• séance 12

     

    Chapitre II

     (suite)

     

     

    II Les maîtres (suite)

    3) Le travail des maîtres dans les classes :  quelques données générales

     

    Cette question finira le paragraphe sur les maîtres mais pas ce chapitre (sur le contexte organisationnel des anciens collèges). Car pour finir le chapitre je me situerai du côté des élèves (ce sera un paragraphe III), élèves dont il faut que je décrive les différentes catégories avec les pratiques et les contraintes propres à chacune (contraintes d’organisation, toujours, ce qui inclut cette fois la discipline). Ceci viendra après l’été. Un envoi devrait suffire.

    Au total, j’ai donc pris beaucoup plus de temps et de pages que je le pensais au départ, au point que je ne suis pas encore parvenu au cœur du sujet que j’ai annoncé (les pratiques concrètes d’enseignement et d’apprentissage des anciens collèges) : ce sera donc l’objet, peut-être unique, de mes envois de l’année prochaine.

     

    Pour saisir maintenant les cadres généraux du travail des régents dans les collèges du XVIe au XVIIIe siècle, demandons-nous d’abord quelles sont, en moyenne, dans les habitudes communes, les obligations auxquelles doivent se plier les maîtres dans ces établissements (comme on parle aujourd’hui d’« obligations de service »).

     

    a) Pour ce qui concerne la Faculté des arts de Paris, toujours en suivant M. Targe (Professeurs et régents de collège…, op. cit., chap. V, p. 125 et suiv.), les statuts de 1600 ont défini un exercice de 5 ou 6 heures par jour. C’est en fait 6 heures pour les professeurs de philosophie, et 5 heures pour les régents de grammaire. Dans ce dernier cas, le matin de 8 h à 10 h, puis de midi à 1 heure, et enfin de 3 à 5 heures. Pour les professeurs de philosophie, la 6ème heure a lieu soit de 6 à 7 heures en hiver, soit de 5 à 6 heures après Pâques. Les mêmes statuts imposent à tous les maîtres de faire une heure de classe le dimanche, après le dîner. A cela s’ajoutent d’autres obligations, en particulier des répétitions les lundi, mercredi et vendredi. M. Targe ne dit pas quand, mais on peut supposer plusieurs choses, soit le soir, soit dans les intervalles entre les heures des leçons, fin de matinée, début d’après-midi. Si c’est entre les heures de classe, ceci serait alors le schéma déjà existant, que les jésuites vont aussi adopter, et qu’on va retrouver dans les lycées et collèges du XIXe siècle, à savoir l’alternance des heures de classe et des heures d’étude, ces dernières consacrées à la mémorisation des leçons, à la copie, ou à certains travaux écrits comme la rédaction ou mise au propre des choses dictées (on verra s’il y a ou non prise de notes plus libres ; quant aux devoir écrits, ils ne rentrent que très lentement et progressivement dans les mœurs), etc. Les répétitions (repetitiones), ce sont des récitations des leçons (morceaux de livres lus et expliqués surtout, qu’il s’agisse de livres d’auteurs canoniques - qui sont plutôt présentées sous forme de recueils, ou de manuels comme pour la grammaire latine), et des révisions des leçons déjà apprises et récitées.

    Dans la séance 8, j’ai cité un écolier du XVIe siècle, Henri de Mesmes, qui évoque le collège de Bourgogne à Paris, un collège qu’il fréquente à partir de 1542, à l’âge de dix ans. Il parle dans le même sens de lectures (leçons) « jusqu’à dix heures sonnées, sans nulle intermission », et il évoque également des répétitions qui ont lieu après 5 heures du soir, « au logis ». L’emploi du temps obéit donc à la même logique, il se fonde sur le même genre de découpage des activités un siècle plus tard.

