• Séance 10

     

    CHAPITRE II, Leçon orale (suite)

    § II) La leçon de choses (suite)

     

     

     

     

    Dans la précédente séance, suivant mon idée de départ, j’ai montré que, comme la leçon d’histoire, la leçon de choses inscrit sa nouveauté et affirme l’originalité de sa démarche dans le contexte de la modernité, c’est-à-dire de la leçon orale. Je me pose donc les mêmes questions dans les deux cas.

    Premièrement, comme la bonne leçon d’histoire, la vraie leçon de choses n’est pas si répandue dans les écoles, elle n’est pas si admise par les instituteurs que ne le laisserait penser le discours pédagogique officiel et donc que devaient l’espérer les autorités hiérarchiques. Ce décalage, le même que j’ai signalé à d’autres propos, c’est la différence entre l’énoncé de la norme théorique sous forme de principe, et la réalité des actes d’enseignement effectués couramment dans les classes (cf. séance 6, sur la leçon orale en général, où j’ai donné plusieurs exemples à l’appui de ce constat réaliste indispensable. Idem séance 7, où je reprends cette question pour ce qui concerne, cette fois, la leçon d’histoire). Nous savons que les instituteurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe peuvent rencontrer toutes sortes de difficultés et manifester toutes sortes de réticences. Tel est le cas de l’instituteur de Saint-Christophe-en-Brionnais, en Saône-et-Loire, que nous ont fait découvrir J. et M. Ozouf (La république des instituteurs, op. cit.,  p. 274 ; voir séance 8). Le phénomène, récurrent, est renforcé ici par la faiblesse du volume horaire consacré à l’enseignement des sciences. Dans la Révue pédagogique de l’année 1888, l’inspecteur de Decazeville (dans l’Aveyron), F. Blanc, publie un rapport sur « L’enseignement scientifique à l’école primaire » où il rend compte d’un questionnaire adressé aux instituteurs de sa circonscription ; et, des réponses obtenues, il déduit que, cet enseignement des sciences, soit on n’en fait pas, « soit on perd son temps à en faire… » (Revue pédagogique, t. 12, n° 2, 15 février) :

     

    « … nos maîtres ne sont pas préparés. On s’est mal tiré d’un sujet dont on s’était à peine préoccupé. Le but à atteindre lui-même n’est pas bien défini ; la méthode, les procédés propres à cet ordre d’enseignement échappent à la plupart d’entre eux… » (p. 119-120)

     

    Cette conclusion est du même tonneau que celle, dépitée, d’A. Pizard, sur l’histoire. F. Blanc précise qu’il a interrogé les instituteurs sur les expériences éventuellement présentées par eux en classe, et qu’en guise de réponse il a recueilli un grand silence. Il est vrai, concède-t-il, que les expériences sont « le côté difficile et pratique du sujet », ce qui pourrait expliquer que cette « embarrassante question »  soit « incomplètement traitée lorsqu’elle n’est pas omise » (p. 119).

    Secondement, comme la leçon d’histoire, la leçon de choses est prônée sur le fond d’une critique de l’enseignement par lecture et répétition-récitation. C’est toujours la même dualité, qui fait exister un repoussoir identifiable commodément. Octave Gréard, dans l’un des ouvrages de bilan et de projet qu’il consacre à L’instruction primaire à Paris et dans les communes du département de la Seine, en 1875 (Paris, 1876), commente et célèbre les origines de la leçon de choses dans les inventions fondatrices de Froebel (auquel il ne ménage pas ses critiques à un autre moment du livre) ou du Père Girard. C’est un chapitre sur l’éducation de la petite enfance, et, en évoquant les exercices sensibles basés sur des présentations d’objets, la plupart du temps familiers, Gréard résume en ces termes la démarche qu’il appelle de ses vœux :

     

    « Point de livre, point de leçon ; rien qui exprime une idée de contrainte, qui ait le caractère du devoir, de la tâche… » (p. 69).  

