• 2024-3 Origines de l'enseignement populaire (suite 2)

    Séance 3

    Naissances de l’école du peuple

    CHAPITRE 1

    (suite)

     

    3) l’intégration des pauvres par la scolarisation

    Comment les enfants pauvres, dès qu’ils sont scolarisés, et s’ils le sont - dans les conditions religieuses évoquées plus haut-, sont-ils finalement intégrés à la société de l’Ancien Régime, et sur quel mode, telles sont les questions auxquelles je me propose maintenant de répondre. La réponse doit en l’occurrence retenir une série d’éléments inhérents au projet d’instruction et de catéchisation formulé par les personnes et les institutions charitables.

    a)

    En premier lieu la visée religieuse ne se sépare pas d’une visée sociale, c’est-à-dire précisément d’une visée de maintien d’un ordre social. C’est là une caractéristique générale de l’âge classique sur laquelle Foucault a insisté dans son Histoire de la folie (1961). Que les pauvres travaillent et fassent preuve de patience, tel pourrait être le fin mot de la volonté religieuse de scolarisation des enfants pauvres. Admettons par conséquent, avec F. Lebrun, M. Vénard et J. Quéniart, que « l’éducation des enfants du pauvre peuple intéresse l’ordre social tout autant que le salut des âmes » (Note : F. Lebrun, M. Vénard et J. Quéniart, Histoire de l’enseignement …, op. cit., p. 263.]. Inculquer la religion dans cette perspective est un bon moyen de renforcer ce que nous définirions aujourd’hui comme un rapport de domination.

    Cette manière de voir et d’agir s’explique par une modification substantielle de l’ancienne représentation du pauvre, qui datait du Moyen âge. Au XVIIe siècle en effet, parallèlement à la création des Bureaux d’aumône et à l’entrée de laïcs dans l’administration des hôpitaux, s’est effacée l’image traditionnelle du pauvre… Le pauvre, c’était celui pour lequel il fallait se dévouer en vertu de la pia causa, donc c’était celui qu’il fallait accueillir à sa table ou dans sa maison… Puis on a renoncé à cela parce qu’on a cessé d’imaginer que la pauvreté pouvait être choisie par vocation, en imitation du Christ. Il est vrai que cette vison est maintenue par les ordres mendiants, mais elle est en réalité très affaiblie et presque totalement dénuée de valeur spirituelle [Note : Sur cette évolution bien connue, voir par exemple J-P.. Gutton, La société et les pauvres.., op. cit. ; C. Bloch , L’assistance et l’État…, op. cit. ; ou encore Christian Paultre, De la répression de la mendicité et du vagabondage en France sous l’Ancien Régime, Paris, 1906.]. Pourquoi cela ? Pour toutes les raisons économiques et « sécuritaires » que j’ai dites. Fondamentalement, le pauvre apparaît désormais comme un « effet du désordre et un obstacle à l’ordre » [Note : Formule de Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, collection Tel, 1972 [1961], p. 69.].

     

    b)

    L’association d’une visée religieuse et d’une visée sociale à fonction d’intégration se traduit aussi par l’ajout d’une nouvelle matière scolaire dans le programme des écoles : la civilité. Dans l’esprit de Démia, comme dans celui de J-B de La salle, la civilité était  une pièce importante de la culture éducative, qu’il fallait évidemment enseigner. Le but était que les enfants, pour s’ « intégrer » (j’utilise cette fois ce terme dans l’acception moderne) apprennent les bonnes manières, donc sachent comment être et paraître en société - domaine ou les pauvres parents, dit-on, sont là aussi très déficitaires. Mais cela n’empêcha pas que la civilité fût tout entière absorbée par la religion. C’est ainsi que, dans la première partie du XVIIIe siècle, on a vu le curé de Mézière se féliciter que les frères, dès leur entrée en fonction, aient pris la mesure de la conduite des enfants pauvres. Ce curé raconte d’abord qu’avant l’arrivée des frères :

     «  rien n’était plus grossier que cette jeunesse populaire : elle ne savait ce que c’était que saluer un honnête homme dans la rue » [Note : G. Rigault, Histoire générale…, op. cit., t. 1, p. 269.].

