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    séance 3

     CHAPITRE IV

     LIVRES ET LECTURES SCOLAIRES

     (suite et fin)

     

    Je vais achever cet excursus sur les livres scolaires, que j’ai entrepris pour qu’on aperçoive le lien existant entre la pratique nouvelle de l’enseignement et ce qu’elle prévoit et exige du côté des supports d’apprentissage. Ce lien est évident : plus est requise pour le maître une exposition orale autonome par rapport au livre, et moins le livre, le manuel scolaire que l’élève reçoit (éventuellement), est répété et récité : la lecture est toujours une activité importante, mais elle est désormais appariée à une explication (avant, pendant ou après) et, qui plus est, une explication de phénomènes accessibles à la rationalité, donc à l’intelligence des enfants. Et ce, quelque forme que prenne cette lecture, individuelle ou collective, silencieuse ou à haute voix (le plus souvent, en classe, à haute voix : nous ne sommes pas encore à l’époque de la lecture silencieuse).

    Michel Melot, dans son article « Le texte et l’image » (in Histoire de l’édition française, t. III, op. cit.,) note bien que les manuels de leçons de choses, tout comme les cours de dessin technique destinés aux ingénieurs, ont tout à fait intégré le rôle attribué à l’image (mais aussi aux schémas, photos, etc.) dans la diffusion et la production des connaissances, à cette époque qu’on peut qualifier de scientiste et (ou) positiviste parce qu’elle accorde la plus haute valeur intellectuelle aux sciences expérimentales et à la connaissance de la nature. Le même auteur signale par ailleurs que, jusque vers 1830, l’illustration est contrainte par le texte, donc les figures sont encadrées par des frontispices, des bandeaux, lettrines, etc. ; tandis que vers 1830, l’illustration s’impose par elle-même, malgré certaines réactions hostiles des milieux religieux, puisque, comme je l’ai indiqué, si l’image sert la production des connaissances, elle est aussi le langage des non lettrés ou des gens peu lettrés (à la même époque la bande dessinée apparaît aux Etats-Unis. En France, la « bulle » n’est pas encore admise : le texte est toujours renvoyé en bas de l’image). 

    3) Distinguons bien, même si on les rapproche, les livres scolaires, les livres récréatifs et les livres pour le peuple. Ce que j’ai voulu montrer dans la séance précédente, c’est que la présence désormais insistante des images dans les manuels scolaires sous la Troisième République est convergente avec les incitations à la leçon orale, et les progrès effectifs de cette manière d’enseigner. Dans la pratique, deux cas peuvent se présenter. La pratique la plus « moderne » est celle des maîtres qui utilisent les images en appui de leur explication orale. Une pratique moins moderne consiste à se contenter du texte du manuel et à montrer les images dans le cours de la simple lecture de ce texte, sans autre intervention orale. Mais dans tous les cas, les images deviennent le facteur essentiel de la compréhension (attendue) des élèves. Au total, comme je l’ai déjà dit, les manuels admettent désormais une autre finalité didactique, et de ce fait, ils ne sollicitent plus les mêmes facultés mentales, ni les mêmes habitudes intellectuelles.

    Je parle à l’instant d’une pratique plus « moderne » en ce qu’elle ménage une utilisation des images avec une explication indépendante de la lecture. Or dans le cas des sciences et de la leçon de choses, on va voir les maîtres recourir aux manuels et aux images à la place des « choses ». C’est une sorte d’effet pervers des images, si le terme n’est pas trop fort. P. Kahn remarque que l’observation des choses s’effectue alors, et s’effectue seulement par le truchement de l’image des choses (La leçon de choses,  P.U du Septentrion, 2002, p. 90). Les Instructions officielles de 1882 parlent d’ailleurs d’« explication par l’image », et c’est bien ce que cherchent à offrir les nouveaux manuels, qu’on appelle de ce fait des livres « intuitifs ». Telle est sans doute la norme dominante, dans cette période de transition, des années 1880-1914. Cette norme est d’ailleurs promise à un très bel avenir en histoire, à partir du moment où elle prescrit en général l’usage de documents, ce qui est le cas dès avant 1900 (voir le livre d’A. Pizard, de 1891, cité l’an passé, séance 7), et ce qui fait toujours l’objet d’incitations après 1950 (voir à ce sujet le récent livre de Benoit Falaize, L’histoire à l’école depuis 1945, P.U. de Rennes, 2016, p. 96 et suiv.).

