• séance 7

     

    CHAPITRE II, Leçon orale ; I) Dans l’enseignement de l’histoire (suite)

     

     

     

     

    2) L’idéal et la réalité pratique

    Evoquer, avec l’inspecteur général Eugène Brouard, un idéal de la parole magistrale, m’oblige à rappeler une fois de plus, comme l’a fait Brigitte Dancel dans son étude sur la Somme, la distance qui sépare cet idéal des pratiques effectives des enseignants du primaire. Le gros des troupes n’en est pas là, soyons-en sûrs. C’est ce que révèlent là aussi des rapports d’inspecteurs généraux pour les années 1878-1879, 1879-1880, 1880-1881, analysés par Alfred Pizard (dans L’histoire dans l’enseignement primaire, Paris, Delagrave, 1891, que j’ai citée déjà dans la séance 4). Il s’agit toujours de l’enseignement de l’histoire et des mêmes années. Je cite ici la première partie de l’ouvrage, sur l’introduction de l’histoire dans les programmes de l’enseignement primaire (p. 54 et suiv.). A. Pizard, reprenant différents rapports, explique, en effet, que, contre les incitations officielles, « presque partout on apprend par cœur un livre quelconque ». Prenons le cas de la Savoie, reproduit d’un rapport de l’inspecteur général Cocheris :

     

    « Un livre plus ou moins bien fait est remis entre les mains de l’élève, qui récite mot à mot ce qu’il ne comprend pas toujours. La leçon est très rarement préparée par l’instituteur, qui, en général, s’exprime fort mal et ne sait pas raconter un fait de façon à intéresser son jeune auditoire. Les interrogations sont beaucoup trop rares et la rédaction d’une leçon n’est jamais demandée ; on se borne le plus souvent à l’étude des dynasties et à  la chronologie des batailles » (p. 54).

     

    Ce passage a de quoi nous éclairer, a contrario, sur le sens que ces pédagogues donnent au terme de leçon, telle qu’elle est valorisée, dans l’esprit de la modernité. La liste des défauts constatés nous renseigne sur les qualités attendues. La leçon, comme « leçon orale », c’est ce qui doit (normalement !) faire l’objet d’une préparation, comporter des récits présentés dans une expression très contrôlée ; elle exige aussi une ou plusieurs phases de questions adressées aux élèves pour en obtenir des réponses précises, intégrées à l’exposé (c’est le registre de l’interactivité auquel j’ai déjà fait allusion dans la séance, 6), et enfin elle doit peu ou prou s’achever par une rédaction. Il n’est pas impossible en outre que cette rédaction, ou un autre texte, devienne un résumé qu’il faudra mémoriser.

    Arrêtons-nous sur l’élément de la rédaction. Il méritera plus ample commentaire. Une rédaction, sous quelque forme que ce soit (mais certainement pas une forme comparable à un développement rhétorique de lycéen), une rédaction donc, effectuée après - et d’après - l’exposé du maître, c’est sans aucun doute le sommet intellectuel, si l’on peut dire, des tâches commandées aux écoliers. Rédiger ce qu’on a écouté, entendu, et rédiger, même en réponse à une question très précise, limitée, servant de guide, c’est un exercice sans précédent, et sans commune mesure avec les tâches traditionnelles que j’ai décrites, lecture, répétition, récitation, etc. Et cela d’autant plus que ce qui est exposé par le maître dans une leçon orale peut et doit être de l’ordre d’une explication, c’est-à-dire non pas un simple inventaire de faits, mais un examen de liaisons causales entre les faits. Imaginez un peu le petit paysan de 1890, ou le petit citadin dont les parents travaillent dans les ateliers ou dans les usines de la ville… Pour ce genre d’élève, un tel exercice représente une difficulté majeure, soyons-en sûrs… (et je ne dis rien du rapport entre le français écrit et la langue parlée de l’élève, qui peut, en outre, être un dialecte). Je laisse pour le moment cette question ; je la retrouverai plus tard pour poser d’autres problèmes.

