• 2015-4 Histoire de la leçon (1)

    séance 4

    Première partie : enseignement primaire

    CHAPITRE I

    PRATIQUES ANCIENNES ET NOUVELLES

    dans l’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE,

    au XIXe  siècle

     

     

     

     

    Pour ne pas compliquer les choses à l’excès, on peut s’en remettre à l’évidente distinction entre deux domaines ou deux versants des pratiques scolaires. D’abord le versant de  l’organisation de l’école et de la structuration de la classe comme milieu humain (milieu de sociabilités  instituées et contrôlées par une autorité singulière) ; et ensuite le versant des activités d’enseignement proprement dites, qui s’appuient elles-mêmes sur des conditions matérielles (un milieu de travail où sont disponibles des supports et des instruments spéciaux et où sont produits des objets reconnaissables), avec ce que cela suppose de la part des maîtres d’habitudes, d’habiletés, d’usages routiniers, etc., et de  la part de l’institution, de techniques prescrites et de conduites imposées.

    S’il s’agit de suivre l’évolution des pratiques scolaires en général, nous connaissons déjà celle qui se produit sur le premier versant, puisque j’en ai traité. J’ai évoqué dans le cours de 2013 (séance 4) l’apparition de la classe dans les collèges depuis les XV et XVIe  siècles, puis dans les écoles de charité aux XVII et XVIIIe siècles et enfin dans les écoles primaires du XIXe siècle, où cette norme se formule finalement, en référence à la manière des Frères des écoles chrétiennes, comme « enseignement simultané » : tous les élèves, qui ont à peu près le même âge et surtout le même niveau d’acquisition, sont regroupés, ou disposés - rangés, classés, alignés - face au maître qui, dans sa chaire, sur son estrade, adossé à son tableau noir, dirige les exercices que tous effectuent en même temps, au lieu que les enfants viennent l’un après l’autre auprès de lui pour répondre à ses injonctions. Je renvoie sur ce point à la notice de synthèse que Renaud d’Enfert et moi-même avons rédigée dans Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France (Retz, 2010, « La classe et l’organisation pédagogique », pp. 227-234). Cette évolution est d’autant mieux connue depuis les années 1980 que, après les travaux de Philippe Ariès et surtout de Foucault (Surveiller et punir, 1975) elle a attiré l’attention de nombreux spécialistes des sciences de l’éducation - philosophes, sociologues, didacticiens. Ceux-ci ont eu cependant tendance à faire de cette question l’alpha et l’oméga de l’histoire des pratiques scolaires, une histoire qui était alors centrée sur le phénomène de constitution et de fonctionnement de ces groupes qu’on appelle des classes, sur la base essentielle de la discipline  entendue comme l’ensemble des contraintes physiques et mentales que l’on exerce sur les individus pour qu’ils s’insèrent dans - et s’adaptent à – l’ordre collectif de l’école et de la classe, et contribuent ainsi, avec le plus de docilité possible, à l’accomplissement des mouvements d’ensemble qui peuvent s’y produire. Cet intérêt pour la discipline, un peu trop dominant à mon goût, donc discutable, se retrouve dans la notion de « forme scolaire » que l’on doit à l’étude de Guy Vincent, sur laquelle je me suis plusieurs fois arrêté de façon critique, justement parce qu’elle reste assez indifférente à la réalité singulière des pratiques d’enseignement et de diffusion culturelle (ce qui ne me conduit pas à négliger l’apport réel de ce travail - voir le cours de 2013, la fin de la séance 4).