    Prenons la géographie. Dans cette matière, ce qu’il faut montrer aux élèves est déjà de l’ordre de la représentation comme sont des cartes ou des plans, ou bien est seulement accessible par  une représentation comme sont des reliefs ou des paysages. Les nouveaux manuels de cette période, en plus des fameuses cartes murales que tout le monde a en mémoire (les cartes de Vidal de la Blache, dites « Vidal-Lablache », publiées par Armand Colin – à l’heure actuelle, on en trouve souvent à vendre dans les brocantes), ont donc beau jeu d’intégrer tout un dispositif iconographique de ce genre, marquant ainsi le rejet des anciennes nomenclatures à mémoriser et réciter, sur le mode quasi catéchétique. Pierre Giolitto dans le second tome de son Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, sur les méthodes d’enseignement (Nathan, 1984, p. 217-218), parle en ce sens d’une période intermédiaire dès avant la Troisième République : il s’agit de manuels de géographie qui ménagent à la fois une place pour un texte d’explication et une place pour un questionnaire sur le mode ancien des nomenclatures à apprendre par cœur.

    Cela étant, les nouveaux manuels ont pu être utilisés aussi bien à l’ancienne manière à laquelle je viens de faire allusion, c’est-à-dire comme des morceaux à lire, retenir et réciter, en l’absence d’explication du type d’une leçon orale. Nous savons bien que de nombreux instituteurs des années 1880-1890 et au-delà ne se sont pas en état de changer leur pratique et d’adopter les nouvelles manières, y compris celles de lire en mettant en rapport images et textes dans le cadre d’une explication et d’un questionnement adressés aux élèves. Pour eux, les nouveaux manuels, avec ou malgré leur imagerie, offrent encore la possibilité de négliger les normes nouvelles et de s’en tenir aux anciennes. On peut penser que la solution adoptée par la majorité des maîtres a donc été la suivante : un peu d’observation d’images et beaucoup de lecture et de récitation des textes (quelques instituteurs, peu nombreux, comme Célestin Freinet après la guerre de 14, se débarrasseront tout à fait des manuels, du moins les traditionnels livres de classe).

    Cela étant, on constate que, si les instituteurs qui se contentent de faire lire un livre sans accompagner cette lecture d’une prestation orale de leur part se font tancer par les inspecteurs, ces derniers ont quand même montré une certaine tolérance dès lors que les maîtres s’appuyaient sur les manuels nouveaux. Une telle tolérance était d’autant plus plausible que la leçon orale, et c’est bien logique, ne rejetait pas toute sollicitation de la mémoire (logiquement, puisqu’elle ne renonçait pas à l’usage des livres en général). Les auteurs des nouveaux manuels avaient bien prévu de recourir à la mémoire, au « par cœur », sans qu’il s’agisse là d’une simple concession à la routine encore prégnante dans les pratiques des maîtres. Une forme de mémorisation devait forcément être associée à la leçon orale (à ce que devrait être cette leçon dans l’idéal), et les manuels conservaient donc un grand souci de ce genre d’apprentissage, même avec ce qu’ils offraient d’images et de liens entre textes et images, peu propices à la simple et sèche récitation. Pour ce faire, les éditeurs introduisirent des artifices de mise en page, des variations typographiques notamment. Voyez par exemple le manuel d’instruction civique de Paul Bert, de 1883 : image en frontispice, texte avec des caractères gras etc.

     

     

    Surtout, ces sortes de manuels ont prévu des résumés clairement séparés des autres types de textes. On le voit en histoire comme dans les autres matières. En histoire, un manuel comme celui de Lavisse, qui eut tant de succès (La première année d’histoire de France, 1876 pour la première livraison), prévoyait ainsi une série de questions à poser après lecture du chapitre, et les réponses à ces questions devaient être retrouvées et prélevées dans le texte même des leçons...

