• séance 8

     

    HISTOIRE DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT

    A L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE

     

    DEUXIEME PARTIE

     

    CHAPITRE IV

    (suite)

     

     

    J’ai dis que je voulais traiter séparément d’une part de l’acte magistral, la leçon, lectio, et d’autre part de ce que cet acte exige des élèves, en réponse. J’ignore si cela convient aux spécialistes, mais cela me sert à voir à peu près clair dans cette multiplicité foisonnante d’actions conçues par les uns et prescrites aux autres (une multiplicité qui pourrait me donner du fil à retordre !). Maintenant, donc, je vais en venir aux tâches que le professeur commande aux élèves en rapport – immédiat ou différé - avec sa leçon c’est-à-dire sa lecture assortie des divers commentaires. Mais avant cela, une remarque – annoncée.

     

    Remarque

    Une question se pose : est-ce que cette leçon, telle que pratiquée dans les collèges aux XVIe et XVIIe siècles, reste identique dans la forme à celle qu’on pratiquait dans les facultés du Moyen Age, mettons aux XIIIe et XIVe siècles ? En d’autres termes, y a-t-il eu ou non une évolution de cette forme pratique de leçon conçue et mise en acte comme une lecture ? Et, partant de là, qu’en est-il en général de la lecture dans les établissements scolaires à ces différentes époques ? En première approche, on peut dire qu’il n’y a pas de grands changements, car dans les deux cas l’enseignement se fonde essentiellement sur cette manière, la lectio, qui est donc, nous le savons bien, une lecture et une explication de textes canoniques. Même si, d’une époque à l’autre, ce ne sont ni les mêmes textes, ni les mêmes finalités de la transmission  des textes ; même si, après l’invention de imprimerie, on assiste à une diffusion très grande, en augmentation constante, des livres, textes d’auteurs et manuels, et aussi de recueils, des choix de textes, etc. (nous l’avons vu, il y a parfois un atelier d’imprimerie dans l’enceinte même de certains collèges) ; et même si l’ordre scolaire s’est sensiblement transformé quand a été admise l’organisation des classes (l’âme du modus parisiensis et de la pédagogie des jésuites par quoi ces derniers ont mené l’enseignement des collèges à un haut degré d’efficacité).

    Je tiens compte en outre du fait que la lectio elle-même a pu subir certaines transformations et adaptations dans les différents contextes scolaires où elle fut pratiquée (ce que montre très bien Olga Weijers, dans Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (XIIe-XIVe siècle), Brepols, 1996 ; voir le chapitre III, p. 40 et suiv., et p. 47 et suiv. sur la lectio dans les statuts de la faculté des arts au XIIIe siècle). Mais ceci n’est pas important pour mon propos. Et j’ajoute : si on veut quand même suivre l’évolution de la praelectio humaniste elle-même, il suffit de s’adresser à la belle étude publiée par Lucie Claire dans la revue Camenulae, n° 3, de 2009 ; un article, téléchargeable, qui s’intitule : « La praelectio, une forme de transmission du savoir à la Renaissance : l’exemple de la leçon d’introduction au Annales de Tacite, de Marc-Antoine Muret (1580) », et traite un cas particulier très intéressant pour son caractère vivant, puisqu’on peut, après une série de définitions précises et très compréhensibles, suivre l’exposé de ce maître, Marc-Antoine Muret, en guise de leçon d’ouverture pour l’année 1580-1581 à l’université de Rome, la Sapienza. Dans cette leçon qui est aussi une cérémonie, le professeur justifie son choix de lire non plus les auteurs les plus courus comme étaient Cicéron ou Virgile, mais Tacite, l’historien latin, bien plus ignoré, donc négligé, qu’il vaut faire sortir de l’ombre. Dans la praelectio, dont rend compte L. Claire, le professeur va se justifier, il va défendre un point de vue et répondre par anticipation à des objections ; il va de ce fait se poser en exemple, manifester sa volonté de faire découvrir un auteur, et, avec le ton assez personnel qu’il adopte, tout cela marque le renouvellement des vieilles pratiques d’enseignement désormais relevées par l’esprit de la Renaissance.