    Concernant les progrès et la diffusion de la norme de la classe dans l’enseignement élémentaire, j’ai eu par ailleurs l’occasion d’indiquer que cette évolution a connu un moment crucial au début du XIXe siècle, entre 1815 et 1850, lorsque deux modèles se firent concurrence, auxquels les écoles normales de l’époque initièrent équitablement les futurs maîtres : le modèle des frères d’un côté, la classe homogène, l’enseignement « simultané », et le modèle dit « mutuel » de l’autre côté. Je rappelle que le modèle mutuel constitue des groupes qui ne comportent pas plus d’une dizaine d’élèves, et, surtout, que c’est un élève, un « moniteur », qui conduit les exercices dans chaque groupe, sous le regard du maître qui l’a formé à cette tâche spéciale, précise et limitée (un exercice de lecture, d’écriture, etc.). Ainsi le maître peut-il diriger des classes de 100 à 200 élèves avec une douzaine de moniteurs environ (classe est alors un synonyme d’école). Il se trouve que ce modèle, très lourd et difficile à mettre en œuvre, se révéla en outre impropre aux écoles rurales à cause de leurs effectifs bien plus faibles que ceux des écoles urbaines, et c’est pourquoi il disparut, tandis que le modèle des frères, plus adaptable et plus propre à surmonter les lenteurs de la vieille manière dite « individuelle », était adopté par l’administration de l’instruction publique et rentrait peu à peu dans les mœurs.

    Le rappel que je viens de faire est très loin d’épuiser le sujet. Car, dans la perspective de la classe homogène, ou de niveau, toutes sortes de questions se sont posées et ont été résolues par l’administration étatique et ses acteurs entre 1830 et 1914, en gros. Instaurer dans les écoles les trois classes ou « divisions » issues des frères et qui deviennent « cours élémentaire », « cours moyen » et « cours supérieur », d’une durée de deux ans chaque (le tout précédé par la « section enfantine » - le CP arrive après coup) ; mettre au point des « plans d’études », c’est-à-dire des programmes pour ces différents cours ; proposer aux maîtres des modèles praticables facilement (sous la forme du « journal de classe ») ; considérer la réalité des écoles de taille modeste, très fréquentes à la campagne, où les trois cours deviennent trois groupes gérés par un seul maître ; admettre en conséquence des compromis entre les trois grands « modes » d’enseignement (individuel, mutuel, simultané) etc., tels sont les principaux de ces problèmes, dont on devine toutes les difficultés qu’ils ont entrainées et qu’il fallut surmonter. La réforme des écoles parisiennes par Octave Gréard en 1867 (qui survient après plusieurs autres initiatives de ce type menées par les pédagogues du second Empire) est un repère important, car, par son étendue et son caractère d’avant-garde officielle, elle a déclenché la dynamique que la Troisième République a pu ensuite impulser dans l’ensemble de l’édifice scolaire. Concernant la formulation des programmes, je signale la solution originale de l’« enseignement concentrique » (par différence avec « progressif »), oubliée aujourd’hui, qui a consisté, pour certaines matières comme l’histoire, à offrir à chaque cours le même programme, mais de plus en plus approfondi et donc de plus en plus vite parcouru.

    Toutes ces questions pourraient être étudiées au cas par cas, tant nous manquons de vues plus détaillées et concrètes sur ce sujet (prenez-le comme un appel aux bonnes volontés pour rechercher et traiter des sources !). Je m’en tiens là, en vous suggérant de lire la notice que j’ai déjà citée (« La classe et l’organisation pédagogique », dans Une histoire de l’école). On peut aussi consulter l’ouvrage de Pierre Giolitto, très bien documenté (mais qui n’est pas  sans défauts sur sa vision de l’histoire pédagogique), l’Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, t. I, L’organisation pédagogique, Nathan, 1984. Vous y trouverez de très nombreux cas intéressants. Il y a un tome II sur « Les méthodes d’enseignement », que j’utiliserai plus loin.

     

    Remarque

    Il m’est déjà arrivé (cf. à nouveau le cours de 2013) de signaler à quel point la construction d’une discipline stricte, liée à la forme de la classe, est l’un des facteurs du reflux, lent, mais continu, de la violence physique. Sur la dénonciation de cette violence, qui atteignait parfois un degré si élevé qu’elle en était meurtrière, je ne vous ai pas encore montré un document probant. Je répare cette négligence : en voici un. L’intérêt de la dénonciation, c’est qu’elle révèle ipso facto à quel point les mauvais traitements étaient brutaux et courants. C’est un texte du 13 octobre 1687, extrait du Reglemens donnez par monseigneur l’Evesque de Montpelier, aux maîstres et maîstresses d’école de son diocèse . On trouve de nombreux récits de ce genre dans le livre souvent cité de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, 2ème édition Paris, Seuil, 1973 [1960]).

