• 2014-11 Pour lire Foucault (1)

    séance 11

     

    CHAPITRE V

     

    POUR LIRE FOUCAULT

     

     

     

    Pour mettre non pas un point final mais trois points de suspension à mes suggestions méthodologiques, je vais consacrer deux envois (j’espère que ce sera suffisant) à l’œuvre de Foucault – d’autant plus que je m’y suis référé à plusieurs reprises dans les chapitres précédents, et spécialement dans le dernier. Il va s’agir pour moi, en restant sur le terrain méthodologique, de présenter les principales options de Foucault, qui sont d’une très grande originalité et d’une non moins grande portée. Surtout si l’on ne veut pas réduire cette œuvre à une vague critique des institutions et de la « normalisation » des comportements que produiraient les institutions dans les sociétés modernes (Foucault comme penseur des années 60 et figure de proue de la révolte de mai 68…- à laquelle il n’a d’ailleurs pas assisté). J’ai une hésitation au moment de commencer, pour la raison que, depuis dix ans à peu près, sur Foucault, est paru un nombre considérable d’études, d’articles, de livres, en France et à l’étranger. Il suffit de se promener dans les libraires pour s’apercevoir que le « rayon » Foucault y est très abondamment fourni et régulièrement renouvelé et augmenté. Donc j’ai des scrupules, car il y a dans le lot des ouvrages très éclairants, qui pourraient me dispenser d’efforts. Il y a même, de temps à autre, des numéros spéciaux de magasines dans lesquels on trouve de bons résumés de la pensée et des livres de Foucault, à côté d’informations biographiques, d’interviews de personnes qui ont connu ou travaillé avec Foucault, etc. Voir un récent numéro du Point, « Hors série » n° 16, d’une lecture assez plaisante, même si l’intitulé de « L’anti-système » accolé au nom de Foucault peut évoquer le stéréotype que je désignais à l’instant.

    J’ai déjà cité, je crois, le livre le plus consistant sur l’œuvre de Foucault, qui est celui d’Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, de 1982, traduit de l’américain en 1984 (Gallimard). Pour un public moins spécialisé mais exigeant, si je devais citer immédiatement deux ou trois auteurs, parmi tant d’autres (mais je ne les connais pas tous), qui ont restitué avec rigueur et clarté les principaux aspects de cette œuvre, ce serait d’abord Judith Revel (plusieurs ouvrages, notamment Michel Foucault, Expériences de la pensée, Paris, Bordas, 2005 ; et un Dictionnaire Foucault, chez Ellipses, en 2009). J’y reviendrai plus loin. Puis Guillaume le Blanc, La pensée Foucault, chez Ellipses, en 2006. Mais ces ouvrages ont l’inconvénient de passer rapidement sur la première partie de l’œuvre de Foucault, qui est la plus étendue, et qui intéresse spécialement mon propos. On peut également consulter le Que sais-je ? n° 3118, de Frédéric Gros, très bien fait, dans le genre du digest.

    Cela dit, dans le lot des commentateurs, il y a bien quelques auteurs sceptiques, voire réticents, et même hostiles à Foucault. Parmi les plus connus, Alain Renaut et Luc Ferry, qui ont même, il y a quelques années, proposé une critique globale de la philosophie française des années 60 et 70, ce qu’ils ont appelé La pensée-68 (Essai sur l’anti-humanisme contemporain  en sous-titre). Cet ouvrage suscite mes plus expresses réserves, pour la raison qu’il est animé d’une certaine malveillance, que révèle les titres de ses chapitres : d’abord on rabaisse les auteurs en leur accolant l’étiquette d’auteurs des « sixties » - terme déplaisant du vocabulaire médiatique (aux Etats-Unis, on dit « French theory », ce qui est tout de même un peu plus digne!) ; ensuite, Foucault, c’est « le nietzschéisme français », comme Derrida est l’ « heideggerianisme français », Bourdieu « le marxisme français », et Lacan « le freudisme français ». Sous-entendu : tout ceux-là  sont à la remorque des Allemands ou des penseurs de langue allemande, les seuls vrais philosophes, les seuls grands penseurs. On avait déjà fait le coup au début du XXe siècle à Durkheim : ce n’est pas français, c’est allemand. Plus récemment, Alain Renaut, dans La libération des enfants (Paris, Calmann-Lévy, 2002), a repris ce genre de critique en mettant le Foucault de Surveiller et punir, et des passages de ce livre consacrés à l’enfance et l’éducation, cette fois, dans le sillage d’Ariès ! Mais l’histoire de l’enfance, ce n’est pas le problème de Foucault…