    Laissons cela. S’il faut trouver un texte susceptible de faire le lien des deux époques, le Moyen Age et la Renaissance, et de montrer ainsi la continuité pédagogique formelle dont je parle, je proposerais un extrait du Gargantua dans lequel Rabelais, au début du XVIe siècle, raconte la jeunesse scolaire de son héros, située plutôt à la fin du Moyen Age. Dans cet extrait, on voit le géant occupé à écouter des lectures et à étudier, donc retenir, toutes sortes d’œuvres et de traités savants, et ce durant un nombre phénoménal d’années. Dans mon édition en ancien français de 1857, à la Librairie des publications illustrées, c’est le chapitre XIV du Livre premier. Savourons la délicieuse exagération de Rabelais – un humour qui a traversé les siècles :

     

    «  De faict, l’on lui enseigna un grand docteur sophiste nommé maistre Thubal Holoferne, qui lui apprit sa charte [son abécédaire] si bien qu’il la disoit par cœur au rebours ; et y fut cinq ans et trois mois. Puis lui lut le Donat [la grammaire que nous connaissons], le Facet, Theodolet, et Alanus in Parabolis ; et y fut treze ans six mois, et deux semaines. / Mais notez que ce pendent, il lui apprenoit à escripre gothiquement, et escripvoit touts ses livres. Car l’art d’impression n’estoit encores en usage./ Et portoit ordinairement un gros escriptoire pesant plus de sept mille quintaulx (…) Puis lui lut De modis significandi, avec les comments [commentaires ou gloses] de Hurtebise, de Fasquin, de Tropditeux, de Gualehault, de Jehan de Veau, de Billonio, de Brelingandus [noms inventés et jeux de mos qui me font penser à Frédéric Dard!], et un tas d’autres ; et y fut plus de dix huit ans et onze mois. Et le sut si bien que, au compelaud [examen] il le rendoit par cœur à revers… »

     

    Notez, à nouveau, d’une part, l’emploi du verbe lire pour désigner l’acte d’enseignement principal, ainsi d’autre part que la référence au savoir « par cœur » de l’élève : une belle et claire association qui suffirait à justifier la ligne que j’ai choisie pour ma reconstitution. Notez ensuite l’abondance des commentaires associés au texte d’origine. Notez enfin, c’est une autre absurdité si drôlement suggérée par Rabelais, un apprentissage « par cœur » qui va jusqu’à réciter des livres entiers à l’envers !

    Donc, à la Renaissance, concernant ce degré élevé d’enseignement et ce haut niveau de pratique de la culture, nous sommes bien dans la droite ligne de ce qui existe depuis le Moyen Age. Il y a continuité de la lectio des facultés médiévales à la praelectio des Jésuites et des collèges humanistes. De l’une à l’autre, par delà les différences et les évolutions - que j’ai signalées, l’élève est toujours introduit à la lecture des textes considérés comme des monuments qu’il faut absolument avoir visité, et même bien davantage : qu’il faut connaître à fond. Du Moyen Age à la Renaissance, on retrouvera donc dans les écoles le même type de démarche : d’abord une lecture du maître, ensuite des reprises des élèves, des procédés de mémorisation, et puis les commentaires du maître, les dictées aux élèves, et après seulement les exercices, etc.

    Une précision, si besoin est. Au Moyen Age, la lecture (une page ou deux par séance) se fait sur les grands textes de la théologie, du droit, pour les facultés supérieures, et sur la grammaire ou sur d’autres textes de base à la faculté des arts. Le matin ont lieu les lectures « ordinaires », tandis que les lectures extraordinaires se déroulent soit en fin de matinée soit l’après-midi (on dit « le soir »), ces dernières étant assumées par des bacheliers ou des étudiants avancés qui présentent les textes plus rapidement, pour effectuer une sorte de préparation (exemple, la Bible à la faculté de théologie), ce qui vérifie qu’on est bien dans le contexte d’une imprégnation auriculaire.