     

    « En les châtiant, on usera d’une grande modération, et jamais on ne les châtiera dans la passion de la colère. Le châtiment doit être de la Férule ou du Fouët, ou de la prison, ou de les faire demeurer toute la journée à l’Ecole, ou de les faire écrire ou apprendre par cœur plus qu’aux autres, ou baiser la terre, etc. On ne les frappera point sur la tête, on ne se servira ni du bâton, ni du pied, si l’on a une Baguette, ce sera pour les avertir de répondre, et en cas d’immodestie, les toucher légèrement. On ne leur dira aucune injure de coquin ou autre, on ne les tutoïera point, etc. On ne les déshabillera point entièrement pour les fouetter, et ce sera ordinairement hors de la vue des autres, particulièrement s’ils sont grands ; et même le châtiment du fouet ne sera que pour les grandes fautes, afin qu’on l’appréhende davantage. » (cité par Albert Babeau, L’école de village pendant la Révolution, Paris, 1881, p. 19).

     

    Ce qui va maintenant m’occuper, ce n’est donc pas ce versant d’organisation, mais l’autre versant, celui de l’enseignement ; et bien sûr, immédiatement, j’admets que ce second versant n’est pas indépendant du premier ni indifférent à ses particularités : on verra même à quel point les deux sont solidaires. D’après ce que je disais avant cela, me situer sur ce versant des pratiques d’enseignement, marque aussi mon souhait de recentrer l’approche sur ce que l’évidence la plus banale nous désigne comme étant le cœur de la vie et du travail dans l’école : la communication (par des maîtres) et l’acquisition (par des élèves) des connaissances programmées, quelles qu’elles soient. Je serais presque tenté de dire : il m’importe de recentrer l’histoire pédagogique sur le fond et donc, du même coup, de ne pas se laisser obnubiler par la forme.

     

     

    I) UNE HISTOIRE DE LA LEçON : L’ANCIENNE VERSUS LA MODERNE

     

    Je rappelle ce que je voudrais établir avant tout – en situant mon enquête, pour commencer, dans le domaine de l’enseignement primaire. Je voudrais établir que, contrairement à l’opinion admise, la nouveauté la plus caractéristique de la modernité pédagogique, c’est cette manière originale de s’adresser aux élèves qu’indique la formule « faire une leçon » du moins si on l’entend dans l’acception qui nous est familière. Cet élément se trouve au centre et sans doute au fondement des pratiques modernes d’enseignement. C’est donc l’élément à partir duquel nous pouvons saisir les caractéristiques de ces pratiques, réfléchies et normalisées dans la seconde moitié du XIXe siècle.

    Cette leçon moderne est une modalité d’enseignement tout à fait envisageable par les maîtres de ce temps-là dès lors qu’elle s’inscrit dans la classe homogène (voilà pour la solidarité des deux versants, à laquelle je viens de faire allusion). C’est une pratique, certes, encore difficile à assumer pour bon nombre de maîtres au début de la Troisième République. Mais dans ces années-là, sur la base d’un acquis reconnu, elle est érigée comme une norme universelle. Je vais tout d’abord établir ce constat.

