• 2017-5 Culture (3) : poésie

    Séance 5

     

    CHAPITRE III

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS (suite)

    3) Littérature

    a) Les auteurs et les oeuvres

     

    b) Deux séries de précisions utiles

    Une dernière série de remarques me semble utile pour donner une vision globale des contenus de culture (auteurs et œuvres) faisant l’objet principal de l’enseignement des collèges. Voici donc quelques indications sur la manière dont les textes sont abordés, pour saisir l’état d’esprit qui préside à la définition et à la mise en œuvre des tâches que les élèves devront effectuer. Il s’agit pour moi de poursuivre l’analyse de la culture scolaire dispensée par les collèges de l’Ancien Régime. Je m’efforce de pénétrer un peu plus dans l’univers mental à l’intérieur duquel les corporations de professeurs de ces époques choisissent ces contenus de culture et les rendent enseignables à l’aide d’exercices appropriés (je me situe toujours dans la période XVIe -XVIIIe siècle).

     

    Première série de remarques : sur la poésie.

    On a vu avec quelle insistance la poésie est aussi bien présentée par les programmes des maîtres qu’elle évoquée dans les souvenirs des élèves. Lorsqu’on a cela en tête,  se pose en premier la question de l’intérêt que les humanistes éprouvent pour la poésie. Quelles raisons peut-on trouver à cette prédilection pour la poésie en général et en particulier dans le cadre éducatif et scolaire ? Nous connaissons les grandes lignes de la réponse à cette question, mais il faut la reprendre pour accéder à une première compréhension des exercices imposés aux collégiens. Voici pour ce faire un document du début du XVIIIe siècle ; un peu tardif, j’en conviens, mais riche d’informations pour ce qui me préoccupe maintenant. C’est le texte d’un jésuite, le Père Brunoy, publié dans les Mémoires de Trévoux plus exactement intitulés Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux arts, une publication mensuelle rédigée par un groupe de Jésuites durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle, et formant au total le très justement fameux Journal de Trévoux. En l’occurrence le texte que je vous propose de lire est de mai 1722 :

     

    « N’est-il pas vrai que pour bien juger d’une pièce exquise de Lully ou de Campra, d’un tableau du Corrège ou de Raphaël, il faut non seulement avoir approfondi en spéculation les principes de la musique et de la peinture, mais encore avoir fait au moins quelques essais de composition dans chacun de ces genres ? Autrement on sent mais on ne sait pas ; on sent même beaucoup moins, on marche à tâtons, on ne peut penser ni parler juste ni de l’art ni des délicatesses. (…)

    Appliquez ceci à la poésie latine à plus juste titre. Personne n’aura la clef ni de l’ingénieux Ovide, ni du sage Virgile, ni du galant Horace, s’il ne s’est, pour ainsi dire, naturalisé dans le siècle d’Auguste par une imitation du langage, des manières, des tours, de la cadence qui règnent dans les écrits de ces illustres morts … Sans les secours de la poésie latine, on n’acquiert point l’intelligence parfaite des modèles latins… La poésie latine ne fait pas le génie ; mais elle sert à le régler en lui faisant pénétrer ses modèles… La poésie, généralement parlant, enseigne à faire un choix de mots, de pensées, de tours ; à retrancher, à polir, à rimer, à donner de l’ordre aux idées et de l’harmonie aux phrases ; or ce que fait la poésie en général pour façonner le style, la poésie latine le fait bien plus sûrement pour former le goût, puisqu’elle apprend à suivre les routes secrètes de la nature que les Anciens ont si bien trouvées. » (cité par C. de Rochemonteix, in Un collège de Jésuites… La Flèche…, op. cit., p. 72).

     

    Je pense pouvoir tirer de ce texte les indications suivantes, en allant de la plus théorique à la plus didactique :

    1. « parler juste », avec « délicatesse »… : la  poésie et surtout la poésie antique est censée offrir un modèle de beauté et d’élégance dans l’usage de la langue. Nous avons là une problématique du goût ; et cette visée esthétique, c’est bien ce qui a pris place dans la culture et l’enseignement. Pas besoin d’ajouter  quoi que ce soit à cette proposition que j’ai énoncée à plusieurs reprises sous d’autres formes.

