• Séance 4

     

    CHAPITRE III

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS (suite)

     

     

    3) Littérature

    a) Les auteurs et les œuvres

    Pour nous faire une idée des « Lettres humaines » qui constituent l’essentiel de la culture scolaire transmise dans les collèges, examinons d’abord deux documents significatifs, qui nous permettront de nous représenter les auteurs et les œuvres par lesquelles les élèves sont initiés à la culture de l’antiquité romaine et grecque. Puisque nous ne savons toujours pas à quelles activités des professeurs et des élèves ces textes donnent lieu, limitons nous à considérer que les ouvrages en question vont être lus et appris, ainsi que l’indique le titre de cette partie ; nous verrons ensuite comment.

    Voici d’abord, premier document, le programme, classe par classe, du collège de Nevers en 1626-1627. Il s’agit d’un établissement jésuite comme l’indique la division typique des cinq classes, de la 5ème à la Rhétorique. J’utilise le terme de « programme », bien qu’il soit un peu anachronique ; mais il évoque l’un des apports notables des jésuites à l’histoire pédagogique, à savoir leur idée d’un chemin raisonné et progressif d’accès à la connaissance, depuis les petites classes jusqu’aux grandes. Je tire ce programme du recueil d’André Collinot et Francine Mazière, L’exercice de la parole, p. 32-33 (ouvrage, très bien présenté et commenté, sur la rhétorique et les traités de Jouvancy, mais qui ne cite pas la source de la description qui suit – faisons néanmoins confiance aux auteurs) :

     

    - Classe basse de grammaire : étude de la grammaire latine (premier niveau) ; morceaux choisis de Cicéron et fables choisies de Phèdre ; étude de la grammaire grecque (premier niveau) ; Histoire sainte ; notion générale de géographie ; arithmétique.

    - Classe moyenne de grammaire : étude de la grammaire latine (deuxième niveau) ; morceaux choisis de Cicéron, Cornélius Nepos, Ovide et Phèdre ; histoire romaine ; étude de la grammaire grecque (deuxième niveau) ; morceaux choisis d’auteurs grecs ; géographie, arithmétique.

    - Classe supérieure de grammaire : étude de la grammaire latin (troisième niveau) ; textes de Cicéron (De officiis, De senectute, De amicitia) ; les Commentaires de César (sur la guerre des Gaules) ; des morceaux choisis de Virgile, puis des textes d’Ovide, Tibulle, Catulle ; Histoire de l’Etat romain sous l’Empereur Auguste ; étude de la grammaire grecque (troisième niveau) ; morceaux choisis d’auteurs grecs ; géographie ; arithmétique.

    - Humanités : préceptes sur l’art rhétorique ; discours choisis de Cicéron et de Salluste ; Virgile, L’Enéide, les Poésies de Tibulle et les Odes choisies d’Horace ; syntaxe grecque ; extraits choisis de discours et poésies grecs ; chronologie ; étude de l’astronomie.

    - Rhétorique antemeridiana (= classe du matin) :  Discours de Cicéron, Histoires de Tite-Live et de Tacite ; extraits choisis des auteurs grecs ; extraits des meilleurs écrivains de la langue nationale ; histoire littéraire.

    - Rhétorique pomeridiana (= classe du soir) : poésies de Virgile, Horace, Catulle, Properce ; extraits choisis de poètes grecs ; notions développées de géographie universelle.

     

    Pour une comparaison rapide, je me tourne vers l’ouvrage de J. Delfour sur les Jésuites de Poitiers, observés à la même époque, le XVIIe siècle, puis au XVIIIe (Les Jésuites à Poitiers, op. cit., p. 264 et suiv.). Dans les grandes lignes, le programme d’auteurs et d’œuvres, que j’ai déjà envisagé lorsque j’ai traité de la grammaire (dans la séance 2), est à peu près le même qu’à Nevers – ce qui n’est pas étonnant puisque les collèges jésuites suivent les règles édictées par les supérieurs de leur Compagnie, donc le Ratio de 1599 ou bien celui de Jouvancy, qui date de la fin du XVIIe siècle.