    Mais ne nous tenons pas au seul constat relatif à la forme de la pratique enseignante. Il faut nuancer. Il y a bien une forme globale, un schéma pédagogique général de la lectio (à nouveau, je suis prudent) qui subsiste jusqu’à la Renaissance et bien au-delà ; mais il y a aussi, associées à ce schéma, d’autres actions, des actions qu’on peut dire supplémentaires. Je pense évidemment à ces prolongements spéciaux que furent au Moyen Age les fameuses « questions » et « disputes ». Ceci concerne le XIIe siècle et surtout le XIIIe siècle, dans le nouveau contexte des universités, mais, justement, moins le XIVe siècle, et de moins en moins ensuite. De quoi s’agit-il ? A cette époque, une quaestio se justifie du fait que les gloses donc les textes de référence, et les auteurs, les « autorités »,  qui irriguent les commentaires du texte lu, mettent le lecteur face à des opinions opposées voire contradictoires, entre lesquelles il faut choisir, il faut trancher, ce qui exige du raisonnement et de l’argumentation. De ces contradictions naît en effet le soupçon que certaines thèses peuvent s’argumenter dans deux directions opposées.

    Représentons-nous la procédure normale de la leçon, qui expose un texte. En gros, le maître commence par la divisio textus, il continue par l’expositio, qui envisage d’abord le sens littéral, littera, problème de grammaire,  puis le sens des mots, sensus ; mais l’explicatio ainsi mise en œuvre débouche sur la saisie du sens profond (sententia : la pensée de l’auteur) ; et c’est là ce qui mobilise essentiellement les commentaires donc une série de textes adjacents pourrait-on dire. Or, en tentant ainsi d’affronter les obscurités, en s’efforçant de démêler ce qui est encore confus, ceci risque du même coup d’entraver l’accès à la vérité claire et distincte (pour parler comme Descartes beaucoup plus tard). Cette technique de savoir et de transmission du savoir traverse de nombreux siècles, depuis le Haut Moyen Age. Puis elle a été reléguée.

    A nouveau, je ne tiens pas compte des variantes liées aux évolutions – ce qu’on trouvera dans les études spécialisées. Par ailleurs, j’ai déjà évoqué l’importance des gloses au Moyen Age – puis leur disparition. Sur les gloses durant cette longue période, jusqu’au XIe siècle, on peut consulter P. Riché, Ecoles et enseignement dans le Haut Moyen Age. Les écoles et l’enseignement dans l’Occident chrétien… (Aubier,  1979, p. 247-250), qui nous rappelle que la glose, ce peut être une simple étymologie, et que l’ensemble, classé dans l’ordre alphabétique, donne les glossaires.

    L’expositio ancienne a donc été nettement renouvelée par la quaestio. La « question », qui va prendre de plus en plus d’importance dans le déroulement de la leçon à partir du XIIe siècle, est donc une technique, un procédé d’argumentation professoral. Pour nous, ce procédé a une importante conséquence : c’est que, finalement, il modifie l’aspect global de la leçon, puisqu’il aboutit à dévaloriser le moment du commentaire ligne à ligne, c’est-à-dire la paraphrase  traditionnelle. Mais bien sûr, j’y insiste une fois de plus, la lecture n’y perd rien, et c’est pourquoi il faut toujours constater son maintien au cours de siècles ; simplement, elle s’achève autrement.

    Le procédé scolaire de la question a été fixé dans sa forme définitive au XIIIe siècle. Mais il a été promu au XIIe siècle. C’est notamment le sens que l’on donne à l’invention d’Abélard qui, dans son Sic et non, rédigé vers 1122, prenant en compte les divergences saisissables d’un texte à l’autre, cherche le moyen de résoudre ces difficultés, lequel moyen est d’abord celui qui consiste à poser une ou des question(s) aux auteurs afin d’envisager ensuite  une ou des réponses. La méthode consiste alors à examiner et à exposer des opinions divergentes sur tel ou tel problème, donc à mettre en présence des textes qui, sur le sujet choisi, vont dans un sens ou dans l’autre.

    Dans les écoles, évidemment, les questions ne sont pas de même nature selon les textes et les problèmes que posent ces textes.  A la faculté des arts ça peut être facile, rapide. C’est plus complexe et long à la faculté de théologie.

