• Après cette trop longue interruption estivale, je vous envoie aujourd’hui les notes (hâtivement reprises… c’est donc, je l’avoue, un texte insuffisamment écrit), sur lesquelles je me suis appuyé pour faire une conférence sur le nazisme, mardi dernier 26 septembre.

    Normalement je n’y dis rien de ma démarche et de mes hypothèses que vous ne sachiez déjà… donc ça aura sans doute un parfum de redite… Mais ça n’est pas grave…

     

    Conférence au CASIP du 26 septembre 2023.

     

    DU NAZISME A LA SHOAH.

    Sur l’élaboration et la mise en œuvre des pratiques criminelles.

     

    1) But de la conférence : présenter mon ouvrage, Le nazisme dans l’histoire des violences collectives., en insistant sur l’histoire singulière qui mène au génocide des Juifs - et des Tziganes.

    Première idée : séparer violence individuelle (le voisin teigneux, le mari qui frappe sa femme, le conducteur irascible, etc.) et violence collective voire communautaire.

    Voir la théorie des groupes en psychologie sociale. Je voulais voir ce que donnerait un emprunt à cette théorie pour comprendre le nazisme… Ce qui suit résume ma tentative en ce sens

    D’abord deux remarques (en forme d’aveu) :

    a) je ne suis pas spécialiste de ces choses (ma spécialité universitaire est bien l’histoire, mais l’histoire de l’enseignement au XIXe siècle et notamment avant 1860,– ce qui n’intéresse pas grand monde...).

    Alors, pourquoi, n’étant pas spécialiste de ces choses en suis-je venu à les étudier (en lecteur consciencieux et non en historien qui trouve et traite des documents d’archive) ? Réponse : parce que d’une part j’ai entrepris un travail de mémoire relativement à ma famille maternelle, ma famille juive… (deux volumes publiés à Tours : Michel Bucsbaum. Mémoire d’un déporté (2021), et Le siècle de ma famille juive (2022) ; le troisième et dernier tome, Nos vies après la Shoah, est achevé mais encore inédit…) ; et d’autre part, surtout, parce que dès le début de ce travail, j’ai décidé de traiter cette mémoire sur un mode strictement historique-objectif…

    Voilà donc ce qui a exigé que je pénètre dans l’épaisseur des faits sociaux… de la persécution, de l’Occupation allemande, etc. ; et par extension, en Allemagne aussi bien. Il me fallait visiter l’histoire de l’Allemagne entre 1880 et 1945, en passant essentiellement par la période nazie

    J’ai associé à cette histoire familiale trois enjeux : 1. renouer avec une vision humaniste de l’histoire (promouvoir le respect inconditionnel de la personne humaine ) ; 2. expérimenter si c’est possible une autre écriture ; et peut-être mêler plusieurs écritures (mémorielle, théorique, historique) ; 3. et enfin, enjeu subjectif celui là : surmonter mon indifférence primitive pour la condition juive (qui d’ailleurs ne m’a pas été beaucoup transmise – c’est ce que j’analyse dans Nos vies après la Shoah).

    Deux remarques complémentaires

    1. Je souligne qu’il s’est agi pour moi de raconter l’histoire de cette famille, les Bucsbaum, mes grands-parents,  en accordant deux manières de restituer le passé, la mémoire et l’histoire, le côté subjectif voire sentimental et le côté objectif et rationnel (qui fournit des preuves, des arguments, des démonstrations). Dans mon récit, le côté subjectif est donc traité comme le côté objectif, autrement dit  sur la base d’archives diverses administratives et familiales en l’occurrence, lesquelles archives sont questionnées (cf. les lettres de Michel Bucsbaum ou les attestions en faveur des actes de mon père, ainsi que les récits possibles à partir des carnets de ma mère). Et ces archives, je les ai examinées en historien, cherchant des preuves de l’authenticité des faits rapportés dans l’idée d’inscrire ces preuves dans le contexte de la production de ces documentsEn outre, ayant eu à traiter ces archives, ce qui m’a demandé pas mal d’efforts, je me suis dispensé ou en tout cas je me suis beaucoup moins consacré à rechercher et traiter d’autres archives, notamment celles de la guerre et de l’Occupation.

