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2020-4 Nazis en France (1)

Séance 4

 

LES ALLEMANDS EN FRANCE

POLICES ET POLICIERS NAZIS

 

 

Puisque j’ai commencé par évoquer la situation française pendant la guerre et l’Occupation, je vais maintenant parler des Allemands « occupants », et notamment de leurs chefs, souvent (mais pas toujours) jugés après la guerre comme des assassins - ce qu’ils furent à l’évidence. Conformément à mon projet de centrer mon récit sur le sort des Juifs, et avant d’en venir à l’histoire du nazisme en Allemagne, je vais donc dire un mot des principaux chefs Allemands, les chefs des services placés aux avant-postes de la persécution en France. Je pense évidemment aux donneurs d’ordres, ceux que leurs ennemis français appelaient les « boches ».

Pour qu’on saisisse bien l’atmosphère de l’époque, j’ai mentionné, on vient de le constater, le terme infâmant : « boches » (des termes de ce genre…. on en a eu bien d’autres pendant la guerre !). On aura compris que, bien évidemment, je ne désigne pas par ce terme les Allemands en général, et encore moins ceux d’aujourd’hui, envers lesquels je ne voudrais pas être injurieux. Si donc je parle de leurs grands parents ou arrières grands parents comme de « boches », c’est pour cette unique raison historiographique, appréhender le contexte en ne négligeant pas le vocabulaire qui a eu cours à l’époque. En outre, je me sens autorisé à cette transgression parce que ce terme apparaît (de manière assez discrète, il est vrai) dans le Journal d’Hélène Berr. Le mardi 1er février 1944, lorsqu’elle constate avec une surprise attristée que monte en elle une « bouffée de rage » à la simple rencontre d’un Allemand ou d’une Allemande, elle explique qu’elle ne peut voir cette figure que comme un signe de « force brutale, sacrilège », qui la fait se désoler à la pensée de « Tous ces gens que les boches ont arrêtés, déportés, fusillés », des gens qui, pourtant, « valaient dix mille fois mieux qu’eux » (Hélène Berr, Journal, que je cite dans l’édition Tallandier/Points de 2008, p. 285 et  287), de même, à la date du mercredi 24 juin 1942, lorsqu’elle raconte la capture son père, Raymond Berr, emmené 76 avenue Foch, elle raconte qu’« … un officier (moi j’ai compris un soldat) boche s’est jeté sur lui en l’accablant d’injures (Schwein [porc], etc.) (Hélène Berr, Journal, idem, p. 80).

 

1) Parmi les forces de répression déployées dans la France vaincue dès l’été 1940, les polices allemandes sont en bonne place ; mais cette place les met dans une position un peu différente et en tout cas secondaire par rapport à l’armée, la Wehrmacht (j’examine ce point plus loin, dans la prochaine séance).

Il faut revenir à l’Allemagne après la prise du pouvoir par les nazis pour comprendre le rôle et le fonctionnement de ces polices.

Après 1933 et au début de la guerre, en effet, ces polices ont été organisées dans le cadre nouveau de l’Office central de la sécurité du Reich, le Reichsicherheitshauptamt, RSHA. Créé en septembre 1939, le RSHA, « ministère de la terreur » a-t-on dit souvent, doté de 3000 collaborateurs, marquait surtout l’empire exercé par la SS et son chef suprême, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler, sur l’ensemble des forces de police, 250 000 hommes au total. La SS (ce sigle est dans toutes les mémoires), c’était la terrible garde rapprochée du Führer, porteuse de la doctrine raciale à laquelle Himmler va s’efforcer de donner une aura planétaire et transhistorique - je dirai de quoi il s’agit lorsque je traiterai de l’Allemagne. Les différentes polices traditionnelles, augmentées de services nouveaux, regroupées, réorganisées, qui composaient donc une véritable armada, d’un gigantisme sans exemple dans l’histoire, étaient désormais à la disposition d’Himmler et des SS.

Remontons encore un peu le temps, jusqu’en juin 1936. Le vaste mouvement de réorganisation dont je parle, qui adapte les forces de police aux nécessités de la répression, de quelque nom qu’on entoure la répression - surveillance, contrôle, interpellation, emprisonnement, tortures ou élimination, etc., ce mouvement disais-je, a pour point d’orgue un décret en date du 17 juin 1936, par lequel Hitler nomme Himmler chef suprême de toutes les polices allemandes. L’importance de ce décret se mesure au fait que, dès lors, les polices ne sont plus du ressort des États régionaux, les Länder que sont la Prusse, la Bavière, etc., mais sont soumises à l’autorité de l’État central, l’autorité du Reich (quoique les fonctionnaires attendront une loi de finance du 19 mars 1937 pour être payés sur le budget du Reich). La police du Reich prime désormais les polices régionales et même se substitue à elles.