     Enseigner la civilité était donc un moyen censé changer la conduite des pauvres pour la rendre bienséante ; et cela, redisons-le, n’a pas été incompatible, au contraire, avec un enseignement appuyé sur la science catholique du salut (à destination des enfants : le catéchisme). Jean-Baptiste de La salle, de même que le curé de Mézière, ne conçoit pas les choses autrement. C’est pourquoi les élèves, pendant presque trois siècles, étudièrent la civilité dans un livre chrétien, c’est-à-dire un livre entièrement réglé sur une orientation religieuse, celui de Jean-Baptiste de La Salle intitulé Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (de 1703).

    Depuis Erasme et son ouvrage canonique, De la civilité des mœurs enfantines (De civilitate morum puerilium - 1530), inspiré par l’ancienne tradition de la courtoisie et des contenances de table, on aurait pu penser que l’enseignement correspondant ne retiendrait que des habitudes profanes et ne chercherait à améliorer que les rapports de l’individu avec soi-même et avec les autres, comme le prescrirait un code de l’urbanité, de la décence et de la propreté (d’après le Dictionnaire de l’Académie en 1694, la civilité cultive « honnête, courtoisie, manière honnête de vivre et de converser dans le monde »), indépendamment de toute connexion religieuse…. Mais il n’en fut rien. Ceci se vérifie au fait que les élèves liront et reliront jusqu’à plus soif le traité de Jean-Baptiste de La Salle ! Qu’elle soit donc nommée « bienséance », puis, au XVIIIe siècle, qu’elle soit dissociée de la politesse, la civilité intégrera toujours dans les écoles chrétiennes les préceptes lassalliens, tirés de cet ouvrage qui sera l’un des plus utilisés dans les écoles du XVIIIe siècle. La Salle du reste, pour définir la civilité et la nécessité de son enseignement, opposait l’ « esprit du monde » à « l’esprit de l’évangile », ce dernier comportant l’obligation de rendre hommage à Dieu [Note :  Je me range ici à l’avis de R. Chartier, dans Lecture et lecteurs…, op. cit., p. 61 et suiv. ]. Ceci pourrait en tout cas signaler que la prise en charge scolaire des pauvres ne saurait être réduite à un acte de police, du moins sur ce versant où se joue la différence entre bons et mauvais pauvres,  ceux-ci étant contraints par toutes sortes de mesures coercitives de participer à un ordre social qu’en apparence ils refusaient.

     

    c)

    Mais comprenons-le bien : si la volonté d’imprégnation religieuse cherche à intégrer  les pauvres à la cité, c’est aussi pour préserver l’ordre collectif que les pauvres pourraient sans cela menacer. Et quelle est la menace, ressentie par les réformateurs catholiques, que les pauvres font a priori peser sur la société ? C’est l’oisiveté et plus encore le refus du labeur. Là résiderait le véritable fléau que la misère traîne avec elle. Dans cette optique, celui qui se complaît dans la fainéantise et qui, à l’instar des mendiants et des vagabonds endurcis, cherche à profiter de la charité publique sans jamais se rendre utile aux autres, c’est à lui qu’on donne alors le nom de « mauvais pauvre » ; tandis que le « bon pauvre », le « pauvre honteux » (le qualificatif « honteux » recouvre une nuance positive ai-je dit), est insatisfait de son état et fait preuve d’humilité face aux hasards néfastes que la vie lui réserve.

    On voit qu’à cette époque, l’oisiveté soulève une indignation viscérale surtout si elle est acceptée, désirée et maintenue. Les ruses utilisées à cette fin par les pauvres sont d’ailleurs représentées dans une littérature spéciale, la « littérature de gueuserie », qui retrace les fourberies et les impostures des marginaux de l’époque, lesquels, dans cet ouvrage, sont définis à partir de nomenclatures presque zoologiques. Voir le Liber vagatorum, qui date de la fin du XVe ou du début du XVIe siècle, sont exposées pas moins de 26 catégories réparties dans trois rubriques : 1. les authentiques et les imposteurs, 2. les locaux et les étrangers, 3. les valides et les invalides [Note : Voir R. Chartier, Lectures et lecteurs…, op. cit., qui analyse dans son chapitre 8 plusieurs ouvrages de ce type ; et C. Paultre, De la répression…, op. cit., p. 22, qui cite une ordonnance parisienne de 1367 que prend le Prévôt (celui qui commande la police de l’époque – la « maréchaussée »…) dans le but de contraindre les « gens oyseux » capables de travailler à s’activer « dans les fossés de la ville ».] ...

