• 2023-6 L'agonisme nazi

    Séance 6

    QU’EST CE QUE LE NAZISME ?

    (III, 3, suite)

     

    Avant de poursuivre, je dois compléter mon propos par la remarque suivante, essentielle... (qui complétera aussi la séance 5 de 2021).

    Lorsque je parle de groupements agonistiques, et alors j’évoque la SS ou les Jeunesses hitlériennes et d’autres encore, ces groupes militarisés ayant pour finalité la lutte à mort contre des ennemis désignés (de manière générale, on pourrait citer aussi des groupes qui ne sont pas a priori destinés à combattre mais qui peuvent, dans des circonstances propices, admettre la nécessité d’en découdre), donc quand je parle de ces menées agonistiques, je n’oublie pas qu’elles concernent des groupes que, dans mon essai, j’ai appelés « seconds ». Pourquoi cette qualification ? Pour la raison que ces groupements, quand ils désignent des ennemis, désignent en fait des groupes censés attaquer les intérêts d’un autre groupe, une « communauté », que j’ai donc appelé un groupe « préalable ». C’est par exemple l’Allemagne et les aryens pour les nazis, ou bien le peuple des catholiques pour les massacreurs des Protestants en 1572, ou encore les citoyens de la belle et bonne république pour les soldats de 1793 qui s’en prennent aux royalistes vendéens, etc.

    J’ai distingué des groupes préalables et des groupes seconds au lieu de m’en tenir à l’expression admise dans la sociologie qui sépare groupes « de référence » (= groupe préalable) et groupe « d’appartenance » (= groupes seconds). Qu’est-ce qu’un groupe préalable ? C’est une vaste réalité humaine, une population éventuellement puissante, et dont la constitution repose sur le lien très fort avec les pères et les pères des pères à travers les siècles, donc des ancêtres au-delà des aïeux connaissables. (dans mon essai, j’ai trouvé une confirmation de ce lien en analysant les enthousiasmes montés des spectacles sportifs). Prenons y garde : c’est le père qui fait lien…, dirai-je pour parler comme les psychanalystes – je pense en l’occurrence à un article de Paul-Laurent Assoun, intitulé « Foncions freudiennes du père », in le recueil, Le père. Métaphore paternelle et fonctions du père : l’Interdit, la Filiation, le Transmission, Paris, Denoël, 1989. Dans le même recueil, p. 273 et suiv., Serge Tcherkézoff, un anthropologue, nous explique pourquoi, dans certaines communautés, le chef sacré est souvent appelé « le père »…, ce qui confirme mon point de vue sur la fonction paternelle.

    Parler de lien me conduit à parler d’attachement plus que d’appartenance. Je considère ce point comme étant essentiel pour fonder la critique à laquelle j’aspire.

    Notons que les nazis n’ont pas cessé de développer leur passion pour la généalogie du groupe préalable (ou de référence) le groupe large des aryens que les groupes seconds se proposaient de défendre… jusqu’à la mort (celle de leurs ennemis mais aussi la leur !). De cette caractéristique généalogique se déduisent d’autres spécificités, notamment celle d’après laquelle le groupe préalable, né d’un attachement aux ancêtres, promeut un imaginaire de son unité (sur le mode : « nous tous comme un seul, à travers les âges »), davantage qu’un pur et simple désir du rassemblement c’est-à-dire d’un Collectif (un constat qui relève de mon projet critique). On fait partie de cet ensemble trans-historique comme si c’était un bloc unifié. Ceci renvoie à la terminologie nazie de la Volksgemeinschaft…, la « communauté raciale populaire » (je redis qu’on traduit avec deux adjectifs, parce que Volk dénote à la fois le peuple et la race). Il y a aussi dans le monde musulman une représentation et un sentiment particuliers de la communauté qui se dit Oumma.

    Bref, un groupement agonistique, dont les croyances sont forgées d’abord dans un contexte d’effervescence mentale collective (cf<;le chapitre précédent), se voue à désigner et à combattre un ennemi qui, selon lui, ne mérite que de subir une violence mortelle, une attaque d’annihilation… dans la mesure où il émet une menace mortelle à l’égard du groupe préalable. Pour résumer, disons qu’un courant est agonistique à partir du moment où il se consacre directement ou indirectement à la défense d’un groupe préalable, et où, en même temps qu’il incite à combattre des ennemis de ce groupe, il exprime le désir d’être loyal envers le ou les groupes seconds qui le mobilisent pour cette tâche.