    A Poitiers, on commence, dès le second semestre de la petite classe, la 6ème, par les Lettres familières Cicéron ; puis on invite les élèves à se plonger dans les Bucoliques de Virgile, dans quelques pièces d’Ovide, des fables de Phèdre. En 5ème, on aborde les Epîtres de Cicéron (d’autres lettres), les Commentaires de Jules César, L’Enéide de Virgile, Ovide, des fables d’Esope (pour le grec). En quatrième on continue Virgile, on lit Le Songe de Scipion et le De Amicitia, de Cicéron, le Elégies d’Ovide, puis Catulle, Tibulle, Properce. La 3ème, qui est une « classe d’humanités », mais conçue comme une introduction à la rhétorique, s’appuie de ce fait sur des Discours de Cicéron (le pro Marcello le Pro Archia, par exemple, considérés comme les modèles du genre), les Tusculanes, du même. Cette classe n’oublie pas la poésie, abordée avec Horace ; elle propose aussi quelques Satires de Juvénal (1er-et 2ème siècles), et des extraits de comédies de Térence – quoique, de la  part les Jésuites et de leur fondateur, Ignace de Loyola, le théâtre latin soit dénoncé comme étant souvent immoral (voir sur ce point F. de Dainville, La naissance de l’humanisme, op. cit., p. 211, 229 et suiv., et dans L’éducation des Jésuites, XVI-XVIIIe siècles, l’article « Librairies d’écoliers toulousains à la fin du seizième siècle », p. 270).

     

    Remarque

    Les Jésuites ont par ailleurs un grand intérêt pour le théâtre, qu’ils font pratiquer à leurs élèves ; c’est même une activité tout à fait éclatante lors des fêtes de fin d’année par exemple. Alors, on peut jouer les tragédies de Sénèque. Mais de nombreuses pièces sont écrites par les professeurs ou par des contemporains. On en trouve des exemples dans plusieurs des ouvrages que j’utilise ici, dans celui de G. Dupont-Ferrier (sur Louis-le-Grand), comme dans celui de C. de Rochemonteix (sur La Flèche). A noter ceci : jusqu’au XVIIIe siècle, dans les collèges de l’université de Paris, probablement pour rivaliser avec les Jésuites, les régents des classes supérieures ont obligation, pour la distribution des prix, de composer une tragédie en vers latins, ce qui leur est souvent pénible (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, 1902, op. cit., p. 141).

     

    Pour raffiner un peu plus l’examen du corpus littéraire des collèges jésuites de l’âge classique, je renvoie à l’ouvrage de Dainville que je viens de citer, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p.90 et suiv. ; et à un article du même auteur sur « Le ‘ratio discendi et docendi’ de Jouvancy », in L’éducation des Jésuites…, op. cit., notamment aux pages 222 et 223 qui reproduisent la liste des auteurs latins et grecs prévus par Jouvancy pour chaque classe, liste (rédigée en latin), qui était admise dans des nombreux collèges jésuites à la fin du XVIIe siècle – et dans laquelle on retrouve la totalité des œuvres citées dans les documents précédents.

    Pas besoin de préciser qui sont les auteurs ainsi mentionnés. Vous trouverez facilement les renseignements utiles. Il y a total : des poètes, des historiens, des dramaturges, des orateurs. Contentons-nous de cela : car nous retrouvons bien à Poitiers des textes déjà aperçus dans le document sur Nevers, ce qui nous permet de conclure sans trop de risque à un horizon de culture qui s’est bel et bien imposé à peu près partout, dans cet ordre d’enseignement, au moins pendant trois siècles (j’envisagerai plus loin une évolution essentielle : l’apparition du Français et des auteurs français).