     

    Evidemment, dans la formule « point de leçon », le terme « leçon » fait référence à l’ancienne manière de solliciter la mémoire exclusivement, par la lecture et la répétition chorale d’un écrit. Un peu plus loin, Gréard énonce le principe qu’il souhaite voir adopté dans toutes les écoles primaires, et, associant la leçon de choses à la nouvelle leçon orale, il reprend la même critique de la routine pour affirmer (p. 93 idem) :

     

    « … que partout où le maître peut suppléer au livre, la parole du maître vaut mieux que l’enseignement muet du livre, et que jamais l’enseignement du livre ne peut se passer du commentaire vivant du maître. (…) Une leçon ne consiste plus dans un morceau appris par cœur et récité à tour de rôle devant la chaire du maître. L’instituteur expose, commente, interroge, met l’enfant en demeure de reproduire l’explication donnée ; la vie circule dans les bancs, sous la forme d’interrogations individuelles ou de questions collectives ; le tableau noir, les cartes, les collections de toutes sortes achèvent de rendre la démonstration sensible aux yeux, et de répandre sur les exercices les plus abstraits l’intérêt et la lumière : en un mot on peut dire qu’il commence à y avoir dans nos écoles un enseignement ».

     

    Il n’est pas utile que j’en dise plus pour le moment. Nous reconnaissons les arguments déjà utilisés pour la leçon orale d’histoire. Notez l’affirmation qui, une fois de plus, désigne et définit très bien un passé révolu, caduc (« Une leçon ne consiste plus dans un morceau appris par cœur et récité à tour de rôle devant la chaire du maître »). Comme pour l’histoire là encore, se posent alors des problèmes cruciaux sur la manière de concevoir l’exposé de l’instituteur, problèmes qui sont tous abordés par la littérature pédagogique de cette époque. Ce sont  autant d’obstacles à surmonter, notamment celui de doser le degré d’abstraction, de ménager l’appui sur des intuitions voire des savoirs existants, de se référer à des objets ou des phénomènes familiers à l’esprit des enfants. Je vais bientôt donner des indications sur ce point.

     

    2) La bonne pratique des leçons de choses

     

    De cette pratique conforme à la norme officielle, O. Gréard vient de nous donner un aperçu. C’est la pratique de l’instituteur qui expose, qui questionne des individus ou le groupe, qui se sert du tableau noir…, le tout pour donner le maximum d’efficacité didactique à son « explication » et à sa « démonstration ». Je rappelle que j’ai distingué deux composantes de la leçon orale (séance 8, dans mon commentaire sur la leçon d’histoire racontée par Lavisse). Cette distinction est absolument indispensable. Première composante, dans la forme, celle de l’exposé qui intègre un questionnement des élèves par le maître ; seconde composante, dans le fond, celle des objets d’étude et d’observation qui doivent être prélevés, autant que possible, dans le milieu coutumier des élèves. Eh bien, ces deux composantes, c’est ce que je retrouve dans l’extrait d’O. Gréard. Et, de manière générale, elles vont définir exactement les normes théoriques et pratiques de la leçon de choses – où, en outre, ces deux composantes s’articulent et se renforcent, car dans ce cas, il ne peut y avoir de dialogue qu’à propos de ce qui est observable et observé par les enfants.

    Mais faisons bien attention. Il faut comprendre que la continuité et  la cohérence de ces deux composantes est assurée par une méthode d’observation exigeant elle-même qu’on procède devant et avec les élèves à ces expériences dont l’inspecteur de Decazeville, dans le rapport cité  plus haut, se désole de l’absence quasi totale dans les classes (Revue pédagogique, du 15 février 1888). Un article antérieur, de R. Leblanc, sur « Les sciences expérimentales dans l’enseignement primaire » (Revue pédagogique, n° 8, août 1885, t. VII, p. 142-158), signale lui aussi les « réelles difficultés » rencontrées par les maîtres. Ces difficultés tiennent, assure-t-il, à ce que les sciences physiques et naturelles portent sur « un ensemble de faits », si bien que leur enseignement nécessite « de recourir à la méthode d’expérimentation et d’observation », une méthode « expérimentale et analytique, et non théorique et synthétique ».  

    Cela posé, procédons par ordre.