     

    Remarque 1

    Je viens de le dire, au XVIIe siècle, il y a encore peu de devoirs écrits exigés des élèves des collèges. C’est l’époque où cette pratique apparaît et où donc s’amorce seulement sa conquête de la vie scolaire, ce qui se produit effectivement chez les jésuites. J’y reviendrai. Ceci implique que les principaux exercices sont encore oraux. Et parmi eux figure la très traditionnelle dispute qui, issue du Moyen Age, a été maintenue à la Faculté des arts par l’article 43 de la réforme de 1600. La dispute est également prescrite par le guide règlementaire des jésuites de 1599, le Ratio studiorum, qui la tourne vers ce que les jésuites nomment « concertations ». Pour le dire vite, la dispute est un échange d’arguments où s’opposent deux élèves – mais sur une base de leçons apprises par cœur, récitées et re-récitées. Cet exercice, qui concerne les classes d’humanités, de rhétorique et de philosophie, s’effectue sous le contrôle des maîtres, et il a lieu aussi bien parmi les seuls élèves, en classe, qu’en public ; et dans ce dernier cas, il se déroule avec solennité, en présence des parents et des amis des élèves requis. Imaginez la situation s’il s’agit de familles titrées, illustres… Cela dit, la dispute peut n’être qu’un simple jeu de questions-réponses, y compris, pour les classes d’humanités, sur des textes grecs ou latins dont il faut fournir préalablement la traduction en français.

     

    On voit que, défini par les statuts de 1600, le service des maîtres des collèges de la Faculté des arts est très lourd. Mais il semble avoir été un peu allégé par un règlement du 15 novembre 1626 (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, op. cit., p. 126), qui supprimera certaines leçons et fixera la durée des classes à trois heures matin et soir. Mais c’est au XVIIIe siècle, en 1725, qu’un règlement limite la durée des classes à 2h ¼ , ce qui sera aussi à peu près l’usage des jésuites. On arrive alors à 4 heures et demie  par jour, au lieu des 6 heures initiales, étant entendu que les leçons passent de deux à une heure l’après-midi de certains jours. Sont par ailleurs prévus de nombreux jours de congé  en plus des samedis après-midi et des dimanches, autre réduction de la charge de travail : 38 jours fixes par an, plus des congés mobiles - Pâques, Ascension, Pentecôte, et d’autres. Quant aux vacances, elles débutent soit à la fin d’août (pour les classes de philosophie), soit au début de septembre, soit encore à la mi–septembre pour les autres classes, avec une rentrée commune le 1er octobre. Ce sont donc des durée très courtes pou nous. Il faut toutefois constater que des règles générales comme celles-là firent l’objet de nombreux aménagements, selon les collèges et le bon vouloir des principaux.

    En dehors de leur enseignement, les professeurs doivent évidemment assumer d’autres obligations. Les unes sont religieuses (assister aux offices, surveiller leurs élèves dans la chapelle…) ; d’autres sont institutionnelles, comme le maintien de la discipline, la préparation et la participations aux cérémonies car les professeurs des hautes classes rédigent les discours de rentrée, et ils composent les tragédies qu’on fait jouer à titre de réjouissance au moment de la distribution des prix.

     

    b) Et chez les jésuites ? Retournons à Poitiers, au collège de Sainte-Marthe, que nous commençons à connaître (grâce à J. Delfour,  Les jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 278 et suiv.). Durant toute la première partie du XVIIIe siècle, on y voit une organisation du travail enseignant très proche de celles que je viens de décrire pour les collèges de la Facultés des arts de Paris. Les maîtres ont une classe de deux heures le matin, soit de 7 h à 9 h en été, soit de 8 h à 10 h en hiver ; et une autre l’après-midi de 3 h à 5 h ou de 2 h à 4 h. Toutefois la durée des classes est ramenée à 1h 30 pour les philosophes et les théologiens. Dans ce collège de Poitiers toujours, le samedi matin est consacré aux récitations des leçons de la semaine : une nouvelle fois je vous invite à constater la permanence et l’importance des efforts de mémoire, et en particulier la sollicitation orale de la mémoire.

    Dans ce collège, la rentrée a lieu, selon les époques, soit au milieu d’octobre, soit à la Toussaint. Et c’est à ce moment que l’on invite les élèves à changer de classe pour « monter » dans la classe supérieure s’il y a lieu, c’est-à-dire s’ils ont prouvé leurs acquis lors des examens passés avant les vacances. Pour les mêmes raisons,  les nouveaux venus  ne seront affectés à telle ou telle classe qu’après avoir subi un examen comparable. Officient pour ce faire les professeurs concernés, sous la direction du préfet des études - qui emporte la décision en dernier recours.

