• Séance 7

    Qu’est-ce que le nazisme 

    (III, 6 et 7 ; suite et fin)

     

    Aujourd’hui je vais d’abord continuer et achever le paragraphe 6 de la séance précédente… Ensuite, faute de temps, pour aller vite et vous envoyer quelque chose de très bref, je donnerai sur une nouvelle question les premières définitions que je reprendrai dans la séance suivante.

    Dans la séance 6, je me proposais de relire les documents relatifs aux sources du nazisme, à la lumière de ce que j’ai défini comme étant une pratique de l’ennemi (plutôt une guerre qu’une politique). J’ai terminé la dernière fois en signalant l’attrait des nazis pour la vengeance. Celle-ci, qui était obsédante dans la pensée de Hitler (d’où sa fureur), était soutenue par l’agonisme (j’invente le terme!) dès le début des groupements nazis, du Parti et de sa milice (la S.A.) ; et elle était spécialement appliquée aux sociaux-démocrates et aux Juifs. Pourquoi utiliser le mot « vengeance » ? D’abord parce qu’il s’associe facilement au sadisme et à toutes les pratiques cruelles dont j’ai déjà fait état. Ensuite et surtout parce que c’est, après la défaite de 1918, un premier résultat de l’ « effervescence » collective… évidemment développée et attisée par le nazisme, et le tout petit parti hitlérien qui fera de cette orientation une direction essentielle et permanente de son programme politique. Et il est facile de constater que le désir de vengeance est un principe fondateur du génocide …

    La désignation d’un ennemi, je l’ai dit, est telle qu’elle appelle la vengeance puisqu’on ne tient pour ennemi que celui ou ceux, haïssables, dont on est persuadé qu’ils agissent ou complotent contre nous. C’est donc ce qui incite à passer d’un simple désir de mort à la décision donc à la volonté de tuer (tuer tous les Juifs sur la terre!)...

    En conséquence des deux motifs que sont, 1, le désir (paranoïaque) de vengeance, et 2, la définition d’un ennemi (visé par la vengeance, donc objet de haine ), l’appel au meurtre devient le principal but et le premier moyen de la pratique de l’ennemi.

    Dans ce contexte, il ne faut donc jamais oublier que racisme et antisémitisme servent surtout à définir un ennemi, donc ne sont ni des idées séparées, comme serait une doctrine appliquée après coup à l’action politique, ni le simple produit d’une émotion comme la haine. Racisme et antisémitisme sont, comme j’ai proposé de le dire, le moment intellectuel d’une pratique de l’ennemi. Et c’est à ce titre que ces sombres passions se sont installées dans la pensée et le projet de l’homme Hitler. A quelles conditions une telle pratique de l’ennemi et le récit qui la légitime pouvaient ils se diffuser et engendrer une croyance collective ? A la condition de la mort de masse dont la guerre de 1914 fut le théâtre, certes, mais en même temps à la condition de la défaite allemande qui, en quelque sorte donne à la mort subie une plus-value de signification et donc de terreur. Hitler, après sa crise de 1918 (cf. le livre de R. Binion, Hitler et l’Allemagne…, op. cit., p. 73 et suiv.), dans les années 1920, propose une sorte de remède pour le rétablissement de l’Allemagne vaincue donc l’achèvement du deuil, et ce serait, comme dit Binion, « la suppression de tous les Juifs ». Ainsi, le premier texte politique de Hitler, écrit en réponse à une demande de la Reichswehr que son chef lui a transmise, explique que, les juifs étant une race parasite, il faudrait d’abord priver les Juifs de leurs droits civiques (cette clause figurera ensuite dans le programme de 1920) en attendant leur « éloignement total » (Pour les germanistes, voir Ernst Deuerlein, Der Aufstieg der NSDAP (1919-1933), Düsseldorf, 1968). I. Kershaw évoque lui aussi un projet de « bannissement » des Juifs.