    Quels premiers constats pouvons-nous faire maintenant, sans tenir compte de ce qui est évoqué pour l’enseignement des langues latine et grecque (la grammaire), dont j’ai parlé dans la séance 2; et en laissant aussi de côté les matières auxiliaires que sont l’arithmétique et la géographie – pour l’histoire c’est autre chose, puisqu’il s’agit d’abord de l’histoire romaine, qui concourt donc de manière plus directe à l’enseignement de la latinité ?  Remarquez quand même d’abord l’intérêt pour la langue grecque, qui n’est pas anodin, et qui obéit à plusieurs motifs, notamment celui d’une sorte de préparation ou de facilitation intellectuelle pour l’intelligence du latin (voir sur ce sujet les explications de F. de Dainville, dans La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 81-83). Prenant place au cœur des études, le grec n’est plus associé à un art d’agrément. Jules Quicherat nous apprend qu’à Sainte-Barbe, en 1563-1564 le professeur Jean Grejon, expliqua cette année là « les plus beaux morceaux de Xénophon, de Thucydide et de Démosthène » (Jules Quicherat,  Histoire de Saint Barbe…, 1862, op. cit., p. 98).

    Remarquez ensuite la présence des fables, en particulier celles de Phèdre (1er siècle) et, bien évidemment, d’Esope (grec). Constatons surtout la présence de la poésie latine, très insistante et conforme à l’esprit humaniste (depuis les premiers humanistes italiens). La poésie, une des grandes nouveautés scolaires de la Renaissance, qui se relie à l’évolution de la grammaire (dont j’ai parlé), est ici enseignée avec Ovide, Tibulle, Catulle (1er siècle avant J.-C.), Horace (1er siècle avant J.-C.), Properce (1er siècle avant J.-C.), et surtout Virgile, dont on voit qu’il est lu de la première à la dernière année (comme Cicéron du reste). Les poètes grecs sont également mentionnés, mais sur le mode des « extraits choisis ». Dans le même ordre d’idées, à La Flèche, tout au long du XVIIe siècle, la poésie occupe une telle place dans la vie du collège, des maîtres et des collégiens, « qu’elle pourrait à elle seule fournir les éléments de l’histoire de cet établissement » (C. de Rochemonteix, Un collège de Jésuites…, op. cit., 1889, p. 66).

    Remarquez enfin, quand on approche du sommet du cursus et que s’ouvre la perspective de l’enseignement rhétorique, l’intervention des « discours » (Cicéron, Salluste) avec d’autres textes destinés aux mêmes exercices. Nous verrons que les traités de Cicéron, notamment celui sur l’amitié (De Amicitia), sont toujours cités dans les collèges. Souvenez-vous : Virgile pour la poésie, Cicéron pour la rhétorique…, ce sont, dans cette culture, les deux références cardinales. Elles orientent l’éducation de l’élève tout au long de sa scolarité ; elles fournissent des références avec lesquelles l’élève doit entretenir une relation intime si l’on peut dire. Un auteur du XVIe siècle parle ainsi de « la très souefve odeur des fleurs cicéroniennes, lequel est la vifve source de fontaine et mesme parent de l’Eloquence. » (F. Schott, Recueil des Exemples et Sentences, Douai, 1605 ; cité par F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 91, note 4). C. de Rochemonteix a examiné les programmes d’études et d’examens à La Flèche, et il a noté que Cicéron y est omniprésent. Car Cicéron est considéré comme l’auteur ayant manié la langue la plus pure dans un siècle qui, de surcroît, a laissé d’immortels chefs d’œuvre – le siècle d’Auguste, 1er siècle avant mais qui déborde un peu sur le 1er siècle après J.-C., qui est en effet celui où ont vécu nombre des auteurs cités ici (C. de Rochemonteix, Un collège de Jésuites…, op. cit., p.11). A Nevers, l’histoire de l’Etat romain au « siècle d’Auguste » est traitée dans la classe supérieure de grammaire.

    Songez en outre que ce corpus est choisi pour sa très haute valeur éducative et morale. Apparemment, avec ces auteurs païens de l’époque pré chrétienne, nous sommes loin de la théologie chrétienne ; mais en réalité, nous ne sommes pas si éloignés des obligations morales véhiculées par la religion catholique, étant entendu que cette religion est, à l’âge classique, fondamentalement moralisatrice (ce que montre l’importance de la doctrine du péché associée à la pratique, non moins importante, de la confession). Avec les textes de l’antiquité, les obligations morales, de même que les caractères moraux (les vertus), sont véhiculées conjointement au message religieux du catéchisme et de l’Histoire sainte – cette dernière mentionnée pour la basse classe à Nevers.