    Il subsiste toutefois une question intéressante dans ces critiques, si on les débarrasse de cette fort désagréable mauvaise foi. Elles portent en effet sur un principe théorique qui traverse toute l’œuvre de Foucault, et qui est, pour le dire très simplement, sa défiance à l’égard de la catégorie cardinale du « sujet », et plus précisément encore son refus de toute philosophie de la conscience. Que faut-il entendre par là ? Sans trop entrer dans la discussion, et pour se contenter d’une première intuition, on peut juste retenir que Foucault, dans son projet d’une histoire des savoirs, ou d’une histoire de la pensée (« Histoire des systèmes de pensée » était le titre de sa chaire au collège de France), n’envisage jamais les savoirs ou la pensée - ou le mouvement historique de production des savoirs et de la pensée, comme une réalité que pourrait expliquer la seule activité consciente de l’individu, de la personne, de l’esprit, etc. (je choisis volontairement des notions du sens commun équivalentes à ce concept technique de « sujet »). Voilà, très grossièrement schématisée, la rupture que Foucault prononce à l’égard des philosophies subjectivistes, des philosophies de l’intériorité - de Descartes à la phénoménologie et Sartre, par exemple. Selon Foucault, la pensée, les savoirs, la science, comme d’autres produits de la vie mentale et pratique des hommes, ne sont pas soumis à la souveraineté de l’« être pensant » que nous sommes, nous autres humains (Descartes encore :  - ego sum cogitans, « je suis pensant »). Dans cette perspective, un texte de 1965 insiste sur l’idée que la découverte de l’inconscient n’intéresse pas la seule psychologie, mais qu’elle affecte toutes les sciences de l’homme (Dits et Ecrits, t. 1, op. cit., pp. 438-448). Il faut donc comprendre que la subjectivité, l’intériorité, la conscience et la conscience de soi ne sont pas des réalités premières, pas des instances fondatrices de la pensée, des œuvres et des significations. Car la pensée et les œuvres doivent elles-mêmes être rapportées à des causalités : elles obéissent à des lois ou subissent des contraintes internes et externes qui les constituent mais leur échappent. La pensée, il faut donc la décentrer d’elle-même et admettre que, paradoxalement, quand elle exerce sa maîtrise sur le monde naturel ou le monde social, elle reste cependant en dehors de sa propre maîtrise. Foucault explique ainsi que « toute connaissance humaine, toute existence humaine, toute vie humaine, et peut-être même l’hérédité biologique de l’homme, se trouvent prises à l’intérieur de structures, c’est-à-dire à l’intérieur d’un ensemble formel d’éléments qui obéissent à des relations qui peuvent être décrites par n’importe qui… » (Dits et Ecrits, t. 1, op. cit., p. 698 ; c’est un entretien de 1967). Voilà l’inconscient de la pensée et des savoirs : un complexe de relations dans un ensemble structuré selon des lois particulières. Prenons garde à la notion  de « structure », qui pourrait rapprocher Foucault de Lévi-Strauss (et de son analyse des mythes), car Foucault s’est défendu d’apporter une pierre à un édifice « structuraliste » des sciences humaines. Ce qu’il faut comprendre, c’est l’idée simple d’un déterminisme spécifique agissant sur ce qui était supposé indemne de tout déterminisme, donc se déployer en toute liberté et dans la pure transparence à soi : la pensée même.

    Par là même, la conception de Foucault, c’est mon hypothèse, s’inscrit dans le courant de la science sociale fondée par - ou issue de – Durkheim ; voir les notions de « conscience collective » ou de « représentation collective » (je ne dis pas que Foucault soit durkheimien…), contre le spiritualisme qui a régné sur l’Université tout au long du XIXe siècle. Le refus d’une philosophie de la conscience ou de la subjectivité fondatrice, et la critique de ce refus reproduiraient ainsi un conflit récurrent depuis la naissance de la sociologie à la fin du XIXe siècle. Ce qui expliquerait certaines des critiques adressées à Foucault, un peu comme à Durkheim… Ce qui expliquerait aussi le compagnonnage de Foucault avec les historiens inspirés par les sciences sociales

