• 2015-11 Pratique de la leçon

    Séance 11

     

    CHAPITE III

     

    La LEçON ORALE  en PRATIQUE

     

     

     

     

    J’ai indiqué (séance 8), lorsque je parlais de l’histoire – mais c’est aussi le cas des sciences -, que la pratique effective de la leçon orale assume toujours trois phases précises, essentielles, qui sont toutes les trois très observées, évaluées, pour ne pas dire surveillées par les inspecteurs, et qui sont : 1. la phase de la préparation, 2. la phase de l’exposé avec questionnement des élèves, et enfin 3. la phase des exercices, écrits et oraux, destinés à fixer dans l’esprit des élèves les connaissances et les notions préalablement exposées et expliquées. Un instituteur de Méry-sur-Oise a parfaitement énoncé la norme de cette pratique, en écrivant, en 1890 :

     

    «  Une sérieuse préparation de toutes les leçons, des interrogations fréquentes et générales, l’usage du tableau noir et des révisions périodiques constituent  le fonds de l’enseignement. » (cité par R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 238.)

     

    Je vais donc maintenant décrire ces trois phases successivement. Il est hors de doute que je vais ainsi retrouver certaines des données exposées dans les précédentes séances à propos des leçons d’histoire et de sciences ; mais ce sera maintenant pour porter mon analyse de l’évolution pédagogique à un niveau plus global.

     

    Remarque.

    Quelles sont les sources disponibles pour mener à bien cette enquête ? J’en ai indiqué quelques-unes, en passant ; je voudrais être un peu plus précis avant de poursuivre. Il y a, en gros, trois types de documents facilement accessibles et contenant des données probantes, nombreuses, donc suffisantes, sur les pratiques de classe ordinaires. En premier lieu, les récits d’instituteurs produits dans diverses situations, les uns relevant d’un projet autobiographique propre des auteurs, d’autres étant sollicités pour enquête ou autre (voir les ouvrages de J. Ozouf et de J. et M. Ozouf ; voir les mémoires de 1861, que j’ai étudiés dans mon livre Instituteurs avant la République). En second lieu, toujours conservés aux archives départementales ou nationales, ou bien dans un musée départemental comme celui de Saint-Ouen l’Aumône, les textes ou traces de processus administratifs. Je pense aux textes officiels émanés des sphères gouvernementales et des hautes autorités, et relatifs aux institutions et à leurs programmes d’enseignement (comme ceux qui concernent les écoles normales) ; tels sont aussi les rapports d’inspection, rédigés par des inspecteurs généraux ou départementaux, les procès-verbaux de conférences pédagogiques, les comptes-rendus d’événements ou de réunions professionnels (exemple : des situations de formation ou de préparation d’examen). En troisième lieu, sans doute moins concrets et plus généraux, mais contenant des indices intéressants, les interventions et discussions recueillies dans les ouvrages ou revues spécialisées sur les diverses questions soulevées par les incitations officielles et leur réception par les acteurs « de terrain » (matières d’enseignement, finalités de l’instruction, tâches du maître, tâches des élèves, discipline, etc., etc.) : j’ai signalé en ce sens mon intérêt pour la Revue pédagogique des années 1880 et 1890 – une revue très importante dont j’ai déjà eu l’occasion de regretter que les spécialistes lui accordent peu d’intérêt, surtout comparativement aux deux éditions du Dictionnaire de pédagogie dirigé par F. Buisson (que je ne néglige certes pas ici). Quoi qu’il en soit, ces sources ont l’avantage de nous donner un point de vue décentré, disons : davantage national.

