• Séance 6

     

    CHAPITRE III

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS (suite)

    3) Littérature

    b) Deux séries de précisions utiles

     

    Seconde série de remarques : sur la rhétorique.

     

    Je vais me poser sur la rhétorique le même type de questions que sur la poésie. Il s’agit toujours pour moi d’approcher les contenus de culture désignés par ce vocable, la « rhétorique », en saisissant l’esprit ou la logique intellectuelle et didactique qui anime les pratiques des maîtres et des élèves en ce domaine. Après quoi seulement je pourrai décrire les tâches concrètes que les élèves effectuent soit en classe, en présence du maître, soit en dehors de la classe, par exemple sous le contrôle d’un préfet des études ou d’un autre adulte dans les collèges jésuites.

    Lorsqu’on lit les historiens ou commentateurs, on comprend (et bien sûr j’ai repris cette idée) que la rhétorique est le « sommet » des études dans les collèges d’Ancien Régime, qu’elle est, comme dit M.-M. Compère, « souveraine », et qu’elle « couronne l’édifice » scolaire (Du collège au lycée…, op. cit., p. 78), qu’est-ce que cela signifie ? D’abord que les maîtres de ces époques accordent à la rhétorique un statut privilégié, qui tient à la capacité qu’on lui reconnaît de promouvoir dans l’éducation un idéal culturel (d’où son prestige dans la bonne société aristocratique et bourgeoise). Et cet idéal, c’est celui de l’éloquence, l’art du discours, c’est-à-dire l’art de l’orateur qui cherche à convaincre ou à persuader – un art dont les modèles les plus admirés sont déposés dans les œuvres de l’antiquité, comme le sont ceux de la poésie. Ceci suppose un enseignement historique approprié de l’histoire romaine. Nous avons d’ailleurs constaté à ce sujet la prédilection des humanistes pour « le siècle d’Auguste ».

    Nous sommes bien dans le contexte des préférences humanistes que nous connaissons, dont j’ai parlé à propos de la poésie. La rhétorique a accompli une évolution tout aussi sensible, sinon plus, puisqu’elle s’est dégagée de l’emprise que la logique dialectique exerçait sur elle au Moyen Age. On se souvient en effet que l’enseignement du trivium comportait la grammaire, la rhétorique et la dialectique. De ce fait, la rhétorique n’était pas ignorée. Cependant elle était dominée par - voire inféodée à - la dialectique, au point qu’à Paris, dans les écoles de la faculté des arts, elle n’était abordée que dans des leçons dites « extraordinaires ». Or c’est bien là ce qui fait la grande différence avec les époques suivantes, à partir des XVe et XVIe siècles, qui renversent la priorité et, par conséquent, mettent la rhétorique, c’est-à-dire la théorie et la pratique de l’éloquence, au cœur - et au sommet, ai-je dit - des études des collèges.

    (Sur la renaissance de la rhétorique dès le XVe siècle, voir le très bon chapitre d’Y Giraud et M.-R. Jung, « Au service de Dame Rhétorique », dans l’ouvrage un peu oublié mais que j’ai déjà cité, Littérature française, La Renaissance, 1480-1548, Arthaud, 1972, p. 123-129. Sur la rhétorique et en général l’histoire de la rhétorique, voir Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence : rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, et Paris, Champion, 1980. Et M. Fumaroli, dir., Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, PUF, 1999 ; avec plusieurs articles très éclairants concernant les différentes époques).

    Du statut privilégié accordé à la classe de rhétorique, il ne faut pas déduire que cette classe tranche radicalement avec les précédentes. En réalité, le cursus des collèges est une progression sans rupture et la rhétorique intervient dans la continuité des classes antérieures, c’est-à-dire des classes de grammaire et de la classe d’humanités. La continuité se marque y compris par le fait que la poésie est toujours évidemment enseignée en classe de rhétorique. C’est ainsi qu’à Dijon, aux XVIIe et  XVIIIe siècles, le collège jésuite des Gondrans se prévaut de ses deux chaires principales qui sont, l’une de rhétorique et l’autre de poésie (Marcel Bouchard, De l’humanisme à l’Encyclopédie…, 1930, op. cit., p. 77). Au fond, avec la rhétorique, il s’agit d’un autre niveau, un niveau supérieur, de maîtrise de la langue, la connaissance de ses finesses, la pénétration de ses subtilités. La poésie a initié l’élève aux choix de style, de vocabulaire et aux exercices de composition. La rhétorique poursuit cette formation en insistant sur la construction des arguments, le choix des lieux communs, des figures de la pensée, etc.