 

Remarque

Par parenthèse j’indique tout de suite une notion importante pour l’analyse du nazisme : quand je parle de l’État central, cela pourrait suggérer une excroissance de l’État lui-même. C’est peut-être le cas en un certain sens. Mais cela pourrait induire en erreur. Car il s’agit désormais, avec les nazis, d’un État en réalité amoindri, car placé sous la domination exclusive du parti d’Hitler, le parti nazi (NSDAP), devenu parti unique… J’insiste sur ce point, la maîtrise de l’État et de tous ses organes, de toutes les fonctions, de  toute l’administration, par un parti,  car ceci caractérise un régime totalitaire (on verra la même chose dans l’ URSS stalinienne).

 

Or Himmler, une fois à ce poste, fusionne la police d’État avec la SS, en sorte que les SS entrent dans la police et que, réciproquement, les fonctionnaires de police sont admis dans la SS, sauf ceux sans qualification particulière. Il est facile de comprendre que ce changement n’est pas seulement de forme ; il affecte la nature même des missions de la police. Voici en effet ce que proclame hautement le décret de 1936 :

 

« Devenue nationale socialiste, la police n’a plus pour mission d’assurer un ordre établi par un régime parlementaire et constitutionnel. Elle est là 1° pour faire exécuter la volonté d’un chef unique ; 2° pour préserver le peuple allemand contre toutes les tentatives de destruction »… (cité par Jacques Delarue, Histoire de la Gestapo, Éditions du Nouveau Monde/Poche, 2011, p. 246 ;  voir aussi Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, t 1, Les années de persécution, 1933-1939, Paris, Seuil, 1997, p. 199).

 

Ainsi sont érigés deux piliers de la tyrannie nazie (ce qui, à nouveau, répond très bien à l’idée de totalitarisme) : d’une part le « principe du chef » (Führerprinzip), la soumission de tout l’ordre étatique et répressif à la volonté quasi transcendante du Führer, transmise par les donneurs d’ordre, chacun dans sa sphère d’action propre ; d’autre part la capacité donnée à la police de détecter et éventuellement d’éliminer toutes les personnes et les groupes réputés hostiles à l’État, comme les marxistes, les sociaux démocrates et les Juifs. En principe, les forces de police relèvent du ministère de l’Intérieur, et si Himmler en est le chef, il reste théoriquement sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, qui est Wilhelm Frick, un docteur en droit né en 1877 et qui figurera parmi les accusés de Nuremberg (condamné à mort en 1946 et exécuté).

Que se passe-t-il ensuite en 1936 ? Sur la base du décret du 17 juin, Himmler institue l’Ordnungspolizei, Orpo, police de l’ordre public, une nouvelle structure qui, sans supprimer l’ancienne police ordinaire, inclut toutes les polices en uniforme, à savoir la Schutzpolizei, Schupo, police urbaine, la gendarmerie et la police administrative, puis celle des voies d’eau, la côtière, la défense passive, etc. La direction de l’Orpo est confiée à Kurt Daluege, SS-Obergruppenführer (Général). A côté de l’Orpo existe aussi la Kriminalpolizei, Kripo, police criminelle (un équivalent de la police judiciaire française, si l’on veut), qui gère les difficultés de la vie sociale, et qui est confiée à Arthur Nebe (SS-Gruppenführer, futur chef d’un Einsatzgruppe en 1941, une des équipes de tueurs chargés de massacrer les Juifs de nombreux villages polonais, ukrainiens, russes). Pendant la guerre, l’Orpo disposera de bataillons militarisés composés d’hommes non incorporés dans l’armée active, mais parfois envoyés dans les territoires occupés de l’Est, notamment en Pologne, pour effectuer des tâches de maintien de l’ordre parfois de conserve avec les Einsatzgruppen. C’est le cas du 101e bataillon de réserve de la police, étudié par Christopher Browning sur la base des archives réunies lors d’un procès tenu à Hambourg à partir d’octobre 1967 (un livre essentiel, à lire absolument : C. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e  bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Tallandier, 2007 [1992] ;  les jugements et les peines décrétées à l’encontre de ces criminels sont énoncés, p. 219-222).