    En donnant ces indications, je crains de faire sourire les érudits, car je suis évidemment très loin d’être exhaustif ; je souhaite simplement vous renvoyer au minimum exigible, et dont tout le monde peut affronter facilement l’épreuve. Ce minimum est toutefois extensible, et, pour les besoins de telle ou telle enquête, on peut toujours repousser ne seraient-ce que les limites géographiques. Pour ma part, je n’ai pas éprouvé le besoin de le faire, et, je me suis contenté, satisfait oserai-je dire, je l’ai avoué antérieurement, du département de ma résidence, l’ancienne Seine-et-Oise, où l’on a la chance de disposer du travail de défrichage très complet de R. Crozet. Pour ce qui tient au problème qui m’occupe, puisque je me suis efforcé d’intégrer un point de vue  plus « national », je fais le pari, très raisonnable il me semble, qu’une exploration d’autres dépôts d’archives, dans d’autres départements, ne me déjugerait pas sur l’essentiel. J’en ai la confirmation avec les travaux de J. Gavoille sur le département du Doubs (cités dans la séance précédente). Cela dit, je ne peux qu’encourager les bonnes volontés à entrer dans la masse de documents disponibles, qui doit recéler bien des précisions utiles et des possibilités de trouvailles. Le Musée national de Rouen a versé aux Archives nationales (à Pierrefitte désormais), une série de monographies sur des établissements scolaires, surtout secondaires je le suppute, et, à ma connaissance, cette série est encore vierge de toute investigation : c’est la série 71 AJ 22 et suiv… avec 71 AJ 38 et suiv… pour la Troisième république. Avis aux amateurs (et faites-moi signe si vous avez des velléités) !

    Aucun de ces documents ne peut être pris sans un examen critique qui puisse en mesurer la portée et qui permette, comme il se doit, de relativiser les informations qu’il contient. Rien ne parle directement, dans la plus parfaite transparence. C’est la raison pour laquelle j’insiste tant (et je n’ai pas fini de le faire) sur les décalages existants entre ce qui se fait dans les classes et ce que nous en disent les textes, même les plus proches des écoles et des instituteurs. Ce décalage est en soi un objet historique et pas seulement une gêne à évacuer. C’est la différence, contextuelle, entre les usages normaux, c’est-à-dire moyens (je parle de « normes d’usage »), et les normes théoriques, c’est-à-dire les idéaux et les principes énoncés par les textes dans le discours pédagogique, et appuyés soit  sur une analyse savante, soit  sur une description concrète mais bien choisie, comme la leçon modèle racontée par Lavisse, ou toutes ces leçons d’excellence effectuées par des instituteurs à la pointe de leur corporation, et valorisés par les inspecteurs.

     

    I) PREPARER UNE LEçON

     

    Je retourne aux faits que je voudrais isoler et analyser. Avant tout, il ne faut pas oublier que la préparation d’une leçon, si elle est requise par le déroulement même de la leçon nouvelle manière, est cependant, comme acte nouveau, une tâche  supplémentaire – et lourde - du métier d’instituteur (ce que je dis là est l’un des éléments de contexte à prendre en compte). Cette exigence était manifestée dans le travail de ce professeur qui, au Musée pédagogique, entraînait ses auditeurs à l’examen du professorat des écoles normales. L’ancienne manière d’enseigner, disons, pour simplifier, par lecture chorale, ne supposait aucune tâche de cette sorte. En revanche, dès que la norme de la leçon orale a commencé d’être diffusée, sa présentation a été associée à l’exigence de la préparation. C’est ainsi qu’un guide pédagogique pour les maîtres publié sous le second Empire et longtemps réédité par la suite, celui d’Eugène rendu (Manuel de l’enseignement primaire. Pédagogie théorique et pratique) affirme «… pour parler, il faut se préparer » (p. 131, édition de 1881, remaniée par  l’Inspecteur  de l’instruction primaire A. Trouillet).

    A quoi sert de préparer une leçon orale ? A prévoir les notions abordées et la façon de les aborder, autrement dit à établir un plan détaillé, déterminer la teneur et la durée des différents moments, construire les enchaînements, choisir le vocabulaire, tout en rattachant la leçon aux leçons précédentes. On parle aujourd’hui dans le même sens de « séquences » à élaborer. Ce faisant, on sait à l’avance ce qu’il sera utile d’inscrire au tableau noir, ce qu’il faudra mettre sous les yeux des élèves tout au long de l’exposé, et quels seront en fin de parcours les exercices destinés à conclure la leçon donc aussi les devoirs éventuels à effectuer en dehors de l’école.