    Mesurons toutefois les limites de ce refus : il n’interdit pas toute interrogation sur la subjectivité et ses fonctions, c’est-à-dire sur les capacités réflexives des sujets face à une situation donnée. En témoigne la dernière partie de l’œuvre de Foucault, notamment les cours du Collège de France sur l’histoire de l’éthique comme culture de soi-même. Indépendamment de Foucault, la question des aptitudes des sujets sociaux se pose en général quand on cherche à rendre compte des processus de décision morale dans lesquels ces sujets, qui sont peut-être soumis à des influences qu’ils ignorent, sont malgré tout dans le cas de mobiliser et de formuler des raisons conscientes c’est-à-dire des arguments qui ont, comme dit Raymond Boudon, une réelle valeur causale, impossible à négliger (R. Boudon, Le juste et le vrai. Etudes sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance,  Paris, Fayard, 1995, p. 171, etc.).

    En 1969, une fameuse conférence à la Société française de philosophie, intitulée Qu’est-ce qu’un auteur ? s’était soldée par une remarque éclairante de Lacan (une fois n’est pas coutume, et la rencontre est merveilleuse !), qui prit la parole à la fin de la séance en ces termes : « je voudrais faire remarquer que, structuralisme ou pas, il me semble qu’il n’est nulle part question, dans le champ vaguement déterminé par cette étiquette, de la négation du sujet. Il s’agit de la dépendance du sujet, ce qui est extrêmement différent » (Dits et écrits, t. 1, pp. 820).

     

    Remarque

    Dans la leçon inaugurale du Collège de France, du 2 décembre 1970 (L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971), comme dans la conférence  « Qu’est-ce qu’un auteur ? », de 1969 (Dits et écrits, t. 1, op. cit., pp. 789-821), la critique du sujet est appliquée par Foucault à sa propre personne, dès lors qu’elle pourrait endosser un statut d’auteur. Contre la tradition du commentaire littéraire, Foucault marque par avance l’impossibilité d’expliquer son œuvre, présente et future, par ce qui serait l’unité a priori de la conscience qui l’engendre, celle de l’homme Michel Foucault. Dans les deux textes, Foucault invoque alors Beckett comme une sorte de figure conjuratoire de cet « ordre du discours » qui est un ordre de la loi. Dans la conférence, il reprend la formule: « Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle » (Dits et Ecrits, idem, p. 792) ; et dans la leçon, c’est une citation de L’innommable (sans précision de la référence, justement), qui exprime la difficulté et l’angoisse de prendre la parole au moment même où, professeur, il est nommé et sommé par l’institution de se constituer comme auteur, créateur, etc. Cette volonté, toujours exprimée par Foucault, d’échapper, de se retirer, de s’effacer comme auteur et sujet de sa propre pensée, on la retrouve dans cette dédicace saisissante et mystérieuse de l’introduction à L’archéologie du savoir, c’est la fin du texte : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand il s’agit d’écrire » (p. 28).

     

    Laissons de côté les querelles philosophiques.

    L’œuvre de Foucault se compose d’abord de ses livres ; puis les quatre gros volumes qui recueillent la quasi-totalité de ses textes hors livres, ce sont les Dits et Ecrits ; et enfin les volumes qui transcrivent les cours dispensés pendant 13 ans au Collège de France (onze volumes publiés à l’heure actuelle).