    De toute manière, les textes de l’antiquité sont soigneusement expurgés, on s’en doute, et les professeurs ne s’en emparent qu’après avoir pris de grandes précautions, de telle sorte que la morale et la religion chrétiennes ne soient jamais offensées, ce que je viens d’indiquer à propos du théâtre. Voir à ce sujet l’article récent de Pierre-Antoine Fabre, « Dépouilles d’Egypte. L’expurgation des auteurs latins dans les collèges jésuites » (dans le recueil dirigé par Luce Giard, Les jésuites à la Renaissance, op. cit.,) qui donne une vision précise de ce traitement des textes.

     

    Maintenant, voyons un autre document pour approcher davantage la réalité de l’enseignement humaniste au-delà des programmes formels (toujours cette exigence de méthode…), tout en élargissant la description aux autres types de collèges. C’est un témoignage cette fois ; les souvenirs d’un ancien élève, nommé André Lefèvre d’Ormesson. Témoignage exceptionnel, donc. André Lefèvre d’Ormesson, au milieu du XVIIe siècle, a rédigé un mémoire où il se rappelle les leçons qu’il a suivies soixante ans plus tôt, à la fin du XVIe siècle, dans les deux collèges parisiens qu’il a fréquentés successivement, le collège du Cardinal-Lemoine puis le collège de Navarre. Cette fois, le cursus commence non pas en 5ème mais en 7ème.  Je trouve ce récit dans H. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France…, op. cit., p. 39 à 44 :

     

    « En l’année 1586, je fus mis au collège du Cardinal Lemoine sous M. le Dieu, picart de nation, mon maître de chambre, avec sept de mes cousins qui y demeuraient déjà.

    Allant en classe sous M. Jard en la septième, sixième et cinquième, il nous fit apprendre une quantité d’épistres de Cicéron, entre autres celles que Cicéron adresse à Lucullus (sic) pour être insérées dans son histoire (…) et ce, les matinées, les après-midi il nous leut les églogues de Virgile, les comédies de Térence intitulées l’Eunuque où Chevea prend l’habit de Dorus Eunuque ; celle de Phormio qui représente un vray flatteur ou homme de cour qui entend le moïen de s’enrichir, en se rendant agréable aux grands et à ceux qui ont le commandement dans les états.

    Il nous leut encore l’épistre d’Œnone, nymphe des bois, à Pâris, fils de Priam qui l’avait abandonnée, pour ravir la belle Hélène, femme du roi Ménélas (Vème  Héroïde d’Ovide), et encore l’épistre Medea Jasoni, en laquelle Médée se plaint à Jason de ce qu’ayant perdu son frère et ses parents, pour lui faire conquérir la Toison d’or, il l’avait abandonnée pour éspouser Creusa, fille de Créon, roi de Corinthe, et tuer le Minotaure.

    En la quatrième classe, sous M. Séguin qui a esté depuis médecin de la Reine Anne d’Autriche, l’ oraison Pro Dejotaro de Cicéron ; la première satire d’Horace contre les gens avaricieux (…) ; quelques odes d’Horace avec l’épode à la louange de la vie rustique et champêtre (…) ; la satire de Juvénal  contre la noblesse fainéante (…) ; la cinquième Tusculane de Cicéron (…) ; le commencement du premier livre de la métamorphose d’Ovide (…) , le poème In Ibim contre un envieux qui le persécutait pendant son exil où il lui souhayte qui sont jamais arrivez les plus cruels racontez dans les poëtes et les fables de l’antiquité ».

     

    Ici s’arrête le récit des classes de grammaire du premier collège, celui du Cardinal Lemoine. Après cela, l’élève Lefèvre d’Ormesson passe au collège de Navarre où il va suivre les classes d’humanités et de rhétorique  (H. Lemoine signale que les humanités s’étalent sur deux années, donc la 3ème et la seconde ; cela suppose bien que, comme à Poitiers, la 3ème est déjà une classe d’humanités : voilà une autre différence par rapport au schéma connu du découpage des classes).