     

    a) Le contact avec des objets concrets et familiers

    Dès le milieu du XIXe siècle, l’observation et la manipulation d’une réalité sensible, immédiate, sont prescrites pour l’enseignement dans les écoles de la petite enfance (qui se nomment encore « salles d’asile »). Je me réfère aux auteurs déjà évoqués, M. Pape-Carantier et P. Kergomard, de même qu’à Denys Cochin et son Manuel des salles d’asile, de 1833 (titre exact de la première édition : Manuel des fondateurs et des directeurs des premières écoles de l’enfance…). Ce sont des auteurs et des textes qui jettent les bases des activités matérielles proposées aux jeunes élèves. Dans le même le sens, O. Gréard apprécie dans la méthode de Froebel (laquelle s’inspirait de la méthode de Pestlozzi) la relation des enfants avec le monde sensible qu’elle ménage. Ceci nous renseigne assez bien sur la norme théorique de la leçon de choses dans cette situation. Sur le plan théorique, cette norme se formule dans le concept d’intuition et l’idée de méthode intuitive. Il existe sur ces notions une abondante littérature, dans laquelle je n’ai pas besoin d’entrer, parce qu’on peut la résumer à quelques principes simples, et qu’en plus cela nous éloignerait des pratiques effectives. Je renvoie donc au livre de P. Kahn (La leçon de choses, op. cit.), et à F. Buisson, l’article « Intuition et méthode intuitive » de son Dictionnaire de pédagogie, et sa Conférence sur l’enseignement intuitif, dans les Conférences faites à l’exposition universelle de 1878, dont j’ai utilisé la troisième édition, de 1880, pp.  325-363). Voilà le commentaire de Gréard (L’instruction primaire à Paris…, op. cit., p. 71) :

     

    « Installer l’enfant devant une table commune, mais avec son siège propre et un espace qui lui appartient, de façon qu’il se sente maître de son petit domaine (…) lui apprendre en premier lieu, d’après des objets concrets exposés à son regard, balles de laines teinte et solides géométriques, à distinguer la couleur, la forme, la matière, les diverses parties d’un corps, de façon à l’habituer à voir, c’est-à-dire à saisir les aspects, les figures, les ressemblances, les différences, les rapports des choses ; - lui mettre à son tour les objets en main et lui montrer à faire avec les balles de laine teintes des rapprochements de couleurs agréables à l’œil, à figurer, avec des allumettes réunies par des boules de liège, des carrés, des angles, des triangles de toutes sortes, à dresser de petits cubes à côté, au dessus les uns des autres, en forme de croix, de pyramide, etc. ; - puis, soit à l’aide de bandes de papier colorié, pliées en divers sens, croisées les unes dans les autres, tressées comme un tisserand ferait une toile, soit avec le craton, l’exercer à reproduire, à créer des dessins représentant toutes les formes géométriques, en sorte qu’à l’habitude de l’observation s’ajoute peu à peu la faculté de l’invention ; enfin (…) profiter de cet effort d’attention éveillée et satisfaite pour fixer, dans son esprit, par de questions appropriées, quelques notions sur les caractères et les usages des formes… »

     

    La démarche évoquée confirme la référence, au moins idéale ou théorique (mais pas seulement), avec la méthode de Pestalozzi. Elle se fonde par ailleurs sur les « six dons » de l’enfance que l’analyse psychologique de Froebel avait identifiés. L’acte éducatif dont il est question commence donc par solliciter les sens de l’enfant, sous le regard et sous la main de qui l’on doit d’abord mettre des « objets concrets », afin de diriger son attention vers les qualités sensibles de ces objets -  c’est ce que résume la notion de l’« aspect » (saisie des ressemblances, différences, couleurs, formes, etc.).

    Avec les leçons de choses à l’école primaire, l’appui sur des objets et des savoirs tirés de l’environnement devient par conséquent une loi didactique fondamentale. Dans l’article de l’inspecteur Blanc, de Decazeville, que j’ai cité plus haut, celui-ci dessine un projet de programme qui intègre, à raison d’¼ d’heure par jour pour les élèves du Cours élémentaire, la nécessité de

     

    « développer l’esprit d’observation », en faisant des leçons de choses, en conduisant des « causeries », des exercices de langage (p. 122) ;  et l’inspecteur ajoute : « nous n’apprendrons rien à l’enfant qu’il n’ait déjà vu ou qu’il ne sache déjà ». Il faut « attirer son attention sur des faits et des chose connues de lui ». (…) « Nous ne ferons pas des leçons mais des exercices d’intelligence et de langage » (p. 123).

