• Séance 4

    Naissances de l’école du peuple

    CHAPITRE 1

    (suite et fin)

     

    4) Prégnance de l’enseignement religieux

    Un concept comme celui de la « sainte éducation » proposée aux familles pauvres par Démia indique que les finalités culturelles de l’enseignement charitable sont bien évidemment religieuses. Or comme le note également J-B. de La Salle, rien n’est facile en ce domaine parce que les pauvres sont en général négligents à ce sujet. Ils demeurent la plupart du temps «  peu touchés » des « choses nécessaires au salut » [Note : Conduite des écoles chrétiennes, op. cit., p. 213.]. Le curé de Mézière, à propos de l’école des frères ouverte dans sa ville vers 1730 raconte également que les congréganistes, à leur arrivée, trouvèrent les garçons, « surtout ceux du menu peuple » dans une  « ignorance (…) telle qu’on ne peut pas dire » de tous les devoirs du christianisme. Fort heureusement, continue ce prêtre d’après G. Rigault, dès que les frères se furent mis à la tâche, « en moins de six jours », grâce au catéchisme quotidien, les enfants firent « ce que l’on voulait qu’ils fissent » et ceux qui ne « respectaient pas les saints lieux , y devinrent (…) des modèles de piété » ; si bien que « les magistrats recevaient des applaudissements de toute part » [Note :  Cette vision bien trop idyllique pour être réaliste, est rapportée par G. Rigault dans son Histoire générale…, op. cit., t. 1, p. 269 et 270.].

    Que l’école des pauvres soit avant tout synonyme de vie religieuse, cela apparaît clairement dans les école associées aux hôpitaux du XVIe siècle. À Paris, à l’hôpital de la Trinité, vers 1545, voici comment la journée est organisée [Note : cet emploi du temps est consigné par F. Martin-Doisy dans son Dictionnaire…, op. cit., t. 4, article « Enfants », p. 472. Voir aussi M. Capul, Internat et internement…, op. cit., t. 3, p. 65. ].

    - 5 h (en été ; ou 6 h en hiver) : lever. Aussitôt éveillés, les enfants doivent se prosterner en terre et dire l’Antienne de la Trinité avec leurs prières et les suffrages [prières pour la commémoration des saints].

    - après quoi les enfants sont conduits à la Chapelle où ils entendent la messe et disent les « Sept psaumes » ;

    - déjeuner, pour lequel chacun reçoit quatre à cinq onces de pain [ce qui fait entre 115 et 150 grammes] ;

    - école jusqu’à 11 heures, ceci permettant d’instruire les enfant « en la foi catholique ». On leur enseigne les commandements de Dieu et de l’Église, les psaumes, le chant et l’ « art d’écriture » ;

    Puis retour à la Chapelle pour dire une antienne ;

    - Repas, précédé d’une bénédiction et accompagné des Commandements de Dieu, dits chaque semaine par un enfant différent. A la fin, les élèves doivent rendre grâces à Dieu ;

    - retour à l’école pour lire, écrire, chanter et psalmodier ;

    - à l’heure des vêpres, les élèves doivent chanter et et dire « le salut accoutumé selon le temps ».

    - le repas du soir, pareil à celui du midi, se fait toutefois en présence de gens d’Eglise ;

    - école jusqu’à 8 h. du soir ;

    - au dortoir, au moment du coucher, il faut dire quelques suffrages et oraisons.

     Passons au dix-septième siècle, dans une des écoles de Charles Démia à Lyon (Note : cet emploi du temps est reconstitué et commenté par G. Compayré, in Charles Démia..., loc. cit., p. 363-365).

    - à 7 h (en été ou 7h30 en hiver) : arrivée en classe. Quand les élèves ont regagné leur place, ils disent les prières habituelles ; et ils doivent ensuite effectuer divers rituels : génuflexion, aspersions d’eau bénite, inclinations (dont l’une, profonde, devant la Croix et une autre « plus modeste », devant le maître).

    - de 7 h à 7h et demie : récitation des leçons et du catéchisme. Les « décurions » [terme inspiré par les jésuites] récitent les premiers, puis ils font réciter les autres élèves.