    Nous comprenons ainsi pourquoi les pratiques d’assistance engagent des mesures répressives (à l’encontre avant tout, redisons-le, des « mauvais pauvres »)Ces mesures, édictées depuis bien plus longtemps que l’âge classique, furent d’abord des obligations de travailler pour servir la communauté. A Paris, un arrêt du Parlement du 22 avril 1532 parle d’envoyer les mendiants valides nettoyer les fossés, les rues et les égouts (qui existent déjà), et construire des fortifications, tandis que les irréductibles seraient condamnés au fouet ou aux galères. De même, le 22 mai 1554, à Paris toujours, il est décidé de que les commissaires des pauvres pourront payer des gens - d’un « émolument très modique », pour mettre les mendiants et les vagabonds au travail, qu’on enchnera deux à eux par différence avec les pauvres valides qui devront seulement se présenter aux heures dites. En même temps, on s’efforce de dépister les impostures et les imposteurs qui tenteraient de se soustraire à l’obligation, notamment en usant de « déguisements de maladie ». A cette fin, le Grand Bureau des pauvres institue auprès du Receveur général un bailli dit « Juge des pauvres », assisté d’une douzaine de « sergents ». On reconnaît là l’esprit, plus qu’en gestation, dans lequel seront créés un siècle plus tard (en 1656 à Paris) les hôpitaux généraux, et, du même mouvement, ce qu’on nommera « le grand renfermement » des pauvres, « vacabons, caymans et caymandes, valides et invalides, estrangers et forains », etc., lesquels devront tous sans exception s’employer dans des manufactures et des ateliers spéciaux faisant partie de la structure hospitalière.

    Mais si la place des pauvres en général est celle du travail dans la société apaisée que pconisent les personnes et les associations charitables, cela signifie aussi que la scolarisation doit préparer les enfants à l’exercice de certaines professions. Cette résolution a toujours inspiré les écoles attachées aux hôpitaux et aux Bureaux des pauvres, mais moins peut-être les écoles de charité et celles des frères des écoles chrétiennes. Par exemple à Paris en 1645, à l’hôpital de la Trinité, les enfants scolarisés et déjà avancés dans leurs apprentissages étaient initiés à plusieurs métiers. Les administrateurs de l’hôpital avaient en fait deux solutions pour y pourvoir : ou bien des ateliers à l’intérieur de l’hôpital, ou bien un placement à l’extérieur. En fait, cette seconde solution fut vite reléguée à cause des abandons que décidaient un grand nombre des trois ou quatre cents enfants concernés, car deux tiers de cet effectif envoyé en apprentissage finissait par refuser le placement [Note : D’après F. Martin-Doisy, Dictionnaire…, op. cit., article « Enfants trouvés », t. 4, p. 474.]. Les enfants rejetaient volontiers leur affectation  soit parce que les parents les encourageaient à rechercher un autre état que celui auquel on les avait promis, soit par suite de mauvais traitements infligés par les maîtres d’apprentissage, soit enfin « par malice » puisqu’à chaque contrat l’hôpital les habillait à neuf… Finalement on préféra combiner l’instruction et l’apprentissage professionnel dans l’hôpital même, et, pour ce faire, on créa plusieurs manufactures, dont on confia la direction à des maîtres extérieurs. Ce système était estimé plus avantageux car il permettait d’avoir la haute main sur toute la formation des élèves en sorte qu’on pouvait ne jamais arrêter de «  tremper leur esprit dans le bien ». Le cycle durait trois à quatre ans et s’achevait quand les enfants atteignaient l’âge de onze ou douze ans. A l’inverse, la première solution a été pratiquée à Lyon dans les deux hôpitaux fondés après 1530 pour les orphelins. L’Aumône finançait un placement auprès d’artisans de la ville, parfois même afin que les enfants accèdent à des professions valorisées (imprimeur, fondeur, doreur d’épées, etc.). 