    Je reviens au constat de l’inspecteur général. Il est très amer. Pour confirmation, on en trouve de semblables, nombreux, pour le département de la Somme, dans les mêmes années. Selon B. Dancel, les rapports  des inspecteurs primaires et des inspecteurs d’académie entre 1882 et 1914 constituent même un véritable réquisitoire contre les pratiques ordinaires des maîtres : ce sont des pratiques où règne la lecture et l’apprentissage du manuel et où l’élève n’est pas sollicité par des questions appropriées (Enseigner l’histoire…, op. cit., p. 116). Sur la totalité des appréciations portées par les inspecteurs à la suite de leurs visites dans les classes, la moitié sont des jugements sur la qualité de l’enseignement, et sur ces remarques, encore une moitié sont négatives  - ce qui signifie toutefois que les autres remarques sont moins critiques, et que certaines sont approbatives clairement : ceci  marque peut-être les progrès accomplis au cours du temps, quoiqu’il ne faille pas négliger la plus ou moins grande bienveillance des inspecteurs (idem, p. 117-119).

    Alfred Pizard restitue plus loin les grands lignes de la tendance retardataire, et ce qui la résume est bien le « par cœur » sur la base d’un livre, donc sans leçon orale. Cette tendance aurait saisi l’enseignement de l’histoire après que celui-ci eût été remis à l’ordre du jour par Duruy avec la loi de 1867. A. Pizard parle des « moyens pratiques » en usage dans les écoles primaires (où nous retrouvons une fois encore les témoignages que j’ai restitués dans la séance précédente), et il explique, p. 173 :

     

    « Pendant toute la période qui suivit la loi de 1867, ces moyens étaient d’une simplicité rudimentaire et d’une désespérante monotonie. (…) on peut affirmer que presque partout l’unique effort pédagogique consistait à faire réciter par cœur à toute la classe un nombre de lignes du livre employé dans l’école. (…) l’élève épuisait les forces délicates de son esprit et de sa volonté à enfoncer dans sa mémoire des noms bizarres et des phrases incompréhensibles, qu’il récitait ensuite, en psalmodiant d’un ton plaintif, sans comprendre un mot de ce qu’il chantait. »

     

    Plus loin, reprenant la même critique, A. Pizard cite l’un des rapports de 1878, et il conclut sur le conflit de la parole et du livre  - j’ai déjà rappelé ce point de repère capital  (p. 173-174) :

     

    « …le mal qui domine dans les écoles est la funeste habitude de faire lire, écrire, apprendre par cœur et réciter des mots et des phrases dont les enfants ne comprennent pas le sens. » / (…) le livre était le grand coupable. Il n’y avait de place que pour lui. Si on le supprimait, le maître serait bien obligé de payer de sa personne, d’enseigner activement, au lieu de se contenter d’entendre, sans écouter et en dormant à demi, la récitation de la classe entière ; et d’autre part l’enfant, délivré de la servitude à l’égard du livre, apprendrait peut-être à saisir dans l’enseignement, non plus des mots mais des pensées. (…) On proscrivit donc le coupable. Une campagne rigoureuse, à tous les degrés de la hiérarchie, fut entreprise contre l’enseignement par le livre et pour la leçon orale. »

     

    Que se passe-t-il les années suivantes, jusqu’au début du XXe siècle ? Dans le département de la Somme étudié par B. Dancel, les pratiques n’évoluent que très lentement. L’auteure explique ainsi que, jusqu’en 1913, « la condamnation de la mémoire, du résumé à apprendre par cœur est massive ». Ici, je suggère cependant une nuance : le résumé peut être incriminé, certes, mais s’il est trop long ; sinon, comme le montrent les extraits précédents, c’est moins le résumé et son apprentissage par cœur qui sont en cause, que le fait de confier à la mémoire de l’enfant des passages d’un  livre, sans explication. La condamnation, générale au demeurant, porte en réalité sur les « récitations de leçons que le maître n’a point exposées », comme dit un article de la Revue pédagogique qui s’intéresse à « l’abus des livres » (« Quelques mots sur les livres classiques dans les écoles primaires », par E. Laporte, 1882, n° 1, janvier : p. 278  - c’est le dernier tome de la première série). B. Dancel rapporte d’ailleurs elle aussi une condamnation récurrente de l’« abus du manuel » (p. 121).