    - à 7h 30, prière commune dans la classe. Les élèves se mettent à genoux, ils répètent les formules dites par des « aumôniers », puis ils effectuent les gestes montrés par un « préfet de modestie » [à nouveau un terme hérité de la pédagogie jésuite].

    Puis :

    - leçon de catéchisme ;

    - déjeuner (si le pain manque, les élèves chantent) ;

    - lecture ;

    - à 9h : écriture (précédée et suivie d’une prière) pour les élèves avancés, tandis que les autres continuent à lire ;

    - à 10h, pendant un quart d’heure : le lundi il y a la « dispute de l’arithmétique », le mardi, la dispute de la lecture ou bien la « lecture par remarques » [ ce sont probablement des entraînements entre élèves qui discutent les performances des uns et des autres], le mercredi c’est la civilité, le jeudi c’est la manière de servir la messe, le vendredi, on passe en revue les bons et les mauvais points de la semaine, enfin le samedi, on s’intéresse à l’orthographe ;

    - la matinée se termine par une messe.

    La classe du soir, qui a lieu de 2 h à 4 h en été, comporte en plus, par différence avec celle du matin une fin consacrée au plain-chant pour les élèves les plus avancés. Notons aussi que le dimanche, les élèves doivent venir à l’école avant la messe pour entendre une lecture pieuse. De même, le soir, avant les vêpres, ils sont invités à suivre différents exercices religieux.

    La prégnance du contenu religieux dans l’enseignement charitable s’apprécie par ailleurs à un texte issu d’une communauté liée aux « petites écoles » (qui peuvent admettre des enfants pauvres, mais... ce n’est pas leur vocation), L’escole paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites escoles, par un prêtre d’une paroisse de Paris (ce prêtre, identifié par Yves Poutet, avait nom Jacques de Batencourt [Note : Cf. Y. Poutet, Bulletin de la Société des bibliophiles de Guyenne, 1963, n° 77, pp. 27-50. Voir sur cette découverte les commentaires de J. Hébrard in « La solarisation des savoirs élémentaires à l’époque moderne », loc. cit., p. 53.]. Une partie de ce texte traite de l’initiation pieuse qu’il fallait effectuer dans les écoles. L’auteur prévoit que chaque jour, le dernier quart d’heure de la classe sera consacré au catéchisme ; et que tous les mercredis après-midi les élèves réciteront le Pater, l’Ave, le Credo, les commandements et les sacrements, et qu’on leur expliquera les principaux mystères chrétiens ; et, pour finir la journée, on leur enseignera le catéchisme diocésain. Dans ce cas, l’introduction à la vie spirituelle se produisait donc à la fois sur une base de principes à connaître (transmis avant tout par les leçons de catéchisme) et de rituels à reproduire (à divers moments de la vie de l’école). Or ceci faisait également partie de la pratique des frères lassalliens jusqu’au XIXe siècle inclus. La Conduite des écoles chrétiennes, dans son édition de 1720 (constamment utilisée pendant près de 200 ans!) prévoit très nettement ces deux approches du dogme. Elle prévoit que la grande classe (celle des lecteurs confirmés, qui écrivent et apprennent à compter), commence à 7h 30 par l’étude silencieuse du catéchisme, de l’Évangile et de l’Épitre du dimanche (une ou plusieurs lettres de saint Paul, de saint Pierre ou d’autres écrivains ecclésiastiques, par la lecture desquelles commençait la messe dominicale). A 8 heures les élèves assistaient à une messe, puis ils devaient dire une prière spéciale pour le début des classes (la « prière du commencement »), après quoi seulement ils pouvaient réciter leurs leçons. Poursuivons l’emploi du temps : à 9 heures, lecture, à 9h30, écriture, à 10 heures 15 , orthographe, enfin à 10h 45 il fallait dire le grande prière du matin après laquelle, à 11 heures, la sortie avait lieu.