    Considérons d’abord une expression qui pourrait passer inaperçue mais qui est très significative parce que de plus en plus utilisée à partir des années 1815-1830, alors qu’elle n’est pas très visible avant cela (souvenez-vous : c’est aussi l’époque de la concurrence entre le modèle des frères et le modèle mutuel, ce qui prouve qu’on est bien en présence de deux types distincts de problèmes pratiques). Voici par exemple l’arrêté relatif aux examens du brevet pour les institutrices, promulgué le 28 juin 1836 (in Octave Gréard, La législation de l’Instruction publique en France…, Paris, 1874, t. 1, pp. 400 et suiv.) :  chaque postulante « devra faire (…) une leçon orale d’une demi-heure sur une des parties du programme correspondant au degré du brevet qu’elle voudra obtenir »… Le même type de formulation caractérise, relativement aux instituteurs cette fois, le « Règlement concernant les écoles normales primaires », du 11 Octobre 1836, idem, p. 234… qui porte sur les examens de sortie. Ceux-ci prévoient « une leçon d’épreuve qui puisse faire juger le degré de capacité des élèves pour l’enseignement ». « Leçon d’épreuve », et plus particulièrement « leçon orale », telle est l’expression sur laquelle je voudrais m’arrêter.

    Posons-nous une question simple. Qu’est-ce qui motive l’utilisation du qualificatif « orale » pour un acte, la leçon, qui est à l’évidence, et on serait presque tenté de dire, qui est par essence et de toute éternité, un acte oral, effectué de vive voix ! Pour nous, en effet, une leçon est par définition une prestation oratoire, comparable en cela à un exposé, un cours, une conférence, toutes choses destinées à un auditoire qui prête attention et, éventuellement, réagit en accomplissant à son tour une activité habituelle commandée par l’orateur (seulement écouter, ou écrire sous la dictée, ou bien encore prendre des notes que l’on rédige plus tard, ou quoi que ce soit d’autre, pour faire allusion aussi bien au niveau primaire qu’au niveau secondaire). Qu’on évoque devant nous tel maître ou professeur, ou telle situation d’enseignement, et immédiatement nous viennent à l’esprit toutes sortes de souvenirs de telles prestations orales, que, dans nos souvenirs, nous recevions avec des pensées et des émotions de toutes sortes, qui vont de l’admiration béate au plus profond ennui. On peut donc se demander pourquoi, en 1830, on a eu besoin de faire référence à une  modalité « orale »  pour un acte qui l’était nécessairement. Or poser cette question conduit à une réponse facile. Puisque en effet, à l’évidence, le qualificatif « oral » s’oppose à « écrit », on peut soupçonner que l’expression de « leçon orale » a pu servir à se démarquer d’une autre notion de la leçon, celle qui désigne l’écrit, le texte qu’un élève doit « savoir », doit « apprendre », c’est-à-dire qu’il doit mémoriser en le lisant et le relisant à haute voix ou en silence. Mais si cette hypothèse est correcte, elle n’est pas suffisante, car l’expression « leçon orale » s’est visiblement démarquée d’une autre idée de la leçon, non pas celle apprise par l’élève mais celle dispensée par le maître, une leçon qui est certes orale elle aussi, mais qui se cantonne à la lecture de l’écrit, le texte que l’élève va s’approprier, une leçon qui se limite donc à donner lecture, dirai-je, de cet écrit, d’une page de livre, ou d’un morceau, ou encore d’un chapitre. Une leçon, par conséquent, qui se tient dans les limites imposées par l’écrit ; une leçon où il suffit que l’écrit soit oralisé, par le maître d’abord, par les élèves ensuite (sous forme de répétition en chœur, ou bien des élèves l’un après l’autre en vue d’une mémorisation progressive, etc.).

    C’est ce constat que je vais maintenant confirmer en vous soumettant quelques témoignages. Je conçois que cette petite déduction ne fait pas de moi l’égal de Sherlock Holmes. Mais… je voulais m’appesantir sur cet indice parce que, avec l’idée de « leçon orale », je tiens bien là ce que je cherche, à savoir une représentation initiale, univoque, des pratiques que l’univers pédagogique moderne a considérées comme normales, et, par contrecoup, une représentation de l’univers pédagogique traditionnel, ces formes magistrales de lecture, d’une très ancienne provenance au demeurant, contre lequel les premières ont été construites, et qu’elle n’ont pas cessé de dénoncer au XIXe siècle.