    2. Je situe mon entreprise mémorielle dans ce qui serait une histoire des victimes. Et telle est l’option courante aujourd’hui (après la manière précédente – voir le très important livre de Léon Poliakov, Bréviaire de la haine - d’où les nombreux récits où l’on entend la voix des victimes qui racontent leur souffrance), mais mon point de vue a consisté à parler de gens (les Bucsbaum) sans les réduire à ce statut de victime, donc en suivant ce qui avait été leur trajectoire avant qu’ils soient pris dans les systèmes de persécution vichysto-nazis. Donc j’ai voulu explorer toute la vie et l’ensemble des désirs et des projets qu’ils ont poursuivi avant leur fin tragique.

    3. En application de cette résolution, je n’ai pas voulu insister sur le côté le plus douloureux, répugnant, morbide, à savoir les camps et le meurtre sadique… Ceci va peut être à l’encontre de ce qui se publie régulièrement et qui est censé plaire au public. Dans mon troisième tome toutefois, je me suis senti contraint de me délier de cette promesse, si bien que les chapitres historiques sur la Shoah envisagent davantage ce qui j’avais essayé de tenir hors de ma vue...

     

    b) Autre précision pour commencer :

    Ma tentative d’explication procède d’une insatisfaction éprouvée à la lecture de nombreux ouvrages (très précieux d’ailleurs). Finalement, j’ai eu l’impression que des questions essentielles restaient sans réponse. D’où mon désir sinon de combler le vide, du moins d’avancer dans la réflexion…

    Ces ouvrages en effet incitent tous (quelle que soit leur orientation historiographique) à penser que la haine antisémite, parvenue à un certain degré d’intensité, déclenche le passage à l’acte meurtrier. Voilà l’explication implicite ou explicite à laquelle nous parvenons toujours. Une explication par la haine. Or ce n’est pas satisfaisant. Car il y a de nombreux contre exemples de meurtres sans haine… cf. le cas dont je traite à la fin de ce livre sur le nazisme : un meurtre (collectif) sans haine, le meurtre d’une petite fille que « tout le monde aimait ».

    En d’autres termes, j’ai été insatisfait de constater que n’était pas résolue une question primordiale, celle de savoir quels étaient les déclencheurs du meurtre de masse, le génocide comme violence paroxystique. Le nazisme n’est pas resté un fascisme comme les autres… En fait, si on refuse l’explication par la haine (même si la haine existe, bien sûr), il faut se demander quels faits primitifs retenir, et ensuite comment enchaîner les faits permettant de suivre le trajet qui mène « du nazisme à la Shoah »… (ce qui est le titre de cette conférence).

    Remarquons que chez les historiens, les simples questions de savoir qui décide le crime, quand et pourquoi, suscitent de nombreuses divergences quand on cherche à les analyser. Divergence sur la date à laquelle est prise la décision nommée « Solution finale » : parfois on dit octobre 41, d’autre fois début 42 (conf. de Wannsee), voire plus tard, jusqu’en juillet 42, un an après l’invasion de l’URSS (Christian Ingrao, pour cadrer avec l’idée de génocide, retient la décision de tuer les enfants)! Exemple, les objections de Daniel Goldhagen (Les bourreaux volontaires de Hitler, Seuil, 1997 [1996]), à Christpher Browning… (Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Texto, 2005 [1992]).  Goldhagen reproche à Browning d’avoir minoré les sentiments antisémites des policiers réservistes qui ont participé à des massacres de Juifs en Pologne.

    Au passage : ne pas oublier que les grands massacres sont effectués dès les débuts de l’invasion, mais pas encore sur le régime du génocide.

    En plus, certaines personnes comme Claude Lanzmann, assurent que rechercher une explication serait en quelque sorte sacrilège. Cf. ce propos de Lanzmann (d’après Saul Friedländer, Réflexions sur le nazisme, Seuil, 2016, p. 149)  : « Entre les conditions qui ont permis l’extermination et l’extermination elle-même (…) il y a un hiatus, il y a un saut, il y a un abîme... ». Il y aurait donc avec le nazisme un « surgissement de la violence » impossible à saisir. « Surgissement » me paraît très juste, mais je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’il ne faut pas chercher à à comprendre ce saut. De cette abstention, Lanzmann dit en outre s’être fait une règle en construisant son film : « Ne pas comprendre fut ma loi d’airain ». C’est exactement ce qui me semble inadéquat. Ceci renvoie à une position religieuse chrétienne ou catholique, sur le caractère impénétrable des décrets divins. Thèse qui a son origine dans le judaïsme : cf le Livre de Job ; sur le vertueux Job qui est mis à l’épreuve et ne saura jamais pourquoi dieu le met en si fâcheuse posture, lui qui vivait tranquille et heureux… avec sa famille et son bétail !

