• 2014-9 Conseils de méthode (1)

    séance 9

     

    (suite du chapitre IV

    et du par. II)

     

     

     

    4) Normes et normativité dans le champ éducatif

     

    La question que je pose est simple, mais embarrassante peut-être. Si on saisit et si on décrit la substance, le message des idéaux qui inspirent les acteurs de l’éducation au cours de l’histoire, ce que j’ai un peu essayé de faire, que peut-on dire ensuite sur les pratiques d’éducation que ces même acteurs ont soit acceptées ou défendues soit refusées ou condamnées ? Vous vous doutez que je réponds en considérant une dimension normative des pratiques, en considérant donc que ces pratiques sont soumises à des partages c’est-à-dire aussi à des jugements de valeurs en rapport avec des idéaux. Il y a une « rationalité axiologique » des pratiques d’éducation et d’enseignement, à côté de leur rationalité instrumentale, la recherche d’efficacité, le calcul des moyens pour atteindre certaines fins. Il se peut du reste que ce ne soit là qu’une banalité. Tout le monde sait que l’univers éducatif est saturé d’idéaux et traversé de normes, et que l’enfance, les savoirs, la morale etc., sont en permanence jugés à l’aune de certains idéaux, et sont donc pris dans un univers de normes axiologiques, avec des choses à dire ou à faire, en opposition à des choses détestables, à ne pas dire et à  ne pas faire…

    En établissant ce constat, qui me permet d’approcher sous un certain angle les pratiques d’éducation et d’enseignement institutionnalisées (c’est le but que je poursuis, n’est-ce pas ?), je me dispense de toute ratiocination - j’ai failli écrire : de tout verbiage - sur les rapports de la « théorie » et de la « pratique ». Je ne m’intéresse pas à la façon dont les agents sont censés assimiler et « appliquer » des théories, des concepts, ou les inventer, en mettant en œuvre pour ce faire des compétences spécifiques, en utilisant aussi des savoirs acquis par enseignement ou imprégnation. Je me demande comment et pourquoi ces acteurs intègrent les idéaux que véhiculent les institutions au sein desquels ils agissent, et je présume que c’est  en maniant les langages, les codes, et en exécutant les procédures, bref, en gérant les normes qui sont l’âme des institutions et dont la formulation et la diffusion souvent confiées aux soins des corporations habilitées.

    Bien sûr la « traduction » d’un idéal par des normes n’est pas une réalisation et encore moins un accomplissement de cet idéal. Une norme axiologique s’autorise d’un idéal, elle en revendique les valeurs, elle en porte les signes en donnant une version du désirable (versus le détestable) que ces valeurs actualisent ; mais elle n’est qu’une des propositions parmi toutes celles qui pourraient opérer cette traduction. Prenons l’exemple des normes pédagogiques qui renvoient à un idéal d’activité (versus passivité) : il est évident que l’idéal en question n’a pas dicté un mode d’emploi, et rien, en lui, n’a dit comment la ou les normes vont être formulées pour l’actualiser : de nombreux cas différents sont toujours possibles. Ce point un peu énigmatique va s’éclairer plus loin.

    Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que le discours pédagogique est, dans son ensemble, un discours normatif, un discours ordinairement et banalement normatif. C’est le discours même des normes théoriques et pratiques de l’enseignement, qui est asservi au régime du « c’est normal » qui est aussi le signe du « c’est ainsi » ou du « il faut que cela soit ainsi ». Ceci explique que la littérature pédagogique, si monocorde et répétitive, se dispense la plupart du temps de tout effort de rationalité et prend plus volontiers un ton moralisateur qui confine à la prédication  - parfois difficilement supportable dans la bouche de fonctionnaires payés pour diffuser et faire respecter les normes. Le discours pédagogique a sans doute une saveur particulière parce qu’il synthétise les deux caractères principaux de l’énoncé normatif que sont d’une part la prescription d’autre part la conviction, l’une renforçant l’autre ; par quoi le « comment faire ? » se solde  par l’évidence d’un « il faut faire ! » (comme, du reste, les textes de jurisprudence dans le domaine du droit).