    Cela conduit à faire l’hypothèse que, si le manuel scolaire devient un support courant et systématiquement utilisé à ce moment de l’évolution des pratiques d’enseignement (d’autant que les instructions officielles en exigent l’usage, comme en histoire, en 1890, pour le Cours moyen et le Cours supérieur), c’est parce qu’il réalise ce genre de compromis, disons mieux : de synthèse (provisoire) entre la nouvelle exigence d’explication orale et l’ancienne habitude de lire devant les élèves et de les faire lire pour mémoriser. Je prends la précaution de dire que cette idée de compromis du moderne avec l’ancien n’est valable que dans le cas précis où les instituteurs ont utilisé les manuels nouveaux, illustrés, en faisant effort pour s’arrêter sur les images, les arguments associés aux images, mais sans intégrer totalement l’orientation pédagogique moderne. Du point de vue des autorités, un tel arrangement entre les deux types d’usage est acceptable, souhaitable même, à la condition expresse que l’enjeu d’intelligence prime toujours la visée de mémoire pure et simple (je reviendrai sur cette dualité de la mémoire et de l’intelligence, qu’on a déjà entrevue l’an passé, et qui est le grand leitmotiv du discours des réformateurs républicains, aussi bien au niveau de l’enseignement primaire que de l’enseignement secondaire).

    Dans la Revue pédagogique, n° 8 du 15 août 1885, un article signé R. Leblanc, dispense des conseils aux professeurs d’écoles normales, et ce sont des recommandations relatives à la formation des instituteurs à la pratique de l’enseignement scientifique à l’école primaire. R. Leblanc précise (p. 153) que les programmes de 1882 prescrivent pour l’école primaire « les sciences physiques et naturelles et leurs applications à l’agriculture et à l’industrie », et il explique l’importance des manipulations et des expériences effectuées devant les élèves instituteurs, pour aborder telles ou telles notions du programme. Ensuite de cela, pour énoncer les normes de ces « leçons de sciences » à l’école primaire, donc de la leçon de choses, il dit que ces leçons : « doivent consister principalement en lectures appropriées et en explications et causeries à propos de ces lectures ». Nous avons donc là une confirmation singulière de l’évolution et de ce que j’ai qualifié (prudemment) de compromis. Demeure bien une lecture, mais en contrepoint de « causeries ». D’où les conseils suivants : chaque semaine, à l’heure de la leçon de choses, faire quelques expériences simples, mais en liaison avec la « lecture scientifique » qui entraîne des explications très accessibles. L’auteur rejette à ce niveau les explications « purement verbales », qui seraient hors de portée de l’intelligence de l’élève. L’enfant, poursuit-il, doit être le « témoin des principaux phénomènes qu’on doit lui expliquer », et pour ce faire, il faut effectuer des expériences en employant, pour les décrire, des termes à sa portée (c’est un « enseignement par l’aspect », d’après la phraséologie en vigueur, évocatrice de Froebel). Et si le maître sait guider son jeune auditoire, « il provoquera une foule de réflexions », moyennant quoi il pourra « faire exprimer de vive voix, ces observations et ces réflexions ».

    Le fait que ce genre de compromis soit officiellement encouragé ou du moins approuvé par les autorités, apparaît bien dans l’étude de René Crozet sur Les instituteurs de Seine-et-Oise vers 1900 (Musée départemental de Saint-Ouen l’Aumône, 1991), par exemple, p. 264,  d’après le récit d’un ancien élève de l’école d’Ennery, à propos de l’enseignement de la langue française, lorsqu’il est question de grammaire et d’orthographe (cf. le cours de l’an passé, séance 9 ; je rappelle qu’il s’agit de  matières très importantes dans la perspective du certificat d’études. L’enseignement de l’orthographe, obsédant pour la raison que je viens de dire, a quand même souvent été fait au forceps avec des enfants parlant mal le français à leur arrivée en classe - les instituteurs étant du reste persuadés d’accomplir sur ce plan une mission « civilisatrice »).