     

    J’en viens à une autre observation, dans la continuité des précédentes, mais comportant un élément supplémentaire, très révélateur de la situation pratique que je cherche à cerner. C’est encore A. Pizard qui, à la suite du texte que je viens de citer (p. 175), évoque l’échec global de l’incitation officielle, transmise par le canal des inspecteurs et des écoles normales. En ce point, il impute cet échec, non seulement à la trop grande nouveauté de la pratique orale, mais aussi (et les deux phénomènes sont liés de façon patente) au désarroi des instituteurs, l’un d’eux ayant d’ailleurs affirmé « qu’il ne savait pas parler comme en Sorbonne ». Or, sur ce même point, un autre passage du livre réserve une surprise à laquelle il faut être attentif, car elle touche à la question très importante que nous devons nous poser. La surprise vient (p. 54) de l’inspecteur général Cocheris, qui consigne dans son rapport, à propos cette fois du département du Doubs, le fait que les nouveaux instituteurs, formés par les écoles normales, qui ont donc le niveau de connaissance requis, persistent pourtant, eux aussi, à enseigner l’histoire à l’ancienne manière, c’est-à-dire en faisant lire, apprendre par cœur et réciter un livre.  Le rapport indique ceci :

     

    « L’histoire de France est peu sue. Les anciens instituteurs, qui ne l’ont point apprise, ne peuvent l’enseigner, et les jeunes normaliens confient trop au livre le soin de faire connaître aux jeunes enfants les annales de leur patrie. L’histoire est récitée et non sue.

     

    « Récitée et non sue »… Quelle étrange et belle formule. Loin du jeu de mots gratuit, elle nous révèle l’idée que ces pédagogues ont en tête. Réciter n’est pas savoir ! On peut donc réciter sans avoir véritablement appris. Alors, qu’est-ce que savoir, au-delà de réciter ? Nous allons voir cela.

    Pour l’instant je m’occupe du premier problème soulevé par cet extrait, la cause du retard des maîtres face aux pratiques modernes dans les années 1870 à 1890. Pour ce qui concerne les maîtres chevronnés, ou déjà aguerris, nous avons déjà l’idée de cette ou de ces causes ; mais que ce retard soit tout aussi le fait des nouveaux instituteurs, sortis frais émoulus de l’école normale, a de quoi nous surprendre. Ceci pose avec acuité la question dont j’annonçais l’importance : à quoi cette résistance est-elle due ? A première vue, s’agissant des maîtres déjà anciens dans le métier, j’aurais répondu : le poids des traditions, des habitudes, mais aussi, peut-être, de la paresse de ces maîtres ou en tout cas de leur incapacité intellectuelle et pédagogique à recréer leurs manières de faire sur la base des normes nouvelles (ce qui serait d’ailleurs compréhensible). Mais que nous affirme l’inspecteur général ? Je viens de le dire : que même les instituteurs plus récents, pourtant mieux instruits, mieux formés, bien entraînés, ne suivent pas le mouvement de la modernité, et s’en remettent toujours au livre à lire et réciter, comme leurs prédécesseurs l’ont fait pendant des décennies, voire des siècles. Voilà bien une donnée qui impose de chercher d’autres raisons que celles, trop faciles, que je viens d’envisager, d’autres causes, tout à fait indépendantes de la psychologie des maîtres – qui seraient plus ou moins intelligents, plus ou moins courageux, plus ou moins volontaires. Or de telles causes ne peuvent-être que sociologiques ou socio-culturelles. Vous les devinez je suppose ; c’est le genre de phénomène qui ne cesse de nous obséder aujourd’hui ! Je puis formuler les choses ainsi : si la leçon orale et tout ce qui s’ensuit tarde tant à entrer dans les mœurs des écoles, c’est très probablement (je laisse une nuance hypothétique) parce que les instituteurs ne la jugent pas compatible, pas adaptée, pas adéquate à l’univers « culturel » des enfants, donc à leur « mentalité », notamment dans les campagnes. Il est très probable que les instituteurs jugent la pratique de l’exposé magistral trop ambitieuse par rapport aux capacités de leurs élèves.

