• Séance 9

     NAZISME ET ÉDUCATION

     

    Afin de poursuivre la réflexion sur la tyrannie nazie et le fait que, dans ce régime, Hitler détient tous les pouvoirs (j’ai repris l’expression « pratique du gouvernement direct » par le Führer - une expression de M. Broszat), voici quelques éléments concernant l’éducation hitlérienne conçue et pratiquée par les nazis lorsqu’ils ont entrepris de former des élites nationale-socialistes afin d’avoir une importante réserve de cadres, autrement dit de chefs. C’est la SS qui a servi de modèle, laquelle SS, sous la férule d’Himmler, avait pu ouvrir dans trois châteaux trois centres de formation qui furent en quelque sorte les écoles centrales du Parti.

    1)

    Pour ce qui nous intéresse ici, je commencerai par signaler que les nazis ont promu des établissements nouveaux, encadrés par des SS. Il y en eut deux types principaux (plus un troisième, moins connu)

    a) D’abord les « Écoles Adolf Hitler », destinées au jeunes gens entre 14 et 18 ans. Ces écoles ont existé à partir de 1937 ; et à la fin de la guerre, il y en avait une douzaine, dont trois pour les filles. On y dispensait un enseignement gratuit (ce qui était peu courant en Allemagne, à l’époque) et grâce à un concours professionnel  ces écoles offraient même une seconde chance à des jeunes déjà entrés dans la vie active. Les « Écoles Adolf Hitler » étaient vouées à former les futurs fonctionnaires du régime, les futurs cadres comme les Gauleiter, qui étaient a priori sélectionnés sur des critères raciaux (comme les SS, je l’ai dit, qui sont ici un modèle très influent). Un discours de Hitler (le 10 décembre 1940) annonçait  : « chaque place sera occupée par les fils les plus capables de notre peuple » (les filles comptent assez peu, on le voit!). L’ambition égalitariste était donc très fortement exprimée dans ce cadre. Hitler parlait d’un « État où la naissance n’est rien » et où « la performance et le savoir-faire sont tout ». M. Aycard et P. Vallaud, dans leur livre-dictionnaire Allemagne IIIe Reich (op. cit., p. 498), indiquent que ces écoles comportaient des pensionnats créés à la fois par la Hitlerjugend et le Reichsorganisationsamt, l’Office d’organisation central du Parti.

    b) Ensuite il y eut à partir de 1933, les Napolas (Nationalpolitische Erziehungsanstalt, établissement d’éducation nationale politique (ou écoles nationales politiques - ou patriotiques ou encore écoles de formation patriotique), qui se donnaient comme des établissements d’éducation populaire. Plus tard il en exista au moins une pour les filles (mais je n’ai aucun renseignement à ce sujet).

    Un des très rares livres français à aborder ce sujet est celui d’Herma Bouvier et Claude Geraud, Napola, les écoles d’élites du troisième Reich (Paris, L’Harmattan, 2000). Je fais miennes les analyses de ce livre (que je n’ai absolument pas pris le temps de les vérifier… car j’ai tendance à faire confiance aux auteurs quant à la fidélité de leur reconstitution. Il me semble qu’ils ont pris toutes les précautions d’usage)…

    Un film allemand de Dennis Gansel – Napola, l’élite du Führer - , de 2004, retrace le parcours d’un jeune garçon qui s’engage dans l’une de ces écoles contre l’avis de son père, et qui est d’abord honoré puis devient récalcitrant au point de se faire exclure - ce film a été projeté en français par la chaîne de télévision Arte ; et je regrette qu’il n’ait pas été distribué dans les salles…

    Par la même occasion, je tiens à signaler le bon livre d’un honnête philosophe, donc un travail plus généraliste et conceptuel, nettement tourné du côté de l’histoire des idées (je ne m’y arrête pas, bien qu’il soit assez éclairant, parce que je cherche surtout ici à présenter des faits entourés d’un minimum de raisonnement et d’interprétation), c’est le livre de Joseph Leif, L’éducation sous le IIIe Reich, Paris, 1948.

