• 2014-13 Pour lire Foucault (3)

    Séance 13

     

    (Suite du chapitre V)

     

     

    Foucault : méthode(s), suite. Je rappelle que, pour ressaisir les principales orientations et catégories méthodologiques de l’œuvre de Foucault, je lis celle-ci comme un travail d’histoire de la culture, en l’occurrence plus volontiers dédié aux savoirs de l’homme, à leur formation et à leurs fonctions dans les sociétés occidentales. Dans l’optique qui est la mienne,  je rappelle aussi que j’entre très peu dans le contenu concret des livres. Je n’examine pas vraiment l’histoire des fous, celle des malades, de la prison ou de la sexualité telles que Foucault les a restituées. Et du coup, je ne prends pas non plus la peine d’évoquer le dialogue noué avec Foucault par les historiens, surtout les spécialistes de tel ou tel domaine ou de telle ou telle époque  – qui ont parfois adressé de vives critiques sur les faits retenus et les interprétations avancées par Foucault.

     

     

    III Les dernières élaborations méthodologiques

     

    S’il y a bien, comme il est évident, deux grandes parties dans l’œuvre de Foucault, la partie archéologique et la partie généalogique, cette dernière comporte elle-même deux moments. Le premier, c’est Surveiller et punir, et le deuxième c’est l’Histoire de la sexualité. Chaque moment  a une visée propre, et la seconde, celle qui nous intéresse maintenant est définie avec précision dans l’introduction à L’usage des plaisirs. Cette introduction, dont on a plusieurs versions (il y en a deux autres, très proches, les textes n° 338 et 340 dans les Dits et Ecrits, t. IV, p. 539 et suiv. et p. 578 et suiv.) comporte une réflexion de méthode très importante - donnée comme telle par Foucault, je le précise - une de plus pourrais-je dire, qui est en outre accompagnée par plusieurs autres textes du même type, qu’on trouvera également dans le dernier tome des Dits et Ecrits. Je pense notamment à la notice que Foucault a rédigée sur lui-même et qu’il a publiée sous un pseudonyme (Dits et Ecrits, t. IV, p. 631-636 ; d’abord dans le Dictionnaire des philosophes, dir. Denis Huisman, Paris, PUF, 1984, t. 1) ; je pense aussi aux deux textes dont l’un est primitivement insérés dans le volume d’H. Dreyfus et P. Rabinow (Michel Foucault. Un parcours philosophique, op. cit., « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », pp. 297-321),  c’est « Le sujet et le pouvoir » (Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 222-243), et l’autre est « Polémique, politique et problématisations » (idem, p. 591-598). Il y a d’autres passages intéressants à ce niveau, dans le même volume, qui est donc caractéristique de cette dernière période de Foucault, dans les années 1980. J’oubliais de signaler que Foucault nous fait part directement de cette préoccupation de méthode, constante chez lui, dans un entretien de 1980 (Dits et Ecrits, t. IV, p. 42).

     

    1) Le concept de subjectivation

    Quelle est donc la différence d’approche, de méthode et d’objet dans ces deux phases de  l’entreprise généalogique ? Qu’est-ce qui préoccupe Foucault sur le fond lorsqu’il aborde l’histoire de la sexualité ? Dans un entretien de mai 1984, donc très peu de temps avant sa mort, Foucault dit très simplement qu’il voulait décrire « l’ensemble des processus par lesquels le sujet existe avec ses différents problèmes et obstacles »  (in Dits et Ecrits, op. cit., t. IV, p. 705). Alors, en quoi l’histoire de la sexualité apporte-t-elle une contribution à ce projet ? C’est de cette simple question qu’il nous faut partir. La réponse est : parce que l’histoire de la sexualité ce n’est pas l’histoire d’une activité naturelle des individus - plus ou moins entravée ou plus ou moins libérée selon les époques et les sociétés. C’est bien plutôt l’histoire des processus par lesquels les individus sont portés à s’occuper d’eux-mêmes, à se soucier d’eux-mêmes, à se connaître et  à s’identifier à travers des codes de conduite, des normes de pratiques et des valeurs morales en vigueur dans leur milieu et à leur époque. Dans des contextes sociaux et non naturels, le sujet ou, si l’on veut, l’individualité consciente, ce n’est donc pas une instance fondatrice de l’activité sexuelle dans ce qu’elle pourrait avoir de mesuré ou au contraire d’excessif, d’agréable ou de pénible, de culpabilisante ou d’épanouissante…, c’est bien plutôt le résultat d’un processus de subjectivation (terme présent à la fois dans la psychanalyse de Lacan et dans la philosophie de Deleuze et Guattari, et que Foucault ajoute à son vocabulaire), c’est-à-dire de constitution d’une subjectivité . Voilà ce que dit Foucault dans cet entretien de mai 1984 : « J’appellerai subjectivation le processus par lequel on obtient la constitution d’un sujet, plus exactement d’une subjectivité » (Dits et Ecrits, op. cit., t. IV, p. 706). Dans l’introduction à L’usage des plaisirs (p. 33), un passage précise qu’un sujet en ce sens, ce n’est pas un simple agent, car, face à des prescriptions, des interdits ou des conseils (par exemple en matière de fidélité conjugale, ou de chasteté, ou encore de pureté des mœurs), il n’est jamais passif, il ne se contente pas de recevoir et d’appliquer un code : il peut toujours s’orienter de telle ou telle manière, choisir une conduite austère et se consacrer à la seule procréation ou bien au contraire s’adonner au plaisir en repoussant ou modifiant les limites admises.