    Dans  cette étude de R. Crozet, l’enseignement de l’histoire est un cas tout aussi probant. En Seine-et-Oise, le règlement local de 1894, suivant les textes ministériels, organise cette matière selon les modalités suivantes : au Cours préparatoire, sont prescrits des récits et des « entretiens familiers » sur les principaux faits de l’histoire nationale (c’est à ce niveau de classe que l’illustration semble la plus appréciée des instituteurs, conformément à ce qui est indiqué par les programmes émanant du ministère) ; au Cours élémentaire, on doit exposer l’histoire de France avant 1453 ; au Cours moyen on doit traiter la période qui s’étend de la fin du Moyen Age jusqu’à « nos jours » ; et enfin au Cours supérieur il faut aborder les « notions d’histoire générale ». Mais c’est alors, et alors seulement qu’il est possible de remplacer l’exposé oral par la lecture d’un livre, soit un livre qu’on fait lire, soit un livre qu’on lit devant les élèves, chapitre par chapitre, étant entendu que dans les deux cas la lecture doit être assortie de commentaires et d’explications distincts. R. Crozet précise d’ailleurs (p. 264 toujours), que certains instituteurs, plus désireux d’aller dans le sens de la norme nouvelle, dénoncent la possibilité de lecture comme une concession aux pratiques anciennes. Le rapport rédigé suite à une conférence pédagogique tenue le 21 novembre 1894 à Montmorency, signale que l’instituteur Henri Murgier, « croit que c’est faire un retour en arrière que lire ou faire lire l’histoire pour l’enseigner » - à quoi l’inspecteur répond que cette faculté donnée aux maîtres par le règlement s’adresse à ceux qui ne se sentent pas encore en mesure de faire leur leçon différemment. Un tel échange nous renseigne donc très précisément sur le compromis entre l’ancien et le moderne, et sur cette phase de transition, qui peut même admettre des retours en arrière. Nous saisissons là très exactement le processus d’évolution des normes. Et par la même occasion, nous vérifions qu’un tel processus ne peut certainement pas se comprendre comme un passage dans la pratique de principes théoriques ; il s’agit bien plutôt de normes pratiques officielles, encore minoritaires, qui s’adaptent pour devenir majoritaires, et qui ne peuvent se diffuser qu’en suscitant les compromis dont je parle…

     Remarques complémentaires.

    1. Sur l’administration étatique du livre scolaire (la législation, les autorisations, les préconisations, etc.), voir le très long article du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, de Ferdinand Buisson, édition de 1911 (téléchargeable à l’Institut français de l’éducation). Je recommande également la synthèse d’Alain Choppin, « Le livre à l’école », dans l’anthologie que j’ai dirigée, Une histoire de l’école, Retz, 2010. Alain Choppin, récemment disparu, était le grand spécialiste de l’histoire des manuels scolaires en général. Son œuvre sur ce sujet est immense.

    Concernant l’enseignement de l’histoire à l’école primaire, les processus de décision sont bien décrits par Patrick Garcia et Jean Leduc dans L’enseignement de l’histoire en France, de l’Ancien Régime à nos jours (Armand Colin, 2003, p. 112 ; voir aussi Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école de la IIIe République, PUF, 1996, p. 72). C’est l’époque où Lavisse a commencé de publier son célèbre manuel, que j’ai cité. Un arrêté du 16 juin 1880 a accordé la liberté de choix des manuels, mais l’instance qui décide est une Commission départementale (où les instituteurs sont représentés), le Conseil supérieur de l’Instruction publique gardant toutefois une possibilité de refus. Dans ce contexte, les éditeurs font appel à de nombreux professeurs d’Université, et développent des collections qui couvrent tous les niveaux de la scolarité primaire (l’intérêt des universitaires pour le « primaire », intérêt qui entraîne un réel effort pour s’adapter à l’âge des enfants, notamment en adoptant dans leurs textes le ton d’un dialogue familier, est une originalité de l’époque, qui témoigne de l’adhésion de ces milieux au projet scolaire de la République…). En fait, en histoire,  l’iconographie est de plus en plus abondante au fil des années (images de souverains, de monuments, représentations de scène historiques fameuses, etc.), ce qui encourage un usage sur le modèle de la leçon de choses, étant entendu, comme je le disais plus haut, que les images tiennent lieu de choses finalement. 