    Ceci posé, il faut avancer une autre idée : si on admet que l’attachement au groupe préalable tient au lien trans-historique ou généalogique avec les pères et les ancêtres (donc aussi avec la Terre des pères, la sacro-sainte Patrie ), on peut penser que la prise en compte des processus de la filiation et de la transmission pourrait fonder la critique à laquelle je viens de faire allusion. Car le discours politique habituel, qui est une métaphysique, néglige les attachements véritables des groupes humains à leurs communautés de provenance, et remplace peu ou prou les processus de la filiation et de la transmission par les fictions idéologiques du Peuple, de la Nation, de la Patrie ou de la Terre (lesquels sont alors saisis par un désir d’établir une suprématie, ce qui se dit nationalisme dans le langage politique).

     4)

    Avant de revenir à la folie collective du nazisme, avec toutes les précautions prises dans mes exposés précédents (cf. la séance 5 de cette année), je rappelle que même si je ne fais pas de la maladie mentale d’Hitler, qui  est avérée, un principe d’explication de la Shoah, je dois malgré cela admettre que là réside probablement le motif de la fascination exercée par le Führer sur les foules allemandes. Dans la séance 2 de cette même année 2023, j’ai repris certaines descriptions de la crise de démence d’Hitler en 1918 et du contexte dans lequel cette crise s’est produite. Je n’ y reviens pas. Mais je vous demande de ne pas négliger le fait important que cette démence a été gérée et donc recouverte par un talent d’orateur, cette aisance d’argumentation dont Hitler a souvent fait preuve et qui est la raison principale de son succès publique. Du coup, sa folie a trouvé un débouché social, elle a été socialisée, ce qui l’a fait apparaître et même fonctionner comme une capacité normale, exceptionnelle en outre, devenant fascinante à ce titre. En cherchant une comparaison, on peut suggérer que c’est une capacité de type shamanique : elle se produit sur un mode religieux ou magique et thérapeutique à la fois. Elle passe pour être rationnelle alors qu’elle est une fonction de quelque chose de parfaitement irrationnel et pathologique. Ainsi l’homme Hitler devient le révélateur de forces cachées, comme s’il était destinataire de messages adressées à lui par des puissances secrètes avec lesquelles il est censé communiquer et dont la révélation produit chez ses auditeurs, même en nombre immense, des effets d’enthousiasme. Au sens fort, Hitler est possédé… Il se donne devant ses semblables et est perçu par ses disciples comme annonciateur et dépositaire d’un destin. C’est là où je voulais en venir : la possession est l’élément qui occasionne l’admiration e ceux qui deviennent des disciples, et qui vont se dévouer jusqu’à se sacrifier pour lui. Ian Kershaw parle d’une dimension charismatique du Führer. C’est vrai… mais insuffisant. Quelle est en effet la source de cette autorité, voilà la question. Et la source, c’est, à travers la métabolisation sociale de la démence, le fait qu’Hitler passe pour avoir commerce avec des puissances cachées qui lui font signe. Lié à un arrière-monde, Hitler devient pour cette raison un chef mystique. D’où l’importance de la symbolique nazie, pour l’essentiel mise au point par Hitler lui-même (le drapeau à croix gammée notamment ; et aussi, préparés par Goebbels, les défilés, les retraites aux flambeaux et toutes ces fêtes censément créatrices d’une communion collective des personnes rassemblées avec le grand prêtre, et de ce fait, heureuses).

    Partant de là, on peu comprendre les annonces et les promesses hitlériennes, notamment celle d’un âge d’or à venir, dont le « Reich de mille ans » est la formule courante et parfaite, la plus claire sans doute que la population allemande pouvait recevoir. Il s’agit en l’occurrence d’un Etat sans juifs et où la race aryenne domine le monde. Cette promesse procède de la redécouverte d’une essence humaine originelle mais ensuite recouverte, perdue à cause de l’ennemi juif. Il y a là, sans doute une histoire comparable à l’histoire théologique de la monarchie, qui peut toujours atteindre une finalité divine, dès lors qu’elle aura dépassé ses avatars catastrophiques. En réalité l’idéologie hitlérienne se produit sur le mode d’une théologie sécularisée si l’on ose dire, car à la place de Dieu c’est la nature qui décide le sort de l’humanité.

    On a donc affaire à une histoire mythique de la race aryenne et du peuple allemand, élaborée sur la base pseudo scientifique d’un racisme tiré d’arguments néo-darwiniens et diffusée à la manière shamaniques, avec des spectacles, des parades nocturnes, et surtout le recours à l’imaginaire (pour ne pas dire à l’imagerie) d’un passé immémorial, communiqué par le spectacle de défilés en costumes médiévaux, par des représentations de la geste des chevaliers teutoniques... et ce jusque dans les manuels scolaires.