    La démarche ainsi résumée est prônée par les inspecteurs, et, je l’ai dit, très précisément examinée par eux (de même que la correction des devoirs) lors de leurs visites. En pratique, les préparations, plus ou moins détaillées, sont notées par les maîtres sur des carnets ou même sur des fiches. Il se peut en plus que le directeur d’une école ait lui aussi visé les préparations de ses adjoints. Les instituteurs des années 1890 sont également tenus de montrer le « journal de classe » dans lequel ils ont théoriquement restitué après coup leurs leçons quotidiennes (c’est une nouvelle acception du terme « journal de classe », qui a d’abord désigné des modèles d’emplois du temps). Il y a de nombreux exemples de ces mises en œuvre dans la monographie de R. Crozet sur la Seine-et-Oise vers 1900. Un instituteur de Vaucresson, Octave Sassier, précise que

     

    « La classe est préparée chaque jour avec soin sur un carnet spécial. Le plan des leçons est indiqué et les devoirs qui suivent (exercices de français, d’arithmétique, d’écriture) résument ces leçons et en sont l’application constante » (cité par R. Crozet, Les instituteurs de Seine-et-Oise…, op. cit., p. 232).

     

    Dans ce département de Seine-et-Oise, un règlement pour les écoles primaires et les écoles maternelles, concocté par l’Inspecteur d’Académie, par les inspecteurs primaires et le directeur de l’Ecole normale de Versailles, fut édicté en juillet 1894, en lien avec les instructions officielles de 1884. Ce document, avalisé par le Conseil départemental de l’Enseignement primaire, est gros de 130 pages (c’est en fait un code théorique et pratique complet, et, surtout, un texte dont l’application devenait quasi obligatoire), et il contient un programme détaillé, mois par mois, pour chaque niveau de la scolarité, et pour chaque matière enseignée, avec, en plus, ces fameux modèles d’emploi du temps qui devaient épargner tant de calculs donc grandement simplifier la tâche des instituteurs. Dans la préface, l’Inspecteur d’Académie affirme compter sur l’esprit d’initiative des maîtres et des maîtresses et il se dit persuadé qu’

     

    « Ils suivront une méthode vraiment agissante, c’est-à-dire une méthode qui s’appuie, pour agir avec succès, sur une sérieuse préparation de toutes les leçons [je souligne] sur un choix toujours éclairé de divers exercices, qui soit capable d’éliminer tout ce qui n’est pas essentiel et d’adapter à l’auditoire la leçon ou le devoir qui lui convient, qui a recours à des interrogations  fréquentes et générales, à l’usage presque continu du tableau noir, enfin à des révisions périodiques faites non au hasard mais d’après un ensemble harmonique de connaissances acquises… » (cité par R. Crozet, op. cit., p. 223).

     

    Ce texte synthétise complètement les injonctions des autorités dans le contexte de ces incitations à la leçon orale : d’abord préparer la leçon, et donc prévoir les exercices - c’est le premier problème dont je m’occupe en ce moment ; mais aussi, à la suite : interroger les élèves (au sens de questionner en vue de l’adaptation de l’exposé aux connaissances spontanées des enfants, ceci pour ne pas confondre avec une performance à évaluer), utiliser le tableau, revoir les connaissances acquises. Nous sommes bien chez nous, je veux dire, dans notre modernité pédagogique.

    Le fait que ces préconisations soient indéfiniment répétées nous démontre la fermeté de la norme ainsi promue ; mais, évidement, cela peut aussi nous indiquer la difficulté qu’éprouvent les instituteurs à intégrer la démarche (dont j’ai dit qu’elle modifie et alourdit sensiblement la « professionnalité » ancienne). A nouveau, il faut penser aux décalages entre la norme officielle et les normes d’usage, les pratiques. C’est ce que l’on peut comprendre en lisant le procès verbal d’une conférence pédagogique tenue en 1900 dans la première circonscription de Versailles. Très certainement, c’est l’inspecteur qui intervient, et comme il intervient longuement, avec force détails, on peut présumer qu’il s’efforce de convaincre des administrés sceptiques, ceux parmi les maîtres qui se débarrassent de leur obligation en griffonnant à la hâte sur une feuille le minimum de renseignements relatifs à ce qu’ils font dans leur classe :

     

