• séance 14

     

    Chapitre II

     

    III LES ELEVES

    (suite)

     

     

    II) Un aspect de la vie des élèves dans les collèges de l’Ancien Régime : la discipline

     

    Cette question va me permettre à son tour, mais ce sera la dernière envisagée à cette fin, de compléter l’idée générale que je veux donner des contextes dans lesquels se conçoivent et s’effectuent les pratiques d’enseignement sous l’Ancien Régime – sans entrer encore dans la description de ces pratiques ni même dans la description de leurs conditions d’organisation institutionnelles.

    La diversité des situations scolaires au cours du temps et à travers l’espace (du territoire et des institutions) nous oppose à nouveau un obstacle, toujours le même. C’est qu’il faudrait saisir toutes sortes de  nuances et de détails, traiter un grand nombre de différences. J’en ai bien conscience, mais je vais me contenter, comme dans les parties précédentes de mon exposé, des différences, s’il y en a, entre les collèges et notamment entre les collèges des Universités et ceux des jésuites – pour ne citer que ceux-là parmi les établissements tenus par des ordres religieux. En m’arrêtant à quelques repères précis, je vais donc me situer sur un plan assez général, un plan sur lequel, en parcourant quatre ou cinq siècles d’histoire scolaire, on peut constater une évolution significative, qui consiste en un adoucissement des mœurs (on l’observe aussi dans la société) : moins de violence, moins de répression physique, moins de châtiments et d’humiliations, etc. Ceci aura le mérite de nous faire accéder à un aspect important des mentalités des maîtres et des élèves.

    Avant tout, voici une précaution de méthode - qu’il faut toujours prendre (j’ai dû la dire à plusieurs reprises). Quand on s’intéresse aux pratiques de discipline, aux règles de vie et aux punitions liées à la transgression de ces règles, on ne doit jamais se cantonner aux textes programmatiques, incitatifs, etc., c’est-à-dire aux règlements émanés des autorités des institutions (comme les sociétés religieuses). Pourquoi ? Parce que ces textes portent souvent sur ce qui fait problème, sur ce qui est difficile à appliquer, et non sur ce qui fonctionne dans les habitudes les plus enracinées qui, elles, ne font pas l’objet d’incitations puisqu’elles sont naturellement inscrites dans les mœurs. Donc : on peut et on doit toujours se demander si, quand ils sont répétés et insistants, les textes règlementaires ne contiennent pas des prescriptions qui, précisément, sont peu ou mal respectées, peut-être parce qu’elles s’ajoutent aux habitudes établies - comme furent les routines pédagogiques dénoncées par les inspecteurs primaires de la Troisième République.

     

    1) Désordres et délinquances

    Comme on peut s’y attendre d’après ce que je viens de dire, la question de la discipline, c’est-à-dire la question de l’ordre à imposer et à maintenir dans les instituions scolaires en édictant toutes sortes d’interdictions et d’obligations, se pose avec d’autant plus d’insistance et de récurrence qu’elle se heurte à l’hostilité des personnes visées, les élèves. Tout au long de l’histoire que je retrace, jusqu’à l’orée du XXe siècle même, on trouve de nombreux exemples des faits et méfaits des élèves, dans et hors les collèges. Je vais en parler un peu longuement, mais c’est parce que cet aspect des choses est assez peu visible  dans les études récentes (il y a quelques petites pages quand même dans le très bon livre de M.-M. Compère, Du collège au lycée, op. cit., voir p. 233-235), ce qui, au moins implicitement, enjolive le tableau de l’enseignement sous l’Ancien Régime. Or, en parcourant les documents que j’utilise, en particulier les monographies d’établissements, plus anciennes, on est frappé par le nombre et la répétition des constats restitués sur ce sujet. A ce niveau, il y a assez peu de différence entre les collèges des universités et les collèges jésuites. Les collégiens dont on nous raconte l’histoire paraissent en proie à de furieux appétits de liberté et à un insatiable désir d’échapper aux contraintes de l’étude. Ils sont par ailleurs enclins à la bagarre avec les autres élèves de leur propre collège ou, plus souvent, avec ceux des autres collèges (comme à Poitiers). C’est dire qu’il n’y a pas de très grands changements entre les époques, jusqu’au XVIIIe siècle, même si les XVI et XVIIe siècles sont plus concernés par ces désordres, dont on n’a pas l’idée aujourd’hui - ou alors très rarement (mais justement l’actualité de ce mois d’octobre 2016 nous en apporte plusieurs exemples).

    Dans le passé lointain, la situation la pire pourrait bien être le fait des petits collèges, qui n’ont pas forcément de régents, et qui, à cause de la faiblesse de la présence adulte, sont parfois livrés aux élèves indociles (mais nous manquons d’études sur ces établissements modestes qui essaiment progressivement dans la France d’Ancien Régime). A Paris, dans certains collèges qui relèvent de l’Université, comme celui du Mans (c’est donc son nom) en 1649, on nous dit que :

     

    « Les boursiers sont en guerre ouverte les uns avec les autres. Ils s’injurient, se frappent, et même se battent en duel. La maison est fréquentée par des femmes de mauvaise vie, les bâtiments loués à un chirurgien qu soigne des maladies honteuses, et reçoit chez lui, au grand scandale des voisins, une nombreuse et peu recommandable clientèle. » (M. Targe, que j’ai beaucoup utilisé dans la séance 12, Professeurs et régents de collèges, …, op. cit., une note p. 101-102).