     

    «  (…) M. Raquis commença ses leçons de la première classe en octobre 1590, après la levée du siège de Paris, il nous leut le matin l’oraison « in Vatinium » et par après, l’oraison « pro Lege Manilia » en faveur de Pompée pour le faire eslire général de l’armée romaine contre le roi Mitridates.

    L’après dîner, il nous leut la cinquième satire de Juvénal qui commence par « Omnibus in terris » où il monstre qu’il ne faut ny souhailter les richesses, ny les grandes dygnités, ny la grande éloquence, ny la vieillesse ;  mais seulement ce qu’il plaist à Dieu.

    Et mentem sanam in corpore sano.

    Par après il nous leut le premier Livre des Epistres d’Horace tout entier où est contenue toute la sagesse de la philosophie morale des anciens philosophes, et les appris toutes par cœur et les ay toutes retenues toute ma vie.

    Et encore quelques odes d’Horace les plus sentencieuses ; et encore : « Quod vitae sectabor iter » du Poëte Ausone.

    L’année quatre-vingt-onze, M. Gaullier qui depuis a esté docteur en Théologie et curé de Saint-Denis de la Châtre fit la première, et la dernière  première pour la seconde année.

    Il nous leut le matin l’oraison : « pro M. Marcello », où Cicéron parle pour Marcellus son amy qui avait servi comme luy le parti de Pompée où il flatta et gagna tellement l’esprit de César qu’il pardonna à Marcellus contre sa première intention. Il nous leut l’après-dînée l’unzième livre de l’Enéide, qui convenait fort bien au temps de la Ligue, où la couronne de France était contestée entre plusieurs grands princes compétiteurs, comme estoit la couronne du roy Latinus entre Turnus et Enée, qui prétendoient tous deux à la dicte couronne, espousant la fille du roy Latinus nommée Lavinia, comme aussi en la Ligue le combat estoit à qui espouserait l’infante d’Espaigne Clara Eugénia Isabella, fille du roi d’Espaigne, Philippe second et d’Elisabet de France, fille de Henri second et de Catherine de Médicis pour estre roi de France avec elle, ou l’archiduc Ernest, ou le duc de Guise, ou le duc de Bourbon, chef du tiers parti.

    Peu après il nous leut le songe de Scipion où Cicéron exhorte Scipion par la bouche de son grand-père à mépriser la terre et la gloire des hommes, et d’aspirer au ciel où la demeure est toute divine et miraculeuse.

    En octobre 92 j’allé étudier en logique aux Jésuites sous le père Gaspard Séguiran qui a été depuis excellent prédicateur et confesseur du roy Louis treizième.

    Et Dieu m’a fait la grâce d’avoir tenu par coeur et jusqu’à la fin de mes jours toutes les poësies et vers que j’avais appris en ma jeunesse ; il est vrai aussi qu’estant de loisir je les relisais quelques fois pour m’en rafraîchir la mémoire.

    J’ai écrit ces deux pages le Dimanche 23 Septembre jour de Saint-Michel 1652, prenant plaisir à considérer les oeuvres de ma jeunesse et de mes études, dont je remercie le bon Dieu et le remerciray toute ma vie pour les consolations et les avantages que j’en ai reçu, et un moïen de bien employer mon loisir et de n’estre à charge ny à moy même ny à personne : In solis ceu tibi turba locis (Tibulle, IV) ».