    Si cette observation est correcte, comment l’interpréter ? Nous pouvons penser que l’attitude des instituteurs tient compte de leur difficulté à concilier deux types de savoirs et d’appréhension des savoirs, d’une part les savoirs nouveaux disponibles à l’école, et d’autre part les savoirs diffusés par les milieux sociaux (dans les pratiques familiales, les pratiques de métier, les folklores, etc.). Du côté de l’école et de la leçon orale, le savoir émane de l’univers de l’écrit, et, qui plus est, de l’écrit savant ; donc il s’agit d’un savoir formel, décontextualisé et généralisable (ceci s’éclairera plus loin, lorsque j’aborderai la leçon de choses). Mais du côté des mœurs populaires, le savoir relève des traditions orales en vigueur dans toutes sortes de situations : gestes et recettes de métier, fêtes religieuses ou profanes, échanges familiaux ou villageois (voir la circulation de récits légendaires dans les veillées - les « superstitions » contre lesquelles bataillent tant les maîtres) ; bref, c’est un savoir empirique, contextualisé et peu généralisable. Admettons que les deux univers promettent des expériences différentes, et d’abord des modes différents d’énonciation et de réception de ce savoir, même si le monde rural des décennies 1880-1890, et à plus forte raison le monde citadin et ouvrier, ne sont pas  étanches à la nouvelle culture encyclopédique. Je pense ici à une réflexion  de Philippe Ariès, affirmant que, durant ces années Jules-Ferry, « Le long des voies de circulation, la philosophie des Lumières, longtemps confinée dans les villes, pénétrait enfin au fond des campagnes » (« Problèmes de l’éducation », in Michel François, dir. La France et les Français, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 950).

    Voici où conduit cette hypothèse. Faire lire et réciter un livre, surtout lorsqu’il s’agit de la matière scolaire « histoire » ( !), c’est peut-être faire comme à l’Eglise, mais c’est aussi rester proche des mœurs populaires ; c’est donc poursuivre des pratiques qui avaient cours depuis des siècles à la fois à l’école et à l’Eglise mais aussi en dehors d’elles, dans la société villageoise, là où les livres, lorsqu’il y en avait, étaient lus à haute voix, par un lecteur reconnu comme tel, à un groupe non encore alphabétisé. D’après Ph. Ariès (idem, p. 951), la fameuse bibliothèque bleue (des ouvrages typiques d’une culture « populaire » et répandus dans les campagnes par les colporteurs, voir la fameuse étude de Robert Mandrou, De la littérature populaire en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964), diffuse jusqu’au début du XIXe siècle des récits de chevalerie tirés de la littérature aristocratique du Moyen Age, et, dans les fêtes et les veillées, ces livres sont lus, ou chantés, ou racontés, c’est-à-dire, dans tous les cas, transmis de vive voix par les anciens aux plus jeunes. Dans cette situation sociale normée par les traditions orales, la lecture-récitation a donc pu constituer, pendant longtemps, un acte minimal d’acculturation par le livre, et donc, pour les instituteurs de la Troisième République commençante, un mode nécessaire d’inculcation.