     

    c) Aux deux institutions précédentes, il faut ajouter les Ordensburgen (« châteaux – ou citadelles - de l’Ordre »), où étaient admis les meilleurs élèves des Napolas et des Écoles Adolf Hitler (je reprends ici l’explication de M. Aycard et P. Vallaud dans Allemagne IIIe Reich, p. 134). Les Ordensburgen devaient achever la formation physique, raciale et politique des jeunes gens. D’après H. Bouvier et C. Géraud (cf. Napola, op. cit., p. 32,) il y eut trois Ordensburgen, créées en 1936 pour accueillir de jeunes adultes. C’étaient des sortes de monastères militaires, situés en des lieux retirés (en Poméranie ou en haute Bavière notamment). Trois mille élèves, accompagnés par une cohorte de domestiques, y étaient admis entre 25 et 30 ans sur des critères raciaux et après avoir servi dans la Hitlerjugend, avoir accompli le Service du travail, le service militaire, et s’ils avaient eu une expérience pratique du Parti, des SA ou de la SS. La sélection à l’entrée était assumée par des fonctionnaires du Parti, Robert Ley à leur tête. Nombreux furent les élèves de ces écoles, nazis très convaincus et dévoués après leur formation, qui devinrent des cadres (impitoyables) dans les camps de concentration…

     

    2)

    Revenons aux Napolas (je mets un « s » pour signifier le pluriel en français).

    a) Elles furent instituées le 20 avril 1933, jour de l’anniversaire du Führer. A l’origine de ces écoles il y avait le Dr Joachim Haupt, qui les dirigea, ensuite un conseiller (dont je n’ai pas retrouvé le nom….) du ministre de l’éducation du Reich Bernhard Rust (ministre de la Science et de l’Education et à la Formation du peuple… tout un programme!), et enfin le SS August Heissmeyer, qui fit office d’inspecteur. Le mot Napola, expliquent H. Bouvier et C. Geraud a été formé par analogie avec les Stabilas (Staatliche Bildunganstalten), qu’elles devaient remplacer et qui elles-mêmes avaient succédé en 1920 aux écoles de cadets, les prytanées militaires de l’Allemagne impériale. On retrouve évidemment dans les Napolas le côté militaire du fait que les professeurs insistaient sur la discipline et l’obéissance aux chefs.

    De telles écoles ouvrirent à Putbus, Ploen (Plön), à l’île de Roegen, à Postdam, Naumburg, Oranienstein… On en dénombre 30 en 1941, pour 6000 élèves et 43 en 1945. Les trois premières écoles furent fondées à Postdam, Plön, et Köslin. C’étaient d’anciennes Stabilas. P. 110 du livre de H. Bouvier et C. Geraud, un tableau nous renseigne sur la Napola de Köslin qui comportait 17 élèves en 1934, 8 en 1935, 81 en 1940, 87 en 1942, etc., pour un de total de 442 enfants accueillis… de 1934 à 1943.

    Le chapitre 7 du livre de H. Bouvier et C . Geraud retrace le recrutement et la sélection des élèves, par un concours qui avait lieu tous les ans et permettait de choisir entre 400 candidats à peu près dans chaque école. C’est dire que les familles se pressaient aux portes des Napolas. Certains garçons avaient été signalés dans leur école primaire par un instituteur qui avait perçu les qualités requises. Parfois, les parents étaient hostiles au départ de l’enfant ; mais dans ce cas, de véritables sergents recruteurs revenaient à la charge, plusieurs fois s’il le fallait. Pour le concours, il fallait faire une rédaction, subir une dictée, répondre à des questions de biologie, d’histoire et géographie et de culture générale. Mais l’important était que les élèves, admis à partir de 9 ans sur des critères variés, devaient satisfaire avant tout à des normes raciales. Il leur fallait démontrer qu’ils ne s’écartaient pas des critères de pureté de la race ce que devait prouver leur arbre généalogique reconstitué depuis le début du XIXe siècle (comme pour se faire admettre dans la SS ). Ceci ne doit pas faire oublier que ces écoles étaient aussi censées fournir au Reich les spécialistes des différents corps de métiers. Cela étant, contrairement aux écoles de cadets pour futurs officiers, les Napolas formaient essentiellement des chefs, des gens qui obéissent à leurs supérieurs, mais surtout qui savent commander à ceux en dessous d’eux ; des jeunes gens qui voudront et pourront s’engager dans la SS… C’est ce dont nous assure un extrait du journal des élèves de Köslin en 1943, que citent H. Bouvier et C. Geraud (p. 19).