    Pour ma part, je me range à l’avis de Friedländer d’après lequel l’interdiction de Lanzmann ne convient pas à un historien (mais peut aller pour un réalisateur de film)… Bref, de Lanzmann, je garde le constat d’un saut qualitatif dans la violence extrême, qui est un saut mystérieux ; mais contrairement à lui je trouve absolument impératif (moralement au moins) d’essayer de l’expliquer (restons rationalistes). 

     

    Remarque :

    Lanzmann a choisi de travailler sur la base d’images montrant des témoins etc. (processus dans lequel il se représente lui-même, en tant qu’il est, pourrait-on dire, pris à témoin, ce qui différencie son film de celui de Spielberg par exemple, La liste de Schindler, 1994). Or ceci implique un procédé d’hypotypose : avec le secours de son imagination, celui qui reçoit ce récit (tous les spectateurs) se représente en fait les choses avec une grande acuité.

    2) Quels sont les travaux dont je disais qu’ils ne m’ont pas satisfaits ?

    a) D’abord des travaux sur la violence (cf. René Girard et ses nombreux disciples comme J-P. Dupuy, et d’autres ; ou bien Russel Jacoby, Enzo Traverso (ex-trotskiste). Voir aussi les historiens comme Robert Muchembled, Histoire de la violence, Seuil ;  les philosophes comme Alain Renaut et Georges Lauvau, ou encore ceux qui développent l’idée de « brutalisation » de George Mosse (Marcel Gauchet, Josépha Laroche, etc.); et enfin les sociologues comme en France comme Michel Maffesoli, Essais sur le violence, CNRS, 2009, qui a le mérite de souligner le rapport violence-Collectif…, mais ne va pas jusqu’à une pensée de l’ennemi, qui est celle qui m’importe).

    b) Ensuite jai pris connaissance des grandes discussions qui ont eu lieu entre des historiens (souvent de renommée internationale…) Parmi les principaux problèmes posés à ce niveau : la divergence entre intentionnalistes et fonctionnalistes, puis, qui s’y superpose en partie, la « querelle des historiens » autour du travail d’Ernst Nolte (cf un article de Luc Ferry dans son Dictionnaire amoureux de la philosophie, qui aborde le sujet par cette question - il n’est pas tendre avec Nolte… de même que Friedländer). Saul  Friedländer (après Ian Kershaw) raconte ça (en évoquant les historiens allemands et en ignorant les anglais. Sur la discussion entre Friedländer et M. Broszat, voir E. Husson, dans Comprendre Hitler et la Shoah, Paris, PUF, 2000, son article « Le plaidoyer pour l’historicisation du national-socialisme de Martin Broszat », p. 166-170). Mais je n’ignore pas que ces débats historiographiques sont datés et ne sont plus de saison aujourd’hui – cf. Ch. Ingrao et Elissa Mailänder, « histoire intime du nazisme » au Mémorial (in Web : https://www.youtube.com/watch?v=7_JMFPkRdh0&t=436s) qui évoque des modalités de micro histoire et d’investigation du quotidien nazi.

     

    Mais comme je le disais,  selon moi, rien de tout cela ne s’applique bien à la Shoah. Ce qui est commun à ces approches, c’est qu’elles s’efforcent toutes d’analyser l’univers mental des nazis. Et il y a eu (à mon avis) deux manières distinctes de le faire :

    a. sur le mode de l’histoire intellectuelle, on a examiné les doctrines constituées par des auteurs typiques, comme Houston Chamberlain ou Alfred Rosenberg. C’est ce que reprend quelqu’un comme M. Gauchet. C’est hyper classique.

    b. sur le mode de l’histoire culturelle – moins classique, on trouve Johann Chapoutot qui cherche à décrire la conception nazie du monde, la Weltanschauung nazie (cf son article « Comment peut-on être nazi ? », in Comprendre le nazisme, Paris, Tallandier, 2018)Cette approche se donne comme une approche d’histoire compréhensive (à la Weber), qui dégage les catégories mêmes fondant l’univers mental des sujets… On interroge le discours des sujets en récupérant d’abord leurs propres catégories et modes d’appréhension de la réalité.