Sur le plan institutionnel, Himmler procède à une autre réorganisation de grande ampleur. Il regroupe l’ensemble des services de police et divise le tout en deux branches. Première branche, l’Orpo, dont je viens de dire qu’elle regroupe toutes les polices en uniforme ; et puis, seconde branche, une création nouvelle, la Sicherheitspolizei, Sipo, police de sûreté, qui récupère tous les services d’enquête en civil, donc la Kripo ainsi que la Gestapo (créée auparavant). Himmler confie la Sipo à son plus proche adjoint, Reinhard Heydrich, ce qui signifie que la Sipo a autorité sur la Gestapo.

Dans les faits, Sipo et Gestapo sont deux polices politiques (voilà un nouvel élément capital pur approcher la réalité de l’organisation politique totalitaire) qui, comme telles, ne sont soumises à aucune règle administrative, donc ne rendent pas de comptes à une autre autorité. En tant que police politique dominée par les SS après 1936, la Gestapo va s’illustrer dans la traque, les captures, les tortures et les meurtres des opposants au nazisme.

La Gestapo est donc une invention notable de la terreur nazie. Comme l’indique son nom (Geheime Staastspolizei), c’est une police secrète d’État, dont la sphère d’action primitive, avant de s’étendre à l’Allemagne toute entière, était cantonnée à la Prusse voire à la ville de Berlin – où elle avait été fondée par Göring. Ce dernier, en avril 1934, tout en restant le chef de droit de la Gestapo, en déléguera la direction à Himmler, qui, lui-même, nommera d’autres fidèles SS à ce poste, notamment, en 1935, Henrich Müller (SS-Gruppenführer). Celui-ci sera  surnommé Gestapo-Müller pour éviter une confusion avec un homonyme. Le 10 février 1936, Goering, Premier ministre de Prusse, signe la « loi fondamentale  de la Gestapo », qui confère à cette police de très nombreux droits : la mainmise sur les camps de concentration (qui passeront sous contrôle SS), la possibilité d’arrêter, d’interroger, d’envoyer en détention et de punir des individus, souvent de façon très violente, sans se fonder sur la moindre procédure judiciaire. L’article 1er de cette loi stipule : « La Gestapo a la tâche de rechercher toutes les intentions qui mettent l’État en danger… » (!). Müller va notamment s’acharner sur le parti communiste. Dans la Gestapo, il y a alors 6 sections ou bureaux (ÄmterAmt au singulier) pour cibler les soi-disant « ennemis »  du Reich, ou du peuple Allemand, c’est-à-dire en réalité les opposants au parti nazi : le bureau A pourchasse les communistes ; le B concerne les églises, les Juifs, les francs-maçons, et dans ce B, le B4 est vouée à étudier et à proposer des solutions à la « question juive » ; à l’intérieur de ce B4, le service II-B-4, est le service des « affaires juives », dirigé par Kurt Lischka à partir de 1938. (La notion  d’ennemis est elle aussi très typique de l’entreprise totalitaire. J’essaierai de réfléchir sur ses attendus et ses conséquences)…

Pour expliquer la grande efficacité atteinte par la Gestapo dans la pratique de la Terreur, il est tentant de dessiner une perspective à la Orwell. On imagine alors une contrainte policière généralisée. Ceci est vrai en un sens ; mais n’allons pas si vite en besogne. La Gestapo n’aurait pu atteindre ce degré d’efficacité sans la tolérance dont elle a fait l’objet dans une bonne partie de la population (dans la même ligne que C. Browning, voir l’étude d’ Eric A. Johnson La Terreur nazie, La gestapo, les Juifs et les Allemands « ordinaires », Paris, Albin Michel, 2001,  p. 38, sur les activités de la Gestapo dans les provinces). Contre l’idée d’une Gestapo omniprésente, il faut sans doute admettre que de très nombreux Allemands se sont accommodés (pour ne pas dire plus) du régime nazi et ont, de fait, facilité la tâche de ses polices, et pas seulement par la voie des dénonciations – qui pouvaient en outre rapporter un profit matériel.