    En conséquence, le sujet « subjectivé », ce n’est certes pas celui qu’imaginent les philosophes. La critique foucaldienne, inspirée par Nietzsche, est inchangée sur ce plan, bien sûr. Ce sujet, ce n’est pas la conscience souveraine qui progressivement s’éveille à soi et aux autres, à la nature, à la société et entre ainsi en possession de ses pouvoirs. Ce n’est pas un substrat naturel qui impose sa loi au monde. C’est au contraire un support social affecté par le monde. Le « sujet » de la sexualité, ce n’est pas l’individu qui éprouve des émotions, des sensations et des désirs, les mêmes que ceux de tous les membres de son espèce depuis que le monde est monde, et qui, sur cette base, entre en relation avec d’autres individus avec lesquels il pourra partager ces désirs, et s’adonner à des activités aptes à les satisfaire. Ce sujet, c’est bien plutôt un individu inscrit dans des systèmes de règles, confronté à des contraintes, stimulé par des enjeux collectifs ou individuels, et qui acquiert ainsi une identité qui ne lui était pas donnée par nature ou communiquée par la grâce d’on ne sait qu’elle instance supra naturelle. C’est donc l’individu que sollicitent des schémas de conduite et de pensée et qui, de ce fait, peut se reconnaître lui-même comme porteur, je dirai même comme usager d’un ensemble de savoirs et d’un ensemble de pratiques qui dessinent peut-être une perspective de bonheur, mais peut-être aussi annoncent des dangers et procurent des inquiétudes. Le sujet, c’est une intériorité constituée dans des pratiques, et qui intègre (donc assimile mais aussi modifie, réinvestit, etc.) les significations, les normes, les valeurs que la société et l’époque ont pu donner à la sexualité. J’emploie à dessein un vocabulaire sociologique (il est d’ailleurs présent dans les textes que je lis), pour, une fois encore, suggérer la proximité de Foucault avec les sciences sociales[1].

     

    Dans la suite de ce texte, que je ne vais pas commenter longuement, Foucault développe en quatre points la définition du sujet tel que le constituent, par différence avec l’agent, les pratiques de soi. Foucault mentionne :

    a) le fait que ce sujet identifie la part de lui-même qui peut et doit être visée par son attention et offerte à son contrôle (des sentiments à cultiver ? des désirs à modérer ? une volonté à affirmer ?  - voir Dits et Ecrits, t. IV, p. 394). C’est ce que Foucault appelle la « détermination de la substance éthique » (L’usage des plaisirs, p. 33).

    b) le fait que le sujet choisisse un mode d’assujettissement aux règles (est-ce qu’il s’oblige ?, si oui, pour quelle raison ? par loyauté envers un groupe ? par respect d’une tradition ? par choix d’un mode de vie personnelle ?)

    c)  le fait  que le sujet entreprenne un « travail éthique », c’est-à-dire un travail sur lui-même qui va au-delà du simple respect des règles (il peut se donner un temps d’apprentissage, se consacrer à des activités spéciales, s’infliger des épreuves, observer toutes sortes de manifestations de son individualité).

    d) le fait que le sujet aspire à conquérir un certain mode d’être, qu’il aspire à s’accomplir non pas seulement par la conformité de sa conduite à un code, mais par la possession d’une qualité morale essentielle (maîtrise complète de soi, détachement à l’égard du monde, insensibilité aux passions, etc. – cf. L’usage des plaisirs, p. 35).