     

    3) Alors comment faire ?

    a) D’abord traduire cette idée d’un saut qualitatif dans la violence extrême en termes (psychologiques et individualistes) de passage à l’acte. (Edouard Husson emploie le terme p. 243 de son livre sur Heydrich). Passer à l’acte, c’est faire ce que la plupart des gens ne font pas… : c’est bien ce qui ménage un saut qualitatif…  

    Donc ce passage à la violence comment le définir ? Qu’est-ce qui est nouveau ? Qu’est-ce qui change ?  Ici mon hypothèse centrale, ma proposition… Je propose que  c’est  le passage d’un désir de mort à une volonté de tuer. Faire aboutir un désir de mort en décision de tuer.

    Qu’est-ce qui est différent entre le désir (de mort) et la volonté (de tuer) ? C’est que d’une part le désir de mort se résume au désir de se débarrasser des gens, de les éloigner, de sorte que nous ne les rencontrions jamais, qu’ils résident hors de notre vue, etc. : et c’est le sens des « lois de Nuremberg », de 1935, qui décrètent une absolue séparation des Allemands et des Juifs – exclusion des Juifs hors de la citoyenneté, interdiction des mariages mixtes, etc. Ce désir est en fait très répandu depuis le XIXe siècle. Il est typique du racisme et notamment du racisme antisémite. On le perçoit au début du programme nazi (en 1920), et d’ailleurs il est partagé par toutes sortes de gens dans de nombreux pays… Pologne, Belgique, France… Mais désirer la mort de quelqu’un et entreprendre de le tuer sont deux choses très différentes. Quand Hitler écrit Mein Kampf, il est obsédé par l’idée que tout irait bien si les juifs n’existaient pas. C’est ça le désir de mort. Mais alors son projet c’est de les bannir de la société allemande, pas de les tuer. D’où la solution « Madagascar », dans les premiers temps de la conquête de la France. Et même si le projet entérine l’idée que nombre de gens mourraient pendant le transport ou bien après avoir vécu quelques temps sur cette île misérable, il ne s’agit pas encore d’un projet génocidaire immédiat...

    En revanche, dans l’idée de volonté (de tuer), il y a l’idée de décision autonome (responsable ; voir ce qui s’attache au mot « volontaire »). Donc la volonté enferme la décision, une résolution forcément suivie d’un acte, d’un agir (d’où l’usage du mot en philosophie pour penser les questions morales). Ce n’est pas ce que contient l’idée de désir. Volonté de tuer, c’est ce qu’énonce Eichmann à son procès en disant qu’il n’avait pas cette volonté… ce qui était probablement de sa part un mensonge…

    Cette idée de volonté de tuer par différence avec l’idée de désir de mort, je la tire par ailleurs de plusieurs constats. D’abord le fait que nombre d’Allemands pensent en effet que si les Juifs n’existaient pas, tout irait mieux  - alors que ces Allemands ne se résolvent pas pour autant à les tuer. Tuer, je le répète, c’est autre chose. Certes, ils accepteront cette solution quand ils la connaîtront ou la supposeront (puisqu’ils éprouvent un désir de mort – en tant qu’Allemands ennemis des Juifs). Ceci devrait permettre de reposer la question de la culpabilité collective des Allemands (cf. le petit livre de K. Jaspers, La culpabilité allemande). C’est le cas de quelques-uns des policiers dont parle Browning.