L’armada policière des nazis comportait un autre organe de répression, nouveau, important, qu’on verra très actif dans la France occupée, le Sicherheitsdienst, SD (primitivement nommé ND - Nachrichtendienst). C’était le service de « sécurité » (Sicherheit – qui peut aussi se traduire par « sûreté ») de la SS, donc un organe du parti nazi et non plus de l’État. Créé en 1931 comme service de renseignement tourné vers l’intérieur du Parti, le SD deviendra un service de contre espionnage en général voué à débusquer et réprimer les actes anti-nazis dans tout le Reich, et les menées anti-allemandes à l’étranger, dans les territoires occupés. Le SD, qui sera un des acteurs de la « nuit des longs couteaux » (l’élimination physique des principaux chefs de la SA, le 30 juin 1934) comportait, lorsqu’il fut fondé par Heydrich, quelques dizaines d’hommes seulement ; mais en 1939 il agitait des milliers d’espions et des dizaines de milliers d’informateurs. Le 4 juillet 1934, un an après la prise du pouvoir, Himmler fera du SD l’« organisation politique de défense de la Gestapo ». A ce moment par conséquent, SD et Gestapo sont intimement liés, comme pouvaient l’être les deux piliers de la terreur nazie…

Remarquons le rôle des systèmes d’espionnage, typiques d’une pratique policière antidémocratique, c’est-à-dire sans discussion possible, sans recours juridique pour les victimes. Cette pratique commence par des opérations de surveillance de la société toute entière et elle s’achève par le meurtre des opposants potentiels ou actuels ou bien l’envoi dans des camps (avec de graves menaces pour la vie). Dans l’idéal, tout citoyen peut-être soit espion soit espionné, donc tout le monde, est en permanence visé. Tout ce qui produit du discours et de la pensée dans la société allemande tombe sous le coup d’un regard vertical et horizontal. C’est dire que les nazis se sont conformés à l’idée paranoïaque qu’ils se faisaient de leurs soi-disant ennemis, les Juifs : une sorte de pieuvre dont les multiples tentacules enlacent d’une étreinte mortelle les populations géographiquement séparées mais tout uniment investies par eux… J’incline à voir dans cette disposition d’esprit, très pathologique en fin de compte, une identification (par projection) à l’image fantasmatique de ceux dont ils voulaient faire leurs victimes.

Institutionnellement, l’office central du SD, SD-Hauptamt, est divisé en sections centrales Zentralabteilungen. La section I 3 surveille de la presse et de l’édition ; la section I 3 1 s’intéresse à la presse écrite ;  la section I 3 2 réunit une bibliothèque relative à la franc-maçonnerie, à la sorcellerie et à la magie noire ; la section II 1, est une officine de renseignements sur les ennemis politiques et idéologiques du Reich. On trouve le « docteur » Six, 29 ans, professeur (les Allemands en général et les nazis en particulier étaient très attachés à leurs titres, dont ils  n’omettaient jamais de faire précéder leur nom),  pour diriger la section I 3. Six deviendra chef de la section II 1 en 1937, puis il dirigera le bureau central ou II 2. Et le II-1 1 est alors dirigé par Knochen, âgé de 27 ans, lui-même ayant sous ses ordres Hagen, âgé de 24 ans, qui dirige le II-1 1 2, dédié aux « affaires juives », afin notamment d’étudier et de se renseigner sur les activités en Allemagne ou à l’étranger des organisations juives sionistes ou assimilatrices. Sous les ordres de Hagen, il y a deux sous sections : l’une, dirigée par Dannecker, se charge des Juifs assimilés, et l’autre, confiée à Eichmann, est chargée d’étudier de près le  sionisme (raison pour laquelle Eichmann et Hagen se rendront en Palestine en 1937 pour parfaire leur connaissance dans ces domaines). Quadrillage policier, encore une fois : surveillance et contrôle de la vie mentale des populations. On retrouvera ces gens (avec Lischka), à Paris…

Cette manie des distinctions bureaucratiques a de grands effets de visibilisation – elle inspire notamment les triangles de couleurs que portent les détenus dans les camps pour être identifiés au premier coup d’œil. Ceci n’est pas sans rappeler certaines déclinaisons conceptuelles, notamment philosophiques. D’autant que la manie dont je parle suppose la constitution de savoir utiles à l’entreprise de discrimination et de persécution. C’est ainsi que, de janvier à juin 1938, dans le service II-1 1 2, Hagen a organisé en direction de membres du Parti, de certains policiers et de certains membres des tribunaux du peuple, une série de conférences sur la « juiverie ». Hagen a prononcé dix-neuf conférences, Eichmann une, et Dannecker en a prononcé quatre (exemple de titre de l’une de ces conférences : « organisation et traitement pratique de la question juive »).