    George Mosse dans Les racines intellectuelles du Trosième Reich… (op. cit., p. 10), évoque le passage de Mein Kampf où Hitler énonce la nécessité de disposer d’une conception du monde pour conquérir les masses. Ceci me paraît judicieux, sauf que je traduis « conception » par récit. Ce récit expose la trajectoire d’un héros, qui n’est autre que le peuple allemand, malheureux dans un premier temps, ou du moins menacé et attaqué, puis qui triomphe de l’adversité, c’est-à-dire, encore une fois, qui vainc des ennemis contre lesquels il doit se défendre, ce qui, au final, lui permet d’échapper à la mort qui lui était promise.

    Ne nous y trompons pas toutefois  : que la mort imaginaire (et vaincue) soit celle du peuple, mène par ailleurs à accepter et peut-être à rechercher la mort réelle des individus - sur un mode sacrificiel par conséquent. On est là aussi frappé par la similitude des nazis d’hier et des terroristes islamiques d’aujourd’hui. Car ces derniers, en mourant, en se donnant la mort en commettant des attentats ou autres, sont persuadés qu’ils surmontent la mort de leur nation, à laquelle ils assurent une vie éternelle.

    Dans le  documentaire de Jörg Mülner La jeunesse sous Hitler, diffusé en 2000 sur la chaîne Arte, un ancien élève, Hans Buchholz explique à propos des terribles épreuves physiques infligés dans les écoles nazies dites Napola, en l’occurrence celle de Hambourg, « J’ai appris à mourir pour ma mère patrie, mais je n’ai pas appris à vivre pour elle »… Remarquable formule. On peut en déduire qu’en effet la mort héroïque était le but essentiel de cette éducation dans les écoles inventées par les nazis…

    5)

    En parlant, comme je l’ai fait, de la folie furieuse des nazis, j’ai donc affirmé que, pour expliquer la Shoah, je ne prends pas cette folie au sens d’une maladie individuelle. Mais en adoptant ce point de vue, je voulais en plus inciter à ré-examiner les sources idéologiques du nazisme pour les traiter sous l’angle de ce que j’ai appelé désignation de l’ennemi. Quels arguments cette désignation a-t-elle mobilisés ? Et comment ces arguments sont-ils énoncés? Voilà les questions auxquelles je cherche maintenant à répondre. En l’occurrence les doctrines racistes jouent ici un rôle de premier plan.

     Remarque

    Je reprends ici une critique de l’histoire des idées (inspirée de l’oeuvre de Foucault) que j’ai depuis plusieurs années (voir le cours sur l’histoire de l’enseignement) mise au centre de mes préoccupations de méthode. Aujourd’hui, cette orientation me conduit à maintenir quelque distance avec le travail (par ailleurs très intéressant) de Marcel Gauchet, en particulier son livre intitulé A l’épreuve des totalitarismes (op. cit.). Dans cet ouvrage en effet, M. Gauchet conçoit le totalitarisme comme reconstitution « de l’unité religieuse à l’intérieur et avec les éléments de la modernité » (p. 14). Ceci signifie selon l’auteur (p. 613-614) que les totalitarismes réinventent la subordination traditionnelle au tout de la société lorsqu’elle est entièrement configurée par la religion et les hiérarchies qu’elle inspire, mais « sous un nouveau jour au travers de l’adhésion idéologique et de l’enrôlement politique »… Qu’est-ce qui me paraît critiquable dans ces approches ? C’est le fait de raisonner sur la base de l’idéologie diffusée par les régimes que l’on cherche à dénoncer, ce qui revient à prendre pour argent comptant l’image que les régimes totalitaires veulent donner d’eux-mêmes à travers leurs doctrines, leur production culturelle, bref, leurs idées, précisément. Alors ce qui ne va pas c’est que la réalité pratique , si on considère l’Allemagne nazie, est toute autre. On peut dire en effet que ce genre de régime n’est pas du tout finalisé par un idéal d’unité, de totalité, mais au contraire par le resserrement de toute la population sur un groupement agonistique, le Parti nazi et ses milices, ce qui entraîne une lutte qui est, je le répète, l’opposé d’une recherche d’unité Pourquoi l’opposé ? C’est facile à deviner : parce que la lutte agonistique suppose forcément de fractionner et de diviser la société. Autrement dit, dès qu’on se met dans le cas de combattre et de tuer des ennemis qu’on localise à l’intérieur même de la population, on décide la mort de tout ce qu’on estime inassimilable à la population-race. Dans cette optique, on doit en outre saisir dans l’Etat tel que détruit ou pour le moins bouleversé par les nazis, un instrument de la guerre civile. C’est en ce sens qu’on doit comprendre la naissance des camps de concentration, immédiatement après l’accession au pouvoir d’Hitler, et ce d’abord pour y enfermer, avec les Juifs, les opposants communistes et socio-démocrates.

