves, finit, sinon par les intéresser, au moins par les dominer ; il s’impose, il se fait craindre, on s’accoutume à le voir sans cesse et on le respecte. Le professeur d’histoire peut facilement donner un certain charme à ses cours, et la nécessité d’écrire constamment sous sa dictée calme les velléités de turbulence. Mais pour le professeur de mathématiques, il n’en est point ainsi. Les jeunes gens qui se destinent aux écoles spéciales suivent un enseignement fait pour eux, et il ne reste dans les classes ordinaires que les élèves qui font leurs humanités. Lorsque le professeur de mathématiques a affaire à eux, une fois par semaine, il arrive non seulement comme un inconnu, mais encore comme un ennemi. Surtout, il exige que l’on travaille. Les classes de mathématiques sont généralement regardées par les enfants comme des instants de liberté pendant lesquelles chacun peut se livrer aux occupations défendues qu’il affectionne. Un professeur a beau s’évertuer au tableau, il est rare qu’il soit écouté, et de ses démonstrations on ne retient que ce mauvais quatrain mnémotechnique : ‘Le carré de l’hypoténuse / Est égal, si je ne m’abuse/ A la somme des carrés/ Faits sur les deux autres côtés’. »

     

    On ne peut pas ne pas remarquer que le cas du professeur de mathématique, chahuté par des élèves « littéraires » est exactement contraire mais symétrique à celui du professeur d’humanités ou de rhétorique évoqué par F. Sarcey, chahuté ou du moins peu obéi par des élèves « scientifiques » (voir plus haut).

     

     

     

     


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  • Séance 13

     

    INTERMEDE

     

    La campagne catholique des années 1840

    contre le monopole universitaire de l’enseignement secondaire

     

    Pour finir la série de 2018, voici le récit des événements survenus lors de la grande protestation des catholiques contre le monopole napoléonien de l’Etat sur l’enseignement secondaire. C’est le récit que j’avais  laissé en suspens dans la deuxième partie de la séance 2, cette année.

     

    En 2019 : suite et fin de cette enquête sur l’histoire des pratiques d’enseignement

     

    *****

     

    1) Le sens de la liberté d’enseignement

    Au monopole universitaire et aux projets gouvernementaux qui assurent sa survie, les catholiques opposent donc entre 1843 et 1845 l’exigence, essentielle pour eux, de la liberté d'enseignement. On aurait tort cependant d’y voir une simple réponse tactique aux entraves que l’Eglise subit dans un domaine où elle avait été jadis dominante (les Jésuites, par exemple, avant leur expulsion de 1763, détenaient à eux seuls en France plus d’un tiers des collèges). Au contraire, la liberté d’enseignement est un thème - du moins l’un des thèmes stratégiques du courant libéral alors émergeant dans le catholicisme. Et c’est parce que les figures dirigeantes de ce mouvement, notamment le comte Charles de Montalembert, qui siège à la chambre des pairs, font de la destruction du monopole l’un des buts prioritaires de leur action, qu’une opposition aussi résolue a pu se lever face aux gouvernements de la monarchie de Juillet.

    Il est bien connu que l’abbé Félicité de Lamennais est l’initiateur du libéralisme catholique. Rendu célèbre en 1817 par son Essai sur l'indifférence en matière de religion, il a traité en 1818 De l'éducation dans ses rapports avec la liberté ; et, après les ordonnances de 1828, il a rédigé un texte cinglant, Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église. En fait, Lamennais ne peut approuver même la restauration religieuse qui a suivi le retour du Roi. Certes, le catholicisme est à nouveau associé à l’idée et à la pratique monarchique au point que, sous le gouvernement ultra, en 1825, l’Assemblée a pu voter une loi punissant le sacrilège de la peine de mort - et de la mort réservée aux parricides : on devait conduire le condamné au supplice pieds nus, un voile noir sur la tête, et l’amputer du poing droit avant de le décapiter (cette loi ne sera cependant jamais appliquée). Mais Lamennais ne souhaite pas que l’Eglise recouvre ses anciens privilèges. Il refuse l’alliance du trône et de l'autel, rejetant aussi bien les politiques religieuses des gouvernements modernes que le gallicanisme traditionnel de l’épiscopat, ce mode d’alliance institutionnelle qui se confond depuis longtemps à l’histoire du catholicisme national.

     

    Remarque

    Une précision historique. Entre la Pragmatique sanction de Bourges, de Charles VII, en 1438, qui définissait les « libertés, droits et franchises de l’Église gallicane », et la Déclaration du clergé de 1682 (les quatre articles rédigés par Bossuet), la délimitation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel impliquait une limitation de l’autorité du pape sur le clergé national, au profit de l’autorité royale. A tel point, on l’a souvent dit, que le concordat de Bologne, en 1516, mettait l’Église à disposition de la monarchie : au lieu que les structures hiérarchiques de l’Église fussent fondées sur les élections, elles émanaient de deux autorités, inégales : le roi pour la nomination et le pape pour l’institution canonique (voir sur ces questions Antonin Debidour, Histoire des rapports de l’Eglise et de l’Etat en France de 1789 à 1870, Paris, 1898). 

     

     

     

    N’oublions pas que le concordat voulu par Bonaparte, premier Consul, en 1801, avait établi l’Eglise comme institution financée par l’État, en assurant ainsi la subsistance du clergé et la disposition des édifices religieux (ce qui, du reste, entérinait la confiscation des biens de l’Eglise décidée par la Révolution), mais elle recelait aussi les fameux « articles organiques » que Bonaparte avait ajoutés de sa propre initiative, et qu’il avait conçu comme un règlement de police au terme duquel, par exemple, les évêques ne pouvaient pas même sortir de leur diocèse sans autorisation. Ce que Bonaparte recherchait, c’était donc un « catholicisme discipliné, enrégimenté, soumis nominalement au pape, à condition que le pape se fit l’humble serviteur du Premier Consul » (A. Debidour, idem, p. 189. ; et p. 213 : Bonaparte « voulait avoir ses évêques et ses curés comme il avait ses préfets et ses maires »). Voilà ce qui est dans la mémoire des catholiques en 1830.

    Dans le cadre des concordats et du gallicanisme, les relations de l’Etat avec l’Église - qui ont eu cours depuis l’Ancien Régime, sauf la période révolutionnaire, jusqu’à la séparation de 1905 - peuvent donc paraître abusives, ou du moins très pénibles pour le clergé. En ce sens, Lamennais affirme que les articles organiques ont permis à Napoléon de traiter le clergé en fonctionnaire, voire en domestique (de même que les quatre articles de 1682 avaient permis à Louis XIV d’inféoder l’Église). Alors, ajoute Lamennais, lorsque le catholicisme n’est pas même religion d’Etat mais seulement religion « de la majorité des français » (en 1830), il est temps de dénoncer les limitations qu’autorise cette forme d’alliance du trône et de l’autel, il est temps de séparer l’Église de l’État et, première conséquence, de supprimer le budget des cultes.

    Dans ce contexte, la conception de Lamennais a quelque chose de particulier : d’une part c’est une variante moderne d’ultramontanisme, un régime qui tranche les liens de l’Eglise avec l’Etat national pour que seul le pape gouverne les choses de l’Église (à défaut de gouverner toutes choses de ce monde) ; mais d’autre part cet ultramontanisme, puisqu’il cherche à remettre la religion en libre circulation dans la société et le peuple, en appelle forcément à la liberté religieuse, ou liberté de conscience, à la liberté de la presse, à la liberté d'association, aux libertés locales (contre le centralisme), et bien sûr à la liberté d’enseignement ; bref, c’est un ultramontanisme qui suppose un libéralisme. Le 15 novembre 1831, Lamennais déclare donc dans le journal qu'il a fondé, L’avenir :

     

    « quelques hommes entreprirent de défendre deux grands biens, la religion et la liberté (…). / Ils dirent à leurs frères que la religion n’avait pas péri avec le trône et qu'il était temps de chercher pour elle dans les peuples un plus solide appui. Ils dirent que le salaire du clergé étant devenu, de l’aveu même du pouvoir, non plus la juste indemnité d’une spoliation sanglante, mais le gage de la servitude, il ne fallait plus orner l’autel avec cette boue » (cité par Marcel Prelot et Françoise Gallouedec-Genuy, Le libéralisme catholique, Armand-Colin, Paris, 1969, p. 125-126. Sur le catholicisme libéral, Georges Weill, Histoire du catholicisme libéral en France, 1828-1908, Paris, 1904 ; et Adrien Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, Paris, 1948.).

     

    En décembre 1831, Lamennais, en compagnie du comte de Montalembert et du Père Lacordaire, autre figure marquante de ce courant, se rend à Rome pour faire valoir ses idées libérales auprès du pape. Mais en vain, car le pape condamne un tel libéralisme dès le 15 août 1832 par l’encyclique Mirari vos. Lamennais ne jouera donc aucun rôle dans la protestation de 1843, quoique l’autre face de sa doctrine, l’ultramontanisme, ait beaucoup progressé dans le clergé à ce moment, y compris parmi les évêques. C’est Montalembert qui est en première ligne dans cette campagne centrée sur le thème de la liberté de l'enseignement (associé au thème de la liberté d’association, mais sans référence  au thème de la séparation de l’Etat et de l’Eglise) ; or ce thème de la liberté d’enseignement est connu comme un principe mennaisien, mais maintenant apprécié et accepté y compris par ceux des catholiques s’étant rangés à l’avis du pape. Montalembert a rompu avec Lamennais, toutefois, malgré cette rupture, l’inspiration de Montalembert est mennaisienne à plusieurs titres : dans son refus de s’allier aux légitimistes, les opposants de « droite » au régime de Juillet ; dans sa volonté de ne pas exiger seulement l’indépendance des petits séminaires, ce que le gouvernement pourrait bien octroyer ; et enfin parce qu’il demande pour l’Eglise la liberté d'enseignement au titre du droit commun, un droit selon lui indispensable à la mission du catholicisme, à l’époque moderne.

     

    2) La campagne des catholiques

    L’exigence de la liberté d’enseignement se résume en quelques thèmes, formulés par exemple dans une intervention de Montalembert à la chambre des pairs : premièrement, le droit pour tout bachelier de fonder une école secondaire, sans autre condition que le certificat de moralité ; deuxièmement, l’abolition du certificat d’études requis pour subir les épreuves du baccalauréat ; troisièmement, la création d’un Conseil supérieur de l’enseignement libre qui aurait à charge d'inspecter les établissements en question. Cependant, il s’avère que ces  propositions n’ont pas d’emblée trouvé grâce auprès des évêques et dans l’opinion catholique au delà. La protestation n’a donc pris sa forme aiguë, entre 1843 et 1845, qu’après bien des atermoiements (Sur ces questions voir  Paul Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, Paris 1911, t V, chap. VIII. Et Paul Gerbod, La condition universitaire en France au dix-neuvième siècle, Paris, PUF, 1965, L. VI, chap. 1, qui suit à son tour la chronologie de la campagne catholique.).

    L’un des premiers actes importants de la campagne est sans doute la publication, en 1840, d’un texte de l’abbé Garot, aumônier au collège de Nancy, Le monopole universitaire dévoilé à la France libérale et à la France catholique ; texte patronné par une « société d’ecclésiastiques » ayant à sa tête l'abbé Rohrbacher, un ancien disciple de Lamennais lui aussi. Mais c’est après le dépôt du projet Villemain de 1841 que la campagne se déchaîne, et, avec des à-coups, elle ne cessera pas avant 1847 : dans les assemblées, à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés, où Montalembert est soutenu par d’importantes personnalités ; et puis dans la presse, par l’édition et avec tous les moyens dont disposent les ecclésiastiques. L’essentiel de la campagne, de ce point de vue, tient d’une part à l’activité des évêques, d’autre part aux relations et au contenu « politique » des relations que Montalembert et les laïcs établissent avec l’épiscopat.

    Lors de la préparation des projets de Guizot en 1836 puis de Cousin en 1840, les archevêques et les évêques ont déjà adressé des observations au ministère, mais des observations confidentielles. Ce n’est plus le cas à partir de 1841, avec le projet Villemain, à cause de l’émotion suscitée par le sort des petits séminaires. Alors les critiques, sous forme de brochures, articles, mandements, etc., se multiplient. L’archevêque de Lyon, de Bonald, demande « la liberté comme en Belgique » - une référence souvent reprise, y compris dans le titre d’un journal fondé par le marquis de Régnon en 1844 (l'article 17 de la Constitution belge stipule : « L’enseignement est libre : toute mesure préventive est interdite »). L’évêque de Chartres, Clausel de Montals, rédige force lettres, seize au total entre mars 1841 et mars 1843, à l’intention des philosophes universitaires de l’école éclectique, Cousin, Jouffroy et d’autres (Cousin s’illustre en 1844 par un discours fameux à la Chambre des pairs, publié sous le titre, Défense de l’Université et de la philosophie, resté dans la mémoire des professeurs de philosophie). L’archevêque de Toulouse, d’Astros, envoie un Mémoire au Roi en son Conseil et aux chambres. Et c’est alors que l’évêque de Belley, Devie, qualifie les établissements scolaires de l’Etat d’ « écoles de pestilence ». Un grand nombre de prélats, qui se sont joints au mouvement, publient en 1842 leurs avis dans un livre intitulé Protestation de l'épiscopat français contre le projet de loi sur l'enseignement secondaire. Ce texte contient plus de cinquante signatures. Nombre de pamphlets sont en outre lancés contre les enseignants et le contenu de l’enseignement universitaire, les philosophes étant souvent les premiers visés.  On parle d’une « campagne des pamphlets ».

    Une autre protestation quasi-générale des évêques a lieu après le dépôt du second projet Villemain, en 1844. Cette protestation est  motivée aussi bien, il est vrai, par l’offensive, ou la contre offensive anti-jésuite des universitaires - où s’illustrent, au Collège de France, Michelet et Quinet, dont les propos compteront parmi les références majeures de la pensée laïque des périodes suivantes. Quoi qu’il en soit, la réaction catholique est sans exemple au dix-neuvième siècle, tant par son unité que par son ampleur. Individuellement ou collectivement, les évêques s’adressent qui au Roi, qui à la chambre des pairs, qui au ministre des cultes. De Bonald et ses suffragants d’Autun, de Langres, de Saint-Claude, de Dijon et de Grenoble rédigent une Adresse à la chambre des pairs et au ministre des cultes. Ils sont imités par l’archevêque de Reims, Gousset, et les évêques de Cambrai, Soissons, Beauvais, Chalons, Amiens et Arras qui envoient au ministre de la justice et des cultes, Martin du Nord, une Lettre au sujet du nouveau projet de loi sur l’instruction secondaire. Même démarche également de l’archevêque d’Avignon et des évêques de Montpellier, Nîmes, Valence et Viviers.

    Cela dit, les manifestations de cette ampleur et même, avec cette unanimité, d’une ampleur moindre, ne sont pas si fréquentes. Dans son déroulement quotidien, la campagne n’est animée que par une douzaine de prélats, au mieux. Il faut en effet compter avec les réticences de certains d’entre eux parmi les plus influents. Mgr Affre, l’archevêque de Paris, en est le meilleur exemple, car il ne prendra de positions publiques, auxquelles il semble peu enclin, que sous la pression des événements. C’est le cas lorsque l’évêque de Châlons, Prilly (il s’agit de Châlons-en-Champagne, qui deviendra Châlons-sur-Marne), est déféré devant le Conseil d’Etat pour avoir menacé des aumôniers des collèges royaux de sa région. Afin de plaider sa cause, Affre et les évêques de la province et de Paris envoient au roi un mémoire, secret évidemment, où ils reprennent le thème de la liberté d’enseignement. Or le texte est bientôt publié dans le journal le plus engagé dans la campagne, L’Univers, et le ministre des cultes, se croyant tenu à une admonestation, rappelle que les articles organiques proscrivent toute délibération dans une réunion d’évêques non autorisée. Singulière maladresse, car c’est l’occasion pour Affre, dans une lettre ironique, de dénoncer les règlements napoléoniens. Du coup, bien malgré lui, l’archevêque de Paris est engagé dans le débat public, et il est approuvé par une grande partie de l’épiscopat.

     

    3) Naissance d’une organisation politique moderne

    Montalembert - la personnalité de référence dans la campagne, redisons-le, s’est donné quant à lui deux types d’objectifs. D’une part obtenir des évêques qu’ils ne se contentent pas de défendre les petits séminaires, en abandonnant à son sort l’instruction des laïcs, et que, loin de se limiter à des attaques contre l’Université et le contenu de son enseignement (la philosophie en premier lieu) ils revendiquent bien haut la liberté d’enseignement contre le monopole. D’autre part surtout, Montalembert, agissant dans un sens différent de Lamennais, cherche à obtenir des évêques qu’ils acceptent de constituer une association, une ligue ou un « parti ». Telle est la grande nouveauté politique de la campagne. Pour atteindre cet objectif,  Montalembert est d’ailleurs soutenu par des journaux catholiques comme L'Ami de la religion et essentiellement L’Univers, que dirige le redoutable journaliste et polémiste Louis Veuillot. L’Univers, qui allait jouer un rôle si important, avait été fondé en 1834 par l'abbé Migne sous le titre de L’Univers religieux. Puis il avait connu des difficultés et c'est Montalembert qui l’avait remis à flot, avant que Veuillot y entre, en 1843. Les deux hommes n'eurent alors pas de relations puisque Montalembert devait s’éloigner de France. Quand il revint, il dirigeait de loin les hostilités, et Veuillot le reconnut immédiatement comme le chef du mouvement engagé (voir sur ces péripéties le livre du biographe de Montalembert, le R.P. Lecanuet, Montalembert,  3 vol., t. 2, La liberté d’enseignement,1835-1850, 1909 (3ème édition). Cela étant, le problème ainsi posé du rapport entre les laïcs et le clergé semble très difficile à résoudre. Dès avant la publication du projet de loi de 1841, Montalembert a exhorté les évêques à prendre les devants et à s’exprimer sur ce sujet. Il est entré en contact avec l’archevêque de Reims, Gousset, avec l’archevêque de Bordeaux, Donnet, et il a rencontré Affre, qui a bien approuvé le thème de la liberté d'enseignement mais a souhaité ne heurter, de quelque manière que ce fût, ni les universitaires, certains professeurs lui paraissant fort distingués, ni le ministre Villemain, dont il disait apprécier la piété sincère. De ce fait, lorsque Montalembert, en 1843, conçoit que seule une association ad hoc pourra faire aboutir la revendication des catholiques, il se résout à d’autres démarches. En mai, il rend visite au Père de Ravignan, jésuite très influent, prédicateur à Notre-Dame et qui va se charger de répondre aux critiques de Michelet et Quinet (en 1844 il publie à cet effet De l’existence et de l’institut des jésuites). Montalembert consulte également Dupanloup qui est alors Supérieur au petit séminaire de Saint-Nicolas (avant d’être le fameux évêque d’Orléans). Dupanloup, encore assez éloigné à cette époque des thèses de Montalembert, prête néanmoins à celui-ci une attention bienveillante et il se montre intéressé par ses projets. Tous les deux sont ensuite reçus par Affre ; mais cette fois encore, l’archevêque de Paris se défile, et il interdit à Dupanloup, qui est aussi son Vicaire général, de participer au groupement envisagé. Toujours est-il que dans son numéro du 22 juillet, L’Univers annonce la constitution du Comité de défense de la liberté d'enseignement, ensuite de quoi, en octobre, Montalembert publie son opuscule fondamental Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement . En novembre, Veuillot poursuit sur cette lancée avec deux articles sur « L’action des laïcs dans la question religieuse ».

    Affre, encore sollicité, refuse une nouvelle fois d’apporter son concours. Il fait preuve, note Montalembert, dépité, dans son journal, d’un gallicanisme dépassé. Plus encore qu’Affre, d’autres évêques font montre d’une véritable hostilité, tel celui de Rouen, Blanquart de Bailleul, qui affirme que la défense de la religion n’est pas l’affaire des laïcs. Cependant, à l’inverse, d’autres entendent l’appel de Montalembert et lui prodiguent des encouragements, comme Clausel de Montais et de Bonald. C’est aussi le cas de l’évêque de Langres, Parisis, qui a récemment séjourné en Belgique où l’évêque de Liège lui a en quelque sorte révélé le rôle de l’Eglise dans la société moderne. Parisis est de ceux qui approuvent entièrement l’initiative de Montalembert, à qui il adresse le 11 novembre 1844 une lettre significative sur La part que doivent prendre les laïcs dans les questions relatives aux libertés de l’Eglise. A partir de ce moment, Parisis exercera dans ce mouvement une remarquable influence sur nombre de ses coreligionnaires.

    C’est alors qu’est créé, selon le vœu de Montalembert, un comité strictement laïc qui s’intitule Comité électoral pour la défense de la liberté religieuse, et qui prend pour devise « Dieu et mon droit » (c’est la devise britannique, référence au droit divin). La première circulaire de ce comité est signée de Montalembert, président, en date du 31 août 1844. Corrélativement, Le Correspondant, autre publication catholique - qui avait cessé de paraître mais avait reparu en 1843, lance dans un numéro d’avril 1845 un « appel aux catholiques » ; et un Comité central des pétitions pour la liberté d'enseignement est organisé.

    L’idée de ces sortes d’associations n’est pas tout à fait originale. Montalembert s’inspire d’exemples étrangers comme la Ligue de Cobden contre les corn laws, en Irlande. Et à l’époque de Lamennais et de L’Avenir, il y avait eu une tentative d’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse qui, sur les problèmes de l’enseignement, avait provoqué un pétitionnement et, en 1831, avait soutenu Lacordaire et Montalembert lorsque ceux-ci pour provoquer le gouvernement, avaient ouvert une école « libre » sans solliciter l’autorisation, ce qui leur avait coûté, après un procès, cent francs d’amende. Mais le Comité de 1845, plus ambitieux, se présente comme une organisation efficace, dotée d’une infrastructure électorale capable de développer sa propagande, et donc, comme nous dirions aujourd’hui, de mobiliser en sa faveur une partie de l’électorat. Il y a là, par conséquent, les linéaments d’une action politique et électorale au sens moderne de ces termes (même si le suffrage de l’époque est censitaire).

    Ainsi constitué, ce qui peut désormais être connu comme le « parti catholique », certes dans l’acception ancienne mais avec les capacités nouvelles qu’on vient de constater, efficaces en dehors du cadre parlementaire, prend plusieurs types d’initiatives. En premier lieu il constitue  environ quatre-vingt comités diocésains, avec des correspondants dans les régions, les départements et les cantons, pour mener campagne chaque fois que la liberté religieuse, sous ses divers aspects, a besoin d’être défendue et exigée. En second lieu il s’évertue à faire rédiger et à publier diverses brochures, et à intervenir dans la presse  - les succursales du Comité éditent parfois des journaux, comme la Gazette de Lyon, ou le Français de l’Ouest à Saint-Brieuc. En troisième lieu il déploie un effort de pétitions, soutenu par son Comité central du pétitionnement. C’est ainsi que les Chambres reçoivent 19 000 signatures en 1844, 80 000 en 1846 et 74 000 entre le 1er janvier et le 15 avril 1847. D’après un compte rendu publié en 1845, il est dénombré exactement 76 077 signatures pour la session parlementaire de 1844-1845. Succès relatif selon certains historiens (comme Paul Gerbod dans La condition universitaire en France au dix-neuvième siècle, op. cit., L VI chap. 1.), mais qui fait dire à l'auteur du compte-rendu :

     

    « c’est quelque chose qu’un tel chiffre, dans notre pays surtout, où l’esprit public est encore à peine initié à ce secret de la puissance représentative, et ne soupçonne pas la moitié des forces d’un levier si important. Aucune pétition, de quelque nature qu’en ait été l’objet, n'a jamais obtenu en France une adhésion plus considérable » (Compte-rendu des pétitions présentées à la Chambre des députés. Session de 1843-1844, publié par les soins du Comité électoral pour la défense de la liberté religieuse et du Comité central du pétitionnement, Paris, 1845, p. 49 - à la Bibliothèque nationale de France sous la cote : Ld4 8030).

     

    Aux élections de 1846, si le Comité ne présente pas ses propres candidats, du moins offre-t-il de soutenir ceux qui souscrivent à une déclaration en faveur de la liberté d’enseignement. Cette déclaration est ainsi rédigée :

     

    « Je m’engage à réclamer la liberté d’enseignement, laquelle comprend 1°/ le droit égal pour tout citoyen qui ne serait pas frappé d’indignité par la loi, de fonder des écoles, d’enseigner sans examen préalable ni autorisation spéciale, comme aussi sans l’affirmation prescrite par l’ordonnance du 16 juin 1828 ; 2°/ le droit égal pour tous les établissements d’éducation d’exister sous la surveillance de l’État, sans que les membres de l’Université aient aucun droit d’inspection ou d’examen à l’égard des écoles libres, de leurs professeurs ou de leurs élèves ; 3°/ le droit égal pour tous les élèves à être admis sans examen, sans certificat ni autres mesures destinées à exclure ou à traiter moins favorablement les élèves de tels ou tels établissements » (Cité par Jean Tchnernoff , « L’Eglise et l’Université de 1840 à 1848 », in La lutte scolaire en France au dix-neuvième siècle, ouvrage collectif, Paris, 1912, p. 136.).

     

    Cent quarante six d’entre les élus seront signataires, et parmi eux le futur auteur de la loi de 1850, le comte de Falloux.

    On peut distinguer deux grandes catégories de textes publiés au cours de cette campagne. D’abord les pamphlets anti-universitaires nettement animés par une tendance contre-révolutionnaire. Ils attaquent l’enseignement plus que le monopole, et les professeurs plus que le gouvernement. Après que l’abbé Garot, dans Le monopole universitaire…, ait fustigé la décatholicisation de la France, on démasque le paganisme des philosophes, adorateurs d'une Raison livrée à elle-même, à la manière de Robespierre. C’est le sens du Simple coup d’œil sur les douleurs et les espérances de l'Eglise aux prises avec les tyrans de conscience et les vices du dix-neuvième siècle, de l’abbé Védrine ; ou du Mémoire adressé aux évêques de France sur la guerre faite à l’Eglise et à la société par le monopole universitaire, dans lequel l’abbé Combalot (qui paiera son audace de quinze jours de prison), montre comment le monopole ruine l’apostolat catholique de la France, et couvre l’Europe entière de sa propagande révolutionnaire. Dans ce style, le pamphlet le plus important est celui du jésuite Deschamps, publié par un chanoine de Lyon, Desgarets, Le monopole universitaire destructeur de la religion et des lois. C’est une vaste compilation des écrits des philosophes, débusquant le moindre indice d’irréligion ou d’immoralité. Dans l’anathème, il atteint une violence rare, vouant les professeurs aux gémonies, faisant par exemple d’Edgar Quinet, cet impur blasphémateur, le produit… d’un ver !

    L’autre catégorie est celle des textes plus politiques, au sens où ils visent la conjoncture gouvernementale. A la fois écrits de circonstance et analyses plus détaillées, ils sont bien représentatifs, en effet, de la littérature politique de cette époque. On peut ranger dans cette catégorie les Observations sur la controverse élevée à l’occasion de la liberté d'enseignement, publiées par Mgr Affre en août 1843. Affre y exprime sa conception modérée, désapprouve les pamphlets de Védrine et Desgarets, et demande la liberté d'enseignement en promettant les garanties d’un bon usage de cette liberté. Au même moment, Veuillot publie une Lettre à Villemain, puis, en novembre, son texte sur L'action des laïcs…, dans le ton nettement belliqueux qui lui est propre. En novembre 1843, dans le Devoir des catholiques…, Montalembert expose le programme du parti catholique et se justifie d'une formule qu’on reverra sous d’autres plumes : « la liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert ». Et puis de très nombreux ouvrages s’intéressent à des problèmes particuliers, par exemple le « droit du père » en matière d’éducation, sur lequel s’arrête un Mémoire à consulter, de Pierre-Sébastien Laurentie, un journaliste.

    Pour une vision globale de ces publications, je renvoie à Louis Grimaud, Histoire de 1a liberté d’enseignement en France, 2 vol., Paris, 1944 - plusieurs fois réédité jusqu’en 1956, qui contient une abondante bibliographie. 

     

    Aujourd'hui, et pour longtemps sans doute, qui vient user sa jeunesse à la Sorbonne ne rencontre pas sur la place l'effigie de Montalembert, mais celle de son contemporain, Auguste Comte. Le positivisme l’a emporté sur le catholicisme. Pourtant, la littérature produite lors de la campagne des années 1840 mériterait d’être tirée de l’oubli. Car non seulement les articles, brochures et livres, les textes de lettres, de mandements, prédications et prônes, avec leur accent passionné, sont une pièce de la grande littérature idéologique du dix-neuvième siècle ; mais ils décrivent en plus un état des valeurs ultimes (la vérité et la conscience, le droit et la liberté, etc.) qui sont toujours, en régime de laïcité, au cœur de nos inquiétudes et de nos espérances en matière d’éducation publique. 

     

     


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  • Séance 1

     

    Les pratiques d’enseignement à l’époque moderne et contemporaine

     

    Troisième partie :

    LES PRATIQUES DANS L ENSEIGNEMENT DE NIVEAU « SECONDAIRE » : le XIXe siècle

     

    CHAPITRE 4

    LE BACCALAUREAT

     

     

    Je reprends aujourd’hui le fil de mon enquête, interrompu depuis l’été. Je vais essayer cette année d’achever mon parcours à travers les institutions et surtout les pratiques scolaires de nos ancêtres. Je suis maintenant au XIXe siècle, période qui voit éclore notre modernité, avec ses solutions mais aussi ses problèmes et ses difficultés nouvelles. Mener à bien cette enquête sur ce terrain où les sources sont plus abondantes, donc les études plus nombreuses et plus précises, quoique parfois, sur certains sujets, elles soient aussi lacunaires, n’est au fond pas plus facile. Mais je me tiens à ma méthode : je présente des données, j’indique soigneusement mes références (la cuisine historiographique, où on reconnaîtra pas mal d’études effectuées par les historiens spécialistes, parfois mes collègues!) données que j’organise en référence à quelques questions simples qui ont pour but, autant qu’il se peut, de nous faire pénétrer, comme ferait un journaliste pour un reportage, dans les établissements et les classes, auprès des maîtres et des élèves, dans la routine de leurs activités quotidiennes, et ainsi dans la grisaille de leurs jours de travail – ou d’ennui.

    Bref prenez mes exposés pour une incitation à y aller voir vous-mêmes de près, ne serait-ce que pour vérifier le bien-fondé de mes questions et de mes analyses.

     

    Je commence par présenter quelques données relatives à l’une des grandes nouveautés institutionnelles et pratiques du XIXe siècle : le baccalauréat – un examen et un diplôme qui n’ont pas cessé de monter en puissance, mais aussi, en même temps, de poser des questions délicates à la société enseignante, donc de susciter toutes sortes de discussions, de polémiques, de conflits.

    On sait qu’un examen nommé baccalauréat remonte au Moyen Age (un mot dont la terminaison renvoie au latin laureatus qui désigne le fait d’être couvert de lauriers, victorieux d’une épreuve donc), et désignait à cette époque, pour l’écolier, dans les facultés, un passage obligé pour devenir maître à son tour – ce qui advenait éventuellement après d’autres épreuves. Au Moyen Age, d’autres noms en ce même sens avaient cours : la « déterminance », ou encore la « maîtrise ès arts » (examen à la fin du cycle de la faculté des arts). On pouvait se présenter à la déterminance à partir de 14 ans.