    On comprend que les auteurs de cette littérature pédagogique, les « pédagogues », usent et abusent de la majesté parfois un peu dérisoire de l’impératif. Grâce à cela, la prescription devient cette exhortation sans fin qui utilise aussi la forme illocutionnaire dont je parlais, celle du « on doit », du « il faut », et aussi du pronom neutre et du verbe au futur simple, très typique lui aussi  (« on réunira les enfants… », « on prendra la précaution de… », « il faudra veiller à …»).

     

    Deux autres constats sont indispensables pour comprendre la trajectoire des normes dans les milieux institutionnels à l’intérieur desquels les acteurs sociaux déploient leurs pratiques, en tant que ces pratiques « gèrent » des normes.

    Premier constat : le changement toujours possible des normes. Ce peut être d’abord un changement au cours du temps. On en a l’exemple avec la divergence qui sépare une norme qui, du XVIIe au XIXe siècle, exclut les fous en les enfermant dans l’asile, et une norme qui intègre les anormaux aux classes de perfectionnement (voir sur ce sujet Pierre Macherey, « Pour une histoire naturelle des normes », in Michel Foucault philosophe…, op. cit., pp. 203-222). Il faut donc compter avec le fait que la commande normative est sujette à ces évolutions, en fonction des divers paramètres qui la structurent, ne seraient-ce que les convictions qui circulent dans un milieu donné, convictions que les agents reproduisent par expérience dans les contextes pratiques.

    A cette possible évolution s’ajoute un phénomène de variations internes. Je prends cette fois l’exemple de la problématique du développement des facultés humaines, une idée engagée dans bon nombre de réflexions sur l’éducation dès le XVIIIe siècle. Cette problématique est étayée sur la dualité de l’activité et de la passivité (d’où vient la première occurrence des « méthodes actives »), et elle préconise d’associer le plus possible des activités physiques aux activités intellectuelles de l’élève. On est en présence d’un idéal d’harmonie de l’esprit et du corps. Et cet idéal se solde au XIXe siècle par des pratiques gymniques à connotation militaire très forte, avec des marches cadencées, des exercices en rythme, des vocalises scandées, etc., schémas en effet disponibles et évidents dans les contextes de l’époque, et qui s’opposent en outre à d’autres usages du corps, ceux en vigueur chez les congréganistes : l’immobilité, les postures de recueillement, les bras croisés sur la poitrine, etc. (on voit donc là un partage normatif typique). Or, un peu plus tard, le même idéal d’harmonie de l’esprit et du corps se traduit par d’autres propositions normatives, libérées des références anciennes, militaires, et où dominent cette fois les valeurs de la liberté, le souci de l’épanouissement personnel, le plaisir des sensations de soi-même, etc.

    Second constat. En aval de la prescription normative, les actions qui intègrent telles ou telles normes, qui suivent tel ou tel précepte normatif, peuvent se heurter à toutes sortes de difficultés et rencontrer toutes sortes d’obstacles qui font surgir des données parasites et obligent à certaines déviations. Obstacles liés aux environnements matériels, aux ressources intellectuelles des acteurs, aux évolutions sociales, etc. C’est pourquoi, en réponse, les acteurs imaginent des procédures, adoptent des comportements, créent des nuances et des variantes, et surtout infléchissent les fins et les moyens de leurs activités, parvenant alors à des solutions nécessairement incomplètes et à des résultats plus ou moins conformes à ce qui était prévu. Encore un exemple. Depuis la Troisième République, il est prescrit d’enseigner l’histoire de France en faisant examiner par les enfants des documents, en les emmenant visiter des monuments, en leur présentant des données d’histoire locale, etc. Or ces manières de faire sont très difficiles à adopter par les instituteurs, et c’est pourquoi les normes correspondantes, admises, sont répétées pendant des décennies ! Du point de vue de la réalisation comme de son évolution, la commande normative est donc prise dans une marge de fluctuation qui se crée dans la dynamique de l’action et dans un contexte culturel (y compris technique et matériel, je le répète) qui est le contraire d’une surface inerte. En conséquence, dans les pratiques, il n’y a de traduction des normes que relative et provisoire (même si cela dure), et ce, même dans les pratiques fortement instituées. Si les choses normales paraissent ne devoir être que ce qu’elles sont et existent sur le mode du « c’est ainsi » fataliste, elles sont cependant, en réalité,  toujours sujettes à des ruptures.