     

    Autre exemple, celui du collège de Maître-Gervais, sous Louis XIV également. Là, un jour, le principal a été attiré dans un guet-apens manigancé par le chapelain aidé de plusieurs comparses, des grands boursiers (ce qui nous surprend étant donné l’âge et la qualité des ces sortes d’élèves - des prêtres !), qui l’ont frappé pour lui extorquer de l’argent en lui faisant signer une promesse à ce sujet. Résultat : dix ans de galère pour le chapelain ! Ce cas est également rapporté par H. Ferté dans son livre sur Rollin (op. cit., p. 144). Au même niveau de gravité et de scandale, j’ai également évoqué, au début de la séance précédente, ces écoliers de la nation de Gascogne, à Bordeaux, qui, en 1610, ont entraîné par force une jeune fille dans leur nuit de débauche (d’après E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 397). Moins grave à nos yeux, mais tout aussi significatif des dangers de l’âge classique, à Paris, à Sainte-Barbe, établissement très réputé, le principal, un bachelier en théologie, est dénoncé pour avoir « dansé pendant la nuit dans le collège avec des filles et chanté des couplets obscènes ». Dans son livre sur Rollin, H. Ferté (op. cit., p. 144), note aussi des scandales provoqués par des grands boursiers qui mènent une vie débridée, ayant quasiment renoncé aux études, n’assistant pas aux offices, dormant aussi longtemps que bon leur semble, et tout cela pour passer leur temps à jouer au jeu de paume ou au billard (toujours dans la seconde moitié du XVIIe siècle ).

    Et au XVIIIe siècle ? C’est la même chose. A Dijon, on se coltine des élèves qui s’efforcent d’échapper à toutes les contraintes qu’on leur impose. Et quand ils sont en ville, explique M. Bouchard : il n’est pas rare qu’ils

     

    « se répandent dans les rues, insultent les dames, lutinent les servantes, rossent les passants, portent des épées et des pistolets dont ils se servent à l’occasion, hantent les brelans et consacrent le plus possible de leurs loisirs et de leurs deniers aux tavernes et aux filles. » (M. Bouchard, De l’humanisme à l’Encyclopédie. L’esprit public en Bourgogne sous l’Ancien Régime, 1930, p. 75). Les magistrats ont beau poursuivre les cabaretiers et bannir les femmes de mauvaise vie, rien n’y fait, toute recommence comme avant. « Brelans » ? Ce terme désigne des établissements de jeu, mais en un sens péjoratif, comme on dirait aujourd’hui des « tripots ». A l’origine il s’agit d’un jeu de cartes (et le mot est resté, que connaissent sans doute les joueurs ou joueuses de poker !).

    Concernant le XVIIe siècle et en partie le XVIIIe, une liste certes non exhaustive mais quand même impressionnante est fournie par un article de Philippe Conrad, « Violences scolaires, le témoignage de l’Histoire… » (in Les cahiers de l’éducation, n° 15, octobre 2008). Cette liste consigne des faits qui se sont produits à Narbonne (en 1625), à La Flèche (en 1646), à Orléans (en 1672), à Aix-en-Provence (en 1690), et dans bien d’autres collèges au siècle suivant. N’oublions pas que cette époque connaît divers conflits et guerres meurtrières (la Fronde entre 1648 et 1653), et que non seulement les collégiens peuvent être assez âgés, nous le savons, mais qu’en plus les garçons issus de la noblesse peuvent servir très jeunes dans les régiments, à partir de 15 ou 16 ans, si bien que porter les armes n’est pas vraiment étranger à leurs moeurs.

     

    Remarque.

    On peut penser que l’adoucissement progressif des mœurs se produira lorsque la noblesse elle-même sera réceptive aux  nouvelles formes de la civilité diffusées à la cour, à partir de Louis XIV. Dans cette hypothèse, c’est une culture plus raffinée, esthétique, celle de l’« honnête homme » de l’âge classique, qui entame la fascination pour les armes et la virilité brutale du guerrier. Autre manière (très proche de l’essai fameux de N. Elias, La civilisation des mœurs) de comprendre l’essor de la civilité. Il y aurait bien des réflexions à poursuivre sur ce plan, notamment le fait que ces images viriles de soi sont maintenues aujourd’hui surtout dans certaines couches - populaires - de la société et sont toujours mises en jeu dans l’activité et le spectacle sportifs… Contre épreuve : dans un précédent cours, en 2012, j’avais évoqué un film dans lequel un jeune garçon amateur de théâtre est soupçonné… d’homosexualité (pour le dire dans une forme la moins vulgaire possible)…

     

    En tout cas, pour ce qui est du port d’armes, on constate qu’une interdiction en ce sens se retrouve très souvent dans les règlements scolaires de ces époques et notamment dans le Ratio des jésuites. Autre exemple, le règlement édicté à Bordeaux par A. de Gouvéa en 1535 (un autre extrait est cité séance 7) dont un paragraphe mentionne (in E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 106) :

     

    « Ils ne porteront aucunes armes, soit dedans ou dehors le collège, si ce n’est celles qui sont dignes de leur fonction, comme livres, escritoire [support pour écrire], plume et tranche-plume ».