    En tout état de cause, les hôpitaux ne furent pas seuls à se poser ce problème. A Rouen au milieu du XVIIe siècle, après qu’on eût constaté l’efficacité des quatre premières écoles des pauvres, une initiation professionnelle fur également organisée. Si donc les écoles de charité semblent s’être moins consacrées à l’apprentissage d’un travail futur pour les enfants pauvres, c’est probablement parce que leurs responsables pensaient qu’il valait mieux tenir les élèves dans l’espace clos, matériellement et spirituellement, des écoles. Les autorités scolaires cependan ont quand même envisagé une sorte de pré-apprentissage professionnel. Démia par exemple, ne s’est pas montré indifférent au travail manuel, ne serait-ce que pour mieux convaincre les parents de l’utilité de la scolarisation. Quant aux Frères des écoles chrétiennes, d’après une édition tardive de la Conduite des écoles chrétiennes (1828), ils souhaitaient qu’on explique aux parents le préjudice causé à des enfants qui, faute d’avoir bien appris à lire et à écrire, ne seraient jamais « propres à aucun emploi »  [Note :  Conduite des écoles chrétiennes, op. cit., édition de 1828, p. 213]. En outre, ici ou là, les frères des XVIII et XIXe siècles enseignaient le dessin et la tenue des livres de compte, et proposaient un véritable enseignement technique (mais cette fois, ce n’était plus en direction des pauvres car ces formations étaient données dans des internats payants).

    Ces constats confirment que seuls les hôpitaux de la Renaissance et du XVIIe siècle organisèrent une initiation professionnelle associée, à l’intérieur des établissements, à l’enseignement ordinaire (religieux je le répète), ceci dans un but moralisateur (répressif penserions-nous aujourd’hui), ce qui se mesure au fait qu’aps le « grand renfermement » de l’âge classique et la création des « hôpitaux généraux », le travail prendra des allures de travail forcé. Un siècle plus tard, en 1769, le 11 septembre, un règlement de de l’hôpital d’Orléans, devenu à ce moment « hôpital général », impose aux enfants scolarisés une alternance d’activités spirituelles et d’occupations laborieuses. Les filles du « dortoir de Sainte-Agnès », éveillées à 5 heures en été, doivent d’abord dire une prière et assister à la messe jusqu’à 6h 30, ensuite de quoi elles prennent un déjeuner puis se mettent au travail jusqu’à 11h et demi, pour un temps de 4 heures au moins entrecoupé tous les trois quart d’heures par une lecture édifiante ou une leçon de catéchisme. L’après-midi, après le repas, reprise du travail pendant trois heures, de de midi 30 à 15 h 30, si bien que l’école proprement dite se tient seulement, pourrait-on dire, de 15h 30 à 17h 30. Après cela, le souper sera suivi à 19h 30 de la prière du coucher. [Note : D’après C. Bloch, L’assistance et l’État…, op. cit., p. ? qui cite en l’occurrence les archives hospitalières d’Orléans. Le même type d’organisation est exposé par F. Martin-Doisy dans son Dictionnaire…, op. cit., à l’article « Administration hospitalière », au sujet de l’hôpital de Beauvais ; et aussi par M. Capul dans Internat et internement…, op. cit., t. 3, p. 85 au sujet de l’Hôpital général de la Pitié à paris, en 1725.].

     

    Il y avait donc sans doute dans l’opinion un important courant en faveur du travail et des professions pour les pauvres. C’est la raison pour laquelle aux XVII et XVIIIe siècles, on critiqua même les collèges et les jésuites à cause de leur ignorance du cadre économique des villes où ils étaient implantés. Il arrivait notamment que dans les villes commerçantes on déplore le manque de débouchés professionnels des études, trop centrées, au goût des négociants, sur le latin et les auteurs classique c’est-à-dire l’univers culturel hérité de la Rome antique. Parfois, les autorités responsables dans la vie de la cité et parties prenantes dans la fondation des collège [Note : Jean Delumeau, dans La civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1973, p. 427 évoque plusieurs municipalités ayant suscité la création de collèges.] montrèrent une réelle hostilités envers les études latines. En témoigne un mémoire publié à Bayonne au milieu du XVIIe siècle pour dénoncer les humanités sous prétexte qu’elle n’ont rien à voir avec le négoce et qu’elles aboutissent «  à faire des hommes vains et inutiles à la communauté, lors qu’il n’y a ny charges ny dignitez pour les employer » [Note : Ce mémoire est cité par F. de Dainville, in L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 25.].