    Dans la conscience malade des nazis et de Hitler, la défaite repose sur la traîtrise des Juifs, qui aurait abouti à l’instigation de la funeste « révolution juive » de 1918 (la révolution lancée par les communistes, ayant permis d’instaurer l’éphémère « République des Conseils »). Dans le Völkischer Beobachter du 21 octobre 1923 (le quotidien du Parti dont Alfred Rosenberg fut rédacteur en chef), Hitler évoque en se sens la nécessité de crever « l’abcès » juif et d’éradiquer le marxisme qui est selon lui une « peste ». Hitler parle également des « criminels de Novembre » (les sociaux-démocrates cette fois), qui ont signé en France, en 1919, le honteux traité de Versailles. Et il faut bien voir que Hitler ne reviendra jamais sur ces opinions. L’idée d’un « diktat » de Versailles deviendra un stéréotype en Allemagne. On voit le même penchant s’exprimer plus tard lorsque l’une des secrétaires du Führer, Traudl Junge, raconte les discussions vespérales auxquelles le Führer, au Burghof ou dans la « tanière du loup » (Wolfschanze), conviait son entourage pendant la guerre. On sait même que dans les derniers moments de son existence, au moment de se donner la mort, Hitler a rédigé un testament qui reprend son antienne raciste (testament dicté à la même T. Junge).

    L’optique raciste des nazis a utilisé une certaine compréhension du darwinisme et du thème darwinien de la sélection naturelle, devenant pure « lutte pour la survie » y compris dans le contexte du monde social (ce qui ne met certes pas en cause la science darwinienne elle-même, qui n’a à peu près rien à voir avec cette extrapolation – ce point est d’ailleurs très commenté). A cela une conséquence, que j’ai longuement suivie dans mon essai, à savoir l’idée que l’ennemi menace la santé du pur aryen, autrement dit sa puissance, le libre exercice de ses facultés physiques naturelles, dans le sens voulu par la nature. Une telle idéalisation de la santé explique l’intérêt de Hitler et des nazis pour le corps des jeunes hommes et des jeunes femmes. Le nazisme a d’ailleurs promu le naturisme. Le film de Jörg Müllner que j’ai déjà cité, La jeunesse sous Hitler, montre dans le même sens le spectacle qui réjouissait tant les nazis, à savoir les parades gymniques des jeunes filles allemandes, en particulier les danses collectives… (Sur la problématique de la santé, voir S. Friedländer, Réflexions…, op. cit., p. 25).

    7)

    Pour continuer de revisiter les sources du racisme et de l’antisémitisme nazi en les examinant sous l’angle d’une pratique de l’ennemi, je voudrais maintenant aborder le thème du pangermanisme c’est-à-dire le projet de regrouper tous les peuples germaniques, censément supérieurs aux autres, dans un unique système étatique. J’en ai traité avant l’été dans la séance 4 ; je me limite donc ici à signaler que, par le truchement de l’idéologie pangermaniste, à laquelle Hitler a adhéré (sans rejoindre bien sûr le parti correspondant), la dénonciation des ennemis passe par un récit de la grandeur de la race nordique et du peuple Allemand. Or ce récit comporte deux mouvements complémentaires et, à eux deux, ces récits sont constitutifs de l’idée même d’une pratique de l’ennemi.  C’est d’une part le récit de la haine envers le dehors du Peuple (en dehors sont cantonnés les Juifs, les communistes, les handicapés, les homosexuels, etc.) , et d’autre part le récit de l’effusion voire de l’amour vers le dedans, vers les aryens et les membres de la Volksgemeinschaft. Le tout débouche sur la volonté de domination absolue des Allemands qui devraient gouverner toute l’humanité, et n’excepter aucun peuple sur la terre entière. En 1945-46, après la guerre, lors du fameux procès de Nuremberg, un procureur français, François de Menthon (un juriste Résistant) a bien abordé ce point, qui est aussi exposé dans le livre de Christian Bernadac, La montée du nazisme. Le glaive et les bourreaux (Paris, éditions France-Empire, 2013, p. 128-130. Ce livre contient la transcription de nombreux extraits des interrogatoires auxquels les juges ont procédé le procès).