    Chez les Jésuites, après la fondation des collèges, il y avait des examens de passage pour monter de classe en classe. Et pour clore le cycle des études, la pratique, qui a duré deux cents ans, consistait à donner une « lettre testimoniale », c’est-à-dire une sorte de certificat de fins d’études (études secondaires dans le langage d’aujourd’hui). Les examens de passage, quant à eux, duraient du 23 août au 8 septembre, veille de la Nativité, après quoi la proclamation des résultats distinguait les eximii (distingués), les boni (bons), les mediocres (c’est-à-dire moyens), les dubii (douteux), et les maneant (incapables d’accéder au niveau supérieur). Certains élèves se voyaient refuser par exemple le passage en rhétorique. L’examen le plus difficile était celui permettant, après la rhétorique, de passer en philosophie. Il apparaît dans quelques récits que des refus de passage, en particulier pour indiscipline, se soldaient par des actes de violence contre les maîtres : il arrivait même que des élèves nobles très énervés par leur échec tirent l’épée dans l’espoir de se faire justice  - car sous l’Ancien Régime, les jeunes nobles portent l’épée…à laquelle on cherche à leur faire renoncer dans les collèges! (Parlons donc de violence…Vous voyez qu’on a quand même fait du chemin depuis lors, même dans nos banlieues). On passait une thèse à la fin des deux années de la classe de philosophie (fréquentée surtout, je le redis, par des élèves se destinant à la prêtrise, donc par une minorité).

    Je laisse de côté cette histoire lointaine dont on trouvera facilement, y compris sur Internet,  des reconstitutions agréables, plus ou moins détaillées d’ailleurs. Pour se renseigner sérieusement, on peut consulter d’abord le livre de Jean-Benoît Piobetta, Le baccalauréat de l’enseignement secondaire (Paris, 1937), seul livre d’ampleur sur ce sujet (dont un des rares exemplaires consultables se trouve à la bibliothèque de l’ENS de Paris, rue d’Ulm). Il est de ce point de vue étonnant de constater le très faible nombre d’études scientifiques sur le sujet de l’histoire du baccalauréat. Il est vrai toutefois qu’un colloque, tenu à Lille en 2008 (pour le bicentenaire de l’examen), fait exception à cette règle. Il est publié dans la Revue du Nord en 2010 sous la direction de Philippe Marchand. Je recommande aussi, d’O. Gréard, Le baccalauréat et l’enseignement secondaire. Mémoire présenté au Conseil académique de Paris, le 7 juillet 1885 par M. Gréard, Paris, 1885. Ce mémoire fait suite à une enquête à laquelle 306 établissements ont participé (facultés, écoles supérieures, lycées ou collèges). Le livre de J-B. Piobetta en traite également, assez longuement. L’enquête a été préparée et a abouti à de nombreuses discussions et propositions (cf. Enquêtes et documents relatifs à l’enseignement supérieur, t. XVIII, Baccalauréat). Je ne reprends pas ici les résultats longuement et minutieusement exposés au terme de cette enquête, avec toutes sorte de propositions, y compris de suppression. Je vous ai prévenu plus haut des graves reproches adressés à l’institution du bac.  En fait, O. Gréard reprend clairement les principaux repères historiques (p. 61-118), si bien qu’on peut grâce à lui s’épargner l’étude du livre de J.-B. Piobetta. Une autre analyse historique assez fouillée est un rapport du Sénat déposé le 3 juin 2008, et qu’on peut lire sur le site du Sénat sous le titre A quoi sert le baccalauréat ? La partie historique s’appuie notamment sur le livre de J.-B. Piobetta. Elle comporte aussi une bonne vision de l’évolution du nombre de bacheliers par années tout au long du siècle (quelques centaines seulement sous l’Empire, et 3500 en 1848).

    Pour ma part, comme je ne m’intéresse à présent qu’au XIXe siècle, je vais m’efforcer de reprendre et compléter quelques-unes des données déjà proposées dans les séances précédentes, en 2018, notamment la séance 12.

     

    1) L’institution du baccalauréat

    Je rappelle d’abord que, si le baccalauréat est une très vieille pratique universitaire, sa remise à l’ordre du jour a été effectuée en 1808 sous le coup de la création de l’Université impériale (décret impérial du 17 mars 1808, et statut du 16 février 1810). A ce moment, alors que la loi de création des lycées en 1802 fixe le terme des classes à 18 ans (et que l’Etat assure des bourses pour les écoles spéciales), le baccalauréat est instauré comme le terme nécessaire des études, donc le point d’aboutissement du programme, le « plan d’études »,  déroulé de classe en classe tout au long des années du lycée, jusqu’à la classe de philosophie en fin de parcours. A ce titre, le bac est une très importante nouveauté, dont certains effets inattendus vont se faire sentir un peu plus tard. Disons que le succès du bac témoigne de l’entrée de l’école dans l’ère du diplôme.

    Il y a à ce moment deux baccalauréats : un de lettres et un de sciences (la Révolution avait aussi décidé un baccalauréat de droit, un de médecine et un de théologie), et le premier, le bac ès-lettres, doit être acquis si on veut passer le second, le bac ès-sciences – obligation qui durera jusqu’au second Empire. Pour se présenter à l’examen il faut aussi posséder un certificat d’études attestant qu’on a fréquenté pendant les deux dernières années d’études un établissement reconnu par l’Université. N’oubliez pas le régime de monopole de l’enseignement par l’Etat, ce qui explique aussi que le bac soit décerné exclusivement par les facultés.

    A l’origine, sous le 1er Empire, ce grade n’intéressait pas beaucoup les écoliers, ni les maîtres. Le bac suscitait l’intérêt surtout des élèves désireux de s’inscrire dans les facultés supérieures qui en exigeaient la possession, le droit et la médecine (cf. G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaire en France, op. cit., p. 92 ; et Cournot, Des institutions d’instruction publique en France, op. cit., IIe partie, chap. VIII). De ce fait, le bac était délivré sans grande difficulté et à peu près à tous les élèves qui désiraient l’obtenir, au terme d’une unique et rudimentaire épreuve orale (sur laquelle je vais vite revenir : il s’agira ensuite de redire, donc, peu ou prou, réciter des réponses à des questions de cours formulées en classe ou dans des manuels).

    Mais peu à peu le diplôme fut requis également pour accéder à des fonctions et des emplois valorisés donc intéressants, si bien que l’examen c’est-à-dire le diplôme prit de plus en plus de valeur. Cette évolution était-elle considérée avec espoir et de manière positive ? Certainement pas, en tout cas pas par tout le monde. C’est ce que j’ai laissé entendre, qui est une des caractéristiques de la période. Car de nombreux maîtres trouvaient cette tendance nuisible aux études, à cause de ce qu’on va bientôt appeler le « bachotage » (terme plus tardif, que ne retient pas encore le dictionnaire de Littré sous le second Empire). A ce sujet, voilà ce que note Cournot dans ses Souvenirs (rédigés en 1859. Evoquant les années 1820, Cournot parle de  « la grande maladie du baccalauréat » et il précise : 

     

    « C’est vers cette époque que l’on fit la malheureuse découverte que le but des études du collège est d’obtenir un diplôme ; et, une fois ce moyen trouvé de donner à un phénomène intellectuel insaisissable une forme matérielle et sensible, le bon sens français s’empressa de tirer la conséquence que le moyen le plus rapide, le plus économique, le plus sûr d’obtenir le parchemin désiré est le moyen préférable et que tout ce qui, dans l’éducation des collèges, ne mène pas au baccalauréat, ne mène à rien. Nos pères se figuraient, à tort ou a raison, qu’il fallait avoir fait ses classes pour être bien élevé et ils les faisaient sans se soucier d’un baccalauréat auquel personne ne songeait. Depuis la découverte en question, on ne vit plus dans le collège qu’une fabrique de bacheliers, pouvant être (l’expérience le prouvait) avantageusement remplacée par d’autres fabriques… » (Cournot Souvenirs…, op. cit., p. 192-193).

     

    Cette critique n’a fait que s’amplifier au cours du siècle. L’enquête de 1885 en est sans doute le point culminant ; au point que les propositions de supprimer le bac sont nombreuses à ce moment. Sous la Troisième République, cette déploration est encore fréquente chez les professeurs de l’enseignement classique. Un livre de 1888, La réforme de l’instruction nationale et le surmenage intellectuel, 1888, présente à peu près tous les arguments à l’appui. L’auteur en est Emile Raunié (un ancien directeur du Journal général de l’instruction publique, le bulletin publié par le ministère de l’instruction publique). Ce livre contient en effet, dans son chapitre III, une charge en règle contre le bac, accusé de ruiner les saines études, d’abaisser la culture générale, de détruire le goût littéraire (p. 185). L’auteur cite de nombreux témoignages sur la faiblesse des admis, par exemple en orthographe. Il cite également, entre autres, Francisque Sarcey (ici p. 187), selon qui, pour être reçu, « il suffisait de s’y être frotté de latin, de grec, de français ».

    D’après E. Raunié, le second Empire ne fit que renforcer le courant, puisque le développement des chemins de fer, donc une plus grand facilité d’accès aux établissements, associé à la croissance du nombre des jeunes se destinant aux professions libérales, firent que l’éducation secondaire intéressait de plus en plus de familles qui ne se souciaient pas des études mais seulement du diplôme. Ceci eut pour conséquence, poursuit E. Raunié (en accord avec beaucoup d’autres auteurs) d’encourager une préparation « mécanique » à l’examen. Les élèves s’efforçaient, nous dit-on, d’ingurgiter des connaissances à l’aide d’un manuel, dont l’un, « de triste mémoire », eut pas moins de 40 éditions tant il était prisé des élèves (je n’ai pas retrouvé ce manuel : avis aux amateurs ! Mais il y a plusieurs exemples dans l’ouvrage de J.-B. Piobetta, op. cit., p. 70 et suiv.). On vit donc, et tel est le phénomène majeur, très loin de nos soucis actuels, les élèves déserter le collège et renoncer notamment à la classe de philosophie pour travailler à retenir les réponses toutes faites aux questions d’examen ; et même ceux qui restaient au collège et suivaient la classe de philosophie s’efforçaient d’assimiler en parallèle ce manuel. C’est ainsi qu’Ernest Bersot, qui fut directeur de l’ENS, put affirmer au sujet des élèves :

     

    « Ou ils négligent leurs études pour le baccalauréat, ou bien ils ne songent ni aux études, ni au baccalauréat, et, tout à la fin, ils repassent l’examen en développant des procédés mécaniques, qui ne sont infaillibles que sur les prospectus ; ils se préparent pendant quelques mois où ils se gorgent de latin de grec, d’histoire et de sciences… » (cité par E. Raunié, p. 191).

     

    Il y a trois données à prendre en compte pour se représenter exactement la nature de l’évolution qui s’accomplit dans l’éducation secondaire dès lors qu’elle est finalisée par l’obtention d’un diplôme comme le baccalauréat. Ceci explique l’abondance des mesures prises par les gouvernements successifs. Pour les seules décennies de 1820 à 1850, on a pu dénombrer plus de 70 textes, ordonnances, décrets, règlements, statuts, arrêtés, concernant le baccalauréat.

    a) Première donnée, le fait fondamental que le bac devient progressivement, dans la société française, un titre indispensable pour entrer dans certaines carrières, notamment de fonctionnaires, donc des carrières liées à l’Etat moderne. E. Raunié signale (ce que j’ai déjà dit) qu’après la création du bac, en 1808, ce diplôme n’était exigible qu’à l’entrée des facultés de droit et de médecine, mais qu’ensuite, avec l’ordonnance du 5 juillet 1820, et le statut du 20 septembre, il devenait indispensable pour accéder aux professions civiles, donc il devenait pour tout le monde la garantie essentielle que recherchait la société en général. Il est vrai que l’Ordonnance du 13 septembre 1820, première grande charte du bac (après l’épisode napoléonien) parle de :

     

    « grades désormais nécessaires pour la plupart des carrières de la vie sociale et politique » ; ceci permettant d’« assurer à la société la garantie que le grade qui ouvre l’entrée des professions les plus importantes est destiné à lui donner ».

    Et encore ceci : « Dorénavant, le grade de bachelier va ouvrir l’entrée à toutes les professions civiles et devenir pour la société une garantie essentielle de la capacité de ceux qu’elle admettra à la servir ».

     

    Un historien comme Félix Ponteil a bien analysé cette réalité nouvelle en disant à propos de ce « statut » du 13 septembre 1820, que le grade de bachelier, désormais, « ouvre la porte à toutes les carrières civiles », en plus du fait que le bac « est exigé pour l’accès aux grandes écoles et dans les grandes administrations de l’Etat » (F. Ponteil, Histoire de l’enseignement…, op. cit., , p. 181).

    b) Deuxième donnée, la pression qui s’exerce en amont sur tout le cursus des collèges (ou lycées), ce qui advient progressivement au long du XIXe siècle. Lorsque le diplôme est le but principal de la scolarité pour les élèves, cela modifie sensiblement le cours des choses scolaires, à la fois pour les professeurs, qui doivent se tenir à un programme précis et faire apprendre à leurs élèves des leçons précises que l’examen requiert ; mais aussi pour les élèves qui ont désormais une forte « motivation » indépendante du projet culturel et éducatif (moral notamment) des adultes. Le diplôme, quand il oriente l’ensemble du cursus, est une certification plus rigoureuse, certes, mais qui légitime un usage consumériste de la culture. Dans les anciens collèges il y avait  toutes sortes d’examens de passage, mais qui ne jouaient pas du tout le même rôle.

    c) La troisième donnée à prendre en compte, bien visible dans ma remarque précédente à partir d’E. Raunié ou de Cournot, c’est le fait que les établissements deviennent des « fabriques de bacheliers » (expression de l’époque qu’on  vue sous la plume de Cournot) ; et c’est aussi le fait que, du coup, des fabriques stricto sensu peuvent exister en dehors des collèges, ne serait-ce que sous la forme d’un fichu manuel à apprendre par cœur ! On parlerait aujourd’hui de « boîtes à bac ». Edmond About  affirme que, dans ces conditions, on ne travaille véritablement que dans les 10 mois qui précèdent l’examen et avec un gros manuel « plus compacte qu’un pain à sandwich », acheté au début du cours de philosophie et que les élèves s’efforcent ensuite de se mettre « sur l’estomac » (Le progrès, op. cit., p. 388 et suiv. et p. 401) . C’est dire, explique E. About, à quel point: « L’Université de 1840, «  n’était qu’une fabrique de bacheliers  ».

    Le plus étonnant pour nous, c’est le fait que certains élèves pressés peuvent négliger ce qu’ils ont à faire dans les collèges et leurs classes, en se consacrant parallèlement à ces sortes de préparations, avec de bonnes chances de réussite à l’examen ! C’est ce que note G. Weill concernant des élèves « médiocres » (en plus !) de 4ème qui, en 1837, ont suivi une telle « fabrique de bacheliers », une classe de préparation au bac, seulement pendant deux mois ( !) et ont quand même réussi l’examen - ce dont le ministre a été alerté (cf. G. Weill, Histoire de l’enseignement secondaireop. cit., note 1, p. 93).  On en a donc discuté à la Chambre, ensuite de quoi le ministre a souhaité agir sur les jurys et à décidé que les commissions d’examen doivent comprendre un professeur de collège royal, et se tenir sous la présidence du proviseur.

    Un exemple de préparation accélérée au bac, permettant aux élèves de s’y présenter dès la seconde ou bien en rhétorique (ce n’est tout de même pas la 4ème !), se trouve dans un article publié dans le volume d’actes du 95ème congrès national des sociétés savantes, « Le collège de Charleville et l’enseignement secondaire dans les Ardennes de 1854 à 1877 », par René Robinet. L’épisode se passe plus tard, en 1858-1859. Cet article raconte que la préparation est proposée par le Proviseur à un professeur de 3ème, dans l’espoir qu’elle tarira le public du cours de logique, dont le professeur est détesté par le dit Proviseur, sans doute pour des raisons religieuses. La logique a alors remplacé l’année de philosophie : mais… c’est toujours la classe de philosophie qui est atteinte. C’est donc pour couper l’herbe sous le pied de ce professeur chargé du cours de Logique, un nommé Jean Hubert, que la préparation devrait alors être lancée pour détourner les élèves de l’année de logique. Ceci pouvait parfaitement être le cas si les élèves obtenaient leur bac avant d’accéder à ce niveau d’études. Ceci signifie, je souligne à nouveau ce fait tant il est étonnant pour nous aujourd’hui, que même si le bac se passe et s’obtient théoriquement après la classe de philosophie, les questions précises sur cette discipline peuvent être apprises avant d’en avoir suivi la classe. A Charleville, pour y revenir, la préparation au bac va exister, mais le recteur ordonnera d’y mettre fin dès décembre 1860, après qu’un rapport d’un inspecteur d’Académie aura souligné les inconvénients d’une expérience qui ne peut aboutir selon lui qu’à semer la discorde entre les fonctionnaires « qui auraient besoin de s’unir » (loc. cit., p. 851).

    J’ajoute, ce qui est apparu clairement je pense, et je l’ai signalé en commençant, que les établissements publics n’eurent pas le monopole de la préparation. On le comprend si l’on sait par exemple qu’une ordonnance du 17 octobre 1821, instituant un certificat d’études domestiques, autorise à se présenter les enfants ayant été préparés par leur père, oncle, etc. Un arrêté du 15 janvier 1822 autorise même des élèves qui n’ont fait des études ni dans un collège, ni dans une école reconnue par l’Etat, ni même dans la famille, pourvu qu’ils puissent démontrer quatre inscriptions à un cours de philosophie donné dans le ressort de la faculté des lettres de leur région.

    Il faudrait aussi parler des tricheries parfois très organisées, un véritable commerce frauduleux, avec de faux candidats qui subissent les épreuves à la place d’élèves qui les ont payés pour ça (ce qui est rendu possible par l’éloignement des facultés où se déroulent les passations d’examens ; cf O. Gréard, op. cit., p. 82). Alors que les manuels se multipliaient, proposant les questions et les réponses, « des faussaires de métier parcouraient les facultés, se présentant sous des signatures empruntées, changeant de nom, d’âge et de condition, et passant un examen, bon ou médiocre suivant le prix ». Ceci démontre la facilité avec laquelle on pouvait payer quelqu’un pour passer l’examen à sa place, avec selon le montant payé, un résultat plus ou moins bon (Cf. Charles Lenormant, Essais sur l’instruction publique, chap. I, p. 155). L’Etat essaya de combattre ces comportements, et, pour ce faire, il prit diverses mesures. On exigea qu’un certificat de rhétorique soit fourni en même temps que celui de philosophie, au lieu de se contenter de ce dernier (cf. les arrêtés du 17 juillet 1835 et du 21 février 1840) ; en plus, on exigea que les examens se déroulent après la distribution des prix, pendant les vacances, afin de laisser aux élèves « le complet bénéfice de l’année de travail » (circulaire du 24 juillet 1838). Pour prévenir les substitutions de candidats (car à cette époque il n’y a pas encore de cartes d’identités, bien évidemment !), on exigea aussi que le candidat rédige une demande écrite, signée de son nom et de ses prénoms, avant de présenter tout certificat d’études. L’arrêté du 11 août 1837 obligeait en outre l’élève à passer l’examen au chef lieu, soit de l’académie où il avait terminé ses études, soit de l’académie où il avait son domicile connu. Malgré toutes ces précautions, d’après les maigres informations dont je dispose à ce sujet, il ne semble pas que ces mesures parvinrent à endiguer le phénomène qu’on cherchait à éradiquer.

    Voici un exemple de manuels avec les questions à apprendre. C’est un manuel d’histoire rédigé par un certain L. d’Horbourg, directeur de l’Ecole Primaire Supérieure de Montpellier : Réponses aux cent questions d’histoire du programme du baccalauréat-ès-lettres, exigible en 1840 à la faculté de Montpellier (date bizarre : 1839). Il s’agit d’histoire antique (une partie du programme) ; et « histoire » s’entend encore au sens de l’histoire sainte ; d’où la première série de questions, qui fait plutôt penser au catéchisme : « Histoire du monde, depuis la création jusqu’à la formation des premiers empires, à la suite de la dispersion des enfants de Noé ». Ce qui se décline dans les questions suivantes : « 1. Combien d’années avant J.-C. la terre a –t-elle été créée ? – En combien de jours ? – Ou Adam et Eve furent-ils placés ? » etc. On entre ensuite dans l’histoire antique à proprement parler. Par exemple la 5ème question se formule : « Temps primitifs de l’Egypte », etc.

      

    (à suivre)

     


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  • Séance 2

     

    CHAPITRE 4

    LE BACCALAUREAT

    (suite et fin)

     

     

    Je poursuis aujourd’hui l’étude des évolutions formelles de l’examen du baccalauréat. Je vais proposer ci-dessous une chronologie de ces évolutions, et, en passant, je pourrai pointer différents indices de la tension entre les choix classiques (les lettres au sens des langues anciennes et du latin) et les choix modernes ou modernistes (la langue française et les sciences) tout au long de cette période, un problème que mes explications de l’an passé ont déjà amplement soulevé.

    Avant cela, je résume - et complète - mon propos de la première séance, en me servant à nouveau d’un auteur (que je tire de l’oubli : un archéologue qui fut tout de même professeur au Collège de France), Charles Lenormant, dont le fils a réuni plusieurs articles dans un livre posthume, publié en 1873, et intitulé Essais sur l’instruction publique. Ch. Lenormant est intéressant parce qu’il s’est penché au milieu du XIXe siècle sur le tour pris à son époque par les études classiques et notamment les enseignements de langues anciennes (sa spécialité), ce qui l’a amené à faire des remarques critiques conformes à celles que j’ai indiquées. Il s’est désolé du désintérêt pour le latin, et, surtout, il a comme d’autres prononcé une condamnation du baccalauréat, pour plusieurs raisons, d’abord l’importance prise par le diplôme dans le société, ensuite la fait que l’examen supposait un entraînement factice destiné à mémoriser les réponses aux questions prévues. Voici d’abord deux extraits d’un article de  1847 (chapitre II dans le livre, intitulé «  Du certificat d’aptitude » :

     

    « Le Parlement défendait autrefois de traduire en français les Pandectes [un recueil de textes juridiques romains compilé par l’Empereur Justinien] ; aujourd’hui on a si bien tout traduit, tout francisé que rien n’est plus facile que de prendre ses grades en droit romain sans lire un mot de latin. » (p. 235).

    Et puis ceci :

    « Dès la Troisième, lorsque l’écolier n’a guère que 15 ans, cette préoccupation de l’examen vient tout troubler (…) Il ne s’agit déjà plus de s’instruire, il s’agit de répondre (…) il se contente d’apprendre par cœur. » (p. 245). 

     

    Ensuite, autre extrait, un article de 1845 intitulé « De l’enseignement des langues anciennes » (chapitre I dans le livre) :

     

    « …la foule des écoliers, qui n’a rien appris et qui doit forcément passer ce Rubicon, est obligé de recourir à des procédés factices, à un replâtrage trompeur ; des jeunes gens qui n’ont pas même suivi un cours régulier d’études sont placés dans un collège, afin d’y accomplir la condition exigée de deux années dans les classes supérieures [la rhétorique et la philosophe à cette époque] d’un établissement de plein exercice [ceux qui possèdent de telles classes]. Après qu’ils ont ainsi tué le temps pour complaire aux règlements, ils passent aux mains d’entrepreneurs de baccalauréat qui se chargent de mettre, en six mois, l’être le plus inepte en état de répondre aux questions des examinateurs ; et ils réussissent plus souvent qu’ils n’échouent dans leur entreprise » (p. 154-155)

     

    On aura compris qu’en donnant ces textes à lire, et en insistant, comme je l’ai déjà fait la dernière fois, sur ces critiques du bac, j’aimerais faire comprendre à quel point le collège et le lycée classiques n’ont pas été les havres du savoir et de l’éducation distinguée qu’on nous vante parfois aujourd’hui.

    Ceci pourrait en outre nous inciter à une réflexion sur la différence entre nos débats et nos doutes d’hier, et ceux d’aujourd’hui. Il est assez amusant de constater que les questions récurrentes et urgentes d’autrefois (la nécessité de l’enseignement des langues anciennes, la valeur suprême de la culture de l’antiquité, etc.), ont été totalement oubliées et ont laissé place à d’autres questions, à d’autres débats, que certainement les défenseurs de l’enseignement classique auraient méprisées, je veux dire les débats sur la meilleurs manière de faire réussir le plus grand nombre possible d’élèves dans chaque classe d’âge, débats qui, au contraire de ceux du XIXe siècle, se dispensent  de toute réflexion sur le contenu éducatif et culturel des enseignements. Seul compte désormais l’obtention du diplôme, quel que soit le contenu des enseignements… J’exagère  un peu, mais à peine. Nous sommes quand même sous l’empire du consumérisme et de l’utilitarisme scolaires…

     

    2) Comment les épreuves du baccalauréat ont-elles été conçues, et comment ont-elles évolué ? Voici une possible chronologie. Pour l’établir, je puise dans les principaux textes cités en commençant, ceux de J-B. Piobetta, et d’O. Gréard, auxquels j’ajoute les indications (parfois trop touffues) de F. Ponteil.

    Au début, je l’ai dit, y compris après 1815, n’est guère prévue pour le bac qu’une seule épreuve, orale et très facile nous dit-on. Ce sont les professeurs des facultés (pures créatures de l’Université napoléonienne si l’on veut) qui font passer l’épreuve ;  et ils sont en général très indulgents.

    Dans les académies sans faculté, un jury (nommé « commission d’examen ») existe quand même et se compose du proviseur comme « doyen » (pour nous, c’est un président de jury), du censeur, du professeur de philosophie et du professeur de rhétorique du chef lieu. Dans ce cas, les élèves ont donc face à eux leur propres maîtres. Sinon, le jury est situé à la faculté de l’académie ; et à Paris il s’agissait des professeurs « de premier ordre » des lycées, qui faisaient de droit partie de la faculté. Dans tous les cas, le proviseur et le censeur étaient associés à la commission.

     

    1810

    D’après le statut du 16 février 1810 (cf. O. Gréard, op. cit., p. 72) : l’examen devait durer entre une demi heure et trois quarts d’heure et se produire sur la base de questions relatives aux enseignements des « hautes classes » des lycées, c’est-à-dire à ce moment la rhétorique et la philosophie.

    En l’occurrence, le candidat devait fournir des réponses plus ou moins attendues donc apprises pour être restituées le plus fidèlement possible. Pour les lettres, le candidat devait subir un interrogatoire sur un texte vu en classe. Le professeur pouvait interroger plusieurs élèves à la fois.

    Avec les professeurs des facultés, très indulgents nous répète-t-on, des élèves arrivés à un niveau inférieur dans le cursus, avant même la rhétorique (y compris en 4ème avons-nous constaté) pouvaient se décider à suivre les leçons d’une « fabrique de bacheliers », et parvenaient ensuite à faire bonne figure à l’examen. Qu’en déduire d’étonnant par rapport à nos habitudes actuelles, fixées depuis très longtemps ? Que l’enseignement dispensé avant 1850 (en gros) dans certaines classes, y compris celle de philosophie, n’est pas engagé ou l’est très peu, dans les connaissances exigibles à l’examen.

     

    1820, 1821

    D’après le statut de 1820, l’examen, qui reste oral, s’étend désormais à toutes les matières enseignées dans les « classes supérieures » : et on range désormais dans cette catégorie les humanités d’abord, puis les matières précédemment retenues, la rhétorique et la philosophie. En 1820, par ailleurs, pour se présenter à l’examen, il est obligatoire de fournir un certificat attestant de la fréquentation pendant un an au moins d’une classe de philosophie (voir la citation de Ch. Lenormant). Mais ensuite cette mesure est adoucie dans la mesure où on laisse la possibilité à ceux qui ont reçu une autre instruction qu’au collège de présenter le « certificat d’études domestiques » auquel j’ai fait allusion. D’autres facilitations suivront, relatives aux pensions privées et aux petits séminaires. Ainsi le monopole de l’Etat est-il progressivement entamé.

    En 1821, suite au règlement du 13 mars, on ajoute aux matières de l’examen l’histoire et la géographie, puis, d’abord à titre facultatif mais ensuite comme une obligation, les mathématiques et la physique. A ce moment il est aussi décidé que l’examen de philosophie se passera en latin, ce qui va rester valable pendant 10 ans. La durée de l’examen est toujours de ¾ d’heure maximum, mais maintenant, on ne peut interroger qu’un candidat à la fois. Le même règlement prescrit que les épreuves sont mises en séries numériques. Plus tard, en 1840, cela aboutira à 500 numéros de  questions.

    Au début, pour se présenter au bac ès-sciences il faut détenir le bac ès-lettres. A l’examen du bac ès-sciences, il faut répondre sur l’arithmétique, la géométrie, la trigonométrie rectiligne, l’algèbre et son application à la géométrie, qu’on enseigne en mathématiques élémentaires. Mais c’est alors un bac peu recherché (de 1809 à 1818, on a décerné 143 diplômes seulement). En 1820 les deux bacs sont exigés pour s’inscrire en médecine. Mais le 25 septembre 1821 le Conseil royal crée, en plus du bac es-sciences mathématiques, un bac de sciences physiques et naturelles, exigé pour accéder aux études de médecine. Dans le programme, on inclut les mathématiques de la classe de philosophie, plus la physique, la chimie, la zoologie, la botanique, la minéralogie… Pour les étudiants en médecine, une ordonnance du 18 janvier 1831 ne fait plus référence à l’obligation de détenir le bac ès-sciences. Puis, en 1836, d’après l’ordonnance du 9 août, tout étudiant en médecine  ne peut passer son premier examen que s’il  détient les deux diplômes. C’est alors qu’un arrêté, le 23 février 1837, crée un autre bac ès- sciences, pour les candidats à l’agrégation de philosophie (cf. F. Ponteil, op. cit., p. 183), bac analogue à celui exigé pour les études de médecine, avec en moins la chimie et l’histoire naturelle.

     

    1830

    Première apparition d’une épreuve écrite. Un arrêté du 9 juillet prescrit que tout candidat « sera tenu d’écrire instantanément un morceau en français, soit de sa composition, soit en traduisant un passage d’auteur classique » (cité par J.-B. Piobetta, op. cit., p. 63). C’est donc une composition ou une traduction. Par ailleurs l’examen de philosophie en latin est remplacé par un examen en français. Signe (pas le premier) de l’hésitation et de la tergiversation (dont je dis en commençant qu’il faut y être attentif parce que c’est une donnée typique de ces époques), qui fait alterner choix du français ou choix du latin. Cette tension se fera sentir tout au long du siècle, jusqu’à ce que la réforme de 1902 tranche dans le vif, sans d’ailleurs apaiser le conflit entre les parties prenantes.

    Dans le volume que j’ai souvent utilisé, le Patrimoine de l’éducation nationale, vous trouverez p. 442 la reproduction d’un cahier de philosophie rempli par un élève de cette époque ou un peu avant ; et vous lirez sur la notice que l’enseignement philosophique se produit  originairement en complément de la rhétorique et qu’il ne devient autonome qu’à partir de 1830, moment où il a alors place dans l’épreuve orale du baccalauréat.