    Que désigne dans ce contexte ce mot de « discours » qui désigne l’objet intellectuel et didactique de l’enseignement rhétorique ? C’est avant tout la prestation de l’homme politique ou du citoyen face à un corps constitué ou dans une assemblée qui s’apprête à agir ou à choisir (une loi, un homme…), et qui délibère sur son choix ou sa décision. On peut également penser à la manière de faire en public un éloge, d’adresser un blâme, ou bien encore d’établir une vérité devant un tribunal. Dans tous les cas il s’agit d’emporter la conviction d’un auditoire.

    Ces définitions, très simples, sont souvent complexifiées et nuancées par les auteurs qui entreprennent de les établir. Par exemple, on distingue parfois éloquence et persuasion. Certains spécialistes comme le jésuite F. Charmot, dans La pédagogie des jésuites. Ses principes. Son actualité, op. cit. (Editions Spes, 1943), nous recommandent de prendre le mot d’éloquence et la destination de la rhétorique dans le sens d’un art de penser, et non dans le sens du simple maniement d’artifices de la parole, ce qui la réduirait à une sophistique. La question du rapport entre rhétorique et sophistique se pose, en effet… Ce serait à voir – mais ce n’est pas utile ici pour le moment.

    Comme on s’y attend, l’étude scolaire de la rhétorique se base toujours sur l’explication et la mémorisation d’un manuel. F. de Dainville, dans l’article « L’évolution de l’enseignement de la rhétorique au dix-septième siècle » (in L’éducation des jésuites, op. cit., pp. 185-208 ; voir aussi La naissance de l’humanismeop. cit., p. 92-93) montre que chez les Jésuites l’enseignement rhétorique, du moins la part de cet enseignement consacrée à l’acquisition des règles de base, s’appuie sur un ou plusieurs ouvrages qui reproduisent également des discours effectifs, qui valent comme des illustrations que le maître va faire étudier de très près à ses élèves. En général, les deux auteurs les plus présents à ce titre, nous les connaissons, ce sont Cicéron -  avec (selon Dainville) la Rhétorique à Herennius, les Partitionnes, le De Oratore, et puis Quintilien (1er siècle après J.-C.), avec Les Institutions oratoires, livres 3, 4, 8, 9. A ces deux là, qui font l’objet des leçons quotidiennes, il faut encore ajouter la Rhétorique d’Aristote. Dans l’esprit des maîtres de la Renaissance et de l’âge classique, l’ancienneté de ces ouvrages ne contredit pas leur grande pertinence – d’où leur usage persistant au cours des siècles, puisqu’ils sont censés fournir les principes à appliquer de tout temps. (D’Aristote, je rappelle qu’il est plutôt la grande référence du cycle supérieur de philosophie ; si bien qu’à la fin du XVIe siècle, « les écoliers français ont la physique très péripatéticienne »  - Dainville, La naissance de l’humanisme…, idem, p. 97).

    Pour une vue d’ensemble plus détaillée sur les manuels de rhétorique en usage chez les Jésuites, voir la monographie de C. de Rochemonteix sur le collège de La Flèche (p. 26 et suiv.) qui évoque une série d’ouvrages utilisés aux XVIIe  et XVIIIe siècles. De Rochemonteix cite de nombreux auteurs, dont certains ne sont pas étudiés en classe mais sont proposés pour livre de lecture dans les moments de loisirs.

     

    Pour saisir les différentes composantes de l’art oratoire ainsi désigné, composantes qui apparaissent dans l’enseignement comme autant de moments distincts mais bien définis, fixant les passages obligés de la démarche de composition d’un discours par les élèves, je vous propose de lire d’abord le texte dans lequel un Père jésuite du XVIe siècle, Louis Richeome, résume l’intérêt (grandissant à l’époque) de la rhétorique :

     

    « C’est une chose humainement divine et divinement humaine de sçavoir dignement manier d’esprit et de langue un subject, le concevoir en l’âme avec belles et judicieuses pensées, ranger ses pensées d’une sage ordonnance, les revestir d’un riche langage, et les porter à l’oreille de l’Auditeur avec une mémoire ferme, une voix vivement esclattante, et doucement penetrante, et d’une pareille seance de tout le corps, se faire efficacement entendre ; planter de nouvelles opinions et nouveaux désirs ès cœurs, et en arracher les vieux ; fleschir et plier les volontez roidies ; s’adresser et roidir les tortues et lasches ; et victorieusement persuader et dissuader ce qu’on veut »  (cité par F. de Dainville, L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 185-186 ; et, du même, La naissance de l’humanisme…, op. cit., p. 87).