    2. « donner de l’ordre aux idées et de l’harmonie aux phrases » : si la poésie travaille l’organisation des phrases, elle est tout aussi attentive à celle de la pensée ; c’est pourquoi l’élève doit la rencontrer dans son ascension jusqu’à l’art de discourir, la rhétorique. Ceci suppose que l’utilité de la poésie est comparable et associée à celle de la grammaire – d’ailleurs le traité de Despautère (que j’ai présenté dans la séance 2) consacre plusieurs de ses parties à la poésie, après la grammaire proprement dite (on a vu l’importance d’une grammaire sur laquelle ne pèse plus la vieille dialectique).

    3. « une imitation du langage, des manières, des tours, de la cadence qui règnent dans les écrits de ces illustres morts… » ; retenons la référence au processus didactique fondamental de l’imitation ; c’est pour nous une confirmation, sans attendre la description des tâches correspondantes.

     

    Une fois qu’on a aperçu la place de la poésie, de plus en plus marquée à partir du XVIe siècle, dans l’univers artistique et intellectuel des humanistes, on peut comprendre le destin scolaire de cette discipline, la poésie  (« discipline » au sens strict du mot et non pas au sens scolaire actuel, dérivé). C’est dès la fin du XVe siècle, en 1489, que l’Université de Paris prévoit (accepte !) une explication des poètes, qui aura lieu après le repas pendant une heure. C’est ce que nous disent – mais sans les précisions indispensables (quel repas ?), ni  les sources (et je n’ai pas pu vérifier), Yves Giraud et Marc-René Jung, dans la (bonne et méconnue) série Littérature française, publiée chez  Arthaud en  1972, le n° 3, La Renaissance, t. I, 1480-1548. Les poètes  concernés par ces leçons nouvelles, ce sont les latins, bien sûr, Virgile, Ovide, Térence, mais aussi quelques contemporains, comme Pétrarque – l’Italie est évidemment très à la mode, on le voit à l’abondance du vocabulaire importé à la Renaissance (nombreux sont par ailleurs les maîtres et les artistes italiens qui viennent exercer leurs talents en France -  comme Léonard de Vinci sous François 1er). Plus précis mais avec une érudition qui, du coup, nous prive d’informations de base dont nous aurions besoin, un article de Jean Lecointe porte sur « La poésie parmi les arts au XVIe siècle » - article publié dans le recueil de Perrine Galand-Hallyn et Fernand Hallyn, Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle (Droz, Genève, 2001).

    Au début du XVIe siècle, l’enseignement de la grammaire est prépondérant alors que le schéma pédagogique de la faculté des arts (le trivium suivi du quadrivium) est encore en place, ce qui ne sera plus le cas avec le déplacement des études dans les collèges, qui fera éclater ce dispositif. Avec les collèges, la répartition nouvelle des études en classes successives (inaugurée à Paris au collège de Montaigu – c’est la  source du modus parisiensis,  mis en place parallèlement à la méthode des Frères de la Vie Commune aux Pays Bas),  instaure une sorte de subdivision du trivium. A Montaigu, il y a désormais cinq classes de grammaire, de la 6ème à la seconde, suivies de la rhétorique. Je rappelle que nous avons eu connaissance de plusieurs variantes de ce découpage en classes, notamment les cinq ou six classes courantes chez les Jésuites ; et c’était huit classes à l’origine chez les Frères de la Vie Commune. On peut donc considérer que ce découpage contient en germe la pratique d’une classe de « poétique » située après la grammaire stricto sensu, et avant la rhétorique. Cette classe, ce sera la seconde, dans laquelle on enseigne l’art de versifier (je vais expliquer très bientôt en quoi cela consiste). Une classe, donc, qui promet aux élèves la maîtrise des secrets de la prosodie et de la métrique. Quand ce type d’enseignement entre dans les faits, les élèves apprennent par cœur un manuel, on s’en doute d’après ce que j’ai déjà expliqué sur les modes d’enseignement et d’apprentissage ordinaires, et à Montaigu, le manuel, c’est le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu (un grammairien des XIIe et XIIIe siècles, dont le manuel, rédigé en vers, a été très répandu et utilisé, on le voit, durant plusieurs siècles). La lecture du manuel s’effectue sur un long temps, morceaux par morceaux, chapitres par chapitres. Ramus, d’après la biographie de Nicolas de Nancel publiée en 1599, Ramus donc, qui enseigne à Paris au collège de Presles, au milieu du siècle, lit une page par jour, pendant une heure. Il ne s’aide que de notes très brèves, qui sont des références de citations en grec ou en latin, tandis qu’un secrétaire lui tient le livre sur lequel il lit ces citations lorsqu’il le juge utile (cf. Marie-Dominique Couzinet et Jean-marc Mandosio, « Nouveaux éclairages sur les cours de Ramus au collège de Presles d’après des notes inédites prises par Nancel », in Cahiers Saulnier, n° 21, 2004, publication de l’ENS Paris). La plupart du temps, les maîtres émaillent leur lecture de différents commentaires, en se référant éventuellement à d’autres manuels  - ceux en usage à de Montaigu sont cités dans l’article de J. Lecointe (note 181, p. 55). Au final, comme dit ce dernier auteur (p. 57), il est clair que la poétique devient comme la partie supérieure de l’enseignement grammatical, lui-même étant considéré préparatoire à la rhétorique - ce qui est conforme à ce que j’ai déjà indiqué.