    Que dire aux personnes qui ne connaîtraient Foucault que de nom et qui n’auraient jamais lu ni même feuilleté l’un de ses livres ? Une chose ultra basique : les livres de Foucault (je vais dire lesquels), ne correspondent pas à l’idée courante que l’on se fait d’un ouvrage de philosophie. Un livre de Foucault ressemble bien davantage à un livre d’histoire. C’est au point que, pendant toute une période, Foucault s’est lui-même identifié non comme philosophe mais comme historien ; et parmi ses lecteurs, ses interlocuteurs, parfois ses collaborateurs, les historiens figurent en bonne place. Paul Veyne, qui fut l’un de ses proches au Collège de France, a d’ailleurs consigné dans un ouvrage spécial sa compréhension de l’œuvre de Foucault, dans laquelle il voyait une véritable révolution dans la science historique (Foucault révolutionne l’histoire, Seuil, Points, 1979). Ceci pour souligner le fait que l’histoire est le « terrain » si l’on peut dire, que Foucault investit, ou disons, sur lequel il formule, reprend ou transforme des questions philosophiques. Ce qu’il y a de particulier, surprenant, et ce qui fait toute la saveur des livres de Foucault, c’est donc cela : on y trouve de vastes enquêtes historiques qui, comme telles, nous plongent dans des époques et des univers spéciaux, peuplés de personnages singuliers, et où nous découvrons des textes, des pensées, des comportements, des situations ou des événements souvent inattendus mais qui, au terme d’analyses saisissantes par leur profondeur et leur clarté à la fois, nous révèlent les grands mouvements qui agitent et produisent les sociétés, les institutions et les œuvres dont nous sommes, nous autres, aujourd’hui, les héritiers et les produits. L’Histoire de la folie commence par la fin des léproseries du Moyen Age ;  la Naissance de la clinique commence par le cas d’une hystérique qu’au XVIIIe siècle on traita par 10 à 12 heures de bains quotidiens ;  Les mots et le choses nous conduisent dans l’atelier de Vélasquez au moment d’achever – ou de commencer - Les ménines ; Surveiller et punir nous fait assister à l’horrible supplice de Damiens, ce domestique qui attentat d’un coup de canif à la personne sacrée du roi Louis XV…

    (Remarque : Foucault a consacré une partie non négligeable de son travail à une réflexion sur la littérature ; il a même revendiqué des influences littéraires comme très importantes pour lui. Le premier tome des Dits et Ecrits comporte de nombreux textes de ce genre. C’est peu commenté, et je n’en tiens pas compte ici).

     

    *****

     

    I) La perspective dite « archéologique »

     

    De quoi Foucault fait-il l’histoire ? Cette question appelle une réponse essentielle. Dans un premier temps, je l’ai laissé entrevoir dans ce qui précède, Foucault s’occupe d’une histoire des savoirs de l’homme. C’est à quoi sont consacrés ses premiers livres, toute la première partie de son œuvre, qui est aussi la partie la plus substantielle : Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, 1961 ; Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, 1963 ; Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, 1966. Cette partie est en quelque sorte accomplie dans un ouvrage de méthode et d’épistémologie, dans lequel Foucault explique sa recherche et en thématise les principes dans ce qu’ils ont de singulier (que je vais dire ci-dessous) dans le champ de la philosophie et du rapport entre la philosophie et l’histoire : L’archéologie du savoir, 1969. Dans le recueil des Dits et Ecrits, il y a en outre de nombreux articles ou textes d’interviews qui reprennent et exposent les mêmes thèmes. C’est un corpus infiniment précieux pour nous. Foucault s’est beaucoup expliqué, c’est-à-dire, sans doute en répondant à des objections, qu’il a beaucoup débattu avec lui-même. C’est rare chez les philosophes. Quoi qu’il en soit, je dirai, dans un autre langage que le sien, que la ligne directrice de son œuvre, c’est  une histoire de la culture, disons même une histoire de la culture intellectuelle (par différence avec la culture technique, les mœurs, etc.). On peut définir cette partie du travail de Foucault comme une description des conditions culturelles de la production, de la formation et du développement des savoirs des sciences humaines, ce qui aboutit à son livre majeur, monumental il faut bien le dire, Les mots et les choses.

    Il y a alors deux choses à voir si l’on veut saisir la spécificité de la démarche de philosophie et d’histoire et la teneur de ses résultats, ce questionnement sur la formation des savoirs – notamment de savoirs des sciences humaines (y compris dans leurs rapports avec les savoirs de la nature …).

     

    1) Par différence avec l’histoire des sciences (du moins celle d’Alexandre Koyré ou de Georges Canguilhem[1]), Foucault ne retrace pas l’histoire des concepts, des rationalités théoriques, mais l’histoire plus large des « discours ». Discours est le premier terme du vocabulaire foucaldien qu’il faut retenir et bien comprendre. A ce terme est associé celui d’« énoncé », qui désigne l’unité minimale des discours (L’archéologie du savoir est à la fois une théorie du discours et une théorie de l’énoncé – mais je ne vais pas examiner cette dernière). Soit l’Histoire de la folie. Dans cette étude, qui est sa thèse, Foucault a refusé d’adopter deux manières de voir.