    Il est clair que le catéchisme est enseigné autant dans les petites écoles que dans les écoles des pauvres, avec un luxe de précautions et de lenteurs. Une vue encore plus détaillée est fournie par le père Jacques Marcel dans un ouvrage de 1647 intitulé Catéchisme catholique. [Note : Texte cité par Jean de Viguerie dans son article sur « Le mouvement des ides pédagogiques aux XVII et XVIIIe siècles », in Histoire mondiale de l’éducation, dir. Gaston Mialaret et Jean Vial, Paris, PUF, 1981, p. 398.]. J . Marcel indique que, dans les petites écoles dirigées par des prêtres, on enseignait en latin et aussi en langue vulgaire :

    « les paroles du Symbole des Apôtres, de l’Oraison dominicale, du Décalogue et le nom des sept sacrements avec les Vertus théologales, des Vertus morales, des Vertus pénitentielles, de Dons et fruits du Saint-Esprit, des Oeuvres de miséricorde corporelles et spirituelles, des Béatitudes et autres accessoires de la même doctrine... ».

    A l’évidence, on est là en présence d’exercices de mémoire où la compréhension par les élèves pouvait être faible voir nulle : cela n’inquiétait pas les maîtres (mais c’est ce qui leur sera souvent reproché au XIXe siècle). Chez les Frères des écoles chrétiennes, le catéchisme, précédé de prières comme nous venons de le voir, suivait le même genre de plan. Il commençait par les Symboles des Apôtres (articles de la foi chrétienne), continuait par les vérités et les mystères (l’existence de Dieu, sa nature et ses perfections, le mystère de la Trinité - un Dieu unique en trois personnes, le Père, le Fils et l’Esprit saint…). Puis venait la partie de morale catholique, avec les dix commandements de Dieu, les commandements de l’Église, les vertus théologales (Foi, Espérance, charité : ce sont les vertus qui mettent en rapport avec Dieu), les vertus morales (prudence, sagesse, force, tempérance), les sept péchés capitaux, etc.  Enfin il était question de la vie sacramentelle et liturgique. A tout cela, chez les frères, s’ajoutaient les leçons à base de lectures sur l’Histoire sainte c’est-dire les événements « historiques » de l’Ancien et du Nouveau Testament. C’est dire l’abondance et la diversité des contenus religieux.

    A l’école charitable également, le contenu comme la forme des leçons, et les apprentissages de la lecture et de l’écriture, tout ce qui a un temps et un lieu dans le cadre scolaire, est une occasion d’inculcation religieuse. On a vu que Démia ordonne des paroles et des rituels spéciaux. Ceci apparaît du reste dans les Règlements pour les écoles de pauvres de l’un et de l’autre sexe de la ville de Lyon (1684). Pour commencer la leçon de lecture, deux chantres doivent dire In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, et tout les élèves doivent répondre Amen. ; puis les chantres doivent poursuivre : Domine, labia mea aperies ce qui doit entraîner la réponse Et eos meum anuntiabit Laudem tuam… etc. [Note : D’après Pierre Zind, L’enseignement religieux dans l’instruction publique en France, de 1850 à 1873, Lyon, Université de Lyon II, 1971, p. 115-117.]. Dans le même ordre d’idées, les frères des écoles chrétiennes, comme je l’ai signalé, encadrent les leçons, au début et à la fin, par des prières spéciales, adaptées de l’office monastique des mâtines. Mais avant tout, ils utilisent des livres particuliers, des récits dits « édifiants », dont le principal, pour la lecture courante, a été rédigé par J-B. De La Salle : Les Devoirs du chrétien envers Dieu et les moyens de pouvoir bien s’en acquitter, ouvrage, très utilisé jusqu’à la fin du XIXe siècle donc réédité de nombreuses fois.