     

    Jolie formule que celle qui décline les armes du côté des outils d’écriture, et qui donc tente de contenir la violence pour qu’elle laisse place à la vie intellectuelle. Mais je vous ai bien dit que si une règle est récurrente, c’est probablement qu’elle n’est pas bien respectée ; et c’est ce qu’on vérifie à Bordeaux également, d’après la même source, où on voit des écoliers qui, après qu’on leur ait interdit de sortir armés, enfilent par dérision la robe des jésuites, qui, accessoirement, leur permet de dissimuler leurs gourdins ! Il s’avère en outre que la violence atteint parfois la forme ultime du meurtre. Plusieurs cas de ce genre sont signalés dans la même ville de Bordeaux. Le 15 janvier 1614, deux écoliers du collège des jésuites furent condamnés à avoir la tête tranchée à cause du meurtre d’un domestique, tué à coups de poignards (E. Gaullieur, idem, p. 399).

    J’ai parlé dans la séance précédente de l’obligation, pour les écoliers parisiens, sous Henri IV, de porter une ceinture, et vous vous êtes peut-être demandé quelle était la raison d’une injonction aussi spécifique. La réponse est simple et on vient de l’entrevoir quand j’ai évoqué la robe des jésuites arborée par dérision mais aussi pour dissimuler des gourdins. Eh bien, la ceinture obligatoire, c’était un bon moyen d’empêcher qu’on cache des armes sous son habit… (surtout juste après les guerres de religion !)

    G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites… (op. cit., p. 67), insiste aussi sur cet aspect des choses, propre à tous les collèges de la Renaissance. Le livre d’André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France…, (1913, op. cit., p. 306 et suiv.), nous fait également connaître une série d’actes criminels commis par des écoliers armés, aux XVI et XVIIe siècles, chez les jésuites, dans différentes villes : bagarres violentes à la sortie des classes, duels à l’épée (parfois conclus par la mort d’un des combattants), coups de pistolets dans les vitres des classes, etc., toutes choses qui conduisent les fautifs en prison.

     

    2) Autres désordres

    Indépendamment de la chronique purement et simplement délinquante voire criminelle, il faut aussi tenir compte des désordres plus banalement scolaires, si je puis dire, que sont les chahuts, ou bien le refus de s’adonner aux travaux prescrits par les maîtres. A propos des élèves forains de son collège (« forains » : ce sont les élèves provenant d’autres villes et qui logent souvent chez l’habitant, en ville en tout cas), le principal d’un grand collège du début du XVIIe siècle, à Dormans, une ville de l’actuel département de la Marne, s’exprime de la façon suivante. Ces élèves dit-il :

     

    « apportent un grand destourbier aux pensionnaires par les nouvelles dont ils leur font part et l’envie qu’ils leur donnent de se mettre en la liberté de laquelle ils jouissent : ne profitent pas pour eux tant qu’ils devraient, parce qu’ils sortent pour la plupart au premier coup de la sortie des leçons, et pourtant n’apprennent la langue grecque, ou n’assistent aux corrections des compositions ; même rendent peu souvent ce qu’on leur adonné à faire, sans que nous ayons pu jusqu’ici mettre un bon ordre, pour ce que l’exercice se faisant en plusieurs collèges, ils se rendent, au moins ceux qui sont dans cette ville, oiseaux passagers, ou font des stations aux quatre saisons de l’année, quand ce ne serait que pour priver les régents de leurs droits de classe, dont ils tirent le payement de leurs père ou parents jusqu’à la dernière maille ; et cependant cela sert d’instrument à leurs débauches ». (Jean Grangier, De l’estat du collège de Dormans, extrait cité par M. Targe, Professeurs et régents de collèges…,  op.cit.,, p. 55).

     

    Notez plusieurs choses très intéressantes dans ce texte. Outre le désordre (le « destourbier ») qu’ils provoquent, les élèves incriminés témoignent d’un rapport très peu volontaire avec le travail scolaire, profitant de la liberté qui est la leur, et du fait qu’ils doivent se rendre dans plusieurs  locaux distincts (« plusieurs collèges »), pour échapper aux obligations ordinaires des corrections et des devoirs à faire. Un cas semblable est rapporté à Poitiers, par J. Delfour (Les jésuites à Poitiers, op. cit., chap. V, p. 330 et suiv.). Ici, le 20 mars 1700 un jugement des juges du Présidial (une sorte de tribunal de police) requis par les autorités du collège, nous apprend que certains élèves refusent de faire leurs devoirs et insultent ceux qui les font et veulent se démarquer d’eux (p. 338).

    Dans cette même ville de Poitiers, à Sainte-Marthe et au collège annexe du Puygarreau (alors que les autorités scolaires tentent sinon de surveiller, du moins de choisir les pensions, mais sans parvenir à éviter que les écoliers, assez libres, se répandent dans la ville durant la nuit, se pressent notamment au théâtre, où ils se montrent tapageurs et querelleurs), les plus graves désordres surviennent lors de la tenue des actes officiels de l’Université. C’est ainsi qu’on vit en 1736 un vigoureux chahut de protestation pendant une thèse. A la suite de cela, les autorités de l’université publièrent un règlement mentionnant qu’il était désormais interdit d’arracher les thèses, de crier, de siffler ou de taper des mains (voir le récit de J. Delfour, idem, p. 332).