     

    1840

    Comme les facultés, peu nombreuses, et éloignées de certains collèges en province, étaient souvent difficiles à joindre avant l’existence des chemins de fer, on créa des jurys où siégeaient des professeurs de collège avec un proviseur comme président, qui donc faisaient passer les épreuves à leurs propres élèves (sans doute est-ce une valorisation institutionnelle de ces professeurs), mais avec l’inconvénient grave d’encourir une suspicion de favoritisme, comme dit G. Weill (op. cit., p. 93). Pour endiguer cette tendance (du moins est-ce une des manières de comprendre cette innovation), Cousin introduisit en 1840 pour le baccalauréat ès-lettres une épreuve écrite de version latine semblable à celle qu’on pouvait faire en rhétorique (« de la même force et de la même étendue que celles qui se donnent en rhétorique »). Ceci, de fait, renforçait considérablement le poids du latin (toujours la donnée essentielle dans la perspective culturelle que je souhaite développer ici). Cousin décida aussi que cette épreuve serait éliminatoire, donc qu’elle permettrait ou pas d’accéder à la partie orale, qui subsistait. Avant cela, en 1830, je l’ai dit, il était déjà prévu une épreuve écrite, mais qui était soit une version, la traduction d’un auteur classique, soit une composition en français. Il faut donc souligner, en accord avec O. Gréard (op. cit., p. 77), qu’en 1830, dans l’explication orale, une place de choix est accordée aux classiques français, mais qu’en 1840, la latin revient à nouveau en force dans l’examen écrit (pas  oral on va le voir !).

    On peut dire qu’après la création de 1808 et le statut de 1820, la réforme de 1840 est le troisième repère chronologique important pour représenter les transformations de l’examen, au niveau des épreuves que les élèves subissent.

    L’histoire naturelle et la chimie sont ajoutées au programme de philosophie, qui comporte déjà la physique. Il y a aussi des questions nouvelles de logique pour la partie consacrée à la philosophie. Remarquez le phénomène de multiplication des disciplines qui correspond au phénomène plus profond de spécialisation des enseignements et des enseignants (voyez la création des nouvelles agréations, justement dans ces années – histoire et philosophie notamment).

    A l’oral, en 1840, il y a en outre deux parties. D’une part, seconde partie, la série des interrogations qu’on peut dire traditionnelles, et d’autre part, premier partie, l’explication de texte, où le français et les auteurs français sont cette fois présents et commencent par conséquent d’occuper une place au moins aussi importante que le latin (j’insiste à nouveau sur ce fait). Le règlement du 14 juillet 1840 évoque en ce sens l’enseignement des auteurs français, qualifiés de « grands maîtres de la littérature française » (cité par J.-P. Piobetta, idem, p. 65). Cousin lui-même y insiste en écrivant ceci : au baccalauréat dit-il, on

     

    « considèrera les chefs d’œuvre de notre langue sous un point de vue littéraire et même :  philologique, comme on le fait pour les chefs d’œuvre de l’antiquité. Je compte sur cette mesure pour affermir et accroître dans nos Ecoles la connaissance et le respect de la langue nationale, de cette langue qui se prête à l’expression de toutes les pensées, quand elles sont justes et vraies et qui ne repousse que l’exagération et le faux dans les sentiments et dans les idées. ». (cité par J.-B. Piobetta, idem).

     

    Cousin explique en outre, concernant les programmes des études littéraires, que celles-ci ne peuvent plus se limiter à la rhétorique ancienne, l’éloquence antique, mais qu’elles doivent être une incitation à l’art d’écrire et s’attacher en outre « jusqu’à un certain point, à l’histoire de la littérature ». Remarquons ici l’affirmation nette de l’histoire littéraire qu’on pense souvent introduite seulement quelques décennies plus tard, au tournant des XIX et XXe siècles,  par Gustave Lanson ! Il y a peut-être là également un pan de l’histoire culturelle de l’école à nuancer.

    En 1848, pour renforcer les garanties, on double l’épreuve écrite : outre la version, il y a une composition en français ou latin selon tirage au sort. Et bientôt le latin devient exclusif. 2h pour la version, 4 pour la composition. Et l’oral a lieu le lendemain, d’une durée maximum d’une heure.

     

    1849

    Le certificat d’étude, déjà remis en question un an plus tôt, est définitivement aboli par un décret du 16 novembre. Désormais, la seule condition pour pouvoir se présenter à l’examen du baccalauréat, c’est donc d’avoir atteint l’âge de 16 ans (18 ans sera sérieusement envisagé plus tard et donnera lieu à des débats houleux, mais une telle condition sera refusée par les membres du corps législatif).

    Selon l’arrêté du 26 novembre 1849 (en rapport avec le règlement de 1840), sont prévues trois séries d’épreuve. A l’écrit, une version latine, qui demeure éliminatoire, ensuite à l’oral, les deux séries de questions.

    Un témoignage exceptionnel (et d’une grande drôlerie) sur l’examen passé par un élève sous ce régime, en 1850 exactement, est fourni par Jules Vallès, dans L’enfant (texte de 1878 que je cite dans l’édition Garnier-Flammarion de 1968, p. 298-300). L’examen passé par Vallès (Jacques Vingtras) se déroule à la faculté de Rennes. A l’écrit, Vallès a fait une version. Il ne parle donc que d’une seule épreuve écrite. Il arrive second, et s’il n’est pas le premier c’est qu’il a encore traduit « trop près du texte » (p. 298). L’après-midi même des résultats, il est convoqué pour la partie orale, qui commence par le tirage au sort des questions (il tire les « boules » avec les numéros des questions – pour saisir ce système, voir ci-dessous). D’abord des traductions (la première partie). Il est excellent ce qui lui vaut les compliments publics appuyés du « doyen » : « vous avez été bercé sur les genoux d’une tête universitaire » ; vous vous êtes « abreuvé aux grandes sources », etc. Puis vient la deuxième partie, les interrogations. Vallès passe devant le professeur de mathématiques, auprès de qui il ne fait pas si bonne figure, quoique les éloges précédents semblent avoir intimidé les examinateurs. Vallès répond maladroitement à diverses questions, et il doit ensuite démontrer la section d’un cône. Réponse du professeur :  « on voit que vous préférez Virgile à Pythagore… » (p. 299). Arrive alors le tour de la philosophie, avec le professeur Gendre, « jaune comme un coing ». Et c’est là que les choses se gâtent. En effet, à la question : combien y a-t-il de facultés de l’âme ? Vallès répond huit, ce que lui a enseigné son professeur, M. Chalmat, un original ! Or tout le monde sursaute (« Stupeur dans l’auditoire, agitation au banc des examinateurs », p. 299), car la bonne doctrine, admise, partagée, connue, énumère non pas huit mais sept facultés ! Réaction du professeur Gendre : « Vous ne faites pas honneur à la source des hautes études à laquelle M. le doyen vous félicitait si généreusement de vous être abreuvé, tout à l’heure. Dans le collège de Paris où vous étiez, il y en avait peut-être huit, monsieur. Nous n’en avons que sept en province. » (p. 300, souligné par l’auteur). Constatons la mesquine vengeance du professeur, qui gère sa frustration de n’être, et de n’être considéré par le doyen que comme un… provincial ! Conclusion : Vallès, est refusé, il devra donc « se présenter à une autre session » ; ce qu’il commente ensuite avec humour en disant : j’ai joué avec l’âme et renversé « les bases sur lesquelles repose la conscience humaine »… Quelle ironie réjouissante ! Je ne saurais dire à quel point j’apprécie cette pique dirigée contre les philosophes académiques de cette époque (et peut-être la nôtre) auxquels il arrive souvent d’être infatués donc grotesques.

     

    1852, 1857

    Fortoul instaure la « bifurcation » (arrêté du 30 août 1852) dont j’ai parlé précisément l’an passé (séance 12) : pour les élèves, il y a deux voies possible après la 4ème (et après un examen de grammaire c’est-à-dire de latin) : une voie littéraire et une voie scientifique – deux voies qui toutefois admettent encore des leçons communes de lettres, cinq fois par semaine. De là se déduisent deux bacs distincts et, pour la première fois, le bac ès-lettres n’est plus indispensable pour se présenter au bac ès-sciences (cf. plus haut sur 1820 et 1821 ; en 1821 avait été créé un bac de sciences physiques et naturelles à côté du bac déjà existant de sciences mathématiques, cela pour satisfaire le souhait des facultés de médecine). Il y a sur ce sujet toutes sortes de complications que je n’analyse pas. Le bac scientifique comporte lui-même deux écrits, dont une épreuve littéraire, une version latine. Et les épreuves de l’oral comportent aussi ces deux domaines de questions.

    Fortoul crée aussi (cette fois très clairement, d’après le règlement du 5 septembre 1852) une seconde épreuve écrite pour les lettres. Ce sera, après tirage au sort, soit une composition française soit une composition latine.

    Et les matières de l’épreuve ? Elles ne changent pas beaucoup d’après l’arrêté du 10 avril sur le plan d’études des lycées, et le règlement du 5 septembre. L’examen (à la faculté des lettres) comporte donc au total les épreuves suivantes : à l’écrit, une version latine, et en plus une composition latine ou française - suivant tirage au sort, je viens de le dire ; et à l’oral : une explication de textes (grecs, latins, français) et les questions de logique, d’histoire, de géographie, d’arithmétique, de géométrie et de physique élémentaire. La partie scientifique peut être supprimée pour les candidats au bac ès-lettres.

    En 1857, autre transformation : la seconde épreuve écrite sera une épreuve typique de rhétorique classique : le discours latin. A nouveau (excusez-moi de seriner un peu !) j’affirme l’intérêt d’observer ces oscillations, disons ces tergiversations, si caractéristiques, qui font qu’on passe alternativement du latin au français et du français au latin. Là réside en grande partie le ressort de l’évolution de la culture scolaire au XIXe siècle. J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises, donc je ne m’y arrête plus. C’est l’autre débat important, parallèlement au débat que je me contente de rappeler, celui entre lettres et/ ou sciences…

     

    Remarque

    En m’arrêtant à ces repères, j’ai bien conscience que je ne vous informe que du cadre formel de l’examen à travers ses changements. Il resterait à étudier les pratiques : les jurys (quels professeurs ?), les matières et les questions qui les visent, la passation des épreuves, etc. J’en ai donné un petit avant goût en évoquant le bac passé par Jules Vallès à Rennes. Le livre de J.-B. Piobetta comporte d’assez bonnes descriptions à ce niveau. On peut s’y reporter avec profit.

     

    1864

    En 1863, le ministre Duruy décide que tel jour, à telle heure, au moins une fois par session, les candidats au bac auront pour la composition écrite en lettres comme en science un même sujet dans toutes les facultés, partout en France (J.-B. Piobetta, op. cit., p. 116). Il réalise ainsi ce que Cousin, c’est bien connu, avait si ardemment souhaité. Et c’est de l’observation comparative des copies collectées partout en France et toutes rédigées sur le sujet unique que vont sortir les réformes suivantes.

    Le décret du 27 novembre 1864 ne prévoit pour matières d’examen que celles enseignées dans les classes de rhétorique, de philosophie et de mathématiques élémentaires. Et ce décret dispense des épreuves littéraires tout candidat au bac ès-lettres qui a eu le prix d’honneur au concours général en classe de rhétorique ou de philosophie, de même qu’il dispense des épreuves scientifiques tout candidat au bac ès-sciences qui a obtenu le prix d’honneur au concours général en sciences.

    Le règlement du 28 novembre ajoute une troisième épreuve à l’écrit. Ce qui donne au total : une version latine (épreuve de 2 heures), une composition latine (3 heures), et une composition française sur un sujet de philosophie (4 heures). Encore le rapport complexe et tiraillé entre latin et français ! Une épreuve de langue vivante facultative est prévue à l’oral – donc à la demande des candidats. A l’oral, le système des questions est définitivement abandonné, et, de ce fait, le tirage au sort subi le même… sort. En même temps, je l’ai déjà dit plus haut, les interrogations ne porteront plus que sur les matières des deux dernières classes, rhétorique et philosophie, pour le bac ès-lettres (la philosophie étant restaurée, après la cure réactionnaire de la « Logique » sous l’Empire autoritaire), ou encore mathématiques élémentaires.

     

    1874

    Autre repère essentiel, naissance d’un  nouveau système appelé à un bel avenir : il y aura pour le bac ès-lettres deux épreuves distinctes et séparées dans le temps du cursus : l’une se déroulera après la rhétorique, l’autre après la philosophie. C’est le système des deux bacs qui a duré si longtemps, jusque dans les années 1960. On pensait ainsi contraindre les candidats à prolonger leurs études (reportez-vous à nouveau aux critiques de Ch. Lenormant citées plus haut en commençant). Cela dit, une grave réserve, émise par exemple par E. Raunié (op. cit., p. 199), consiste à rétorquer que, dans ce système, c’est maintenant la rhétorique qui est entamée, alors qu’auparavant c’était la philosophie.

    A ce moment, d’après Ernest Bersot (cité par O . Gréard), 60 % des candidats ne sont pas admis ; ils restent en dessous du niveau requis pour la rhétorique. Voici les chiffres donnés par O. Gréard pour les années 1878 à 1884, avec des variations selon les facultés où l’élève a subi l’examen. Bac lettres : pour la 1ère partie, on a de 36,18% à 41,88% de reçus, et pour la 2ème partie, il y a de 43,63% à 48,19 % de reçus. Au bac sciences, on a de 34%,62 à 38,80% de reçus. Mais sachant que parmi les reçus il y a ceux qui passent le bac pour la deuxième fois, il faut baisser ces chiffres de 10% à peu près. Il y a donc beaucoup et même énormément d’élèves faibles (à méditer par les mécontents professionnels d’aujourd’hui qui s’illusionnent en pensant à un lycée idéal du XIXe siècle). C’est au point que, dans les facultés de lettres, les professeurs se plaignent, et ils disent souvent, qu’ils doivent réapprendre aux étudiants les bases de l’enseignement secondaire classique. Encore un débat qui doit susciter des interrogations eu égard à ce qui nous désole aujourd’hui. En tout cas, poursuit O. Gréard (op. cit., p. 209), après le bac, les élèves considèrent que leurs études sont terminées.

     

    Remarque 1

    Voici un exemple de manuel offrant des modèles de rédactions écrites sur des sujets d’examen dans cette période où on passe le premier bac en rhétorique et le second après la philosophie. C’est le Recueil de compositions françaises en vue du baccalauréat ès-lettres, par E. de Calonne, professeur de littérature au lycée Saint-Louis, publié en 1884. Ce livre contient un grand nombre de corrigés sur des questions relatives à la littérature française ; ces corrigés sont de brefs et très beaux, très documentés, très érudits textes d’analyse littéraire. On est dans l’optique de la rhétorique classique, sauf que c’est en français, donc toujours à base d’exercices de narration dans le genre épistolaire. 1ère question en ce sens : « Lettre de Patru à Boileau pour le détourner d’écrire un Art poétique ». 2ème question ; typique de la nouvelle tendance d’analyse littéraire sur textes français : « Le caractère du Lion dans les fables de La Fontaine ». 3ème question : histoire littéraire : « Que  savez-vous des ennemis de Racine ?». etc. La langue française, les auteurs français, ce genre de question sont ici dominants. Mais l’exercice est très difficile. Question n° 50 : « Térence et Molière pour les critiques du XVIIe siècle ». On peut raisonnablement penser que les élèves et candidats bacheliers étaient très loin d’atteindre le niveau de ces excellents corrigés. Peut-être n’était-ce pas le cas des élèves qui préparaient le concours d’entrée à l’ENS. On devrait pouvoir trouver des exemples de copies de futurs normaliens lorsque les auteurs  sont devenus connus par la suite. Je pense notamment à Péguy. 

     

    Remarque 2

    Je suis peu loquace sur les réalités pratiques de l’examen, contrairement à ce que j’ai annoncé en général dans ce cours. Mais je vais au moins dire un mot sur le tirage au sort. Je m’appuie sur le même mémoire d’O. Gréard (op. cit., p. 79 et suiv.). En 1820, pour rendre fiables les appréciations des juges, on imagina les séries numérotées de questions auxquelles j’ai fait allusion. Les questions ne pouvaient pas être le fait des examinateurs ; elles leur étaient imposées à eux aussi. Le candidat tirait une boule par matière, et cela décidait de ce qu’on allait lui poser comme question. D’après le règlement de 1840, on devait disposer de trois urnes avec les des boules portant des numéros renvoyant à la série des questions. « Chaque boule qui sera extraite des urnes indiquera la question à laquelle le candidat devra répondre ». En d’autres termes, tel numéro de boule, telle question. Par la suite, il y eut plusieurs questions par numéro, pour ne pas condamner un candidat sur un seul sujet qu’il n’aurait pas su traiter. Par exemple, en histoire, on a imaginé une question d’histoire ancienne, une question d’histoire du Moyen Age et une question d’histoire moderne et une question de géographie. Si bien que devait être ajourné le candidat incapable de répondre aux différentes questions comprises dans le numéro.

    En 1840, après la réforme de V. Cousin, le nombre total des questions était très élevé. 500, dit J.-B. Piobetta (op. cit., p. 69), dont 150 pour l’épreuve d’explication, et 350 pour les autres matières. O. Gréard affirme qu’on est passé de 400 à 146 numéros, puis à 69 (il cite J. Simon La réforme de l’enseignement secondaire, p. 74 – mais je ne suis pas allé rechercher cette référence).

    C’est alors qu’une industrie florissante émergea, et comme le raconte O. Gréard (op. cit., p. 82) :

     

    « Une industrie s’était formée qui, à l’aide de Manuels, se chargeait de préparer les jeunes gens en quelques mois, à forfait. Bien plus, des faussaires de métier parcouraient les facultés, se présentant sous des signatures empruntées, changeant de nom, d’âge et de condition, et passant un examen, bon ou médiocre, selon le prix. »

     

    Pour endiguer ces phénomènes, et surtout la fraude, l’Etat prit diverses mesures : ne plus indiquer sur la liste des oeuvres les passages sur lesquels les élèves pouvaient être interrogés (le candidat tirait au sort l’ouvrage et l’examinateur pouvait choisir le passage à expliquer), interdiction des cours préparatoires, obligation de fournir avant l’examen des déclarations d’identité, obligation de fournir un certificat d’études précédé par une demande rédigée et signée par le candidat avec ses noms et prénoms, obligation de passer l’examen au chef lieu de l’académie où le candidat avait achevé ses études ou bien à celle de son domicile connu…

    Au début du bac, le procédé des boules était aussi utilisé pour décider le résultat. Les examinateurs, une fois le candidat interrogé, avaient le choix entre une boule rouge (admission), une boule blanche (abstention) et une boule noire (refus).

     

    1880

    D’abord on impose trois parties à l’écrit du premier bac (division des deux bacs maintenue, donc) : une version latine, une composition française, un thème anglais ou allemand. Or ceci signifie que, cette fois, le discours latin est relégué, supprimé, et qu’il est bel et bien remplacé par la composition française, sans aucun tirage au sort. Je reviendrai sur les attendus et les conséquences de cette innovation essentielle – une quasi révolution dans l’histoire de la culture scolaire. Avec les républicains au pouvoir, la très grande nouveauté est en outre celle du baccalauréat de l’enseignement secondaire spécial (enseignement créé par V. Duruy en 1865 mais alors conclu par un diplôme de fin d’études). Les candidats étaient dans ce cas interrogés à l’oral soit sur les lettres soit sur les sciences selon l’option prise par eux préalablement. Il faut savoir qu’en 1880, le nombre d’élèves suivant ce cursus était très grand : la moitié de la population scolaire dans les collèges communaux soit 14 000 et plus d’un quart dans les lycées soit  8700 (J.-B. Piobetta, op. cit., p. 152).

    Grande question pour conclure sur l’évolution culturelle, du moins sur ce plan littéraire (j’ai aussi longuement parlé des sciences, des langues vivantes, etc.).

     

    1890

    Nouveau changement d’ampleur : il y a un unique bac classique (en deux parties toujours). Cette réforme pédagogique repose sur l’allègement des épreuves. Pour la première partie du bac, à l’écrit, il n’y a plus que deux épreuves : une version latine (sans dictionnaire mais avec un simple lexique), et une composition française. Est donc supprimé le thème – allemand ou anglais. Je ne dis rien de l’oral de ce premier bac. Et pour le second bac, à l’écrit, il y a deux séries d’épreuves : en lettres, une unique composition (« dissertation ») de philosophie ; et en sciences, une unique composition portant à la fois sur les mathématiques et la physique (J.-B. Piobetta, op. cit., p. 190). A l’oral, pour le bac lettres, on a trois questions : 1) une interrogation sur la philosophie, l’histoire de la philosophie, et les auteurs concernés ; 2) une interrogation sur l’histoire contemporaine (notez ce souci républicain) ; 3) une interrogation sur les éléments de la physique, de la chimie, de l’histoire naturelle. Et pour le bac sciences, des interrogations : sur les mathématiques, la physique, la chimie, l’histoire contemporaine, la philosophie.

     

    1902

    Nous faisons là le premier pas dans l’ère contemporaine. Je peux être bref puisque cette importante réforme, une grande rupture (annoncée) nous est assez familière. La réforme du 31 mai, sans doute la plus importante réforme dans l’histoire de notre enseignement secondaire (enseignement masculin : mea culpa, je n’ai pas parlé des filles), distingue deux cycles successifs pour le cursus et, en outre, met quasiment à égalité l’enseignement classique (très réaménagé) et l’enseignement scientifique. Du coup, après la grande enquête décidée en 1898 (et dirigée par Alexandre Ribot), le nouveau baccalauréat tranche le débat quasi séculaire entre les classiques, partisans de la latinité et de la rhétorique, et les modernes, partisans du français et des sciences. Nous sommes au bout de l’hésitation qui a agité l’esprit de tous les responsables au cours du siècle (je simplifie, car l’opposition est bien plus nuancée, je l’ai montré il me semble – voir J.-B. Piobetta, op. cit., p. 227). On voit qu’ainsi, de surcroît, on tente de résoudre le problème du divorce entre les bonnes études et la préparation mauvaise, « mécanique », de l’examen (voir Ch. Lenormant). Ceci donne la solution à quatre section égales, avec deux cycles chaque fois : une section classique, le bac latin-grec, ensuite une section latin-sciences, puis une section latin-langues vivantes, et enfin une section sciences sans latin, la section moderne proprement dite. Il s’avère donc que l’enseignement spécial et son bac disparaissent au profit de cette section moderne, mise (presque) sur un pied d’égalité avec les autres

    Sur l’enquête, voir J.-B. Piobetta, idem, p. 227 et suiv. ; et sur les diverses (et complexes) procédures de l’examen, voir le même,  p. 244 et suiv.

     

    Je termine par une affirmation très significative du même J.-B. Piobetta :

     

    « … ce qui rendait très séduisante la réforme de 1902, c’est qu’elle établissait à la fois l’équivalence des baccalauréats et l’égalité, dans leur durée, des études dont elles étaient la sanction. Elle admettait que les mentions très différentes inscrites sur le diplôme de bachelier garantissait une même culture générale acquise après un même nombre d’années d’efforts ».

    Et en contrepoint, les propos d’un des opposants au bac, Maurice Couyba, l’un des secrétaires de la Commission parlementaire qui eut en charge l’enquête et conçut les questions, dans un livre intitulé Classiques et modernes, 1901, p. 10 :

     

    « A force de frapper sur le baccalauréat, il faudra bien qu’il se transforme, s’effrite, s’écaille et perde son caractère dangereux et funeste au progrès intellectuel et social des générations françaises. En lui accordant de moins en moins d’importance, en tant que sanction définitive ; en divisant l’enseignement secondaire en deux cycles d’études, complets par eux-mêmes et sanctionnés par des examens avec matières à option ; en mettant avant lui un certificat intermédiaire, qui vaudra mieux que lui au point de vue intellectuel sans valoir autant que lui au point de vue des prérogatives sociales ; en substituant peu à peu à son mode d’examen invariable, quantitatif et impersonnel, un examen variable, composé de deux épreuves écrites, et d’épreuves orales multiples, souples, qualitatives et personnelles (…), on arrivera à l’émietter, si bien qu’il finira par perdre son caractère, son prestige et jusqu’à son nom. »

     

    Manque de perspicacité : aucune des prédictions de cet auteur ne s’est réalisée.

     

    Remarque en guise de conclusion.

    J’ai parlé naguère de la course actuelle au diplôme, de la recherche du titre, de l’aspiration à un débouché, etc. Il faut dire sur ce plan que la scolarité, quand elle se généralise et qu’elle s’achève par un diplôme quasi universel, le bac (obtenu par pas encore 80% d’une classe d’âge, mais presque, aujourd’hui), nous rend tous comparables, puisque nous entrons tous dans le processus et la compétition. Au contraire, sous l’Ancien régime et au XIXe siècle, l’enseignement secondaire, comme formation d’une élite, avait essentiellement pour résultat  de séparer les lettrés des non lettrés qu’on percevait comme étant d’une nature différente, impossibles à comparer avec les précédents.

    Cette évolution se produit, par ailleurs, il faut aussi le redire, sur le fond d’une critique de la culture classique, accusée de n’être pas assez adaptée aux finalités sociales des études, ce qui appelle en contrepartie une valorisation de la culture « moderne », à base de langue commune, de sciences, etc. C’est un aspect très important du débat dont j’ai fait mention ci-dessus, entre les partisans et les adversaires du bac tel que conçu au XIXe siècle depuis la création de l’Université napoléonienne.

    Les républicains ont été du côté du moderne, certes (contrairement aux conservateurs et aux catholiques). Mais en même temps, je veux le souligner fortement, ils ont quand même voulu maintenir un rapport traditionnel, ou du moins habituel, à la culture, c’est-à-dire un rapport purement éducatif, désintéressé, éthique, ce qui supposait une certaine gratuité des études. C’est ce qui se joue dans la promotion de ce qui se nomme au début du XXe siècle les « nouvelles humanités », les « humanités scientifiques », expressions choisies pour leur aptitude à rappeler les valeurs et les finalités de la haute culture transmise dans les anciens établissements secondaires, la culture de l’antiquité et des langues anciennes, dans lesquelles on pouvait voir un milieu spirituel propre à assurer la formation de la personnalité morale (et religieuse) des enfants. Mais… on ne peut que constater l’échec de cette tentative typiquement républicaine, qui a simplement laissé place à l’utilitarisme scolaire le plus plat (la course au bon diplôme), et à la domination des mathématiques, pur instrument de sélection.

     


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  • Séance 3

     

    CHAPITRE V

     

    MAITRES ET ELEVES AU TRAVAIL

    DANS LES ETABLISSEMENTS SECONDAIRES DU XIXe SIECLE

     

     

    Avant de rappeler les (ou le) principe(s) de méthode que j’estime nécessaire(s) pour entrer dans l’histoire des manières de travailler à l’école, pour les maîtres et leurs élèves, je voudrais présenter le récit de Pierre Loti sur sa scolarité  au milieu du XIXe siècle, dans les années 1860 exactement. Dans ces années-là, Pierre Loti est élève à ce qui a été le collège (mais c’est alors un lycée) de Rochefort (on dit aussi Rochefort-en-Mer, dans l’actuel département des Charentes Maritimes). Je cite Le roman d’un enfant, publié à l’origine en 1890, dans l’édition Garnier/Flammarion, Paris, 1988.

     

    I) LA SCOLARITE DE PIERRE LOTI

     

    Pierre Loti se révèle très amer quand il songe à ses années d’école. Le ton acerbe qu’il utilise, nous le connaissons : c’est le même que celui de J. Vallès ou celui de Maxime Du Camp (cf. séance 4, 2018, où j’ai présenté plusieurs récits de ce type).  J’ai bien dit qu’il y a des visions nettement plus positives de l’enseignement secondaire entre 1830 et 1880, pour prendre cette fourchette assez large ; et je me réfère à Louis Liard ou Jules Simon (qui ne se privent pourtant pas de mettre en doute la culture classique ou certains exercices typiques). Avec Pierre Loti toutefois, nous suivons des souvenirs assez douloureux, c’est là une histoire personnelle qu’on dirait aujourd’hui traumatique :

     

    « Après mes neuf ans révolus, on parla un instant de me mettre au collège, afin de m’habituer aux misères de ce monde, et, tandis que cette question s’agitait en famille, je vécu quelques jours dans la terreur de cette prison-là, dont je connaissais de vue les murs et les fenêtres garnies de grillages en fer. / Mais on trouva après réflexion, que j’étais une petite plante trop délicate et trop rare pour subir le contact de ces autres enfants, qui pouvaient avoir des jeux grossiers, de vilaines manières ; on conclut donc à me garder encore » . (Le roman d’un enfant , op. cit., chap. XXXI, p. 128).

     

    Comment ne pas mettre en rapport cette vision de l’école comme prison, avec la vie de grand voyageur qu’a ensuite connue Pierre Loti ?

    Après ces premières hésitations, Loti finit par être envoyé au collège ; et son expérience ne dément pas ses intuitions primitives. Cela arrive en 1862.  Loti, né en 1850, a 12 ans et il entre au lycée de Rochefort, sa ville, là où il est né (et où il y a toujours son extraordinaire maison, aménagée et décorée dans les style des pays lointains qu’il a connus) et il est intéressant qu’il dise encore, « collège », trente ans après, et quarante ans après que la dénomination ait été remplacée par celle de « lycée ». En tout cas, il parle de son admission dans cet établissement comme d’« un événement bien pénible … ». Et il précise :

     

    « Au milieu d’un flot d’enfants qui parlaient tous à la fois, je pénétrai dans ce lieu de souffrance. Ma première impression fut toute d’étonnement et de dégoût, devant la laideur des murs barbouillés d’encre, et devant les vieux bancs de bois luisants, usés, tailladés à coups de canif, où l’on sentait que tant d’écoliers avaient souffert. Sans me connaître, ils me tutoyaient, mes nouveaux compagnons (…) ; moi, je les dévisageais timidement, les trouvant effrontés et, pour la plupart, fort mal tenus. » (idem, chap. XLIX, p. 180). 

     

    Un « lieu de souffrance », le collège. La formule n’est pas anodine, c’est le moins qu’on puisse en dire. Et pour ce qui concerne le travail qu’on exige de lui Pierre Loti expose des regrets, qui sont aussi de graves reproches (idem, p. 181) :

     

    « Vraiment, je sentais mon intelligence se rétrécir sous la multiplicité des devoirs et des pensums (…) J’avais un calendrier où j’effaçais lentement les jours [on a vu la même angoisse  exprimée de la même manière par E. About, dans Le progrès, op. cit., p. 401, cf. séance 4, 2018] ; vraiment, au début de cette année de collège, j’étais oppressé par la perspective de tant de mois… ».

    Et ceci (idem, p. 182) : « Le jeudi même il y avait des devoirs qui duraient tout le jour. Des pensums aussi, d’absurdes pensums, que je bâclais d’une écriture déformée, ou par lesquels j’essayais toutes les ruses écolières, décalcages et porte-plumes à cinq becs. » [petites ruses pour économiser des efforts fastidieux en écrivant plusieurs pages en même temps.]