    D’une part il n’a pas voulu faire l’histoire d’une institution, l’asile, comme forme instituée répondant à une nécessité sociale ou culturelle  (d’ailleurs il faut se méfier de ce qui se présente sous les auspices d’une « forme », notamment pour la concevoir séparément des contenus et antérieurement à eux). Foucault n’a pas considéré l’institution comme une simple forme à l’intérieur de laquelle viendrait s’exercer cette activité de soin, déjà conçue et organisée en dehors d’elle, extérieurement à elle, en fonction de son but thérapeutique et avec des moyens adaptés à ce but, notamment un savoir rationnel permettant de développer cette activité.

    Mais d’autre part, Foucault n’a pas davantage voulu faire l’histoire (normative) d’une discipline psychiatrique progressivement élaborée par des spécialistes patentés pour mettre au jour cette maladie, la folie, objectivée comme une réalité naturelle – et que l’institution-asile serait vouée à prendre en charge sur la base de la connaissance dont elle disposerait. Voilà le glissement opéré par l’histoire des discours : plutôt que l’histoire des représentations, des images, des notions, des théories, etc., relatifs à la folie (laquelle folie, encore une fois, serait visée dans sa naturalité par ces représentations), Foucault recherche les conditions historiques à partir desquelles la folie devient un objet, est construite comme un objet pour la pensée et comme enjeu pour des pratiques correspondantes (exclusion, enfermement, traitements divers, expériences, etc.). Ces conditions, cet a priori historique, c’est bien cela que décrit une histoire du discours sur la folie - ou plutôt du discours de la folie. On pouvait trouver bizarre le simple fait de parler d’une histoire de la folie ; comme si une maladie avait une histoire : n’est-elle pas de tout temps ce qu’elle est et sera toujours, en chaque malade ? Mais justement, avec Foucault, nous voyons bien que l’affection dont on parle, qui s’empare de telle personne - réputée à cause de cela « anormale », c’est d’abord ce qu’un discours nous donne à voir, nous impose de voir, au terme d’une construction datée, et évolutive. C’est ainsi que dans la préface des Mots et les choses, Foucault annonce qu’il se demande « sur fond de quel a priori historique et dans l’élément de quelle positivité, des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir des philosophies, des rationalités se former… » (p. 13). Le même type de raisonnement est utilisé dans les cours de 1973-1974 sur Le pouvoir psychiatrique, et de 1974-1975 sur Les anormaux (respectivement publiés en 2003 et 1999)[2].

    La méthode « archéologique » assume l’archive, une archive  multiforme, pour pénétrer dans les strates originaires des discours et déceler les conditions qu’on pourrait dire sous-jacentes de la formation des savoirs. L’instance du discours, de la « pratique discursive » dira Foucault dans L’archéologie du savoir, est une instance qui déborde les savoirs, qui les excède et les rend possible ; c’est une sorte de socle des savoirs possibles, parce que c’est le lieu, l’espace intellectuel ou culturel de la formation des objets de ces savoirs. Comprenez bien, d’après ce que je dis à l’instant, que Foucault appelle « discours », non pas l’ensemble des choses dites à propos de la folie, encore moins les choses dites  par des professeurs dans le cadre de leurs universités et de leurs académies, mais un ensemble de règles de formation de cet objet – la folie, donc ce qui permet de prendre la parole à propos de la folie, si l’on s’en tient à cet exemple. Un chapitre de L’archéologie du savoir est consacré à cette idée de formation des objets. Je cite un autre texte (à propos des Mots et les choses) : « Ce qui permet d’individualiser un discours comme l’économie politique ou la grammaire générale, ce n’est pas l’unité d’un objet, ce n’est pas une structure formelle (…), c’est plutôt l’existence de règles de formation  pour tous ses objets (…), pour toutes ses opérations (…), pour tous ses concepts… » (Dits et Ecrits, t. 1, op. cit., p. 675 ; c’est un texte de 1968 ; voir aussi p. 776, un texte de 1969 qui explique que la pratique discursive met en œuvre des règles qui, à un moment donné, permettent de voir, ou  bien, à l’inverse, empêchent de voir telle chose ou telle autre). Voir, dire… :  la Naissance de la clinique se présente comme une « archéologie du regard médical ».