     

    On ne saurait trouver plus claire affirmation. Je vous invite à en mesurer le caractère spécial, eu égard à ce qui est souvent prêté aux pédagogues de la Troisième République. Je cite à nouveau, tant cette formulation est remarquable : « nous n’apprendrons rien à l’enfant qu’il n’ait déjà vu ou qu’il ne sache déjà ».

    J’ouvre maintenant un recueil de modèles de leçons de choses. C’est un ouvrage publié en 1906 par un professeur de l’école normale de la Seine (l’école normale d’Auteuil, à Paris, depuis les débuts de la Troisième république), R. Godefroy, intitulé L’éducation scientifique dans les petites classes. Sous titre : 40 leçons de choses d’après les choses (joli sous-titre, non ?). L’auteur présente les leçons de manière à ce qu’elles soient directement et facilement praticables par les instituteurs. Il indique les expériences à effectuer, il formule les questions à poser, les bonnes réponses attendues des élèves, et les explications savantes à fournir à la suite. Les différents moments d’observation et de dialogue conjoints sont ainsi programmés avec précision, avec force détails utiles. Le début de chaque leçon est en outre consacré à une définition de l’objet choisi (la « chose »), que suit la liste du matériel nécessaire pour procéder avec les élèves.

    Or l’intéressant, l’étonnant, pour nous qui aurions en tête des exposés scientifiques du type de ceux admis dans l’enseignement secondaire, c’est la série des 40 « choses » élues en tant qu’objets de savoir. On peut repérer, grosso modo, les groupes suivants. Il y a d’abord un groupe d’objets naturels inertes (le charbon, la houille, le verre, l’ardoise, l’eau…) -  ce à quoi on s’attend. Puis un groupe d’objets naturels vivants et animaux (le chien, la tête de lapin, l’œuf de poule, les os…). Puis des objets naturels vivants et végétaux (la pomme de terre, le haricot, le poireau, la cerise…). Ensuite des objets artificiels consommables, résultats d’une activité de fabrication (le vin, le pain…). Et enfin des objets artificiels utilitaires ; et c’est là qu’on découvre, parmi des choses comme le clou, le soulier ou l’enveloppe de lettres, des objets appartenant à l’univers scolaire lui-même : le papier, le crayon, l’encre, la craie, le cahier et le livre, la gomme à effacer… Parler d’objets familiers, prélevés dans l’environnement quotidien, n’est donc pas un vain mot. Je donne un exemple, sans doute courant, ce qui se confirmera plus loin : la houille. Voici quelques extraits du canevas (p. 44-49).

     

    En introduction : « La houille, ou charbon de terre, est une matière charbonneuse et schisteuse dont la comparaison avec les autres charbons et avec l’ardoise est fort instructive… »

    Matériel : « - Un morceau de houille devant chaque élève. – Une bougie.- Une terrine pleine d’eau.- Du savon.- Un morceau de coke.- Un échantillon de charbon de cornue, et, au besoin, quelques dérivés des goudrons de houille. »

    Et les questions :

    - Question : « Que pouvez-vous dire de la houille ?

    - Réponse : La houille est noire comme le charbon de bois ou la braise (…)

    - Question : On lui donne encore le nom de charbon de terre. Pourquoi ?

    - Réponse : Parce que c’est une matière charbonneuse qu’on tire de la terre (…) »

    Suit une explication scientifique du maître (je la reprends plus loin)

    - « Enfoncez l’ongle dans un morceau de houille (…)

    - Essayez de dessiner avec du charbon de terre (…)

    - Chauffons un morceau de houille à la flamme d’un bougie. Mais tout d’abord rappelons comment ont brûlé le charbon de bois, le fusain et la braise… », etc.