     

    Dans la notice du Dictionnaire des philosophes (in Dits et Ecrits, t. IV, p. 631-636), Foucault tire des définitions précédentes trois principes de méthode. Ceci montre, une fois de plus, la permanence de son souci de clarification méthodologique, et, peut-être aussi, une difficulté de mise au point …

    Premier principe. L’idée de subjectivation révèle l’historicité des catégories du discours (le discours commun mais aussi certains discours savants). A commencer par la catégorie de sexualité, qu’on ne saurait prendre pour un invariant, pour une notion ayant toujours le même sens à travers l’histoire, atemporelle donc. Plus généralement, il faut renoncer à croire qu’il existe des universaux anthropologiques, maintenus identiques d’une époque à l’autre. L’histoire de la sexualité, qui est une histoire discontinue, faite de ruptures, de déplacements, affecte la notion même de sexualité.

    Deuxième  principe (celui que j’ai exposé en commençant). S’il n’est pas concevable de remonter à un sujet fondateur pour expliquer la formation des objets de la connaissance, c’est qu’il faut s’adresser aux pratiques pour comprendre comment et pourquoi est ouvert un domaine de savoir. 

    Troisième principe. S’adresser aux pratiques, c’est s’intéresser à des « manières de faire » (expression qui rappelle les « arts de faire » de Michel de Certeau), qui sont à la fois des modes d’agir et des modes de pensée. Or, c’est par de telles manières de faire (plus ou moins réglées, parfois réfléchies et parfois non), que se forment à la fois les objets de la connaissance et le sujet capable de produire cette connaissance. Autrement dit, dans les contextes pratiques, le sujet et l’objet se forment et se transforment l’un par l’autre, en fonction l’un de l’autre. C’est une « constitution corrélative » dit Foucault (Dits et Ecrits, t. IV, p. 635). Cette donnée crée une perspective assez nouvelle, ou supplémentaire, par rapport à l’archéologie et à la généalogie.

     

    2) Subjectivation, assujettissement, objectivation

    Je voudrais à présent situer cette approche, cet objet, la « subjectivation », et les principes de méthode qui lui sont associés, en regard de la totalité des travaux de Foucault. Foucault l’a fait lui-même, et de diverses manières, à plusieurs reprises, en parcourant la série de ses ouvrages, des premiers aux derniers, depuis l’Histoire de la folie jusqu’à l’Histoire de la sexualité. Il y a sur ce mode le début de l’introduction à L’usage des plaisirs ; il y a la précieuse notice du dictionnaire que je viens de citer. Il y a encore un texte de 1983 publié lui aussi dans le livre d’H. Dreyfus et P. Rabinow (in Dits et Ecrits,  t. IV, p. 383-411, notamment p. 393) ; et puis l’article cité, « Polémique, politique… » (Dits et Ecrits, t. IV, notamment p. 596-597). On en trouverait d’autres, au hasard des interviews et des propos de circonstances. Je ne cache pas que ces textes sont souvent difficiles d’accès, et surtout difficiles à accorder entre eux, malgré l’apparence (et la réalité) de leur visée commune, parce que, chaque fois, Foucault applique des concepts nouveaux à ses travaux anciens, mais jamais vraiment de la même façon.

    Puisque j’ai abordé la dernière partie de l’œuvre foucaldienne par la question de la subjectivité et de la subjectivation, je postule avant tout qu’il est possible de retrouver la question du sujet (sous cet angle critique, encore une fois) dans les livres antérieurs à la série sur l’Histoire de la sexualité. Vous vous souvenez que, dans la séance 12, j’avais montré que, si la fonction du pouvoir est centrale dans Surveiller et punir, elle est bien présente, quoique de façon plus discrète, dans l’Histoire de la folie. Eh bien, je vous propose de faire le même raisonnement avec le problème du sujet. Pour dire que, si la figure du sujet, comme figure historique, est analysée pour elle-même dans l’Histoire de la sexualité, elle apparaît aussi, pour d’autres raisons et avec d’autres enjeux théoriques, dans les travaux précédents. Voici en quoi.