     

    Notez surtout, dans cet extrait, le souci non seulement de la dimension intellectuelle (« dignement manier d’esprit et de langue un subject »), mais aussi de la performance physique de l’orateur (« une mémoire ferme, une voix vivement esclattante, et doucement penetrante, et d’une pareille seance de tout le corps, se faire efficacement entendre »), toutes choses qui vont effectivement faire partie des entraînements suivis par les élèves dans les collèges. Voix, geste et mémoire, c’est ce qu’on va ranger sous la dénomination de la  prononciation, celle-ci étant fixée par de nombreux manuels comme le quatrième phase de la création du discours. La prononciation, le fait d’oraliser c’est-à-dire tout simplement d’adresser son discours à l’auditoire auquel il est destiné, se dit aussi déclamation - un terme à retenir car assez révélateur de l’appropriation individuelle et collective des textes, dans l’acte de récitation aussi bien que dans l’acte de lecture.

    Hormis la phase finale de déclamation, les trois phases de la composition rhétorique sont l’invention, la disposition et l’élocution.  Inventio, dispositio, elocutio, pronuntiatio : voilà donc, en quatre moments, la partition du « bien dire », le schéma admis depuis très longtemps, depuis l’antiquité, et qui fait donc l’objet d’un consensus dans les collèges de la part des maîtres et des auteurs de traités.

    L’inventio concerne le fond du discours ; dans l’enseignement, c’est le sujet dont le maître précise les contours, en indiquant les idées et les faits qui y sont présentés, produits de l’intelligence et de l’imagination par quoi un auteur conçoit des arguments et établit des preuves du vrai ou du vraisemblable. La dispositio examine le plan de l’ensemble. L’elocutio, autre phase cruciale, se caractérise par le choix d’un style, reconnaissable à l’utilisation de certains mots, de certains artifices, de certaines figures (images, symboles, métaphores, métonymies, comparaisons, etc.), choisis pour leur conformité au bon goût, donc susceptibles d’emporter la conviction des auditeurs.

    Cette idée globale de l’organisation du discours ne semble pas avoir beaucoup varié chez les Jésuites au cours des siècles, du XVIe au XVIIIe. Elle est toujours reproduite dans leurs textes réglementaires et d’abord le Ratio. F. de Dainville analyse le traité d’un jésuite portugais, Cyprien Soarez, la Rhétorique, de 1562 (date donnée par Dainville, à la différence d’autres historiens ; voir L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 190-191), un manuel utilisé pendant plusieurs siècles et qui fut quasiment le seul en usage dans les collèges de la Compagnie jusque vers 1660. Soarez distingue effectivement invention, disposition, élocution et prononciation.

    Toutefois, lorsqu’ils étudient un discours en classe pour ouvrir leurs élèves à la compréhension  de la forme et du fond de tel ou tel texte qu’ils souhaitent ensuite leur faire imiter, les professeurs jésuites ont ajouté au déroulement typique (inventio, dispositio, elocutio), une phase de commentaires qui se nomme l’eruditio. En effet, puisque les « discours » et l’art oratoire sont légués par les œuvres de l’antiquité, par les auteurs de cette époque, il faut bien que l’histoire de cette époque fasse partie des connaissances à acquérir. C’est donc le but de l’« érudition », qui va alimenter les commentaires des professeurs en même temps qu’elle peut et doit inspirer les sujets des exercices donnés aux élèves. Dans cette perspective, le professeur transmet un ensemble d’indications – de  l’histoire mais aussi des légendes si elles entourent la situation ou l’événement dans lesquels s’est inscrit le discours.

    Au total, aux différents moments de leurs leçons sur un texte précis, moments que sont, je le répète, dans l’ordre, l’inventio (présentation du sujet), puis la dispositio (analyse de la composition), ensuite l’elocutio (incluant notamment les choix de vocabulaire), les Jésuites fournissent plusieurs types de commentaires. Ils s’efforcent de dissiper les obscurités du langage ou des idées (ce qui autorise des interprétations) ; ils s’attachent aux preuves, aux préceptes et à tout ce qui peut rendre le discours convaincant ; ils s’interrogent sur  la forme littéraire du discours, question centrale, pour apprécier la force des images, saisir les particularités du rythme, etc. Enfin, s’il y a lieu, ils comparent le texte de référence avec un ou plusieurs autres textes, de même qu’ils recourent à des témoignages (sous forme de citations), pour confirmer la véracité d’un point de vue (nous pourrions parler aujourd’hui d’une contextualisation historique).