    Le catéchisme, bien évidemment, qui est lui-même une pratique de type scolaire, règne sur les écoles des pauvres (comme sur les autres écoles d’ailleurs). Notons que cette mise en forme didactique de la religion était à l’origine une méthode inventée par les Protestants, mais qui fut ensuite reprise par les catholiques, pourtant en guerre contre les précédents, car il fallait mettre tout individu, depuis son enfance, dans le cas de s’approprier les vérités de la foi. Côté Protestant, le premier manuel rédigé selon cette méthode de questions et réponses a été publié par Calvin en 1541, c’est le Formulaire d’instruire les enfants en la chrétienté. Quelques années plus tard, en 1558, on a, en terrain catholique cette fois, le Parvum Cathechismus Catholicorum ou Catechisus minor, de Pierre Canisius. Et encore quelques années plus tard, en 1566, les délibérations du Concile de Trente aboutissent, entre autres, au Catechismus ex decreto Concilii Tridentini al Parochos, destiné aux prêtres celui-là. D’autres suivront. Le Catéchisme historique de l’abbé Fleury, très diffusé, longtemps lu dans les écoles, est de 1683. A cette époque, presque chaque diocèse a son propre manuel. [Note : Voir sur cette histoire singulière, Jean-Claude Dhotel, Les origines du catéchisme moderne d’après les premiers manuels imprimés en France, Paris, Aubier, 1967.]. On peut mettre ce souci en rapport avec les nombreuses initiatives du XVIe siècle, prises sur la base des nouveaux supports textuels désormais imprimés. En Lombardie, Borromée fonde à partir de 1659 les confréries de la Doctrine chrétienne. A la même époque, en 1592 exactement, dans le Sud de la France, César de Bus fonde la Congrégation des Frères de la Doctrine chrétienne, etc. [Note : Cf. J. Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires…, loc. cit., p. 50 ; ainsi que J. de Viguerie, Une œuvre d’éducation sous l’Ancien Régime . Les pères de la Doctrine chrétienne en France et en Italie (1593-1792), Paris, Publications de la Sorbonne et de la Nouvelle Aurore, 1976.]. Sur le plan pédagogique, en France, les petites écoles de saint Nicolas du Chardonnet, entre 1620 et 1660, ont été les premières à systématiser un enseignement du catéchisme.

    5) Définition de ’éducation

    De la volonté de submerger la conscience des pauvres par la religion et le catéchisme se déduit une autre modification qui, au XVIIIe siècle, dans la pensée matérialiste des Lumières, atteint l’idée même d’éducation sur le registre de ses agents. La définition classique en effet, formulée le plus souvent à propos des élites et des collèges, postule que l’éducation est fondamentalement dirigée à la fois par les parents c’est-à-dire plus exactement par les pères, ainsi que par les maîtres et les précepteurs, le rôle parental ayant la primauté puisque, autour de la famille, toute une société approuve ou désapprouve et fait courir les bonnes ou les mauvaises raisons de la direction prise pour l’éducation des enfants. Le père dans ce cas, en effectuant tel ou tel choix, en confiant ses marmots à telle ou telle instance, soutient sa réputation et préserve les honneurs de son rang. C’est ainsi que l’abbé Fleury (qui fut adjoint à Fénelon pour élever le petit fils de Louis XIV), assure dans la préface de son Traité du choix et de la méthode des études (1686) que si un père s’empresse d’envoyer ses enfants au collège [je rappelle que les collèges sont en grande expansion à cette époque], c’est parce qu’il

    « regarde l’opinion du monde, et ne veut pas qu’on lui reproche d’avoir manqué à l’éducation de son fils par une conduite singulière. » [Note : Cette préface est citée par F. de Dainville (qui l’a retrouvée) dans L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 43-52.].

     Notons de surcroît que la figure éducative paternelle se rencontre non seulement dans les ouvrages à finalité domestique (les recettes pour les familles ou les conseils pour les princes) mais aussi dans les ouvrages pédagogiques (les Traités des études et les Traités d’éducation des XVII et XVIIIe siècles), ce qui est bien le signe que l’école ne régente pas à elle seule le sphère éducative. Le livre du recteur Rollin, un Traité des études écrit pour défendre une réforme des collèges et une modification de l’enseignement du latin, et qui fut publié en 1726 et 1727, prône en ce sens un partage des tâches aboutissant à

     

    « envoyer les enfants au collège pour y profiter de l’émulation des classes, en les retenant le reste du temps dans la maison paternelle ». [Note : Rollin, Traité des études (De la manière d’étudier et d’enseigner les Belles Lettres), Paris, 1726, Introduction.].