     

    Et puis, encore ce ton qui devient franchement rancunier et agressif envers les professeurs (même si Loti parle de la main tendue qu’il leur offrira lorsque le temps aura passé, au moment où il écrit) :

     

    « Parmi ces professeurs qui sévirent si cruellement contre moi pendant mes années de collège – et qui avaient tous des surnoms – les plus terribles, sans contredit, furent le Bœuf Apis [= un taureau sacré dans la mythologie égyptienne. Je suppose que c’est une manière de caricaturer un aspect physique] et le Grand-Singe-Noir (…) Oh le Grand-Singe-Noir, je le haïssais ! Quand du haut de sa chaire il laissait tomber cette phrase : ‘Vous me ferez cent lignes, vous, le petit sucré là-bas !’ je lui aurais sauté à la figure comme un chat outragé. Il a, le premier, éveillé en moi ces violences soudaines qui devaient faire partie de mon caractère d’homme… » (idem, chap. LII, p. 187 ).

     

    A méditer quand on assiste aujourd’hui à des passages à l’acte violents à l’encontre des professeurs… (des actes que je ne cherche certainement pas à justifier en disant cela, bien évidemment).

    Qu’en est-il donc, dans un tel contexte, si pénible pour le jeune Pierre Loti, de la culture scolaire et de son mode de sa transmission ? Voici :

     

    « En classe, on expliquait l’Iliade, - que j’aurais sans doute aimée, mais qu’on m’avait rendue odieuse avec les analyses, les pensums, les récitations de perroquet » (idem, chap. LXV, p. 214). Je renvoie sur ce point à ce que j’ai déjà exposé en 2018, notamment dans la séance 3. Voir la longue citation d’E. About sur l’abus des explications et ma parenthèse sur Flaubert et sa lettre à Du camp (citée par Du camp), qui évoque Virgile quant à lui. Même remarque, exactement, sur le même objet, séance 10. Notons aussi la référence à l’activité scolaire de récitation (j’y reviens ci-dessous), dont j’ai déjà dit que c’est l’activité centrale en classe, à cette époque et depuis longtemps. On retrouve ici cette question cruciale de la mémorisation. Avant de plus amples explications, reportez vous au règlement de 1856 pour les maîtres d’études que j’ai cité in extenso dans la séance 5 de 2018, et du quel il ressort que les maîtres d’étude étaient théoriquement obligés de faire réciter les élèves donc de leur faire apprendre des textes par cœur, au besoin en les faisant oraliser.

    Pierre Loti évoque également (mais brièvement) les exercices pratiqués dans les collèges. A plusieurs reprises, il parle de la « narration » française (idem, chap. LVIII, p. 201), ce qui est plus connu sous le terme de « discours » (l’exercice rhétorique typique ; mais parler de « narration » nous rappelle le registre textuel sur lequel il faut situer cette activité). Loti ajoute  que c’était: « une des parties où j’étais le plus nul » ; et là ajoute-t-il,  « je rendais généralement le simple ‘canevas’ sans avoir trouvé la moindre ‘broderie’ pour l’orner ». Canevas et broderie : des termes du vocabulaire scolaire très importants, sur lesquels je reviendrai aussi, parce qu’il nous conduisent au plus près du travail intellectuel concret des élèves. Cela dit, Pierre Loti il nuance ensuite les choses dans le chapitre LII (p. 187), car  il avoue qu’il n’a pas été si mauvais élève. Du reste, il a souvent eu le prix de version. Voir la note 40, p. 261 d’après laquelle, en 1862-63 il a eu un deuxième accessit de version latine, un troisième accessit d’histoire et géographie, un troisième accessit de thème latin, le deuxième accessit de vers latins, le troisième accessit de version grecque, le prix d’arithmétique et de géométrie. Mais, en effet, rien en narration française. Il précise (p. 187, chap LII) : « J’avais au contraire le thème extrêmement rebelle ; la narration encore davantage ».

    Si je reprends ces indications, c’est parce qu’elles brossent un tableau complet de toutes les matières enseignées, sauf les langues vivantes – dont le professeur, pour l’anglais et l’allemand, est nommé dans la note 40 -, et des principaux exercices effectués dans un collège ou lycée banal du milieu du XIXe siècle. Et c’est précisément ce que je vais essayer de décrire en général maintenant.

    Chose difficile cependant ; et je tiens à prévenir de mes doutes à ce sujet. Pourquoi cette réserve ? Pour prendre une précaution, parce que tant les matières que les exercices évoluent - lentement, silencieusement mais sûrement - au XIXe siècle. Là réside le principal problème que nous devons résoudre. Ce qui se présente comme travail scolaire à tel endroit et à tel moment peut être différent, même légèrement, de ce qui se fait à tel autre endroit ou (et) à tel autre moment. C’est le propre d’une période de transition que de contenir une diversité d’éléments semblables et différents à la fois, mais derrière lesquels il y a une logique d’évolution qu’il faut donc saisir le mieux possible : c’est ce que je me propose de faire.

     

    Remarque

    Je rappelle une fois de plus (car je l’ai déjà fait plusieurs fois, notamment dans les séances 1 de 2017 et 6 de 2018) mon hypothèse d’analyse des pratiques et de l’évolution des pratiques de classe. Cette hypothèse consiste à faire dépendre les évolutions pratiques - ou pédagogiques - des évolutions culturelles, étant entendu que cette dépendance, ce lien, est moins visible et est d’une plus grande complexité dans cette période de transition qu’est le XIXe siècle. J’entends par « pratiques », ou « pratiques pédagogiques » comme on dit, les manières normales (et normées)  d’enseigner pour les maîtres et d’apprendre pour les élèves, avec des activités, des exercices, etc. Et j’entends par « culture » la culture scolaire : les matières, les domaines de savoir, les objets intellectuels - et bientôt des formes réfléchies dites « disciplines scolaires » (pour ces distinctions voir aussi la séance 1, 2017).

    C’est pourquoi dans ce cours, depuis plusieurs années, j’ai pris soin de décrire les grands changements intervenus depuis le XVIIIe siècle dans l’ordre de la culture scolaire. Je prive ainsi la « pédagogie » (l’ensemble cohérent des pratiques de classe) de son autonomie. D’après ma façon de voir, qui n’est pas forcément celle des historiens de la pédagogie, notamment dans les Sciences de l’éducation, rien d’essentiel dans la « pédagogie » n’est compréhensible hors de ses liens avec la culture scolaire et les choix culturels effectués par les corporations enseignantes. Je ne reconnais à la pédagogie que la liberté de faire écho, d’une manière ou d’une autre, aux idéaux sur lesquels se fonde un choix de culture scolaire, à un moment donné.

    J’ai souvent pris (et un peu approfondi) l’exemple bien commode et très significatif du basculement qu’a connu le XVIIIe siècle lorsque les sciences expérimentales et les mathématiques, donc un savoir de la nature, un savoir des phénomènes naturels observables,  ont imposé de nouvelles manières d’enseigner, concurrentes et opposées aux manières anciennes fondées sur l’abord des textes et la mémorisation des messages des textes. Il suffit de considérer la série des différences entre observer un phénomène et lire un texte pour avoir une première idée satisfaisante de ce qui peut différencier les manières d’enseigner. En fait j’ai distingué et assez longuement décrit  en 2018 (séance 6) quatre domaines où se fait sentir le basculement culturel et l’évolution pédagogique conséquente.

    1. une première évolution mène à ce que les messages religieux et spirituels soient progressivement évacués de la culture scolaire ;

    2. une deuxième évolution, tient à la perte de crédit de l’enseignement du latin et de l’étude des auteurs et des œuvres de l’antiquité (processus très progressif lui aussi) – donc la grande question directement associée à celle-ci, c’est la présence de plus en plus insistante du français dans la culture scolaire, rétrécissant la place du latin et du grec ;

    3. la troisième évolution, c’est le moindre intérêt pour la rhétorique (qui passe d’abord par des exercices en français – on vient de le voir dans le récit de P. Loti ;

    4. une quatrième évolution très importante tient à la présence des sciences ou à la pression que les sciences exercent sur les choix de culture scolaire, phénomène de grande ampleur parce que le continent expérimental va imposer ses propres normes du savoir et de transmission du savoir – savoir des phénomènes, non des textes, je le redis.

    J’ai un peu précisé cette hypothèse l’an passé, 2018, au début de la séance 1, en rappelant que les pratiques scolaires traditionnelles peuvent se résumer dans la série lecture-répétition-mémoriation-récitation. Si on garde cela présent à l’esprit, cela nous conduit par conséquent à essayer de voir si les pratiques  du XIXe siècle se séparent, et  comment, à quel degré, etc.,  de ce schéma, ou bien si elles le maintiennent. Ma conclusion est qu’elles le maintiennent, mais en intégrant progressivement, par à-coups, des évolutions qui, sur le long terme, vont le ruiner complètement. Le mouvement de rupture est donc moins rapide dans l’enseignement secondaire qu’il ne l’est dans le primaire (cf. cours de 2016).

     

    II) DANS L ENSEIGNEMENT SECONDAIRE DU XIXe SIECLE, QUE RESTE-T-IL DE LA TRADITION PEDAGOGIQUE des collèges de l’Ancien Régime ?

     

    C’est la question que j’indique à l’instant. Et la réponse ne surprendra pas. Les humanités classiques ont été remises en selle par Bonaparte après l’épisode révolutionnaire des écoles centrales (mais avec Bonaparte le latin n’a plus le statut de savoir pédagogique archi-dominant voire exclusif : il est désormais dans le voisinage des mathématiques). De ce fait, les exercices classiques pour l’apprentissage du latin et l’apprentissage de la rhétorique  ont été maintenus et on donné l’essentiel du contenu à assimiler (ingurgiter !) chaque jour par les collégiens. Nous l’avons constaté et je vais donc me contenter de citer quelques témoignages à ce sujet. J’ai longuement insisté l’an passé sur l’insertion de nouvelles matières au cours du temps et au gré des réformes successives (sciences et langues vivantes notamment). Je n’y reviens pas pour l’instant.

     

    1) Considérons d’abord que les collégiens et lycéens du XIXe siècle, entre 1810 et 1880, ont été soumis, en gros, aux exigences anciennes : ils ont eu à faire, à chaque niveau du cursus, avec un degré de complexité et de difficulté croissant, des exercices de traduction, des thèmes et versions avec d’autres exercices de ce type (versification, etc.), et pour les hautes classes, des exercices de rhétorique ; en même temps, ils ont dû apprendre par cœur toutes sortes de textes, soit des manuels (pour la grammaire latine puis française notamment) soit des œuvres, anciennes et modernes là aussi. En apparence, la tradition pédagogique, le travail scolaire, s’est maintenu sous sa forme habituelle.

    On a la confirmation de cet état des choses scolaires dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie, dir F. Buisson, op. cit., à l’article « Lycées » où il y a un texte du ministre Villemain (p. 1135), de 1843, qui est le rapport sur l’état de l’enseignement secondaire. Car Villemain décrit la nature des enseignements classe après classe, ce qui montre assez bien, en termes de prescriptions officielles, l’importance qu’on donne encore à ce moment aux thèmes, avec plusieurs sortes de thèmes, en particulier le « thème d’imitation », qui est à la fois thème et version puisqu’on  traduit en texte en français, puis on recompose. Villemain évoque aussi pour la classe de 3ème  et la classe classes d’humanités, des narrations, des lettres…

     

    Remarque.

    Pour se souvenir de la période qui précède la révolution, on peut se reporter à Jean de Viguerie qui, dans L’institution des enfants, op. cit., (p. 177), présente un cahier de vers  tenu par un élève de 3ème au collège de l’oratoire de Nantes de 1762  - en 17 mois, ai-je dit, cet élève a composé pas moins de 1440 vers).

    Ce qu’on vient de constater dans le récit de Pierre Loti, cette fois pour la décennie 1860, c’est donc encore la persistance de cet ensemble de tâches scolaires - versions, thèmes et « narrations » (la rhétorique).

    Pour être, sinon exhaustif du moins plus complet, on peut suivre l’analyse de P. Albertini, dans ce très bon petit ouvrage de synthèse, L’école en France au XIXe siècle (Hachette, 1992, op. cit., p. 27). P. Albertini parle de thème (un par jour pour tous les élèves de la 6ème à la 3ème : c’est tout à fait exact), donc d’apprentissage systématique du latin, grammaire, vocabulaire et références historiques, mythologiques, apprises aussi pour collecter les mots et expressions, les tournures aussi, à réutiliser dans ses propres « compositions ». A tout cela s’ajoutent bien sûr tous les exercices permettant ces acquisitions : version bien sûr, et versification (exercice difficile dont j’ai décrit la forme routinière), composition de récits en prose - latine (ou française).

    Et surtout il y a, au cœur de l’enseignement des humanités et de la rhétorique, ce que j’ai déjà envisagé et sur quoi je voudrais revenir, l’exercice d’amplification (où se joue la réutilisation de mots et d’expressions dont je parlais à l’instant). Car la maîtrise de l’art du discours suppose une progression, si bien que l’élève n’arrive qu’après d’autres exercices à la composition « libre » ou autonome, avec exorde au début et péroraison à la fin, et lu en public -  ce qu’on appelle  alors une déclamation (exemples de sujets, que j’ai déjà cités, donnés à Louis-le-Grand en 1707, « Le jeune David s’adresse à Saül en lui apportant la tête du philistin » ou bien : « Cicéron harangue le Sénat aussitôt après la découverte de la conjuration de Catilina »). Donc, avant de composer la totalité, si on y arrive, il y a cet exercice dit d’amplification. J’en ai parlé en 2017, séance 13. J’ai précisé qu’il s’agit de compléter disons même d’agrémenter un texte de départ. En l’occurrence, le professeur dicte le fond de ce « discours », à savoir son argument (la trame du discours, les moments du récit, ou autre morceau, etc.), il établit un plan et, ce faisant, il impose avec précision le texte que l’élève devra respecter mais pour lui donner plus de consistance formelle, d’élégance, de joliesse. Bien évidemment, comme il s’agit de se plonger dans la culture antique, le maître puise dans le corpus des Anciens ; et ce que les élèves doivent ajouter, ce sont, disais-je, des figures (des métaphores par exemple) et, surtout, des « lieux communs », ce qui signifie que l’élève ne cherche à agir que sur ce qu’on appelait l’elocutio, c’est-à-dire ce qui peut donner au texte toute sa force de persuasion quand il sera prononcé. L’argument ou inventio, et le plan sont dans le texte dicté, et ils doivent rester tels que le maître les a dictés.

    Je vous ai suggéré plus haut de retenir le passage de Pierre Loti à ce sujet. P. Loti parle d’un canevas (dicté, toujours, par le maître) qu’ensuite les élèves doivent agrémenter, augmenter en y introduisant diverses expressions. P. Loti dit exactement : « je rendais généralement le simple ‘canevas’ sans avoir trouvé la moindre ‘broderie’ pour l’orner ». Broderies, orner,  termes très concrets et intéressants, qui montrent bien la représentation par l’élève de ce qu’on lui demande de faire. Cela ressemble un peu à ce que nous appellerions aujourd’hui, pour les petites classes, un « exercice à trous » (je suis sur ce point M-M. Compère et Philippe Savoie, dans leur article « L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend », Revue française de pédagogie, n° 152, 2005, p. 136). Pas de quoi s’enthousiasmer, je trouve (contrairement à ce que laissent penser aujourd’hui des gens très admiratifs et assez ignorants de la réalité de ce qu’était l’enseignement rhétorique effectif dans les collèges et les lycées du XIXe siècle. Le canevas, c’est donc ce qui se disait aussi la « matière », ce que le professeur imposait et sur quoi l’élève allait devoir travailler. Il s’agissait de récits le plus souvent historiques ou mythologiques, et pour l’élève le choix des expressions à ajouter dépendait évidemment du contexte.

    Voici le témoignage convergent, bref mais précis, d’Ernest Lavisse sur le collège de sa ville de Nouvion-en-Thiérache, en Picardie (« Souvenirs d’une éducation manquée » loc cit., in La Revue de Paris, 15 nov. 1902). Lavisse parle d’un professeur nommé Lemaître, qui dictait des « matières » à « suivre rigoureusement », qu’il divisait en trois, quatre ou cinq parties, formant un plan impossible à changer. Il n’y avait dans ce schéma qu’une seule idée par paragraphe. Et Lavisse conclut : « L’exercice du discours ainsi compris était une leçon d’ordre et de mouvement réglé », et c’était, le « couronnement d’une éducation imprécise » confiée à l’art oratoire.

     

    Remarque

    Cela ne nous empêche pas, au contraire, de discerner la logique à l’œuvre dans ces activités : c’est une logique de la mémoire certes, mais la mémoire est sollicitée à des fins d’imitation. Je souligne ce dernier terme car je n’ai sans doute pas assez mis en lumière cette perspective tout à fait fondamentale de la « pédagogie » traditionnelle, très importante mais qui va disparaître dans les décennies suivantes (imiter serait aujourd’hui jugé comme une finalité quasi dégradante pour la pédagogie moderne). Ce que le collégien de l’Ancien Régime et le lycéen du XIXe siècle sont invités à faire en classe sur ce plan des Belles Lettres, est toujours de l’ordre d’une imitation, la plus convaincante possible. Ceci n’est pas contradictoire avec la liberté et l’astuce dont peut faire preuve cet élève. Disons qu’une composition est estimée réussie si elle rappelle les grands ancêtres prestigieux sans avoir eu besoin de les recopier purement et simplement. On verra par quoi cette perspective est remplacée à l’époque contemporaine. Mais, pas de mystère : dans la séance 1, 2017 j’ai opposé, à la logique de la mémoire, la logique de l’intelligence. C’est une opposition entre une finalité d’imitation et une finalité d’invention (en un sens nouveau, proche de création, pas celui de l’inventio classique).

     

    Evidemment on trouvera à la même époque de vifs reproches adressés à ce genre d’exercice, l’amplification. C’est le cas avec Edgar Quinet, qui parle (dans son autobiographie intitulée Histoire de mes idées, que je cite dans les Œuvres complètes, 7ème édition, sd, p. 168) de «  l’abus sanglant de ce don d’amplification » (mais il évoque alors certains usages publics, notamment judiciaires, d el’amplification).

    Je puis d’ailleurs transcrire le texte qui précède, car, pour la période qui succède au 1er Empire, il est assez édifiant. Quinet entre au collège en 1817, à l’âge de 14 ans. Et il explique 30 ou 40 ans plus tard :

     

    « …une seule chose s’était maintenue dans les collèges délabrés de l’Empire, la rhétorique. Elle avait survécu à tous les régimes, à tous les changements d’opinion et de gouvernement, comme une plante vivace qui naît naturellement du vieux sol gaulois ; nul orage ne put l’en extirper. /  Nous ne savions ni grec, ni latin, ni français ; mais nous composions des discours, des déclamations, des amplifications, des narrations comme au temps de Sénèque (…) en somme je sortis du collège à peu près comme j’u étais entré, n’ayant rien appris, mais n’ayant aussi rien à oublier. » (p. 166-167).

     

    Voilà aussi comment il présente son collège de Lyon :

     

    «.. bâtiment noir, voûtes ténébreuses, protes verrouillées et grillées, chapelles humides, hautes muailles qui cachaient le soleil. J’aurais dû y mourir d’ennui ; et ce fut tout le contraire. C’est là que je retrouvais la solitude d’abord, et, qui l’eût cru ? la liberté. / ce grand bien, je le dus à la musique. » (p. 191)

     

    2) Quelles techniques intellectuelles traditionnelles sont engagées dans ces exercices traditionnels ? Avant tout l’apprentissage par coeur et la récitation, qui perdurent évidemment, en étant toujours aussi prégnants dans la vie des écoliers. Nous avons lus plus haut un passage dans lequel Pierre Loti parle de « récitations de perroquet ».

     

    Remarque

    Sur les techniques culturelles et intellectuelles. Il faut y être attentif et y voir un soubassement concret « normal » (habituel, routinier) des pratiques. Dans la séance 1 de 2017, je donne comme exemple : lire de telle façon, en silence ou à voix haute ; lire pour soi seul ou bien lire en public, pour d’autres personnes, lire tel genre de livre, etc. Idem pour les pratiques et techniques d’écriture et de rédaction. Ici, je parle de l’apprentissage des textes par cœur à fin de récitation. Cette technique d’appropriation et de consommation des textes est en vigueur - et dominante - pendant des siècles.  

    On a souvent constaté la place de choix accordée dans les collèges du XIXe siècle à la récitation, qui suit la lecture orale, éventuellement en chœur, et à divers exercices de mémorisation (répétitions orales, questions et réponses obligatoires, etc.). Parmi les auteurs dont j’ai déjà présenté les souvenirs scolaires à ce propos, je pense à E. Ourliac (on se souvient de l’épisode de l’élève qui colle sa page arrachée contre la chaire du professeur pour faire croire qu’il récite alors qu’il lit... voir 2018, séance 4). Je pense aussi à Alphonse Daudet, dans Le petit chose (op. cit., p. 77). Daudet raconte que ce jeune garçon qu’il était s’occupe d’une étude avec de petits élèves, et que, parfois, il rêvasse dans sa chambre, tout en écoutant les bruits habituels qui montent des classes :

     

    « De temps en temps la voix monotone d’un élève récitant sa leçon, une exclamation de professeur en colère… »

     

    Une simple petite phrase en passant direz-vous ? Oui, mais qui compte énormément par ce qu’elle révèle l’ordinaire de la vie scolaire, la récitation comme habitude parfaitement enracinée, évidente, normale, au cœur de la vie quotidienne dans les collèges. Et ceci, qui vient de très loin, on l’a vu, va durer encore longtemps (mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Pas grand-chose assurément !).

    On pourrait trouver de nombreuses confirmations de cela. Pour me référer une fois de plus aux auteurs déjà cités, je pense aux souvenirs de Louis Liard sur son collège de Falaise, vers 1860 (« Souvenirs de petite ville, in Revue de Paris, 15 octobre 1913, p. 675) :

     

    « chaque jour au début de la classe, un de nous, sur le seuil de la porte, fendait quelques bûches en tout petits morceaux, puis construisait le bûcher au fond du poêle et l’allumait pendant que les autres récitaient les leçons ».

     

    Même remarque que sur le texte d’A. Daudet…

    Voyons enfin Ed. About, qui montre plus concrètement (indirectement) comment les maîtres de la tradition travaillent quand ils font réciter par exemple un chant de l’Enéide par leur élèves (Loti faisait allusion à Homère, About à Virgile : nous sommes bien dans la même catégorie culturelle) : ils donnent à apprendre, pour une leçon, un groupe de douze vers, et ceci de semaines en semaines, tout le long de l’année. Si bien qu’arrivés à l’été, les élèves peuvent savoir par cœur tout le chant !

     

    « Si vous voulez qu’un jeune homme intelligent demeure longtemps incapable de comprendre et d’admirer Virgile, attachez-le dix mois durant, au quatrième livre de l’Enéide, et exigez qu’il le récite par fragments de douze vers après l’avoir expliqué et ré-expliqué mot à mot (Le progrès, op. cit., p. 390.).

     

    Propos quand même assez amer celui-là aussi. D’ailleurs E. About affirme, parmi bien d’autres notations hostiles aux programmes et aux enseignement de la monarchie de Juillet (p. 394-395) :

     

    « Au lieu d’apprendre à lire le grec et la latin, ce qui est utile, nous avons perdu plusieurs années à faire des thèmes grecs, des thèmes latins, des vers et des discours latins, ce qui est absurde ».

     

    Nous retrouvons au passage, toujours en vigueur, les exercices de la tradition.

     

    (à suivre)

     


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  • Séance 4

     

    CHAPITRE V

     

    MAITRES ET ELEVES AU TRAVAIL

    DANS LES ETABLISSEMENTS SECONDAIRES DU XIXe SIECLE

     (suite)

     

     

     

    III) PASSAGE DU LATIN AU FRANÇAIS ET EVOLUTION DES EXERCICES LITTERAIRES TRADITIONNELS

     

    J’ai dit dans la séance précédente qu’entre 1810 et 1880 les collégiens et lycéens, dans le cadre classique ancien, toujours très dominant (donc indépendamment des nouvelles orientations de l’ « enseignement spécial », des enseignements scientifiques en général, des langues vivantes et de l’histoire nouvelle manière), ont  toujours eu à faire des exercices de traduction, des thèmes et des versions avec d’autres exercices de ce type (comme la versification, etc.), et, pour les hautes classes, des exercices de rhétorique parmi lesquels l’amplification occupe toujours une place de choix. Il n’y a pas à revenir sur ce constat d’une tradition scolaire toujours vivace et dont j’ai trouvé de nombreuses confirmations. Cependant, en suivant le cours des choses tout au long de cette période, on s’aperçoit que même ces exercices, dans leur conception par les maîtres comme dans la manière de les effectuer par les élèves, ont subi une évolution sensible - peu aperçue toutefois puisque c’est une évolution affectant des actions traditionnelles. Cette évolution est principalement due au changement majeur, très important quant à lui : le renversement de la domination du latin au profit du français – le français comme langue pratiquée, avec une grammaire et une orthographe codifiées, aussi bien que comme corpus et trésor d’œuvres et d’auteurs de référence (basé sur le XVIIe siècle de la littérature nationale).

    Vous souvenez que ma méthode consiste à relier les évolution pédagogiques (y compris certains usages des techniques intellectuelles comme la récitation) à des changements dans la culture scolaire, et ensuite à considérer parmi ces changements, pour l’essentiel : la sécularisation des contenus, la croissance continue du continent scientifique, l’affaiblissement de la rhétorique et la place prise par la langue française – ce que je viens de rappeler (voir les séances 6 de 2018, 2 de 2014 et 7 de 2013). En référence à ce dernier point, je me demande maintenant en quoi et comment la prédilection pour la langue française affecte les exercices anciens (« classiques » et traditionnels pour le coup). Ceci, concernant l’évolution des exercices  - anciens, j’insiste beaucoup sur ce point car il pourrait échapper à une enquête trop rapide - définit non pas une révolution soudaine, mais une évolution lente, effectuée dans les habitudes, sans décret soudain. Un renversement de perspective, si l’on veut, mais difficile à saisir.

    J’ai suffisamment établi qu’au XIXe siècle, il y a longtemps que le latin est en perte de vitesse. Son déclin pourra donc être ralenti au gré de certaines réformes (voir par exemple le cas de la philosophie et les hésitations entre un enseignement en français et un enseignement en latin – le règlement du 19 septembre 1809,  art. 17 du titre II, admet que la philosophie puisse être enseignée  « soit en latin soit en français »), mais jamais véritablement arrêté. Le français finira par l’emporter. Voir, cité en 2017 séance 6, dans la remarque 2, l’article de  D. Julia, « Livres de classe et usages pédagogique », in Histoire de l’édition française, op. cit, T. II, notamment p. 485.

    Evidemment, cette transformation des exercices est accompagnée par des modifications nettes dans le corpus des textes de référence, qui admet de plus en plus  d’auteurs français - de l’âge classique essentiellement. Voir la liste donnée par Martine Jey dans La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Université de Metz, Recherches textuelles, n° 3, 1998, p. 21 (et pages suivantes).

     

    Remarque. Rappels de quelques repères institutionnels

    La première éviction du latin, se produit dans l’enseignement primaire, pour l’apprentissage de la lecture, sur la base de la décision introduite par les Frères des écoles chrétiennes dès le début du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, le développement de la passion pour la langue française, parallèle à l’éradication des dialectes et patois, dans la continuité de l’unification linguistique entreprise par la Révolution, se mesure ensuite, on le sait, à la prégnance de l’orthographe et de l’exercice sacro saint de la dictée, avec l’appui d’une doctrine grammaticale appropriée.

    Dans le secondaire bien sûr, le phénomène, qui attaque une tradition encore plus prégnante, est beaucoup plus nuancé et plus lent. A cet égard, ce siècle est une époque de transition où se préparent les ruptures du XXe, et qui montrent pendant longtemps toutes sortes d’hésitations, et de « réformes » successives et divergentes, en allers et retours vis-à-vis du latin. On n’en sera pas surpris si l’on sait qu’il y aura une bonne quinzaine de plans d’études différents. Contre les écoles centrales de la Révolution, la création des lycées en 1802 puis la fondation de l’Université napoléonienne organisent le retour des humanités et du latin, ce qui est rapidement confirmé sous la Restauration. Mais quand on parcourt les décennie suivantes en entrant  dans le détail des matières et des exercices, les choses sont moins affirmées, moins cohérentes.

     

    1

    Les élèves de l’Ancien Régime, l’époque des humanités classiques dans les collèges, faisaient toutes sortes d’exercices (que j’ai décrits – voir séance 12 de 2017) en prose et en poésie pour apprendre à rédiger en latin (c’était d’abord, en 4ème, « retourner » des vers, puis agrémenter des développements avec des formules mémorisées, et à la fin, en rhétorique, s’attaquer au discours en prose, à la narration, sous la forme de l’amplification… Ceci a été bien analysé par M-M. Compère et Ph. Savoie, dans l’article déjà cité (« L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend, in Revue française de pédagogie, n° 152, 2005, p. 134 et suiv.). Ces auteurs ont donné des indications précises sur les changements que le passage du latin au français a engendrés au niveau des exercices des lycées. En suivant ces auteurs, on constate qu’au cours du XIXe siècle, est apparu et s’est peu à peu imposé un exercice de composition en français cette fois, qui s’est affranchi du modèle latin (d’où l’expression de composition française, qui a été très longtemps en vogue – jusqu’à récemment).

    L’important, pour saisir l’évolution impulsée par le passage du latin au français, donc lorsque le français devient la logique, l’âme dirais-je,  des exercices du lycée, c’est que, dans un premier temps, la composition française se fonde sur le schéma ancien de l’amplification latine, tandis que, dans un second temps, elle s’en détache, notamment en reléguant les exercices à base de poésie. Dans les témoignages que j’ai cités, ceux de Lavisse ou de Jules Simon, on ne voit rien qui ait été de l’ordre de la poésie. Il n’y a jamais eu d’exercice de versification en français, alors qu’en latin c’était monnaie courante. Cette absence se confirme lorsqu’il est question des lectures proposées aux élèves (je consacrerai le prochain envoi à cette question de la lecture, très importante à mes yeux). C’est dans la même évolution que se joue le rôle de plus en plus important joué par un exercice pas entièrement nouveau mais appelé à un tout autre destin scolaire : la dissertation. Voilà donc le résultat de l’évolution impulsée par le règne du français sur les études littéraires : composition française new look et dissertation.

    Vous voyez qu’on est loin de l’histoire que racontent certains critiques actuels du lycée. La rhétorique classique n’a pas été purement et simplement délaissée : elle s’est peu à peu transformée et des exercices nouveaux ont pris la place des exercices anciens pour la simple mais fondamentale raison (toujours négligée voire ignorée par ces pseudo critiques) de la préséance du français.