    D’autres variations par rapport au schéma de bas peuvent intervenir en fonction du besoin ressenti par les maîtres d’augmenter ou au contraire de restreindre telle ou telle rubrique, en particulier pour minimiser l’étude des préceptes afin de privilégier l’exercice, l’entraînement des élèves (je renvoie une fois de plus à F. de Dainville, qui parle aussi de professeurs qui dictent leur propre cours – il a examiné une dizaine de cours, qui ont été prononcés entre 1611 et 1659 ; voir L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 191 et suiv.). Dans ce sens, un traité de 1729, de Brulon de Saint-Rémy, une Introduction à la rhétorique, qui se développe comme une sorte de dictionnaire des termes importants, distingue quant à lui cinq étapes. Il annonce d’abord que son traité, rédigé sous la forme dialoguée habituelle, prévoit des réponses formulées avec les termes de la demande – par souci d’efficacité pour la mémoire (ce qui donne par exemple : « Qu’est-ce que la rhétorique ?/ La rhétorique est l’art de parler, c’est-à-dire un recueil de préceptes qui apprennent à bien parler »). Puis il détaille les différentes parties de la rhétorique et l’ordre dans lequel aborder ces parties, qui sont aussi les différentes questions envisagées dans son ouvrage :

     

    « - Quel est l’ordre que doit observer celui qui compose un discours, qu’il doit prononcer en public ?

    - [Il a] cinq  choses à faire :

    1° Il faut qu’il trouve dans son esprit les choses qu’il doit dire

    2° Il faut qu’il donne à chaque chose un judicieux arrangement

    3° Il faut qu’il embellisse son discours de figures

    4° Il faut qu’il l’imprime bien dans sa mémoire

    5° Il faut qu’il le prononce avec grâce ». (cité par Samy Ben Messaoud, « L’enseignement rhétorique de Gibert », in Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 38, « La formation de d’Alembert » (téléchargeable).

     

    Ici, donc, cinq parties pour l’enseignement de la composition rhétorique : invention, disposition, élocution, mémoire, prononciation. Nous reconnaissons les trois premières parties, que tous les traités consignent, et dans le même ordre. Mais ensuite, entre l’élocution et la prononciation, Brulon de Saint-Rémy intercale la nécessité de la mémorisation – gage de la performance physique dont j’ai parlé plus haut.

     

    Arrêtons-nous encore sur la manière dont les maîtres, dans leurs leçons, étudient, avant de faire composer leurs élèves, les discours de référence, ceux désignés pour être appris et ensuite imités. Il y a là aussi des variantes. Selon Jean de Viguerie (dans L’institution  des enfants…, op. cit., p. 166-167), quand le maître (jésuite d’après son exposé) présente l’art de la composition des discours (il fait alors une praelectio – on verra plus loin ce terme et le contenu qu’il dénote), il suit la progression suivante : 1. il énonce le sujet, et c’est l’argumentum (c’est ce qu’on a vu sous le terme inventio) ; 2. il s’attache à l’interprétation ou explanatio (ce sont les commentaires sur le sens du discours et du récit dans lequel il prend place) ; 3. ensuite arrive la rhétorique ou rhetorica (c’est le moment de l’analyse des procédés de l’éloquence et de persuasion) ; 4. ensuite l’érudition ou eruditio introduit le point de vue historique dont j’ai parlé ; 5. enfin la latinité ou latinitas concerne surtout les questions de vocabulaire. De Viguerie cite à l’appui le passage du Ratio de Jouvancy, qui aborde les principes de l’enseignement rhétorique. Il a raison parce que le De ratione discendi et docendi (De la manière d’apprendre et d’enseigner, 1692), dont j’ai déjà dit un mot, est une source assez explicite dans la mesure où Jouvancy, qui est professeur au collège Louis-le-Grand, y expose en réalité sa propre façon de procéder en classe, sur l’exemple d’une leçon consacrée à la seconde Philippique de Cicéron. Nous pouvons lire le traité de Jouvancy en français grâce à une traduction établie en 1892 par Henri Ferté (disponible sur Gallica ; F. de Dainville, a consacré à ce livre de Jouvancy un article complet, repris dans le recueil, L’éducation des Jésuites…, op. cit., p. 209-266).

    Dans la première partie de son traité, sur la manière d’apprendre, Jouvancy invite les élèves à travailler les traités classiques de Soarez, d’Aristote et de Quintilien (plus le Palais de l’éloquence, du père Martin Du Cygne). Après cela, il détaille longuement les règles de la composition (p. 30 et suiv. de l’édition Ferté). Il étudie la manière de diviser le discours en trois ou quatre parties (chanson connue de nous, n’est-ce pas!), puis il traite de la disposition des preuves, avant de s’intéresser à la manière dont on arrive à convaincre et à émouvoir des auditeurs - c’est la partie de confirmation, qui est souvent assortie d’une réfutation des arguments inverses. Le traité se poursuit sur ce mode jusqu’à la prescription des règles de la déclamation.