    Si l’acte secourable, pour qui le reçoit, est accompagné de l’injonction d’être un « bon pauvre », donc de reconnaître ses devoirs envers la société c’est-à-dire de montrer son acceptation des règles communes et d’adopter la situation laborieuse qu’on lui impose, ceci démontre par opposition que le salut personnel et l’intérêt collectif (du travail utile) vont de pair. A l’égard des mauvais pauvres, il y a là, comme dit Foucault, « une police dont l’ordre serait serait entièrement transparent aux principes de la religion » [Note : Foucault, Histoire de la folie…, op. cit., p. 89. F. Furet et J. Ozouf, dans Lire et écrire..., op. cit., t. 1 , p. 73, parlent moins radicalement mais dans le même sens d’un christianisme socialisé, laïcisé, focalisé sur le contrôle des mœurs et du comportement.]. A son tour Démia, dans ses Remontrances faites à Messieurs les Prévot des marchands, échevins et principaux habitants de la ville de Lyon, etc. texte important, publié en 1668, reprend ce projet d’une « sainte éducation des jeunes garçons pauvres » qui a eu les traductions pratiques que l’on sait non seulement à Lyon mais aussi dans la région proche, à Autun et Saint-Etienne (où Démia a missionné des maîtres) et jusqu’à Reims où le chanoine Nicolas Roland a fondé les Soeurs du Saint Enfant Jésus dont Jean-Baptiste prendra la tête à la mort du chanoine. Démia explique d’ailleurs dans son texte que les jeunes gens mal élevés :

     

    «  tombent ordinairement dans la fainéantise ; de la vient qu’ils ne font que ribler [se débaucher] et battre le pavé, qu’on les voit attroupés par les carrefours , où ils ne s’entretiennent le plus souvent que de discours dissolus, qu’ils deviennent indociles, libertins, joueurs, blasphémateurs, querelleux ; s’adonnent à l’ivrognerie, à l’impureté, au larcin et au brigandage, qu’ils deviennent enfin les plus dépravés et factieux de l’État... »

     

    d)

    Quelles stratégies scolaires ont alors été conçues et pratiquées dans le but de contenir les vices des mauvais pauvres donc aussi pour en prémunir les bons ? 

    D’abord, la vie scolaire des enfants admis par charité chrétienne dans les écoles fut organisée sur la base d’une discipline aussi sévère que possible. Il faut cependant savoir que cette discipline se dispensait de toute violence physique. Chez les Frères des écoles chrétiennes, on pensait en outre que ceci pourrait démontrer un amour sincère de l’enfance (les frères auront interdiction de frapper les enfants, du moins avec les mains). Appliquant à la lettre ces principes, les écoles chrétiennes  commencent de ce fait à incarner la « forme scolaire » que nous connaissons (leurs écoles sont réservées aux enfants, elles sont tenues dans des lieux séparés et clos, elles dispensent les leçons à tout le mode en même temps, et elles groupent les élèves d’une manière spéciale que nous pouvons qualifier de « disciplinaire » [Note : Voir sur ce point les analyses de Foucault, dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, notamment p. 161 et suiv., et p. 188 et suiv.]. – probablement à l’imitation des jésuites (bien plus expérimentés et anciens dans les processus de scolarisation, ce que ne prend pas en compte G. Vincent, qui réserve la théorie de la « forme scolaire » au niveau des enseignement élémentaires).

    Mais les finalités de christianisation et de moralisation des pauvres ont aussi contribué à approfondir la définition et la pratique du rôle enseignant. Puisque dans cette visée l’influence éducative vise à provoquer chez les élèves une rupture qui pourrait ouvrir la voie à une véritable conversion, les maîtres ont orienté leur action dans un sens psychologique (ou plutôt psychagogique). Les jésuites avaient pris l’habitude d’étudier, classer et noter dans des « catalogues » les défauts et les qualités de leurs élèves. Mais à l’école des pauvres, il est devenu essentiel mais ô combien difficile de réformer les mœurs des élèves, l’âme de ces derniers doit encore plus être devinée et comprise en profondeur, à tout instant si possible... comme si ces enfants étaient les fils de leurs maîtres. Cela explique par conséquent le plein essor d’une science du caractère, en position de décrire le plus exactement possible les penchants, les inclinations, en un mot les particularités subjectives qui déterminent le comportement des uns et des autres. Un caractère ainsi défini peut toujours opposer des résistances à l’action magistrale, et c’est pourquoi il mérite une attention spéciale, qui aura au moins pour résultat la réduction à quelques types bien définissables d’une diversité en apparence illimitée. C’est ce qu’expose la Conduite en disant que