    Bernadac a en outre noté que la doctrine de la race avait l’apparence d’une nouvelle religion. Mais s’il est vrai que l’expression « race des seigneurs » existait - et elle a été relevée par le tribunal de Nuremberg -, il il ne semble pas toutefois qu’elle ait été très utilisée par les nazis. Plusieurs accusés ont en effet assuré que cette formule soulevait le scepticisme, voire l’ironie. Hjalmar Schacht (qui adhère en 1932, est ensuite député au Reichtag, puis président de la Reichsbank et ministre de l’économie du Reich,) dit que l’expression n’a jamais été prise au sérieux, d’autant moins que les chefs nazis n’avaient rien des caractères apparents de la race nordique ; Goebbels surtout passait, d’après une formule populaire ironique, pour un « germain racorni » (ou «  germain rétréci » : il mesurait moins d’1m 60). Lors du procès toujours, Göring prétendit qu’on ne trouverait jamais l’expression « race des seigneurs » dans ses discours. De même, Alfred Rosenberg (le grand théoricien du racisme) affirma qu’il ne l’avait jamais utilisée, tout en notant qu’il avait bien entendu Herrenmenschen (qu’on pourrait traduire par  classe dirigeante), mais que cela lui avait déplu. Je suppose quant à moi que « race supérieure » était plus courant parce qu’associé à race aryenne, race nordique, race germanique, lesquelles étaient connues en Allemagne et par les nazis comme évidemment supérieures. Et l’éducation des enfants sélectionnés pour accéder aux écoles patriotiques, les Napola, n’hésitait pas à asséner et à répéter ces formulations… Tout cela ne fait aucun doute. Mais cela signifie aussi que point n’était besoin d’une expression laudative comme « race des seigneurs », car le signifié de la supériorité des Allemands sur toutes les autres « races » était bel et bien explicite dans le discours commun des nazis… c’est-à-dire de la raciologie, si importante et obsédante pour les hitlériens.

     

     

    Séance 8

     

    LA TYRANNIE NAZIE

     

    Au final, quel terme convient le mieux pour définir le régime nazi, une fois qu’on a décrit sa fureur antisémite et ses pratiques de mise à mort ? Totalitarisme ? Dictature ? Tyrannie ? (sans oublier que le nazisme poursuit essentiellement non pas une politique mais une guerre à l’intérieur même de l’Allemagne). Au risque de me tromper, et de changer d’avis dès demain, je penche aujourd’hui pour le dernier terme.

    Pourquoi choisir tyrannie, terme classique qui semble désuet ? Pour rendre compte de l’ irruption dans l’ordre politique de quelque chose d’étranger à toute politique démocratique… Dans le cas d’Hitler et des nazis une tyrannie repose sur un pouvoir absolu qui cherche avant tout la désintégration de l’Etat. Ceci suppose que le chef (Führer) dirige d’une main de fer un parti unique qui, ne supportant par essence aucune opposition, confisque toutes les libertés publiques.

    Nous savons par ailleurs que ceci n’empêche pas une large adhésion de la population… Quelques chiffres à ce sujet – chiffres qu’un historien comme I. Kershaw a trouvé dans le Völkischer Beobachter : en 1943, il y aurait eu au Parti nazi presque 10 millions de membres, et 6 millions d’hommes, dont 40% font alors partie des forces armées. Et sur 85 000 fonctionnaires des services centraux du parti, 48600 servaient également dans les forces armées. Concernant les progrès dans la société du parti nazi, je cite Alfred Grosser qui, dans la préface au livre de William S. Allen, Une petite ville nazie (1930-1935), op. cit., p. 12, explique qu’aux élections pour le Reichstag, le 20 mai 1928, le NSDAP recueille 2,6% des voix, puis, 12 ans plus tard, le 14 septembre 1930, 18,3%, ensuite, le 31 juillet 1932, 37,2%, le 6 novembre 32, 33%, et enfin le 5 mars 1933, 43,9%. A cette époque, en 1933, l’Allemagne compte 5 millions de chômeurs ; et le parti nazi recrute des adhérents en masse jusqu’à atteindre 1 435 000 membres le 30 janvier 193 (il avait 100 000 membres en octobre 1928, et 800 000 en décembre 1931). A. Grosser note en contrepoint (p. 13) que le progrès des recrutements est surtout accompli dans les classes moyennes (ce qui confirme le soutien typique des classes moyennes au nationalisme : le parti nazi est national contre les communistes, et socialiste contre le capitalisme ; cette double opposition est typique).

    (à suivre)...


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