    6)

    Voyons maintenant, conformément à ce que j’ai annoncé, les sources de l’antisémitisme nazi à la lumière du processus de désignation de l’ennemi.

    D’abord un rappel. Au XIXe siècle, l’antisémitisme a changé de nature. On l’a souvent dit et j’ai déjà eu l’occasion ici de résumer cette évolution : on est passé d’un fond religieux chrétien (le thème du Juif déicide) à un fond anthropologique qui, en se réclamant (fallacieusement) de Darwin, a ajouté à l’argumentaire chrétien une dimension proprement raciale. Le nouvel antisémitisme s’est donc inscrit dans la perspective de la race et, de ce fait, de la guerre des races (très vieux thème dont parle Foucault dans l’un de ses cours au Collège de France – mais le mot race a alors un sens différent puisqu’il oppose l’aristocratie, issue des invasions germaniques, aux gens du peuple). Voir à ce sujet dans Mein Kampf, la manière dont Hitler parle de « l’entité la plus haute », l’Aryen, qui a manqué selon lui d’être détruite par ce qu’attaquée par les juifs parasites. Et Hitler prétend que la question des races ainsi perçue est la clé de toute l’histoire du monde et de l’histoire même de la culture. Or ce processus aboutit, selon Hitler toujours, à la domination en Russie des Juifs, grâce au bolchevisme., qui a fait périr près de 30 millions d’hommes. De là vient l’urgence de détruire le « judéo- bolchevisme » !

    Evidemment, le peuple Juif, d’après son histoire de peuple sans terre et contraint de solliciter un asile, depuis le Moyen âge, est un candidat presque idéal pour faire fonction, si j’ose dire, d’ennemi récurrent. Mais l’antisémitisme racial, qui reprend les anciennes techniques de ségrégation, proclame également la nécessité de la suppression des Juifs (lesquels étaient aussi depuis longtemps victimes de massacres). C’est pourquoi on ne va plus se contenter d’isoler les Juifs, de les tenir à l’extérieur de la communauté chrétienne en leur imposant des marques infamantes destinées à les discriminer etc. : on va s’efforcer de les pourchasser violemment, de les combattre et s’il se peut de les anéantir. Dans le film de Jörg Müllner cité plus haut, La jeunesse sous Hitler, un ancien élève des écoles d’élite du Führer, Hans Günther Zempelin se souvient d’ailleurs que dans la période nazie en ces termes «  Que les Juifs soient l’ennemi, cela allait de soi »… (il explique ensuite que pour lui, cette évidence ne menait pas à l’idée d’une extermination en masse).

    Après la défaite de 1918, cet antisémitisme raciste récupère la frustration de l’armée, vaincue, ce qui ne pouvait que cristalliser la haine sur un ennemi désigné, donc offert à la vindicte populaire. Telle sera dès 1920 l’essentielle et permanente direction de la pensée politique d’Hitler. Et si on se penche sur l’histoire de l’antisémitisme en séparant ces données de leur valeur d’usage politique, à savoir ce que je disais, qu’elle visent à construire et promouvoir une figure d’ennemi haïssable, ce dont Hitler avait besoin pour expliquer la défaite comme étant injuste et possiblement annulable, on oublie cette dimension de l’agonisme nazi après la guerre : la vengeance.

    On verra donc cet antisémitisme allié à l’ultra nationalisme qui,  dans l’Allemagne de la République de Weimar, caractérise plusieurs courants (que j’ai décrits dans la séance 3 cette année). Pour étudier la relation entre nationalisme et racisme, je recommande la lecture du livre de Marcel Mauss, récemment republié, La nation, PUF, 2013, [texte de 1929 ou 1930. Voir notamment la  p. 12 : où est exposée l’idée que la race est objet fondamental du désir d’une nation, ce qui signifie que le racisme est à l’époque contemporaine un produit de la formation des nations et des croyances qui s’y développent…

     


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