     

    Pour l’essentiel, les constats faits à propos du collège de Nevers 25 ans plus  tard, ne sont pas démentis par ce magnifique témoignage, malgré la plus grande diversité des œuvres évoquées par l’ex élève Lefèvre d’Ormesson. On s’aperçoit d’abord que, dans les textes étudiés, la poésie est tout aussi insistante. D’ailleurs, Lefèvre d’Ormesson se félicite « d’avoir tenu par coeur et jusqu’à la fin de [ses] jours toutes les poësies et vers » qu’il avait « appris  en [sa] jeunesse ».  Une fois de plus, remarquons que la mémorisation exacte, par cœur, a très certainement porté sur des très grandes quantités de textes. La poésie a visiblement suscité le plaisir de l’élève et la satisfaction de l’adulte qu’il est devenu ensuite. Il s’agissait sans doute d’un excellent élève, doué d’une excellente mémoire. Cela dit, il faut préciser (ce que vous savez) que, lorsqu’il dit qu’on lui a leut (lu) ces textes, cela ne signifie pas qu’il était seulement mis en situation d’écouter, bien sûr, sinon, on ne comprendrait pas la performance de la mémoire. La lecture désigne la leçon, donc tout un travail en présence ou sans la présence du maître. De ce travail, j’exposerai la nature plus tard (c’est même mon but primordial !).

    Autre indice de la cohérence de ce témoignage avec le document précédent : ici aussi la poésie assume une ambition morale. Sans doute cette atmosphère a-t-elle imprégné l’esprit du jeune élève durablement. Mais nous pouvons aussi noter que, dans ce but à la fois littéraire et moral, les maîtres font parfois preuve d’à-propos puisqu’ils font étudier des textes en rapport avec la situation politique du temps, en l’occurrence la grande crise des guerres de religion et les conflits meurtriers entre les protestant et les chefs catholiques regroupés dans  la fameuse « Ligue » (le texte parle des années 1590 et 1591, de la Ligue, du siège de Paris, et du fait que la couronne était alors disputée par plusieurs héritiers possibles – tout ce à quoi Henri IV a mis fin…).

    Lefèvre d’Ormesson loue des professeurs qui furent sans doute très scrupuleux, et qui s’astreignaient à enseigner des textes intégraux, étudiés de semaines en semaines. D’autant que ces maîtres avaient parfois une réputation à défendre, lorsqu’on avait apprécié l’étendue de leur savoir et la maîtrise de leurs compétences en matière de langues, de traduction, de philologie, etc. C’est ainsi qu’un certain Jehan Guijon, né en 1544, recruté en 1566 pour enseigner dans une classe d’humanités au collège de Navarre, puis admis à une chaire de rhétorique au collège de Guyenne, à Bordeaux, sur la suggestion de Montaigne, avait acquis une réelle célébrité dans cette ville pour une traduction en vers latins d’un poème grec de Denys (1er siècle avant J.-C.).

    Ceci nous fait d’ailleurs sentir l’état d’esprit, la mentalité et le background intellectuels des lettrés, du moins les plus excellents d’entre eux et d’entre les professeurs, à l’âge de l’humanisme florissant. Un autre professeur du collège de Guyenne, Joseph Scaliger, passait pour avoir lu dans sa jeunesse tout Homère en vingt jours, seul, sans maître, à l’aide d’une traduction latine. Ensuite il aurait mis deux années seulement pour posséder toute la langue et la littérature grecques, sans utiliser aucun dictionnaire ni manuel, sauf une grammaire rédigée par lui-même ; après quoi il se serait attaqué avec la même ardeur aux langues sémitiques (sur ces deux professeurs, J. Guijon et J. Scaliger : Ernest Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, 1874, op. cit.,  p. 273 et 275). Des cas comparables, probablement enjolivés (je les présente au conditionnel !), sont évoqués dans de nombreux collèges, surtout ceux des Jésuites – sans parler du plus fameux de ces collèges, Louis-le-Grand, à Paris, qui fut aussi un haut lieu de production savante, avec des Pères spécialement attachés à cette fonction (ceux qui ont le titre de Scriptores).

    Mais ne perdons pas de vue la réalité, qui est souvent très prosaïque ; et, par conséquent, soyons persuadés que tous les professeurs n’ont pas eu autant de qualités et de scrupules professionnels envers leurs élèves. Effectivement, certains se montrèrent peu enclins à faire toutes les lectures qu’on voit abordées avec passion par d’autres… Ceux-là pouvaient du reste se contenter de textes amputés selon leur fantaisie. Les autorités se faisaient fort de les débusquer et de les dénoncer (voir H. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France…, idem, p. 45).