    a) Lorsque Foucault suit la formation des pratiques discursives concernant les savoirs de l’homme, le sujet apparaît dans les processus d’objectivation scientifique : de la grammaire à la linguistique, c’est le sujet parlant ; de l’analyse des richesses à l’économie, c’est le sujet travaillant ; et de l’histoire naturelle à la biologie, c’est le sujet vivant.

    b) Lorsque Foucault s’occupe des « pratiques divisantes », le sujet apparaît dans les processus d’assujettissement des fous, des malades ou des délinquants : c’est donc l’individu individualisé par les stratégies de pouvoir (ou de « gouvernement »), c’est-à-dire les techniques et les dispositifs de discipline.

    c) Lorsque Foucault analyse les pratiques de soi, ce que nous venons de voir, le sujet se forme dans des processus de subjectivation, comme sujet d’une éthique : c’est l’individu qui rencontre des règles, qui retient des préceptes, qui exerce un contrôle sur lui-même, qui déchiffre son désir, réfléchit sa satisfaction ou son insatisfaction, etc.

    Trois accès, donc, à l’histoire du sujet. D’abord dans le lien des pratiques discursives avec les processus d’objectivation ; ensuite dans le rapport entre « pratiques divisantes » et processus d’assujettissement ; enfin dans la connexité des pratiques ou des techniques de soi avec les processus de subjectivation. (On peut se référer ici à l’article « Polémique, politique… », loc. cit., p. 596 et suiv. des Dits et Ecrits, t. IV). Les trois termes clefs de la méthode de Foucault à ce stade de sa réflexion, ce sont donc les termes : objectivation, assujettissement et subjectivation. Observez la possibilité de créer des dualités : subjectivation et objectivation d’une part (plan de l’archéologie), subjectivation et assujettissement d’autre part (plan de la généalogie). Cela nous donne également une sorte de combinatoire, dont les trois termes sont des fonctions théoriques mises en œuvre dans chaque livre, mais pas au même degré d’importance hiérarchique. Dans l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, voire Les mots et les choses, le point de vue dominant est celui de l’objectivation et secondairement ceux de l’assujettissement et de la subjectivation ; dans Surveiller et punir, le point de vue dominant est celui de l’assujettissement, et secondairement ceux de l’objectivation et de la subjectivation ; dans l’Histoire de la sexualité, le point de vue dominant est celui de la subjectivation et secondairement ceux de l’assujettissement et de l’objectivation. Telle est, je pense, la manière de lire Foucault in extenso, à laquelle nous invitent les textes d’auto-présentation que j’ai cités (je rappelle, pour les principaux : Dits et Ecrits, t. IV, p. 223, 393, 596, et 631 et suiv.). Aucun des points de vue, aucun des choix de méthode ne suppriment ce qui lui précède. Du moins c’est l’avis de Foucault : les commentateurs peuvent toujours en juger différemment. Je souligne plutôt la cohérence[2]. Je suis d’accord sur ce point avec J. Revel, dans Foucault, une pensée du discontinu (Paris, Mille et une nuits, 2010 - c’est une autre version de l’ouvrage déjà cité, Michel Foucault, expérience de la pensée), notamment le début de son chapitre VII sur la subjectivation.

     

    3) Expérience, jeux de vérité, problématisation.

    Ce qui précède appelle plusieurs précisions pour saisir dans toute leur extension les orientations méthodologiques de Foucault.

    a) D’abord, Foucault explique que les pratiques de subjectivation n’ont de réalité et d’efficacité, c’est-à-dire qu’elles ne sont productrices de subjectivité, que si elles sont créatrices pour les individus de possibilités d’expérience. Or en quoi peut consister une telle expérience ? La notion est définie avec précision au début de l’introduction à L’usage des plaisirs. L’expérience écrit Foucault, c’est « la corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité » (p. 10). Ceci suggère donc (je modifie un peu le texte) : un axe de formation discursive de savoirs (moment de l’objectivation, passible d’une archéologie), un axe de régulation pratique par des pouvoirs (moment de l’assujettissement, passible d’une généalogie - première manière), un axe de constitution du sujet dans des rapports à soi-même (moment de la subjectivation, passible d’une généalogie - seconde manière).