    C’est un fait que, depuis le Moyen Age, le mot leçon (lectio) s’emploie en référence à l’activité d’un maître qui lit ou fait lire une page ou un passage, qu’il faut ensuite mémoriser, réciter. Nous disons toujours en un sens très proche « apprendre sa leçon… ». Je viens d’y faire allusion. Lectio a aussi désigné le groupe des élèves réunis autour d’un maître pour se consacrer à une étude spécifique (voir sur ce point Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale, op. cit., p. 192-193). Quoi qu’il en soit, au mot lectio se rattachent aussi bien le terme de lecture que celui de leçon. Enseigner, c’est lire. Un  « lecteur », lector c’est un enseignant ; et en anglais, lecture… est le mot qu’on traduit par « leçon », qui est ainsi resté avec son sens d’origine (même s’il s’agit d’usages universitaires). Pendant des siècles, le mot « leçon » a donc désigné, indirectement ou directement, un morceau de texte à lire, et à retenir, si l’on veut (voir Marie-Dominique Chenu, Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1984, 4e édition, p. 67, qui se réfère au Metalogicon de Jean de Salisbury et au Didascalion de Hughes de Saint Victor, deux auteurs du XIIe siècle).

    Remarquons alors que des siècles plus tard,  ce halo de sens s’est maintenu, puisqu’en plein cœur du XIXe siècle, dans le Dictionnaire de la langue française de Littré (1866), à l’entrée « leçon », nous trouvons qu’il s’agit bien d’une : « Action de lire, de réciter », et en particulier réciter, dans la liturgie catholique, cette « partie de l’office qu’on dit à mâtines, et qui se compose de morceaux de l’Ancien ou du Nouveau Testament, et de la vie du saint dont on célèbre la fête ». Voilà bien un autre indice très probant de la traditionnelle adéquation de la leçon et de la lecture magistrale, dans l’ancien contexte pédagogique qui se rapporte lui-même au contexte religieux. Je n’entre pas dans l’histoire des pratiques d’enseignement qui, au Moyen Age, avaient lieu dans un cadre scolaire qui restait très proche et dépendant du cadre religieux. J’indique cependant que ce genre de pratique répondait d’une part à un idéal pédagogique de mémorisation – adressé a la mémoire auriculaire en l’occurrence, d’autre part à un idéal culturel d’emprise ou d’imprégnation de l’esprit par des auteurs et des œuvres canoniques, ce qui portait les maîtres et les écoliers à la dévotion à l’égard des livres laissés - légués - par ces auteurs. Cette remarque nous sera utile plus loin (l’an passé, je me suis longuement arrêté sur la notion d’idéal). Sur les pratiques scolaires du Moyen Age, voir, parmi bien d’autres auteurs très intéressants, le classique de Pierre Riché, Ecole et enseignement dans le Haut-Moyen Age, Aubier, 1979 ; ou encore, plus modeste (en édition de poche), P. Riché et Jacques Verger, Maîtres et élèves au Moyen Age, Pluriel, 2013 [Taillandier 2006] ; et sur les pratiques et techniques médiévales de mémorisation, voir les travaux plus récents de Mary Carruthers, notamment Machina memorialis, Gallimard, 2002 [1998 en anglais].

     

    Remarque.