    De même que les Écoles Adolf Hitler, les Napolas étaient fondées sur un idéal égalitaire (par opposition à aristocratique) ce qui était déjà le cas pour les anciens cadets. Heissmeyer envisagea d’imiter dans une certaine mesure les public-schools anglaises  : d’où les voyages et échanges avec l’étranger. En plus, les Napolas étaient situées en région, à la campagne s’il se pouvait, ce qui leur permettait de contenir un jardin où les élèves pouvaient s’exercer à la plantation, comme dans les Landschulen, issues des mouvement de jeunesse de la fin du XIXe siècle, les Wandervogel, qui prônaient le retour à la nature associé à une mise en pratique de la fraternité.

    Au début, les élèves des Napolas devaient porter une chemise brune, comme les garçons de la Hitlerjugend, avec un brassard rouge-noir-rouge et des épaulettes de couleur variable selon les classes. Ensuite, en 1934, un autre uniforme entra en vigueur, différent de celui de la Hitlerjugend, vert olive, unique. Du coup, seule la couleur des épaulettes distinguait les établissements. A Köslin, le jaune avait été choisi. Mais là, puisque le Sturmbann (ensemble des élèves) se divisait en trois classes, des Stürme (sections), alors les deux premières classes avaient des épaulettes rouges, tandis que de la 5è à la 3è, les épaulettes étaient blanches ; au dessus, on avait imposé des épaulettes noires.

    Contrairement à la Stabila qui suivait le programme du lycée (le « gymnasium » depuis 1945) et qui deviendra Oberschule, les Napola avaient un programme spécial, où les matières intellectuelles étaient dominées par les exercices physiques. Étaient obligatoires l’apprentissage de l’anglais et du latin, et en biologie, la théorie des races. C’est ainsi que, dès 1933, un cabinet de biologie fut créé dans cette Napola de Köslin.

    b) Dans l’école, les exercices physiques étaient donc nombreux et caractéristiques (j’y insiste parce que c’est une spécificité qui pourrait réjouir si on oubliait qu’il s’agit de former des soldats… cruels!). Il y avait de la natation, de la gymnastique, des entraînements d’athlétisme, des jeux collectifs, des combats de boxe (bien présentés dans le film de Dennis Gansel). Et parfois, ces combats pouvaient mettre des plus jeunes enfants aux prises avec des plus grands, si bien que le petit était copieusement rossé mais pouvait persister et montrer ainsi sa résistance. De manière générale, on pouvait commander par exemple que les enfants traversent un abîme en s’agrippant à une échelle, sautent d’un deuxième étage dans un filet, ou d’un plongeoir sans même savoir nager… Parmi ces épreuves « de courage », l’une consistait à sauter d’un plongeoir de 10 m de haut tout habillé, avec le casque dont la jugulaire tirait fort et faisait donc très mal au moment de la réception dans l’eau. Ne pas avoir peur était fondamental. Souvent, des exercices de ce type, très redoutables et redoutés par les enfants, avaient lieu la nuit, car ce moment était estimé propice à à l’expression de certaines qualités du chef, le courage par exemple…

    Durant les épreuves, le jeune garçon portait au poignet un « fil de vie », qui était cassé s’il était perdant dans le combat. Cela équivalait à une mort symbolique. La mort, sous la forme du sacrifice de soi au profit du Führer donc de l’Allemagne, semble avoir été omniprésente. C’est ainsi qu’un chant pour les jeunes filles de la BDM (la branche féminine de la Hitlerjugend) clamait : « Claironnez, fanfares, les jeunes n’ont pas peur. Allemagne, dresse-toi et brille ; Pour toi nous succomberons… ». Car comme le dit un autre témoin ancien élève (dans un film documentaire diffusé en 2000 sur la chaîne Arte), si on apprenait à tuer dans les Napolas, on y apprenait encore plus à se faire tuer. C’était bien là cette incitation au sacrifice, qui sublime l’héroïsme du naufrage et du naufragé pour en faire un nouveau « crépuscule des dieux ». Un autre témoin (Dans H. Bouvier et C. Geraud, p. 31), Hermann Schmidt, affirme dans le même sens : « On nous apprenait à répéter des slogans (le drapeau signifie plus que la mort, tu n’es rien le peuple est tout, la communauté a priorité sur l’individu, être plutôt que paraître) qui n’avaient pas grand sens pour la plupart d’entre nous »…

    Voici un témoignage éloquent au sujet des épreuves endurées par les enfants (cité par H. Bouvier et C. Geraud , p. 100 et laissé par une certain Horst Klose) :