     

    Remarque 2

    Disons un mot de ces examens, qui sont pour une part écrits. A Louis-le-Grand (voir G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, op. cit., t. 1, p. 199), ces « examens de passage », qui ont lieu avant les vacances, et sont absolument exigés en sorte qu’ils permettent de résister aux demandes éventuellement contradictoires des familles, consistent d’abord en compositions en prose latine ou en vers latins ou grecs (oraisons, thèmes, épîtres, poèmes…), sur la base de sujets dictés et très courts. Après ces compositions, chaque candidat se présente devant un jury, muni d’un dossier contenant certains de ses devoirs de l’année écoulée, pour une nouvelle épreuve, orale cette fois. Le Ratio studiorum, dans la règle numérotée 270 (p. 140 de l’édition Belin de 1997 par Adrien Demoustier, Dominique Julia et al.), dans la partie consacrée au « préfet des études inférieures », exige des examinateurs qu’ils regardent les « catalogues » établis par les maîtres, ces registres ou carnets relatifs aux travaux de chaque élève, pour apprécier éventuellement les progrès accomplis dans l’année. Lors de cette comparution, plusieurs modalités d’interrogation peuvent être adoptées. Le jury peut demander au candidat de retrouver les règles contre lesquelles il a fauté lors de sa précédente composition, dont une partie corrigée lui est alors remise. Le jury peut également demander à l’élève de faire (oralement toujours) un thème, ou bien une version. Quand les résultats sont proclamés, l’élève est soit reçu et accepté dans la classe supérieure (Ascendat), soit refusé (Maneat) et doit redoubler, soit encore il est objet d’un doute  (Dubius) et il lui faut repasser l’épreuve à la rentrée suivante.

    G. Dupont-Ferrier (idem, p. 200) nous apprend qu’au XVIIe siècle, dans ce collège qui est encore « de Clermont », les passages  se font non pas seulement en fin d’année, mais deux fois l’an, par semestre. Cette pratique est confirmée par l’étude de C. Tachet sur le collège jésuite de Dijon (L’organisation de la vie au collège des Godrans…, op. cit., p. 78-79). Dans ce cas en effet, sont programmés pour les hautes classes deux sessions d’examen, l’une en mars et l’autre en juin. Lors de la session de juin, l’élève, en plus de la composition, est interrogé sur le programme de l’année. Evidemment, le jugement final (qui  donne lieu à un classement), prend en compte la conduite de l’élève. Les jurys sont composés du Principal, du sous-principal, du professeur de la classe de l’élève et de celui de la classe supérieure.

     

    Pour nous approcher un peu plus de la réalité du travail des maîtres dans les collèges jésuites, intéressons-nous maintenant aux dispositifs qu’ils ont mis au point et qu’ils utilisent systématiquement pour gouverner leurs classes. Ici, l’originalité et, une fois encore, l’efficacité, des jésuites, sont très remarquables. Cela se joue à deux niveaux. D’une part, au niveau de la répartition des activités dans le temps de la journée, d’autre part au niveau de la gestion du groupe, dont on sait qu’il peut atteindre une taille faramineuse, 200 et jusqu’à 300 élèves. Ces deux plans dessinent une sorte d’idéal type du travail des maîtres dans un collège jésuite, et ce pendant plusieurs siècles assurément.

    1. La répartition des activités, c’est-à-dire l’organisation globale de la vie scolaire dans le collège, obéit à la distinction, dont j’ai parlé en commençant, entre moments de classes et moments d’études. De quoi s’agit-il ? De ce découpage du temps quotidien entre la classe proprement dite, en présence du professeur, et d’autres moments, avec d’autres adultes, de statut spécial, notamment les préfets chez les jésuites. On parlerait aujourd’hui d’« études dirigées » ou d’« études surveillées », mais la comparaison n’est pas judicieuse, car aujourd’hui c’est une variante nettement moins prégnante et assez marginale, alors qu’elle est centrale dans l’ancien système, du moins au XIXe siècle.