     

    Remarque 1

    L’idée que la folie n’est pas un donné naturel qui attendrait d’être saisi dans cette naturalité, mais un objet construit par un discours, rendu visible par une pratique discursive, cette idée anti réaliste, relève ipso facto d’une approche nominaliste (l’opposition réalisme-nominalisme remonte à la scolastique du Moyen Age, mais elle est tout à fait pertinente ici). Le nominalisme de Foucault se retrouve dans une notion  caractéristique de la dernière partie de l’œuvre, la notion  de « problématisation ». Dans un entretien du Magasine littéraire de mai 1984, Foucault affirme que : « Problématisation ne veut pas dire  représentation d’un objet préexistant, ni non plus création  par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives [je souligne] qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux  et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit  sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) ; Dits et écrits, op. cit., t.4, p. 670. Texte très important, puisqu’on y voit la continuité et le renouvellement du questionnement foucaldien, dans cette association de la notion initiale de « pratique discursive » avec le thème nouveau (pas entièrement nouveau, disons : nouveau dans son statut) du vrai et du faux.

    J’ajoute que l’approche nominaliste invite à se méfier de la notion, si courante et admise dans les sciences sociales et l’histoire, de représentation (c’est une sorte de paradoxe), parce que celle-ci suggère à l’inverse un réalisme :  un représenté qui précède la représentation, comme un contenu invariable, une essence permanente, un signifié transcendant qui, à travers les changements accidentels de forme, attendrait de venir au jour. Voilà pourquoi, comme je le disais, Foucault ne fait pas l’histoire des doctrines des psychiatres ou des aliénistes avant eux, ni des traités savants relatifs à cette ou ces maladie(s), comme si ces doctrines et ces traités « représentaient »  de mieux en mieux, avec de plus en plus de clarté , de plus en plus de certitude, la réalité d’une maladie, engendrant ainsi des progrès thérapeutiques et des aménagements institutionnels en rapport.

     

    Remarque 2

    Les Mots et les choses, ouvrage de très vaste ampleur dans lequel  Foucault se propose de faire l’« archéologie des sciences humaines » dans leur ensemble, ajoute de la complexité de l’approche, parce que, dans les strates originaires et communes des savoirs de l’homme dans les différentes disciplines, Foucault cherche à révéler, d’une discipline à l’autre, des analogies de structure. C’est une autre grande originalité de la méthode qui fait des coupes synchroniques, c’est-à-dire de chaque épistémè, le préalable de la reconstitution diachronique. Par exemple, à l’époque moderne, on pourra observer, de la grammaire à l’économie et à l’histoire naturelle (les trois régions de savoirs où se profile la nouvelle connaissance de l’homme), une homologie formelle entre la circulation monétaire pour la première, l’extension des taxinomies pour la deuxième, et la thématique du nom commun pour la troisième. Ce comparatisme est donc un principe fondamental qu’on ne doit jamais oublier en lisant Les mots et les choses. Il a peut-être engagé un vocabulaire et un esprit « structuraliste », mais peu importe… Foucault s’en est défendu, je l’ai dit, tout en se réclamant de l’histoire comparée des mythologies de Georges Dumézil. En parlant de l’Histoire de la folie, il a pu ainsi expliquer  que, « Comme Dumézil le fait pour les mythes », il a « essayé de découvrir les formes structurées d’expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec des modifications, à des niveaux divers » (entretien du 27 juillet 1961, Dits et écrits, t. 1, op. cit., p. 168). 

     