    « Au petit matin, il devait être 6 heures, on nous emmena en camion dans un champ de manœuvre. Les Waffen-SS distribuèrent des pelles à tout le monde et on nous fît aligner face à trois chenillettes qui pétaradaient dans la brume. J’avais tellement froid que mes mains collaient au fer de la pelle et j’avais surtout envie de pisser et je ne devais pas être le seul. Un Scharführer (caporal-chef SS) hurla (il faut dire que ces gens hurlaient tout le temps) : - ’Au boulot mes petits cochons ! On creuse son trou et les chenillettes vous passent dessus. On ne garde pas les péteux ici ! Les trouillards, c’est comme les rats, ça s’élimine’. Avec Hans, mon copain d’école, on a creusé. J’ai failli pisser dans ma culotte, Hans a dégueulé quand on a pris le tuyau d’échappement de la chenillette dans la figure. Je n’ai pas regardé ce que faisaient les autres. Quand on est remonté dans le camion complètement sonné, on nous a balancé comme un sac de patates un petit blondinet de Hambourg, la merde lui coulait le long des jambes. – ‘Les dégénérés, la merdouille, retour chez maman’, a craché le Scharführer. Voilà comment moi, Horst Klose, j’ai mesuré mon attachement au Führer en fonction de ma capacité à me retenir de pisser » [Ceci confirme la stratégie de rupture avec la famille et notamment avec la mère : il fallait extirper de soi tout faiblesse sentimentale et émotionnelle].

    Pour comprendre l’esprit de sacrifice dont les Napolas faisaient le moment ultime de leur réussite, on peut en ce sens rappeler la devise de ces écoles, empruntée au Maréchal de Moltke : viel leisten, wenig hervortreten, mehr sein als scheinen ; traduction : « travailler beaucoup, se mettre peu en avant, être plutôt que paraître ». La dernière partie de la formule était d’ailleurs gravée sur le poignard d’honneur porté par les garçons (et préalablement remis avec solennité) dans les jeunesses hitlériennes.

    Pour le dire autrement : c’est la communauté raciale, le Volk, donc le völkisch (populaire-racial) qui trace l’arc symbolique très prégnant qui relie pour l’individu la puissance et la mort, c’est-à-dire la mort acceptée pour soi puisqu’elle garantit du même coup que la mort du Peuple est impossible (c’est le même chose avec les successeurs des nazis que sont terroristes islamistes d’aujourd’hui). Une déclaration de la Fédération des enseignants nationaux-socialistes assure que « le plus grand honneur, pour un homme, consiste à mourir en face de l’ennemi de son peuple » (cité par Joachim Fest, Les maîtres du IIIe Reich, Livre de poche, 2012 [1963], p. 449).

    Ceci révèle bien que les nazis cultivaient l’esprit du combattant. Hitler voulait que les enfants fussent formés pour la guerre dans la mesure surtout où la guerre était pour lui, et tous les nazis, un idéal de vie. C’est ce qu’a magnifié après la guerre de 14-18 un livre d’Ernst Jünger (qui participa à l’administration allemande à Paris pendant l’Occupation), La guerre comme expérience intérieure (écrit en 1920 ; traduit et souvent réédité depuis). Les nazis nommaient d’ailleurs « loi de fer » le combat, éternel selon eux, entre les peuples (c’est une indication de M. Broszat - dans L’Etat hitlérien, op.cit., p. 444).

    Encore plus explicite est un texte de Didier Lazard tiré du procès de Nuremberg après la guerre (in Le procès de Nuremberg, récit d’un témoin, 1948, p. 263), qui parle du rapport entre l’enseignement de la doctrine de la race et un véritable entraînement au crime. C’est ainsi que l’accusation soviétique (rapport Smirnov, p. 11) a fait état de la création d’écoles du crime ouvertes par la S.A. dans les territoires conquis ; il s’agissait par exemple de cours d’incinération pour des officiers de la police (on y apprenait à éparpiller des cendres humaines, à se servir de machines pour broyer des os, etc). De même, à Lvov, en Pologne, la jeunesse hitlérienne s’entraînait au tir en prenant pour cible des enfants russes jouant dans un parc...

    c) Reconstituée par H. Bouvier et C. Geraud, la journée type de l’élève dans une Napola se déroulait comme suit (Napola…, op. cit., , p. 131-132) :

    - 6 h, lever, activité sportive quelle que soit la saison

    - 6h45 : douches

    - 7 h : appel et levée des couleurs

    - 7 h 30 : petit déjeuner

    - 8h : travail des élèves punis

    - 8h 30 : début des cours (durée : 4 heures)

    - 12h30 : déjeuner avec lectures à haute voix pour tout le monde.