    C’est dans la seconde partie de son ouvrage, sur la manière d’enseigner cette fois, que Jouvancy prend l’exemple de la seconde Philippique de Cicéron (j’ai assez évoqué l’essentielle prédilection pour Cicéron, « l’auteur pour tous les âges et pour tous les temps », comme on disait alors), ce qui nous donne, comme l’affirme J. de Viguerie, une idée assez précise de sa conception aussi bien de la matière que des procédures de l’exposition magistrale de la rhétorique (p. 100 et suiv. de l’édition Ferté).

    Pour commencer, Jouvancy présente le sujet (l’argumentum ai-je dit plus haut). On lit sous la plume de Jouvancy que, dans ce texte (l’un des discours effectivement prononcés par Cicéron en 44 et 43 avant J.-C.), le plus connu des quatorze Philippiques, l’auteur répond avec une très grande vigueur à des attaques et des invectives précédentes de Marc-Antoine, son adversaire politique, qu’il accuse de menées criminelles et contre lequel il entend défendre les intérêts de la République… (l’histoire nous apprend que la lutte de Cicéron devant le sénat contre Marc-Antoine, désireux de succéder à Jules César (assassiné), aura été un échec, puisque Marc-Antoine parviendra en fin de compte à proscrire et à faire exécuter son irréductible adversaire).

    Ensuite, seconde phase de la leçon, Jouvancy se consacre à l’explanatio, laquelle va consister à expliquer les phrases une à une, c’est-à-dire à fournir une série de paraphrases qui peuvent elles-mêmes proposer diverses interprétations du sens du texte. On voit que Jouvancy n’hésite pas à développer ses paraphrases pour s’assurer de la totale compréhension du texte original par ses élèves. Il utilise alors le français, donc il se sert aussi d’une traduction française du texte, il faut le noter car ceci reflète une évolution sensible – dont je vais dire un mot dans la prochaine remarque, ci-dessous. Face à l’expression « depuis vingt ans » (his annis viginti), par exemple, Jouvancy précise que Cicéron veut dire : « depuis que j’ai été consul, soit la 690ème année après la fondation de Rome » (traduction Ferté, p. 102). Sur la phrase « Je n’ai pas besoin de vous citer les noms, vous vous les rappelez » (Nec vero necesse est a me quempiam nominari vobis, cum ipsi recordamini), Jouvancy explique qu’il s’agit en l’occurrence « des Catilina, des Codius, des Pisons, des Gabinius… » (traduction Ferté, idem), et ainsi de suite.

    Au niveau rhétorique proprement dit, troisième moment, Jouvancy expose les procédés de l’éloquence. C’est le centre de l’approche destinée aux élèves de cette classe de rhétorique. Nous en sommes, précise Jouvancy, à l’exorde du discours, sa première partie (le texte de la seconde Philippique étant beaucoup plus long, avec près de 120 paragraphes). Et voici comment il présente les choses :

     

    « … comment Cicéron s’y est pris ?

    Il  y a trois manières pour l’orateur de se concilier la bienveillance de l’auditeur.  

    1° Montrer qu’il a des mœurs irréprochables, et qu’il est homme bien élevé, modeste et modéré dans les éloges qu’il se donne.

    2° Donner à entendre aux auditeurs qu’il n’a en vue que leurs intérêts.

    3° Exciter habilement contre ses adversaires la haine et le mépris. »

    Après quoi surviennent les commentaires de ces propositions :

    « Sur le premier point, Cicéron se montre supérieur en faisant preuve de douceur ; en se montrant étranger au désir de la vengeance ; en disant qu’il n’y a dans sa vie et ses actions rien qui puisse donner lieu au blâme ou au mépris ; en invoquant le témoignage et l’assentiment du sénat au sujet de son consulat… », etc.

     

    Remarque 1

    Je cite ce texte d’abord pour montrer le genre de considération en quoi consiste (dans un premier temps) une analyse rhétorique ; mais aussi pour faire voir la prégnance des références proprement morales auxquelles ces considérations s’associent. Voyez les idées de « bienveillance », de « douceur »,  de « mœurs irréprochables », de  l’« homme bien élevé », « modeste et modéré ». Même occupé à des explications techniques, le professeur n’oublie jamais la portée éducative et morale de son enseignement. C’est vraiment ce qui caractérise ces collèges et ces professeurs.