    2. J’ai dit que, lorsque l’histoire de l’enseignement s’est intéressée à la lecture scolaire, elle avait été peu sensible à cette évolution des manuels, l’admission exponentielle des images, pourtant très visible dans les années 1880. En dehors de l’histoire de la lecture, donc dans une autre optique, deux articles d’Yves Gaulupeau ont cependant porté centralement sur cet objet culturel singulier : l’image dans les livres de classe. Un article publié dans la revue Histoire de l’éducation, n° 30, 1986, s’intitule « L’histoire en images à l’école primaire. Un exemple : la Révolution française dans les manuels élémentaires, 1870-1970) ». Cette étude a traité 200 manuel et 2600 images, et elle a fourni de nombreuses données quantitatives sur les images, la mise en page, le rapport du texte à l’image, les espaces respectivement occupés par l’un et par l’autre, etc. ; mais elle a été plus soucieuse des contenus véhiculés que des formes de l’utilisation pédagogique des dites images. Du même auteur, dans la même revue, n° 58 de 1993, un autre article porte sur « Les manuels scolaires par l’image : pour une approche sérielle des contenus ». Il a été conçu dans le même esprit d’une analyse du contenu et de l’évolution du contenu des images, de leur « message », y compris politique ou idéologique.  Y. Gaulupeau, qui a très bien remarqué « l’invasion progressive du livre scolaire par l’image » (p. 108) a pris cette fois pour objet les images relatives aux colonies - l’« épopée » coloniale française, dans les manuels d’histoire du Cours préparatoire, du Cours élémentaire et du Cours moyen, de 1880 à 1989, et il notamment mesuré l’évolution de la place accordée à ces images dans les manuels rédigés pour ces différents niveaux de la scolarité. Il a en outre distingué quatre catégories d’images liées à l’empire colonial : des portraits, des scènes (un fait précis), une imagerie exotique, des cartes. Et dans tous les cas, il a commenté le fait  que la finalité des images dans les manuels est bien de soutenir les leçons, donc d’argumenter et d’expliquer aux élèves.

     

    3. Il manque à mon exposé un paragraphe sur les techniques d’illustration, dont l’évolution est la première condition, une condition à la fois matérielle, certes non négligeable, et culturelle, de l’intégration des images par les livres, et avec un coût peu élevé pour que les livres restent bon marché et puissent de ce fait être répandus dans les écoles et gagner un très large public. Il y a sur ce sujet pas mal d’études spécialisées, qui relèvent de l’histoire de l’art et de l’histoire des techniques (sous l’angle des techniques de reproduction) et non de l’histoire de l’enseignement. Sans m’y attarder, je veux quand même indiquer la différence entre les techniques qui se sont succédées : la gravure sur bois (qui a elle-même connu plusieurs formes), puis la gravure sur métal et la lithographie (dont ai parlé dans la séance précédent à propos de la chromolithographie et de l’image trouvée au musée de Laguiole que j’ai insérée dans mon texte).

    Pour celles et ceux qui n’ont aucune idée de ces techniques, il faut juste savoir que, dans le cas de la gravure, déjà très pratiquée à la Renaissance, on plaque une feuille de papier sur la surface du bois gravé, surface préalablement encrée, et c’est le relief qui est ainsi imprimé (si c’est une gravure « en creux », l’impression s’effectue sur ce qui est en creux, non en relief). En revanche, dans le cas de la lithographie, inventée fin XVIIIe siècle, on procède sur la base d’un simple dessin sur une pierre calcaire (on enduit d’une solution spéciale les parties non dessinées), et on a donc dans ce cas une impression « à plat ». Un siècle plus tard, la pierre sera remplacée par des plaques métalliques, de zinc ou d’aluminium, simplifiant ainsi le travail d’impression par des machines, les presses lithographiques. Même type d’évolution dans la gravure, lorsqu’au bois succède le cuivre (« taille-douce »), puis l’acier. Evidemment, tout cela sera bouleversé, après l’arrivée de la photographie, par les possibilités d’impression des photographies, la photogravure, qui commence au début du XXe siècle. Dès 1905 apparaissent dans l’édition scolaire les premiers clichés tramés, qui permettent de reproduire des tableaux, par exemple, ou d’autres types d’œuvres, sans qu’on ait besoin de solliciter un dessinateur.