    - 13 h : éducation politique

    - 14h : exercices physiques

    - 17 h : devoirs surveillés et préparation des leçons du lendemain

    - 18h 30 : baissée des couleurs et appelleront

    - 19h : dîner

    - 19h 30 jusqu’à 21h 30 : « temps libre » avec activités de groupe, chants, lectures à voix haute, etc.

    - 22 h : extinction des feux (mais : exercices nocturnes… deux fois par semaine).

     

    Les organisateurs voulaient en outre que ces écoles soient pour les enfants une nouvelle patrie. Ils pensaient alors à la mis en œuvre d’une fraternité (militaire), qui pouvait remplacer le lien des enfants avec leur familles… C’est là une stratégie typique des régimes totalitaires. Que les enfants soient coupés, sans regrets, de leur famille et de leur milieu (c’est ce qu’on voit dans le film de Dennis Gansel). Dans cette circonstance, il était possible d’inculquer aux élèves l’esprit national-socialiste qui en ferait des dirigeants fidèles et efficaces du Reich nazi.

    Dans ces écoles, notent plusieurs anciens élèves, le développement de la haine contre les juifs allait de soi (« les professeurs ne cessaient de nous monter contre les Juifs » dit l’un d’eux). Les anciens élèves dont les propos sont cités dans le livre de H. Bouvier et C. Geraud confirment l’importance des connaissances raciales dans leur apprentissage, et, par exemple, l’usage des tests sur la couleur des yeux.

    C’est ainsi qu’en août 1941, des élèves de Napola furent conduits en visite dans le ghetto de Lodz ville polonaise rebaptisée Litzmannstadt. D’autres élèves furent emmenés à Buchenwald où ils purent admirer des têtes humaines réduites de détenus polonais. Il s’agissait en l’occurrence d’anéantir tout réflexe de compassion envers les races inférieures et les Juifs (ce qui est cohérent, il me semble, avec la rupture des liens familiaux : Il fallait que ces futurs nazis de choc s’affranchissent de tout lien sensible et ne reconnaissent d’autre autorité que celle du chef, et notamment du chef suprême, le Führer, auquel on promettait de donner sa vie. August Heissmeyer, inspecteur, affirma en mars 1944 la fierté des professeurs et des encadrants quand ils apprenaient qu’un un ancien élève avait « donné sa vie pour l’Allemagne ».

    3)

    Sur un plan plus général, voyons comment les nazis se sont intéressés à la jeunesse allemande (ce qui n fut pas forcément le cas au début de l’ ascension de Hitler vers les pouvoir). Pour comprendre ce processus, on peut lire les rapports dans lesquels André François-Poncet, l’ambassadeur de France en Allemagne, en poste à Berlin avant la guerre, décrivait la société allemande qu’il avait sous les yeux, et où il a plusieurs fois traité de l’éducation et de l’emprise des nazis sur la jeunesse. En voici quelques extraits (je lis Les rapports de Berlin, Paris, Fayard, 2016).

     

    - Un rapport du 18 novembre 1931 évoque la « Jeunesse hitlérienne » (la Hitlerjugend). A. François-Poncet explique que ce genre d’organisation bénéficie d’une administration spéciale, qu’elle est dotée d’une direction centrale, avec des régions qui peuvent être différentes de celles du parti. A la direction centrale de la Hitlerjugend se trouve alors Kurt Gruber (mort en 1933 ; il avait formé le premier groupe de jeunesse nationale-socialiste en 1922, puis avait été promu Reichsführer des jeunesses hitlériennes en 1931). A. François-Poncet mentionne également l’organisation spéciale pour les groupes d’enfants plus jeunes (Scharen) ainsi que la Ligue des jeunes filles allemandes (Bund deutscher Mädel, BDM), chaque organisation ayant des publications adaptées. C’est ainsi que tous les membres de la Hitlerjugend affirme l’ambassadeur doivent s’abonner au mensuel Sturmjugend und Kopferblätter. Il y a aussi le Deutsches Jungvolk, mensuel ; et aussi le Nachrichten und Artikeldienst der N.S. Jugend, qui est la feuille de la correspondance officielle de la jeunesse hitlérienne.