    Je souligne : au XIXe siècle. Car, après avoir exposé ces définitions, je dois manifester une sérieuse réserve, dans la mesure où ce dispositif à double détente, la classe et l’étude, est surtout visible (et il est souvent décrit), en effet, au XIXe siècle (ne serait-ce que parce que les études sont alors surveillées par des personnages nouveaux et importants, les « pions »), alors que sous l’Ancien Régime et à la Renaissance, on le voit assez mal. Donc je dois être très prudent quand je dis qu’il s’agit d’une pratique ancienne et fondamentale, d’autant que les travaux sur lesquels je m’appuie ne livrent pas grand-chose à ce sujet (comme je le dis et le redis, mon enquête se base sur des sources secondaires car je n’ai pas moi-même effectué un travail d’archive. Ma prudence est donc l’effet de… mes scrupules, et de mes remords, peut-être). Bref je dois dire que, si le dispositif classe-étude existe, c’est seulement en germe, et dans certains collèges, les Grands collèges notamment, et qu’il a du se régulariser lentement. J’ai reparlé plus haut de l’emploi du temps de l’écolier Henri de Mesmes, au collège de Bourgogne, en 1542, et il contient bien des répétitions qui ont lieu après 5 heures du soir, « au logis ». En fait, pour que le dispositif se généralise, il a sans doute fallu que soit résolu un problème de place, de locaux, tout simplement. J’en veux pour preuve la description du collège Louis-le-Grand par G. Dupont-Ferrier (Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, op. cit., t. 1, p. 101), où nous constatons que ce que nous nommons aujourd’hui, d’après cet auteur, « salles d’études », c’étaient en fait, en ce temps, dans ce collège, de petits appartements (situés dans les étages alors que les salles de classe étaient au rez-de-chaussée), qui étaient d’abord comme tels  des logements. Et il y avait deux sortes de ces logements : soit des dortoirs c’est-à-dire des chambrées de trois, quatre  ou dix élèves (il n’y a pas toujours eu un lit pour chacun), pour les boursiers ou bien les pensionnaires payants ; soit de véritables petits appartements particuliers, pour les élèves fortunés, qui pouvaient payer plus cher que les autres. Or les chambres et leurs occupants étaient mises sous la surveillance d’un préfet, et comme on sait qu’avec cet adulte se faisaient des répétitions, nous pouvons faire l’hypothèse que là est le fondement (l’embryon ?) de la pratique des « études » après et entre les classes, d’autant qu’était aménagé dans ces chambrées un endroit pour le travail scolaire. En conséquence, ce qui apparaît probable, c’est que ce système d’études distinctes de la classe ne trouvera sa pleine efficacité que dans le cadre de l’internat, donc avec des élèves pensionnaires dans le collège même.

    On  peut en outre se reporter aux prescriptions du Ratio studiorum, dans la règle numérotée 280 (toujours dans l’édition Belin de 1997, p. 142), qui évoque le « temps de travail personnel », et demande, comme quelque chose d’« important », que le préfet des études, avec d’autres préfets ou certains maîtres, s’attachent à répartir soigneusement « le temps des élèves », et fixe pour chacun ses « heures de travail personnel ». Vont dans le même sens les indications données par F. de Dainville (dans La naissance de l’humanisme moderne…, op. cit.). Dainville parle par exemple, pour un collège du XVIe siècle, à Agen, d’études placées, l’une, avant la classe du matin, l’autre, après la classe du soir (voir ci-dessous). Ceci se comprend en outre en référence à des manières de faire antérieures et admises dans les villes. Par exemple, en 1590, à Agen, ce sont les autorités de la ville, les Consuls, qui imposent aux jésuites le découpage suivant, conforme aux horaires définis plus haut, et qui, de ce fait, laisse bien place à des moments supplémentaires par rapport aux classes :

     

    «  Les enfants viendront audict colliège ung peu avant l’heure de huit heures du matin, et après qu’ils seront venus, fairont prières à Dieu et estudieront leurs leçons. Les leçons se commençeront et feront depuis huict heures jusques à dix le matin ; après midy les leçons se feront depuis trois heures jusques à cinq… » (Dainville, idem., p. 322).

     

    C’est à la suite de cet extrait que Dainville précise la norme des études dans ce collège : l’une, qui dure une heure, a lieu avant la classe du matin, l’autre, qui dure deux heures est placée le soir, de 4 h ½ à 6 h ½, les deux étant occupées aux travaux personnels et aux devoirs donnés en classe. Sans parler de la répétition (dite aussi réparaison ou réparation), une heure entre le dîner et les classes de l’après-midi. Une heure jugée pénible et même nocive au cours du temps…