    Un mot, tout de suite, pour situer et catégoriser les pratiques de mémorisation et leur importance. Il s’agit d’incorporer (j’ai failli écrire « ingurgiter ») des textes. Et beaucoup de textes. C’est ce qu’on comprend à suivre Mary Carruthers. Il faut cependant distinguer la lecture sans commentaires et la lecture avec commentaires, ou gloses. Et pour ce qui est de la lecture avec gloses, il faut distinguer aussi le fait de lire d’un seul trait le texte et les gloses, qui sont écrites dans les marges de la page (au Moyen Age, pour la logique ou la théologie), et le fait de séparer la lecture du texte et la lecture les commentaires (à partir de la Renaissance, pour des textes littéraires ou poétiques  - je m’appuis ici sur un document cité par Ph. Ariès, toujours, p. 179, dans lequel on voit des écoliers du XVIe siècle mécontents « d’un professeur qui ne lit pas dans un gros livre tout chargé de gloses marginales »).  Nous verrons tout cela à propos des collèges et des jésuites. Il faut également savoir que la mémorisation, c’est-à-dire aussi sa manifestation immédiate dans la récitation, donc la mémorisation sous la forme stricte du « par cœur », qui est un moyen de conservation et en même temps de diffusion très efficace à condition qu’il soit très rigoureux, est aidée par différentes techniques facilitatrices. Il y en a trois fondamentales : le chant (une sorte de mise en musique, ou bien une psalmodie – procédé utilisé pour lancer le catéchisme, aussi bien chez les protestants, qui ont inventé le genre et la procédure, que chez les catholiques), la rédaction de certains morceaux à apprendre sous une forme versifiée (c’est alors la rime qui est aidante), et enfin la technique qu’utilise aussi le catéchisme, la rédaction sous forme dialoguée, avec questions et réponses, lesquelles peuvent être soutenues à deux voix, par deux protagonistes qui se relancent l’un l’autre.

     

    Ce repère étant fixé, il devient possible de nous faire une première idée du passage des anciennes aux nouvelles pratiques de la leçon, passage dont il est difficile de dater le commencement, mais qui s’achève à la fin du XIXe siècle à peu près (on peut admettre, une fois de plus, la lenteur de ces évolutions qui défont des usages séculaires ; prenons donc le mot de « rupture » avec précaution). En l’occurrence, ce passage se produit par le remplacement des pratiques de lecture collective et de mémorisation (avec répétition en chœur, récitation par cœur, etc.), par des pratiques magistrales plus autonomes, ou disons plus libres par rapport aux textes et aux supports livresques, ce qui  va donner à la leçon le sens que nous lui attribuons toujours. Deux évolutions tout aussi significatives sont déclenchées dans le même mouvement. D’une part, une transformation du rôle des livres dans l’apprentissage, ce qui est un des axes principaux de l’évolution ; d’autre part, une transformation du statut social et culturel de l’enseignant, désormais titulaire ou responsable de sa parole et de la valeur de vérité de sa parole. En d’autres termes, le maître ou le professeur typique du nouveau régime d’enseignement adopte une posture originale tant vis-à-vis des auteurs ou des autorités au dessus de lui, que de ses élèves en dessous (ce qui suggère la référence à d’autres idéaux…). Le schéma de description est ainsi posé. Il me reste à lui donner corps. C’est le but que je poursuis cette année.

    Il faut aussi constater que les deux grandes tendances pratiques divergentes, leçon ancienne vs leçon moderne, dès lors qu’elles sont identifiées et définies (ou stéréotypées, ou caricaturées), ce qui arrive dès le début du XIXe siècle, ne cessent pas d’être opposées dans le discours pédagogique dont j’ai parlé en commençant (dans mon introduction), ce discours qui, encore aujourd’hui, se fait une spécialité de la détestation de l’ancien et de la célébration du moderne. C’est même ce qui explique le succès de l’expression de « leçon orale », rapidement devenue une sorte d’emblème moderniste, qui confère ainsi une grande évidence à la pratique de référence.

     

    1) L’ancienne manière de faire une leçon.

    Je pense judicieux de fixer a priori une notion des pratiques ainsi dénoncées, et, au moins, de la manière dont on se représente ces pratiques quand leur critique se généralise. Voici pour ce faire un court extrait, on ne peut plus explicite, que vous pourrez garder en tête pour tout ce qui va suivre. Je l’emprunte à un ouvrage précieux qui retrace le trajet de l’enseignement de l’histoire au XIXe siècle, celui d’Alfred Pizard, L’histoire dans l’enseignement primaire, Paris, Delagrave, 1891. Dans son chapitre II de la première partie, p. 28, il cite en note une anecdote de E. Cuissart (un des rédacteurs du Dictionnaire de pédagogie de F. Buisson), qui, dans De l’enseignement de la géographie, raconte :

     

    « En 1871 je me trouvais en tournée dans ma circonscription. Le maître d’une école de village d’une certaine importance faisait lire les enfants devant lui. Il donnait une leçon comme la donnaient et comme la donnent encore beaucoup d’instituteurs. Vous connaissez le système : le livre d’une main, un signal de l’autre, il n’interrompait l’élève et n’ouvrait la bouche que pour dire : ‘Le suivant’ ».