    Ce qu’il nous faut donc retenir : l’association des trois matières, grammaire, poésie, rhétorique. Un exemple de manuel ? Eh bien il y a le fameux Despautère, je l’ai signalé plus avant. Et le fait que ce manuel a prévu d’aborder la poésie démontre la continuité que je viens de souligner de la grammaire à la poésie – et à la rhétorique au delà. Après ses exposés de grammaire, en effet, le Despautère consacre sa quatrième une partie à la versification, puis sa cinquième partie aux accents, ces deux études étant destinées aux classes de 4ème. Ensuite, pour la classe de 3éme  cette fois, les sixième et septième parties traitent des différents genres de poésie. Si bien que les élèves qui auraient acquis tout cela pourraient entrer en rhétorique sans même passer par la classe de seconde.

    Je m’arrête sur les objets intellectuels que je viens d’évoquer, et sur lesquels les élèves on exerce les élèves afin de les rendre sensibles au style des poètes latins et grecs. La prosodie  concerne les éléments phoniques des vers, en tant que leur arrangement crée une sorte de musique, une mélodie spéciale dirais-je, qui tient au nombre et à la nature des syllabes, au choix des voyelles, à la place des accentuations, etc. En rapport direct avec la prosodie, la métrique concerne les régularités de la composition poétique, donc ce qui crée un rythme (une  « cadence » dit le document cité ci-dessus) suivant la valeur des syllabes, brèves ou longues, la longueur des vers, des strophes, les rimes (en français, pas en latin). Je précise également qu’on admet dans la métrique latine et grecque qu’un pied comporte deux syllabes tandis qu’en français nous assimilons les deux unités, pieds et syllabes. Pour simplifier, souvenons-nous de la différence, que j’ose à peine dire tant elle est banale, entre l’octosyllabe (un vers typique du Moyen Age) ; le décasyllabe (le vers de la chanson de geste, typique des XI et XIIe siècles);  l’alexandrin, vers de douze syllabes, qui vient de loin lui aussi, mais qui nous est très familier à cause de la poésie romantique, au sommet de laquelle figurent les auteurs qui faisaient les délices des maîtres en particulier dans l’école communale, jusqu’à une date récente : Hugo, Lamartine, Vigny, et d’autres).

    Dans le Ratio des Jésuites, de 1599, les règles relatives aux exercices de versification, qui sont des devoirs écrits, s’appliquent à la classe d’humanités. Dans l’édition 1997 que j’ai déjà citée (publiée chez Belin par A. Demoustier, D. Julia et al.), il y a la règle  400, sur les devoirs écrits, la règle 402 sur la métrique. La versification apparaît aussi dans la règle n° 398, sur les exercices imposés aux élèves pendant que le maître est occupé à corriger les devoirs. Et la règle 404 prescrit (ce qui était une habitude dans de nombreux collèges) : « On affichera des poèmes sur les murs de la classe environ un mois sur deux (…) et on choisira les meilleurs oeuvres composées par les élèves. » (p. 179).