    Remarque 3

    Il faut éviter une confusion que pourrait induire la notion de discours (que j’espère avoir suffisamment clarifiée) : le discours, l’épistémè, etc., ne sont pas seulement des faits de langage, des codes, des signifiants : ce sont à la fois des faits de discours et des faits de pratiques. Discours-pratiques, telle est la connexité qui doit toujours vous guider dans la lecture de Foucault. Sans cela, on rabattrait la méthode sur une bien plus plate technique de commentaire historique (l’histoire des idées, encore elle !). Et on pourrait croire que les pratiques naissent par application des idées exposées par les auteurs dans leurs doctrines (une croyance qui sévit encore, hélas, chez les spécialistes d’histoire de la pédagogie). Discours et pratiques (liés), c’est le thème du premier chapitre du livre d’H. Dreyfus et P. Rabinow ; et récemment, G. le Blanc dans La pensée Foucault, commence aussi par là. Je souscris pleinement. Dans l’Histoire de la folie, en effet, Foucault traite comme un seul bloc l’histoire des discours et l’histoire des pratiques réservés aux fous ; c’est pourquoi son enquête s’est enfoncée dans une archive multiple qui comporte, certes, des textes savants et académiques, des traités ou des mémoires, mais aussi des traces administratives, des notes de police, des états de situation, des rapports, des décrets du pouvoir central, des règlements locaux, des dossiers sur des établissements, sur des cas, et en plus de cela des récits, des témoignages, des fictions, et ainsi de suite. Un discours, c’est un ensemble d’opérations, avec des savoirs, des activités, des situations, des gestes, etc., effectués ou attendus dans toutes sortes de lieux destinés ou non à cette fin. Là aussi, dans cette sorte de socialité et de matérialité du discours et du savoir, se joue la relégation de l’auteur. En liaison avec Surveiller et punir, Foucault s’est de même intéressé à un crime de parricide commis au XIXe siècle (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Paris, Archives Gallimard-Julliard,1973) ; de même, il a publié avec Arlette Farge des lettres de cachet sous Louis XV, procédures qui permettaient à des pères de faire enfermer leurs fils pour régler certaines perturbations familiales (Le désordre des familles, lettres de cachet  des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Archives Gallimard-Julliard, 1982).

     

    Remarque 4

    Les remarques qui précèdent disent le fin mot de la critique de l’histoire des idées. J’y reviens une dernière fois. Retrouver les strates originaires de discours et décrire une configuration de discours (une épistémè), c’est cela qui s’oppose, plus encore qu’à l’histoire des sciences, à l’histoire des idées. Cette critique a donc été menée par Foucault dans plusieurs textes et surtout dans L’archéologie du savoir, où l’on trouve un bilan et une réfutation à peu près définitive[3]. Un texte de 1967, « Sur les façons d’écrire l’histoire » (Dits et Ecrits, t. 1, pp. 585-600), expose les mêmes arguments. Foucault montre que ce genre de récit, l’histoire des idées dans ses versions courantes - dont le fleuron est sans doute l’histoire littéraire, si familière aux lycéens et aux étudiants de jadis, reste enfermé dans une problématique de la tradition. Ce discours met au sommet de son entreprise la recherche des origines (quelles doctrines, quelles œuvres ou quels auteurs trouve-t-on en un premier moment auquel il faudrait toujours remonter ?) ; il collecte des thèmes qui dessinent les lignes de force des doctrines ou des  œuvres (quelles sont les questions, les notions voire les images, qui forment le substrat permanent de la pensée et qui détiennent l’ultime secret de leurs inventeurs?) ; il tente de mettre au jour des filiations pour enchaîner ces doctrines et ces œuvres dans une succession logique qui relie les plus anciens précurseurs à leurs plus récents successeurs – lesquels se seraient reconnus et désignés les uns les autres par leur commune identité. Ainsi présentée, l’histoire des idées révèle deux faiblesses majeures. D’une part les notions de filiation ou d’origine (tout comme celles d’évolution, d’esprit du temps, etc.), supposent une chronologie simple et linéaire qui regroupe des événements dispersés dans une continuité factice ; d’autre part elle ne saisit que des rapports d’influence entre les auteurs – influence qui s’exercent directement ou indirectement, de manière explicite ou latente. C’est donc une histoire qui pense l’originalité et non pas la nouveauté proprement dite, comme phénomène de discours.

     

    (à suivre)

     


     

    [1]Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962 ; Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1955. Deux ouvrages indispensables (parmi d’autres ouvrages importants des mêmes auteurs).

    [2]Aujourd’hui, en 2014, la publication des 13 volumes des cours au Collège de France est en en voie d’achèvement (11 volumes publiés). Ce sont d’excellentes transcriptions de l’oral, qui fournissent au total une somme très impressionnante, grâce à laquelle  on peut suivre tous les moments, tous les tours et les détours de la réflexion de Foucault, à travers l’histoire de la culture occidentale – il faudrait dire : à travers un immense océan de faits et de concepts.

    [3]Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 30 et suiv. Ce bilan méthodologique de l’histoire des idées est repris pp.  179-181 (par comparaison avec l’ « archéologie »).


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