• Séance 3

     

    CHAPITRE III

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS (suite)

     

    2) Autres livres de classe et supports à la disposition des élèves

    Avant de présenter le corpus proprement littéraire qui est l’objet (et le motif) central des études dans les collèges, ce sera le point suivant, la prochaine fois, je souhaite donner quelques informations sur les livres et les supports sur lesquels ou avec lesquels les élèves travaillent régulièrement, livres et supports autres que les manuels de grammaire.

     

    a) Les « Colloques »

    Nous savons que, depuis le XVIe siècle, la pratique orale de la langue latine est obligatoire et constante dans les collèges, pendant la classe, pendant les leçons, et même hors de la classe pendant les récréations. Dans certaines universités, raconte G. Codina Mir, comme en Espagne, la nécessité de parler latin est une véritable « hantise » (Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit., p. 36).  De là vient en France, je le rappelle, la dénomination même de « quartier latin » : c’est le quartier où l’on parle ordinairement latin. Dans une histoire du collège de Vannes, on trouve le récit de l’agression d’un soldat par des écoliers ; la scène se passe le 11 novembre 1740 ;  et si le soldat, lorsqu’il dépose, très mal en point, à l’Hôtel-Dieu, a reconnu des écoliers dans ses agresseurs, c’est parce qu’«  ils parlaient latin avant de le maltraiter » (J. Allanic, « Histoire du collège de Vannes », in Annales de Bretagne, t. XVIII, 1902-1903, p. 79).

    Pour acquérir et utiliser la langue latine y compris dans les situations de la vie courante, les élèves disposent de livres spéciaux qu’on appelle des « Colloques » parce qu’ils sont rédigés sous forme dialoguée, d’après un procédé didactique qu’on a déjà rencontré en consultant certains manuels de grammaire. Ces textes sont des sortes de modèles de conversation ; et ils contiennent un stock d’expressions prêtes à l’emploi pour les échanges quotidiens. Erasme, le fameux auteur de l’Eloge de la folie (j’apprécie qu’Erasme soit aujourd’hui une sorte d’emblème de l’Europe de la culture)  en a rédigé plusieurs ; ils sont publiés pour la première édition à Bâle en 1518. Parce que c’est Erasme, ils sont facilement accessibles aujourd’hui ; voir l’édition Robert Laffont de 1992, collection Bouquins, où l’on découvre une série de récits moraux – qui, à l’origine, ne sont pas spécialement destinés aux établissements scolaires. Ce sont en outre des morceaux tout à faits remarquables sur le plan littéraire (« Le banquet religieux », « La femme qui se plaint du mariage », « Les funérailles », « La mendicité », etc.). Voici un petit passage extrait du dernier cité (traduit en français, p. 316 de l’édition R. Laffont) :

     

    Misoponus . –Tiens, voilà Irides.

    Irides. – Salut, Misoponus !

    Misoponus . – Tais-toi donc.

    Irides. – Pourquoi ? Tu ne veux pas qu’on se salue ?

    Misoponus . – Si, mais pas de ce nom.

    Irides.- Qu’est-ce qui t’arrive ? N’es-tu pas le même qu’autrefois ? As-tu changé de nom en même temps que de vêtement ?

    Misoponus.- Non, mais j’ai repris mon ancien patronyme.

    Etc.

     

    L’un des textes de cette sorte les plus diffusés dans les collèges, dès le XVIe siècle, avait un auteur nommé Mathurin Cordier - un maître qui a eu Montaigne pour élève au collège de Guyenne, à Bordeaux. Son ouvrage a été publié en 1564, juste avant sa mort. L’édition originale est en latin exclusivement, mais elle fut rapidement suivie par des éditions bilingues, qu’il était donc assez aisé d’étudier pour les besoins de la vie de tous les jours. Les exemplaires que possède la Bibliothèque Diderot de Lyon (comme le Despautère de 1546 que je vous ai invités à aller regarder sur le même site, voir séance précédente), sont une édition de 1672 donc plus tardive (cote : 1R 34 631 ; voir aussi 1R 75 612 pour une édition de 1595). On y voit une mise en page sur deux colonnes, texte latin à gauche, traduction française à droite. Ces dialogues mettent en relation un maître et un écolier, ou bien deux écoliers, et ils portent sur toutes les situations de leur vie au collège ou dans la famille : la classe, la récréation, les promenades, etc. L’ouvrage de J. de Viguerie, L’institution des enfants, op. cit, p. 162 cite le colloque 2, dans lequel un garçon souhaite de bon matin le bonjour à son précepteur, et ainsi de suite… Je le cite parce qu’il fait écho au passage d’Erasme que j’ai transcrit plus haut :