    La lithographie on l’a vu, comme chromolithographie, offre la possibilité d’appliquer des couleurs, chaque couleur nécessitant une impression distincte (il y a donc plusieurs impressions pour une seule et même image). En fait, l’impression en couleurs a posé de nombreux et complexes problèmes au XIXe siècle. Ces problèmes, aussi bien économiques que techniques, ne sont résolus que vers les années 1880… D’où les manuels scolaires des années 1900 et suivantes ! Laissons cela. Voir sur ce sujet l’article exhaustif de Annie Renonciat, « Les couleurs de l’édition au XIXe siècle : ‘Spectaculum horribile visu ?’ », dans la revue Romantisme, 3/ 2012, n° 157.

    Encore un mot sur la lithographie. Très utilisée après 1850, elle permet une impression rapide et facile, mais elle contraint à figurer les images hors-texte. Elle est donc plutôt utilisée pour l’impression des estampes populaires sous forme de feuille séparées, ce qui remplace et supplante la gravure sur bois des images d’Epinal. La gravure sur bois quant à elle, est utilisée jusqu’à la fin du XIXe siècle pour des vignettes de petit format, en noir et blanc, insérées dans le texte ; c’est par conséquent le procédé employé par l’édition scolaire. La lithographie est aussi évoquée par Walter Benjamin dans un essai fameux de 1936, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (in Essais 2, Denoël-Gonthier, 1971). Benjamin réfléchit alors sur le fait que, grâce à la lithographie, l’art graphique peut, pour la première fois, se répandre sur le marché « non seulement en masse (…) mais sous des formes chaque jour nouvelles » de telle sorte que le dessin s’impose désormais à l’actualité quotidienne et devient le « collaborateur de l’imprimerie » (p. 89).

    Plus généralement, disons, pour aller vite, qu’au XIXe siècle, quand l’image investit les livres de classe, c’est bien parce qu’on peut facilement combiner texte et image. Or, pour mettre en œuvre un tel jeu éditorial libre, on utilise ce qui s’appelle la « gravure sur bois de bout », une gravure effectuée sur des blocs de bois sciés perpendiculairement aux fibres, donc une gravure en relief très fine, et c’est cela qui autorise l'impression simultanée de l'image et du texte. Au final, l’image est intégrée à la typographie et elle entretient avec le texte les rapports que l’on souhaite, y compris dans une perspective didactique. C’est aussi ce qui intéresse l’édition scientifique, les périodiques illustrés, et aussi la littérature, dans les livres  destinés à la jeunesse : les romans de la comtesse de Ségur de Jules Verne sont tous très richement illustrés. L’illustration s’attire d’ailleurs le concours de graveurs ou illustrateurs qui sont de grands artistes, comme Gustave Doré (qui a illustré les fables de La Fontaine), Honoré Daumier (connu pour ses caricatures d’hommes politiques), ou bien encore Paul Philippoteaux, l’un de ceux qui ont illustré les Voyages extraordinaires de Jules Verne pour l’éditeur Hetzel. Mais la gravure sur bois de bout est un procédé qui reste grossier et qui vise principalement le marché populaire. 

     4. J’ai déjà attiré votre attention sur la nécessité d’analyser les phénomènes culturels sans les séparer les uns des autres s’ils s’inscrivent sur le même registre, s’ils relèvent d’une seule configuration, ce qui signifie qu’il y a entre eux des connexions, des rapports plus ou moins directs ou proches. En l’occurrence, puisqu’on a (facilement) rattaché la leçon orale à un certain usage des livres, il faut se demander comment la lecture a elle-même évolué, comment elle a été encadrée en tant qu’elle est un acte du maître face aux élèves et un exercice des élèves commandé par le maître. En tout état de cause, on constate que la manière de lire évolue en même temps que les supports de la lecture. Assez logiquement, les normes de la lecture scolaire (à haute voix) évoluent tout bonnement parce qu’en fonction de l’idéal scientifique et rationnel auquel se réfère la leçon orale (en histoire, en sciences, etc.) il est devenu essentiel de procéder à une lecture intelligente, ce qui engage à combattre un ânonnement mécanique et inexpressif. Pour simplifier (et un peu caricaturer), je dirai qu’à l’époque des « livres à la fois instructifs et intéressants » qui ont remplacé les « livres ennuyeux » (je cite un texte d’E. Jacoulet, « Un nouveau cours d’histoire », dans la Revue pédagogique, n° 3, 15 mars 1886,  p 235), on ne pouvait plus lire le Tour de la France par deux enfants, un livre de lecture courante qui pouvant aussi bien faire office de manuel de leçons de choses, comme Les devoirs d’un chrétien, en usage chez les frères des écoles chrétiennes…