     

    Au cours du XVIe siècle, les progrès de l’enseignement de la poésie sont réguliers. Pour avoir une idée de la présence grandissante de la versification dans les exercices des collèges, voyez Poitiers d’après l’étude de J. Delfour (Les Jésuites à Poitiers…, op. cit., p. 300). A Poitiers, jusqu’à la Révolution, il y a, parmi les prix distribués chaque année, un prix de vers latins en 3ème (la scolarité commence en 6ème). La liste des prix pour cette classe est la suivante : 1° Excellence, 2° Thème latin, 3°Version latine, 4° Vers latins, 5° Mémoire. Dans les classes suivantes, seul change le prix n°2, donc on retrouve toujours en 4ème position, la composition en vers latins.

    Ceci étant précisé, quelles sortes d’exercices les élèves  effectuent-ils dans ce domaine ? J’emprunte quelques données sur ce sujet à la précieuse étude (plus que précieuse : c’est une grande chance de disposer d’une telle étude) de Marie-Madeleine Compère et Dolorès Pralon-Julia, dont il y a deux versions. D’une part l’article « Les exercices latins au collège Louis-le-Grand vers 1720, in Histoire de l’éducation, n° 46, 1990 ; d’autre part le livre  Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime. Etude de six séries d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-grand vers 1720, Paris, INRP-Publications de la Sorbonne, 1992. Les auteures se sont basées sur un ensemble de copies conservées à l’époque par le Père Hardouin, qui fut bibliothécaire dans ce collège si prestigieux de 1687 à 1717. Les copies en question furent rédigées en 1718 ou bien un peu avant ou un peu après. A ce moment, le grec a été, sinon abandonné, du moins réservé à certains élèves parmi l’élite, dans les établissements les plus importants ; si bien que le latin remplit presque à lui seul le temps scolaire, c’est-à-dire les deux classes de deux heures et demi chacune, chaque jour, étant entendu que les élèves ont, en dehors des classes, le jeudi après-midi et le dimanche, des devoirs à effectuer et des lectures à faire. En l’occurrence les exercices effectués par les élèves dont on a conservé les copies étaient : d’abord des thèmes (on trouve dans le lot deux séries, l’une de 35 copies et l’autre de 38 copies, rédigées dans une classe de cinquième) ; ensuite des versions (une seule série de 49 copies) ; et enfin des exercices de versification (trois série de 28, 16 et 11 copies,  rédigées dans une classe de troisième, très probablement à l’occasion d’un examen de passage). Le 1er exercice de versification a pour point de départ la parabole christique du Bon pasteur et de l’enfant prodigue ; le second, le thème du railleur raillé ; ce sont donc deux textes à visée morale. Le troisième exercice a pour matière un texte inspiré d’une pièce de Sénèque, Les Troyennes.

    Les auteurs décrivent l’aspect physique des feuilles, la mise en page, la présence ou non de titres, de quelques dessins rajoutés (pas seulement pour enjoliver), ou encore d’une prière ou d’une devise à l’attention du correcteur.

    Une autre description de copies d’élèves, mais assortie d’une analyse très sommaire, se trouve dans l’étude de G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, op. cit., p. 206.

    Le thème, la traduction en latin d’un texte français, est l’exercice souverain, tandis que la version est secondaire puisqu’elle aboutit à un texte français (lequel, d’ailleurs, peut donner lieu à un exercice de retour au texte latin). Pour ce qui est de l’accès à une pratique de la poésie (car il s’agit bien d’entraînements pratiques), retenez en premier que l’exercice fondamental est la versification. Cet exercice, typique des collèges depuis le XVIe siècle jusqu’aux XVIII et même XIXe siècles, est principalement considéré par les maîtres de ces époques comme une initiation au style et à la beauté des œuvres antiques ; mais il est aussi proposé plus banalement (je n’ose dire ; plus prosaïquement) au titre d’entraînement intellectuel, de gymnastique de l’esprit peut-on dire. Les élèves suivent de tels entraînements de manière assez intensive tout au long de leur scolarité au collège (même si les textes des jésuites évoquent un commencement seulement en classe de 3ème, en application des règles de prosodie et de métrique apprises précédemment à l’aide d’un manuel). L’engouement pour cette pratique se mesure d’ailleurs, dès le début du XVIe siècle, à l’abondante production de « silves » en provenance des collèges. Les silves sont des petites pièces poétiques, latines. Il semble d’ailleurs que les maîtres s’y adonnent autant sinon davantage que leurs élèves. Pour les curieux invétérés : un volumineux ouvrage récent nous apprend tout ce qu’il faut savoir sur ce genre d’écriture peu connu des béotiens que nous sommes : La silve. Histoire d’une écriture libérée en Europe de l’antiquité au XVIIIe siècle, dir. Perrine Galand et Sylvie Laigneau-Fontaine, Brepols, 2013.