     

    Etienne. – Salve praeceptor / Bonjour Maître

    Le Maître. – Salvus sis, mi Stephanio Unde venis tam multo mané ? / Bonjour Etienne, d’où viens-tu si matin ?

    Etienne. – E cubiculo nostro/ De notre chambre.

    Etc.

     

    b) Les recueils

    Les élèves des anciens collèges ont aussi à leur disposition divers types de ce qu’il faut nommer avec précision des recueils. Nous sommes alors sur le registre intermédiaire entre l’apprentissage des langues et, disons, un processus d’imprégnation par des auteurs et des textes, ce qui passe par l’acquisition de références.

    Les recueils de proverbes existent depuis l’antiquité (voir un article d’Elisabeth Schulze-Busacker, « La constitution des recueils de proverbes et de sentences dans l’Antiquité tardive et le Moyen Age », in Pierre Nobel, dir., La transmission des savoirs au Moyen Age et à la Renaissance, vol. 1, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 259-287).  A la Renaissance également, les écoliers étaient incités et accoutumés à recueillir sur des cahiers sentences et autres proverbes latins (ou grecs), qu’il fallait mémoriser. Nous voyons encore une fois que le rôle du « par cœur » est capital dans ces contextes d’enseignement et de culture (j’ai plusieurs fois eu l’occasion de le constater, et ce n’est pas fini). Font alors l’objet de cette activité soit des mots, soit des phrases donc des idées qu’on pouvait noter au gré de ses lectures en vue des les réutiliser dans certains exercices, en particulier les exercices de composition. Ces mots et phrases, ces pensées intéressantes pour telle ou telle raison de fond ou même de forme, leur élégance par exemple, c’est ce qu’on appelait, dans un sens positif, des « lieux communs » (loci communes). Dans ces recueils, les lieux communs étaient notés et classés par thèmes.

    On pourrait facilement trouver à cette pratique des origines religieuses. Elle est de toutes manières typique de la pratique humaniste de la lecture à la Renaissance. Ceci signifie qu’on lit avec la plume à la main. En d’autres termes, si la diffusion de l’écrit modifie, en les développant, les pratiques de lecture, elle n’en stimule pas moins par ailleurs les pratiques d’écriture, contrairement à ce qu’on aurait pu penser. Le recueil de tels lieux communs (qu’il ne faut pas confondre avec les notes prises sous la dictée du professeur, autre problème, on le verra) était recommandé par Erasme ; et Montaigne n’a pas étudié autrement, comme il le raconte dans les Essais, dans le chapitre sur le « pédantisme », où il se plaint des habitudes relatives à la mémoire et oublieuses de la conscience et de l’entendement, pour expliquer à la suite :

     

    « je m’en vay escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder car je n’ai point de gardoires, mais pour les transporter  en cettuy-cy, où, à vray dire, elles ne sont plus miennes qu’en leur première place » (Livre I, chapitre 25, p. 145 de l’édition Garnier de 1952 : « point de gardoires » signifie qu’il n’a pas une bonne mémoire).

     

    Dans les collèges, tenir un cahier de lieux communs était une pratique obligatoire donc non pas seulement encouragée mais surveillée, ce dont témoigne une prescription énoncée dans les statuts du collège de Clermont, en 1545 (citée par G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites, op. cit., p. 122, note 269).