    Je redis que, dans cette perspective morale et chrétienne, il fallait que les textes présentés aux élèves fussent rigoureusement expurgés, afin de ne livrer aux jeunes esprits que des faits et des situations de la plus parfaite « honnêteté ». Ce souci est d’ailleurs très explicite et insistant dans le traité de Soarez ; et c’est sans doute une des raisons de son grand succès. Voilà comment Soarez s’exprime à ce sujet :

     

    « Pour rendre l’éloquence vraiment utile, il faut la purifier selon les préceptes du christianisme. (…) cultivée d’abord par des hommes étrangers à la loi de Dieu, elle [l’éloquence] s’est trouvée défigurée par toutes sortes d’erreurs ; retranchez-les, elle retrouvera aussitôt sa merveilleuse beauté. Quintilien, avec les anciens rhéteurs, permettait aux orateurs le mensonge, si sévèrement interdit par la loi de Dieu ; voilà ce qu’il vous faut retrancher. Retranchez encore l’insolence et la détestable manie de déchirer un adversaire, de l’accabler d’outrages, d’injures et d’insultes. (…) Retranchez l’arrogance et cette soif de vains applaudissements qui va jusqu’à émousser le jugement » (cité par C. de Rochemonteix, Un collège jésuite…, op. cit., p. 27).

     

    Si je vous propose de bien retenir cette injonction morale, c’est plus généralement parce qu’il faut demeurer attentif à tout ce qui nous renseigne sur les contenus, autrement dit les significations de la culture scolaire choisie ou élaborée par ces corporations de maîtres. En l’occurrence, les caractères que je viens de relever nous montrent que cette culture rhétorique, littéraire dirais-je, se voue à produire des effets moraux et esthétiques sollicitant l’émotion, ce que nous pouvons situer en opposition à ce qui sera la culture scientifique du XVIIIe siècle et des époques suivantes, qui cherche à montrer des preuves expérimentales sollicitant la raison… En disant cela, je complète ce que j’ai avancé sur les tensions « tectoniques » de la culture littéraire et de la culture des sciences de la nature (cf. le début de la séance 1). J’ai tendance à me servir de cette opposition pour identifier le noyau dur, si je puis dire, de la culture scolaire de ces deux âges. Et si je mets ainsi en avant les caractéristiques de la culture scolaire, c’est parce que je pense pouvoir en déduire, ainsi que j’en ai fait l’hypothèse méthodologique fondamentale (à mes yeux), les tendances majeures des pratiques d’enseignement et d’apprentissage correspondantes.

    Cela dit, un autre constat peut être fait sur ce plan : c’est que la référence à l’« honnêteté », ici valable pour la rhétorique, caractérise aussi bien la civilité, ce code des bonnes manières en société, la « politesse » dira-t-on un peu plus tard, qui se diffuse et s’enseigne à la même époque dans les écoles par le moyen de manuels appropriés (voir à ce sujet mes définitions de la séance 4 du cours de 2013). Il faudrait donc réfléchir à ce qui est plus qu’un parallélisme entre la rhétorique et la civilité. Un parallélisme, car il y a là une séquence historique commune, qui va de la Renaissance au XVIIe siècle pour la période principale de développement ; mais plus qu’un parallélisme car ces deux domaines de savoirs et de pratiques ont un enjeu commun, le maniement de codes de langage. Qu’il s’agisse de discours avec la rhétorique, ou de conversation avec la civilité, l’un et l’autre contribuent à nouer un lien social affranchi des anciennes exigences des codes chevaleresques médiévaux (j’ai indiqué par ailleurs que la diffusion des normes de civilité a été une cause majeure de l’adoucissement des mœurs des collégiens, en particulier des jeunes nobles très enclins à se servir des armes qu’ils portaient par tradition – et que les autorités scolaires avaient beaucoup de difficulté à leur faire déposer).

     

    Quatrième étape, l’érudition. Sur ce texte de Cicéron, annonce Jouvancy (p. 104 de la traduction Ferté), il faut donner le sens du mot fatum, le destin des païens ; donner aussi les dates de la naissance de Cicéron (on l’a vu plus haut), de son consulat et de sa mort. Sur l’expression « il m’ait déclaré la guerre » (Bellum indixerit), il faut expliquer de quelle manière les romains déclaraient la guerre. A propos du mot maledictis (reproches), il faut aborder la différence entre maledictum (reproche), convicium (injure), contumeliam (outrage). Dans le même ordre d’idées, la phrase « ils ont été punis plus que je le voulais » (mihi pœnarum illi plusquam optarem dederunt) sera l’occasion d’évoquer la vengeance pour montrer combien elle est indigne d’un honnête homme.

    Dans la dernière étape enfin, la latinité doit être à son tour analysée, par exemple pour discuter certaines locutions métaphoriques comme celle que je viens de mentionner, « m’ait déclaré la guerre », ou pour éclairer d’autres expressions comme perrhorescere (avoir peur), qu’on pourrait rapprocher et distinguer de termes plus ou moins proches  (traduction Ferté, idem, p. 105).

    Telle est donc au total le genre de leçon de rhétorique que suivent les élèves du collège Louis-le-Grand vers 1690 – ce qui ne dit encore pas grand-chose des exercices qu’ils vont effectuer à la suite, et dont je parlerai plus tard.