    Quant à la dispute, quaestio disputata, ce sera un développement de la même méthode, mais donnant lieu à un exercice en public. Dans ces joutes s’affrontent alors des étudiants - que contrôlent les maîtres. Souvent, cela suscite un très grand engouement et réunit une assistance nombreuse -  d’où partent les objections à l’étudiant qui raisonne sur telle ou telle question. Le maître, qui a choisi et formulé la question, peut se porter au secours de l’étudiant s’il le juge utile, et à la fin des débats c’est à lui que revient la charge de produire une synthèse des arguments afin d’avancer une solution : c’est ce qui s’appelle la determinatio. Il semble que la participation principale des étudiants, les bacheliers, et non plus des maîtres, soit plus tardive, comme l’indique Charles Thurot (De l’organisation de l’enseignement dans l’université de Paris, 1850, op. cit., p. 88).

    Un autre développement de l’exercice devenu une joute publique se nommera la dispute « quolibetiques ». Celle-ci se tenait deux fois par an. Quodlibet : n’importe quelle question peut être posée par n’importe qui. Evidemment tout cela suppose le maniement des formes de raisonnement codées que fournit la logique dialectique, à commence par les syllogismes. Après avoir suscité un grand intérêt, dans et hors les écoles, ce genre d’épreuve tombera en désuétude à partir du XIVe siècle, époque à laquelle le combat fera ses délices aussi bien des grandes questions doctrinales que de petites notions  parfaitement abstraites, voire abstruses, voire absurdes, comme lorsqu’on demande (exemple souvent cité par les spécialistes) : « Le porc que l’on achète au marché est-il conduit par l’homme ou par la corde » ?). Il faut en outre savoir que de tels exercices donnaient lieu parfois dans le public à de véritables des pugilats…

    Sur les manières de faire ces leçons et de soutenir ces disputes au Moyen Age, il y a des indications de base dans le vieil ouvrage - vieux mais toujours utile-  de Charles Thurot, De l’organisation de l’enseignement… (op. cit., téléchargeable sur Gallica ; voir sur la lectio, les pages 73 et suiv. ; et sur les disputes, les p. 87 et suiv. ; c’est un des livres sur lesquels Durkheim s’était appuyé). S’il faut se tourner vers les travaux récents qui me semblent les plus exacts et documentés, on trouvera ceux d’Olga Weijers, Le maniement du savoir… que j’ai cité plus haut ; et de la même La « disputation » à la faculté des arts de Paris (1200-1350 environ) (Brepols, 2002), p. 12 et suiv. Un ouvrage de synthèse plus rapide mais très bien fait et complet est celui de cf. P. Riché et J. Verger, Maîtres et élèves au Moyen Age, op. cit.  Dans son précieux petit ouvrage sur Les intellectuels au Moyen Age, Seuil, 1985 [1957 ; dernière éd., 2014], p. 102 et 103, Jacques Le Goff, qui cite d’autres spécialistes importants comme le P. Mandonnet ou Mgr Glorieux, a également décrit ces séances, brièvement mais avec une grande acuité. A lire.

    Un autre article d’Olga Weijers, que je viens de mentionner, nous permet de nous représenter clairement la différence entre, non seulement deux conceptions de la dispute, mais aussi deux moments historiques. Le premier moment serait celui de la joute d’origine, la joute dialectique, très ancienne puisqu’elle remonte à l’antiquité ; le second serait le moment de la dispute proprement dite, disputatio, typique de ce que l’on sait du Moyen Age. L’article d’O. Weijers s’intitule, « De la joute dialectique à la dispute scolastique » ; il est publié (et accessible sur le web) dans les in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, n° 2, 1999. pp. 509-518.

    D’après O. Weijers, au Moyen Age, la joute, première manière, s’applique aussi bien à des questions doctrinales qu’à des problèmes techniques, comme de grammaire par exemple. De plus en plus fréquente au XIIe siècle, cette joute se règle sur le schéma qui prévoit d’opposer un opponens et un respondens. Le but de ces épreuves, on s’en doute, est de fournir la plus parfaite argumentation possible, donc de parvenir à un argumentaire inattaquable. C’est pourquoi chaque protagoniste entre dans la lice (c’est le cas de le dire) pour réfuter les assertions de son vis-à-vis et du même coup pour prouver ses propres assertions. D’après O Weijers, on a donc un schéma de débat en trois temps. Premier temps, la positio, par le premier des protagonistes ; deuxième temps, l’oppositio, par l’adversaire, puis troisième temps, la responsio du premier. L’oppositio se divise elle-même en trois, car elle comprend : une propositio, une interrogatio, et une conclusio ; tandis que du côté du respondens, la responsio peut prendre les formes de la concessio (si l’adversaire a dit vrai), de la contradictio (s’il a dit quelque chose de faux), ou encore de la prohibitio (s’il a dit quelque chose de peu clair ou d’ambigu)… Vous voyez la scène ?