    En revenant sur le terrain individualiste, je pense aussi à une expérience très simple que chacun d’entre nous peut faire. Nous avons tous, un jour ou l’autre, souhaité la mort de certaines personnes (exemple le type qui joue de la musique au dessus de chez moi à 3 h du matin ou bien le gendarme qui me dresse procès verbal… personnes dont on pense facilement, vu les ennuis qu’ils nous causent, que leur absence définitive serait de belle venue), mais sans que cela débouche sur une résolution de meurtre. Pourquoi réfréner ainsi notre instinct de meurtre ? Parce que nous avons plusieurs milliers d’années de civilisation qui nous en détournent en créant en nous un sentiment de culpabilité - par avance, évidemment (parce que si je commets le crime, j’ai toutes les chances de ne pas l’éprouver après.. cf Woody Allen, Crimes et délits, sur le type qui se débarrasse d’une maîtresse et finalement découvre que tout va bien pour lui, qu’il s’en porte bien !

     

    Remarques

    1.Beaucoup de circonstances violentes favorisent l’éclosion de la volonté nazie de tuer les Juifs. Sans ces circonstances le meurtre n’aurait peut-être pas eu lieu…. On peut penser au trauma collectif de la guerre de 14 et à la défaite de 1918 (tant de morts pour rien…), qui incite à la vengeance ; on peut aussi se reporter à la révolution de 1919 (cf. les études de Nicolas Patin)...   ; et aussi à la culture militaire répandue dans l’armée et la société qui dicte l’usage de la terreur comme moyen de gouverner (c’est l’avis de Jean Lopez). Voir aussi l’accélération du brassage des populations par la mobilité, etc. En gros, on peut dire que toute la société allemande se radicalise. Et la crise de 1929 ? Oui, on peut la faire entrer sur ce registre, mais en tenant compte du fait qu’elle a surtout eu des conséquences électorales et qu’elle n’a pas directement contribué à une augmentation de la violence.

    2. Ne pas oublier en plus, que lorsque les nazis décident de tuer le Juifs, cette décision est pratiquée d’une manière inédite, inconnue dans l’histoire :

    a. Tuer un peuple entier (c’est ce qui se nomme génocide comme destruction des familles et de toute possibilité de se perpétuer;

    b. tuer selon une modalité qui consiste à infliger un maximum de souffrances. Il ne s’agit pas seulement de tuer mais de faire souffrir. Infliger des souffrances terribles est l’ordinaire de la pratique des SS. Extrême cruauté et sadisme libéré. C’est de l’ordre de la vengeance. Voir la fameuse lettre du SS Mattner à sa femme, en octobre 1941 (c’est un officier autrichien qui se réjouit d’avoir tué des Juifs…. Pour protéger sa famille, pense-t-il). D’où le qualificatif (emprunté à Foucault), de modalité paroxystique de violence, c’est-à-dire d’ultraviolenceATTENTION : pratiquement, le fait de tuer, montre Ingrao, quand on le décrit chez les Einsatzgruppen, est progressif. O commence par quelques personnes et quelques semaines plus tard, en 1941, ion en tue des centaines chaque jour… en incluant des enfants. En outre ce sont souvent des gens qui n’ont jamais fait ça avant… Ils se sont habitués ;

    cette modalité de vengeance doit être expliquée elle aussi ; et c’est ce que je tente avec mon hypothèse.

     

    4)

    Deuxième temps de mon hypothèse

    Si mon idée c’est celle d’un passage à la violence qui s’effectue comme passage d’un désir de mort à une volonté de tuer, encore faut-il trouver la ou les causes de cette volonté, donc du passage à l’acte. Autrement dit, après avoir saisi la différence entre désir de mort et volonté de tuer, le problème reste celui de savoir comme on (le nazi) passe de l’un a l’autre… La réponse que je propose, et c’est la seconde partie de mon hypothèse,  c’est que, si ce passage est difficile pour des individus, il est le fait de groupes, des « groupements » dis-je. Il est toujours effectué par des groupes de combat, des groupes dont le combat est la vocation première et qui sont constitués pour poursuivre cette fin : pour mener une guerre – raciale en l’occurrence. C’est ce que j’appelle dans mon livre des « groupements agonistiques ». Les nazis en ont créé plusieurs, très féroces - la SS, la Hitlerjugend, etc. En fait telle est la condition d’engendrement de la solution finale : celle-ci exige l’action de groupes spécifiques, et même si ce sont des individus (par exemple des chefs, des dignitaires) qui prennent la parole pour rameuter les autres, ils agissent au sein et dans le cadre de groupements. La personnalité qui se lance dans cette entreprise (le SS, le policier, le garçon membre fanatisé de la jeunesse Hitlérienne, etc.) est toujours collective. En termes philosophiques la question qui se pose est donc : qui est le sujet de cette violence paroxystique. La question à poser ne porte donc plus sur des conditions extérieures, sur des circonstances, un contexte, un environnement ; et à la nouvelle question je réponds : c’est toujours un groupement. En d’autres termes, le sujet qui effectue le passage à l’acte vers la violence paroxystique est un sujet collectif. Comme groupe, ce sujet, je le dis maintenant en termes durkheimiens, est le siège d’une vie psychique spéciale, d’une « âme » comme disait Le Bon (cf. sa psychologie des foules) que reprend Freud, comme si c’était un individu sauf que c’est un supra individu, qui a une âme, une « âme collective ».