    J’entends déjà les objections. Il y a dans tout cela un drôle de paradoxe. La leçon moderne est dite « orale », mais sa fonction essentielle, c’est d’introduire les élèves dans la culture et les pratiques de l’écrit. A l’inverse, les pratiques de lecture et de récitation d’écrits sont cohérentes avec la culture orale des rituels religieux, des métiers, des folklores etc. Mais ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Et on peut encore mieux le résoudre en rappelant que les pratiques traditionnelles de lecture et de récitation sont fondamentalement… orales (et collectives), alors que la lecture moderne des messages savants est bien davantage silencieuse (et individuelle), d’autant plus qu’elle est associée à des pratiques d’écriture ; et vous comprenez maintenant pourquoi j’ai attiré votre attention sur l’exercice de rédaction qui était censé parachever la leçon orale. CQFD (souvenez-vous en outre que, sous l’Ancien Régime, l’apprentissage de la lecture n’est  pas toujours prolongé par un apprentissage de l’écriture, une limitation qui est le lot commun des filles… qui ne rentabilisent leur compétence que pour dire les prières, chanter les psaumes à la messe).

    Je renvoie une nouvelle fois aux études d’Anne-Marie Chartier, et à la dernière d’entre elles, un article d’Histoire de l’éducation, n° 138, de mai-août 2013 : « Faire lire les débutants. Comparaison de manuels français et américains (1750-1950) », qui distingue très bien (p. 42) les « pratiques performatives » visées par l’acquisition de la lecture selon que l’on est dans l’univers des prières, des chants profanes et sacrés, voire de la lecture des actes notariés, ou bien dans l’univers des savoirs de la science et de la technique, ou de la littérature et des arts…

    Une autre donnée serait toutefois à prendre en compte ici, que je signale sans la développer. Entre les deux cultures, entre les deux univers de pratiques culturelles, soit le savoir savant, formel et  décontextualisé, soit le savoir ordinaire, empirique et contextuel, la différence affecte aussi leur possible valeur de vérité. Dans le second cas, la vérité est croyable, elle est assurée en vertu de la tradition, qui perpétue un discours, et de l’autorité de la personne habilitée à poursuivre ce discours, la plupart du temps face à un groupe qui le reçoit lorsqu’il est assemblé[1]. Dans le premier cas en revanche, la vérité est prouvable, elle est garantie par des preuves, des faits et des causalités établies entre les faits et que les individus doivent assimiler par un effort personnel et solitaire d’attention ; c’est bien pourquoi j’ai parlé du rôle de l’explication dans la leçon orale, l’explication étant engagée, je le redis, dans les exercices de rédaction qui doivent la conclure. Ici réside le sens de la belle formule qui distinguait une leçon « récitée » et une leçon « sue »

    La différence entre les deux modes de véridiction, le croyable et le prouvable, est d’ailleurs bien sensible dans les deux états de la matière scolaire histoire. L’état initial, c’est l’histoire sainte, croyable, dont l’enseignement se produit en effet sur la base de lectures, de répétitions et de récitations – une approche qu’on peut raisonnablement qualifier de dogmatique… par essence, puisque c’est l’histoire que racontent les livres saints, la Bible, l’Ancien Testament avant tout (je cite un sujet donné à l’examen du brevet de capacité des instituteurs, en août 1854, à Amiens - restons dans l’aire géographique de B. Dancel : « Vous raconterez comment les Israélites, sous la conduite de Josué, prirent possession de la terre promise »). L’état suivant, ce qu’on nomme aujourd’hui « roman national », prouvable, factuel, dont l’enseignement est progressivement tiré vers la leçon orale sans lecture préalable, se fonde sur  les personnages et les événements glorieux de l’histoire de France : de Clovis à Napoléon, des croisades à la Révolution (je tire ces informations d’un article de Daniel Toussaint, paru dans Histoire de l’éducation, numéro 94, de mai 2002 : « Un examen pour les instituteurs : le brevet de capacité pour l’instruction primaire dans le département de la Somme », note 1, p. 96). Ces deux états de la matière histoire se chevauchent entre 1867 et les années 1880, si bien que l’histoire sainte est un frein supplémentaire, le plus direct sans doute, à l’évolution vers la leçon orale en histoire.