    Nouvelle variante donc, la disputation scolastique, qui s’affirme sur la base de la quaestio évidemment, et accompli (et améliore ?) la précédente, et qui surtout est cette fois totalement détachée de la lecture.  C’est la dispute, développée à partir du XIIe siècle, qui entre ensuite dans les règlements des universités et de leurs écoles pour devenir comme je viens de le dire un exercice indépendant, effectué dans toutes les disciplines. Il s’agit toujours de partir de textes qui présentent des difficultés, voire des contradictions. Cet exercice, si impressionnant pour les contemporains qui y assistaient et s’y réjouissaient en grand nombre, puise dans toutes les ressources de la dialectique, c’est-à-dire de la logique, pour parvenir à une vérité (au moins probable). La dialectique, je le rappelle, est enseignée et est même au cœur de l’enseignement de la faculté des arts. Dispute et logique formelle sous l’empire de la théorie du syllogisme, ont aussi fourni une véritable méthode d’enseignement et de découverte. Voilà au total ce qui a donné son cachet si particulier  à l’enseignement dispensé dans les universités médiévales, autrement dit ce qui reste (pour nous, aujourd’hui) attaché au vocable « scolastique ».

    Soyons un peu plus concrets. Comment les choses se passent-elles (à nouveau je schématise sans tenir compte des différentes manières dont les historiens spécialistes présentent les choses) ? Le maître commence par la position de la question, et ensuite le respondens donne une solution préliminaire. Après cela, deuxième étape, l’opponens adresse ses objections. Et à la fin, le maître donne sa réponse ; c’est le moment de la determinatio, qui solde les débats… Dans l’article que je viens de citer, O. Weijers prend l’exemple d’une dispute consignée par Siger de Brabant vers 1270 (cf. aussi l’ouvrage sur Le maniement du savoir.., op. cit., p. 79). Le fond du problème, sur le plan logique, concerne le rapport du particulier et du général. La question posée est en l’occurrence  : « la proposition suivante ‘l’homme est un animal’ est-elle vraie si aucun homme n’existe » ? On a alors une réponse négative : si aucun homme n’existe, alors, c’est non. On a ensuite  diverses réponses affirmatives…., et la determinatio  du maître aboutit à la fois à oui et non…

     

    Je termine ma remarque. Pourquoi ce long détour par l’exposé magistral du Moyen Age et ses déclinaisons quasi spectaculaires ? Parce que je voulais à la fois confirmer la similitude formelle donc la continuité à travers le temps des démarches de lecture des textes, mais tout en précisant les différentes techniques introduites pour faire apprendre les textes lus, étant entendu que ces techniques sont liées à l’idéal du savoir et de la transmission du savoir en vigueur à ces époques. Je redis qu’il s’agit d’un idéal logique au Moyen Age, mais d’un idéal littéraire et esthétique à la Renaissance. Il est clair qu’il s’agit toujours de lectures, qu’il y a toujours des textes à connaître et à « apprendre », mais ces textes et le savoir de ces textes ne sont pas voués au même usage ; ils n’ont pas la même finalité. Disons en langage (en jargon ?) d’aujourd’hui : nous ne sommes pas dans la même culture ni dans le même « rapport » à la culture.