    Du constat de ces adaptations, on peut déduire que la relation des pratiques avec les énoncés normatifs qui les encadrent et les orientent, n’est pas une pure et simple intégration (même si j’employais le mot) et encore moins une application. Il faut plutôt parler d’un jeu avec les normes. Dans les pratiques, les acteurs sociaux prennent en charge les normes, mais pas aussi globalement qu’on pourrait le croire : ils ont toujours la possibilité faire des choix, sans rigidité, sans s’aveugler.

    Pour trouver les raisons de ces phénomènes, sans entrer plus avant dans une théorie générale des pratiques – question hors de ma portée -, sans doute faudrait-il attribuer le jeu auquel je fais allusion à la coexistence, toujours tendue, des deux éléments constitutifs de la norme que j’ai cités plus haut en passant, l’élément de prescription et l’élément de conviction (sous un régime discursif d’évidence). C’est d’ailleurs ce qu’explique Foucault en définissant les pratiques, ou la « rationalité » des pratiques, par un pôle de juridiction et un pôle de véridiction. Foucault parle de « rationalité » et non pas de « normativité » des pratiques, mais, selon moi, c’est le même phénomène qu’il vise, quand il pose que les pratiques conjoignent des choses à faire (une activité « calculée et raisonnée »), avec des choses à savoir (une codification de ce qui est admis comme vrai) : d’un côté des règles, qui peuvent être de simples recettes, des manières de faire, etc., et d’un autre côté des raisons et des propositions[1]. Foucault ajoute que, dans ce fonctionnement, le pôle dominant serait le second, celui du discours vrai, dans lequel les « programmations de conduites » se réfléchissent mais aussi s’ajustent, se transforment, etc. Cette hypothèse sépare Foucault de Kelsen – et explique sa préférence pour la notion de rationalité, qui valorise le pôle de la véridiction, plutôt que pour celle de « normativité », très proche, mais qui valoriserait le pôle de la juridiction. L’important, pour Foucault,  ce serait le rapport entre ce qu’on fait et une production de vérité à propos de ce qu’on fait. Car c’est dans ce rapport que s’engendrent des  « effets de réel », dit Foucault[2] - toujours changeants.

    Je note au passage que  cette approche des pratiques et de la manière dont les sujets s’y engagent (ne pas se centrer sur le « faire » et sur les diverses conditions du faire ou de l’« agir »), n’est pas très compatible avec ce qu’envisagent aujourd’hui les théorisations dites « pragmatiques » de l’action et les modèles d’analyse hérités du cognitivisme (je pense aux théories de l’« action située » notamment). Ce sont peut-être des réflexions qui ne prennent pas assez en compte la normativité des actions[3], c’est-à-dire les contraintes des normes et de l’adaptation aux normes. Mais c’est un autre débat…

     

     

    III QUELQUES CONSEILS DE METHODE.

     

    J’ai assez défini ces deux éléments fondamentaux : les idéaux, en regard desquels sont formulés des motifs pour la volonté des acteurs ; et les normes (axiologiques), avec leur double dimension de prescription et de conviction. Je voudrais maintenant, pour finir sur ce sujet, formuler quelques conseils utiles à l’analyse des discours ordinaires de justification des idéaux et des normes, discours abondants, répétitifs, qui se diffusent et s’échangent dans les institutions et les groupes professionnels, qui donnent lieu à toute une littérature de commentaires, de récits, de descriptions, de théories, etc.

    Attention. Les remarques qui suivent n’ont de sens que si l’on admet que, dans ce genre de discours, les idéaux et les normes, d’une part sont toujours plus ou moins évoqués en fonction de désaccords, de conflits, de critiques (la « querelle des dieux »), donc sur un fond d’approbation et de désapprobation, de défense et d’attaques possibles  ; et que, d’autre part, ils ne font pas l’objet de définitions claires, explicites, comme en font les concepts théoriques qui, dans les ouvrages scientifiques, sont exposés rigoureusement, déductivement, dans des argumentaires construits à cette fin.