    Quoi qu’il en soit, les études sont un mode d’action pédagogique que je considère comme une innovation essentielle pour deux raisons. D’abord parce que, présent en germe au XVIe siècle comme j’en fais l’hypothèse (plausible), il caractérisera également, très longtemps après, et sous la même forme, le lycée (je rappelle que la fondation du lycée est de 1802, et que le lycée redevient collège royal après l’Empire). En l’occurrence, ce qui appartient au lycée appartient aussi à des établissements plus modestes, municipaux. Ensuite, autre raison de souligner l’importance de ce système : c’est que le temps d’études quotidien à côté du temps de classe, et un temps d’études au moins aussi long, voire plus long que le temps de classe, est tout à fait cohérent avec le projet d’une pédagogie qui se propose de gérer toute la vie enfantine, et plus concrètement qui vise une imprégnation culturelle permanente de l’esprit des élèves, une sollicitation continuelle – de la mémoire avant tout : d’où les récitations et les répétitions, effectuées aussi bien en classe (avec le professeurs ou avec d’autres élèves chargés de cette tâche – ce dont je vais parler tout de suite) qu’en étude,  y compris le soir, dans les chambres sous la conduite d’un « préfet », pour les différentes catégories de pensionnaires.

     

    2 A l’inverse de la répartition du temps scolaire entre classes et études, la gestion spéciale du groupe d’élèves par les professeurs jésuites suscite de la part des historiens et dans les monographies dont je me sers des descriptions non seulement abondantes mais très semblables, au point qu’on se demande si les auteurs ne se sont pas copiés les uns les autres. Cela m’évite des scrupules, cette fois. Voyez J. Delfour sur Poitiers (par exemple p. 283 et suiv.), G. Dupont-Ferrier sur Louis-le Grand (par exemple p. 200 et suiv.), Camille de Rochemonteix sur le collège de La Flèche (par exemple, dans le t. 3, p. 51 et suiv.), F. de Dainville (par exemple, p. 144) - pour ne citer que ceux à qui j’ai déjà emprunté certaines descriptions dans cette séance.

    De quoi s’agit-il ? Il s’agit du système des décuries et de leurs décurions, à savoir des groupes de dix élèves, comme leur nom l’indique. Il se peut que ce système provienne des inventeurs de la classe de niveau (dont j’ai parlé en 2013, séance 4), les Frères de la Vie commune, à Liège, mais aussi du collège de Guyenne sous la direction de Gouvéa (dont j’ai parlé dans la séance précédente). L’astuce est la suivante : les groupes appartiennent à deux camps distincts et opposés, romains et carthaginois (deux ennemis irréductibles de l’antiquité latine comme il se doit dans ce contexte de culture humaniste ; et, au passage, on ne peut pas ne pas remarquer la connotation belliciste). Il y a une hiérarchie entre les groupes. Dans chaque camp, chaque groupe, de celui des meilleurs élèves jusqu’à celui des plus faibles, est constitué avec un souci d’homogénéité, si bien que tout élève d’un groupe dans un camp a un émule (un adversaire et je dirai presque: un ennemi personnel !) dans le groupe correspondant de l’autre camp. De plus, comme je le disais, chaque décurie, dix soldats, est dirigée par un décurion, lequel est un élève distingué par le mérite qu’il a pu démontrer dans ses travaux et sa conduite. Le système a donc un préalable formel : il faut d’abord qu’un certain nombre d’élèves ait été placé au dessus des autres à cause de sa réussite aux compositions (ce sur quoi insiste J. Delfour, qui est plus confus sur le reste), pour qu’ensuite parmi eux on choisisse les décurions. A ces élèves, on attribue donc des marques d’honneur, des titres – toujours à la manière antique : tribuns, prêteurs, censeurs, et au sommet, le vainqueur est imperator. Tous, étant associés au maître, prennent place près de la chaire, sur les bancs du devant (il n’y a pas de tables dans les salles où se donnent les leçons, sous l’Ancien Régime). Puisqu’il s’agit de réussite à des épreuves, cela signifie aussi que ces statuts ne sont jamais attribués à titre définitif : les sièges sont, dirions-nous aujourd’hui, éjectables.

    Il est clair que ce dispositif assez simple mais très lourd, actualise le principe fondamental de l’émulation. Ce principe, qui est une des grandes spécialités historiques des jésuites, est donc toujours actif  dans le dispositif : à la fois dans la classe totale, comme concurrence entre tous les élèves pour la conquête des dignités suprêmes et des fonctions associées à ces dignités, mais aussi dans chaque décurie comme concurrence de chaque élève-soldat avec son émule de la décurie d’en face.