     

    Pas besoin d’ajouter grand chose. Je remarque au passage l’expression « Vous connaissez le système », qui signifie : nul besoin d’en dire plus, c’est connu, c’est familier, c’est évident pour tout le monde. Indépendamment de cela, nous avons ici une parfaite illustration de ce que j’ai voulu indiquer plus haut, sous la catégorie de l’ancien-qui-dure-encore : une leçon qui n’est rien d’autre qu’une lecture, ou une répétition (et ensuite une récitation) que les élèves effectuent l’un après l’autre avec le texte sous les yeux…, et lors de laquelle le maître, qui peut avoir effectué précédemment la même chose, reste silencieux, et se contente d’ordonner avec son « claquoir » le changement d’élève. C’est un  maître qui ne prend pas beaucoup la parole sur le fond de ce qu’il enseigne.

    Et quand je vous disais que, dans le discours pédagogique, l’opposition de l’ancienne à la nouvelle leçon traverse le XIXe siècle… en voici maintenant une trace. Je la tire d’Alexandre de Laborde, un des animateurs de la Société pour l’instruction élémentaire sous la Restauration, qui explique dans le Journal d’éducation, t. 7, 1818, p. 125 :

     

    « On n’a connu longtemps et on ne connaît guère encore, dans la plupart des écoles, d’autre manière d’enseigner que de faire répéter aux élèves leurs leçons alternativement ; et il est aisé de voir que, dans une école seulement de cinquante élèves dirigés par un instituteur,  chacun d’eux peut à peine être appelé à répéter sa leçon une fois dans une heure. Le reste du temps il doit être oisif ; et loin de s’instruire par la répétition de ses camarades, qui sont d’une force ou supérieure ou inférieure à la sienne, il est sans cesse troublé et distrait par eux…»

     

    Nous avons là le même schéma d’exercice que dans l’extrait précédent, daté d’un demi-siècle plus tôt, « répéter (…) leurs leçons »,  c’est bien : réciter le texte.

    Voyons maintenant un témoignage plus construit. C’est un texte de la monarchie de Juillet, que l’on doit à Louis Arsène Meunier. Celui-ci, ex instituteur et directeur de l’Ecole normale d’Evreux (il a ensuite fondé une école libre à Paris, puis créé un journal, L’écho des instituteurs, avant de s’illustrer pendant la révolution de 1848), a fait aussi office d’inspecteur dans les périodes de préparation et d’application de la loi Guizot, de 1833. Il a donc publié entre 1845 et 1850 dans son journal, plusieurs articles qui ont valeur de brûlot pédagogique, anti-clérical et anti-congréganiste, où il s’efforce avant tout de démontrer la faiblesse d’un enseignement chrétien parfaitement rétrograde selon lui, et dépassé par les temps nouveaux. Le recueil de ses articles s’intituleDe l’enseignement congréganiste (Spécialement de celui des Frères de la Doctrine chrétiennes). De sa nullité sous les rapports de l’instruction et de ses dangers au point de vue moral, social et politique, 1845 (un autre de ses textes convergents est Lutte du principe clérical et du principe laïque dans l’enseignement, 1861). Meunier a effectué plusieurs visites dans les établissements des Frères des écoles chrétiennes, et dans chacun d’eux, il est passé dans les trois classes (étant entendu, nous le savons, que tout élève peut rester plusieurs années dans une seule). La troisième classe, où les enfants ont de 6 à 9 ans, comprend essentiellement l’étude de l’abécédaire. La deuxième classe, où les élèves ont de  9 à 11 ans est consacrée, suivant la gradation ancienne des apprentissages, à écrire, à poser les nombres et faire des additions. Tandis que dans la première classe, où les élèves ont de 11 à 14 ans, on poursuit et on achève ces apprentissages instrumentaux. Voici son texte, p. 10 et 11 : d’après Meunier, les Frères sont  restés insensibles aux progrès des vingt dernières années (nous sommes en 1845 !)…