    Des chahuts à visée de protestation ont aussi été entendus dans le cadre des conflits religieux qui s’aiguisent durant la seconde moitié du XVIe siècle, époque des guerres de religion. En 1561, à Bordeaux, les élèves se tournent vers la religion réformée, et, pour faire montre de leur conviction et s’opposer ainsi aux autorités catholiques de l’université, peut-être aussi par pur plaisir de provoquer leurs maîtres, ils profitent de la récréation pour s’assembler dans la grande cour du collège et chanter les psaumes de Clément Marot, enfreignant alors une double interdiction : celle de chanter (interdit par un arrêt du Parlement), et celle de pratiquer la langue française (au collège) ! Je vous livre la suite de l’événement, raconté par E. Gaullieur (Histoire du collège de Guyenne, op. cit., p. 261) :

     

    « Les gens du dehors se groupaient dans la rue, tout contre la porte d’entrée, pour écouter ces voix enfantines qui chantaient la gloire de Dieu, non point en latin d’Eglise, mais dans cette jeune et magnifique langue française qui depuis un demi-siècle à peine commençait à se débarrasser des vieilles formes qui l’entravaient. Les protestants, accourus de tous les points de la ville, ne tardèrent pas à faire chorus, et un beau jour, le 14 avril, les portes cédèrent à la pression de la foule ; quatre ou cinq cents huguenots, pénétrant dans la cour, se réunirent aux écoliers, et tous en chœur, animés d’un enthousiasme que les persécutions et les supplices expliquent assez, entonnèrent les louanges du Seigneur. »

     

    Suite à cela, il y eu une plainte déposée au Parlement par le chanoine du collège, qui s’avouait impuissant à juguler ces manifestations répétitives.

    Sur le chapitre des comportements délictueux, une remarque s’impose. Comme M. Targe nous l’explique (Professeurs et régents de collèges, op. cit. p. 54-55), et comme je vous l’ai laissé entendre plus haut, de tels comportements ne doivent pas faire oublier que le XVIIe siècle marque au contraire le début d’une prise en main des élèves par des maîtres qui sont en mesure, et c’est sans doute plus clair depuis les travaux de Ph. Ariès (voir mon rappel à ce sujet séance 12 à la fin, en renvoyant aussi à la séance 8… : une redite pas inutile), d’imposer une discipline plus stricte, ce qui est d’autant plus vrai chez les jésuites, moyennant quoi commence de se retirer tout ce qui était ivrognerie, querelles, bagarres, attaques des bourgeois. « Peu à peu » dis-je… : cela suggère à la fois une évolution majeure, mais aussi le fait que, cette évolution étant lente, on déplorera encore longtemps ces conduites estimées affligeantes par les autorités.

     

    3) Elèves contre professeurs

    Au chapitre de la déviance écolière à l’intérieur des collèges, il faut maintenant ranger, souvent évoquées également, les frictions et même les révoltes et les batailles physiques des élèves contre leurs régents. C’est là une autre très bonne raison de ne pas nous contenter d’une histoire trop lisse des collèges et des élèves.

    Pour donner une première idée de ces tensions entre élèves et professeurs, je reviens à la cérémonie dont j’ai parlé dans la séance 12 (à la fin), où les élèves payent leur maître en lui apportant un gobelet de verre dans lequel ils ont placé un citron avec les quelques écus prévus. C’est la fête du lendit. Voyons le récit qui figure dans un ouvrage fameux, La vraie histoire comique de Francion, de Charles Sorel, publié pour la première fois en 1623, texte qui se réfère à la tradition en vigueur surtout au siècle précédent. Voici le passage important, tel que le cite A. Franklin (Ecoles et collèges…, op. cit., p. 217-218) ; Francion est pensionnaire au collège de Lisieux, à Paris :

     

    « En ce temps-là, j’étais à la troisième, où je n’avais encore rien donné dans les landis, bien que l’on fût déjà près des vacances : et c’était que mon père avoit oublié cela avec ce qu’il falloit pour ma pension. Mon régent, malcontent au possible, exerçoit sur moi à cette occasion des rigueurs dont les autres étaient exempts,  et me faisoit quand il pouvait de petits affronts sur ce sujet. Il était bien aise quand on m’appelait Glisco, faisant allusion sur une règle du Despautère [livre et règle de grammaire latine - FJF] où il y a  ‘Glisco nihil dabit’. L’on voulait dire que je ne lui donnois rien [c’est le sens de la formule latine, qui marque la volonté de ne rien donner FJF]. Pour le fils d’un riche trésorier qui avoit payé le maître en beaux quadruples, l’on l’appelait Hic dator, par une autre règle des mêmes rudimens, où mêlant la latin avec le françois, l’on me vouloit faire entendre qu’il donnoit de bonne or à notre régent (…).

    Afin de causer plus de dépit à ce pédant, voyant qu’il cherchoit partout quelques raisons pour autoriser le supplice qu’il avoit envie de me faire endurer, j’étudiois mieux et m’abstenois de toutes sortes de friponneries, si bien qu’il pensoit plusieurs fois perdre patience, et m’imputer faussement quelque chose, tant cette âme vile se coléroit lorsqu’on n’assouvissoit point son avarice. Par sa méchanceté, il m’eût fallu passer par les piques si mon argent ne fut point venu à point nommé. Je le voulois présenter à la mode que les pédans avoient introduite pour leur profit, lui donnant un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans, sur l’écorce duquel je n’avois pas mis toutefois les écus, comme c’est l’ordinaire, mais les avois fourré dedans par un trou que j’y avais fait. »

     

    Je signale au passage que le « oi » (comme dans « pensois », « vouloit », etc.),  de l’écrit de cette époque se prononçait « ouè » dans la langue orale.

    Qu’est-ce qui doit retenir notre attention dans ce passage ? Un maître qui attend son paiement, et un élève qui, dans cette situation, essuyant des remarques répétées qu’il estime infâmantes, s’abstient en contrepartie de « friponneries »… Pourquoi ? Sans doute pour éviter des punitions vengeresses plus douloureuses… D’où l’allusion finale à la colère et à la méchanceté du régent.