    Pour avoir une compréhension plus aiguë de l’histoire des lieux communs, comme histoire d’une pratique culturelle, pour en outre apercevoir les variations sémantiques du terme et des utilisations des lieux communs dans la rédaction des discours ou autres, il faut se plonger dans le livre de Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Honoré Champion, 1996. (Je précise que mon attention sur cette pratique a été attirée par un séminaire de Roger Chartier au Collège de France en  novembre 2015).

    Le Père de Jouvancy qui a écrit l'important traité intitulé De Ratione discendi et docendi (Jouvancy fut un des professeurs réputés du collège jésuite Louis-le-Grand à la fin du XVIIe siècle), nous renseigne sur la manière dont on prescrivait aux élèves l’usage de ces lieux communs dans leurs compositions. Il est question de reprendre une idée, une phrase, etc. pour « amplifier » un texte qui est donné à l’élève comme un canevas de base. On est à un moment où la notion du lieu commun n’est plus tout à fait celle de la Renaissance, car elle est désormais adaptée à l’enseignement scolaire de la rhétorique, qui arrive au sommet du cursus de base des collèges, nous le savons (chez les Jésuites, la cinquième année, avant les deux années de philosophie – qui incluent des sciences). Voici le texte de Jouvancy :

     

    Demande. Quelle est la place du lieu commun dans le discours ?

    Réponse. Il y en a deux. 1° il se place dans la majeure d’un syllogisme, ainsi : Toute trahison est scélérate, surtout quand il s’agit d’un ami ou d’un maître. Cette proposition est la majeure d’un syllogisme auquel on joint : Or Judas a trahi son maître, son ami, son Dieu ; donc, etc. ;-  2° l’autre place du lieu commun est dans l’amplification [j’expliquerai la nature de cet exercice tout à fait central en rhétorique], quand, après le récit et l’exposition du sujet, l’orateur s’emporte contre le crime, et le peint des plus vives couleurs, ou bien quand il célèbre la vertu par des éloges mérités.

                Demande. Comment traite-t-on les lieux communs ?

                Réponse. Par des moyens presque identiques à ceux de la thèse. Savoir le légitime, le juste, l’utile, le possible, l’honnête, le nécessaire. Aphtonius ajoute le contraire, la comparaison ; l’intention, les conjectures, ou bien les antécédents et les conséquents. On examine parmi ces lieux communs quels sont ceux qui conviennent ou ne conviennent pas au sujet. (Cité par André Colinot et Francine Mazière, dans L’exercice de la parole. Fragments d’une rhétorique jésuite, Editions des Cendres, 1987, p. 140. [IL s’agit d’un recueil d’extraits commentés des textes de Jouvancy].)

     

    On se doute qu’à l’époque de l’imprimerie, on trouvera également, de plus en plus diffusés au cours du temps, des recueils imprimés contenant toutes sortes de sujets et composant de ce fait de véritables encyclopédies qui nous font aujourd’hui l’effet de listes baroques où s’accumulent sans lien probant toutes sortes d’informations, comme dans l’ouvrage d’un certain Jean Tixier, professeur au collège de Navarre, où l’on passe des espèces d’arbres aux navires anciens, au catalogue des suicidés de l’antiquité, des hommes adultères ou encore de ceux morts après avoir été frappés par la foudre (Bon… comme je ne veux pas moi-même jouer fallacieusement à l’érudit, j’avoue que je n’ai pas eu ce livre entre les mains, et que j’en emprunte la mention au même G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites, idem, p. 123, à qui je fais décidément confiance, en espérant que je ne serai pas pris en défaut).

    Au cours du XVIIe siècle, on assistera à la raréfaction des recueils de mots et d’expressions latines, qui étaient des sortes de dictionnaires en usage pour les exercices de composition, on le verra ; mais en même temps se répandent les extraits (donc assez tardivement, il faut le remarquer, ce qui n’est pas sans conséquences pédagogiques). Les livres d’extraits, des choix de textes, si l’on veut, à finalité scolaire, ce sont des selecta, et ils sont gradués selon les classes et annotés. (J’ai déjà eu l’occasion de signaler l’existence très ancienne des miscellanées, qui sont des sortes de choix de textes, sur le mode  des mélanges)