    Durkheim, dans L’évolution pédagogique en France (cf. édition PUF, 1969, pp. 243-245), a mis ce principe en rapport avec la mentalité d’uns société et d’une classe aristocratique qui, depuis la Renaissance, sont de plus en plus attirées par un intérêt individualiste, un souci de gloire personnelle, cette « passion égoïste » qui dénote un affaiblissement du sentiment du devoir.

    Quant au professeur, il pilote l’ensemble grâce à quoi il peut manier, plus ou moins aisément on s’en doute, un effectif énorme (G. Dupont-Ferrier, à propos du collège Louis-le-Grand, Du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, op. cit., t. 1, p. 198), parle de dédoublement en sections distinctes à cause d’effectifs qui atteignent jusqu’à 300 élèves – sur tu total de plus de 3000 dans l’établissement), tout en préservant, et c’est là l’important, le schéma fondamental de la classe de niveau, avec son programme spécial et sa progression réglée dans la transmission de ce programme. Veillant donc à la bonne marche de l’ensemble, le professeur observe précisément l’effectuation  des tâches confiées aux élèves choisis pour diriger les autres. Observateur et juge scrupuleux, le professeur n’est donc pas inactif : il corrige, rectifie et parfois appelle tout une décurie auprès de lui pour effectuer sa correction et l’assortir d’explications.

    Dans le Ratio studiorum il y a une chose intéressante à constater. C’est que le système n’est pas mentionné pour lui-même, pas décrit, alors que certaines règles de discipline le sont. Le grand problème du Ratio, il est vrai, c’est bien plutôt l’enseignement des contenus donc les programmes et les différents exercices. C’est sans doute pourquoi les décurions ne sont mentionnés qu’en rapport avec certaines tâches. Pourquoi cette remarque ? Parce qu’un tel écart entre la pratique enracinée et le texte plutôt discret sur ce point pourrait provenir du fait que la pratique, déjà habituelle, est donc très évidente, donc qu’elle est un acquis qu’il n’est pas utile de normer plus qu’elle ne l’est déjà dans les habitudes de ceux qui la mettent en œuvre… sans se poser trop de questions.

    Je reste encore un peu sur le Ratio, pour donner quelques exemples. Dans les « Règles communes aux professeurs des classes inférieures »,  la règle numérotée 343 (p. 155 de l’édition Belin citée plus haut), sur les exercices de mémoire, édicte : « Les élèves réciteront aux décurions les prélections apprises par cœur ». La règle 360 (idem, p. 161), à propos des décurions, prescrit :

     

    « Le professeur établira encore des décurions, qui feront réciter les leçons retenues de mémoire, rassembleront les devoirs pour le professeur et annoteront d’un point sur un cahier tous les cas où chacun aura commis une faute de mémoire, où il aura omis de rendre un devoir, où il n’aura pas apporté un double exemplaire…. ».

     

    Ces indications du Ratio nous renseignent donc sur les interventions que le professeur font effectuer par leurs aides que sont les décurions (c’est aussi ce que décrit F. de Dainville, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 144) : ils font réciter les leçons (et une récitation a lieu, dans ce cadre de la décurie, à chaque début de classe), recueillent les copies, vérifient le soin, et avant cela contrôlent les présents en remplissant un registre spécifique. Mais j’ai bien souligné le rôle capital de l’émulation. Ceci se marque du fait qu’il n’y a pas d’interrogation ou de récitation d’un élève seul : l’élève qui répond ou récite a près de lui, en face, son émule. Si donc l’un hésite ou se tait, l’autre peut parler à sa place ;  s’il se trompe, l’autre peut rectifier. Un texte provenant de Lyon, cité par le père de Dainville (idem), explique cela en disant :

     

    « Et sera permis aux aultres, la mesme leçon escoutant le rendant, le reprendre s’il fault ; et par telle repréhension leur sera quelque petite gloire adjugée par le précepteur… ».

     

    Le système d’émulation a, ou disons aurait pour fonction, en plus de ses supposées vertus morales, de tenir tout le temps tout le monde en haleine. Il ne permettrait jamais le moindre relâchement… Tout ça soulève ma perplexité. Mais je note qu’un tel idéal est prégnant dans le monde scolaire moderne puisqu’on le retrouvera dans l’enseignement mutuel du début du XIXe siècle, au niveau primaire, et dans des situations également caractérisées par des classes très populeuses.