    Les refus de payer, ou les tentatives pour se soustraire à ce genre d’obligation sont aussi infligés aux logeurs, quand il s’agit de personnes qui accueillent les enfants dans des maisons en dehors du collège (puisque de nombreux petits collèges n’ont pas de pension). Des plaintes de ce type sont restituées par M. Bouchard (De l’humanisme à l’Encyclopédie… op. cit.) à propos des collégiens de Dijon.

    Bref, les conflits graves avec les professeurs, tels qu’on les trouve exposés dans de nombreuses monographies, sont une autre situation typique. A Dijon, d’après M. Bouchard toujours, les révoltes contre les régents ont marqué l’histoire du collège des Gondrans (jésuites). Le mémoire de maîtrise de 1986 de Mme Claudine Tachet, déjà cité (L’organisation et la vie au collège des Gondrans de Dijon, 1763-1795), nous apprend que ces révoltes, lors desquelles les collégiens se servent d’épées et de pistolets, et qui se sont traduites par des attaques physiques contre plusieurs régents, se sont répétées : elles ont eut lieu en 1620, 1623 et 1640.

    Une des plus mémorables mutineries d’élèves s’est produite au collège de La Flèche en 1646. Elle est souvent relatée, et je renvoie en l’occurrence à C. Rochemonteix, Un collège de jésuitesop. cit., II, p. 96 (voir aussi André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France…, op. cit., p. 308). Pour protester contre l’arrestation d’un des leurs, des élèves s’opposèrent aux autorités du collège, un préfet fut roué de coups tandis qu’un élève reçut un coup de fusil ; et au final le collège fut en partie dévasté par cette troupe d’écoliers furieux qui s’étaient emparé d’armes pillées dans des boutiques d’armuriers.

    Un exemple de révolte à Rouen, plus tard, en 1788, est présenté par M.-M. Compère (Du collège au lycée, op. cit., p. 233). Il s’agit d’une vengeance nocturne des pensionnaires contre leur sous-principal, qui avait frappé  l’un d’eux à coups de pieds… « dans les parties ». Ceci nous renseigne en conséquence sur ce qui pouvait être en général le motif de ces rebellions : sans doute les mauvais traitements physiques, les châtiments corporels infligés aux élèves. Ce motif est souvent invoqué dans les cas, nombreux je le répète, de batailles de ce genre, entre les élèves et leurs maîtres. Voici un exemple de maltraitance subie par un élève, exemple certes singulier étant donné le très haut de gré de violence atteint, mais assez significatif malgré ou à cause de cette réserve. Il s’agit d’un événement survenu à Poitiers le 20 juin 1707 (cf. J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, op. cit., p. 341). Ce jour-là, un élève nommé René Héliot, qui fréquente la classe de physique à Sainte-Marthe, entend participer à une loterie charitable qui a été organisée par les Pères jésuites dans la grande salle du collège annexe du Puygarreau. Or au moment où le Principal, le Père Modéré (c’est son nom, bien mal porté en l’occurrence !), invite les élèves rassemblés à sortir, le jeune Héliot manifeste son désir de rester dans le salon où se déroule la loterie. En réponse, le Principal, pris d’une colère aussi soudaine qu’irrépressible, lui administre une gifle cinglante. Voici la suite du récit de J. Delfour :

     

    « L’écolier ayant repoussé le Père de peur qu’il ne récidivât, celui-ci s’était jeté sur lui, l’ayant pris par les cheveux, lui avait donné des coups de pieds dans le ventre ; et, non content de l’avoir ainsi maltraité, il l’avait fait prendre par plusieurs écoliers et traîner dans le collège du Puygarreau. Ensuite il l’avait fait dépouiller tout nu et lui avait fait donner le fouet cruellement, le tenant lui-même aux cheveux et lui faisant heurter la tête du manière non moins cruelle par les nommés (…) Dupéron Boisneuf, écolier de Logique, Doujat, étudiant de seconde, et autres que le requérant ne connaissait pas, qui mutuellement se relevèrent [se relayèrent ; FJF] pendant plus d’une demi-heure. Enfin ils l’avaient jeté hors du collège honteusement. » .

     

    Une incroyable correction, donc, ou plutôt une véritable séance de torture, qui se passe de commentaires, si ce n’est qu’elle montre les excès auxquels certains maîtres de l’époque peuvent s’adonner. En l’occurrence l’affaire est connue parce que la victime a porté plainte et a adressé une requête à l’université en janvier de l’année suivante, 1708, pour obtenir réparation, non sans avoir été menacé, quoiqu’il fut soutenu par les autres écoliers de sa classe. Suite à cela, l’Université interdit l’organisation de jeux et autres loteries dans l’enceinte des collèges, et ordonna en même temps que les élèves fussent traités avec douceur par les professeurs.

    Au passage, remarquez une réalité singulière, le fait que la violence physique entre maîtres et élèves se produit alors que par ailleurs ils peuvent vivre dans une assez grande proximité ; c’est notamment le cas lorsque les maîtres hébergent chez eux certains de leurs élèves ; et cette proximité, qui semble une quasi familiarité si l’on prend nos critères d’aujourd’hui (il s’agissait d’un véritable compagnonnage au Moyen Age), c’est aussi ce qu’on entrevoit dans le cérémonie du lendit et les libations qui la suivent. Mais concevons que le paradoxe n’est qu’apparent.