A cet égard, il est tout aussi significatif que les appareils de terreur disposaient de toutes les compétences dont les nazis avaient besoin pour mener à bien leur activité tyrannique pendant la guerre, à l’extérieur de l’Allemagne dans tous les pays occupés ou annexés. Cherchaient-ils par exemple un spécialiste de la presse anglaise ? Ils avaient alors parmi les SS le nommé Knochen, un docteur  titulaire d’une thèse sur un auteur anglais… Il y a bien d’autres cas de ce type, en particulier avec les nombreux diplômés (docteurs même) en droit, parmi les chefs des instances de terreur.

 

2) Je reviens à 1939, alors que la guerre se propage de la Pologne à la France. Les nazis déclenchent une autre phase de la pratique institutionnelle fondée sur la Terreur : le 27 septembre est institué le Reichsicherheitshauptamt, RSHA, l’ « Office central de la sécurité du Reich » qu’Heydrich commandera jusqu’à sa mort, en mai 1942 (moment où il est abattu par la Résistance Tchèque). Le RSHA sera la principale instance de décision et d’élaboration des fins et des moyens de la déportation et du grand massacre des Juifs, l’acteur majeur de la « solution finale ». Sa création, d’une part se fonde sur la fusion de plusieurs organes de répression, ce qui, d’autre part, forme un nouvel organe parasite de l’État traditionnel prussien (une autre raison pour moi de parler non pas d’excroissance mais d’amoindrissement de l’État).

La fusion majeure assemble deux instances dont les intitulés sont proches : la Sicherheitspolizei, Sipo (police de sûreté, qui regroupe déjà plusieurs polices, on l’a vu), et le Sicherheitsdienst, SD, service d’espionnage). En 1939, en effet, dans le RSHA, Sipo et SD  sont associés dans une entité unique, ce qui donne la Sipo-SD, institution sous direction SS, très performante, et effrayante à ce titre – qui devient le cœur du RSHA. La réunion des services de police et d’espionnage, qui signe la finalité totalitaire de la domination nazie, assure aussi la présence du parti nazi et de ses organes propres, la SS en premier lieu, aux différents niveaux de l’État, qui promeut un terrorisme d’État, un « État SS » comme disait Eugen Kogon en 1946 (pour traiter spécialement des camps de concentration). Les organes partitifs ne se contentent d’ailleurs pas de coexister avec les institutions traditionnelles : ils vont les absorber, pour les asservir à leurs propres fins de lutte contre les supposés « ennemis » du Reich. 

Ceci donna des enchevêtrements complexes qui pouvaient entraîner toutes sortes de confusions mais aussi de rivalités, donc de désordres… On dirait un univers kafkaïen. D’autant plus que ces services et ces hommes avaient entre eux des pensées et des actes divergents. Concernant les camps, l’internement comme la libération de quiconque relevaient d’une décision exclusive du RSHA. En dehors de cela, il ne restait que les unités de renseignement et de sécurité de l’armée (Voir Szymon Datner, Janusz Gumkowski et Kazimierz Leszczynski, Le génocide nazi 1939-1945, éditions : WYDAWNICTWO ZACHODNIE, Warszawa – Poznan, 1962, je pense au chapitre « Les camps – instrument d’extermination en masse », p. 186-187).

Au bout du compte, le RSHA englobe les anciens services centraux de la police et la police de Sécurité (Sipo) - dont la Gestapo faisait partie. Le RSHA se compose alors, à Berlin, de sept divisions (des Ämter). Voyons cela d’un peu plus près… En 1941 l’Amt I s’occupe du personnel, l’Amt II de  l’administration et de l’économie (les fonds) , tandis que l’Amt III est le SD tourné vers l’intérieur du pays (SD Inland, Reich und VolkDeustchen), l’Amt IV n’est autre que la Gestapo, l’Amt V, la Kripo, l’Amt VI  le SD Ausland, et enfin l’Amt VII s’occupe de la documentation et de la conception du monde (un terme qui ne devrait plus faire rêver les philosophes : il s’agit de propagande sur la base des doctrines raciales nazies).