    Divers jugements ont été portés sur ce système. La plupart sont laudatifs, mais…venant de personnes en connivence avec les jésuites et le monde catholique. Ainsi Jean de Viguerie, dans son petit texte de synthèse (« Le collège jésuite comme programme d’un projet culturel », in La culture comme projet de société, coll., Institut collégial européen, 1991, p. 51), parle de la « force de cette pédagogie de vigilance continuelle ». On pourrait se laisser séduire… Mais voyons un auteur républicain de la Troisième République, comme le philosophe Gabriel Compayré. Celui-ci, dans un article sur les jésuites (dans le Dictionnaire de F. Buisson, édition de 1911  - numérisé et téléchargeable à l’Ifé, à Lyon), fait entendre un tout autre son de cloche (expression mal venue pour parler d’un laïc militant !), car, constatant que, chez les jésuites, même un élève qui a été surpris à parler français au lieu de latin peut être signalé au professeur par le décurion, Compayré en déduit que les élèves privilégiés ne sont que « des espions entre les mains des maîtres ».

     

    Remarque 3. En guise de conclusion.

    S’il fallait dessiner un portrait social, et, pourquoi pas, psychologique, du régent de collège sous l’Ancien Régime, quels traits de ce type, social et psychologique, faudrait-il mettre en lumière ? A mon avis, deux principaux, concernant du moins le XVIIe siècle, âge d’expansion du collège (pour toutes les caractéristiques sociales, économiques, les carrières, etc., des professeurs, voir l’ouvrage de B. Noguès sur les régents parisiens de 1598 à 1793, Une archéologie du corps enseignants, op. cit.).

    Une première particularité du régent de collège dans la société de l’âge classique (moins dans celle du XVIIIe siècle d’ailleurs), c’est sa relative austérité, proche du modèle religieux, monastique (sans s’y résumer). Le régent, en dehors de ses classes, mène une vie non pas entièrement recluse, mais assez austère, sans beaucoup de contacts avec le monde extérieur ni, bien sûr avec ce qu’on appelle les « gens du monde ». Certains collèges ont un très grand rayonnement (songez aux collèges royaux comme Louis-le-Grand ou La Flèche), mais ils sont  des lieux de culture protégés, donc, autant que faire se peut, séparés – condition de l’imprégnation culturelle et de la préparation spirituelle des enfants à la vie chrétienne telle que souhaitée par les maîtres d’autant plus s’ils appartiennent à une compagnie religieuse comme les jésuites. La mentalité des maîtres dans ce contexte est bien éclairée par une anecdote que rapporte M. Targe (Professeurs et régents de collège…, op. cit., p.250). C’est l’histoire d’un maître qui est aussi un ecclésiastique, et qui s’avise un beau jour de satisfaire sa curiosité pour enfin, une fois au moins dans sa vie ( !), aller au théâtre. Mais comme cette incursion dans le « monde », précisément, ne répond pas à sa condition de prêtre, notre régent, craignant d’être reconnu en si douteuse posture, imagine d’abandonner son habit ecclésiastique afin de paraître, en quelque manière, déguisé. Or pour ce faire, il n’a à sa portée que les vêtements de sa grand-mère, dont il ne se doute pas que la mode est périmée depuis cinquante ans ; si bien que, accoutré de manière aussi grotesque, explique M. Targe, et faisant un effort aussi visible pour se dissimuler, il déclenche dans le théâtre une suspicion générale qui se solde par une esclandre et l’intervention de la police. Au bout du compte, le lendemain « tout Paris savait l’aventure. Le malheureux fut impitoyablement chansonné… » (M. Targe, idem).