     

    4) Règlements et punitions

    L’espèce de catalogue que je viens de présenter était peut-être un peu fastidieux à parcourir. Mais j’ai dit qu’il servait une vision nuancée de l’histoire des collèges et des collégiens ; en outre, puisqu’il reflète une réalité très présente dans l’esprit des maîtres, il permet de comprendre la nature des règlements édictés par les collèges, car ces règlements sont précisément destinés à endiguer et si possible à supprimer les comportements déviants ou délinquants qui restaient présents dans la mémoire récente et ancienne des collèges. J’en veux pour preuve les règlements publiés à Dijon à la fin du XVIIIe siècle, après l’expulsion des jésuites, dans les années 1765-1780. (Je m’appuie à nouveau sur le travail de C. Tachet cité plus haut, p. 76 ). Epoque tardive ? Oui, mais justement elle porte encore le poids de cette histoire des élèves dont j’ai envisagé la dimension problématique – du point de vue des maîtres. Avant la Révolution, les conduites d’indiscipline n’ont sans doute pas changé de nature par rapport aux siècles précédents, puisqu’on s’efforce encore de les réprimer. Dans les règlements de Dijon, en effet, on souligne d’abord la nécessité de la participer aux classes de façon régulière, si bien qu’en cas d’absence, ou même de simple retard, l’élève doit fournir un mot de justification écrit par ses parents ou par un maître de pension s’il est interne. Concernant la vie au collège et le rapport avec les adultes, une règle enjoint de respecter le Principal, le Sous-principal et les professeurs. L’élève doit saluer ses maîtres s’il les rencontre et il doit se découvrir s’il leur parle (coutume qui existe sous l’Ancien Régime dans le monde rural à l’égard des nobles – seigneurs et donc propriétaires des terres). Une autre obligation porte sur les livres : ce doivent être les livres recommandés, à l’exclusion, par conséquent des livres contre la religion ou contre l’Etat. Bien sûr, il est également interdit de se rebiffer contre les admonestations et les sanctions, comme il est interdit d’introduire dans l’établissement ciseaux, couteaux, canifs et armes. En outre, concernant la vie en dehors du collège, les interdictions portent  sur la fréquentation des salles de billard, des cabarets, des cafés et des bals.

    Nous avons déjà aperçu cette dernière classe d’interdictions. Il faudrait à ce propos évoquer plus longuement la prohibition des jeux de hasard. Car c’est une prescription récurrente. L’Eglise déteste ces sortes de divertissements, au point même que les fautifs pouvaient parfois être frappés d’excommunication, de même que dans certains monastères on se réservait la possibilité de les emprisonner. Certains jeux commencèrent toutefois d’être tolérés grâce aux conceptions éducatives plus libérales qui se font jour à la Renaissance (cf. Montaigne et surtout Rabelais qui, au chapitre XXII du livre I de son Gargantua,  fournit une savoureuse  - et plus qu’improbable - liste de jeux, plus de 200 : lisez cela… quand on parle d’inventaires « à la Prévert »… admettons que Rabelais à fait beaucoup plus fort quatre siècles plus tôt). G. Codina Mir (Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 69) nous apprend d’ailleurs qu’à cette époque les maîtres de la Sorbonne avaient pris l’habitude, après le repas de midi, de s’amuser à faire glisser le plus loin possible sur une longue table les clefs de leur chambre en évitant de les faire tomber. Un jeu d’adresse qu’Ignace de Loyola lui-même adaptera pour ses premiers élèves, dans le collège fondé à Rome, en remplaçant les clefs par des planchettes de bois.

    Je retourne au XVIIIe siècle et à Dijon. Même si les punitions pratiquées dans le collège des Gondrans sont mal connues, M. Tachet évoque un document émanant du bureau du principal. Ce document révèle qu’en 1769 un élève de philosophie qui s’était révolté contre son maître s’est vu contraint de rester à genoux dans la cour pendant 1/4 d’heure trois matins de suite, au moment où les autres entraient en classe. Un genre de punition typique des jésuites : il s’agit d’infliger, autant qu’une souffrance physique, une blessure psychologique, une humiliation, et ceci afin d’engager une forme de renoncement à l’amour propre, autre incitation typique des jésuites. M. Tachet évoque aussi un cas de renvoi de deux élèves qui s’étaient battus au couteau (idem, p. 78).

    Ces exemples pourraient toutefois nous faire oublier que, longtemps, dans les établissements d’éducation, la grande tradition punitive a été celle du châtiment corporel et du fouet – en public si possible. Le contexte est violent de tous les côtés pourrait-on dire. Voir sur ce sujet A. Franklin, Ecoles et collèges, op. cit., p. 234 et suiv. Les verges, c’est ce que les élèves encourent et redoutent toujours, et ce depuis le Moyen Age. En plus, ces châtiments redoutables n’épargnent personne ; en cas de faute, tous sont égaux ; quelle que soit l’origine sociale des élèves, nobles ou fils de bourgeois, tous sont menacés de ces flétrissures… On se souvient des protestations de Rabelais qui, par la bouche de Ponocrates, propose simplement de mettre le feu au collège et d’y faire brûler y compris le principal et les régents. Dans le même esprit, Montaigne parle d’enfants littéralement suppliciés par des maîtres armés de fouets et enivrés de colère. On peut admettre que Montaigne forçait à peine le trait si l’on sait qu’en janvier 1576, au collège de Navarre, un élève fut tellement battu que le Parlement se saisit de l’affaire et décréta que le maître responsable serait interdit d’exercice pendant un an. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la critique et la répugnance pour ces pratiques prônera une attitude de bienveillance divulguée par les philosophes. Alors s’impose une autre norme. Voyez les textes de Rousseau, sur lesquels il n’est pas besoin de s’arrêter tant il sont connus (et j’ai eu plusieurs fois ici l’occasion de les citer).