    Sur l’importance de la vie psychique dans les groupes en général, voir les anthropologues notamment Pascal Boyer dans La fabrique de l’humanité, R. Laffont, 2022 [2018].

    Deux conséquences :

    Ceci invite à reposer la question du rôle d’Hitler… : à la fois chef et héraut d’un tel groupe, et celui qui crée ces groupes… (Voir la distinction que j’ai adoptée entre « groupe de base » et «  groupe  second »… ce qui signifie : groupe de référence et groupe d’appartenance…).

    Ceci explique en outre l’attrait des nazis pour les grands rassemblements unanimes. Ce ne furent donc pas de simples parades, contrairement à ce qu’on croit. Défiler en chantant, la nuit avec des torches, des drapeaux, etc., c’était créer et participer à une vie collective spéciale, celle dont je parle, et qui inclinait au combat. Cf. le récit de Mélita Maschmann, dirigeante locale de la BDM (section féminine des Jeunesses hitlériennes),  sur le défilé nazi (organisé par Goebbels) après qu’Hitler ait été nommé Chancelier.

     

    Un mot sur le groupement agonistique. Il a rassemblé et même fusionné les individus qui le composent au point que ceux-ci sont dépossédés d’eux mêmes car ils se réfèrent davantage à la personnalité du groupe qu’à leur personne individuelle… (exemple : ils prêtent serment de fidélité envers les chefs donc envers le groupe, ils parlent le langage du groupe, ils défendent les valeurs du groupe, ils affirment à titre personnel l’honneur du groupe, ils sont prêts à sacrifier leur vie pour la vie et la survie du groupe s’il le faut (c’est aussi le cas des jihadistes d’aujourd’hui)... Voir une « corporation » comme les SS ou bien les écoles Adolf Hitler et les Napola)

    Donc, qu’en est-il des individus dans ce cadre groupal ou collectif ? Cf le SS dont parle  Sam Pivnik… dans son récit (Rescapé…) : après la guerre, en civil, il n’est plus un SS. Revenu à la vie normale, sans son uniforme, ce n’est plus un SS et même ses attitudes physiques ont changé… On peut dire que l’individu hors de ce cadre, rendu à lui-même, est redevenu ce qu’il était, un simple employé ou un ouvrier de base… Cf. aussi Eichmann selon H. Arendt : un vague imbécile, oui, mais parce que sa participation au corps des SS faisait de lui tout autre chose… En disant cela, je n’excuse personne, parce que les individu participent souvent avec enthousiasme à ce groupe qui les déleste d’une part de leur humanité, i.e. de la morale, ce qui fait d’eux des meurtriers implacables… au sang froid. Ils se sentent élevés à un statut supérieur au reste des humains... ils accèdent à autre chose selon eux qui les justifie dans la commission de leurs crimes.

     

    5) Troisième temps de mon hypothèse (en deux parties à nouveau)

    a) Le groupement se donne des ennemis à tuer. Là est le point nodal du passage à l’acte. C’est ce que j’ai appelé la désignation d’un ennemi. Ici se trouve le fait initial duquel il faut partir (ce dont je disais plus haut en commençant – point 1b - que c’est le but premier de ma recherche). C’est très connu des historiens, mais qui se sont arrêtés à cela. Croire et faire croire que tuer des ennemis est quasiment une nécessité vitale. Il se trouve qu’en réalité, la transgression mortifère resserre les liens entre les individus, donc satisfait la tendance grégaire  (on le voit dans les phénomènes de foule, par exemple les supporters du football qui s’en prennent aux supporters des équipes adverses...). J’insiste sur cet aspect : ce que j’appelle la tendance vitale du groupe, c’esten l’occurrence la  tendance à se maintenir comme groupe, à persévérer dans son être de groupement. Le meurtre collectif est ce qui répond le mieux à cette nécessité.