    b) Or Foucault ajoute que, dans le cadre d’une telle expérience, les sujets entrent dans un « jeu de vérité ». En quoi consiste le rapport ainsi évoqué entre expérience et vérité - sachant que Foucault insiste sur ce rapport dans de nombreux textes de cette période ? En fait, par « vérité », il ne faut pas entendre la vérité d’une connaissance objective, comme si on pouvait devenir sujet de telle ou telle activité en se mettant en surplomb de sa propre expérience, par une démarche strictement scientifique. Les choix éthiques ne relèvent ni de preuves ni de déductions logiques, factuelles. Il s’agit d’autre chose. Pour l’essentiel, sur ce registre éthique, les individus s’édifient comme des sujets dès lors que, dans le cours de leurs pratiques,  ils manipulent – et ils le font forcément - des arguments, des justifications, bref des discours qui structurent et emportent leurs convictions et leur donnent des motifs, donc des discours raisonnables en ce sens. Tels sont les jeux de vérité. Ce sont des « jeux » par lesquels les individus exercent une capacité de jugement, de diagnostic donc d’orientation, de transformation, de rectification de leurs conduites comme de leurs pensées auxquelles ils imposent la distinction, la division du vrai et du faux.

    Je précise que ce que j’énonce ainsi, en suivant Foucault, ne concerne que les jeux de vérité relatifs aux pratiques de soi, et non les autres cas auxquels on s’attend ici : celui des jeux de vérité par rapport aux pratiques discursives, et celui des jeux de vérité par rapport aux pratiques de pouvoir. Pour ce qui est des jeux de vérité en rapport avec les pratiques de soi, L’usage des plaisirs, p. 99 et suiv., prend l’exemple, dans la culture grecque, de la tempérance en matière de sexualité (Foucault cite Aristote, Xénophon, Platon, et d’autres auteurs). Foucault y explique qu’une prescription comme la tempérance est toujours accompagnée d’un exercice véridictionnel qui est un exercice du discours, du Logos, soit à titre structural (exemple : s’efforcer d’user de sa raison pour se libérer de la tyrannie des passions), soit à titre instrumental (exemple : faire preuve de réflexion pour juger des moments opportuns à la réalisation ou à l’inhibition d’un désir), soit encore à titre de connaissance de soi-même (cf. le thème platonicien bien connu).

     

    Remarque

    On pourrait encore raffiner le schéma, en posant que le savoir produit, acquis ou mobilisé dans une telle expérience éthique, peut lui-même se déplier selon les trois moments rappelés à l’instant, qui développent chacun les jeux de vérité spécifiques que je viens de pointer : c’est d’abord un savoir de soi, de son désir, de ses intentions, etc. (moment de la subjectivation, où sont déployés des modes de réflexion sur soi - confession, thérapie ou autre) ; c’est ensuite un savoir relatif à un code d’actes défendus à telle époque, permis à telle autre, autorisés sous telle forme, interdits sous telle autre forme dont on peut faire ou non un motif de sa conduite (moment de l’assujettissement) ; c’est enfin un savoir qu’on peut s’approprier ou faire évoluer en fonction de nécessités épistémiques, puisqu’à l’intérieur d’une culture, la « sexualité » s’expose dans des discours élaborés - comme la psychologie, la médecine ou d’autres disciplines  (moment de l’objectivation).

     

    Remarque.

    Plusieurs cours du Collège de France vont donner une grande extension, en contrepoint d’une histoire de la culture philosophique cette fois, aux pratiques du « dire vrai » (je pense aux deux dernier cours, de 1983 et 1984, sur Le gouvernement de soi et des autres, et notamment le dernier, de 1984, sur Le courage de la vérité, Paris, Gallimard-Seuil, 2009) ; il y a aussi un cours dispensé en Belgique en 1981 et très récemment publié, sur les fonctions de l’aveu dans l’histoire judiciaire (Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Chicago, Louvain, Presses  universitaires de Louvain, 2012).