    « Préparer sa classe,  ce n’est pas inscrire sur un carnet le titre des leçons et des devoirs de chaque jour. Ce n’est pas faire une compilation hâtive de matériaux pris à l’aventure dans des livres ou des journaux scolaires. / La préparation doit porter l’empreinte personnelle du maître. Elle résulte donc : / 1° d’une préparation constante et générale ; / 2° d’une préparation immédiate et particulière ; / 3° d’une préparation matérielle. / La préparation constante se fait (…) par l’étude régulière des ouvrages et journaux pédagogiques (…) / La préparation immédiate nécessite tout d’abord quelques instants de recueillement, de réflexions, pendant lesquels le maître se souvient, prévoit et choisit. / Puis sur un carnet spécial, il inscrit le plan des leçons, les points sur lesquels il aura à insister, les observations, jugements, rapprochements qu’il devra provoquer, enfin les devoirs et exercices d’application. (…)  / La préparation matérielle consiste à réunir à l’avance les livres, cartes, images, objets destinés aux expériences et démonstrations à préparer sur le tableau noir les textes ou croquis, etc. » (Bulletin départemental  de l’Enseignement primaire de Seine-et-Oise, n° 3, 1901, reproduit par R. Crozet, Les instituteurs…, op. cit., p. 580.

     

    J’ajoute à la lecture de cet extrait le constat que la tâche de préparation y est clairement inscrite dans la perspective de la leçon orale, et, de façon remarquable pour nous, il s’agit d’une leçon orale tout aussi clairement attachée à un projet intellectuel où sont proposées aux élèves « expériences et démonstrations » (souvenez-vous de mes remarques sur le versant expérimental et donc explicatif des exposés de connaissances qui sont présentées comme des connaissances rationnelles).

     

    Je reviens maintenant sur un élément important mais que j’ai laissé de côté jusqu’à présent. A plusieurs reprises on a vu apparaître, déjà ci-dessus, mais aussi sous la plume d’un instituteur de Méry-sur-Oise que j’ai cité pour introduire mon propos d’aujourd’hui, ou bien encore dans le règlement académique de la Seine-et-Oise, on a vu apparaître, disais-je, l’exigence pour le maître de faire usage du tableau noir, et d’en faire usage de manière « presque continue »… Ceci se comprend aisément car, dans la perspective de la leçon orale, le tableau est l’indispensable support matériel où s’inscrivent les résumés, les énoncés des problèmes, les maximes de morale, les modèles d’écriture (à commencer par la date du jour à recopier sur les cahiers), etc. Vers lui, grâce à l’alignement des tables et des bancs, convergent tous les regards. C’est dire qu’il marque la solidarité de la leçon moderne avec le mode d’enseignement dit « simultané », dans lequel, par définition, tous les élèves écoutent et regardent la même chose, avant d’effectuer en même temps les mêmes exercices. Le tableau mobilise l’attention nécessaire.

    Le tableau, en effet, vulgarisé par les promoteurs de l’enseignement simultané, les frères des écoles chrétiennes (on le voit très souvent dans les gravures du XIXe siècle qui représentent des écoles congréganistes), s’est vite imposé comme une base de la pédagogie moderne, orale au sens qui nous intéresse ici. On l’a donc décrété obligatoire par de nombreux textes officiels. Dès la seconde République, un règlement pédagogique du 17 août 1851 prévoit dans son article 10 : « Il y aura dans l’école au moins un tableau noir destiné à des exercices d’écriture, d’orthographe, de calcul et de dessin linéaire… ». L’injonction est reprise en 1865 pour la réforme des écoles de la Seine mis en place par O. Gréard ; et on la retrouve dans le décret du 29 janvier 1890, un règlement d’administration publique « sur le matériel obligatoire d’enseignement, les livres et les registres scolaires dans les écoles publiques », où le tableau noir est mentionné dans l’article 1er, en tête donc, avant l’armoire-bibliothèque, le tableau du système métrique, la carte murale de France et… l’étoffe nécessaire à la couture dans les écoles de filles (article «  « Matériel d’enseignement », Nouveau dictionnaire… de F. Buisson,  1913, p. 1246-1248).

     

    Pour saisir tous les ressorts de la préparation de la leçon, je retourne au département de Seine-et-Oise. Le procès verbal d’une conférence pédagogique tenue le 9 avril 1894 dans le canton de l’Isle-Adam est tout à fait explicite. On nous dit que ce jour-là, devant les instituteurs assemblés, deux leçons ont été données à des élèves, par deux maîtres tirés au sort (c’est l’usage qui s’est répandu à cette époque, j’en ai parlé séance 8 à propos des conférences du Musée pédagogique). La première leçon, effectuée par M. Rousselle, instituteur à Persan, était une lecture expliquée au cours moyen 2ème année ; l’autre leçon, effectuée devant les mêmes élèves par M. Peteau, instituteur à l’Isle-Adam, était une leçon de géographie sur les Pyrénées. Cette dernière leçon est résumée par le procès verbal de la façon suivante (je cite presqu’en entier le texte reproduit par R. Crozet, p. 578 : c’est un texte que je vous propose de considérer comme un document typique de ce que j’ai qualifié de « bonne pratique » de la leçon orale) :