    La nécessité de cultiver chez les instituteurs de nouvelles compétences en ce sens apparaît très bien dans la Revue pédagogique que je cite à l’instant (c’est une source que j’ai présentée l’an passé, voir la séance 1). De manière générale, l’attention s’est portée sur les points suivants (je reste très schématique, n’ayant pas jugé utile pour le moment de poursuivre l’investigation sur cette question) : 

    - sur le goût de la lecture, qu’on entend créer et affermir par la lecture des classiques, chose d’autant plus difficile que les jeunes élèves-maîtres, assure-t-on (à juste titre) sont issus de milieux où ces sortes d’habitudes n’existent pas. Exemple, dans le n° 8, du 15 août 1883, p. 166 et suiv., une  « Note en réponse à cette question :  ‘quelle place faites-vous dans vos divers enseignements à l’exposé oral et quelle place au livre…’ ? » par « une maîtresse professeur d’Ecole normale ». Dans le n° 2 du 15 février 1891, p. 197, un autre auteur, sur le même sujet cite une circulaire sur les écoles normales primaires qui recommande de consacrer aux lectures historiques ou littéraires deux séances par semaines, qui devraient avoir lieu de 5 h à 6 h le soir. Autre exemple, parmi beaucoup d’autres on s’en doute : dans le n° 8, du 15 août 1893, p. 128, « Quelques réflexions d’une directrices sur les études littéraires à l’école normale »

     - sur la lecture expliquée des auteurs français, qui ne doit plus être réservée à l’enseignement secondaire (vaste question !). Exemple, le n° 4, du 15 avril 1889, p. 327 et suiv., reproduit une conférence de Léon Robert donnée à l’Ecole normale primaire supérieure de Fontenay-aux-roses, le 20 mars 1889. L. Robert considère que la lecture expliquée est « un de nos principaux exercices » (ce qu’atteste l’arrêté du 5 avril 1881 pour le brevet supérieur), et il approuve une circulaire du 25 février 1881 qui demande aux jurys de chercher à savoir si le candidat a lu, s’il aime lire et s’il sait lire les classiques, « les monuments de notre littérature » (p. 334). L’histoire de ce problème, à cette époque, est retracée par Anne-Marie Chartier, dans les Discours sur la lecture, op. cit., p. 229 et suiv. Elle évoque précisément p. 232  les cours de lecture dans les écoles normales.

     

    - sur la diction qu’il faut absolument améliorer (avec l’intonation s’il y a lieu). Exemple, dans le n° 4, du 15 avril 1885, p. 351 et suiv, Mme Cécile Gay prononce une conférence au cours normal des écoles maternelles de Mme Delabrousse, à Paris. Elle défend la diction d’après les procédés mis au point par M. Legouvé, et elle entend lutter contre l’« atroce rengaine » qui servait « de type aux lectures et aux récitations dans tous les établissements d’instruction publique »…

     - et évidemment, au fondement de tout cela, côté des élèves, se pose le problème de l’apprentissage de la langue française. Exemple, dans le n°10, du 15 octobre 1893, p. 289, des « Notes d’inspection » au sujet des Cours préparatoires  et de la nécessité d’y pratiquer « les exercices de langage et d’intelligence pour apprendre aux élèves à parler le français ». L’auteur préconise deux leçons de 30 mn par jour et l’enseignement simultané de la lecture, de l’écriture et de l’orthographe.

    A ces interrogations et préconisations viennent en outre s’ajouter celles sur les exercices de rédaction…

    Je m’en tiens là.

     


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