    Il revient à André Chervel d’avoir saisi avec précision la manière dont les exercices scolaires enregistrent ce retrait progressif du latin, ou s’y adaptent, s’y conforment et changent (voir notamment, pour commencer, d’A. Chervel, La Culture scolaire, op. cit., p.80 et suiv.). J’ai déjà indiqué le résultat de l’enquête passionnante et indispensable pour nous d’A. Chervel (séance 6 de 2017). Ce qui ressort d’essentiel, c’est le fait qu’à la fin du siècle, la version latine vise moins ou ne vise plus vraiment l’acquisition de la langue latine et la compréhension des œuvres antiques, parce qu’elle  cherche à confronter l’élève aux subtilités du français écrit. En d’autres termes, ce n’est plus le texte à traduire qui est important, c’est le texte à rédiger en guise de traduction. D’où l’exemple de la nominalisation des épithètes (« Athanae florebant aequis legibus » donne : « Athènes florissait par la sagesse des lois »), autrement dit, on oriente l’élève vers l’emploi des constructions nominales au dépens des constructions verbales et adjectives : c’est aequis legibus que l’on traduit non plus par « lois sages » mais par « sagesse des lois ». Dans la même orientation, on demande de rendre un ablatif absolu non par un participe présent mais par un substantif (Regnante Augusto donnera : Sous l’empire d’Auguste), etc. Ainsi l’établissement du texte français est entouré de toutes sortes de précautions et de principes.

    Désormais, le latin sert le français. Après 1880, il est donc logique que le discours latin, la narration, les vers latins, se retirent de la scène scolaire. Si toutefois la latinité se maintient dans la version latine, cette dernière marque maintenant un intérêt pour le style français. Un bon point de repère dans cette évolution : une fameuse circulaire de 1872 de J. Simon, qui, à la fois, promeut les langues vivantes et condamne l’enseignement en latin, les vers, les thèmes, le discours. C’est le début de la modernisation, fondée sur l’idée qu’il faut mettre l’enseignement en accord avec la société.

     

    2

    Je reviens à cette grande affaire, dans ce contexte de culture scolaire profondément renouvelée :  la composition française, qui finira par remplacer le « discours » latin. J’ai dit que la rédaction et la versification latines disparaissent des petites classes et sont remplacées par la composition française. Ensuite, c’est la composition en vers latin qui disparaît de la classe de rhétorique (qui deviendra la classe de première en 1902), ainsi que de la seconde et de la troisième. La disparition définitive de la composition en prose latine se produit en 1925. C’est alors que va s’installer durablement la dissertation littéraire, une variante d’exercice en français.

    Cette question a été traitée également par la thèse de Martine Jey, La littérature au lycée, op. cit. ; je me réfère aussi à son article intitulé « Quel enseignement littéraire pour les élites (1880-1924) », in Lycées, lycéens, lycéennes, deux siècles d’histoire, dir. P. Caspard, J-N Luc, Ph. Savoie, Paris, INRP, 2005, p.199-210. Le discours latin, qui était l’exercice type pour l’apprentissage de la rhétorique avait trois principes que rappelle M. Jey (« Quel enseignement… », loc. cit., p. 200 et suiv.) : 1° on rédigeait en latin ;  2° il fallait ensuite « amplifier » (nous savons cela, je l’ai rappelé dans la séance précédente) à partir d’un sommaire ou d’une « matière » contenant  diverses informations (des personnages, une situation, un contexte), et ce en employant des figures de rhétorique et des lieux communs ; 3° en outre, on devait imiter des modèles en puisant dans un ensemble de formules et d’exemples classiques appris et connus des élèves. A. Chervel, dans La composition française au XIXe siècle, Vuibert-INRP, 1999, p. 16, désigne de façon un peu différente les trois pôles suivants : 1° l’amplification rhétorique (narration ou discours) sur fond d’histoire, 2° des généralités de la culture et des lettres, 3° la littérature et les œuvres. Quoi qu’il en soit, c’est bien en référence à ces sortes de prescriptions que les élèves composent en latin des discours, qu’ils rédigent des lettres,  qu’ils font des portraits, etc.

    Alors, par rapport à ces exercices traditionnels, qu’est-ce que la composition française contient de nouveau ?  Eh bien elle commence par le rejet de l’amplification et de l’usage des formules mémorisées. Elle sollicite plutôt ce qui serait un acte d’écriture effectué par l’élève en son nom propre, sans recours à un stock de formules apprises par cœur, comme un témoignage de sincérité… C’est dire que la composition française engage une pédagogie de l’invention à la place d’une pédagogie de la mémoire. C’est, dit M. Jey, un déplacement de l’elocutio à l’inventio (je la suis volontiers, bien que ces termes en provenance de la rhétorique classique aient eu un sens bien spécifique dans ce cadre). On entrevoit ces attendus dans le décret du 19 juin 1880 et ensuite dans le plan d’études de 15 juillet 1890. L’élève, par conséquent, doit écrire de moins en moins « à la manière de » (Cf aussi A. Chervel, La composition française au XIXe siècle, Vuibert-INRP, 1999, p. 16.)

    Lisons donc A. Chervel (son livre sur la culture scolaire et un article intitulé « Le baccalauréat et les débuts de la dissertation littéraire (1874-1881) », in Histoire de l’éducation, n° 94, mai 2002, p. 111 et suiv.  - où l’on découvre, au passage, que le mot composition s’applique à la nouvelle composition française, mais aussi, dans une phase intermédiaire, à la composition latine sur une question de littérature française - « composition latine de littérature française » dit A. Chervel - et, en outre, à la philosophie). En suivant ces études, voilà comment on pourrait retracer l’histoire des exercices de type « littéraires ». Je m’attache surtout aux étapes donc aux exercices intermédiaires, qui sont des manières de travailler ayant eu cours mais assez brièvement, entre les deux époques, entre les deux traditions, l’ancienne, rhétorique et latine, et la moderne, celle de la littérature et du français comme discipline scolaire.

    Il faut avant tout évoquer (avec A. Chervel) ce qui semble une bizarrerie, à savoir l’exercice auquel je viens de faire allusion, la composition latine de littérature française. A quoi a–t-on affaire exactement ? A la composition latine d’origine ancienne mais qui, d’une part, est rénovée dans la forme (ce n’est plus le « discours », la narration, mais une analyse littéraire), et qui, d’autre part, intègre la littérature française de plus en plus au fil du temps. Ce paradoxe n’en est pas un ; et c’est le meilleur signe de l’évolution en cours… : le latin est amené à valoriser le français.

    Voilà comment les choses se sont passées. En 1853, au bac, Fortoul, qui a supprimé l’interrogation orale de rhétorique (ce qui va faire disparaître le cours de rhétorique), introduit, en sus de la version latine, une composition écrite latine ou française selon le tirage au sort. Je parle bien d’écrit… ne mélangeons pas tout. Puis, en 1857 Rouland impose le latin pour tous. Or, sous le second Empire, et jusque sous la IIIème  République, on voit se multiplier des sujets de bac faisant référence, pour cette épreuve de composition latine, à l’histoire littéraire française proprement dite - sur laquelle sera officiellement centré l’enseignement des lycées au début de la IIIe république (mais le cours d’histoire littéraire au lycée sera supprimé en 1902. Il était dénoncé par Lanson (directeur de l’Ecole normale supérieur et grand réformateur des études littéraires) et les inspecteurs généraux – voir A. Chervel, « Le baccalauréat… », loc. cit., p. 118). L’accroissement des sujets faisant référence à l’histoire littéraire est patent si l’on sait  qu’à Paris, en avril 1873, il y a un sujet qui demande de comparer La Fontaine, Phèdre et Esope. Les énoncés sont évidemment formulés en latin, faut-il le préciser (exemple pour ce dernier sujet : Fontanium cum Phaedro et Aesopo conferetis). La même année, en juillet cette fois, il y a un sujet qui demande de comparer le comportement, le caractère et la personnalité de deux personnages du théâtre de Racine, Athalie et Agrippine. C’est le genre d’exercice dit du « parallèle ». Dans cet ordre d’idées,  en 1874, au moment de la réforme du bac (l’instauration des deux bacs, l’un en Première, l’autre en Philosophie), la composition latine demandée à l’examen écrit en 1ère (et non pas en philosophie), s’appuie désormais essentiellement sur la littérature française (il y a aussi un oral consacré à des explications d’auteurs français, latins, et grecs). C’est le « véritable virage » dit A. Chervel (idem, p. 119), car c’est alors que la littérature française prend place officiellement dans la composition latine. Les références les plus courues sont alors celles à Fénelon, à La Fontaine, et à la tragédie classique en général. Mais on trouve peu de Molière (peut-être à cause du fait que la comédie a moins de noblesse que la tragédie). En gros les épreuves se répartissent entre les genres suivants : l’histoire littéraire (exemple : les services rendus par Boileau à la littérature), l’analyse d’œuvre (exemple : le caractère de Philinthe dans Le Misanthrope), la littérature générale (exemple : Qu’est-ce que la poésie ?), etc. Entre 1881 et 1900, toujours selon A. Chervel, les références à la littérature française sont bien plus nombreuses encore : dans cette période, sur 1838 sujets, 1428 sont littéraires et 410 seulement historiques. 

    On peut citer d’autres exercices auxquels il est loisible d’attribuer ce statut d’intermédiaire dans l’évolution en cours. Je pense d’abord au discours français, né au XVIIIe siècle. Un exercice interlope lui aussi, car il suppose d’avoir pratiqué la narration latine et le discours latin, donc d’avoir en mémoire nombre de textes en vers et en prose, et d’avoir assimilé les règles de la rhétorique. Autre exercice : entre 1850 et 1902, l’« analyse » d’auteurs ou de morceaux (français, latins ou grecs) qui devient un exercice très prisé. Je parle cette fois de l’oral – cf. l’oral du premier bac en 1874. Dans le contenu, cet exercice peut être situé entre le discours latin et la dissertation française.

    Sur cet oral (qui a sans doute exercé une  grande influence sur la nouvelle composition de type « littéraire »), on peut faire un constat semblable à celui que je viens de faire à propos de l’écrit de cette composition latine sur des auteurs français. Il y a là tout un nœud de problèmes qui démontre bien l’évolution que je cherche à décrire. Cet oral est aussi nommé, d’un terme très courant jusqu’à aujourd’hui, explication de textes. Or sous la monarchie de Juillet, l’explication des auteurs français a été substituée à l’explication des auteurs latins. Tel est bien l’indice pertinent que je retiens avant tout autre. C’est Victor Cousin qui a introduit à l’oral du bac cette explication d’auteurs français. Voir sur ce point un autre article (très clair) d’A. Chervel, « Des humanités classiques à la culture générale : décadence ou évolution disciplinaire ? », in Charles Magnin et Christian Alain Muller, Enseignement secondaire, formation humaniste et société, Genève, Slatkine, 2012, p. 166). A priori, l’exercice en question, nouveau sur le fond, reste dans son principe « l’exact parallèle de l’explication des auteurs latins et grecs » (comme dit Chervel ). Mais ceci, qui est vrai à l’origine, ne l’est plus ou l’est beaucoup moins au cours du temps. Car peu à peu l’idée même d’explication change de sens. Expliquer, en effet, ne signifie plus seulement traduire : il faut aussi comprendre… Et comprendre, au minimum, concernant cette fois les auteurs de l’âge classique, c’est être capable de lire sans faire de confusion sur le sens immédiat des termes et des expressions. Voilà ce que dénonce en 1840, un Inspecteur général nommé Jean-Louis Burnouf, Président du jury de l’agrégation de grammaire depuis 1831 (je reprends cet exemple à A. Chervel), qui constate, dépité, que les candidats au concours n’ont pas compris le mot « sensible » à traduire en grec d’un texte de Massillon. Au lieu de « caractères sensibles », ils ont traduit par une expression grecque qui signifie « hommes sensibles », ou « âmes sensibles »… Pour nous (je suis A. Chervel), qu’y a-t-il d’intéressant dans cette réaction de l’Inspecteur général ? Tout simplement le fait qu’il reproche aux étudiants de ne pas savoir bien lire les auteurs français du XVIIe siècle. Jusqu’alors, on supposait que le texte français était immédiatement accessible, compréhensible. Et le constat de l’inspecteur et président Burnouf, c’est qu’il n’en est rien. Donc, désormais, quand il s’agira de lire des œuvres en français, « expliquer » ne pourra plus prendre le sens de traduire d’une langue dans une autre. Précisément, c’est à cette époque que le ministère prône l’explication des auteurs français. Ceci indique bien que le sens nouveau et la norme nouvelle sont fixés. La nouvelle norme didactique est devenue évidente. Au premier XIXe siècle, avec les textes français, il fallait lire, mémoriser, réciter comme on faisait avec les textes latins et grecs… des textes qu’on supposait par conséquent immédiatement accessibles et compréhensibles par les élèves. Mais cela, précisément, devient suranné.

    Une autre preuve, cette remarque de F. Sarcey sur un professeur de seconde au lycée de Chaumont en 1851. Ce professeur dit Sarcey, formé sous la Restauration, « expliquait à l’antique mode les beautés des poètes classiques »… et « s’extasiait sur chaque mot ». Nous pouvons comprendre ici que ce professeur traduisait, un point c’est tout. Mauvaise méthode selon Sarcey qui trouve après coup que cette façon de « commenter un texte » était un peu « ridicule » (F. Sarcey,  Souvenirs de jeunesse, 8ème édition, 1892, p. 179). Un jugement très significatif sur le plan historique.

    Ces changements s’appuient et entraînent bien évidemment de nouvelles pratiques de lectures, que j’ai déjà signalées, et sur lesquelles je reviendrai. Notons simplement pour le moment que cette perspective culturelle sera très prégnante à la fin du siècle, car on ne cessera à ce moment de valoriser la lecture en tant que contact personnel et compréhensif avec les œuvres, constituant ce qu’on dirait aujourd’hui une expérience intime du texte, de la fiction, de la poésie, etc. C’est en ce sens que Louis Liard parle d’un professeur de rhétorique qui est aussi bibliothécaire, et dont il dit, en guise de salut (rétrospectif) à sa modernité anticipatrice : « Il nous faisait lire de tout, beaucoup, et comme il était bibliothécaire de la ville, il nous donnait à lire. Quand je quittais mon collège pour aller à Paris, j’avais une lecture autrement vaste que celle de mes nouveaux camarades » (L. Liard, « Souvenirs de petite ville », in Revue de Paris, 1903, p. 677).

     

    En fait, dans ce que j’ai exposé, pas mal d’exercices et de techniques de travail coexistent et se combinent, et souvent, à titre préparatoire, investissent la composition et l’explication. La dissertation littéraire de l’époque de Jules Ferry supposera de même que l’élève ait d’abord appris à rédiger en français dans les petites classes.

    J’ai un peu simplifié une évolution complexe. J’ai proposé une vue d’ensemble que ne dessinent pas les auteurs et les études spécialisées sur lesquelles je m’appuie, si bien que cette vue mériterait probablement bien des nuances, pour ne pas dire des rectifications. Disons que j’ai brossé un tableau possible à partir des recherches récentes ; et quand … il y en aura d’autres, nous verrons bien. Prenez on propos comme une incitation à poursuivre le travail, et pas comme la vérité ultime de cette histoire.

    Mais au total, ce que nous pouvons retenir, c’est que ces évolutions vont dans le même sens : elles condamnent peu à peu la composition latine.  Et c’est en juillet 1881 que la composition française se substitue définitivement à la composition latine à l’écrit de la première partie de l’examen (A. Chervel, « Le Baccalauréat… », loc . cit., p. 125). A ce moment, logiquement, les sujets de littérature française sont bien plus nombreux (trois fois plus) que les sujets portant sur la littérature antique. Voilà ce qui change et qui prépare l’arrivée de la dissertation littéraire (celle-ci pour les hautes classes), résultat du « lent déclin  des humanités classiques au cours de l’histoire moderne ». Retenons en outre que, si la composition française devient le but pédagogique de l’enseignement secondaire, il y faut des exercices gradués tout au long de la scolarité. Tout le contexte des études s’en trouve changé.

    L’explication de textes français devient l’exercice phare dans toutes les classes. Et dans ce cas, on cherche une compréhension qui sollicite beaucoup moins la mémoire. Concrètement, en effet, dans la composition française, je le disais, les élèves sont de moins en moins incités à imiter, à écrire  « à la manière de » (exemple de sujet : « Mme de Lafayette écrit sur Iphigénie à Mme de Sévigné »... Paris 1896). Il s’agit plutôt de construire et de justifier un jugement (exemple : « Pourquoi Racine n’a-t-il pas laissé à son Iphigénie le caractère qu’elle a  chez Euripide ? »… Paris 1898). Philippe Caron (dans un entretien avec Nathalie Kremer que publie la revue Fabula-LhT, n° 8, mai 2011), a raison de dire que ceci suppose une appréhension nouvelle de la littérature qui se fonde sur traitement spéculatif. On analyse le texte comme un chimiste analyse un composé. Tel est le nouveau savoir littéraire, non rhétorique, affranchi de l’idéal des Belles Lettres, qui avait dominé pendant des siècles l’enseignement des collèges.

    Sur un plan plus général, on pourra dire (je l’ai déjà dit plusieurs fois) que la transformation la plus globale, grosse d’autres conséquences à ce titre, est celle qui institue la discipline moderne « littérature » (française) à la place de la rhétorique et de l’éloquence (latines). Ceci, en fin de compte, assure le règne de la composition française et de la dissertation. Les Belles Lettres se retirent au profit de ce qui sera au XXe siècle le Français, une « discipline nouvelle » qui se sépare des humanités (M. Jey, in Lycées…, op. cit.). Pour caractériser cette discipline, il faut préciser que, désormais, ce qui est enseigné et appris, c’est cet ensemble de savoirs sur les textes littéraires dont je parlais en citant Ph. Caron. Non plus l’apprentissage du discours, mais la maîtrise de l’analyse littéraire, où les textes deviennent un objet de savoir. Là encore, les ruptures ne sont pas soudaines. .

     

    IV PRATIQUES DE LECTURE 

     

    Un autre fait sensible accompagne ces évolutions, que j’ai plusieurs fois signalé, à savoir une extension des pratiques de lecture pour les élèves. Le champ des possibles est élargi et comporte moins de restrictions religieuses ou autres (moralisatrices au sens catholique). Dans l’article que j’ai cité, A. Chervel a du reste bien noté (sans y insister) le développement  de la lecture des grands textes de la littérature française. Il a noté l’émergence de la « lecture libre » encouragée y compris par les circulaires ministérielles (cf. « Le baccalauréat… », loc. cit., p. 137 et 138).

     

    (à suivre)

     


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  • Séance 5

     

    CHAPITRE V

     

    MAITRES ET ELEVES AU TRAVAIL

    DANS LES ETABLISSEMENTS SECONDAIRES DU XIXe SIECLE

     (suite)

     

     

     

    IV) PRATIQUES DE LECTURE

     

    Comme annoncé à la fin de la précédente séance, je vais maintenant parler des pratiques de lecture, parce qu’elle se sont renouvelées parallèlement à (et dans le même sens que) les exercices scolaires. Je vais être assez insistant, car cette évolution, que j’estime très importante, significative du changement d’époque éducative, est cependant assez peu visible dans les discours pédagogiques, sans doute parce qu’elle est très enracinée dans les habitudes, dans les mœurs scolaires et sociales, donc qu’elle ne fait pas trop réfléchir ni parler…Et elle a été souvent ignorée ou disons plutôt minorée par les historiens spécialistes de ces choses – ou bien elle a été identifiée mais sans qu’on discerne bien ses rapports pourtant précis avec la réalité du travail scolaire. Ceci m’impose de saisir des indices parfois assez minces, en recourant notamment à des récits biographiques, des souvenirs et des témoignages.

     

    1) Nous sommes dans la sphère « littéraire » - au sens large, qui inclut la tradition rhétorique,  l’étude, la connaissance, et, au final l’imitation de certains textes (latins et grecs  l’origine) d’après des règles précises. Pour l’instant je ne dis rien de l’autre univers culturel, celui des mathématiques et des sciences, auquel, nous le savons, l’école accorde une place de plus en plus avantageuse au XIXe siècle.

    Pour rappeler ce que j’ai posé la fois dernière, je dirai que l’évolution que je cherche à saisir dépend d’abord de la montée et bientôt de la domination exclusive du français sur le latin dans les études. C’est en premier lieu ce qui crée l’attente, nouvelle, d’une maîtrise, par les élèves, du français écrit. Or cette attente, que les exercices prennent en charge, peut être appréhendée à deux niveaux (et là résident les caractère principaux de l’évolution pédagogique – dans cet univers de pratiques des textes ) :

    - au niveau de la culture scolaire, du corpus à intégrer par les élèves, on constate la présence grandissante des auteurs et des œuvres du corpus français dans les programmes officiels et les pratiques des professeurs ; dans ce corpus figurent les grands du XVIIe siècle, à commencer par La Fontaine..

    - au niveau du travail scolaire, on voit aussi se répandre une forme d’analyse des textes que résume l’expression de « composition française », mais dans une nouvelle acception du mot « composition », qui désigne non plus la rédaction d’un « discours », d’une narration (ou d’une « amplification » sur un modèle rhétorique), mais une explication ( « l’explication de texte ») qui, en plus, au-delà de la traduction (comme avec la version latine), doit saisir des données proprement littéraires. Quelles sont ces données ? Ce sont celles qui surgissent d’une comparaison entre auteurs, entre courants, entre personnages, celles qui portent sur les particularités d’un genre soit en général soit à une époque et dans des courants déterminés (la poésie par exemple), celles par lesquelles on identifie des « caractères » c’est-à-dire des propriétés comportementales (psychologiques) de certains personnages – telles qu’un ou plusieurs auteurs les ont conçues, etc. Toutes choses que révèlent très bien les sujets d’examen (cf. les études d’André Chevel).

    C’est bien le contexte pédagogique, éducatif  et culturel, dans lequel un savoir sur les textes est mis en jeu et dans lequel apparaissent par conséquent de nouvelles pratiques de lecture, c’est-à-dire de nouvelles manières de lire, de nouveaux objets, et de nouvelles finalités de la lecture.

     

    Remarque

    Je ne parle pas de « psychologie » par hasard : car ce qui arrive ainsi dans la pédagogie de l’explication, c’est une curiosité moderne et contemporaine pour l’intériorité c’est-à-dire les sentiments, les comportements, les mœurs et le caractère des individus, leurs penchants etc., qui sont affirmés, révélés ou dissimulés dans des situations dramatiques particulières. A l’époque dont je parle, l’intériorité, telle que présentée de façon infiniment ouverte et diverse dans le roman surtout, mais aussi la poésie et le théâtre, intéresse depuis très longtemps le public cultivé.

    Si la littérature et l’étude scolaire de la littérature se tournent au XIXe siècle vers une telle appréhension psychologique, c’est en fonction d’une nouvelle compréhension de l’humain, c’est-à-dire des personnes humaines. Comment définir cette appréhension ? Voilà un problème difficile ; je dirai ceci : depuis très longtemps, dans le cadre culturel ou éducatif « humaniste », précisément, l’humain comme tel était objet des textes étudiés, appris, imités, etc. Mais ce que visait alors l’éducation « humaniste », y compris chez les Jésuites, c’était une culture morale, fondée sur un idéal vertueux, dans une orientation religieuse chrétienne. Tandis qu’aux XVIII et XIXe siècles, et bientôt au XXe, les idées d’humain et d’humanité se sont déplacées vers un idéal non plus moral ni religieux exclusivement, mais un idéal sécularisé et individualiste de liberté et d’épanouissement des potentialités humaines personnelles, un idéal que seule une représentation de la vie libre, avec ses désirs, ses tourments, ses souffrances et toutes ses aventures, permet d’approcher. Pensons au très grand succès littéraire, depuis le XVIIe siècle, des problématiques de la passion. D’ailleurs le mot même de vertu change de sens et désigne l’expression d’un choix individuel permanent, non la manifestation d’une grâce divine native.

    Telles sont les fantaisies (si j’ose dire) que le roman offre au public, et que magnifient toujours les grands romans, de Flaubert à Proust : voir Madame Bovary parmi des centaines d’autres références possibles. Je pourrais dire tout aussi bien : de Madame de La Fayette à Chateaubriand, etc., etc. Je pense à Saint-Beuve, son introduction à Volupté (1869), qui annonce : « Le véritable objet de ce livre est l’analyse d’un penchant, d’une passion, d’un vice même, et de tout le côté de l’âme que ce vice domine… ». On ne saurait être plus clair. Je pense aussi à Victor Hugo  et à sa formule tout aussi limpide : « Tempête sous un crâne » ! (quand Jean Valjean alias Mr. Madeleine se tourmente pour décider s’il va se dénoncer afin de ne pas laisser condamner un innocent à sa place). Voulez vous encore une confirmation de ce tropisme psychologique de la littérature et des études littéraires ? Lisez, plus près de nous, Le naïf aux quarante enfants (1955) de Paul Guth (mort en 1997). C’est un roman subtilement autobiographique ( ?) qui raconte l’histoire d’un professeur de lettres classiques dans les années 1930. Remarquable est, en effet, sa manière de parler à ses élèves du Phèdre de Racine, et ce qu’il fait dire à l’Inspecteur général qui lui rend visite, dans le chapitre final… Je vous laisse découvrir ce morceau tout à fait savoureux.

    Fin de cette remarque - programmatique mais suffisante pour le propos que je suis ne train de tenir sur l’évolution pédagogique

     

    Quel est le phénomène d’évolution des pratiques scolaires qui m’intéresse maintenant ? C’est la transformation des pratiques de lecture, qui sont réorientées par un principe de « lecture libre » (expression que j’ai empruntée à A. Chervel à la fin de la séance précédente). Plutôt que lecture libre, je préfère d’ailleurs dire « lecture vivante ». Vivante… 1. au sens où la lecture porte sur des auteurs immédiatement compréhensibles parce que Français – de plus en plus serais-je tenté de dire, y compris les auteurs romantiques, élevés à la dignité de nouveaux classiques ; 2. au sens où la lecture ne s’inscrit pas sur un plan spirituel ou moral, mais répond à l’intérêt qu’on éprouve pour la vie humaine en général, pour une ou des vies singulières situées dans un milieu où les personnages connaissent toutes sortes de péripéties, envisagées sur un mode dramatique, tragique, comique, etc. ; et 3 au sens où le lecteur, lorsqu’il lit à haute voix devant un public donné (un professeur devant ses élèves ou un élève pour un groupe, ou encore un « liseur » pour une petite société, par exemple une famille à la veillée - on va voir que « liseur » est un terme de cette époque), adopte un mode expressif : il « met le ton » selon la formule consacrée. Car ceci est désormais requis également à l’école avec les textes et les auteurs français (et, en plus, pour corriger d’éventuel « défauts » ou tics de prononciation d’élèves qui ont pour langue vernaculaire un dialecte plutôt que le français). Dans ce dernier cas de la lecture publique, qui m’importe, je fais donc l’hypothèse que nous assistons à une évolution complémentaire des autres et qui affecte la manière de lire. C’est une évolution qui aboutit à reléguer la déclamation qui avait lieu dans le cadre rhétorique traditionnel. Lecture expressive vs déclamation, donc. Je me demande si on ne verrait pas le même genre d’évolution dans le jeu des comédiens au théâtre, mais sur un plus long temps… A vrai dire je n’en sais rien : ce n’est de ma part qu’une vague intuition, peut-être absurde. Laissons donc cela.

     

    2) Pour confirmer ce que je viens de dire sur la nouvelle manière de lecture orale, voici un exemple. Je ne peux ignorer que les évolutions scolaires sont à l’évidence préparées, impulsées et très certainement rendues nécessaires par des évolutions sociales et culturelles extérieures, plus anciennes, plus globales, qui modifient sensiblement et sans retour les habitudes, donc les automatismes en vigueur dans un milieu donné. C’est une telle évolution que me semble désigner ce terme un peu étrange pour nous, parce que disparu aujourd’hui, le terme de « liseur ». De quoi s’agissait-il exactement ? D’une manière de lire à haute voix pour un public restreint comme un cercle familial ou devant un groupe d’élèves. Nous avons un très bon exemple de lecture par un « bon liseur » en famille, dans les souvenirs de Francisque Sarcey. Voilà ce qu’il raconte dans ses Souvenirs de jeunesse (1892, 8ème édition, p. 29 et suiv.) Alors qu’il était enfant dans la maison familiale, à Dourdan, en Seine-et-Oise (actuellement Essonne), à la fin des années 1830, le soir, la couturière, qui faisait  partie de la famille, la bonne, parfois une amie et la mère sollicitaient le père afin qu’il leur lise « quelque chose ». Car disaient elles « Vous lisez si bien ! » Et lorsqu’il s’exécutait, ce qui arrivait volontiers, le père lisait in extenso une pièce entière de théâtre, qu’il prenait dans l’œuvre de Scribe, de Racine, de Molière ou de Regnard. Le fait est, raconte Sarcey, 

     

    « que mon père se piquait de bien lire, et il me sera permis, j’imagine, de lui rendre cette justice que, depuis, ayant été à même d’entendre à Paris les liseurs les plus renommés, je n’en ai point connu qui lussent avec tant de force, de grâce et de bonne humeur. (…) Il était très fier de ce talent, qu’il ne déployait d’ailleurs, l’excellent homme, que dans l’intimité… ».

     

    Retenons cette expression tout à fait étonnante (et forte) : il existait alors à Paris des « liseurs renommés » ! parmi lesquels son père, capable de lire avec « force » et « grâce »,  aurait fait très bonne figure…  Pensons donc à ces lectures à haute voix, en situation domestique ou publique, qui (à la place de ce qu’apporte la télévision aujourd’hui ?) faisaient vivre de manière très expressive, des récits avec des épreuves, des aventures, vécues par des personnages ayant une psychologie particulière.

    F. Sarcey, pour expliquer l’attrait que ces situations vespérales exerçaient sur son jeune esprit, raconte en outre qu’on l’envoyait au lit, mais qu’il faisait semblant de s’endormir, pour ensuite se lever, changer de chambre afin de se trouver dans la pièce attenante à la veillée où il pouvait écouter avec passion la lecture de son père. Au point qu’un soir, en suivant une lecture du Médecin malgré lui, au moment où Sganarelle débite son latin de cuisine, il ne put s’empêche d’éclater de rire, ce qui le fit découvrir mais… non pas punir, car cette entorse à l’injonction paternelle lui fut bien vite pardonnée.

    Dans d’autres passages, Sarcey utilise le même vocabulaire. A propos du lycée de Grenoble où il enseigna trois années durant comme professeur de seconde (au début du Second Empire, vers 1855), il parle du professeur de rhétorique, Philibert Soupé, qui fut ensuite professeur de « belles-lettres-françaises » à la Faculté de Lyon, en disant qu’il était « adoré de ses élèves qu’il enlevait à force de verve et de gaîté » et qu’il faisait montre d’« un rare talent de liseur ». Sarcey ajoute même que ce professeur était  l’une des cinq ou six personnes les plus douées en ce domaine, dans l’Université, où, assure-t-il, on lisait mieux que nulle part ailleurs. C’est l’exacte vérité ajoute- t-il, même si les comédiens ne voudront pas me croire, surtout ceux du Théâtre français, qui sont peut-être des comédiens de premier plan, mais des « liseurs de troisième ou quatrième »… (p. 247 : finalement, ma remarque  sur l’évolution du jeu des comédiens n’était pas dénuée de sens).