    Pour préciser encore la démarche, on peut  se tourner vers un maître de la même époque (à peu près : environ trente ou quarante ans plus tard), qui officie dans un collège tout à fait extérieur aux jésuites. Je m’efforce de procéder à ce genre de comparaison ou de relativisation chaque fois que je le peux, vous le savez. Et dans le cas présent, concernant la rhétorique et les années 1690-1730, il semble bienvenu, après avoir lu Jouvancy, de nous tourner vers un professeur qui a rédigé plusieurs textes témoignant tout aussi nettement de sa manière d’enseigner la rhétorique au début du XVIIIe siècle. Il s’agit de Balthazar Gibert, un professeur influencé par le jansénisme donc adversaire des jésuites. Gibert a occupé la chaire de rhétorique du collège Mazarin, un des collèges huppés de l’Université de Paris. Dans ce collège, il a d’ailleurs eu d’Alembert pour élève, en 1731 - d’Alembert qui a parlé très positivement de son maître dans ses mémoires, mais… qui a été très sévère envers les collèges, comme on sait, dans son article de l’Encyclopédie !  En fait, Gibert a bien été le contemporain de Jouvancy car lorsqu’il a d’Alembert parmi ses élèves, en 1731, sa carrière est déjà longue de quatre décennies. Il est aussi à ce moment recteur de l’Université de Paris. Parmi ses nombreux textes, l’un, publié en 1730, s’intitule La rhétorique ou les règles de l’éloquence (je suis l’analyse de Samy Ben Messaoud, « L’enseignement rhétorique de Gibert », in Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 38, « La formation de d’Alembert » (téléchargeable).

    Pour dire vite, on constate que Gibert, qui s’oppose aussi bien aux jésuites qu’à Rollin (dont le fameux Traité des études est de 1726-1728), ne traite pas devant ses élèves les cinq parties de l’art rhétorique qu’on a  vues distinguées par Jouvancy ; il n’en retient que trois, la base donc : l’invention, la disposition et l’élocution. A cette restriction, il y a dans les textes de Gibert une justification majeure, à savoir qu’il ne veut pas réduire la rhétorique à l’éloquence, pour mieux envisager l’art de persuader, et pour mieux promouvoir cet art de persuader comme un art du raisonnement, sans insister par conséquent sur les artifices de forme, « les fleurs du langage » comme dit Samy Ben Messaoud dans l’article dont je reprends les attendus. Pour cette raison, Gibert (et c’est sans doute ce qu’en a retenu d’Alembert), à l’étape de l’invention, analyse pour ses élèves la nature et la valeur des différents modes d’argumentation, qui, selon lui, sont soit des modes logiques (par exemple avec le syllogisme), soit de nature psychologique (quand on met en avant les passions ou les moeurs). Après quoi il traite la manière d’arranger les arguments (la disposition),  puis il s’attache à la composition de l’ensemble (l’élocution).

     

    Remarque 2

    Se baser sur le XVIIIe siècle alors que mes précédentes références sont plutôt du XVIe et du XVIIe, pourrait perturber l’analyse, si on négligeait les évolutions que l’enseignement des collèges a subi au cours de cette longue période de deux cent ans au moins. En fait, la première chose à retenir sur ces évolutions au fil du temps, depuis la Renaissance, concerne l’usage du français, qui commence de s’imposer à partir du XVIIe siècle au détriment du latin : si on lit et étudie des textes latins, on utilise le français pour les commentaires et les explications Je l’ai signalé à propos de Jouvancy ; et avec Gibert, on voit bien que, si l’enseignement de la rhétorique est effectué en latin, l’usage du français est aussi admis. Ceci est très important sur le plan de la culture scolaire, que je veux toujours interroger en premier. Dainville, dans L’éducation des jésuites…, op. cit., p. 272, en évoquant les ouvrages dont les élèves disposent, trouve aussi des textes français, qui sont d’abord des traductions. On mesure ainsi le chemin parcouru depuis la Renaissance, qui ne connaissait que la loi du latin dans les écoles, même si émerge au même moment, dans la société, une conscience nouvelle de la langue vernaculaire, comme on le voit avec la Défense et illustration de la langue française publiée par Du Bellay en 1549 soit dix ans après que la fameuse ordonnance de Villers-Cotterêt eut exigé l’usage du français  pour la rédaction des actes d’administration et de justice (la même ordonnance prescrivait l’obligation de rédiger des actes de baptême). Un exposé très clair et détaillé des habitudes scolaires et de leur évolution en matière de choix linguistique est effectué  par G. Codina Mir, dans Aux sources de la pédagogie des jésuites…, op. cit. (p. 80 et suiv.).