     

    « Une carte muette (…) préalablement tracée au tableau noir, avec des crayons de différentes couleurs, indique d’une façon très nette les parties de la leçon qui vont être l’objet des développements les plus importants. / M. Peteau rattache la présente leçon à la leçon précédente - ainsi que l’exige une saine pédagogie – et commence son exposé d’après un plan bien arrêté :

    1er Situation de la chaîne, étendue, etc.

    2e Aspect général, comparaison avec les Alpes.

    3e Contraste des versants, explication par le régime des pluies.

    4e Division des Pyrénées en trois parties.

    5e Description détaillée de chaque partie, avec énumération des massifs, cols, cours d’eau, contreforts, etc.

    6e Faune, flore, richesses minérales, productions de la région.

    Le maître montre et inscrit au fur et à mesure sur la carte les pics, cours d’eau, villes, etc., qu’il nomme. Il donne fort à propos des détails qui soutiennent l’attention des enfants. Ceux-ci sont ensuite interrogés ; ils répondent d’une façon très satisfaisante. Après quoi ils concourent avec le maître à la rédaction sur le tableau noir d’un tableau synoptique résumant la leçon et présentant sous une forme concise les notions qui doivent être confiées à la mémoire. Les élèves ayant les indications nécessaires pour faire un devoir personnel, quittent la salle à 11 heures et demie ».

     

    Ce document indique clairement les conditions préalables et fondamentales de la pratique nouvelle, avec l’usage du tableau noir et le rôle du plan d’exposition ; et là aussi, à nouveau, les autres conditions de l’acte d’enseignement moderne : l’exposé aidé par le plan et la carte peu à peu renseignée, le caractère vivant d’une parole qui n’est pas avare de détails, l’interrogation des élèves, la rédaction d’un résumé sous forme de tableau synoptique (moment final où la mémoire est sollicitée), la prescription, enfin, d’un « devoir personnel ». Le tout confirme ma ligne de description, que je puis donc rappeler à nouveau : ici, pas de lecture préalable mais un exposé oral savant et explicatif (voir notamment le point 3e du plan ci-dessus), lequel oral recourt aussi bien à un échange de questions et de réponses avec les élèves ; puis une phase écrite après l’exposé, seul moment où la mémoire est évoquée, et enfin une tâche écrite individuelle.

    Je vous invite une fois encore, comme je l’ai fait un peu plus haut, à mesurer la nouveauté et la difficulté de la pratique ainsi schématisée, si l’on regarde un peu en arrière le métier traditionnel de maître d’école, qui est justement en train de céder sous la pression des normes nouvelles.

    Un autre paragraphe du même procès-verbal indique que les collègues de M. Peteau ont fait porter la discussion sur le moment choisi pour tracer la carte au tableau : certains défendent le dessin effectué préalablement à la leçon, d’autres préfèrent un dessin effectué en cours d’exposé, afin de susciter un intérêt des élèves « au travail de cartographie » (R. Crozet, idem, p. 579).

     

    Remarque (anecdote triste ou amusante, c’est selon)