    Si les Jésuites annoncent que la composition de vers est pratiquée à partir de la 3ème, il n’en demeure pas moins vrai que, dans de nombreux collèges, les classes inférieures, qui ne sont pas indifférentes à la poésie, bien évidemment, programment dans le même esprit des exercices pour débutants, très simples, portant sur des textes ou de petites phrases extraites de poèmes. D’après G. Codina Mir (Aux sources de la pédagogie des jésuites, op. cit., p. 177), au XVIe siècle, à Paris, dans les classes de 7ème, avant que les élèves soient lancés dans des compositions écrites en prose puis en vers, d’abord modestes, ce qui arrive en 6e, on commence par exemple par remettre en vers une phrase que le professeur a transformée en prose, de même qu’en prose on peut composer des phrases en utilisant diverses parties d’une phrase donnée. Ceci devait se passer essentiellement à l’oral semble-t-il. Les tâches sont donc très soigneusement adaptées au degré d’avancement des élèves, c’est-à-dire au niveau de classe. Dans les hautes classes, en humanités, et a fortiori en rhétorique, la composition en vers atteint un niveau d’efficience bien supérieur, car l’argument peut être un texte en prose assez long et complexe. La matière à traiter devient plus délicate. Chez les Jésuites de 1720 dont parlent M.-M. Compère et D. Pralon-Julia, la versification pratiquée dans la classe d’humanités, qui doit aboutir à un épigramme, une ode, une élégie, une épître, prend pour point de départ (comme plus tard en rhétorique avec la composition de discours cette fois) un sujet quelconque, mais aussi un mot, une sentence, voire une image, un tableau. Ces exercices ont lieu deux fois par semaine en humanités et rhétorique, et tous les deux jours en 3ème. Les compositions se fondent le plus souvent sur l’hexamètre, un vers de six pieds (avec 16 syllabes), plus facile à concevoir (c’est le vers de l’épopée grecque, de l’Iliade et de l’Odyssée).

    L’épigramme est une pièce de 2, 4, ou 8 vers, 10 au maximum, qui admet toutes sortes de sujets. Très en vogue au XVIIe siècle, déjà pratiqué au Moyen Age, le genre de l’épigramme donnait souvent lieu dans l’antiquité à inscription sur un monument, y compris des tombeaux - pour célébrer la gloire d’un défunt. Ce pouvait être une devise. A l’âge classique, on avait l’habitude de le terminer par une « pointe » ironique. De la même veine sont d’autres exercices qui s’apparentent à des jeux d’esprit - charades, rebus, devinettes, allant parfois jusqu’au calembour. On pouvait priver un mot de certaines lettres pour trouver d’autres mots comme par en dessous (aper, sanglier, donne Per (par), puis pera (sec), puis aer (air), etc. A Pont-à-Mousson, en 1562, un cours de ce type est régulièrement suivi par une soixantaine d’auditeurs (G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, op. cit., p. 205).