     

    La logique didactique à l’œuvre est bien celle que nous avons saisie dans le texte d’O. Gréard sur Froebel. C’est la logique dite par les pédagogues « intuitive », la logique d’une approche qui privilégie le contact sensoriel avec les choses environnantes. On commence par la forme, la couleur, le nom, etc., des objets. Je redis qu’à la méthode de Froebel a été accolée l’expression d’« enseignement par l’aspect ». Dans sa conférence à l’exposition universelle de 1878 que je citais plus haut, Buisson tire d’un manuel l’exemple de la règle d’écolier (approchée par le genre : « un objet d’école », puis les parties : « elle est sans parties », puis les qualités : « c’est un prisme », etc., p. 340-341). Le manuel de R. Godefroy vient de nous renseigner sur la présence d’objet de l’univers scolaire. Mais, à nouveau, n’oublions pas que le versant d’observation débouche sur un versant expérimental, qui est le propre des leçons de choses dispensées aux élèves plus âgés de l’école primaire. C’est ainsi qu’une leçon modèle présentée par l’instituteur Bouillette, d’Antouillet (je retourne dans la Seine-et-Oise), lors d’une conférence pédagogique tenue le 4 avril 1894 devant les instituteurs du canton de Montfort l’Amaury, propose un ensemble d’expériences relatives aux propriétés de l’air – avec une bouteille, une bougie, un œuf cuit dur, un  morceau de vitre… (in Bulletin annuel de la Société populaire d’encouragement à l’enseignement primaire, moral et civique du canton de Montfort l’Amaury, 1894 ; AD Yvelines, 37 T 327 ; également citée dans R. Crozet, op. cit., p. 269).

    Tout cela, j’en suis sûr, ravive pas mal de souvenirs chez les plus âgés d’entre nous. Certains de ces souvenirs conduisent au célèbre manuel de lecture courante, l’immense best seller scolaire de la Troisième république, Le tour de la France par deux enfants, dont l’auteur était Mme Fouillée, alias G. Bruno (référence à Giordano Bruno, l’astronome grillé vif sur le buché de l’Inquisition, en 1600, à Rome, pour avoir proclamé l’infinité de l’univers). Ce livre, publié pour la première fois en 1877, raconte le voyage des deux jeunes garçons qui, pour fuir l’Alsace annexée en 1870 par les Prussiens, sont partis à travers les chemins qui traversent  toutes les provinces françaises, pour retrouver leur famille éloignée. Construit sur le modèle des manuels de leçons de choses, l’ouvrage offre aux lecteurs, chapitre par chapitre, avec force images suggestives (un nouveau type de manuel, donc), une vision quasi touristique des lieux typiques où les deux petits marcheurs mettent les pieds  (touristique au sens du tourisme culturel d’aujourd’hui), tout en fournissant une approche des ressources, des activités, et aussi des monuments, etc., qui signent l’identité de la « petite patrie » en question. C’est ainsi qu’on aborde, en Lorraine, les rivières et les poissons, ou les vaches et le lait ; en Dauphiné, les mûriers, les vers à soie et le travail sur les cocons ; dans le Nord, les raffineries de sucre et la machine à filer le lin (sans parler des données historiques locales, très prégnantes dans la perspective patriotique)…

     