    Mais cela ne doit pas faire croire que tous les types de recueils vont être relégués. Au contraire, car les collégiens de l’Ancien Régime, tout comme les lycéens du XIXe siècle, en disposeront de nombreux et très substantiels. En particulier la rhétorique, parce qu’elle est une discipline pleine de subtilités et de complexité, s’est toujours appuyée sur divers types de manuels, dont une partie appartient au genre des recueils, non pas seulement de préceptes mais aussi de textes valant comme modèles à imiter. Je renvoie sur ce point à une étude très documentée de Françoise Douay-Soublin, que nous retrouverons plus loin car elle porte principalement sur les recueils de discours français pour la classe de rhétorique au XIXe siècle (« Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique (XVIIIe –XIXe siècles) », in Histoire de l’éducation, n ° 74 p. 151-185).

     

    c) Les « feuilles classiques »

    J’en viens maintenant à un support plus difficile à classer parce qu’il est un peu interlope : à la fois imprimé, sous forme de brochure (de petit livret si l’on préfère) contenant des textes d’auteurs classiques comme Cicéron (mais aussi d’auteurs modernes au XVIIe siècle), et par ailleurs rédigé ou du moins rempli par les élèves comme on le ferait d’un cahier, avec des consignes et des explications des professeurs. C’est un support dont le maître se sert pour ses leçons, et qui est annoté par les élèves, sans doute sous la dictée. Que notent les élèves en l’occurrence ? C’est ce que je viens de dire : des commentaires relatifs aux textes de référence (commentaires qu’il ne faut pas confondre avec des gloses, voir ci-dessous ma remarque sur les gloses). Jusqu’à ces dernières années, sauf erreur de ma part, ce support n’avait pas de nom précis, et donc les historiens qui s’en sont occupés, en en ayant retrouvé des exemplaires, l’ont nommé « feuille classique ».  Il faut parler de ce genre de support parce qu’il était inscrit dans les habitudes des élèves de ces époques.

    L’inventaire d’une librairie scolaire de Limoges en 1751, examiné par D. Julia (dans l’article « Livres de classe et usages pédagogiques », in Histoire de l’édition, t. II, op. cit., p. 483), montre un fonds de 129 titres (pour plus de 250 000 exemplaires), dont 62 ouvrages strictement scolaires (dont 9870 exemplaires du Despautère), auxquels s’ajoutent 87 « feuilles classiques » pour 77 400 exemplaires environ. Ce sont en l’occurrence des fascicules brochés, in quarto, de une à sept feuilles en moyenne, mais davantage pour Cicéron ou Virgile, pour ne citer qu’eux ; car ces brochures reproduisaient des textes de nombreux autres auteurs. La pagination inclut de grandes marges, plus, surtout, un espace interlinéaire pour la prise de notes ; grâce à quoi l’élève pouvait donc consigner toutes les indications utiles à commencer par celles sur la construction des phrases. D. Julia mentionne d’autres fonds, chez d’autres libraires – je n’entre pas dans ces détails, puisque ce que nous savons ainsi confirme suffisamment la présence familière de ces supports dans le bagage des écoliers. Souvent, ceux-ci procédaient eux-mêmes à l’achat chez leur libraire attitré ; mais parfois, c’était le régent, ou même le collège, qui se faisait ensuite rembourser par les parents (dans le cas des élèves pensionnaires).

    Un article (accessible sur Internet) sur ce support est celui de Marie-Madeleine Compère, Marie-Dominique Couzinet et Olivier Pédeflous, « Eléments pour l’histoire d’un genre éditorial. La feuille classique en France aux XVIe et XVIIe siècles », in Histoire de l’éducation, n ° 124, 2009, p. 27-49. Le travail de ces trois auteurs (la première hélas disparue au moment où l’article est publié) a été rendu possible par la découverte d’un recueil factice de textes classiques conservé par une bibliothèque de l’Université Paris 1. Ce recueil est annoté par un certain Nicolas de Nancel, et il se rapporte à des leçons (je ne dis pas des « cours », contrairement aux auteurs) de maîtres humanistes, Pierre de la Ramée (Ramus) et Jean Péna notamment, qui portaient sur des textes de Cicéron et de Virgile - à nouveau, les deux plus grandes figures de l’antiquité, telles que je les ai présentées, pour les humanistes de la Renaissance et les maîtres des siècles suivants. Ces leçons ont été dispensées entre 1554 et 1557 au collège de Presles. Ce collège, dont Ramus a été le Principal, était situé comme plusieurs autres sur la Montagne Sainte-Geneviève, à Paris.