    Cela dit, il faut se représenter que l’élève moyen de cette époque n’est pas forcément un latiniste émérite ni un poète accompli. En fait, cet élève, souvent malhabile, pour ne pas dire médiocre (malgré le forcing des maîtres), travaille (s’il travaille…) avec toutes sortes de facilitations. N’oublions pas qu’à tous les niveaux de leur scolarité, les élèves apprennent des poèmes par cœur, parmi d’autres textes (cf. Lefèvre d’Ormesson, dont j’ai cité le mémoire dans la séance précédente) ; et qu’ils ont aussi procédé, lors des lectures qu’on leur a faites, à des recueils d’expressions, de sentences etc., classées par ordre alphabétique, et qu’ils vont donc reprendre pour composer (ce qui illustre pour nous la tactique d’imitation). En outre, les professeurs eux-mêmes guident les écoliers en leur donnant des éléments de réponse au problème qu’ils leur posent. Chez les Jésuites de Louis-le-Grand au début du XVIIIe siècle, d’après les commentaires de M.-M. Compère et D. Pralon-Julia, les choses se passent de la façon suivante. Quand commence la versification, en 3ème, il y a trois sortes d’exercices, qui sont préliminaires à la composition proprement dite, prévue en seconde. En premier lieu, les régents utilisent le procédé que j’ai signalé plus haut, ils proposent un texte poétique transposé en prose - c’est la « matière », l’ordre des mots étant seul changé, donc les élèves doivent retrouver le texte original, à moins d’être capables d’en inventer une autre, qui soit correcte. Dans ce cadre rentre également l’exercice qui consiste à « retourner » un hémistiche (un hémistiche est la moitié d’un alexandrin, donc les six première syllabes, normalement séparées des six suivantes par une césure, une sorte de respiration si l’on veut, au moyen d’une syllabe accentuée - exemple en français « Je m’en irai bientôt, / au milieu de la fête » - (V. Hugo, Les feuilles d’automne, 1829 que je prends presque au hasard). En second lieu, un texte transposé peut comporter quelques changements de mots, si bien que l’élève doit retrouver les mots du texte original. En troisième lieu enfin il s’agira de développer un argument à partir d’un ensemble d’expressions et de mots dictés préalablement par le maître. Ceci nous montre que l’exercice est toujours effectué à partir d’un canevas, et à l’aide d’expressions et de termes connus, appris, que le maître a dictés (des d’épithètes, des synonymes…) et que les élèves vont directement employer pour venir à bout de la composition qu’on attend d’eux. Ceci signifie en outre, affirment les auteures de l’étude, que le latin est devenu ou redevenu à ce moment une langue morte, qu’on apprend comme une langue étrangère, plus éloignée de la pratique courante que ce n’était le cas aux siècles précédents. Par ailleurs, bien évidemment, les élèves qui composent recourent à des dictionnaires.

     

    En ce qui concerne le niveau de réussite des élèves, l’avis des spécialistes que sont M.-M. Compère et D. Pralon-Julia est prudent mais assez positif (moins, du reste, pour le français des versions que pour le latin des thèmes). La versification leur semble également d’une bonne moyenne. Puis-je ajouter à cela un doute (qui n’est pas étranger à ces auteures) sur le niveau général des élèves, étant donné que les copies conservées ne sont peut-être pas celles d’élèves tout-venant : non seulement nous sommes au collège  Louis-le-Gtand, où on a toutes les chances de trouver parmi les élèves la fine fleur des élites cultivées, mais en outre il faudrait connaître la totalité des effectifs des classes concernées, qui pourraient être bien plus populeuses donc comporter des élèves moins à l’aise que ceux dont les copies ont été analysées… Et ce d’autant plus que les copies, utilisées comme brouillon par le Père Hardouin, en vue d’un ouvrage ultérieur, sont classées, du moins la plupart d’entre elles, par ordre de mérite. Cela dit, l’analyse des erreurs et l’évaluation des copies, à quatre siècles de distance est d’une très haute technicité et c’est une performance historiographique exceptionnelle… - qu’on se rapport aux extraits des copies ainsi passées au crible de l’analyse.

    D’autres études, parmi celles, plus anciennes et bien moins scientifiques, dont je me sers, sont encore plus laudatives. H. Lantoine nous incite sans doute à admirer les élèves d’une classe de rhétorique de Sainte Barbe qui, à la fin du XVIe siècle, d’après le recueil d’un professeur nommé Marcile, ont eu à traiter le sujet de composition suivant, tiré d’un songe : « Dans un jardin riant, arrosé par un clair ruisseau, se trouve un laurier, qui porte des perroquets perchés sur ses branches ; aux cris poussés par ces oiseaux, des animaux sauvages, lions, loups, taureaux, béliers, etc., accourent en foule ; l’eau limpide semble les inviter à boire, et sans plus de façon ils se désaltèrent. O miracle ! A peine abreuvées, les bêtes se changent en hommes… », etc. (cité par H. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 53 et suiv.).