    « les uns sont hardis, les autres timides, qu’il en est d’étourdis, de turbulents, de posés et de tranquilles, etc. Tous ces caractères ne peuvent être conduits de la même manière. Il y en a qui demandent à être conduits par la douceur, d’autres par la fermeté. Pour beaucoup il faut de l’une et de l’autre... » [Note : Conduite des écoles chrétiennes..., op. cit., p. 206. Philippe Ariès, dans le chapitre 5 de L’enfant et la vie familiale…, op. cit., a insisté sur l’apport et la diffusion d’un nouveau regard psychologique sur l’enfance].

    L’étude du caractère a eu cours très tôt dans les institutions scolaires du passé, car, comme je l’ai suggéré, elle a pris forme dans l’enseignement des jésuites dès la fin du XVe siècle. On peut penser que cette étude s’est répandue lorsque l’enfance fut connue à la fois comme un sujet qui accède à la vérité (religieuse) et, simultanément, à la connaissance profane (le lire-écrire-compter, la rhétorique en imitation des glorieux Anciens, etc. ). Pour ce qui concerne l’accès aux connaissances profanes, il faut se tourner vers les jésuites créés au XVIe siècle, et pour ce qui concerne l’accès à la vérité, il ne faut pas oublier que, depuis la fin du Moyen âge, certains des pédagogues les plus célèbres ont été de grands directeurs de conscience. Au XVe siècle, Jean Gerson, qui fut Chancelier de l’Université de Paris, a écrit notamment, au sein d’une abondante production, un Traité du devoir de conduire les enfants à Jésus Christ, où se manifeste déjà une tendance à observer les particularités subjectives des enfants ; au siècle suivant, Ignace de Loyola, créateur des jésuites, a laissé des Exercices spirituels qui s’appliquent aussi aux professeurs ; et au XVIIe siècle, Vincent de Paul, Charles Démia et Jean-Baptiste de La salle ont tous conçu la formation des maîtres sur le modèle de la direction spirituelle.

    En même temps, et ce fait est sans doute important dans la perspective que je tente de dessiner ici, une littérature a mis la doctrine du péché à la portée de toutes les intelligences cléricales. On avait au Moyen âge  des Sommes de confesseur et des Manuels de confession [Note : Jean Delumeau, qui nous donne ces indications, a recensé ces textes dans Le péché et la peur. La culpabilisation en occident, XIIIe – XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983, p. 222 et suiv.] qui présentaient des listes de fautes. Puis, au XVIe siècle, ces textes furent animés d’un souci plus psychologique et ils purent prévoir des cas de conscience (c’est peut-être cela qui inspira la « casuistique » - qui rendit les jésuites si sûrs d’eux !) avec des règles pour les traiter. Alors ces ouvrages donnèrent des conseils de direction spirituelle adaptés aux états d’âme du pénitent et, parfois même, ils se spécialisèrent : il y en eut pour les scrupuleux ou les tentés, pour les timides ou les malades et ainsi de suite. Un des premiers et des plus importants ouvrage de ce genre, celui d’Adrien Adrianensen, le De divinis inspirationibus (1570 et 1601), consacrait à la confession des remarques 1. sur les qualités du confesseur, 2. sur les tentations du pécheur, 3. sur les particularités du pénitent (complexio, affectiones, natura) [Note : Voir, dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, dir. M Viller, Paris, 1957 [1932-1995], t. 3, l’article « Direction spirituelle, p. 1106.]. Quoi qu’il en soit, je suggère, à titre d’hypothèse, que cette approche des états de vie a pu engendrer pour les écoliers, et spécialement les pauvres, la culture psychologique à fonction morale que relève l’étude du caractère. Du reste, la confession elle-même a été pratiquée longtemps, jusqu’à la Troisième République, dans les institutions scolaires cléricales, les écoles de charité et les collèges, et même les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices. Personne ne devait plus faire exception à la grande austérité des mœurs qui était auparavant réservée aux ascètes, comme a pu dire Jean Delumeau [Note : J. Delumeau, Le péché et la peur…, op. cit., p. 233.].