    Ceci pose en outre la question de savoir sous quelles formes et sur quels supports ces textes sont accessibles. Dans le document sur le collège de Nevers apparaissent des « extraits » (je suppose que ce n’est pas là une expression utilisée par commodité par les auteurs de ce recueil). Les extraits, ou morceaux choisis, sont plutôt en usage à partir du XVIIe siècle et aux époques ultérieures (voir ce que j’explique dans la séance 3, lorsque je parle des recueils de lieux communs). Le témoignage de Lefèvre d’Ormesson, qui porte quant à lui sur la fin du XVIe siècle, ne fait aucune allusion à ce type de support. Toutefois, qu’ils se soient servis d’extraits ou pas, les professeurs les plus avisés, du moins ceux qui sont reconnus et se reconnaissent tels, préfèrent lire les textes in extenso, et faire ce que nous appellerions des lectures suivies. La pratique des extraits s’est d’ailleurs vue opposer de sévères objections. On en trouvera les échos dans le livre d’H. Lantoine, juste après qu’il ait reproduit le long extrait des souvenirs de Lefèvre d’Ormesson.

    On voit en tout cas que l’abondance et la diversité des auteurs et des œuvres cités dans ce témoignage, comme dans le document sur Nevers, n’empêche pas l’appui sur quelques références obligatoires, toujours les mêmes, qui donnent corps aux matières fondamentales que sont d’une part poésie et littérature (humanités au sens propre), d’autre part « discours » et rhétorique.

    Il faut aussi se souvenir de ceci : quels que soient les auteurs et les œuvres étudiés, le programme doit en être approuvé par les autorités, conformément à des prescriptions édictées par les instances universitaires habilitées. En l’occurrence, nous sommes là dans le contexte de la réforme de 1598-1600 (je rappelle : la réorganisation de l’université parisienne après les guerres de religion).

    En fin de compte, les deux séries de données sont convergentes et, du coup, les grandes lignes des choix de culture scolaire de cette époque nous apparaissent assez claires, je suppose. Ces choix sont décrits également par un historien comme J. de Viguerie (dans L’institution des enfants, op. cit., p. 164). Je le cite pour qu’on constate la permanence de certaines références, déjà aperçues dans ce qui précède. De Viguerie explique qu’on commence dans la petite classe par les lettres les plus accessibles de Cicéron et les Distiques de Caton, puis qu’on aborde d’autres lettres de Cicéron et des pensées d’Ovide. De Viguerie a aussi retenu que les élèves, arrivés en 4ème, lisent d’autres lettres de Cicéron, les Métamorphoses d’Ovide, des fables d’Esope et les homélies de Saint Jean Chrysostome (pour le grec). En 3ème ensuite, ce seront les Tristes d’Ovide, le De Amicitia et le De Senectute de Cicéron, les Commentaires de César, etc. Et pour que la classe d’humanités, la seconde, se recentre sur la poésie, nous dit toujours J. de Viguerie, seront convoqués les plus grands poètes, Virgile et Homère ; tandis que, dans la perspective de la rhétorique, on étudiera aussi les discours de Cicéron, le Pro Marcello et le Pro Archia. En rhétorique enfin, il s’agira d’affronter la totalité de l’œuvre oratoire de Cicéron et les discours de Démosthène, puis les deux grands historiens latins que sont Tite-Live et Tacite (respectivement du 1er siècle avant et du 1er siècle après J.-C.), et les tragiques grecs.

    Se pose à nouveau la question à laquelle je répondrai plus tard : que font les élèves pendant ces lectures (lectures, explications - qui supposent traductions) ? Disons sans attendre que, s’ils n’ont pas d’exercices précis à faire, les élèves peuvent prendre quelques notes, consigner dans leurs cahiers les figures, les métaphores, tout ce qui est bien dit, et les belles pensées aussi, que le professeur signale dans ses commentaires. C’est ce que précise André Lefèvre d’Ormesson, dans le récit de ses classes, en expliquant :

     

    « Non content de se traîner avec langueur sur les traces du maître qui discute, il devait parfois chercher à voler devant lui et en tout cas confier à sa mémoire ou à son cahier, le meilleur gardien des paroles, les moindres mots de son guide » (cité par H. Lantoine, op. cit., p. 47 

     

    Par là se manifeste à nouveau la très grande sollicitation de la mémoire, qui est bien un trait distinctif de la pédagogie de ces temps-là. Voilà ce qu’il nous faudra comprendre : que la mémoire est la faculté par laquelle seulement, ou principalement, s’effectue le processus fondamental de l’apprentissage : l’imitation.