    - Le rapport du 31 janvier 1935 décrit l’enseignement raciste dans les écoles (p. 121-122). Il explique que le ministre de l’éducation du Reich, Bernhard Rust, veut procéder à une réforme radicale des programmes scolaires, ce qui était auparavant du ressort des autorités locales ou dépendait de l’initiative des maîtres. Rust a ordonné que les écoles se conforment aux principes du national-socialiste, qui exige une éducation raciste. Rust annonce en ce sens la nécessité de :

     

    « donner aux enfants une idée des phénomènes de l’hérédité »(...) et « développer en eux le sentiment de leur responsabilité à l’égard de la communauté nationale, la fierté d’appartenir à un peuple qui incarne la tradition nordique et la volonté de collaborer à la renaissance nationale ‘du point de vue de la race et du sang’ ».

    On comprend par là que si l’individualité est mobilisée, ce qui est le cas quand on fait appel à la responsabilité, c’est toujours au service du groupe… D’où le tendance des nazis à développer une éducation groupale, si l’on peut dire, de la pensée, du sentiment et de la volonté, tout enfant étant sommé d’intégrer la « nécessité d’épurer la race allemande et de revivifier le sang germanique » (idem, p. 122).

    Et A. François-Poncet ajoute cette formulation saisissante et si clairvoyante (qui ne suscitera pourtant pas de réaction spéciale à Paris – d’autres rapports, convergents, relatent pourtant des faits tout aussi effrayants...) :

    « En plein vingtième siècle, l’Allemagne offre l’image anachronique d’un pays où les Israélites sont exclus des écoles ou sont obligés, lorsqu’ils y sont admis, à prendre place sur un banc à l’écart, pour ne pas souiller par leur contact leurs camarades aryens ».

    - Le rapport du 24 juillet 1935, dans un assez long texte (idem, p. 137-141) porte notamment sur les camps de vacances de la Jeunesse hitlérienne. On y découvre le vie dans ces camps telle que l’ont vécue, au bord de la mer ou sur les rives des lacs allemands, 100 000 jeunes garçons. Comme on s’en doute, les exercices physiques (marches, sports nautiques etc.) occupaient une grande place dans ce contexte. C’est que dans la conception nazie, souligne A. François-Poncet, l’aryen doit être façonné au grand air et au soleil. Ainsi s’affirme une véritable mystique de la nature - qui doit en outre, précise A. François-Poncet, se substituer au christianisme. On peut considérer que cette vie, qui plaisait beaucoup aux jeunes gens, était une application exemplaire des principes du régime, laquelle application ménageait de ce fait le reflux de toute autorité familiale et de toute influence religieuse (j’en ai parlé plus haut), ce retrait étant assorti de conférences sur l’histoire et l’idéologie nationale-socialiste. Évidemment, dans l’optique nazie, la vie sous la tente et la culture de la camaraderie n’excluait pas, bien au contraire, toute une hiérarchie de chefs sur le modèle de la caserne.

    Cette année 1935 ajoute François-Poncet (idem, p. 139), marque la présence d’un grand nombre d’étrangers… issus d’autre groupements de la HitlerJugend (dont s’efforcent de rendre compte, L’observateur raciste et la Deutsche Allgemeine Zeitung). Les nazis ont en effet organisé « La rencontre mondiale des Jeunesses hitlériennes », où certains journaux ont vu les prémisses d’une nouvelle société des nations … Mais ces journaux, suggère malicieusement A. François-Poncet, ne disent pas que ces étrangers sont peut-être en réalité des Allemands établis hors d’Allemagne ! Il y aurait donc là un « bluff ». Quoi qu’il en soit, à cette occasion, on a tout fait pour créer une impression durable : on a établi un camp modèle à Kuhlmühle, près de Rheinberg ; une nouvelle route a été construite avec l’aide des jeunes gens mobilisés par le Service du travail, on a créé des timbres, la radio a été installée, des conférences et des spectacles on eut lieu sur un théâtre de plein air ; le train du secours bavarois, immense cuisine roulante pour des grandes occasions comme le congrès de Nuremberg, a été prêté ; et puis… sur une colline, les drapeaux de 50 nations ont été mêlés à ceux du IIIe Reich et un monument aux morts de la jeunesse hitlérienne a été dressé, devant lequel deux enfants montaient la garde.