    Pour ces deux raisons, on ne peut saisir la substance des idéaux et comprendre la visée exacte des injonctions normatives que par inférence, au moyen de recoupements entre des points de vue proches, de comparaisons entre des points de vue opposés, avec des analogies, etc.). Et pour ce faire, on est contraint de faire subir un traitement spécial aux textes dont on dispose, qui sont toujours peu ou prou des textes de justification, non scientifiques. Voilà à quoi pourraient servir les propositions ci-dessous.

    Que faut-il entende par de telles inférences ? Voici un exemple. Tout à l’heure je parlais d’un « idéal d’harmonie de l’esprit et du corps », qui se traduit, disais-je,  par la norme qui enjoint d’associer les exercices intellectuels à des exercices physiques. Eh bien cette formule que je n’ai lue nulle part, semble tout à fait appropriée pour exprimer l’idée, ou l’idéal, qui parcourt tous les textes que, sur ce sujet, j’ai pu ranger dans une même catégorie. J’ai donc inférée cette formule à partir des textes et de leur message commun (inférer n’est pas exactement déduire).

     

    1. L’élargissement du champ documentaire sur lequel travailler est donc une première nécessité. Ne pas limiter la recherche de sources à une seule provenance, par exemple, ce qui serait tentant, les contextes politiques et les actes gouvernementaux, avec des textes de lois, des projets de réformes, des discussions sur ces projets, etc. La saisie de messages axiologiques et normatifs dans divers contextes, discursifs ou non discursifs, donc sans négliger les différents points de vue ni les divers registres de l’univers mental des sujets, est indispensable. Une précision importante : ces sujets sont identifiés dans des groupes précis, dont il faut définir les contours. Un exemple qui m’importe : les instituteurs à telle époque, à tel moment de la formation du corps des fonctionnaires de l’instruction primaire, dans tel rapport avec leurs supérieurs, avec les familles... On cherche ainsi le plus possible  de données sur la manière dont les sujets s’approprient ou diffusent  les idéaux et les normes, dont ils formulent  leurs convictions, dont ils prononcent leurs jugements positifs ou négatifs, pour approuver ou désapprouver, pour prononcer ou répondre à des critiques, etc. On peut s’adresser par exemple :

    - aux textes issus de la sphère étatique, gouvernementale et administrative,  tant au niveau central que local (exemples : publications officielles, travaux et rapports des divers ordres d’inspection, conclusions et propositions des instances délibératives ou consultatives, les comités de ceci ou  de cela…) ;

    - aux textes qui accompagnent les pratiques telles qu’elles sont effectuées (et parfois réglementées) par les acteurs, des groupes d’acteurs encore une fois, « sur le terrain », dans des institutions définies, comme des établissements de tous ordres ; mais aussi telles qu’elles sont décrites dans des réseaux divers, des associations militantes, ou même dans des situations plus solitaires, comme dans les récits biographiques, etc. (le matériau biographique a suscité de très nombreuses analyses méthodologiques) ;

    - aux textes produits à des fins de connaissance ou de mise au point technique par des spécialistes, la plupart du temps dans des institutions, comme les associations autonomes, les écoles normales, l’Université (en philosophie, psychologie, pédagogie - comme genre de discours, etc.).

    - aux textes produits dans les sphères privées ou autres, qui conservent ainsi certaines mémoires, certaines habitudes et coutumes relatives à l’éducation (voir les souvenirs d’anciens élèves…).

    Je ne donne ici qu’un aperçu. La liste n’est pas exhaustive. D’autant qu’un des grands plaisirs du chercheur est la découverte de sources imprévues.

    Evidemment, certaines sources spéciales, comme la presse ordinaire ou professionnelle (revues, périodiques, bulletins, etc.), peuvent se trouver sur les différents registres que je viens de citer. C’est aussi le cas des récits de vie ou des récits de pratiques, qui ont plusieurs raisons d’être…

     

    Remarques sur le matériau biographique.