    Ici se pose une question. En parlant des difficultés rencontrées par les instituteurs qui se mettent dans le cas d’adopter les pratiques nouvelles, j’ai dit, dans la séance 7, que le savoir scolaire, comme savoir abstrait, ou conceptuel, et décontextualisé, était voué à supplanter les savoirs empiriques et contextualisés, donc pouvait entrer en conflit avec la mentalité des enfants issus des classes populaires, à la ville ou à la campagne. Or, apparemment, il se passe ici l’inverse, puisque la leçon de choses en appelle effectivement à des objets culturels et des savoirs familiers tirés du monde environnant, tirés de l’univers pratique dans lequel vivent les enfants, où ces objets sont aisément accessibles et compréhensibles. Ceci inflige-t-il un démenti à ma définition précédente ? Je réponds que non car, en réalité, l’idéal de la leçon de choses, son ancrage dans le quotidien et les notions non réfléchies, a justement pour fonction de faire accéder, dans un second temps, à la généralité et l’abstraction scientifiques. Il s’agit donc bien de conduire les élèves au registre des démonstrations relatives aux phénomènes et à leurs liens, c’est-à-dire à la formulation des lois scientifiques fondées sur des preuves. C’est même cela, la force de la leçon de chose, en ce temps où l’évolution pédagogique affronte le conflit décisif de la culture intellectuelle avec les cultures sociales ambiantes. Je prends pour exemple ce que je n’ai pas encore extrait du recueil du professeur Godefroy : les explications fournies après et en fonction des réponses des élèves aux questions de leur maître. Pour souligner l’importance de ces textes, l’auteur leur a accolé un liseré ondulé. Ce sont des textes davantage explicatifs que descriptifs cette fois, et on peut y voir la marque du saut qualitatif que l’élève est invité à accomplir pour se hisser à une attitude mentale qui, dépassant le contact sensible avec les choses, développe un raisonnement logique à propos des phénomènes observés, et met ainsi en œuvre une procédure logique. C’est donc une attitude moins spontanée que l’observation sensorielle pure et simple, mais qui atteint un plus haut degré de compréhension. Je reproduis le propos que le maître est censé tenir à ses élèves sur la houille, après avoir obtenu d’eux les réponses à ses premières questions sur l’aspect du morceau (la couleur, etc.) qu’ils tiennent dans leur main :

     

    « Le charbon de terre présente à sa surface des régions mates et des régions brillantes, comme vernies. Les régions mates semblent un peu poussiéreuses. Les régions brillantes forment des bandes irrégulières, à peu près parallèles, qui font d’abord penser aux objets polis par le frottement. (…) Cependant en y regardant de plus près, on s’assure que le brillant du charbon ne peut être dû au frottement, car on l’observe dans la masse même des morceaux de houille, en des points protégés contre tout contact avec l’extérieur… »

     

    b) La nécessité de questionner les élèves.

    Pour donner des indications sur la seconde composante de la leçon orale telle qu’investie sur le terrain de la leçon de choses, la composante du questionnement, du dialogue (dialogue très réglé et guidé, entendons-nous bien : il ne s’agit pour les élèves que de répondre à des questions précises du maître face aux objets et aux expériences), je puis m’approcher cette fois des normes d’usage. En voici une vision d’autant plus intéressante qu’elle s’étaye (pour nous, c’est une fois de plus), sur l’opposition de l’ancien, la lecture-récitation-copie, et du moderne, la parole-interrogation-restitution avec rédaction. C’est un article de la Revue pédagogique de 1885 (t. VI, n°1, p. 53 et suiv.), qui relate une visite d’inspection, effectuée par un certain G. J. Celui-ci est entré successivement dans deux écoles, dont il dit que chacune caractérise un type. Le mauvais type, d’un côté, c’est l’ancien ; et le bon type, de l’autre côté, c’est le nouveau.

    Dans la première école, où il est arrivé à 9h du matin, il a découvert une salle mal tenue, dont certains bancs étaient inoccupés, indice patent d’une trop faible fréquentation donc d’un maître qui ne suscite pas l’intérêt des familles. En entrant, l’inspecteur a trouvé des enfants qui n’avaient pas subi l’inspection de propreté. Face à eux se tenait l’instituteur, assis à son bureau, son chapeau sur la tête (en juin, précise l’inspecteur scandalisé par un tel laisser-aller!), faisant à sa première division la dictée (terme qui ne désigne pas l’exercice d’orthographe que nous connaissons, mais la transcription routinière de la leçon du jour, ou de la semaine) tandis que les élèves des deuxième et troisième divisions, censés copier une page, s’occupaient en réalité à découper du papier et à entailler les tables. Au fond se tenaient deux femmes du village, tricot à la main, à attendre que l’instituteur se libère et leur « fasse la lettre » dont elles avaient besoin ce jour-là. Dans cette école, le cahier de devoir mensuel était inconnu (vous vous souvenez de ce dispositif officiellement exigé en 1882 : j’en ai parlé dans la séance 6). Et dans les autres cahiers ? L’inspecteur a trouvé

     

    « d’interminables copies, d’une, de deux, jusqu’à deux pages et demi, prises à tort et à travers dans des livres d’arithmétique et de géographie ».