    Remarque

    Un mot sur le « Service du travail »- en référence à différents auteurs, notamment M. Aycard et P. Vallaud (un article sous ce terme). Voyez aussi Wikipédia.

    Le service du travail (Arbeitsdienst) a concerné dans ces années-là quelques centaines de milliers de jeunes gens, qui étaient répartis dans des centaines de camps. Dans chaque Gau plusieurs groupes étaient constitués. Il s’agissait de travail manuel et donc aussi d’entraînement physique dans la perspective de le guerre future, avec des instructions politiques. Il y eut d’abord un Service du travail volontaire... qui devient Service du travail obligatoire à partir du 26 juin 1935. Tous les hommes et les femmes entre 18 et 25 ans étaient appelés et devaient consacrer six mois (parfois on dit un an…, mais je n’ai pas cherché à en savoir plus) à des travaux à la campagne (défricher, créer des routes, etc.). Le but primitif était la lutte contre le chômage. Il était prévu par les nazis que cette situation favoriserait le développement de l’esprit communautaire.

    En 1932 existait un commissaire du Reich pour le Service du travail volontaire, à savoir le ministre du travail, Franz Seldte. Le e 31 mars 1933 cependant, Seldte fut obligé d’accepter sur le même créneau un « chargé du service du travail national-socialiste » : Konstantin Hierl. Celui-ci entreprit de réformer «les camps du Service du travail ; et en février 1934 il obtint la création d’un Service national-socialiste du Travail. Par suite d’une vive opposition de Seldte à Hierl, Seldte finit par renoncer à exercer son autorité sur le Service du travail, moyennant quoi Hierl créa une administration indépendante, placée sous sa direction, quoique en même temps il restait soumis au ministre de l’intérieur, Wilhelm Frick. Cela n’empêcha pas Hierl de développer son organisme, et d’en faire, à côté de l’armée, le moyen d’une véritable formation paramilitaire (cf. M. Broszat, L’État hitlérien…, op. cit., p. 394).

    Notons au passage une information du rapport du 7 août 1935 : « Les Juifs sont terrorisés. Ils n’ont plus qu’une pensée ; celle de fuir un pays qui les considère et les traite comme des lépreux... » (idem, p. 141). De même, le rapport du 19 février 1936 explique : « on traque, on poursuit, on arrête, on condamne les ecclésiastiques qui sont accusés d’être les ennemis du régime... » (idem, p. 145).

    - La rapport du 13 septembre 1936 s’intéresse au 7ème congrès du Parti, le NSDAP (sur ce congrès auquel assistent des personnalités françaises comme l’écrivain Drieu-La-Rochelle - fusillé à la Libération, on trouve de nombreuses images sur le web), qui s’est tenu comme les précédents à Nuremberg et, dans l’énorme stade, en présence d’une gigantesque foule de jeunes gens, le chef des jeunesses hitlériennes, Baldur von Schirach, put annoncer à Hitler la participation de plusieurs centaines de milliers de jeunes gens : « 917 445 » exactement ). Alors l’ambassadeur A. François-Poncet évoque un :

    « spectacle grandiose (…) succession hallucinante de tableaux vivants aux proportions gigantesques, déroulement ininterrompu de réunions monstres, de défilés qui sont de véritables fleuves humains, de parades qui mettent sur pied les effectifs d’armées entières » (..). Ce sont « des centaines de milliers d’hommes (…) une véritable migration (…) des foules innombrables, mues par un même sentiment et un même désir, voir et entendre l’homme prodigieux qui exerce sur son pays une action magique (…) (p. 149), comme «  une sorte de Messie de la race germanique. »… Ainsi, « L’apothéose de l’armée s’est confondue avec celle du Führer, restaurateur de la puissance militaire allemande » (idem, p. 148)...

    Ceci pourrait se comprendre en référence à l’idée développée par Elias Canetti dans Masse et puissance (Paris, Gallimard, 1960) sur l’importance énorme de l’armée pour les nazis, dont le « cristal de masse » était composé par le groupe des Junkers prussiens.