     

    Jusque là donc, rien ne semble remettre en cause la priorité de la décision paternelle. Cependant, comme il doit être clair dans ce qui précède, il n’en va pas de même pour ce qui concerne les pauvres. Car dans le domaine scolaire qui leur est réservé, l’éducation ne peut plus s’établir sur la dominance des rôles familiaux puisque les parents apparaissent défaillants. A preuve, lorsque les familles sollicitées ne se sont pas montrées très empressées d’accepter l’offre de scolarité charitable, les autorités religieuses et municipales leur ont réservé toutes sortes de contraintes assez sévères et péremptoires. En 1730, le curé de Mézière, si heureux et fier d’accueillir les Frères des écoles chrétiennes dans sa paroisse, fait allusion à des « moyens de contraindre ceux qui faisaient absolument les rétifs », sans dire lesquels mais on sait que la menace de priver les pauvres de secours pesait souvent lourd dans la décision des parents. Ce genre de mesure est d’ailleurs clairement discuté à Beauvais en 1698, au moment ou quatre écoles ouvrent, toutes les quatre annexées à l’hôpital. C’est ainsi que les responsables de cette création expliquent :

     

    « Personne n’est plus capable d’obliger les pères et les mères d’envoyer meurs enfants aux écoles charitables que les administrateurs de l’hôpital. . Ils ont, dans leurs registres, leurs noms et âges. Ils les visitent souvent et ont entre leurs mains le moyen le plus efficace de guérir la négligence qui se trouve parmi les pauvres de se faire instruire, en refusant l’aumône aux pères et aux mères qui laissent volontairement leurs enfants dans l’ignorance » [Note : Cité par F. Martin-Doisy, Dictionnaire…, op. cit., article « Charité privée », t. 3, p. 25].

    Bien sûr, derrière le refus de  l’« ignorance », il ne faut entendre comme de nos jours un référence laïque et savante, car il n’est question ici que du catholicisme et des articles de foi !Des peines (donc des punitions) pures et simples ont en outre été prononcées, comme à Reims en 1627, à l’encontre d’artisans fautifs de ne pas « tenir la main » au travail régulier de leurs enfants, en même temps que les récidivistes étaient menacés de la prison et du bannissement [Note : D’après G. Rigault, Histoire générale…, op. cit., p. 40-41.].

     

    Les déplacements que nous venons d’observer sont en réalité typique du concept moderne d’éducation, à son plus haut degré de généralité, qui s’applique aussi bien à l’éducation des pauvres qu’à l’éducation des élites dans les collèges, sans oublier les petites écoles dans leurs différentes variantes. Avant cela, le mot éducation, qui apparaît en français au XVIe siècle, ainsi que Durkheim et Ariès l’ont remarqué, est alors synonyme d’ institution et d’instruction, ce qui se vérifie au fait qu’on trouve souvent les mots instituteur voire instruicteur ou instruiseur  à côté d’éducateur. La notion de l’éduquer reprend alors la notion d’élever, donc renvoie aussi bien à l’étude qu’à la nourriture. Par la suite, élever sera recentré sur la question alimentaire, donc donnera aussi élevage, terme réservé de nos jours au bétail, tandis qu’éduquer ne retiendra plus que la partie mentale et intellectuelle.

    Un maître du XVIIe siècle, Pierre Coustel, qui enseigna le latin dans les petites écoles jansénistes de Por-Royal, a donné en ce sens une définition complète de l’éducation, valable selon lui pour les collèges avant tout – et qui marquent au mieux l’évolution que je signale ci-dessus (on remarquera d’ailleurs l’apparition de la civilité).

     

    « Par le mot d’éducation, je n’entends pas le soin que les parents prennent du corps de leurs enfants, à quoi la nature les porte assez d’elle-même, comme elle y porte aussi tous les animaux ; mais j’entends celui qu’ils sont obligés de prendre de leurs âmes, et d’en cultiver les deux grandes facultés qui sont l’esprit et le volonté : l’esprit en leur faisant apprendre les belles lettres, et la volonté en les formant dans la vertu…

    Outre la vertu et la science, qui sont les plus grands biens que les parents puissent procurer à leurs enfants, ils doivent encore, comme le dit Erasme, avoir soin de les bien faire instruire dans la civilité. » [: Note : Pierre Coustel, Règles de la direction des enfants où il est parlé en détail…, etc. Texte publié par Isidore Carré dans un choix de textes intitulé  Les pédagogues de Port-Royal, Paris, 1887 ; je cite la page 90.].