    Nous venons découvrir une situation qui relève de ce que nous appelons aujourd’hui la formation continuée. C’est une conférence pédagogique durant laquelle un ou deux instituteurs sont amenés à faire devant leurs collègues une leçon que les dits collègues passent ensuite au crible de la critique collective. Situation très parlante pour nous puisqu’elle est propice à des affirmations normatives en rapport direct avec la pratique - dans cette période où des normes théoriques travaillent les normes d’usage. Mais comment les choses se passaient-elles réellement ? Quelles sortes de commentaires les maîtres désignés recueillaient-ils de la part  de leurs collègues, et dans quel esprit ceux-ci s’adressaient-ils à eux ? Nous pouvons penser, sans que cela nous surprenne, que certaines discussions tournaient franchement à l’aigre. Joseph sandre, instituteur à Saint-Julien-de-Civry (Saône-et-Loire), raconte ainsi une séance choquante pour lui, à laquelle il assista lors d’une conférence pédagogique  de 1884, alors qu’il était habituel que la matinée soit consacrée à la lecture de divers mémoires rédigés sur des questions de pédagogie pratique ou théorique (éventuellement à la demande de l’inspecteur), et l’après-midi à la leçon effectuée par un des participants, en relation avec les discussions du matin, par exemple sur telle ou telle partie du programme. Or ce jour là, le sort désigna un instituteur en fin de carrière, nommé Ferrand, qui exerçait à Ozolles, et que J. Sandre présente comme « un homme des plus sympathiques, d’une extrême douceur et d’une excessive timidité ». La réflexion du matin ayant posé la question de l’hygiène et de la propreté à l’école primaire, il fut décidé que la leçon aborderait ce sujet avec des élèves de cours moyen (ceux, bien sûr, de l’école dans laquelle la séance se tenait). Evidemment, poursuit J. Sandre, ce maître trop réservé, mal à l’aise, désemparé par la procédure à laquelle il devait se plier, ne put que se montrer sous un mauvais jour. Il hésita sur son plan, s’enfonça dans des généralités et s’enlisa dans un exposé confus. Il termina exténué, « le visage inondé de sueur »… Et ensuite ? Ensuite… « On s’acharna sur le collègue qui bientôt allait cesser d’appartenir à notre corps ». Autrement dit les reproches fusèrent et tout y passa : absence de plan, exposé incompréhensible, manque de perspective pratique, et… méconnaissance du rôle de la peau - ce sur quoi, précise J. Sandre, tout le monde cru bon de renchérir tant la notion semblait cruciale. Pendant ce temps, le malheureux écoutait, les yeux emplis de larmes, sans même songer à protester, tandis que l’inspecteur, M. Clère, restait silencieux. C’est alors que J. Sandre prit la parole pour défendre son aîné, pour demander à l’assemblée un peu d’indulgence, en relevant quelques-uns des mérites de cet homme que l’émotion avait paralysé et qui sans nul doute eût été bien meilleur seul dans sa classe avec ses élèves…

    Comment devons-nous prendre le cas ainsi relaté ? Devons-nous y voir une absolue singularité ? Sans doute non, et c’est là l’intéressant pour nous. J. Sandre déplore en effet une attitude courante des instituteurs lors de ces démonstrations pratiques. Il a d’ailleurs introduit son récit en affirmant que lors de ces séances :

     

    « … certains instituteurs qui peut-être n’eussent pas fait mieux la leçon que leur collège sur la sellette, n’y allaient pas de main morte, et dans le feu de leurs critiques, oubliaient totalement les convenances, ne s’occupaient en aucune façon des égards dus à un collègue, et en arrivaient à se montrer tout à fait désobligeants. (…) Ce manque de générosité m’a toujours profondément écœuré. » (La classe ininterrompue. Cahiers de la famille Sandre, enseignants. 1780-1960. Hachette, 1979, p. 371-375. Ces textes sont publiés et présentés par M. Ozouf).  

     

    Un mot pour conclure sur le problème de la préparation des leçons orales. Pour remonter un peu en généralité, je voudrais évoquer en outre un article paru La Revue pédagogique, dans son n° 5 du 15 nov. 1882. Il est intitulé « Comment on prépare une leçon d’histoire » (p. 401 et suiv.). Il s’agit d’une conférence prononcée par le dénommé Albert Sorel à « l’école normale supérieure d’institutrices de Fontenay », en juillet 1882 ; mais, en plus des conseils aux futurs professeurs d’école normale, l’article se penche dans un second temps sur les pratiques des institutrices -  pas différentes sur le fond de celles des professeurs. Une fois qu’on a admis la supériorité de la leçon orale sur la lecture d’un écrit (ce qui, nous dit-on, n’exclut pas l’appui sur un livre), l’auteur envisage alors la dimension savante de la performance, c’est-à-dire, au-delà de la présentation des faits, la démonstration des liens de causalité entre les faits, ce qui relève proprement de l’explication historique… C’est juste une confirmation de ce que je vous ai indiqué plusieurs fois, la radicale nouveauté en même temps que la grande difficulté intellectuelle apportée par cet enjeu. En l’occurrence, pour l’enseignement primaire, l’auteur se réclame notamment du Précis d’histoire moderne, de Michelet (publié en 1827).

     

     

     


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