    Avec ces chercheurs dont l’érudition sans faille (et vertigineuse) nous est si précieuse, constatons que, d’une part la partie imprimée comporte les versions intégrales des textes ; et que d’autre part la partie manuscrite comporte comme on s’y attend des notes marginales aussi bien que des notes interlinéaires (page 37 de l’article, il y a une photo de l’exemplaire annoté par Nicolas de Nancel pendant les leçons de Jean Péna sur le De natura deorum de Cicéron). Je reviendrai plus loin sur les pratiques de prise de notes par les élèves – pour  autant que nous disposions d’information fiables à ce sujet. Concernant les « feuilles classiques », nous ne savons pas bien ce qu’elles deviennent au cours du XVIIe siècle, et au XVIIIe, où on perd leur trace.

    Autres articles sur cette question (je n’ai évidemment pas exploré à fond la littérature ultra spécialisée sur ces sujets ; voici ce que j’ai consulté, en partie sur Internet, et qui comporte des indications bibliographiques bien plus abondantes) : Marie-Dominique Couzinet et Jean-Marc Mandosio, « Nouveaux éclairages sur les cours de Ramus et de ses collègues au collège de Presles », in Cahiers V.L. Saulnier, XXI, « Ramus et l’Université », éditions Rue d’Ulm, 2004 ; et Jean Letrouit, « La prise de notes de cours sur supports imprimés dans les collèges parisiens au XVIe siècle », in Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 2, 1999, « Le livre annoté ».

     

    d) Les dictionnaires

    Pour finir (s’il se peut) cet inventaire, un mot sur les dictionnaires. Je ne vais pas m’y attarder, étant donné que ce support a un usage bien évident dans des scolarités principalement vouées à l’enseignement de langues ; et ce, en général, dans un contexte de culture (humaniste) où l’appréhension érudite des textes originaux est si importante et valorise l’abord philologique de ces textes. Le Moyen Age avait connu non pas tant des dictionnaires que des glossaires, c’est-à-dire des compilations de gloses, parfois, mais pas toujours, classées par ordre alphabétique et destinées à expliciter le vocabulaire des textes anciens. Vers le XIIIe siècle apparaissent en outre des index et des répertoires, signes d’une pratique nouvelle du livre (voir Olga Weijers, Le maniement du savoir, Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités, XIIIe-XIVe siècles, Brepols, 1987, chap. 12). Le premier dictionnaire du français, le Thresor de la langue françoyse tant ancienne que moderne, a paru au début du XVIIe siècle, en 1606. Il est l’œuvre de Jean Nicot. Avant cela Robert Estienne avait publié un dictionnaire latin-français (Dictionarium latinogallicum), dont la forme achevée, la troisième édition, est de 1552. Ceci suffit à faire saisir que ces supports sont présents dès cette époque dans les collèges. Un siècle plus tard, au collège de La Flèche, début XVIIe siècle (époque où Descartes est élève), les élèves ont à leur disposition plusieurs sortes de dictionnaires : le Promptuarium dictionum est un dictionnaire latin-grec-français et français-latin, donc plurilingue et non pas seulement bilingue, qui contient aussi des locutions française traduites en latin. Il y a aussi, du Père Charles Pajot, le Dictionarium novum latino-gallicum, latin-français donc, de 1636 ; ensuite un Dictionarium novum latino-gallico-graecum, donc latin-français-grec, date de 1645. En 1650, le P. Pajot fera paraître également à La Flèche un Dictionnaire nouveau français-latin qui, en 1659, aura une version augmentée « de mots simples, de mots propres et de nouvelles façons de parler françaises » (Cité par C. de Rochemonteix, Un collège de Jésuites aux XVII et XVIIIe siècles, op. cit., note 4 p. 22). Signe de la progression du français dans les enseignements ; mais c’est un autre problème. Je n’ai donné que quelques exemples, très loin d’un inventaire exhaustif. Cela suffit pour entrevoir la présence de cette ressource.