    Pour décrire cette évolution pédagogique, D. Julia, dans un article que j’ai déjà signalé (« Livres de classe et usages pédagogique », in Histoire de l’édition française, op. cit, T. II, notamment p. 485) montre bien qu’au terme d’un lent déclin, le latin n’est plus appris dans les écoles comme la langue vivante dont on servait en classe et pour la communication savante. D. Julia confirme par ailleurs la réalité de ce processus en suivant l’évolution des manuels. La baisse de l’édition en latin, pour l’essentiel à destination des collégiens, est, en effet, très sensible en 1700 : elle représentait en 1645 un quart des livres édités à Paris, mais en 1700, seulement 7% . Certes les jésuites maintiennent la tradition de la composition, en latin, du discours et des vers. Mais pour les leçons sur les auteurs classiques, on utilise de plus en plus de traductions (voir, encore une fois, Jouvancy). Et en 1750, les cours de rhétorique se donnent de plus en plus souvent en français.

     

    Remarque 3

    Sur le plan culturel on pourrait se demander pourquoi les Jésuites, qui se présentent comme les soldats du Christ et ont en tête la formation chrétienne de la jeunesse, ont si bien emboîté le pas de tous les maîtres de la Renaissance et du XVIIe siècle qui, en rompant avec les habitudes intellectuelles du Moyen Age, ont accordé la plus haute valeur à l’enseignement de la rhétorique et par conséquent au maniement des techniques littéraires. Il y a à cela plusieurs réponses, outre le fait, bien sûr, que les hautes institutions du pouvoir monarchique, comme les Parlements provinciaux, exigent que les fonctions qui s’y accomplissent soient assumées par des personnes disposant de compétences savantes pour la lecture et l’écriture publiques des textes.

    Première réponse : ce que j’ai expliqué dans ma remarque sur la morale : c’est que la rhétorique au cœur de l’éducation classique (avec les langues anciennes), véhicule un idéal de l’honnête homme qui est très compatible avec l’esprit de la sainteté chrétienne - à la condition que les textes antiques soient expurgés, je l’ai dit, afin de ne présenter que les vertus chrétiennes. Dans ces conditions, la réception de l’héritage humaniste par les Jésuites fut donc assez facile, on pourrait dire naturelle.

    Seconde réponse, que je donne par hypothèse : on peut aussi considérer que la rhétorique, comme art de l’argumentation à des fins de persuasion, est cohérente avec la perspective missionnaire revendiquée par une Compagnie religieuse dont les disciples, au terme de leur formation, sont envoyés dans la société pour prêcher et combattre l’hérésie avec les armes du langage…

    Partant de là, on pourrait également envisager (peut-être) la relation de la rhétorique comme matière d’enseignement avec la théologie morale comme matière de jugement pratique, en situation. Je rappelle à ce sujet que la fameuse « casuistique », la théorie des cas de conscience, est enseignée dans les collèges jésuites (dans le Ratio studiorum, une dizaine de règles sont consacrées à ce sujet et prescrivent des exercices très semblables à ceux des classes d’humanités et de rhétorique – voir p. 121-123 de l’édition Belin de 1997), dans le but de munir les prêtres, futurs missionnaires, futurs confesseurs et directeurs de consciences de puissants personnages, d’un ensemble d’explications et de jugements prêts à l’usage pour orienter la conduite des fidèles confrontés à une situation problématique -  y compris sur des questions très concrètes de la vie ordinaire.

    Je recommande sur ce point, par exemple (parmi tant d’autres que je ne connais pas…), la lecture d’un ouvrage savoureux, de Pierre Cariou, Les idéalités casuistiques. Un directeur de conscience au XVIIème siècle en France, Jacques de Saintebeuve (1613-1677). C’est une thèse de l’Université de Paris I (diffusion Honoré Champion, Paris, 1979). Vous y trouverez une analyse minutieuse du livre de J de Saintebeuve pour l’énonciation et la résolution des cas de conscience, intitulé : Résolution de plusieurs Cas de conscience touchant la Morale et la Discipline de l’Eglise. 2 t in-4°, 1689 et 1692. Et vous constaterez avec plaisir que les Pères jésuites de l’âge classique pouvaient solutionner des difficultés aussi cruciales que celles, par exemple, touchant le maniement de l’argent ou bien les mariages avec des impuissants ! Pour une approche historique et théorique de la casuistique, se reporter à Jean Delumeau, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession XIIIe–XVIIIe siècle, Fayard, 1990 ; ainsi que Jean-Pascal Gay, Morales en conflit. Théologie et polémique au grand siècle (1640-1700), Les éditions du Cef, 2011 – qui, entre autres, évoque de manière distanciée l’analyse de Delumeau.

     

    Bientôt le chapitre suivant, où je décrirai (enfin !) les procédures de travail des maîtres et des élèves…

     


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