     

    J’espère avoir effectivement donné dans ce qui précède une idée assez précise de la culture transmise dans les collèges de l’Ancien Régime. A bien des égards, on le concevra facilement, les conceptions et les pratiques actuelles sont très éloignées, je dirai même : à des années lumières de ce fonds de langues anciennes, de littérature (dont la poésie) et de rhétorique, tout ce qui va rester pendant longtemps la « culture classique », y compris au XIXe siècle – quoiqu’à ce moment, cet univers sera déjà entamé par d’autres univers de savoirs porteurs d’autres finalités éducatives. J’éprouve le besoin d’insister sur notre éloignement actuel parce qu’il est sans retour, contrairement à ce qu’imaginent certains bons esprits, qui utilisent l’expression de « culture classique » sans savoir ce qu’elle recouvre exactement et en croyant qu’il suffirait de la réveiller.

    Autre précision. Pour situer la culture scolaire de l’Ancien Régime dans son époque, il ne faut pas oublier qu’elle est produite, diffusée et transmise par une pratique nouvelle des textes. La redécouverte, comme on dit souvent, de la culture antique élevée à la hauteur d’un héritage sacré, ou idéal, a conduit en effet les lettrés de la Renaissance à se passionner pour les langues concernées, donc à valoriser l’approche philologique, à entreprendre des traductions, à recueillir et mémoriser les formes remarquables déposées par la tradition, et à prôner l’imitation comme si on ne devait plus se consacrer qu’à une réécriture infinie de ces formes pourtant inégalables. Les humanistes étaient bel et bien persuadés que la fréquentation assidue, la plus assidue possible, des œuvres de l’antiquité, valait comme une promesse et une garantie d’élévation spirituelle, c’est-à-dire qu’il y avait là le moyen suprême d’atteindre la meilleure humanité.

    Là réside la conviction majeure que les collèges vont s’efforcer de convertir dans l’éducation qu’ils veulent offrir aux familles (un projet estimé cohérent avec les visées religieuses, fondamentales pour toutes les corporations de maîtres). Il n’est donc pas étonnant que le basculement de la Renaissance vers l’antiquité débouche sur un regain d’intérêt pour l’éducation, et engendre cette nouvelle culture pédagogique développée, avec quelle force ! par Erasme, Ramus, Rabelais, Vivès et quelques autres, sans oublier Montaigne bien sûr. Je n’insiste pas sur cet aspect des choses qui est bien connu et analysé dans toutes sortes d’ouvrages qu’il faut lire, à commencer par celui que j’ai souvent évoqué, d’Eugénio Garin, L’éducation de l’homme moderne, 1400-1600 (Fayard, 1968 [1966]). Pour résumer le Zeitgeist éducatif de cette époque, je citerai l’auteur et éditeur Etienne Dolet, qui explique dans ses Commentaires sur la langue latine, de 1536 :

     

    « N’avais-je pas raison de rendre hommage aux lettres et à leur triomphe ? Elles ont repris leur lustre antique et en même temps leur véritable mission, qui est de faire le bonheur de l’homme, de remplir sa vie de tous les biens. Elle grandira cette jeunesse qui en ce moment reçoit une bonne et libérale instruction et avec elle croîtra l’estime publique pour les lettres ; elle fera descendre de leurs sièges les ennemis du savoir, elle occupera les emplois publics, elle entrera dans les conseils des rois, elle administrera les affaires de l’Etat et elle y apportera la sagesse… » (cité par A. Douarche, L’université de Paris et les Jésuites, op. cit., 1888, p. 26).

     

     


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