    Cela dit, il faut aussi rappeler qu’à cette époque, les jésuites ont depuis longtemps évolué sur ce plan (comme évoluent aussi au XVIIIe siècle les Frères des écoles chrétiennes dans le cadre des écoles de charité). L’organisation des collèges jésuites, telle que je l’ai un peu décrite (séance 12), avec le dispositif des décuries, privilégiant l’émulation, avec des confréries d’honneur et des académies où les bons élèves accomplissent des exercices littéraires au terme desquels ils se voient décerner des titres prestigieux d’Empereur, de consul, de tribun, des médailles, des prix, bref, tout ce système donne le moyen d’agir avec les élèves dans un sens davantage « psychologique », comme on ne disait pas encore, c’est-à-dire en se basant sur ce qu’on peut connaître du caractère de chaque enfant pour adapter les tâches et les peines aux individus. Etudier le caractère des enfants est à ce moment une injonction qui prend de l’importance (elle est issue des pratiques de spiritualité comme la confession) et qu’on va trouver ensuite jusqu’au cœur du XIXe siècle dans la plupart des recueils de conseils adressés aux maîtres.

     

    Remarques.

    Cette prise en compte, très importante, de l’individualité - et de l’intériorité des individus, justifie l’emploi du terme anachronique de « psychologie ». C’est un autre legs de la Renaissance. Je renvoie sur ce point aux analyses de Durkheim dans L’évolution pédagogique en France.

    Foucault, dans Surveiller et punir, nous offre une autre manière de comprendre les enjeux de ces évolutions vers la douceur, lorsqu’il met en rapport, dans son idée de la « discipline », la diminution de la violence physique et l’augmentation de la surveillance et du contrôle y compris physique. 

    Toute cette évolution a pour toile de fond les nouvelles relations instituées entre maîtres et élèves, à savoir la destruction de l’autonomie qui avait cours dans le cadre de sociabilités corporatives des universités du Moyen Age (avec les nations, avec des élections, etc.), au profit de ce qui caractérise les collèges jésuites, un système hiérarchique inflexible et d’autant plus efficace qu’il repose sur un personnel adulte renforcé et divers, avec des statuts adaptés aux différentes situations éducatives (nouvelle redite renvoyant à Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime).

     

    Je signale une hypothèse intéressante de J. Quicherat. Celui-ci, dans son Histoire de Sainte-Barbe… (op. cit., p. 60-61) explique que l’évolution des pratiques de disciplines se marque d’abord par le fait que les jésuites, sans renoncer au fouet, ont eu toutefois le soin de confier l’exécution des peines à une personne soit extérieure au corps enseignant, soit extérieure au collège et engagée dans la ville, ce qu’on appelait un « correcteur » (parfois « frotteur »). Ce recours avait l’avantage de suggérer que le rôle professoral se tenait à l’écart et donc n’était pas concerné par l’usage des verges.

    Grâce à J. Delfour, nous pouvons nous faire une idée de l’arsenal des punitions utilisé par les jésuite de Poitiers, à Sainte-Marthe et au Puygarreau (J. Delfour, Les jésuites à Poitiers, op. cit., p. 335). A Poitiers, il y avait d’abord  une punition qui consistait à rester debout, ou assis, ou à genoux, dans un coin, pendant la récréation ou une partie de la classe. Il y avait aussi la pénitence du « petit couvert », qui imposait au fautif de prendre ses repas sur une table particulière, sans nappe, au milieu du réfectoire, avec juste du pain sec et de l’eau dans les cas de fautes graves. Il y avait encore la férule avec laquelle on frappait les mains  - les autres parties du corps ne devant pas être touchées, même par un instrument (la férule, une lanière de cuir, emblématique de l’ordre scolaire à travers les siècles, est en vigueur jusqu’au XIXe siècle : elle a l’avantage de tenir dans la poche du maître). Il y avait enfin le fouet, mais… à la condition que j’ai dite, que l’instrument soit manié, après un jugement, par le spécialiste extérieur nommé « correcteur ». J. Delfour nous assure en outre que ces divers châtiments ne sont pas utilisés indifféremment : tout dépend du niveau de classe. Les rhétoriciens n’ont à subir que les pensums cités en premier, si bien que le fouet, éventuellement administré dans la grande salle, devant tous les autres élèves rameutés pour la circonstance, est réservé aux plus jeunes, du moins les élèves classes inférieures, la 6ème et la 5ème.  A tout cela il faut encore ajouter que, pour les fautes les plus graves et notamment celles commises au dehors du collège (le genre de violences dont j’ai parlé ci-dessus), les jésuites de Poitiers font appel non aux autorités universitaires comme ils le devraient, mais aux officiers du présidial de Poitiers, qui sont des sortes de juges de police (j’en ai parlé plus haut, au paragraphe 2). C’est ainsi, par exemple, que, le 23 janvier 1693, un jugement de ce tribunal, requis par le Procureur de Sainte-Marthe, interdit à des tenanciers proches du collège d’admettre à leurs jeux les écoliers, les jours de fête, les dimanches, et les jours de classe aux heures scolaires du matin et du soir (J. Delfour, idem, p. 337). Vous voyez ainsi resurgir la prohibition récurrente des jeux et spécialement des jeux de hasard.