     

    L’opposition que je dessine n’a rien d’absolu, et la différence entre les pratiques culturelles scolaires et les pratiques culturelles populaires n’est pas radicale. Je suggère simplement que la lenteur des évolutions pédagogiques s’explique par la pesanteur sociologique et culturelle que j’ai décrite… C’est un élément de contexte, ce que la description des normes pratiques et des pratiques elles-mêmes impose de prendre en compte.

     

    Remarque.

    D’autres éléments de contexte, plus ou moins actifs, devraient probablement être retenus, si l’on voulait parvenir à une description complète. Pour vous en faire l’idée, vous pouvez penser, par comparaison, à toutes les différences qui peuvent exister aujourd’hui dans la manière de faire la classe, de concevoir et de conduire des activités, de s’adresser aux élèves, alors même que le maître s’appuie sur un même programme, qu’il enseigne une même  matière, un même contenu, lorsqu’on est dans un milieu bourgeois, diplômé et urbain, ou bien dans un milieu banlieusard « issu de l’immigration », peu diplômé etc. Vous le savez bien : les orientations pratiques, le cours ordinaire de la vie scolaire, peut-être très différent dans les deux cas : c’est toujours un problème posé à l’enquête sur les pratiques… Ces sortes de différences sont d’ailleurs parfois analysées par les sociologues (parfois mais pas assez souvent à mon goût). Je pense par exemple à une étude de Viviane Isambert-Jamati sur les établissements dits sensibles : « Les choix éducatifs dans les zones prioritaires. Apprentissages renforcés, lien social dans les établissements ou actions communes avec des instances non scolaires ? », Revue française de pédagogie, janvier-mars 1990 ; republié dans le recueil Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes (Paris, L’Harmattan,  1995).

     

    Quoi qu’il en soit, nous vérifions ainsi que l’évolution pédagogique ne dépend pas seulement de la volonté des maîtres, car elle affecte tout un système de pratiques, donc une réalité qui ne peut changer que sous l’action d’une série de facteurs conjugués, parmi lesquels, avec la compétence des acteurs, il faut aussi compter la diffusion des usages culturels correspondants dans d’autres sphères de la vie sociale, en l’occurrence partout où les pouvoirs et les prestiges de la parole intelligente, c’est-à-dire aussi, nous le savons désormais (c’est un pseudo paradoxe), de la culture de l’écrit, de la science, se font reconnaître et produisent des effets sur des sujets aptes à la recevoir.

    Si donc, comme je l’ai dit à plusieurs endroits de cet exposé, les grands changements pédagogiques, le changement des normes et l’incitation conséquente à la transformation des pratiques, doivent se rapporter à une évolution culturelle aussi importante et d’aussi grande ampleur (voir la lecture dans la séance 5), eh bien ! voilà une nouvelle formulation de cette hypothèse, relativement à l’enseignement primaire de la Troisième république : on peut estimer que la leçon orale et tous les exercices qui lui ont été associés au titre des moyens d’apprendre et de savoir (par différence avec réciter), donc toutes les tâches inventées et intégrées par l’école dans cette période pour les élèves, ont été conçues dans le but de surmonter ce hiatus entre les cultures et les mentalités non scolaires (de tradition orale) et la culture scolaire de l’écrit. J’étaierai davantage cette hypothèse lorsque, très bientôt, j’aborderai le cas de la leçon de choses.



    [1] Sur le rapport entre croyance et institution, ou corporation, assemblée de fidèles, etc., voir Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987.


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