     

    3) Passons au monde scolaire. Je prends cette fois un exemple qui concerne les Jésuites. Je choisis les Jésuites parce qu’on les voit aussi changer, donc suivre le mouvement général d’évolution des pratiques, alors qu’ils sont normalement attachés  aux traditions. Je trouve cet exemple dans le livre du Père F. Charmot, La pédagogie des jésuites (1943). Dans une très longue note (p. 243 à 245), en effet, F. Charmot donne la parole à un élève du Père Henri Brémond, jésuite de la fin du XIXe siècle. Cet élève est le futur Père L. Théolier. Devenu adulte, ce L. Théolier parle de la classe de rhétorique qu’il a connue. Il y avait là une vingtaine d’élèves qui, dit-il, «  au terme de six ou sept ans d’un ennui ahuri », arrivaient enfin à cette année où ils devaient préparer et passer le baccalauréat. Or cette année-là (on ne sait laquelle, mettons aux alentours de 1900 ou un peu après), la rentrée voyait le départ d’un professeur qui avait d’excellents résultats, mais en menant sa classe et la préparation comme une « usine » (entendons : pour y assurer un intense « bachotage »). En revanche, le nouveau professeur, Henri Brémond, annonça tout de go : vous trouverez dans vos manuels des dates, et des analyses d’œuvres…, ce que nous pourrons regarder de temps en temps ; et puis,  « En attendant nous allons nous en donner  cœur joie ». Or qu’est-ce que cela signifiait ? Justement, pour le plus grand bonheur de L. Théolier, non plus les lectures suivies et commentées, toujours fastidieuses, mais un « pillage parmi les fleurs », et c’est exactement ce que j’ai appelé des lectures vivantes :

     

    « Ces classes ! des lectures, merveilleusement nuancées par une voix fine et tendre, une voix d’intellectuel qui eût été une mère … En vérité, l’externe se retrouvait chez lui ! Des lectures !... un Jacques Copeau [célèbre critique de théâtre] doublé d’un critique, et un critique dont le jugement n’était qu’un sentiment devenu pensée lucide !... Nous étions assis à une table et nous mangions !… Strictement !… Jamais je n’ai éprouvé depuis, à ce degré, la sensation  d’une faim comblée de la pensée et de l’imagination. Il est vrai que cette fringale avait duré sept ans !… »

     

    Remarquons d’abord le grand plaisir de l’élève, ensuite la manière physique de lire du maître (notez les expressions : « une voix fine et tendre, une voix d’intellectuel qui eût été une mère), une manière sans doute en accord avec les sentiments décrits dans le texte et communiqués aux élèves. Quelle est donc l’opposition ? C’est celle entre d’un côté une manière classique, la lecture mot à mot, avec traduction (quand il s’agit du latin ou du grec), et commentaires à la suite etc.,  ce qui avait cours depuis longtemps - et de l’autre côté une manière moderne (donc comme je l’ai dit, les jésuites suivent finalement le mouvement) dans laquelle le français permet une lecture expressive donc un abord du texte plus intuitif, plus « psychologique » en fin de compte.  Une véritable nourriture dit l’extrait que je viens de citer (il est question de manger !) pour la pensée et l’imagination. C’est ainsi que cet élève put s’enthousiasmer notamment pour quatre vers de la Tristesse d’Olympio (un poème de Victor Hugo  - remarquons ainsi la référence romantique, très nouvelle à cette époque de la fin du XIXe siècle). Avant cela, raconte L. Théolier, ce fut : « Esther en cinquième, Athalie en quatrième,  Le Cid en troisième, Britannicus en ‘Humanités’ » (des auteurs français, évidemment, quoique… du XVIIe siècle, donc pas encore des contemporains, les romantiques à l’instar de Victor Hugo !), mais… autant de pièces qui avaient laissé les élèves parfaitement indifférents, insensibles. Et pourquoi cela les avait-il tant ennuyés ? Non pas parce qu’ils n’étaient pas accessibles pour les jeunes élèves (ce qu’on penserait – faussement – aujourd’hui), mais pour une autre raison : la mauvaise manière de lire, d’utiliser sa voix  :

     

    « Mon Dieu ! le ton rogue et sourcilleux dont me fut lue Athalie – de quoi dégoûter à jamais de tous les ‘grands siècles’ une génération d’enfants, et le ton fade, monotone et douceâtre dont me fut commenté Britannicus! ».

     

    Puis L. Théolier ajoute cette formule pour rendre un hommage appuyé au professeur Brémond : « Lire (…) c’était tout le professeur ». Formule très intéressante pour mon propos. On constate ainsi que, dans l’esprit de L. Théolier, autant le professeur lit bien, autant il est un bon professeur. On est donc là dans une pédagogie de la lecture, mais une pédagogie qui, pour bien des raisons culturelles et didactiques, assume une nouvelle exigence d’oralisation, différente de la déclamation car adaptée à un autre type de texte que les discours antiques. Je ne dis pas que l’acte magistral se résume et s’arrête à une lecture ; je dis que cette lecture nouvelle manière devient le nerf de l’acte d’enseigner la littérature (française).

    Je parle des Jésuites, mais on trouvera des remarques assez convergentes à propos des professeurs des collèges ordinaires, y compris au cœur du XIXe siècle. Exemple, Ernest Lavisse dans ses « Souvenirs d’un éducation manquée », parle du lycée Charlemagne à Paris, ver 1855, et s’il évoque un style d’enseignement très traditionnel. En classe de 3ème , il a entendu une explication du De amicitiâ de Cicéron, dont le professeur travaillait à une traduction depuis des années, etc. . Voilà pour la tradition. Mais en rhétorique, lorsque le professeur faisait le compte-rendu des devoirs de rhétorique de la semaine (deux discours à composer, l’un en latin, l’autre en français),  les professeurs lisaient en totalité les meilleurs devoirs, et lisaient en partie quelques suivants, et c’était pour le plaisir des élèves car ces professeurs: « lisaient très bien » ; et nous les élèves, poursuit Lavisse, nous étions touchés par cet hommage rendu à notre éloquence. Voilà pour la petite lueur (encore bien faible, je l’avoue), de la modernité.

    Louis Liard, à propos de son collège de la ville de falaise sous le second Empire (il accède ensuite au lycée Charlemagne à Paris, un peu après Lavisse), évoque la classe de Seconde et le professeur Hurel, et il en dit que, savant en grec « il le lisait avec volupté dans des éditions anciennes ». Lire avec volupté… Ensuite, en rhétorique, le professeur nommé Choisy (j’ai déjà cité ce passage dans la séance précédente) :

     

    « ne se bornait pas à nous dicter et à nous faire réciter les principes de la rhétorique. Il nous faisait lire de tout, beaucoup, et comme il était bibliothécaire de la ville, il nous donnait à lire. Quand je quittai mon collège pour aller à Paris, j’avais une lecture autrement vaste que celle d e mes nouveaux camarades ». (« Souvenirs de petite ville », loc. cit., p. 677).

     

    A nouveau un indice très intéressant : « lire de tout », qui éclaire ce qui est en train de se jouer dans l’évolution des pratiques de lecture.

    Francisque Sarcey dont certains propos et écrits ont été consignés par l’un de ses continuateurs, Adolphe Brisson (journaliste et critique dramatique), dans un Journal de jeunesse de Francisque Sarcey (1903 probable), signale au passage à quel point cette génération issue du romantisme et arrivée à maturité à la fin de la décennie 1840 aimait cette sorte de lecture vivante. Ces élèves affirme-t-il : « lisent ensemble les nouveautés ; ils dévorent les vers de Victor Hugo. » Et A. Brisson, de plein pied dans la modernité quant à lui (mais il écrit à la fin du XIXe siècle), d’ajouter  :

     

    « Je ne connais rien de si agréable que de lire des vers, avec un camarade de son âge, ayant de l’esprit et du goût. On se communique ses impressions. L’un a plus vivement senti ce passage, l’autre un autre : on a deux plaisirs à la fois : celui de la lecture et de la conversation ».

     

    La lecture ouverte et sécularisée, vivante en un mot, trouve ici une belle et assez précise définition.

    Il n’est pas indifférent de savoir que c’est à la même époque que Léon Bérard édicte pour les écoles primaires des Instructions officielles où la lecture expressive est désormais mise en avant (20 juin 1923) :

     

    « La lecture devient ‘expressive’. Ce mot n’apparaissait, dans l’ancien plan d’études, qu’au cours supérieur ; mais en augmentant la place de la lecture au cours préparatoire et au cours élémentaire, nous espérons à cet égard gagner deux ans : c’est dès le début du cours moyen, à neuf ans, que l’écolier doit lire avec expression. »

     

    Dans la suite de la note du Père F. Charmot, on découvre d’ailleurs (on est toujours avant la seconde guerre mondiale)… que L. Théolier distingue dans ses souvenirs deux types de séances de lecture. Dans la première, en cinquième, quatrième et seconde « on nous lisait et par larges heures » - sous-entendu : on lisait les œuvres au programmes  de manière classique ; et dans la seconde « quand nous avions été bien sages », et « pour nous reposer d’Athalie », on nous lisait par exemple, de Paul Féval, Le loup blanc (1843. Paul Féval, je le rappelle, est aussi l’auteur du Bossu, publié en 1857 et tant de fois adapté au cinéma de nos jours. Cet admirable auteur a écrit et publié des dizaines de romans d’aventure (de romans « populaires »).

    La différence entre les deux modes de pratiques de la lecture, tels qu’ils apparurent à l’élève Théolier, se résume à la différence entre « la tâche ennuyeuse » et la « récréation ». On comprend donc qu’après des années de lycée consacrées à « un insupportable ânonnement de la grammaire et de quelques textes misérablement expliqués » (comme en grec),  les élèves arrivent en rhétorique prêts pour une véritable révélation, pour peu qu’on leur lise en français les derniers chants de l’Odyssée. C’est ainsi, dit L. Théolier, qu’« Homère me fut révélé ! ». Car alors – autre remarque particulièrement moderne (certains esprits chagrins dirons aujourd’hui : pour le meilleur mais aussi et pour le pire !) :

     

     « nous le lisions comme ‘le journal d’aujourd’hui’, en aisance, en délivrance, en simplicité, en ingénuité, tout éclatait à nos yeux de cet univers de justice et de tendresse, de ce poème d e l’aventure et de la maison. » (F. Charmot, op. cit., p. 245

     

    Voila donc le basculement pédagogique effectué dans le domaine de la lecture à partir du choix en faveur de la langue française et de la littérature française, notamment la littérature contemporaine (du XIXe siècle). Toujours dans le cadre scolaire, se déduit de cela une définition du bon professeur (F. Charmot idem, p. 245) : s’il prépare sa classe à une lecture d’Andromaque, il ne se consacrera pas à étudier ses sources virgiliennes ou euripidiennes, les conditions de son apparition, etc., il considérera plutôt la nécessité de « s’être mis dans son fauteuil, avoir lu, relu, ressenti, et arriver en classe possédant  en soi Oreste, Pyrrhus, Andromaque, et possédé par eux »…

     

    Remarque.

    Pour saisir la profondeur de la transformation ainsi accomplie dans les pratiques de lecture y compris chez les Jésuites,  il faut se souvenir que pour ces derniers, « la longue discipline de la lecture courante » - discipline au sens strict (usage très judicieux ici) répondait d’abord à l’obligation qu’on se faisait à soi-même de rechercher un bénéfice intellectuel et spirituel.  C’est pourquoi les Jésuites voulaient donner à leur élèves des habitudes de lecture hors de la classe. Au collège de La Flèche, d’après le P. de Rochemonteix (Un collège de Jésuites au XVIIe siècle, t. III, op. cit.), la liste des ouvrages disponibles était longue, et elle permettait aux élèves de meubler leurs loisirs dans la fréquentation permanent des grands auteurs de l’antiquité, Tibulle, Catulle, Juvénal, Aurélien, Victor et Claudien. C’est dire à quel point les poètes latins étaient présents ; et pour les grecs, les élèves disposaient d’éditions avec texte latin en regard du texte grec (pour faciliter la compréhension). En outre, ces lectures latines ou grecques, quoique personnelles, pouvaient faire l’objet d’interrogations lors des examens de fin d’année, mais pour les meilleurs élèves (qu’on pouvait par exemple interroger sur rien moins que la totalité de l’Enéide.).

     


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  • Séance 6

     

    CHAPITRE V

     

    IV PRATIQUES DE LECTURE 

    (suite)

     

     

    Dans les récits qui nous permettent d’observer un certain état des pratiques de lecture, tant en milieu scolaire qu’hors de l’école, on a vu au XIXe siècle l’usage d’une catégorie spéciale qui n’a pas durée jusqu’à nous, celle du « liseur » et du « bon liseur ». J’ai fait l’hypothèse que cette catégorie révèle ou enregistre une pratique nouvelle de la lecture, pratique à laquelle j’ai accolé plusieurs adjectifs : lecture « libre », lecture « ouverte », lecture « expressive », lecture « sécularisée ». Je ne reviens pas sur ces différents termes qui désignent des finalités et des modalités assez explicites, que mes remarques de la fois dernière ont assez décrites. Songez pour en avoir une idée juste à la formule de l’élève Théolier (cité par F. Charmot) qui parle d’une lecture effectuée « comme le ‘journal d’aujourd’hui’ » - voilà pour les modalités, et qui ajoute : une lecture « en aisance, en délivrance, en simplicité, en ingénuité » -voilà pour les finalités.

    Je rappelle que cette pratique de la lecture a pour horizon de sens la langue française : quels que soient la finalité des lectures, le bénéfice attendu de ces lectures, bénéfice éducatif ou bien de l’ordre du loisir (le plaisir éventuel), on lit des textes français (ou bien en français s’il s’agit de traductions) donc qu’on choisit  principalement dans un corpus d’auteurs français. Le choix du français était très clair dans le récit de F. Sarcey, sur les lectures orales effectuées par son père dans le cadre domestique puisqu’on été cités dans ce cas uniquement des dramaturges français.

    Il me faut maintenant envisager l’aspect proprement didactique de ces pratiques de lecture et répondre à la question essentielle : qu’est-ce qui change  dans les exercices scolaires à base de lectures en français ? ou bien : quel est l’enjeu intellectuel (ou culturel) nouveau des enseignements appuyés sur de telles pratiques de lecture ? Je puis donner la réponse générale tout de suite, que j’étofferai plus loin, une réponse qui ne surprendra personne étant donné l’hypothèse fondamentale que j’ai développée à plusieurs reprises depuis que j’ai traité de l’enseignement primaire en 2015 et 2016. Je dirai donc : la pratique nouvelle  de la lecture française s’explique par la disjonction opérée entre lecture et mémoire dans l’apprentissage. Un reflux de la mémoire, donc, qui est observable en première approche au retrait progressif de la récitation, et aussi, sur un plan pragmatique, à l’affaiblissement de la lecture en chœur. Je souligne à nouveau le caractère très progressif et dans une certaine mesure insensible (en surface) de ces changements néanmoins très importants, irréversibles, ce qui rend particulièrement délicate l’enquête historique. Nous verrons.

    Mais avant d’en venir là, je voudrais exposer plusieurs séries de données factuelles. D’une part celle concernant les évolutions sociales de la lecture, qu’il faut toujours situer en arrière-plan des évolutions pédagogiques ; et d’autre part, en me centrant davantage sur le terrain scolaire celles permettant de saisir la présence de plus en plus importante des auteurs français dans l’enseignement. Après quoi nous pourrons revenir sur le terrain didactique.

     

    1) Evolution des pratiques de lecture dans la société.

    J’ai déjà traité des lectures populaires au XIXe siècle dans le cours 2016 : voir la séance 2… y compris sur la présence de textes lus dans les veillées ; et séance 3, sur les bibliothèques. Voir en outre ce que j’ai pu dire dans la séance 5 du cours de 2013). Je puis néanmoins rappeler quelques données utiles pour comprendre la période dans laquelle je me situe maintenant, la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe.

    Je dirai que cette période est celle qui met fin aux cabinets de lecture. Le cabinet de lecture avait représenté un moment déjà important de diffusion du livre non religieux, et des pratiques de lecture plus ouvertes, plus individuelles, plus privées, silencieuses et « intériorisées » (songez à l’engouement pour Rousseau et La nouvelle Héloïse au XVIIIe siècle). Encore au début du XIXe siècle, l’accès à de telles possibilités faisait partie des habitudes cultivées. Ernest Renan, lorsqu’il remémore ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883) et évoque ses années d’école à Tréguier, à la fin des années 1830, se souvient d’un personnage original (j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner), connu et respecté dans sa ville, mais mystérieux et solitaire : ce vieil homme consacrait sa vie aux livres et à la lecture, et « Il possédait une bibliothèque très considérable, composée d’écrits du XVIIIe siècle » (p. 108), des écrits, dit Renan, qu’il « savait par cœur », mais dont en outre il tirait un petit profit, grâce au « prêt de ses volumes à quelques personnes qui lisaient ». « Prêt », désigne une pratique  de location contre menue monnaie…, ce qui fait bien penser aux cabinets de lecture. On trouverait dans les souvenirs d’Edgar Quinet (Histoire de mes idées. Autobiographie, in O.C., 7ème édition, 1905 -19??) une anecdote convergente, concernant cette fois la période 1815-1820. Quinet parle de ses lectures classiques, latines, au collège, dont il dit qu’elles lui parurent fastidieuses, pénibles, jusqu’à ce qu’il se découvre un goût profond pour l’antiquité et sa littérature, ce qui va le conduire à lire une quantité phénoménale d’ouvrages. Or où trouve-t-il ces ouvrages ? Non loin de sa ville de Bourg-en-Bresse, à la bibliothèque de la ville de Certines (p. 198-199). Et c’est là qu’il fait de Tacite l’auteur quasi parfait dont l’œuvre ne cessera plus de le hanter, tant elle lui semble refléter, par delà les siècles, l’esprit tourmenté de son temps (la Révolution et ses suites napoléoniennes).

    Prenons ces indications pour témoignages d’une passion nouvelle, propre à des élèves qui commencent de s’affranchir des habitudes de leurs maîtres, mais dans une situation qui est celle d’une diffusion non plus tout à fait restreinte mais encore assez limitée du livre (des bibliothèques, privées ou publiques). Qu’est-ce qui va donc changer dans les décennies suivantes ? Essentiellement l’univers de l’édition, dont les progrès sont spectaculaires, ce qui entraîne les progrès de la diffusion et, qui plus est, de la circulation de toutes sortes de supports et de textes d’un genre nouveau (voir le développement du genre romanesque, comme du théâtre et de la poésie).

    Je m’appuie sur un très bon ouvrage de synthèse relatif à l’histoire des pratiques culturelles, celui de Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, l’Histoire culturelle de la France de la Belle Epoque à nos jours, A. Colin, 3ème éd. 2005 (p. 4-13). D’après ces auteurs, que je suis très volontiers, les années 1900 et suiv. peuvent être caractérisées comme l’ère triomphante du livre et du journal. Les progrès de l’alphabétisation sont allés de pair avec les progrès de la production imprimée. Le prix du papier et le prix du livre ont baissé ; et les grands éditeurs comme Hachette (désormais « Hachette et Cie ») sont devenus puissants. Il y a aussi de nouveaux venus comme Grasset en 1907, puis Fayard et Flammarion. La même époque est celle de la création des prix littéraires. Le premier Goncourt est décerné en 1903. Bref, comme disent les auteurs que je cite, on assiste à la naissance rapide d’un nouveau marché, facteur économique principal d’accroissement des possibilités de lecture, tout au long du XIXe  siècle.

    Déclinent donc, c’est le point d’où je suis parti, les cabinets de lecture et les bibliothèques populaires. Mais tout au long du XIXe siècle, se répandent les bibliothèques des sociétés savantes, des associations (ouvrières notamment), des paroisses, etc. Par ailleurs, entre 1840 et 1910, le nombre des librairies est multiplié par trois ! En province, elles sont des milliers, souvent fondées en rapport avec les créations de lycées, les lycéens étant une clientèle très importante.

    Quant à la lecture populaire, elle se développe en même temps dans des proportions remarquables. A la fin du siècle, on compte 15 000 points de vente dans les gares (c’est un monopole d’Hachette). Sans parler des vendeurs de journaux. Même les épiceries vendent des imprimés. Ceci marque la disparition d’un autre acteur traditionnel et ancestral : le colporteur - quoique des camelots vendent journaux, gazettes, chansons, brochures, souvent pour diffuser des satires, des caricatures des hommes politiques… (le grand intérêt du public d’aujourd’hui pour les imitateurs vient de loin, n’est-ce pas !) On a maintenant des collections à bas prix, des « romans à treize sous » comme par exemple chez Fayard, avec la collection du « Livre populaire » à partie de 1905. On y trouve d’ailleurs des publicités (des « réclames »), des encarts, des affiches. On a souvent parlé, remarquent les mêmes auteurs, d’une « littérature de trottoir ». Peu importe pour nous. Dans la même catégorie peuvent se ranger des ouvrages sentimentaux visant un public féminin. Chaste et flétrie, de Charles Mérouvel, lancé par le Livre populaire, est tiré à 40 000 exemplaires !

    N’oublions pas d’autres supports comme les guides touristiques, qui apparaissent pour les mêmes raisons (le Guide Michelin est de 1913), des manuels pratiques (bricolage, cuisine, etc.).

    En même temps, les classiques profitent de ces pratiques populaires, du moins les romantiques désormais « classicisés », ce qui place à côté de La Fontaine (succès colossal de siècle en siècle), Hugo, Jules Verne, Alexandre Dumas père,  avec d’ailleurs des auteurs « régionalistes » comme Emile Guillaumin (La vie d’un simple paraît en 1904). Se répandent aussi les recueils de poèmes…

    Voilà l’essentiel de ce qu’il faut mettre en contrepoint de l’histoire des pratiques scolaires. Si on veut en savoir davantage sur ce registre, je recommande de puiser, pour le XVIIIe siècle, dans le livre de Dominique Poulot, Les Lumières,  Paris, PUF, 2000 ; et pour le XIXe, dans celui de Claude Pichois, Le romantisme, II, 1843-1869, publiée chez Arthaud en 1979 (le 13ème ouvrage d’une série à laquelle je me réfère beaucoup sur la Littérature française).  Vous y trouverez toutes sortes d’informations très précises sur la presse, l’édition, les bibliothèques, la condition des écrivains et… la lecture. L’ouvrage me séduit tout autant dans ses chapitres sur l’historie du roman… question ô combien importante, pas seulement pour les « littéraires ». Je donne ces références en ne craignant pas d’ignorer bien d’autres ouvrages excellemment documentés – puisque l’histoire culturelle est à l’heure actuelle une branche florissante des études historiques.

     

    2) Les auteurs français

    Voyons maintenant sur le terrain proprement scolaire (mais brièvement parce que ce point a été établi en 2018 séance 11 et il est peu utile d’y ajouter quelque chose) la pénétration des auteurs français dans les programmes du XIXe siècle. Dans les collèges d’Ancien Régime et au-delà, spécialement chez les Jésuites, on avait bien inséré peu à peu des auteurs français, mais ils étaient abordés à l’ancienne si je puis dire, donc faisaient l’objet de lectures et commentaires rhétoriques qui parfois (souvent ?) décourageaient les élèves. Pour ce qui est de l’enseignement moderne, où les textes, choisis en français, sont traités sur un tout autre mode que rhétorique, nous pouvons nous fier à la thèse de Martine Jey, La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), déjà citée. M. Jey consacre une bonne partie de son étude à la pénétration des auteurs français dans les programmes des deux dernières décennies du XIXe siècle. Elle évoque, chiffres à l’appui, les auteurs du Moyen Age (p. 43) ; ceux du XVIe siècle (p. 45 : première apparition, sous forme de morceaux choisis pour la classe de rhétorique, en 1874) ; ceux du XVIIe (p. 40 : surreprésentés avec Corneille, Racine, Molière, Boileau, La Fontaine et La Bruyère) ; ceux du XVIIIe siècle (p. 48 :  assez minorés par rapport à ceux de l’âge classique ; 19, 04% contre 43,86%).

    Concernant le XIXe siècle et les romantiques ? M. Jey, quand elle traite spécialement de l’introduction des auteurs romantiques dans les programmes scolaires, distingue 3 étapes (je prends ces données parce qu’elles permettent bien de saisir le surgissement, durable, d’un nouveau classicisme, après celui du XVIIe siècle, qui lui-même concurrençait celui des auteurs latins de l’antiquité). Les 3 étapes d’après M. Jey (p. 58 et suiv.) : 1ére étape, 1880, c’est une introduction d’auteurs du XIXe, dans les classes de troisième, seconde et rhétorique, sous forme de morceaux choisis. Deuxième étape, 1895, pour les mêmes classes, une rubrique  « chefs d’oeuvre poétiques » admet Lamartine et Hugo (et pour la seconde seulement, en plus, Michelet et Chateaubriand). Troisième étape enfin, les fameuses Instructions officielles de 1923  et 1925 recourent à Vigny (en seconde et première), à Musset (en première) ; surtout, le roman  apparaît, quoique sous forme d’extraits, et à côté de textes multiples (moralistes, historiens, etc.).

    J’ai passé trop vite sur l’engouement scolaire pour les classiques français du XVIIe siècle. J’y reviens grâce à une étude éclairante d’A. Chervel, qui a l’avantage de nous renseigner sur un usage précoce des classiques français puisqu’il s’agit de la seconde moitié du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle. L’article à un autre objet, il s’intitule « Des humanités classiques à la culture générale : décadence ou évolution disciplinaire », et il est publié dans l’ouvrage dirigé par Ch. Magnin et Ch. A. Muller, déjà cité, Enseignement secondaire, formation humaniste, et société, XVIe – XXIe  siècle. (Genève, Slatkine, 2012). Ce qui m’intéresse est une question posée sous cette forme par A. Chervel : pourquoi la lecture des écrivains français a-t-elle trouvé place dans les collèges ? Question à laquelle il répond en prenant le cas de La Fontaine, lu à haute voix par les maîtres (certains maîtres) en classe de cinquième dès le milieu du XVIIe siècle, alors même que le latin, appris par cœur, est archi dominant et que l’exercice phare de cette classe est la version. La réponse de Chervel conduit à constater d’abord un phénomène qui affecte non pas les collèges d’abord mais la société environnante (p. 161) où sont en train de s’établir de nouveaux rapports entre latin et français, du fait de la demande d’un nouveau public, féminin (ce n’est pas un phénomène mineur), et du fait du succès grandissant des œuvres en français, ce qui s’associe évidemment ensuite au succès du roman et des pratiques de récit comparables (feuilleton au XIXe siècle, etc.). Et à cela répond dans les collège l’exercice de la version latine. Prêtons bien attention à cet constat décisif, car nous devons à A. Chervel l’hypothèse lumineuse que cet exercice se répand justement, par différence avec le thème, quand devient primordial l’acquisition d’une maîtrise du français écrit (cf. séance 4 de cette année ; voir aussi séance 6 de 2017). Alors… et La Fontaine là-dedans ? Eh bien justement, explique A. Chervel (p. 163-164) il est utilisé pour ses adaptations françaises des deux grands fabulistes de l’antiquité, Esope et Phèdre. Il est donc lu par le professeur avant que les élèves aient à traduire un texte latin, donc, en fait, pour les sensibiliser à la capacité d’engendrer une émotion par l’usage poétique de la langue…la langue française en l’occurrence.

    Notez le passage du latin au français et l’abandon d’une lecture faite seulement pour apprendre par cœur et réciter ensuite

     

    3) Lectures dans le cadre scolaire

    Je vais bientôt arriver au cœur du sujet c’est-à-dire à la question (énoncée en commençant) : quels sont les changements entraînés dans les exercices et les pratiques d’apprentissage (ou associés à  ces exercices)  par la lecture « ouverte » et en français. J’ai dit le principe de la réponse, et c’est mon hypothèse (pas très difficile et assez proche de l’analyse d’A.  Chervel) : il s’agit d’une déconnexion de la lecture et de l’apprentissage par cœur c’est-à-dire de la mémoire ; on ne lit plus pour retenir, ce qui a aussi pour conséquence qu’on ne lit plus physiquement de la même façon, on ne lit plus ou on lit moins en chœur avec toute la classe ou par petits groupes, ni l’un après l’autre, bref sous forme d’exercice de mémorisation. On lit seulement pour recevoir un texte, le comprendre, s’émouvoir, éprouver des sentiments… Je vais maintenant appuyer ce propos par un exemple concret, celui de Francisque Sarcey, dans sa première carrière de professeur, dans deux ouvrages que j’ai déjà cités, d’une part ses Souvenirs de jeunesse (8ème édition, 1892), d’autre part le Journal de jeunesse de Francisque Sarcey 1839-1857, par Adolphe Brisson (qui a recueilli et annotés divers documents de F. Sarcey lui-même, notamment une correspondance).

    Quand Sarcey, professeur, au lycée de Chaumont, en 1851, a de l’avancement, il passe de la classe de troisième à la rhétorique (à cette époque, on est professeur non d’une discipline mais d’une classe, telle ou telle) et il est envoyé au collège communal de Lesneven, en Bretagne (Souvenirs…, p. 210). Il a déplu en haut lieu ! Mais il ne va passer là que six mois (il est envoyé ensuite à Rodez). A priori, Lesneven est une « pénitence », étant donné l’éloignement et le caractère modeste du collège

     

    Remarque

    Je ne résiste pas au plaisir de sortir de mon sujet pour rappeler qu’à cette époque, à la moindre expression politiquement divergente, les professeurs sont punis d’une mutation qui les contraint à rejoindre un lieu ou un collège peu enviables ! Voir dans le Journal de Sarcey, op. cit., p. 186, le cas du professeur de rhétorique, déplacé à Chaumont après avoir enseigné dans un grand lycée, juste pour s’être permis une petite plaisanterie sur la religion catholique !.

    Et puis surtout l’épisode fameux, à la fois comique et angoissant, de la circulaire d’avril 1852 par laquelle le ministre exigeait que les professeurs se fassent couper barbe et moustache, sous prétexte qu’il y avait là un signe de républicanisme, ou quelque chose comme ça. Exigence parfaitement grotesque qui fut très rarement suivie d’effets, tant les membres du corps enseignant de cette époque, effarés, d’une part n’étaient pas disposés à obéir (mais on va les contraindre de prêter un serment de fidélité après le coup d’Etat du 2 décembre 1852), d’autre part étaient dans leur ensemble très désireux de ne pas apparaître avec le menton glabre devant leurs élèves. Voir sur cet épisode les documents de Sarcey rassemblés dans le Journal…, op. cit., p. 205 et suiv.

     

    Dans cet établissement de Chaumont où arrive Sarcey, le Principal est prêtre, le professeur de philosophie aussi, et les autres sont des séminaristes. Et Sarcey de se dire : « Moi, Voltairien endurci, dans cette bergerie cléricale » (idem, p. 214). Cependant, tout se passe merveilleusement bien. Sarcey a 9 élèves, dont trois parlent français couramment, tandis que les autres le comprennent et l’écrivent au besoin, mais sans plus, car ils ne sont pas à l’aise dans ce genre d’exercice (idem, p. 217). Pour en tenir compte, les autres professeurs font la classe moitié en français, moitié en breton, ce qui, bien évidemment, pose beaucoup de problèmes quand il s’agit de traduire du latin, ce qui est pourtant le but fondamental de la classe de rhétorique ! Conséquence tirée par Sarcey : « Je m’appliquais donc à leur apprendre le français et tournait la classe en conversations et en lectures ». Ce qui nous intéresse au premier chef : ces conversations et lectures, qui sont à l’évidence une nécessité pour ce public de collégiens, certes, mais qui sont aussi des pratiques très différentes de celles qui avaient cours dans les collèges centrés sur l’apprentissage des humanités latines et grecques, où on commençait d’abord par apprendre par cœur et réciter des textes du corpus officiel des plans d’étude.