    Il est  logique  qu’un travail qui ne porte pas sur des textes scientifiques, et pas forcément, en plus,  sur des œuvres ou des doctrines achevées, s’adresse à des acteurs anonymes et à leurs éventuelles traces biographiques. De ce genre de recherche, on a un modèle avec la fameuse enquête effectuée par Jacques Ozouf auprès des instituteurs de la Belle époque, publiée la première fois dans Nous les maîtres d’école (Paris, Gallimard-Julliard, 1967). L’intérêt des histoires de vie, c’est qu’elles contiennent  en effet des informations inédites sur l’expérience des acteurs, c’est-à-dire aussi sur la pensée et les valeurs produites et productrices de cette expérience même. Elles permettent par conséquent d’appréhender ces phénomènes de culture dans leurs dimensions non quantifiables. Je n’oublie pas, la possibilité qu’elles offrent de dessiner la prosopographie des individus et des groupes, en incluant les réseaux de relations entre les acteurs.

    Le regain d’intérêt accordé depuis 20 ou 30 ans aux « histoires de vie » a engendré une littérature très abondante, mais qui  renoue avec des courants classiques dont le principal est l’école de Chicago, qui date des ­années 1920 (on peut consulter sur ce courant la bonne introduction d’Yves Grafmeyer et Isaac. Joseph, L'Ecole de Chicago, Paris, ­Aubier, 1984). Dans une perspective en somme plus ethnographique, ce courant avait érigé la dite technique en outil d’investigations portant sur des groupes sociaux jusqu’alors inaccessibles à l’observation, comme les gangs, les immigrés, etc. Ceci avait abouti à des monographies très convaincantes, dont quelques-unes demeurent aujourd’hui des références majeures, à l’instar du Paysan polonais en Europe et en Amérique, publié en 1918 par W. Thomas et Fl. Znaniecki. Plus tard, c’est une approche très comparable qui est à l’origine du livre sensationnel d’Oscar Lewis, Les enfants de Sanchez, paru aux USA en­ 1961 et traduit en France en 1963.

    En France, les histoires de vie apparaissent dans la recherche sociologique d’une manière significative quoique discrète dès les années 1960. C’est Daniel Bertaux qui­ s’en est fait ­le thuriféraire, dans le but de réinvestir le point de vue de l’individu et les dimensions de la personnalité, c’est-à-dire pour éviter de les dissoudre dans les « déterminismes » sociaux, familiaux, etc. Une perspective qui se réfère au marxisme assez orthodoxe de Lucien Sève (Marxisme et théorie de la ­personnalité, Paris, Editions sociales, 1969), et qui s’élève en même temps contre l’anti-humanisme théorique d’Althusser, lequel ne laisse bien évidemment aucune place à une réflexion sur la personne. C’est là un débat philosophique typique des années 1960. Sur ces bases, D. Bertaux a mené une enquête originale sur les artisans boulangers[4], et il a défini à ce moment les principaux réquisits de l’approche biographique en sociologie. En réalité, si la pertinence de la méthode reste débattue pour ne pas dire contestée, c’est à cause d’un doute fondamental et sempiternel ménagé par les sciences sociales postérieures à Durkheim, ou issues de lui, sur la valeur heuristique d’une telle prise en compte de l’individu. On sait que la sociologie française ­s’érige en grande partie contre  cette orientation, c’est-à-dire qu’elle refuse toute ­confusion et même toute transaction entre le champ du collectif et celui de l’individuel, c’est-à-dire le champ du sociologique et celui du psychologique. On trouvera certes, à l’heure actuelle, quelques tentatives intéressantes pour imaginer des points de tangence. Je pense à la tentative de Bernard Lahire, dont les hypothèses de travail sont exposées dans un ouvrage de synthèse, L’homme pluriel (Paris, Nathan, 1998). Cela dit, la tradition épistémologique dominante (durkheimienne, et que Bourdieu a reprise et continuée), n’accorde de validité scientifique à la catégorie d’individu que si celui-ci est conçu comme porteur du social, un social incorporé - ce que vise Bourdieu, précisément, par la théorie de l’habitus comme complexion de schémas de pensée et d’action intériorisés par  les individus mais disponibles dans la culture collective. Il n’y aurait donc pour la science d’autre réalité que sociale, laquelle réalité se présenterait sous une forme, soit extérieure et collective, soit intérieure et individuelle : intérieure au sens d’intériorisée[5].