     

    Donc : pas de devoirs méthodiquement gradués ; pas de traces de corrections du maître, pas de notes marginales. Et bien sûr, pas de préparations de la classe. Conclusion de l’inspecteur, nous sommes « en pleine routine ». De plus, l’armoire-bibliothèque était vide, sous prétexte, que personne ne lisait dans le village. Je note au passage que nous discernons à travers ces critique le schéma normal de la pratique nouvelle que j’ai dessiné (mais qui reste à concrétiser) dans la séance 7 : préparation, exposé, exercices ou devoirs (donc aussi corrections, très importantes également).

    Alors, par opposition, qu’a vu l’inspecteur dans l’autre école, du hameau voisin ? Tout d’abord ceci : une salle agréable, ornée de tableaux, d’images et d’inscriptions, et où toutes les places étaient occupées, par… des enfants propres ; au plafond, une rose des vents. Ensuite, voilà ce qui nous intéresse plus particulièrement ; c’est une leçon sur la houille (qui devait donc être dans les objets les plus accessibles). A ce moment, le maître est

     

    « au milieu de ses élèves, tenant un morceau de houille dans une main, et un tableau d’images (produits de la houille) dans l’autre, et faisant une leçon de choses ; c’est intéressant, attrayant, vivant ; il sait se mettre à la portée des enfants qui sont suspendus à ses lèvres, qui prennent part à la leçon ; c’est à qui répondra le premier à la question du maître. » (p. 55)

     

    A la fin de l’heure, poursuit l’inspecteur, le maître fit répéter aux enfants ce qu’ils venaient d’entendre, puis il leur demanda de l’écrire pendant qu’il s’occuperait du Cours supérieur. Sur le bureau, il y avait un carnet de préparation dans lequel dans lequel  étaient notées, de façon laconique parfois, mais développée d’autres fois, les activités du jour. Quant aux cahiers des élèves, remplis de devoirs courts et gradués, ils étaient « revus avec soin » et comportaient sur chaque page la trace de la correction du maître (toujours, donc, le schéma normal que je rappelais plus haut). Tout ça, estime l’inspecteur, est donc excellent. D’ailleurs, dans cette école, tous les enfants lisaient et comprenaient ce qu’ils lisaient : leur bibliothèque étaient riche  d’une « une centaine de volumes ».

    Un récit éloquent au total. Remarquons que, pour la mauvaise école, le mot « routine », terme très dépréciatif, désigne l’ancienne habitude et non pas la nullité personnelle du maître. L’étude de Jacques Gavoille sur le département du Doubs mentionne une expression que je n’ai pas moi-même rencontrée, mais qui est tout aussi parlante : « faire sa classe à la vieille »… (J. Gavoille, Du maître d’école à l’instituteur. La formation d’un corps enseignant du primaire…, P.U. de Franche-Comté, Besançon, 2010, p. 265). Ensuite, versant positif, il se confirme que la leçon de choses, par opposition à l’activité de copie, exige un exposé oral qui, surtout, comporte cette phase dialoguée que je cherche à saisir, avec des questions que le maître adresse à ses élèves pour guider leur observation d’un objet, même si l’observation s’appuie aussi sur des images livresques (des lectures peuvent également intervenir). L’important c’est cela, les élèves qui  « prennent part à la leçon ». Nous constatons en plus que les élèves, après la leçon, devront rédiger un texte résumant ce qu’ils ont retenu, cette rédaction étant elle-même préparée par un moment oral collectif ayant pour but de produire une synthèse (je parle avec des termes d’aujourd’hui). C’est par conséquent le rapport entre l’observation de l’élève et les questions du maître qui fait que la leçon de choses et une variante de la leçon orale.