    Pour ces 9 élèves par conséquent, Sarcey lit à haute voix différents textes français ou en français, parmi lesquels des sermons (Bourdaloue a sa préférence), textes qu’il prélève dans un volume dont il a souligné les meilleurs passages. Il raconte précisément :

     

    « Je les lisais tout haut, ce qui est la meilleure manière de les comprendre et de les sentir, et je les commentais avec une verve qui parfois faisait impression sur mes élèves » (idem, p. 220).

     

    Tout est significatif dans ce passage : lecture à haute voix, mais sans autre exigence : ni reprise en chœur, ni mémorisation etc., car il s’agit de « comprendre » et de « sentir ». Nous voilà bien dans l’esprit de la modernité – dont Sarcey est à ce moment un représentant d’avant-garde (car nous sommes 30 ans à peu près avant la Troisième République et il développe des pratiques qui seront monnaie courante plus tard).

    Quelques années plus tard, en 1855, Sarcey enseigne au lycée de Grenoble (pour trois ans, avant de quitter l’enseignement pour le journalisme). Là il doit, dit-il :

     

    « donner deux heures de répétition par semaine à des élèves de sixième, et deux autres heures d’histoire littéraire aux philosophes des classes de français, on dirait à cette heure : de l’enseignement spécial » (idem, p. 252 : système qu’il désapprouve comme la plupart des professeurs de l’époque semble-t-il car il parle de Fortoul en disant : « un ministre de l’instruction publique s’amusant à désorganiser les études pour l’unique plaisir de taquiner son personnel… »

     

    C’est là, à Grenoble, que Sarcey doit aussi s’occuper d’élèves de la voie scientifique, une quarantaine, qui n’ont que faire de ses leçons  (idem, p. 245). Alors, que faire pour tirer le meilleur parti de ses propres élèves… ? Il constate d’abord lorsqu’il s’agit des répétitions de sixième que le travail proposé ne les intéresse pas :

     

    « revenir sur des devoirs déjà corrigés ou sur des explications déjà faites, c’était m’exposer, en cas de dissentiment, à diminuer dans l’esprit des enfants l’estime qu’ils faisaient de leur maître ordinaire » (idem, p. 253). Du coup, il propose autre chose, ainsi formulé : « je choisis parmi nos classiques des lectures appropriées à leur âge ; je leur lus moi-même, et à la répétition suivante, l’un d’eux, pris au hasard, devait en rendre compte à haute voix. » (idem, p. 253).

     

    Pratique conforme à celle déjà adoptée à Lesneven quelques années auparavant. Et pratique… parfaitement « antiréglementaire », avoue Sarcey, mai qui amusait les élèves ! A nouveau, par conséquent, les mêmes modalités et les mêmes buts intellectuels : lecture à voix haute et recherche de la compréhension pure et simple si j’ose dire.

    Et parmi les avantage de cette méthode il y a, en plus, le faible besoin de préparer la classe (Souvenirs.., op. cit., p. 220).

     

    Pour finir sur cette question des nouvelles finalités et des nouvelles modalités de la lecture (non qu’elles n’existassent pas avant cela, mais elles n’avaient pas droit de cité à l’école), voici un passage des mémoires d’Edgar Quinet, dont j’ai dit qu’il était un peu plus âgé que F. Sarcey. La scène se passe donc vers 1810, un peu avant peut-être. Le jeune Edgar (né en 1803) a appris à lire, et que fait-il de son savoir tout neuf ? Voici :

     

    « Le premier usage que je fis de mon savoir fut de lire les contes de fées. Je les recevais un à un dans de petits volumes bleus, bariolés, et j’avais tout le temps nécessaire pour m’approprier le fond de l’une de ces histoires, avant de passer à une autre. Si je croyais réellement à l’existence de tous les petits êtres enchantés qui peuplent le monde des fées, c’est ce que je ne puis dire. Mais je croyais du moins à la magie, et assez pour tenter très sérieusement de l’exercer pour mon compte… (…) / Une autre lecture de ce temps-là fut celles des Petits Orphelins du hameau. Il m’en reste une grande impression de pitié et même de terreur. » (E. Quinet, Histoire de mes idées…, op. cit., p. 62).

     

    Et puis ceci, plus tard, lorsque sa mère entreprend de compléter son éducation (il parle à un moment de 1812) :

     

    « … ma mère me traitait d’égal à égal (…) Nous faisions alors des lectures fort au dessus d e mon âge. Pour commencer nous lûmes Hamlet et Macbeth, qui, sans que je puisse dire comment, se trouvèrent fort bien à ma portée. A sept ans, j’avais déjà versé toutes les larmes de mes yeux pour Amélie Mansfield. Nous finîmes par les Caractères de La Bruyère, Racine Corneille, tout le théâtre de Voltaire… « (idem, p. 81 ; sont ensuite évoqués de nombreux autres auteurs du XVIIIe et du XIXe siècle, la mère de Quinet ayant une très grande prédilection pur Mme de Staël).

     

    On pensera peut-être que ces anecdotes ne prouvent rien puisqu’on pourrait en trouver de semblables à toutes les époques… Oui, sans doute, mais je tiens compte du fait qu’elles sont émises dans la dernière partie du XIXe siècle, d’une part à propos des univers scolaire, et d’autre part des univers scolaires où avaient cours, précisément, d’autres normes pratiques. C’est pourquoi je vois dans ces anecdotes, même relatées après coup, un bon indice des évolutions culturelles et didactiques qui commencent de se produire et de modifier le cours des habitudes dan ces univers.

     

     


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  • Séance 7

     

    CHAPITRE VI

     

    LES DIFFERENTES EVOLUTIONS PRATIQUES

    DE L ENSEIGNEMENT AU XIXe  SIECLE

     

     

    Je reprends mon propos.

    Mon enquête, commencée il y a plusieurs années (depuis 2015 !), va prendre fin après les trois ou quatre séances qui vont suivre, qui sont en quelque sorte conclusives, mais que j’assortirai d’une conclusion ou d’une synthèse plus générale - dont j’ai déjà  rédigé une version  pour un ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes cette année (Savoir, éducation, apprentissage aujourd’hui. Regards croisés en sciences humaines et sociales). En repartant de ce texte (que je vous enverrai éventuellement) je schématiserai les principaux résultats de ma (laborieuse ?) enquête.

    Avant cela, comment avancer à cette dernière étape ? En fait, je dois tenir compte de deux choses, deux contraintes a priori pour mon exposé.

    D’une part, si je parle de séances de conclusion, c’est parce qu’au cours des diverses séances de cette année et des années précédentes, j’ai déjà donné les principaux repères de l’évolution des pratiques d’enseignement et d’apprentissage dans l’enseignement secondaire depuis l’Ancien Régime. J’ai d’abord décrit les évolutions de la culture scolaire (conformément à mon hypothèse méthodologique (cf. cours de  2017, séance 1, repris et résumé cette année 2019, séance 3), et j’ai parlé à plusieurs reprises de la domination de la langue française, de la montée des sciences expérimentales, du déclin de la rhétorique, etc. J’ai également évoqué les principales conséquences pratiques de ces mouvements culturels, au niveau des exercices imaginés par les professeurs et effectués (bon gré mal gré) par les élèves. Sur ce dernier plan, les séances 3 et 4 de cette année 2019 ont déjà répondu aux principales questions relatives à l’évolution des pratiques pédagogiques. Je n’ai donc pas besoin d’épiloguer indéfiniment ; je vais plutôt me consacrer à des rappels, éventuellement illustrés par quelques références supplémentaires. Mais il s’agira de rassembler des remarques déjà faites, et je ne vais donc pas dire grand-chose de neuf.

    D’autre part, il ne faut pas oublier que le XIXe siècle est une époque de transition, époque lors de laquelle des évolutions s’accomplissent, mais sans changements brusques, sans ruptures massives : en un mot sans révolution. C’est sur ce mode que je viens de parler des sciences expérimentales, de la langue française, de la rhétorique. Ainsi en va-t-il toujours dans le domaine de la culture et des mœurs : les changements qui s’y produisent peuvent être profonds et très visibles…mais visibles après coup parce qu’avant cela ils sont progressifs, s’étalent dans le temps, s’étendent peu à peu dans la société en passant d’une sphère à une autre. Ceci pour dire (et j’ai déjà pris cette précaution oratoire) que l’enquête doit commencer, par pointer des repères ou des indices d’évolution, mais sans en déduire qu’on a affaire chaque fois à des transformations qui ont lieu partout au même moment, et, surtout, qui se produisent sans retour. C’est ce que je fais ici. Quand par exemple je parle de l’affaiblissement de la rhétorique, du retrait d’un exercice traditionnel comme l’amplification (et je parle de même de l’affaiblissement de l’apprentissage du latin), et de la montée parallèle d’autres types d’exercices, avec de nouvelles manières de pratiquer la lecture, etc., je m’appuie sur des documents relatifs  à tel établissement, telle ville, telle époque, et du coup on pourra toujours m’objecter qu’à la même époque, dans telle autre ville, dans tel autre établissement etc., les choses ne se passent pas de la même manière. A cela je dis : d’accord ! Il y a tant de diversité… Simplement, plus d’un siècle a passé, et nous savons bien aujourd’hui où nous en sommes : et nous sommes très loin de la rhétorique et très loin du latin. Voilà donc ce qui rend pertinent les repères que je prends, et justifie le sens que je donne à l’évolution.

     

    Remarque

    Bien sûr, certains commentateurs, ignorent cette réalité d’évolution, ou bien n’en traitent que comme d’un déclin et qui plus est d’un déclin récent. Ce n’est pas mon propos, qui ne consiste pas à m’affliger - ni d’ailleurs à me réjouir - de l’état des choses scolaires : je veux juste le décrire et le comprendre en l’observant sur le long terme. Qu’on me permette donc de me gausser un peu lorsque j’entends le soupir échappé de la poitrine d’un Aliboron moderne, fût-il professeur de khâgne, constatant que ses élèves ne savent plus identifier une figure de style ni retrouver une étymologie latine : on peut s’en plaindre, pourquoi pas. Je le comprends et je regrette moi aussi le peu d’intérêt des maîtres  (pas tous) et le manque de compétence des élèves (pas tous non plus) pour la langue, la grande littérature, et… l’orthographe… Mais en attribuer la cause aux réformes de la Vème République et à certains personnels en poste dans les institutions officielles, c’est là, pour le moins, une erreur grossière qui ne révèle que la paresse intellectuelle de ceux qui émettent ce genre de constat… pressés d’entrer dans des polémiques qui excitent leur besoin d’agressivité et calment peut-être certaines de leurs frustrations. Car l’évolution est bien plus ancienne et complexe. Et c’est très exactement cela que je cherche à saisir. Entreprise assez modeste. Et voilà ce que j’espère avoir démontré, preuves (nombreuses !) à l’appui.

     

    Revenons donc aux faits historiques.

    Je ne m’attarde pas sur les évolutions de la culture scolaire que j’ai analysées à plusieurs moments. Voir le cours de 2018, séance 6 ; et pour les changements accomplis au XIXe siècle voir le cours de 2018, les séances 6 à 12. Je reviendrai probablement dans la prochaine séance, pour quelques compléments, sur la diffusion d’une catégorie nouvelle (du moins d’un terme utilisé en un sens nouveau) : la « littérature ». Je n’ignore pas qu’il s’agit d’évolutions qui recèlent évidemment beaucoup de contradictions et de conflits…, avec des avancées et des retours en arrière. C’est ainsi que je me suis penché sur l’épisode des écoles centrales entre 1795 et 1802. 1802, c’est la fin de l’expérience des écoles centrales et la création des lycées : il y a bien tout un nœud de problèmes à ce moment critique, avec des compromis, finalement, entre culture antique latine, et culture scientifique ou du moins mathématique (le rêve de Bonaparte).

    Je ne dis pas grand-chose non plus sur la transformation des milieux scolaires institutionnels (et matériels). Mais juste ceci : le passage du XIXe au XXe siècle (dans ce derniers cas la réforme de 1902) va voir la disparition d’un modèle du travail scolaire très ancien, le modèle de la « classe », de deux heures, en présence du professeur, en alternance avec les deux heures d’études en présence du maître d’études (pour faire les travaux commandés pendant la classe). Ceci donnait chaque jour (et cinq jours et demi par semaine) deux classes de deux heures et trois périodes d’études (cf.  cours de 2016, séance 12 ; et cours de 2018, séance 5). La réforme de 1902 prescrit très précisément des leçons d’une heure, tandis que les moments d’étude ont été peu à peu grignotés pas l’adjonction de matières nouvelles (exemple : les langues vivantes), ajoutées au cursus traditionnel. Je reviendrai sur cette multiplication qui est un phénomène culturel très important lui aussi et qui a des grands effets sur les pratiques d’enseignement. Bref, nous entrons dans la vie scolaire moderne, avec cette conséquence qui se fait sentir jusqu’à aujourd’hui : les « devoirs » sont externalisés, il faut les faire à d’autres moments, ailleurs, en dehors, « à la maison » dit-on, car il n’y a plus de place pour eux dans le temps de travail au lycée… Ceci pose de plus en plus de problèmes à l’heure actuelle, quand on a affaire à des élèves qui ont fort besoin qu’on les aide dans leur travail scolaire (sur la partition classe/études, voir différentes indications de Ph. Savoie dans La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 97, 130 et 263).

    Souvenons-nous par ailleurs de la disparition, en même temps, des pensions où certains élèves trouvaient à se loger et étaient éventuellement surveillés par des personnes qui les faisaient travailler et les conduisaient au lycée pour assister aux classes. On a vu au moins l’exemple de Jules Simon à Vannes, en 1830 (cf cours 2018, séance 3).

     

    Pour clarifier, je vais distinguer plusieurs plans d’évolution, qui n’avancent pas forcément au même rythme, et ne sont pas dépendants d’une cause unique.

    J’ai distingué dans le cours de 2018, séance 1 :

    1 : les techniques intellectuelles sur lesquelles les exercices sont construits (exemple : réciter, déclamer, écrire pour copier, etc.), on peut aussi parler de procédés (j’ai repris une définition de cette réalité dans la séance 3 cette année).

    2 : les actions d’enseignement ou d’apprentissage (les tâches à effectuer donc les exercices imposés aux élèves – qui les effectuent… ou pas !),

    3 : les pratiques constituées comme telles, avec des finalité, des normes etc. (exemple : lire dans tel but, dans tel contexte, de telle façon).

    La vie réelle, évidemment, ne sépare pas ces différents plans de l’action… C’est l’analyse qui les distingue.

    Je voudrais maintenant récupérer ces notions et surtout revenir sur le premier terme, les techniques intellectuelles. Il s’agit, disais-je en 2018, des manières de travailler, mais telles qu’elles sont en vigueur dans la société, donc bien au-delà de l’école, si bien que l’école ne fait - et ne peut faire – que les utiliser à son tour. Cette remarque explique mon insistance sur les manières, les postures, des gestes, des règles, mais aussi des supports matériels donc des producteurs de ces supports, etc.

     

    1)

    Concernant les techniques intellectuelles en vigueur dans les écoles, les procédés utilisés par les professeurs, à quoi devons-nous nous intéresser en priorité, qui est caractéristique des écoles aux différentes époques ? Essentiellement à la dictée des leçons par le maître, dictée qui porte sur des textes classiques, ou bien sur des pages de manuels (grammaire par exemple), ou encore sur des remarques et commentaires des maîtres (nous avons vu tout cela y compris cette année dans les séances 3 et 4), et c’est donc au total un ensemble de textes écrits que les élèves doivent copier (recopier à l’étude) et apprendre par cœur, pour ensuite le réciter.

    Un mot, d’abord sur la récitation, dont j’ai déjà traité cette année dans cette séance 3 sur le travail des élèves. C’est une technique d’apprentissage très ancienne. Je redis ceci : chez les Jésuites, chaque « classe », celle du matin et celle du soir (de deux heures), débutait par un exercice de mémoire, l’exercitatio memoriae. Cette activité était en outre inscrite dans le dispositif des décuries : un élève faisait réciter par cœur (recitatio), un groupe de dix élèves, après quoi le maître contrôlait en interrogeant quelques élèves par une série de questions successives.

    La récitation des leçons, moment crucial donc, était encore au centre du paysage scolaire au XIXe siècle. Je crois pouvoir dire que l’élève qui récite, les élèves qui récitent tour à tour, c’était là une situation emblématique de l’école. C’est bien ce qu’on constate en lisant un passage du Petit chose (1868), lorsque Daudet décrit une après-midi ordinaire (il parle alors de son propre passé d’élève, qui doit se situer dans les années 1850-1860 (je l’ai déjà cité mais je le reprends plus complètement) :

     

    « Alors on était au printemps… Quand je levais la tête, je voyais le ciel tout bleu et les grands arbres de la cour déjà couverts de feuilles. Au dehors pas de bruit. De temps en temps la voix monotone d’un élève récitant sa leçon, une exclamation de professeur en colère… » (op. cit., p. 77).

     

    Or l’usage de ce procédé, dans la première moitié du XIXe siècle n’allait parfois pas sans mal. Je pense au cas  d’une récitation lors de laquelle l’élève triche, car il lit la page qu’il est censé avoir apprise mais  qu’il a arrachée et collée sur la chaire du maître devant laquelle il se tient (cours 2018, séance 4, le récit d’Edouard Ourliac). Ce témoignage révèle une activité de récitation que tous les élèves trouvent fastidieuse et pire encore… C’est donc en ce sens une activité sur le déclin… bien que dans les années 1850 elle soit encore très prégnante dans le nouveau règlement pour les maîtres répétiteurs (cf. cours 2018, séance 5, le règlement de 1856 au lycée de Versailles)…

    Retrouvons Francisque Sarcey, professeur au lycée de Chaumont en 1851. A ce moment et dans cet établissement, il va « professer la troisième » (Souvenirs de jeunesse, op. cit., p. 191). Ce n’est « pas un poste bien reluisant », précise-t-il, mais c’est un lycée et pas un collège communal. Et dans ce lycée travaillent des professeurs qui sont « de braves gens, d’une instruction plus que médiocre, mais tout dévoués à leur classe, qui vivaient en elle et pour elle et croyaient sérieusement que le thème latin était la dernière fin de la vie en ce bas monde » (idem p. 177-178). Donc conclut Sarcey : ce sont des spécimens de professeurs, une race perdue aujourd’hui… (il parle ainsi à la fin du XIXe quand il rédige ses mémoires). Mais l’intéressant pour moi est la remarque suivante qui montre un Sarcey moderne, et qui, justement sur le terrain des tâches imposées aux élèves (et aux maîtres)  se sépare des professeurs traditionnels dont il vient de parler de manière affectueuse. Sarcey nous apprend en effet qu’après la loi de 1850, une circulaire enjoignait la tenue d’un « cahier de classe » sur lequel il fallait, à la case des « progrès » des élèves, consigner chaque jour « le nombre de leçons récitées, avec les notes de récitation ; le nombre de devoirs lus avec les notes de correction ; le détail des exercices de la classe, quart d’heure par quart d’heure ; le nom des morceaux expliqués avec les notes d’explication » (idem, p. 193), et porter enfin une appréciation  sur les « progrès » de chaque élève, chaque jour. Je précise qu’il s’agit du second Empire, et d’un souci ministériel de contrôler le plus possible l’activité de professeurs suspects de porter et diffuser des doctrines hostiles au nouveau pouvoir… Alors, Sarcey n’hésite pas à entrer en conflit avec son Proviseur, sur le motif que la circulaire commandait « une pure bêtise » (idem, p. 193), moyennant quoi il tourne l’obligation en dérision en portant sur la cahier des appréciations fantaisistes: « tous les jours un adjectif nouveau, qui fût bien flamboyant » et signalait des progrès, « le lundi incessants ; extraordinaires le mardi ; inouïs le mercredi ; incroyables le jeudi ; stupéfiants le vendredi ; renversants le samedi… » (idem, p. 193-194). C’était en décembre 1851.

    Je formule l’hypothèse selon laquelle, derrière la dénonciation de ce contrôle aussi tatillon qu’imbécile, ce sont les exercices traditionnels eux-mêmes, et d’abord la récitation quotidienne des leçons, que Sarcey commence d’éprouver comme désuets ou du moins peu aptes à former l’intelligence des élèves. On en aura la preuve dans la suite du texte, lorsque Sarcey commentera son goût pour les nouvelles pratiques de l’exercice littéraire, notamment la composition française.

     

    J’en arrive maintenant à la question de la leçon dictée (leçon ou « cours », terme d’aujourd’hui, à l’origine réservé aux facultés). Evidemment une leçon dictée par le maître se justifie par l’exigence, pour les élèves, d’apprendre ensuite le texte par cœur (et d’abord, dans ce but, de copier et recopier pendant l’étude les notes prises pendant la classe – « notes » ne signifiant pas autre chose qu’un écriture contrainte par le maître qui dicte, précisément). Nous sommes bien dans un contexte scolaire où apprendre c’est mémoriser (et ensuite restituer pour imiter ou autre). Autrement dit, nous avons là un doublet cardinal de la pédagogie des lycées et collèges du XIXe siècle : le doublet dictée (du professeur) / récitation (de l’élève). Or la question ainsi posée est particulièrement intéressante pour nous qui cherchons des indices d’évolution, parce que cette manière d’enseigner est très tôt dénoncée voire dénigrée par les autorités (y compris la « rédaction » des notes à l’étude), jusqu’à ce qu’elle soit officiellement bannie en 1902. Toutefois, d’un autre côté, ce procédé a beau être décrié, il se maintient très longtemps dans les usages professoraux (a-t-il absolument disparu aujourd’hui ? c’est à voir). Je signale que j’ai évoqué la dictée des leçons sous l’Ancien Régime dans le cours de 2017, séance 10).

    Pourquoi la réforme de 1902 et le passage de la classe de deux heures à la classe d’une heure pouvait-elle sinon supprimer du moins entraver l’habitude du cours dicté ? Tout simplement parce que, en réduisant la classe à une heure, le professeur n’aurait plus le temps de dicter, et, surtout, il n’aurait plus le temps de corriger en classe les devoirs (ça avait été important chez les jésuites, où, en effet, c’était pendant la correction  que les élèves commençaient de faire les nouveaux devoirs…).

    Question : quand la leçon dictée devient suspecte alors  qu’en même temps elle est maintenue dans les usages, à quoi cela est-il dû ? Sans doute  à ce qu’il était très difficile de faire bouger un dispositif aussi traditionnel, ancien, enraciné dans les habitudes. Car en réalité, la dictée de la leçon s’intégrait parfaitement à la problématique de l’apprentissage comme activité de mémoire. La dictée est ce qui donne la matière à apprendre et à savoir par cœur si possible. Voilà ce qui explique le hiatus entre une norme formelle (refus de la dictée ) et une norme informelle (habitude de la dictée), quand la seconde résiste au changement que la première prescrit.  

    Paul Gerbod, dans La vie quotidienne dans les lycées, op. cit., (p. 125), nous donne l’indication que, presque 50 ans avant 1902, à partir de 1863, le ministre Duruy est l’un de ceux qui dénoncent le cours dicté. Le même argument est véhiculé par les pédagogues réformateurs à propos de l’enseignement primaire. Il se dit souvent : il faut se débarrasser de la « routine », et la routine, c’est cela, dictée et récitation (voir les séances de 2016 sur l’enseignement primaire). Jules Ferry ne dira pas autre chose. On pourrait encore remonter à la révolution et à l’injonction posée aux professeurs de l’Ecole normale de l’an III (future ENS) « de ne point lire ou de ne point débiter de mémoire des discours écrits » (mais pas tous ne respecteront cette interdiction ; cité par F. Waquet, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe –XXe siècle), Albin Michel, 2003, p. 229). Au début du second Empire, cet autre ministre fameux, Hyppolite Fortoul, qui ne formulait pas les choses de la même manière, avait cependant encadré la marche des classes (on vient de le constater en lisant le livre de F. Sarcey) en prescrivant et en tentant d’imposer, par les instructions de 1854, un emploi du temps minutieux, très détaillé, qui limitait aussi la pratique des cours dictés. En huitième par exemple (les petites classes sont alors ajoutées par rapport au collège ancienne version), la journée devait se dérouler comme suit : 15 mn pour la prière et la récitation des leçons, puis 15 mn pour l’explication de la nouvelle leçon,  puis 15 mn de lecture, puis 15 mn d’exercices de grammaire ; ensuite : 30 mn pour la correction de la grammaire, et la dictée de nouvelles questions, et 10 mn d’analyse grammaticale. Passant à l’histoire on avait : 15 mn pour la récitation de la leçon, 15 mn d’interrogations sur la leçon et ses développements,  20 mn pour dicter un résumé, 45 mn pour un développement oral de la nouvelle leçon  (donc une prestation magistrale non dictée) et 25 mn pour la correction d’un devoir… Est-ce assez clair ?

    En d’autres termes, la disparition, peut-être inachevée, de la leçon dictée, est, au niveau des techniques du travail intellectuel, un signe majeur dans ce courant de transformation pédagogique du XIXe siècle ; quoique ce recul s’effectue avec une grande lenteur et beaucoup de difficulté. La technique d’enseignement par la leçon dictée (à mémoriser ensuite) a duré très longtemps jusqu’au XXe siècle, alors qu’elle devait prendre fin dès qu’a été formulée la norme du cours d’une heure au lieu de deux,  en 1902. Ceci confirme donc la particularité dont je parlais à propos de l’évolution des mœurs pédagogiques. Les transformations qui commencent de s’accomplir sont évidentes aujourd’hui mais elles furent sporadiques autrefois. Et si les autorités dénoncent une technique comme la dictée, que pourtant les professeurs ne cessent pas de la pratiquer, à quoi cela est-il dû ? Sans doute au fait que dicter une leçon était un acte, disons même un geste professionnel majeur, très « identitaire » oserai-je dire, un horizon indépassable du métier d’enseigner. Un professeur se définissait par sa capacité à rédiger et ensuite à dicter sa leçon ou bien à lire une page de livre, ce qui revient au même, leçon ou page qu’ensuite les élèves devront apprendre telle quelle, par cœur, fidèlement si possible.

    Le professeur en train de dicter sa leçon apparaît précisément dans les romans qui mettent en scène un professeur de philosophie. Je pense d’abord au personnage quasi légendaire de Cripure, dans Le sang noir, de Louis Guilloux (1935, que je cite dans l’édition du Livre de poche, de 1969, t. 1, p. 243) :

     

    « Cripure dictait son cours. / Assis sous la fenêtre, il était énorme dans sa peau de bique, un ours. Ses mains pointues étaient posées sur ses genoux./ ‘La morale, n’est-ce pas, est une science, n’est-ce pas, ou un art . Ecrivez !/ - Un quoi ? /- Silence’ ordonna-t-il d’une voix coupante, exaspérée. Ils rirent ; il les menaça : ‘Le premier qui bronche, n’est-ce pas, je m’expédie dare-dare à la permanence, nanti  d’un viatique de quatre heures de colle. Suffit ! ‘ Il poursuivit, précipitamment, sa dictée : ‘La morale est une science ou un art qui enseigne aux hommes à s conduire dans la vie ; Ecrivez donc !’/ Les plumes grincèrent… »

     

    Autre récit de la même habitude magistrale, autre personnage de professeur de philosophie, M. Bouteiller, cette fois situé dans le lycée de Nancy à la fin des années 1970, dans Maurice Barrès, Les déracinés (1897) ; mais c’est un personnage (républicain) que l’auteur dépeint avec ironie et une certaine acrimonie (texte publié en 1897, que je cite ici dans l’édition du Livre de poche, 1973, p. 29) :

     

    « Exactement il leur distribue de vieux cahiers, rédigés depuis huit ans et qu’il a dictés à Nice, à Brest, comme aujourd’hui à Nancy ».

     

    Posons nous alors la question simple mais cruciale : dans l’esprit modernisateur, qu’est-ce qui devait remplacer le cours dicté si enraciné dans les mœurs professorales ? Vers quoi, quelle autre forme, l’évolution était–elle encouragée et attendue ? Nous le savons, car là réside l’évolution majeure dont j’ai traité : c’est la « leçon orale », le propos libre du maître, un exposé démonstratif, explicatif, sans livre ouvert à lire, sans texte à ânonner devant les élèves, mais mobilisateur de l’attention des élèves (sur la « leçon orale », voir le cours de 2015, séance 4… question qui a eu de nombreux prolongements…). Il y a donc bien eu, y compris dans l’enseignement secondaire et pas seulement au primaire,  une opposition franche entre « leçon orale » et leçon dictée (c’est-à-dire appuyée sur la lecture d’un livre). Certes, l’expression de « leçon orale » s’emploie moins à propos de l’enseignement secondaire, disons plutôt qu’elle s’emploie mais… surtout quand il est question de l’enseignement scientifique (nous verrons cela, qui est très significatif). Cela dit, que l’expression « leçon orale » s’emploie ou pas, il n’en demeure pas moins vrai que ces manières nouvelles d’enseigner et d’apprendre, quand elle sont évoquées et définies, se réfèrent à ce concept-là précisément, donc accueillent ce schéma didactique qu’on a déjà vu très présent au primaire. Dans tous les cas par conséquent, l’évolution abouti au rejet, plus ou moins fort, d’une leçon rivée à un texte, que ce soit un livre ou une rédaction professorale, donc le refus d’une oralité enfermée dans une lecture. C’est dire que la référence à la parole libre et démonstrative, ou « la leçon orale », aura été un des facteurs et un des enjeux les plus sensibles de l’évolution pédagogique pratique, c’est-à-dire de la transformation du travail scolaire et des habitudes intellectuelles sur lesquelles repose ce travail, tant du côté de l’enseignement et des maîtres que du côté de l’apprentissage et des élèves.

    Par quelle voie cette transformation s’est-elle finalement imposée, par où a–t-elle transitée ? Pour répondre à cette question (capitale), je cite un passage (formidable). A Méditer : c’est Maxime Du Camp qui, dans ses souvenirs de collégien, distingue en 1853 (cette fois, nous reculons dans le temps !) deux manières de faire la classe. L’une est celle du professeur d’histoire, qui exige que les élèves écrivent presque constamment la leçon sous la dictée, mot à mot (je répète : ce peut être un texte rédigé par lui ou un extrait de manuel) ; alors que l’autre est celle du professeur de mathématique qui, en présence d’élèves auxquels il ne s’adresse qu’une fois par semaine, ne dicte rien, effectue ses démonstrations de géométrie au tableau, et attend que l’on travaille, raison pour laquelle il est mal vu et chahuté (Mémoires d’un suicidé ; cité dans L’école de Chateaubriand à Proust, Anthologie de Jérôme Leroy, Paris, Librio, 2000, p. 34-57).

    Retenons cette remarque tout à fait décisive : le prof d’histoire dicte tout, c’est la manière traditionnelle, tandis que le prof de maths procède tout autrement, il fait des démonstrations au tableau… Ce court extrait est selon moi un témoignage essentiel, car il est justement l’un des signes, l’un des indices certains que je cherche, indice d’une évolution profonde,  dont on voit ici, en plus, qu’elle est liée aux savoirs  de la culture scientifique moderne, qui ne peuvent plus être enseigné comme les savoirs du texte, avec lecture chorale, répétition et apprentissage par cœur.