     

    Nous pouvons dire, en référence à une formule bien connue de Durkheim (peut-être inspirée par Spencer), que l’éducation est une action intergénérationnelle de transmission culturelle («  l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale » [Note : Durkheim, article « Education », in Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire », dir. Ferdinand Buisson, Paris, 1911.]). Posons en outre que cette action, qui vise à former une mentalité, peut toujours entrer en conflit avec l’être mental de ceux à qui elle s’adresse, chose essentielle dans le cas des pauvres, confrontés à une culture religieuse qui ne les attire pas forcément.

    L’orientation religieuse de la culture éducative, nous venons de la voir, est la dimension fondamentale de la scolarisation des pauvres ; mais cette orientation détermine aussi l’éducation des élites, pour peu que les parents agissent en bons chrétiens qui songent au salut des âmes. Ce sur quoi insiste la suite du texte de P. Coustel :

     

    « Il y a bien de la différence entre l’éducation que les parents donnaient autrefois à leurs enfants et celle que les chrétiens [pour Coustel, il s’agit bien sûr des personnes qui adhèrent à la foi protestante] doivent donner aux leurs. Comme les premiers n’avaient que le monde en vue, ils s’appliquaient à rendre leurs enfants recommandables par les sciences [au sens des « lettres humaines » !] et les belles lettres. Mais il n’en est pas ainsi des chrétiens. C’est au ciel qu’ils tendent, à quoi les sciences sont bien moins nécessaires que les mœurs. » [Note : Texte cité par I. Carré, Les pédagogues…, op. cit., p. 90 et 107.].

     

    Gageons que, sous couvert de nécessité religieuse, ce passage nous revoie à la morale, c’est-à-dire aux mœurs. En l’occurrence, P. Coustel convoque la distinction des moeurs et des sciences (ou de la vertu et des connaissances), qui est centrale dans la pensée humaniste de la Renaissance et qui marquera de son empreinte toute la pensée éducative jusqu’au XVIIIe siècle, Rousseau compris. Souvenons nous que Montaigne, insatisfait de la sécheresse des études, disait préférer la vie aux livres et un maître à la tête bien faite plutôt qu’à la tête bien pleine afin qu’il sache entraîner son élève plus sur le chemin des mœurs et de l’entendement que sur la voie de « la science » [Note : Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XXVI, « De l’institution des enfants ». ]. L’instructeur ajoutait Charron, disciple de Montaigne, doit « mouler » son élève «  au modèle et au patron général du monde et de la nature » [Note : Pierre Charron, De la sagesse », 1836 [1601], p. 256.]. Longtemps après Rousseau affirmera dans le même sens qu’Émile, l’élève idéal de son Traité d’éducation, ne deviendra ni magistrat, si soldat, ni prêtre, car il sera « premièrement homme » [Note :  Rousseau, Émile ou De l’éducation (1762), Livre 1.]. 

    N’oublions donc jamais que l’opposition humaniste de la vertu et de la science a fini par traduire rien moins que la domination du savoir spirituel (du christianisme) sur les savoirs de connaissance (les sciences dans l’acception ancienne). C’est pourquoi, dans le programme des maîtres des petites écoles et des collèges du XVIIIe siècle, l’idée de vertu est très dépendante de la religion ultra-moralisante née à la fois de la Réforme protestante et de la Contre-Réforme (ou « seconde réforme ») catholique. L’importance, dans l’enseignement, des commandements de Dieu et de l’Église (assister à la messe, se confesser, dire ses prières, etc.) tient justement à ce qu’ils sont désormais au coeur de ce christianisme austère ou l’idée du péché et des effort à fournir (grâce à l’éducation) pour se défendre contre toute tentation d’en commettre, est lancinante.

    Comme a dit Mme de Maintenon en 1686 à propos de ses demoiselles de Saint-Cyr, l’important pour l’éducation, n’est pas d’ « orner » la mémoire des enfants, c’est de

    « former leur raison, exciter leur coeur, élever leur esprit, en un mot leur faire connaître et aimer la vertu » [Note : Mme de Maintenon, Avis aux dames ; cité par Jacques Prévot in La première institutrice de France, Madame de Maintenon, Paris, Belin, 1981.].


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