     

    « Ils montrent encore à lire par l’ancienne épellation ; ils enseignent à écrire en faisant simplement copier des modèles à main posée ; pour l’arithmétique, des calculs sans démonstrations et sans applications usuelles et variées ; pour l’orthographe des dictées sans corrections motivées et sans explications de la part du maître ; pour la grammaire, des leçons récitées par cœur et sans commentaires et des analyses sans développements ; pour le dessin linéaire, des imitations de figures et de corps de plans sans l’intelligence des choses qu’ils représentent ni même des premiers principes de l’art ; pour l’histoire et la géographie, des nomenclatures de noms propres confiées uniquement à la mémoire. Toujours la routine, rien que la routine. »

    Et Meunier assure, p. 16,  « Ne sachant pas faire une leçon orale, et n’en faisant presque jamais, ne donnant pas à une classe le mouvement, l’entrain, la vie nécessaire, et ne s’occupant qu’à maintenir les élèves, par la rigueur de la discipline, dans un état funeste de somnolence et de passivité », les frères ne pratiquent qu’un enseignement « entièrement automatique », qui « ne consiste que dans la répétition machinale de certains exercices  de la mémoire et de la main », et qui « ne donne que des connaissances pour ainsi dire mécaniques ».

     

    Je le dis tout net : voici un document exceptionnel pour comprendre ce qui, sous l’intitulé de « leçon orale » (l’expression n’arrive pas par hasard sous la plume de Meunier), est en train de modifier en profondeur les normes de l’activité d’enseignement : c’est à la fois la critique des normes anciennes et la promotion des nouvelles. D’autres textes, que je pourrai citer à la suite, et qui sont postérieurs (ce qui montre la persistance des questions posées tout au long du XIXe siècle), apporteront tout au plus des précisions et des développements, mais sans changer le sens ni contredire le message fondamental du propos de Meunier. Lecture, écriture, arithmétique, orthographe, grammaire, dessin, histoire et géographie : tout y est, toutes les matières (c’est d’ailleurs quelque chose de très positif pour l’époque), et dans tous les cas, Meunier adresse un reproche unique aux frères : enseignement « automatique » des maîtres, répétitions « par cœur » et « machinales » des élèves (notez à  nouveau le verbe répéter, déjà présent dans le texte de Laborde), toutes choses qui ont pour cause principale l’absence de « leçons orales ». Au delà de ce qui nous apparaît sans doute comme le parti-pris d’une dénonciation exagérée, une analyse très partiale et sans nuances, le propos de Meunier a donc ceci d’intéressant qu’il mesure l’enseignement congréganiste à l’aune d’une modernité à laquelle les frères seraient demeurés parfaitement insensibles, et c’est précisément la modernité de la « leçon orale », dont les contours se dessinent bien à travers son opposition aux activités « mécaniques » et à la culture exclusive de la mémoire, autrement dit aux exercices de pure et simple répétition et récitation.

    Parmi les autres défauts attribués par Meunier aux frères, il y a le fait, cela va sans dire, qu’ils demeurent attachés aux contenus traditionnels : ils procèdent aux récitations des prières, du catéchisme et de l’évangile, dans toutes les classes ; en lecture ils pratiquent l’ancienne épellation (j’en dirai un mot plus tard) ; en écriture ils font recopier des modèles à main posée. Mais ce qu’il est important de constater dans l’immédiat, c’est que ce texte témoigne du fait que la « leçon orale » devient une norme, et que, en tant que norme, elle n’attend que son adoption générale, manière d’envoyer aux oubliettes tout ce contre quoi elle s’élève, la vision et cette pratique traditionnelle de l’apprendre, qui se définit presqu’exclusivement comme un processus de mémoire.

     

     


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