     

    c) Une chose étonnante maintenant. C’est le fait que Foucault, pour désigner à peu près la même notion d’expérience, utilise une autre expression, celle de « problématisation » (ce terme s’est beaucoup diffusé depuis), et, surtout, il le fait dans les mêmes termes exactement. Je cite l’introduction à L’usage des plaisirs : p. 13, Foucault note que les jeux de vérité, les jeux du vrai et du faux, sont ceux « à travers lesquels l’être se constitue (…) comme pouvant et devant être pensé » ; et ensuite, p. 17, il parle des « problématisations à travers lesquelles l’être se donne comme pouvant et devant être pensé… ». Il ne faut donc pas être grand clerc pour comprendre que la formule « les jeux du vrai et du faux », et le mot « problématisation », désignent à peu près la même chose. Comment expliquer cette similitude ? Est-ce une hésitation ? C’est peu probable. Dans le texte «  Le souci de la vérité », un entretien de mai 1984 (je cite les Dits et Ecrits, t. IV toujours, pp. 668 et suiv.), Foucault résume et repense toute son œuvre (on sait qu’il est enclin à le faire dans cette période) en disant que cette notion de problématisation la contient toute entière ; et il explique alors : « problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) »[3].

    Etant donné qu’il serait paradoxal de soulever des difficultés là où, précisément, Foucault s’est efforcé de les aplanir, je considère que le concept de « problématisation », comme on vient de le constater, récupère la référence aux « jeux de vérité » tout en ayant l’avantage de suggérer, je dirai même d’imager à la fois la dimension archéologique et la dimension généalogique de la méthode d’analyse des phénomènes de la production culturelle. La dimension archéologique met en évidence un type d’objet (maladie, criminalité, sexualité), et les manières de l’objectiver : de le dire, de le penser, de le connaître. Et la dimension généalogique permet de suivre un type de sujet (le fou, le délinquant, l’« homme de désir »), dans les pratiques où il est amené à se subjectiver, parce que, ces pratiques, il doit et peut toujours les organiser, les réfléchir et les transformer, en réfléchissant et transformant avec elles sa propre  individualité.

    La notion de problématisation, si on constate son appui sur la notion des jeux de vérité, permet ainsi de faire une histoire des pratiques et des discours qui surmonte certaines difficultés ou certaines limitations rencontrées dans l’Histoire de la folie ou Les mots et les choses. Elle permet en effet, définitivement, et là réside sa grande importance, de ne jamais privilégier, dans la généalogie de ces pratiques et dans l’archéologie de ces discours, ni les idées ou les représentations (tendance des philosophes), ni les mentalités ou la psychologie collective (tendance des historiens - voir l’article « Polémique, politique… », Dits et Ecrits, t. IV, p. 597). Aborder la problématisation de l’homosexualité dans l’antiquité, de l’activité sexuelle aux IVe et Ve siècles dans la culture chrétienne, de la criminalité au XVIIe siècle, ou encore la problématisation de la vie, du travail et du langage par des pratiques discursives soumises à des contrôles scientifiques internes (je cite sur ce dernier point L’usage des plaisirs, p. 18), etc., ce n’est pas expliquer l’origine des questions qu’une société s’est posées, des décisions que des personnes ont prises, des comportements qu’on a adoptés, des savoirs qu’on a produits, par un ensemble d’idées ou par un courant de mentalité ou une sensibilité caractéristiques d’un esprit du temps. C’est d’abord saisir pourquoi et comment certaines manières de penser et certaines manières d’agir ont rompu avec des évidences, se sont retournées contre des habitudes, évidences et habitudes qui ont commencé à « faire problème » et ont ainsi, dans un nouvel horizon de vérité, fait surgir de nouveaux objets pour la pensée. Car « La pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème » (Dits et Ecrits, t. IV, idem, p. 597).

     

     

    IV Une théorie des pratiques.

    (à suivre – j’avais imaginé deux envois : il y en aura donc quatre)

     

     

     



    [1]Pour suivre la manière dont Foucault maintient, de façon récurrente, sa critique des mythes philosophiques ou littéraires du sujet constituant, voir, outre les textes cités, Dits et Ecrits, op. cit., t. IV, p. 48, 706 et surtout p. 718 où est repris le rejet de  la phénoménologie et de l’existentialisme, rejet dont on sait qu’il traverse toute l’œuvre de Foucault, depuis l’Histoire de la folie et Les mots et les choses. 

    [2]Ces remarques et en particulier la distinction entre subjectivation et assujettissement me permettent de refuser le commentaire de Luc Ferry et Alain Renaut, qui voient au contraire dans la subjectivation une autre forme de l’assujettissement. Voir La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, op. cit.  p. 181-182.

    [3]J’ai déjà donné cette citation, en partie, dans la séance 11,  en parlant du nominalisme de Foucault.


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