    Cependant, l’intérêt du matériau biographique - sur lequel a insisté D. Bertaux[6], c’est aussi qu’il renferme parfois des « récits de pratiques », c’est-à-dire l’ensemble des savoirs, idées, notions, intuitions, etc., grâce auxquelles les agents traitent les situations ordinaires ou extraordinaires, mais qui sont souvent oubliés du fait de leur caractère banal et routinier. Ce peuvent être simplement ce qui a trait à l’organisation des classes, avec des groupes, des « divisions », des moniteurs, des places marquées…. A ce niveau, les pratiques doivent intégrer divers types de contraintes (le nombre moyen des élèves, la configuration des locaux, l’environnement matériel, les instruments comme les tableaux ou les ardoises, les supports comme les livres, les affiches manuscrites ou imprimées), et il leur faut aussi s’adapter à des normes culturelles plus ou moins impératives, plus ou moins répandues à une époque ou dans un milieu donné. Je pense aussi à l’étrange manière qu’avait Pestalozzi, à en croire certains des visiteurs de son école, à Yverdon, au début du XIXe siècle, de faire scander et crier en chœur les notions de ses leçons.

    Vous voyez tout l’intérêt de ces sources biographiques pour approcher les pratiques dans leur confrontation avec les normes qui les investissent ou tentent de le faire. C’est là, du reste, qu’on observe à quel point les pratiques ne sont ni des démarches conformes à des programmes, ni l’assimilation et l’exécution d’un règlement, ou pire, l’application d’une théorie, refus ô combien insistant dans les ouvrages que Bourdieu a consacré à cette question des pratiques (Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972 ; Le sens pratique, 1980 ; et Raisons pratiques, 1994). Ce sont plutôt des processus conçus et commandés par des agents, des mouvements volontaires et intelligents qui mobilisent un savoir spécifique, mais informel et implicite, un savoir insu pourrait-on dire dans une formule aux allures d’oxymore (formule que j’emprunte à Anne-Marie Chartier, voir notre article en introduction de Recherche et Formation, n° 27, qui contient aussi sur ces questions un article de Bernard Lahire, « Logiques pratiques. Le ‘faire’ et le ‘dire sur le faire’ »). Ce savoir se spécifie dans des schémas de pensée acquis par imprégnation, non thématisés par une réflexion, non formulés sur le mode du discours savant ou du récit cohérent (formes décontextualisées). Un tel savoir, faiblement argumenté et encore moins justifié, a toujours un statut d’évidence, l’évidence de la banalité disais-je, car il est maîtrisé dans une sorte de connivence avec l’action et l’environnement dans lequel cette action est accomplie. C’est bien un savoir des normes en ce sens. 

     

    Je reviens maintenant à mon propos initial.

    Dans ce que je propose, il s’agit donc, en provoquant et en assumant la dispersion des sources, de constituer le matériau de travail sur la base d’une archive qui conserve tous les produits de la pensée et de l’action (j’insiste sur les deux versants) des acteurs sociaux. Le souci primordial doit être ici de saisir d’un seul bloc la pensée et l’action des individus et des groupes sur lesquels  porte l’enquête. Les recueils obtenus seront par conséquent très différents de ceux qu’on obtiendrait s’il s’agissait de textes d’auteurs reconnus, validés par une tradition quelconque qui tend toujours à se représenter comme unifiée, cohérente, même quand les œuvres qu’elle inclut sont diverses. Dans le genre de corpus que je définis, on peut bien faire figurer de tels auteurs, mais alors, sans leur accorder le privilège de dire plus, et plus vrai, que les autres documents, parmi lesquels ils ne représentent que des variations possibles.