     

    Remarque : l’oral et l’écrit.

    Je n’ai pas assez précisé qu’avec les progrès (dont je redis le caractère parfois insensible !) de l’explication orale vivante, la parole libre (ce qui ne veut pas dire non préparée, nous l’avons observé à propos du primaire ) au lieu de la lecture pure et simple dans un but de mémorisation et de récitation, progrès qui affectent les études littéraires et encore plus les études scientifiques, c’est la place de l’écrit, et, du coup, de l’exercice écrit lui-même qui s’en trouve réduite,  même si la plupart des exercices traditionnels sont encore pratiqués (tout dépend des établissements et des époques, et en outre, il y bien reflux de l’amplification et surgissement de la composition française.

    Je voudrais donc reprendre cette question, mais sous l’angle d’un examen critique de l’ouvrage de Françoise Waquet, Parler comme un livre… op. cit.

    Que dire au sujet du livre de F. Waquet ? D’abord que c’est un livre très original et intéressant, fort documenté, et qui croise mon propos sur le rapport oral-écrit. Cependant, ce que je voudrais expliquer, c’est que mon approche n’est pas convergente avec celle de l’auteur, pour la raison fondamentale que j’ai pris le problème dans un autre sens. En effet, F. Waquet cherche à  décrire les pratiques orales de diffusion du savoir, d’abord la diffusion scientifique, ensuite, accessoirement d’ailleurs, la diffusion dans le cadre didactique, le cadre de l’enseignement. Et pour ce faire, elle se demande quelle est la place de ces pratiques orales (donc leur nature, et leur statut) lorsque s’annonce et s’affirme le règne de l’imprimé, c’est-à-dire ce qu’il est convenu d’appeler la « civilisation du livre ». L’objectif de cet auteur est donc clair : elle veut souligner l’existence et la persistance de pratiques orales, dans une situation où on pourrait penser que le règne du livre les réduit à leur plus simple expression. En affirmant donc (p. 15) qu’ « écrit et oral sont étroitement liés », F. Waquet entend démontrer que l’oralité a toujours été importante dans la diffusion et la transmission pédagogique du savoir savant, qu’il y a donc eu une « vitalité féconde » de l’oral  jusques et y compris « dans les plus hautes sphères de la civilisation de l’imprimé ».

    Or voilà ce qui me pose problème. D’après moi, s’il est clair en effet que ces pratiques orales n’ont pas disparu dans la civilisation de l’écrit, néanmoins, dans les écoles et collèges, elles ont été asservies aux modes de lecture, donc bel et bien tenues dans les limites du livre. Tel est le sens des pratiques orales dont je parle avec insistance (cf. cours de 2018, séance 10 ). Je dis donc (et je redis !) que les pratiques orales d’enseignement, si elles sont bien présentes, ont été longtemps dominées par des pratiques de lecture, notamment une pratique de la lecture didactique, c’est-à-dire de la lecture avec répétition individuelle ou collective, dans un but de mémorisation et de récitation. Voilà ce qui est pour moi l’essentiel…mais c’est ce dont F. Waquet tient peu compte, sans doute parce qu’elle est centrée sur les pratiques de diffusion scientifique et les « hautes institutions ». En fait, F. Waquet ne traite des pratiques orales qu’en général. Elle constate leur présence dans l’enseignement, et pour elle, l’évolution c’est leur développement, jusqu’à envahir dans les collèges toute l’activité des professeurs et des élèves.

    En d’autres termes, j’accepte l’idée qu’il y a des pratiques d’enseignement orales persistantes dans la civilisation de l’imprimé, mais je précise que ces pratiques orales ce ne sont pas les mêmes que celles qui auront lieu plus tard, au XXe siècle. Car avant cela, ce qui existe, c’est une forme spéciale d’oralité, très dépendante du livre,  contrainte par l’écrit, donc souvent une lecture, bref un oral sans commune mesure avec l’exposé vivant du professeur qui peut même donner lieu à un échange avec les élèves auxquels le maître pose des questions à propos d’observations diverses qu’il leur commande, etc. F. Waquet ne décrit pas cette différence, ou bien elle la constate sans l’interroger. Et du coup, l’évolution qui se dessine dans son étude n’est pas qualitative mais quantitative : à suivre son raisonnement, on comprend seulement qu’il y a de plus en plus d’oral, mais un oral toujours de même nature, la conférence ou la « causerie » des facultés, ce qui se traduit comme « cours magistral » dans les établissements secondaires. Voilà donc l’objection que je suis amené à formuler d’après les principaux résultats de mon enquête. Selon moi il y a bien jusqu’au XIXe siècle une pratique orale, mais, encore une fois, c’est une pratique orale très singulière, car limitée par la forme et le contenu du livre. C’était dans les petites classes une pratique de lecture collective, de lecture en chœur, de répétition, dons de mémorisation puis de récitation. Et dans les collèges, suivant le même paradigme, c’était  beaucoup de lectures, beaucoup de dictée, beaucoup de mémorisation de textes, parfois de livres entier.

    Le livre de F. Waquet se centre sur la diffusion scientifique et sur ces hautes sphères, comme je l’ai dit, les hautes institutions d’enseignement et de production du savoir, avec des conférences qui sont bien son modèle majeur… Autant de constats, certes judicieux mais qui ne peuvent s’appliquer aux institutions d’enseignement, les collèges et surtout les petites écoles où on pu exercer sous l’Ancien Régime des maîtres dont l’activité orale se limitait à faire lire et réciter des textes, des livres. Pour résumer, F. Waquet, lorsqu’elle traite de la diffusion didactique, de l’enseignement,  ne distingue pas assez (voire pas du tout) cet oral là, que j’appelle lecture magistrale, et l’oral moderne, différent en nature, la « leçon orale » que nous connaissons, ou le cours magistral, c’est-à-dire dans tous les cas la parole autonome du maître, instituteur ou professeur. Ceci apparaît très nettement dans une formule de la p. 78 : « Que le professeur eût le monopole de la parole, que cette parole fut dictée ou ’parlée’, qu’elle fut au fil du temps partagée  par les élèves, la salle de classe fut et demeure un monde de parole ». Voilà : « un monde de  parole » : cette expression est bien faite pour englober toutes les pratiques orales indistinctement, et c’est bien ce que je me refuse à faire. Je dis, justement  que ce n’est pas le même univers de pratiques et de culture lorsqu’on lit et récite, lorsqu’on dicte, etc., ou bien lorsqu’on parle sans livre sous les yeux, c’est-à-dire lorsqu’on montre et qu’on démontre…

    F. Waquet dit également, à la suite du texte cité ci-dessus, que même quand il s’agit de dictées intégrales du cours (pratique qu’elle n’ignore donc pas !), avec des notes et des résumés, des textes lus, néanmoins, dit-elle, l’écrit « fut rarement exclusif, mais au contraire, le plus souvent accompagné de la parole »… Certes, mais ça ne change rien… Il y a bien là, encore une fois, une définition très générale de « la parole », une définition indifférente à la distinction que j’opère entre les deux types d’oralité.

    Il faut reconnaître et apprécier toutefois que F. Waquet décrive avec justesse les anciennes pratiques. Elle fait une description assez exacte des pratiques d’enseignement des collèges (donc c’est très informé et précieux) ; mais, d’après mon objection, elle le fait sans voir qu’elle décrit des pratiques différentes en nature dans leur rapport au livre. C’est ainsi qu’elle parle judicieusement d’une « oralité formelle » au collège d’Ancien Régime (praelectio dans les classes inférieures et lectio dans les classes supérieures – p. 73 et suiv.), et à ce moment, elle saisit bien la domination absolue de l’écrit. Mais c’est pour vérifier que l’oral n’en a pas été banni des pratiques, et, ce faisant, elle ne questionne pas l’importance de la récitation et la dictée par le maître, en tant que c’est finalement le signe de la domination du livre, qui s’impose y compris à l’oral ! En d’autres termes, F. Waquet, sans doute parce qu’elle s’intéresse surtout aux hautes institutions savantes, et moins aux établissements scolaires (qu’elle ne néglige pas cependant), se fait de l’oral une idée plus proche de ce qui se pratique aujourd’hui. Du coup, elle se représente une continuité essentielle à travers le temps, ce qui est une erreur d’interprétation du mouvement historique d’évolution des pratiques d’enseignement.

     

     


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  • Séance 8

     

    CHAPITRE VI

     

    LES DIFFERENTES EVOLUTIONS PRATIQUES

    DE L ENSEIGNEMENT AU XIXe  SIECLE (suite)

     

     

    J’achève par une remarque le propos de la séance précédente sur l’évolution des techniques intellectuelles utilisées dans les classes secondaires du XIXe siècle. Dans cette séance j’ai uniquement parlé des procédés visant  - ou recourant à - la mémoire donc la récitation des élèves et les leçons dictées par le maître pour être ensuite mémorisées et éventuellement récitées, ces procédés qui avaient dominé la scène scolaire pendant plusieurs siècles. Du sens de l’évolution dans ce cas, je ne fais pas mystère, tant c’est évident pour nous tous : l’évolution, ce sera le quasi abandon de cette manière de travailler (mais un abandon long à venir, et qui laissera toujours des restes). Qu’est-ce qui va causer la relégation de ces techniques du travail scolaire au magasin des « routines » dépassées ? Nous le savons bien et, à nouveau, pour répondre à cette question, je peux me contenter d’un bref rappel (excusez la redite). Je dirai qu’à un certain moment du renouveau de la culture scolaire, renouveau qui met les savoirs des textes en présence et surtout en concurrence avec les savoirs de la nature et les savoirs mathématiques, à ce moment, l’apprentissage direct des leçons et des textes mot à mot, par cœur, est perçu comme une manière insuffisante, une manière dont le rendement intellectuel est très faible parce que ne permettant ni compréhension ni explication, autrement dit une manière contraire à l’intelligence. L’intéressant, que je vous ai déjà fait remarquer, c’est que cette critique finit par s’appliquer y compris à la lecture des textes classiques en français, justement parce que, cette lecture en français, et non plus en latin, exige autre chose que la simple restitution. Souvenons nous du passage dans lequel E. About se plaint de la minoration de la langue française et des techniques d’apprentissage qui sont trop éloignées d’une lecture intelligente (voir la séance 10 du cours de 2010). About affirme en effet dans Le progrès (op. cit., p. 393) :

     

    «… ce n’est pas vivre dans l’intimité des grands esprits de Rome et d’Athènes que de mâchonner pendant dix mois par petites bouchées un traité de Xénophon, un chant de l’Enéide un chapitre de l’Evangile selon saint Matthieu. Si vous voulez qu’un jeune homme intelligent demeure longtemps incapable de comprendre et d’admirer Virgile, attachez-le dix mois durant, au quatrième livre de l’Enéide, et exigez qu’il le récite par fragments de douze vers après l’avoir expliqué et ré-expliqué mot à mot [expliquer, dans ce cas, signifie donner une traduction correcte, ce qui renvoie à un problème de vocabulaire, sans plus] ; je vous promets qu’il gardera de son travail une indigestion horrible et que le doux nom du divin poète ne lui rappellera qu’une année de dégoût ». A l’inverse poursuit About, que serait le « professeur intelligent » ? Ce serait celui qui, «  pour initier ses élèves au génie des anciens », leur « fera lire en vingt mois une trentaine de chefs-d’œuvre traduits du grec ou du latin ». [Je souligne qu’il s’agit maintenant de traductions, donc de lectures en français]. Lire, dans ce cas, devient analyser « les passages trop longs », étudier en détail « les morceaux les plus remarquables », se faire « résumer de vive voix ou par écrit la substance de chaque leçon »…. Et lorsque les choses se passent ainsi,  « Tous les élèves écouteront avec plaisir, car la matière est variée et intéressante ».

     

    Je ne commente pas davantage. Remarquez dans cet extrait la référence à l’intelligence, nommée comme telle, tant du côté des élèves que du côté du professeur

     

    2. J’en arrive, en suivant le schéma de description posé en début de la séance précédente, à la question des exercices – sur laquelle nous savons également beaucoup de choses. Cet objet, les exercices, ne peut s’appréhender que si l’on distingue ceux ayant trait aux savoirs des textes et ceux ayant trait aux sciences expérimentales et aux mathématiques

     

    a) Le coté littéraire. Je passe très vite, car j’ai déjà dit le principal, qui se résume aux points suivants, qu’on peut mettre en général sous le coup du déclin de la rhétorique :

    - voir d’abord les exercices dans lesquels la maîtrise de la langue française devient l’important. C’est ainsi, par exemple, que, dans l’apprentissage du latin, on privilégie la version et non plus le thème (cf. 2019, séance 4).

    - dans le même ordre d’idées se produit la relégation de la versification (en latin), et donc la moindre importance accordée à la poésie.

    - l’essentiel, c’est ici l’abandon progressif de l’amplification ; c’est-à-dire le remplacement non moins progressif des techniques du « discours » et de la narration par la composition française.

    Je ne peux que redire à ce sujet la difficulté qu’il y a à suivre cette évolution car elle ne s’observe pas sur la base d’une rupture franche et datable, comme serait un événement soudain et précis. On peut peut-être se donner comme point de repère (parmi d’autres) l’année 1880, moment où la composition française est exigée au bac, en lieu et place du discours latin (je me réfère ici à l’étude de M. Jey, La littérature au lycée…, op. cit.).

    Dans la séance 4 de cette année, j’ai décrit ce passage du discours à la composition française. En m’appuyant sur les travaux d’André Chervel, j’ai parlé de la promotion d’un nouveau type d’exercice, d’abord effectué par le professeur dans sa leçon, l’explication de textes (où l’explication ne se réduit plus à une traduction, c’est-à-dire à un apport de vocabulaire, mais vise à porter un jugement – terme capital). Là encore, je dis « progressif » presque pour masquer ma propre incapacité à brosser un tableau exhaustif de ces évolutions. Car les choses n’avancent pas au même rythme selon qu’on est dans un lycée de Paris ou dans un collège de province, ou encore dans une Ecole primaire supérieure, selon qu’on est dans l’enseignement secondaire ou à l’Ecole normale Supérieure, etc., même s’il y a des préconisations cohérentes des autorités tout au long de la période (mettons à partir des années 1880…), et qui, d’ailleurs, valent aussi bien pour le niveau primaire que pour le secondaire. En parlant de ces préconisations officielles, je pense à l’insistante phraséologie de l’intelligence opposée à la mémoire, ce qui, plus profondément peut-être, en accompagnant la dénonciation des pratiques anciennes de récitation, de répétition, de mémoire, fait vaciller l’ancestrale pédagogie de l’imitation. Car c’est là  un constat que je dois faire et refaire. Et un constat facile à vérifier : qu’est-ce qui est aujourd’hui la norme dominante ? Eh bien c’est très simple : la norme dominante aujourd’hui, c’est celle de la « création », de la « créativité », etc. Or, c’est très exactement la norme opposée à celle de l’imitation (et qui lui a succédé), cette dernière ayant été l’enjeu de l’enseignement rhétorique. Voilà ce qui se joue tout au long du XIXe siècle avec le déclin de la rhétorique. L’appel à l’intelligence en ce sens (d’abord appel à la compréhension et au « jugement » comme je le disais, et plus tard, de nos jours, appel à la « créativité ») c’est ainsi ce qui va concourir à installer dans certaines disciplines, la littérature et la philosophie, l’exercice de la dissertation…

    Ce mouvement de bascule a été très bien envisagé à propos non pas de l’enseignement mais de la littérature elle-même (ce qui est très intéressant à ce titre) par un auteur comme Ch. M. Desgranges, dans son Histoire de la littérature française des origines à nos jours, de 1925. Je reprends une citation des pages 738-739 (reproduite dans le livre de M. Jey, La littérature au lycée…,  op. cit., p. 59). Aujourd’hui, dit Desgranges, dans la littérature dominante (ce dernier terme n’est pas de cet auteur bien sûr, mais on peut se dire qu’il s’agit avant tout des romantiques) :

     

    1° On renonce à l’imitation des anciens (…)

    2° On abandonne la mythologie (…)

    3° A l’imitation des anciens, on substitue l’imitation des littératures étrangères, surtout celles du Nord, qui nous apprennent  la liberté dans l’art, et la puissance de l’imagination.

    4° C’est l’imagination, en effet, qui devient la faculté dominante pour la littérature objective, et la sensibilité (…)

    5° On puisera ses sujets dans l’histoire moderne, ou dans la nature extérieure, ou dans son propre cœur (…)

    6° Le poète reste seul juge de son inspiration et de son art : sa littérature est toute personnelle, individuelle. Il vaut ce que vaut son moi.

    7° Plus de genres déterminés, plus de poétique ni de rhétorique (…)

    8° Le style aura la même liberté…

     

    A nouveau, je précise qu’il faut reconnaître dans cette analyse, qui se présente comme un système dual, l’opposition des romantiques et des classiques du XVIIe siècle…

    Si on cherche, dans la pédagogie maintenant, des indices d’évolution, notamment de ce passage de l’exercice ancien de rhétorique, à base de mémoire et d’imitation, à l’exercice nouveau, à base… d’autre chose… qui se dit « intelligence », dans un temps où cette évolution est encore assez discrète, je propose qu’on réfléchisse à l’exemple suivant. Je le tire du journal de jeunesse F. Sarcey composé par A. Brisson (op. cit.). Dans cet ouvrage,  p. 283, Brisson raconte qu’il a rencontré au tout début du XXe siècle le professeur Paul Jacquinet, alors très vieux (il meurt à 88 ans en 1903), et que celui-ci lui a fait lire deux copies de « composition française » corrigées par lui plus d’un demi siècle auparavant à l’occasion du concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure de 1848. L’une de ces copies était de F. Sarcey, l’autre de Taine. Sarcey eut la première place, Taine vint juste après. En fait l’exercice est intitulé « composition française », mais il se rattache encore  au discours ou à la narration à l’ancienne manière (latine), et ce n’est donc pas tout à fait pas la composition française au nouveau sens. Mais voilà ce qui est significatif : Sarcey rédige encore son exercice conformément à la tradition, tandis que Taine (futur grand philosophe, je le rappelle) a déjà intégré une manière différente, plus moderne sans aucun doute, et davantage explicative, sur un mode d’histoire des idées (que les philosophes reconnaîtront). Du moins est-ce là mon hypothèse de lecture des extraits que je présente. Le sujet de ce devoir, typique des anciens sujets de rhétorique, demandait de   rédiger une lettre que Voltaire aurait écrite pour son ami Cideville (au moment où Voltaire a fui en Angleterre, à Londres, où il rencontre des grands hommes… parle de liberté, etc.).

    Voici un petit extrait rédigé par Sarcey (d’après Brisson, p. 284) :

     

     « Mais, mon ami, que je sois sifflé, persécuté, déchiré, je m’en consolerais aisément, si je puis m’en consoler auprès de vous. Les sociétés les plus aimables d e l’Angleterre n’ont pu me faire oublier la douceur de votre commerce. »… etc.

    Morceau suivi d’une composition en vers :

    « Oui, Cideville, je me plais

    A souper sans cérémonie

    Au temple, où sans peine on allie

    A la liberté des Anglais,

    La grâce et l’esprit d’Emilie

    Et l’aimable plaisanterie

    Des anciens courtisans français. »

    Etc…. (p. 284)

     

    Quant à la copie de Taine, plus « sévère » dit Brisson, elle semble moins asservie aux artifices rhétoriques et elle penche vers l’explication de texte, avec des références littéraires ou philosophiques. C’est dire, et là réside l’indice dont je me sers, que la dimension narrative (la lettre à composer) est certes encore présente mais elle commence d’être affaiblie,  minorée. Taine parle moins des mœurs, et il est plus attiré par la pensée de Locke. C’est pourquoi je crois pouvoir dire qu’il se situe davantage que Sarcey sur le terrain de la nouvelle explication littéraire, qui commence de progresser dans les enseignements et est propre à une matière qui est désormais la « littérature » :

     

    « Ne pensez pas que j’aie donné pour cela dans les idées innées de Descartes, ni dans ses tourbillons, ni dans la vision en Dieu du père Malebranche. Je n’ai jamais compris comment un enfant pouvait penser dès le ventre de sa mère, ni comment le Révérend Père voyait tout en Dieu sans y voir que lui-même est fou. Mais j’ai trouvé un bonhomme fort sensé, sans prétention, très modeste, philosophe pourtant ; et qui s’appelle Locke. » (p. 285)

     

    Quand on pense qu’il s’agit de copies d’élèves, ça fait rêver… Mais après tout, il n’y en a pas beaucoup dans un seul siècle. Donc… Cela ne doit autoriser aucune jérémiade sur la baisse du niveau.

    En présentant cet exemple, je voulais juste donner l’idée d’un possible début d’évolution (si mon hypothèse est correcte) de l’exercice littéraire en français. C’est dans les années suivantes que s’affirmera cette évolution, accompagnée d’une critique de la rhétorique et des exercices qui y étaient inclus. C’est ainsi qu’on verra E. Quinet parler, à propos des pédagogues de l’Ancien Régime, de l’« abus sanglant de ce don d’amplification » (Histoire de mes idées, in O.C., op. cit., p. 136).

    On verra souvent, à la fin du XIXe siècle, les autorités insister (preuve que ça ne suit pas « à la base ») sur le fait de demander aux élèves des compositions françaises qui ne soient plus exclusivement des narrations, des discours ou des lettres, mais des choses propres à la réflexion. 

    Puisque je crois avoir dit l’essentiel sur l’évolution des exercices du côté littéraire, en décrivant  le reflux de l’amplification et l’apparition de la composition française (séance 4 de cette année), je me contente de signaler que cette analyse pourrait être  développée relativement aux époques suivantes grâce au livre de Violaine Houdart-Mérot, La culture littéraire au lycée depuis 1880 (PU de Rennes et Adapt éditions, 1998), qui a très bien décrit le passage, que réalise la composition française, d’une pédagogie de l’imitation à une pédagogie du jugement. Cette dernière, note l’auteur, est très présente dans les prescriptions officielles alors que les pratiques des professeurs changent beaucoup plus lentement et n’abandonnent qu’avec difficulté le modèle de la rhétorique classique – ce que je ne cesse pour ma part de rappeler afin d’éviter tout raccourci historique (on trouvera d’ailleurs dans ce livre de V. Houdart-Mérot des analyses très précieuses de copies de bac et de cahiers d’élèves. Il y a en outre sur cet ouvrage une excellente recension d’Isabelle de Perreti dans les Cahiers pédagogiques, n° 373, avril 1999).

    On pourra observer la persistance des critères de l’exercice rhétorique en parcourant un Recueil de compositions françaises en vue du baccalauréat ès lettres, publié par un certain E. de Calonne (professeur du lycée Saint-Louis à paris), en 1884. Car dans ce recueil, de nombreux modèles de devoirs, à la fois se donnent comme des modèles de « dissertation littéraire » (terme moderne donc), mais sont conçus à la manière de la rhétorique classique (narration, amplification, imitation) et, du reste, ils sont rédigés en réponse à des sujets très classiques – exemple : « Lettre de Patru à Boileau, pour le détourner de composer un Art poétique » ; ou bien : « Lettre de Pasquier à de Thou pour lui conseiller d’écrire son Histoire en français ». Qu’on ne me demande pas qui sont ces inconnus célèbres… Il est vrai que ce recueil propose également des sujets nettement modernistes (si je me fie aux indications d’ A. Chervel), du type : « Que savez-vous des ennemis de Racine ? », ou bien « Le caractère du Lion dans les fables de La Fontaine ».

     

    b) Passons maintenant à l’évolution des exercices côté sciences. Là, la situation est plus claire. J’en veux pour preuve ce passage dans lequel M. Du Camp raconte ses années de collège (fin des années 1830) et les leçons qui lui étaient dispensées. C’est un document exceptionnel, l’un des plus importants pour moi dans la perspective d’histoire que je cherche à dessiner. Voilà ce qu’on peut tirer du texte de Du Camp (que j’ai déjà cité pour d’autres informations qu’il comporte…sur certains chahuts des élèves !) : dans son collège (parisien), il y avait  deux manières de faire la classe. L’une était celle du professeur d’histoire, qui exigeait que les élèves écrivent presque constamment la leçon sous la dictée, mot à mot ; tandis que la seconde était celle du professeur de mathématique qui ne dictait rien, qui effectuait ses démonstrations de géométrie au tableau, et, dit Du Camp, qui attendait que l’on travaille (in Mémoires d’un suicidé, de 1853 ; cité dans L’école de Chateaubriand à Proust, Anthologie de Jérôme Leroy, Paris, Librio, 2000, p. 34-57).

    Ai-je besoin de commenter ce texte outre mesure ? L’important à retenir c’est  que les manières de travailler dans les collèges, d’une part changent dans le sens que je disais : abandon de la leçon dictée au profit d’explications, de démonstrations, et avec des observations que les élèves doivent comprendre, suivre avec attention et patience surtout. Et c’est exactement le modèle de la « leçon de choses » au niveau de l’enseignement primaire. Mais d’autre part, en plus, il s’agit de pratiques admises dans les enseignements scientifiques, donc des pratiques évidemment liées et sans doute requises dans un autre univers de culture scolaire que l’univers textuel classique.  Ces deux propositions résument à peu près tout ce que je cherche à démontrer…

    On ne sera donc pas surpris que ce soit précisément dans ce contexte des enseignements scientifiques que le vocabulaire moderniste de la « leçon orale » soit le plus présent, ce vocabulaire qui traite la leçon de choses au primaire, dont j’ai dit dans la précédente séance qu’il est peu utilisé dans le cadre des enseignements secondaires, par différence  avec l’enseignement primaire où émerge et se diffuse la norme de la leçon de choses (voir cours de 2015, séances 8, 9 et 10).

    Pour vérifier la présence de ce vocabulaire, et de cette norme, de la « leçon orale » dans l’enseignement secondaire du XIXe siècle, voici un exemple, l’Instruction du 15 novembre 1854, qui fait suite au plan d’études de 1852 (Instruction relative à la mise à exécution de plan d’études des lycéescirculaire aux recteurs). Dans ce texte, un article  relatif à la classe de mathématiques spéciales parle des « leçons orales de chimie », auxquelles doivent être associées douze manipulations. Le texte appelle en effet les professeurs à « ne pas perdre de vue qu’aux vingt leçons orales de chimie [Je souligne] correspondent douze manipulations qu’il est indispensable de faire exécuter par les élèves »… (Cité in Bruno Belhoste, Les sciences dans l’enseignement secondaire français. Textes officiels, t. 1, 1789-1914, p. 369). C’est bien là un schéma didactique exactement conforme à celui imposé par les autorités au primaire. La définition de « leçon orale », prestation orale vivante sans dictée mais avec des observations et des explications, emblème de la pédagogie moderniste (avec les pratiques d’observation et de manipulation), y est rigoureusement identique… De quelles manipulations, s’agit-il? La première est ainsi présentée : « Cristallisation du sulfate de soude. – Oxygène par le peroxyde de manganèse.- Oxygène par le chlorate de potasse. – Combustion du soufre, du phosphore, du charbon et du fer dans l’oxygène. » etc. (cité in B. Belhoste,  idem, p. 369).

    L’identité didactique des démarches scientifiques définies comme des normes nouvelles pour l’enseignement primaire et pour le secondaire se vérifie plus avant dans les mêmes instructions officielles, lorsque le rédacteur (le ministre Fortoul est signataire), au moment de traiter de l’enseignement de l’arithmétique en 4ème, affirme :

     

    « le livre placé entre les mains de l’élève a pour but non seulement de l’aider à retrouver hors de la classe le sens précis des énoncés et des explications, mais encore de le dispenser de l’obligation de faire des rédactions complètes sur les leçons qu’il reçoit, des traités ex professo sur la matière de chaque cours. Ces rédactions sur l’ensemble des leçons sont un abus, qu’on n’ a pas supprimé dans l’enseignement historique pour le voir reparaître sur une plus large échelle dans l’enseignement scientifique. En surchargeant ainsi les élèves d’un excès de travail, en leur enlevant tout loisir, et en s’exposant à altérer leur santé, on n’arriverait pas même  former leur style, puisqu’on ne ferait que leur donner l’habitude d’une rédaction facile, mais négligée. Mieux vaut leur demander de temps à autre, sur quelques parties des cours, des rédactions soignées, dans lesquelles la précision du langage scientifique et les règles de grammaire soient sévèrement observées. » (in B. Belhoste, idem, p. 329)

     

    Voilà donc un texte absolument réjouissant pour moi, puisqu’il synthétise de façon percutante à peu près l’essentiel de la critique de l’ancienne pédagogie (telle que je cherche à la saisir), et en l’occurrence c’est bien une critique de la leçon dictée à copier et à recopier (à rédiger). Et le point crucial : ce sont bien les enseignements scientifiques qui sont le lieu de la transformation des pratiques d’enseignement telles qu’elles vont se défaire de la dictée. Cela dit, le cours dicté va se maintenir, avec la copie et la recopie à l’étude – voir plu loin le cas de la philosophie. Car « rédaction », je le rappelle, ce n’est pas un exercice de composition sur la base de notes pises librement en écoutant le professeur, c’est, dans la perspective de l’apprentissage proche du « par cœur », recopier, faire une « copie » pendant le temps de l’étude, cette pédagogie étant dénoncée comme un « abus » (ce qui n’est pas rien pour une manière scolaire de travailler qui a été pratiquée pendant plusieurs siècles !) accusée de donner un excès de travail inutile, inintelligent et nuisible y compris à la santé physique des élèves.

    En parcourant d’autres textes officiels concernant les enseignements scientifiques, on trouvera à plusieurs reprises la même critique de la pédagogie traditionnelle. Dans la circulaire de Duruy aux recteurs du 22 septembre 1863, sur les « nouveaux programmes de l’enseignement scientifique », on peut lire que le régime nouveau élimine des notions qui «  ne s’adressant qu’à la mémoire, la fatiguent sans profit pour la culture générale de l’esprit » (cité in  B. Belhoste, idem, p. 387).

    Plus utile encore à mon propos, une circulaire adressée aux recteurs par le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, J. Duvaux, le 4 novembre 1882, affirme que les professeurs de mathématiques de l’enseignement secondaire classique :

     

    « doivent sans doute s’assurer que leurs élèves les ont compris ; mais il n’est pas nécessaire pour cela de recourir à ces longues rédactions que je sais être encore en usage dans un trop grand nombre d’établissements. L’interrogation en classe peut y suppléer dans le plus grand nombre de cas, et elle a l’avantage de guider l’élève, au lieu de l’abandonner sans secours à ses incertitudes et à son ignorance » (Cité in B. Belhoste, idem, p. 497-498).

     

    Toujours, donc, le refus de la copie et de la recopie (ou rédactions… « longues rédactions ») des leçons dictées, au profit d’une interlocution vivante en classe (les « interrogations » - qu’on a déjà vue également prônées au primaire pour les leçons de chose). C’est évidemment un point de vue intéressant dans le cadre de l’enseignement « spécial » créé par Duruy en 1864, enseignement à visée pratique et professionnelle (après l’abandon de la « bifurcation » de 1852). Voir à ce sujet l’introduction de B. Belhoste à son recueil de textes officiels (cité plusieurs fois plus haut), p. 48-49.

     

     

     

     


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