    L’autre élément qu’il faudrait analyser pour saisir la personnalité du maître de cette époque, c’est le statut qu’il endosse dans ses relations avec les élèves. On connaît l’hypothèse de Ph. Ariès, que j’ai reprise à mon compte (dans la séance 7), d’après laquelle l’institution-collège a achevé ou provoqué la disparition  des sociabilités communautaires qui avaient cours dans les écoles des facultés du Moyen-Age et les a remplacées par une stricte soumission des enfants à l’autorité des adultes. La hiérarchie a pris le pas sur cette sorte de proximité égalitaire qui prévalait dans les corporations traditionnelles (les Nations dans les Universités, avec des élections, etc., ce qui n’interdisait pas des relations de subordination très sévères, par exemple entre jeunes et anciens).  Il n’y a pas à revenir sur cette hypothèse. Toutefois, on peut penser que la situation nouvelle, qui livre une notion moderne d’éducation, fondée sur une discipline à laquelle les élèves se soumettent sans contrepartie (ce qui ne va pas sans désordres et, parfois révoltes violentes), cette situation de distance hiérarchique entre maître et élèves a longtemps toléré, en particulier en dehors des sociétés religieuses, des manières de coexister plus conformes aux usages des communautés anciennes. A nouveau, il faut imaginer un processus assez lent et discontinu, ce qui explique la persistance de certaines habitudes ou même de situations traditionnelles.

    Je pense d’abord au fait qu’à un certain moment, les professeurs des collèges ont pu héberger des élèves dans leurs propres logements. Ce fut le cas à Paris, lorsque les Principaux décidèrent de ne plus loger ni nourrir leurs régents, si bien que ceux-ci migrèrent soit vers des particuliers, soit vers les collèges sans exercices (sans classes) et qui logeaient peu de boursiers. C’est alors que certains des premiers en profitèrent pour  prendre avec eux quelques élèves (M. Targe, Professeurs et régents de collège…, op. cit.,  p. 209), ce qui suppose le partage d’un minimum d’intimité. Jusqu’à quel point ? Je l’ignore, mais on peut tout imaginer (remarque inadmissible pour un historien académique…), depuis la connivence jusqu’à la maltraitance.

    Voici un autre exemple, assez étonnant. Dans les collèges de la Faculté des arts de Paris, lorsque les élèves doivent effectuer le paiement prévu, au XVIe siècle et probablement au XVIIe (l’enseignement sera décrété gratuit par un édit de 1719), ils s’adressent eux-mêmes à leur maître de façon rituelle et avec un certain faste. Je tire à nouveau cette anecdote de M. Targe (idem, p. 167).  En l’occurrence, au moment prévu, chaque semestre, les élèves insèrent dans un citron ou dans un gobelet de cristal cinq ou six écus d’or, qu’ils présentent ensuite à leur maître, accompagnés par des musiciens, au son du fifre et du tambour. Et c’est le début de réjouissances collectives (la fête du « petit Lendit ») dans lesquelles les maîtres eux-mêmes offrent à leurs élèves un grand banquet, à propos duquel, relate M. Targe, les maîtres

     

    « ne rougissaient pas de se plier à des rôles où leur dignité n’était pas sans beaucoup souffrir. On les voyait courir au marché, acheter des provisions, s’empresser à la cuisine, et faire eux-mêmes les apprêts et le service du festin qu’ils payaient. Ils s’improvisaient échansons [= ceux qui servaient à boire aux rois et aux princes], boutiquiers, cuisiniers, et n’avaient pas honte de s’abaisser à des emplois si peu conformes à leur caractère. Pour que la fête fût complète, ils avaient eu soin de louer des chanteurs et des musiciens, qui se faisaient entendre pendant les repas, et dont les airs bachiques égayaient les convives. » (M. Targe, idem, p. 166-167).

     

    Le rituel du paiement est aussi décrit par A. Franklin (La vie privée d’autrefois… Ecoles et collèges, op. cit., p. 216). Cet auteur nous apprend que "lendit" signifie "offrande", et qu'en fait, pour la dite offrande des écus d'or avec le citron, on mettait des amandes dans la coupe de cristal qui contenait le tout. J'aime beaucoup ce genre de détail...

    On notera dans l'extrait ci-dessus les accents moralisateurs bien plus typiques des pédagogues du XIXe siècle, très soucieux, en plus, de la hiérarchie qui sépare les maîtres de leurs élèves et situe les premiers toujours bien au-dessus des seconds. Quelques temps après le banquet, les élèves rendaient la pareille à leur maître, et c’étaient de nouvelles agapes. Le rigorisme de l’âge classique a bien évidemment réagi contre ces festivités qui se concluaient parfois (nous dit-on) par de véritables débauches, et, dès les statuts de 1600, elles furent interdites – sans toutefois disparaître du jour au lendemain.

     

    La suite et la fin de ce chapitre après l’été…

     


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