    Dominique Julia nous signale qu’un Jésuite nommé François Pomey publie vers 1660-70 des « colloques » et aussi une sorte de dictionnaire de locutions – lequel comporte un  avertissement : « Lis moi tout entier et relis moi souvent, lecteur, si tu souhaites parler latin et l’écrire élégamment » (Histoire de l’édition, t. II, « Livres de classe et usages pédagogiques », loc. cit.  p. 487). On a donc affaire là à un ouvrage qui appartient clairement à la tradition de l’oral latin exigible pour les élèves des collèges - mais cette tradition commence de faiblir à cette époque, où le français fait l’objet d’un intérêt de plus en plus soutenu – c’est d’ailleurs l’époque de création des immenses chefs d’œuvre de la littérature… française (chefs d’œuvre  produits par des auteurs qui n’apprenaient pas beaucoup le français à l’école… ce qui ne doit pas manquer de nous faire réfléchir).

     

    Remarque 1. La fin de gloses.

    Aux constats que je viens de faire doit s’associer la remarque suivante. C’est que les supports dont je viens de parler manifestent un changement très sensible par rapport aux livres du Moyen Age : c’est la disparition des gloses. J’ai très allusivement parlé des gloses à propos des glossaires qui sont en quel sorte les précurseurs des dictionnaires que nous connaissons. Mais les gloses sont bien plus spécifiques que je ne le laisse entendre. Les gloses sont en effet, simplement, des commentaires présents dans les livres et ajoutés par les maîtres aux textes des grands auteurs (les « autorités »). Sur les livres, les manuscrits puis les livres imprimés, les gloses figurent donc en regard du texte d’auteur, dont elles se distinguent toutefois en étant écrites ou imprimées avec un caractère différent. Ce qui est curieux, pour nous, c’est que les gloses occupent parfois un espace bien supérieur à celui du texte de référence lui-même. Souvenons-nous que le grand problème des maîtres scolastiques est d’établir la vérité, le sens profond du texte : c’est ce qui peut requérir de tels développements, si le texte est obscur, allégorique ou abstrait. Or c’est bien ce genre de dispositif qui disparaît avec les humanistes. Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai dit, on est devenu plus soucieux de la forme selon un idéal de beauté, qu’au contenu dans la perspective d’attestation des vérités. Dans ces conditions, l’œuvre antique lue et expliquée (qui n’est plus la même du reste, puisque nous sommes à une époque davantage « littéraire ») ne donne plus l’occasion d’un débat mené selon des règles logiques et syllogistiques. Le livre de classe de la Renaissance et de l’âge classique conduit l’élève à écrire et s’exprimer en maîtrisant  le latin et, cette fois, en s’aidant des règles de la grammaire (on l’a vu) et de la rhétorique. C’est pourquoi, non seulement les textes vont être livrés et lus tels quels (d’où, je l’ai dit, l’importance de les restituer dans leur version originelle, pure, authentique), mais en plus, comme il s’agit d’étudier ces textes pour apprendre grâce à eux, en les imitant, l’éloquence, qui permet de séduire et convaincre un auditoire éventuel, en plus disais-je, de cela, la parole du maître peut désormais se substituer à la glose dictée, pour expliquer le texte, démêler sa complexité, éclairer ses difficultés, dissiper ses obscurités. C’est justement l’une des raisons pour laquelle le Ratio des Jésuites (de 1599) montre tant de répugnance à l’égard de la dictée magistrale. Par exemple les règles pour l’enseignement aux facultés supérieures annoncent :

     

    « Si quelqu’un peut enseigner sans dicter, de telle manière que les étudiants puissent commodément retenir tout ce qu’on doit écrire, il est souhaitable qu’il ne dicte pas ». La règle suivante poursuit : « Si l’on doit alléguer un passage d’un des auteurs qu’ils ont à disposition, le maître l’expliquera plutôt que de le dicter »… (règles numérotées 137 et 138 dans l’édition Belin de 1997, op. cit., p. 105).