    Pour développer l’idée, au moins théorique, que les jésuites se font de la discipline et des sanctions, il faut préciser que leur vision dépend par ailleurs beaucoup de leur orientation religieuse, appuyée sur ces exercices spirituels dont Ignace de Loyola a élaboré la version que l’on sait, avant 1550. Considérons à ce propos les visites que la du Père Laurent Maggio effectue en 1587-1589, donc dans la période des premières fondations des collèges. Maggio se rend à la maison professe de Paris (établissement qui reçoit les membres de la Compagne à la fin de leurs études, après qu’ils aient prononcé leurs vœux  - les 4 vœux ; cf. séance  8, paragraphe 3), puis il va au collège de Clermont qui n’est pas encore Louis-le-Grand, où l’on dénombre à ce moment 80 jésuites dont 16 prêtres, 8 « professeurs scolastiques », 19 auditeurs de théologie et 7 auditeurs de cas de conscience, 8 élèves de philosophie, etc. Or à la suite de ses incursions, Maggio rédige des ordonnances qui édictent des règles nombreuses applicables à tous les aspects de la vie des adultes te des enfants, les aspects matériels aussi bien que spirituels, intellectuels, disciplinaires, etc. (le Ratio Studiorum n’existe pas encore). Je puise dans l’ouvrage d’H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus… (op. cit., t. 2, p. 189 à 210), quelques extraits consacrés à la discipline des pensionnaires (rappel : le pensionnat n’est pratiqué par les jésuites que de manière un peu contrainte par les circonstances).

     

    D’abord aux maîtres et aux surveillants :

    « Si l’on apprend quelque faute grave commise à la maison ou au dehors par un pensionnaire ou un domestique, on en avertira le Principal, avec la discrétion requise, surtout si le fait touche en quelque façon l’un des Nôtres. Il faut donc que chacun veille avec soin à l’ordre général du collège. »

    (…)

    « Tous éviteront une trop grande familiarité avec les pensionnaires. Spécialement à l’égard des élève studieux et montrant un réel désir de la vie parfaite, il faut se garder d’une expansion individuelle et ne point leur parler de la Compagnie. »

    « Les Nôtres, soit à la maison soit au dehors, ne doivent point se mêler aux jeux des pensionnaires, ni jouer entre eux en leur présence, sauf toutefois les jours que l’on passe tout entiers à la campagne… ». (cité ici, p. 198-199)

     

    Ensuite aux Principaux :

    « Le Principal (…) doit, par son esprit de prières et ses saints désirs, porter dignement le fardeau dont il est chargé, l’emporter sur tous par la charité, l’humilité, l’obéissance et l’exemple des autres vertus, veiller à ce que tous nos Pères observent les règles communes de la Compagnie et celles de leurs offices, à ce que les enfants progressent dans la piété chrétienne, dans l’acquisition de la vertu et de la science. »

    (…)

    « Qu’il observe avec un soin vigilant si le ministre, les préfets des chambres et ses autres subordonnés remplissent exactement leurs devoirs ; qu’il les visite de temps en temps pour voir comment ils s’en acquittent ; et, à la même fin, qu’il visite plus souvent encore les enfants dans leurs divers exercices » (cité ici, p. 199).

     

    Pour les surveillants :

    « Les surveillants doivent tendre à exercer leur autorité avec douceur, de façon à être en même temps craints et aimés de tous. A cette fin, ils uniront la bonté à la sévérité ; ils étudieront le caractère de chaque enfant, pour distinguer ceux qu’il faut conduire par la crainte et la réprimande, de ceux qui sont plus dociles à la bienveillance et à l’affection. Il est donc bon qu’ils s’entendent avec les professeurs, le préfet des études et tous ceux qui pourront connaître la nature des élèves… » (cité ici, p. 204).

     

    Et enfin pour les pensionnaires, on peut lire les obligations suivantes (idem, p. 207-210) : respect des supérieurs, bienveillance et charité envers leurs condisciples, ce qui exclut les moqueries et les taquineries, exactitude de la présence aux différents lieux où on les appelle, décence extérieur et bon ordre dans leurs affaires (vêtements, livres, etc.), à quoi s’ajoutent  évidemment l’observance religieuse (messes, prières, examen de conscience, confession, assistance aux sermons, exhortations, lectures), sans oublier l’obligation de parler latin « et aussi élégamment que possible »  (cité in idem, p. 209), etc.

     

    Que doit-on retenir de ces extraits ? D’abord le lien que j’ai voulu souligner entre principes de discipline et visées spirituelles. Si je m’arrête sur ce lien, c’est parce qu’il indique, pour nous en tout cas, que les pratiques de discipline ont aussi une signification essentiellement morale (au sens d’une morale religieuse en l’occurrence). Car il s’agit moins de contenir, d’enfermer les conduites que de les orienter vers la « vie parfaite », c’est-à-dire religieuse, la prière, la méditation, donc aussi l’obéissance à la Compagnie et aux supérieurs. Remarquons certes, dans cette perspective, l’importance de la surveillance, qui doit être permanente, exhaustive, je dirais presque : infaillible, c’est-à-dire ne laissant rien échapper de la conduite des uns (les subordonnés) comme des autres (les élèves). A noter enfin, la recommandation de la douceur, qui s’associe à l’exhaustivité du contrôle. Reste à savoir ce qu’il en fut dans la réalité… Mais nous le savons un peu par mon exposé d’aujourd’hui…

     

    FIN du chapitre II

    (Nous pourrons bientôt entrer dans le vif des pratiques d’enseignement - début 2017…)

     


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