    On peut penser que les jésuites envisagèrent l’action morale à base d’étude du caractère grâce au dispositif des « préfets », les préfets des dortoirs ou les préfets des chambres, qui étaient des sortes de surveillants qui s’occupaient des « élèves en dehors de la classe, à l’étude ou à l’internat (mais l’internat ne s’est développé dans les collèges qu’au XIXe siècle). Les préfets des chambres faisaient réciter les leçons et veillaient à l’effectuation des devoirs ; les préfets des dortoirs surveillaient la mise au lit, etc. A l’origine, les jésuites rédigeaient des bulletins qu’ils communiquaient aux parents. Dans deux de ces supports trouvés par F. de Dainville au collège de Caen, qui datent de 1677 et 1692, les appréciations portent sur l’âge, la qualité d’esprit, les mœurs (est-il léger ? paresseux ? nonchalant ? travailleur ?), sur les fréquentations du garçon, etc.  Il ne s’agit donc pas là de relevés de notes (les notes chiffrées n’existent pas encore…)  : ce sont bien des jugements psychologiques et moraux émis au terme d’une observation qui n’est pas exclusivement intellectuelle

    Quant à Jean-Baptiste de la salle, il prescrit, dans le même sens que les préfets jésuites, d’agir à la manière du prêtre qui, «  dans leurs regards, dans leurs paroles et jusque dans leurs yeux (...) surprend l’indice certains de leurs penchants bons ou mauvais » [Note : Cf. les Principaux documents de Jean-Baptiste de la salle, Paris, 1877, p. 178.].  On comprend bien par conséquent que les Frères des écoles chrétiennes furent obligés de suivre les préceptes « psychologiques » que Jean-Baptiste de La salle avait primitivement formulé lors de la tenue de son premier séminaire de maîtres, à Rethel, en octobre 1686. J.-B. De La Salle parlait alors des « véritables maximes des pédagogues ». Ensuite, dans la Conduite des écoles chrétiennes, le chapitre sur les « formateurs » postulera bel et bien que, pour arriver à ses fins éducatives quand on dirige une école, il faut « étudier les différents caractères » [Note : Conduite…, op. cit., p. 206 et suiv.]. N’oublions pas que dans les écoles des frères, c’est la méthode de l’ « enseignement simultané » (tous les élèves reçoivent en même temps la même leçon ; et je suppose à nouveau que cette pratique uniformisante est inspirée par les jésuites – qui toutefois ne l’ont pas inventée), à cause de l’homogénéité qu’il organise, qui exige un regard en quelque sorte complémentaire sur les particularités mentales des élèves. Sans cela, ces particularités resteraient parfaitement invisibles : sans ce regard, le maître ne pourrait donc pas ajuster son influence morale. Ceci ressort d’un autre passage de la Conduite, dans lequel il est dit que chaque élève doit être traité « avec justice et selon ses dispositions. » L’idée sera reprise ultérieurement par le Frère Agathon, à la tête de la congrégation avant et pendant le Révolution (qui le mettra en prison). Un ouvrage d’Agathon, Les douze vertus d’un bon maître, évoque d’ailleurs, dans un chapitre sur la prudence, la nécessité de saisir le génie et le caractère des enfants, afin de bien « proportionner les leçons à leurs capacités » et à « leurs besoins ». Dans la même optique, un chapitre sur le douceur demande de « proportionner les tâches du devoir à la capacité et au caractère de chaque écolier. », ce qui, selon l’auteur, établira et conservera l’autorité indispensable [Note : Les douze vertus d’un bon maître par le Vénérable de La salle, expliquées par le Frère Agathon, Supérieur général, Paris, 1785, p. 4 et 8.]. Partant de là, la Conduite recommandait d’observer chaque enfant tout au long de sa scolarité, et de décrire dans un « catalogue » confidentiel (la reprise de la technique jésuite est cette fois très claire), ses aptitudes, ses qualité et ses défauts, ses traits de comportement, ses réactions aux conseils, aux récompenses, aux punitions, ses manières d’être influencé par son milieu, etc.

     

     


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