L’Amt III, qui n’est autre que le SD Inland, espionne la société allemande et dispose pour ce faire d’un effectif de 500 hommes environ. Il a pour chef Otto Ohlendorf, le directeur de la police politique du grand Reich  - qu’on verra en 1941 à la tête d’un Einsatzgruppe, ce qui lui vaudra une condamnation à mort lors d’un procès ad hoc à Nuremberg en 1948 (il a été exécuté en 1951). L’Amt IV, la Gestapo, dirigé par Heinrich Müller, comporte une section, la  IV B4, reprise du II B4 de la Gestapo de K. Lischka, et qui se consacre aux « affaires juives ». Cette section est dirigée par Adolf Eichmann -  Eichmann qui, on le sait, va exceller dans la conception et la réalisation de la logistique des transports de la déportation. Dannecker travaille également dans cette section ; il est donc sous les ordres d’Eichmann de fin septembre à fin décembre 1939. Dannecker va d’ailleurs partir en mission en Pologne pour s’occuper de la présumée réserve juive de Nisko, près de Lublin (ce projet sera rapidement abandonné au profit de Madagascar, quand les Allemands se seront rendu maîtres de la France). L’Amt VI, dirigé par Walter Schellenberg, se consacre à l’espionnage à l’étranger, avec, en gros, 500 sbires également. Dans ce département le service VI-N, dirigé par Hagen, s’intéresse au judaïsme. On voit que la réunion de la Sipo et du SD dans le RSHA, n’abolit pas leur différence, qui se retrouve dans la distinction  de l’Amt III et de l’Amt VI : ce sont en fait les anciens services du SD.

On pourrait citer d’autres modifications, dans cette série aussi improbable que maléfique. Le Zentralabteilung II 2 se transforme en Amt II qui est sous la houlette d’Ohlendorf, et toutes les sections (Abteilungen) de l’ancien SD-Hauptamt se fondent dans de nouvelles sections et deviennent des ämter. Exemple, l’Abteilung II 1 s’intègre au nouveau Gestapo-Amt puis devient l’Amt IV. Le nouvel Amt III absorbe les fonctions de renseignement de l’ancienne Abteilung I 3 1, etc. Les fusions successives, les réorganisations, les réaménagements, les restructurations augmentent encore la complexité initiale de ces organismes.

La genèse de cet appareil de terreur en devient presque illisible, je le concède. Je ne doute pas qu’on n’y comprendra goutte. Peu importe. Je n’expose ces tours et détours de l’appareil de terreur que pour mettre en évidence une manière de délire institutionnel, ce qu’on pourrait formuler en oxymore : un délire rationnel ou un délire de rationalité, une rationalité outrancière. Pourquoi parler de délire ? Parce que, à  observer les définitions des problèmes à traiter et des acteurs aptes à les traiter, on constatera que la réalité, si tant est qu’elle soit saisissable à travers ces classifications, reste opaque, confuse, pleine de possibilités de désordres –  ce que confirment les nombreuses rivalités entre responsables dont les prérogatives s’empiétaient les unes les autres… Les Allemands s’y retrouvaient assez bien, semble-t-il. N’empêche : le caractère toujours ouvert et toujours à affiner, à reprendre, à remanier, de la catégorisation effectuée sous le coup d’une incessante urgence, est bien une production paranoïaque de la réalité dans sa consistance de menaces à prévenir et d’ennemis à réduire ; autrement dit une réalité fabriquée pour satisfaire les fantasmes de la toute-puissance tyrannique et destructrice du parti nazi.

Désordres et rivalités sont d’autant plus possibles qu’après la distribution des postes et des missions, chaque chef et chaque sous-chef est incité à prendre des initiatives pour réaliser au mieux les objectifs qu’on lui a fixés, et prouver ainsi, par son engagement, l’authenticité de sa fidélité au Führer et à ses buts ultimes, notamment ses buts raciaux. En fait, en France, parmi les nazis, d’après ce qui a été évoqué plus haut, deux lignes divergentes sont apparues. D’une part la divergence facile à observer entre l’armée et la police, sur les priorités de l’Occupation (préparer l’invasion de l’Angleterre, ou se débarrasser des Juifs) ; ensuite, la divergence entre la Sipo-SD et la Gestapo sur la ligne de conduite à adopter face au gouvernement de Pétain. Cette divergence oppose, du côté de la Sipo, Lischka (le suppléant de Knochen, lui-même commandant de la Sipo-SD) qui supervise la Gestapo, et, du côté de la Gestapo proprement dite, Dannecker, qui dirige le service des « affaires juives », le IV B4 du RSHA.

 

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