    Conséquence : institutionnalisation et solidification des groupements agonistiques. Ceci définit une composante essentielle de l’action d’ Himmler avec ses SS. Et ensuite voir les diverses modalités de propagande et d’endoctrinement raciste.  cf. les écoles d’éducation patriotique (les Napola, citées plus haut… en lien avec la Hitlerjugend.

     

    Remarque

    Dans l’histoire de la philosophie politique, plusieurs théoriciens ont perçu l’importance du choix des ennemis. Le plus récent est Karl Schmitt. Plus ancien, XVI-XVIIe siècles, grand classique, fut Hobbes. Mais chaque fois, l’ennemi est désigné comme tel en fonction d’une passion humaine individuelle (colère, envie, peur chez Hobbes. Cf.  Frédéric Gros dans Désobéir, qui explique que chez Hobbes, « la peur réalise l’ennemi ». Voir sur ces passions Hobbes, Leviathan chap. 13 (un texte qui rappelle René Girard et sa théorie de la violence). Mais pour moi cette vision individualiste est insuffisante. Je propose de reconnaître à la base de la violence l’activité vitale (et normale si j’ose dire) d’un sujet collectif. Parce que les sentiments même les plus hostiles (la haine la plus féroce) n’expliquent jamais le passage à l’acte. En outre, chez Hobbes, ça caractérise l’état de nature, pas la vie en société ; et j’affirme que c’est au contraire un fait social, qui caractérise des communautés constituées… Passage à l’acte est le fait de groupes, et c’est une folie déchaînée qui n’apparaît pas comme telle parce qu’elle provient de l vie ordinaire de groupes.

     

    b) Suite du troisième moment de mon hypothèse. Quand un groupement désigne un ou des ennemis, et ensuite passe à l’acte pour les tuer, il est d’abord mu par la croyance (terme très important sur lequel insiste notamment J. Chapoutot)  que cet ennemi l’a en premier pris pour ennemi, a menacé et tenté de le détruire ou plutôt de détruire le grand groupe de base qu’il cherche à défendre : l’Allemagne pour les nazis. C’est le point crucial pour comprendre la forme allemande de l’antisémitisme et ses suites mortelles. Cette sorte de circularité n’a pas pas vraiment été observée par les spécialistes.

    En relevant ce phénomène typique de croyance, on réintroduit la dimension de folie, au sens d’une folie de type paranoïaque . Ce dogme de l’ennemi est d’ailleurs ce qui pousse à la guerre raciale sans merci en juin 1941, en URSS notamment, quand on décide de tuer, avec les hommes, les femmes et les enfants. « Pratique de l’ennemi » signifie que dans ce cas il faut tuer les enfants sinon, devenus grands, ils nous tueront avec nos femmes et nos enfants. Nous sommes leurs ennemis, avant tout.

    Les historiens ont refusé l’idée que la folie d’un seul homme (Hitler) serait l’origine de la Shoah… Mais si on fait de la folie la propriété non d’un homme mais d’un système - instancié par des groupements, l’objection n’ a plus lieu d’être. Je propose de ne jamais oublier qu’il s’agit au fond de ce que Primo Lévi appelle « la grande folie du Troisième Reich ».  

    Un objet d’analyse est alors l’alliage inédit, propre au nazisme et à la réalité de l’État nazi (comme Etat détruit), entre l’irrationalité des décisions (sur la base de la désignation de l’ennemi) et la rationalité des procédures mises en oeuvre pour les mener à leur terme. Cet alliage étonnant explique en effet que la folie ne se voit pas – elle disparaît sous les arguments produits par toutes sortes de discours - étatiques, scientifiques, etc.  Car les élaborations rationnelles de la folie nazie sont très nombreuses, diverses etc. (cf Le General Ost plan dont parle Ch. Ingrao - avec les déplacements de population, les actions de colonisation des espaces conquis, etc.).


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