    Dans le même ordre d’idées, puisqu’on cherche à donner la plus grande extension à la série des messages prélevés dans ces sources, il faut, comme je viens de le dire  à propos des textes biographiques, embrasser toute la sphère d’existence des acteurs étudiés et, du coup,  envisager toutes les situations et toutes les relations qui ont pu s’établir dans cette sphère (je redis qu’on n’a pas d’autre solution dès lors que les messages axiologiques et normatifs ne peuvent être saisis que par inférence, donc reconstitués par hypothèse, si vous préférez). Il est donc également requis en première approche de prendre en compte les contextes de production des discours que l’on traite. Précaution courante dans l’analyse des discours. La géographie des sources que je dessinais plus haut, très sommaire et non exhaustive encore une fois, est d’autant mieux exploitable que l’on est en mesure de décrire les situations dans lesquelles les textes prélevés sont produits. S’ils sont produits dans des situations de communication directe, et c’est souvent pour ne pas dire toujours le cas, cela signifie que certains destinateurs cherchent à produire des effets sur des destinataires (ils cherchent à les obliger, à les convaincre, les informer, les rassurer, etc.), si bien qu’on peut se demander comment ils s’y prennent pour atteindre ces buts. Ce peut être en proférant des injonctions ou des recommandations (comme dans les programmes officiels destinés à des fonctionnaires), ou bien des consignes pour des subordonnés ; de même que, dans le sens inverse, de tels fonctionnaires peuvent faire « remonter » des rapports ou autres à leurs supérieurs pour que ceux-ci fassent évoluer leur réflexion ou modifient leurs décisions). Ce peut être aussi en élaborant et diffusant des argumentaires en situation de polémiques avec des concurrents, ou en situation de « propagande » à l’égard de partisans ou d’un public ou d’une clientèle à mobiliser (comme au XIXe siècle tel chef d’institution qui s’adresse aux pères de familles pour vanter les mérites de son institution).

     

    (à suivre)



    [1]Foucault, Dits et Ecrits, t. IV, op. cit.,  art. « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 576 ; cf art. «Table ronde du 20 mai 1978 », p. 22, 27 ; et art. « Foucault », p. 635, d’après lequel il s’agissait au départ de ce travail d’ étudier « l’ensemble des manières de faire plus ou moins réglées, plus ou moins réfléchies, plus ou mois finalisées à travers lesquelles se dessine à la fois ce qui était constitué comme réel pour ceux qui cherchaient à le penser (…) et la manière dont ceux-ci se constituent comme sujets capable de connaître (…) et de modifier le réel ».

    [2]Foucault, Dits et Ecrits, op. cit., p. 29,

    [3]Un article intéressant de Louis Quéré, « Singularité et intelligibilité de l’action », in L’analyse de la singularité de l’action, Paris, PUF, 2000.

    [4]Parmi d'autres références importantes, F. Ferraroti, Histoire et histoires de vies. La méthode ­biographique dans les sciences sociales, Paris, 1983. Vincent de ­Gaulejac, La névrose de classe, Paris, 1987. Sur le plan méthodologique ou épistémologique le texte principal est donc le rapport de D. Bertaux au CORDES, de 1976­ (ronéoté) Histoires de vie ou récits de pratique ? Méthodologie ­de l'approche biographique en sociologie  ; un numéro des Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXIX, ­juil-déc. 1980, avec un autre texte de Bertaux, de Ferraroti, et­ d’autres. Plus récemment, on peut consulter une synthèse à destination des étudiants, D. Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997, etc… Je ne peux entrer dans l’immensité croissante du nombre des textes existants depuis 10 ans, sachant qu’il existe même une association internationale de chercheurs spécialisés dans ce domaine.

    [5]Cf. Vincent de Gaulejac, « Irréductible social-Irréductible psychique », in Bulletin de psychologie, vol. XXXVI, ­n°36O, p. 546. Ce ­sont des principes théoriques qui valent aussi contre les­ sociologies de l’action (Touraine) et des acteurs (Crozier).

    [6]Comme dit D. Bertaux, « le récit de vie peut constituer un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques », D. Bertaux, Les récits de vie, op. cit., p. 17.


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