    Le même auteur, H. Lantoine, cite ensuite le sous-principal des grammairiens du collège de Navarre, N. Mercier, auteur d’un traité intitulé De scholasticorum officiis, et qui a conservé les compliments adressés à lui par des élèves (en latin, donc). H. Lantoine en déduit une idée tout à fait positive des compétences démontrées par ces derniers, élèves de 3ème, de seconde, de rhétorique, et même de logique au milieu du XVIIe siècle, c’est-à-dire au début du règne de Louis XIV…

    Cela dit, il y eut bien des élèves excellents ; et s’il me fallait en évoquer un, au grand siècle, je choisirais sans hésiter Charles Perrault, le célébrissime auteur des contes que tout  le monde connaît. Un peu avant 1640, Perrault (né en 1628) est élève au collège de Beauvais. Dans ses souvenirs, il rappelle qu’il aimait beaucoup versifier et qu’il réussissait des compositions si bonnes que ses professeurs le soupçonnaient de tricherie. Je ne résiste pas au plaisir de vous donner l’extrait concerné du texte de Perrault :

     

    « Ma mère me donna la peine de m’apprendre à lire, après quoi on m’envoya au collège de Beauvais, à l’âge de huit ans et demi. J’y ai fait toutes mes études, ainsi que tous mes frères, sans que pas un de nous n’y ait jamais eu le fouet. Mon père prenoit la peine de me faire répéter mes leçons les soirs après soupé, et m’obligeoit de lui dire en latin la substance de ces leçons. Cette méthode est très-bonne pour ouvrir l’esprit de ceux qui étudient et les faire entrer dans l’esprit des auteurs qu’ils apprennent par cœur. J’ai toujours été un des premiers dans mes classes, hors dans les plus basses, parce que je fus mis en sixième que je ne sçavois pas encore bien lire. J’aimois mieux faire des vers que de la prose, et les faisois quelques fois si bons que mes régens me demandoient souvent qui mes les avoit faits. J’ai remarqué que ceux de mes compagnons qui en faisoient bien ont continué d’en faire, tant il est vrai que ce talent est naturel et se déclare dans l’enfance. » Charles Perrault, Mémoires de ma vie. Le voyage à Bordeaux, 1669 ; ici édition de 1909, p. 19 et 20 (téléchargeable sur Gallica ; une autre très belle plongée dans les mœurs éducatives de nos ancêtres, ceux du grand siècle en l’occurrence. A lire et à  relire. Une autre anecdote amusante : Boileau, futur adversaire de Perrault dans la fameuse querelle des Anciens  - ou « classiques » - et des Modernes, a été élève du même collège).

     

    J’ai insisté sur la poésie, surtout parce que cette matière est certes évoquée par les historiens actuels, mais de façon souvent trop brève, sans lui accorder l’importance qu’elle a eu en réalité, et, surtout, sans bien marquer dans le contexte humaniste sa spécificité culturelle, les finalités éducatives et morales qu’on lui attribuait dans les collèges, bien au-delà du simple apprentissage de la langue latine, la grammaire. De ce point de vue, la présentation de Marie-Madeleine Compère est peut-être elle-même un peu restrictive, non seulement dans son ouvrage Du collège au lycée, op. cit. (1985), mais également dans l’étude des copies dont il vient d’être question.

    Je tenais donc à rendre sa place à l’enseignement de la poésie dans les collèges d’Ancien Régime, faute de quoi on n’aurait pas une vision assez exacte de la culture et de la transmission culturelle dans ces établissements, à ces époques. En disant cela, je pense également à l’efflorescence de la poésie française au XVIe siècle, de Clément Marot à Ronsard et Du Bellay – auteurs qui avaient tous fréquenté un collège et une université dans leur jeunesse. Du latin de collège à la Défense et illustration de la langue française (Du Bellay, 1549), quelle merveilleuse conséquence… !

     

     


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