     

    Mais, je l’annonce tout de suite, la dictée des commentaires ou des explications par le professeur a été un grand problème pédagogique, parce que tour à tour interdite et réintroduite Tenons-nous pour l’instant à l’idée que, dans les collèges des XVIe et XVIIe siècles, qu’il s’agisse des Jésuites ou pas, la prestation orale du professeur n’est théoriquement plus dictée, et ce pour plusieurs raisons, dont l’une est qu’il ne s’agit plus d’une glose au sens du Moyen Age (ce constat est développé par Henri Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France, t. II, 1913, op. cit.,  p. 702).

     

    Remarque 2. Je n’ai pas parlé de l’enseignement religieux, qui se fonde évidemment lui aussi, lui en premier dirais-je, sur des manuels comme ceux pour le catéchisme, l’histoire sainte (les récits « édifiants »), et sur les textes sacrés, les évangiles avant tout, qui pouvaient être lus et expliqués en fin de journée dans les classes, et aussi à certaines occasions, dimanches et fêtes, dans les églises. (Ne manquez pas, si vous passez devant un ancien collège jésuite, notamment ceux reconvertis en lycées actuels, d’entrer dans l’église attachée à l’établissement : elle vous impressionnera par sa splendeur et… sa taille, si l’on considère qu’elle est destinée à recevoir une population de maîtres et d’élèves...). Cet enseignement est évidemment une pièce maîtresse de l’éducation dispensée dans les collèges, dans la perspective de formation spirituelle qui pouvait notamment être celle d’une société comme la Compagnie de Jésus. Dans le fond, à ces époques, l’enseignement religieux est conçu comme devant inspirer la crainte de Dieu ; c’est d’ailleurs pourquoi, chez les jésuites (mais pas seulement eux), il intègre une méditation sur la mort, conformément à ce qu’Ignace de Loyola avait prescrit dans ses Exercices spirituels.

    Cette abstention, de ma part, n’est ni un oubli, ni une négligence. J’ai seulement pensé que ce n’est pas dans cette partie de l’enseignement des collèges que l’on peut trouver des éléments très différents de ceux qui caractérisent les petites écoles, ni, en général, les éléments les plus significatifs des pratiques et de l’évolution des pratiques que je cherche à saisir. Je me limite à l’indication suivante, qui ne surprendra pas : le Ratio choisit le catéchisme de Canisius, un des plus répandus au XVIe et ensuite au XVIIe siècle. Pierre Canisius était un Jésuite hollandais, qui, dans le contexte du grave conflit des catholiques avec les protestants, entreprit de lutter sur le terrain de l’éducation (pas seulement l’éducation des enfants, d’ailleurs), en rédigeant, après ses adversaires, une sorte de condensé des principes fondamentaux de la théologie chrétienne - version romaine bien entendu. Tel était son catéchisme, en latin, rédigé sous la forme demandes-réponses, à apprendre par cœur, et qui eut trois version, plus ou moins longues, donc, pour les écoles, des versions adaptées aux différents âges des enfants : Grand, Moyen, Petit - major, minimus, minor

    J’apprends, une chose amusante en lisant le livre de François de Dainville (La Naissance de l’humanisme moderne, op. cit., 1940, p. 162 et suiv.) : à la fin de sa vie, Canisius rédigea une version de son Petit catéchisme adaptée à l’apprentissage de la lecture, et, pour ce faire, il prévu que les syllabes des mots seraient détachées les unes des autres – ce qui donne : Pa ter. no ster. qui. es. in. coelis… (Notre Père qui êtes aux cieux…), etc.

    En cas de curiosité à calmer ou d’intérêt à satisfaire urgemment, on peut donc consulter, sur l’enseignement religieux des jésuites, le plus typique sans doute, cet ouvrage de F. de Dainville, où se trouve un exposé détaillé sur ce sujet, y compris sur la manière de transmettre ce contenu théologique.

     

     


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