    Et A. François-Poncet de compléter son propos en écrivant :

    « Afin d’assurer la formation de la jeunesse, toute une série d’écoles permettront d’assurer, de compléter et de parfaire l’éducation physique et politique du citoyen : escouades ‘Jeune Peuple’, compagnies d’éclaireurs, Jeunesse hitlérienne, service du travail et service militaire. »

     Hitler, poursuit A. François-Poncet, a également dessiné l’ idéal du jeune Allemand, présenté en fin de compte sous la figure d’un lutteur :

     "droit et mince, souple comme un lévrier, résistant comme du cuir, dur comme de l’acier, sachant obéir, sachant commander, ni provoquant, ni querelleur, mais digne et capable de se faire respecter’ ». Tout ceci, affirme A. François-Poncet, exerce un grand attrait sur la jeunesse allemande, « … avide de servir. Elle se réjouit de porter l’uniforme, d’appartenir à une formation, de répondre à des convocations, de prendre part à des défilés. Elle y acquiert le sentiment de son importance ».

     Certain parents n’appréciaient pas « l’irréligion, le vagabondage » (terme qui marque la détestation des circulations dans la campagne) et les manières brutales. Une mère raconta même à l’ambassadeur François-Poncet qu’un chef de groupe avait un jour fait allonger des enfants sur des rails pour ensuite décréter vainqueur le dernier à s’être levé à l’approche du train… N’est-ce pas là une confirmation du souhait que les enfants se détachent de leur famille et se rapprochent parallèlement des organismes nazis ? …

    - Le rapport du 17 février 1938 décrit la manière dont la jeunesse est dressée dans les camps de travail du Troisième Reich. Notamment dans le contexte du Service du travail…, là où prime l’« esprit de discipline », le « sentiment de camaraderie », et une « sorte de communion nationale », alliée à une « propagande agressive, antireligieuse et antisémite » (Les rapports de Berlin..., op.cit., . p. 157 et suiv.) ce que A. François-Poncet analyse en termes de « bourrage des cerveaux ».

    4)

    Pour conclure, je voudrais maintenant recentrer les faits que je viens d’exposer sur mes principales hypothèses de compréhension du nazisme. Je me contente d’affirmer que, d’après ce qui précède, l’éducation nazie reposait sur deux grand principes :

    a) ce qu’on pourrait appeler un principe de puissance : les jeunes devaient savoir et réaliser que, dans la perspective militaire qui prône comme un modèle suprême la vie du soldat pendant la guerre, ils appartenaient à une race spéciale, la race des seigneurs. D’où l’entraînement au combat, et le déploiement de la force physique dans ce cadre agonistique. Cette référence au combat, fondamentale, justifie la culture de la force physique en même temps que l’affermissement de la volonté, qui se rend insensible et se débarrasse de toute pitié.

    2) En même temps, cette puissance imputée aux individus ayant reçu la formation ad hoc, n’était reconnue qu’aux membres de la communauté populaire (la Volksgemeinschaft). D’où l’adage cité plus haut : « Tu n’es rien, ton peuple est tout ». En conséquence, la culture de la puissance se soldait par l’appel au sacrifice de soi au profit de la communauté. On ne peut s’empêcher de comprendre en ce point une négation radicale de toute valeur accordée à la personne humaine) – ce qui est toutefois relevé par l’obligation de loyauté envers les lois ou de fidélité envers les chef… jusqu’à la mort (et ceci explique le grand intérêt des nazis pour les pratiques du serment, dans l’armée, chez les SS etc.).

    Hitler, à la tribune lors du VII e congrès, à Nuremberg, dont j’ai parlé, criait ceci devant la gigantesque foule des jeunes gens réunis  :

     « Nous voulons être un seul peuple. Et vous les jeunes vous serez ce peuple ». Nous ne voulons plus de divisions de classe. « Nous voulons voir un seul Reich. Et vous devez vous y préparer. Nous voulons un peuple obéissant. Et vous devez être obéissants. Nous voulons que notre peuple soit pacifique mais courageux. Et vous devez être pacifiques… [applaudissements]… Vous devez donc être pacifiques et courageux à la fois… [applaudissements]... Nous voulons que notre peuple soit fort. Ce sera difficile et vous devez vous y habituer dans votre jeunesse. Vous devez vous habituer aux privations sans vous écrouler une seule fois. Et quoique nous créions, quoique nous fassions, nous mourrons mais l’Allemagne vivra en nous ».

     

    N’oubliez jamais !

     

    (au terme de cette quatrième série d’envois annuels, j’arrête mon exposé sur le nazisme : mais cela sera peut-être le début d’une réflexion sur les usages mortifères de la notion de « peuple »).

     


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