    Voici maintenant un cas similaire, peut-être encore plus proche d’une réalité quotidienne. Je le trouve à nouveau dans l’ouvrage de J. et M. Ozouf, La république des instituteurs, op. cit., p. 276. On est toujours avant 1914. C’est un instituteur de Salbris, dans le Loir-et-Cher, qui a sollicité un apiculteur nommé Morin. La situation ressemble à celle dans laquelle nous avons vu engagé cet autre instituteur évoqué par Marc Villin et Pierre Lesage (dans  La galerie des maîtres d’école…, op. cit.),  moins attiré toutefois par la nouveauté, mais qui est allé avec sa classe à la rencontre du maréchal-ferrant. L’instituteur de Salbris, quant à lui, a pris langue avec l’apiculteur pour que celui-ci accueille sa classe, une trentaine d’enfants de 11 à 14 ans. Il voudrait que ses élèves comprennent la manière dont le spécialiste s’y prend, par les manipulations appropriées des ruches, pour favoriser le travail des abeilles et augmenter la production de miel. Cet instituteur, pour répondre à la demande de J. Ozouf, a donc rédigé sur cet événement ancien un assez long texte, ce qui laisse penser qu’il y voit une activité typique de ce qu’il estime avoir été son excellence professionnelle, d’où une fierté qui s’attache à cette manière pédagogique difficile et nouvelle, réussie en l’occurrence, et qui dû le distinguer parmi ses collègues, les plus nombreux à ne pas avoir encore acquis ce niveau de compétence (je redis qu’il ne faut pas croire que ce soit très répandu à cette époque, même si l’histoire a validé la démarche) :

     

    « Je préparai de mon côté cette démonstration en parlant au préalable à mes écoliers de la vie des abeilles, et du rôle de la reine, des bourdons et des ouvrières dans la ruche (…). M. Morin avait disposé en ordre dans son atelier une ruche complète, une ruche démontée, une ruche avec fenêtre pour étude du travail, et une vieille ruche traditionnelle, des gâteaux de miel, du miel liquide, du miel figé, et un extracteur centrifuge du miel, avec l’appareil pour les fabriquer, tout ce qu’il fallait pour comprendre aisément l’exposé simple, concret, qu’il nous fit. Parfois, je sollicitais un complément d’explication. Et mes écoliers, pendant ce temps – ils en avaient l’habitude – prenaient notes et croquis. »

     

    Je retiens la dernière phrase de cet extrait : les écoliers ont l’habitude de prendre des notes et de faire des croquis. C’est une autre modalité de l’interaction  qui s’établit entre les élèves et le maître – ou la personne occasionnellement porteuse du savoir. Cette façon de faire, surtout dans une situation extra scolaire, se rapproche beaucoup - disons que nous sommes là sur le seuil - de ce qui se voudra bientôt une « pédagogie nouvelle », notamment celle imaginée et pratiquée par Célestin Freinet après la guerre de 1914. Soyons persuadés que le courant de réforme pédagogique du début du XXe siècle (je lui consacrerai un envoi bientôt) est ici constitué.

    Mais c’est une autre raison de mesurer la difficulté de la leçon de choses et plus généralement de la leçon orale, donc le caractère minoritaire des instituteurs qui déploient ces démarches au lieu de s’en tenir à l’ancienne manière livresque, ou bien de réduire la leçon de choses et le dialogue avec les élèves à un  commentaire de livre et d’images… Sur ce point, puisque j’ai cité l’étude de J. Gavoille, j’en profite pour dire que ses constats sur les instituteurs du département du Doubs entre 1870 et 1914 sont tout à fait similaires à ceux que l’on peut faire, pour la même période, sur le département de Seine-et-Oise, que j’ai plus précisément examiné. J. Gavoille explique que le principe de la leçon de choses est encore mal compris dans les années 1880, si bien que les inspecteurs du Doubs, comme la plupart de leurs collègues des autres départements, soyons-ne sûrs, ne cessent pas d’intervenir pour rappeler ce qu’ils estiment être le bon sens pédagogique : qu’on ne fait pas de leçons de choses sans choses, qu’on ne fait pas une leçon sur le coton sans un échantillon de coton, qu’on ne fait pas de leçons de botanique en hiver, etc. (J. Gavoille, Du maître d’école à l’instituteur…, op. cit., p. 291). Voir aussi, du même auteur, son ouvrage précédent, L’école publique dans le département du Doubs, 1870-1914, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 267-268).

     

     

     

     


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