    Cela dit, notez également ceci. D’un côté, on peut bien dire avec Durkheim que, du Moyen Age à la Renaissance, nous allons de formalisme en formalisme (voir L’évolution pédagogique en France.., op. cit., éd. de 1969, p. 320, où l’on trouve la formule : « depuis le VIIIe siècle, nous allons de formalisme pédagogique en formalisme pédagogique (…) Suivant le temps, le formalisme é été successivement grammatical, logique ou dialectique, puis littéraire… »),. Qu’il s’agisse d’une lecture qui s’arrime à la dialectique au Moyen Age, ou d’une lecture qui culmine dans l’examen rhétorique à la Renaissance, l’attitude mentale privilégiée par les maîtres pour être cultivée chez les élèves est celle de l’observation des formes discursives et des habiletés à imiter ces formes discursives – soit des formes de raisonnement et d’argumentation (d’où un formalisme grammatical et logique), soit des styles et des modes de composition  (d’où un formalisme littéraire – qui d’ailleurs, je l’ajoute parce que je l’ai déjà évoqué, n’est certainement pas indifférent à la complexion grammaticale des textes). Dans ce dernier cas, l’intéressant est alors la langue plutôt que la logique. Il s’agit au total l’art de discuter et l’art de s’exprimer, comme dit également Durkheim. Mais d’un autre côté, rien n’était plus étranger aux maîtres de ces époques que la pure admiration des formes pour les formes : tous, au contraire, ont eu le plus grand souci du contenu d’idées, c’est-à-dire des significations et de la vérité des textes qu’ils lisent et expliquent avec tant d’insistance à leurs élèves, qu’il s’agisse de vérités théologiques, de vérités morales, métaphysiques etc. Par conséquent, ne perdons pas de vue que, si formalisme il y a, il ne ressemble en rien à ce formalisme qui s’est répandu au XXe siècle dans les arts et la littérature, quand les artistes et les auteurs, et souvent les professeurs, ont prêché une sorte d’indifférence envers le sens, le « signifié » des produits de la vie intellectuelle, textes et œuvres diverses.

    Pour résumer le plus important : du XIIIe au XVIIe siècle (un repère parmi d’autres possibles), c’est bien la lectio qui se maintient comme pratique de lecture de textes, ce que j’ai appelé la leçon ancienne manière - lectio médiévale ou praelectio humaniste. Dans la même séquence de temps, la technique médiévale de la dispute disparaît après avoir suscité toutes les curiosités et bénéficié de toutes les audaces, si bien que le terme désignera tout à fait autre chose, plus banal, à l’âge classique, notamment chez les Jésuites.

    Comme j’ai pu le suggérer plusieurs fois, le problème de la Renaissance est moins celui des vérités à prouver que des modèles de beauté donc de vertu qu’il faut imiter. Par là, nous le verrons bientôt, s’expliquent les nombreux exercices écrits effectués par les collégiens, à commencer par le plus important lorsqu’il s »’agit d’apprendre à composer des discours en classe de rhétorique :   l’ « amplification ».

     

     

    II) LES TACHES EFFECTUEES PAR LES ELEVES

     

    1) Commençons par ce sur quoi j’ai souvent insisté, l’ayant pris pour le pilier des pratiques scolaires des époques anciennes, et qui d’ailleurs s’est fait jour dans le texte de Rabelais cité plus haut : l’exercice de la mémoire.

    La mémorisation, j’y reviens donc, est fondamentale dans tous les cas de leçon que nous avons inventoriés. Pour en affirmer une fois de plus l’importance, l’omniprésence, à ces époques, je vous propose de lire un autre texte de Rabelais dans lequel nous voyons Gargantua plongé dans ses lectures et études sous la férule de son nouveau maître, l’humaniste Ponocrates. Comme l’a bien vu Durkheim (L’évolution pédagogique.., op. cit., p. 251), le géant drolatique est à chaque instant occupé à réciter, à réviser, à récapituler les leçons, au point qu’on peut dénombrer dans sa journée jusqu’à huit de ces révisions ou récapitulations. Voici un extrait du chapitre XXIII du Livre premier, dans mon édition de 1857 en ancien français :

     

    « … il ne perdoit heures quelconques du jour : ainsi tout son temps consommoit en lettres, et honeste savoir. S’esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent qu’on le frottoit, lui estoit leue quelque pagine de la divine escripture haultement et clairement avecques pronunciation compétente à la matière (…). Selon le propos et argument de ceste leçon, souventes fois se adonnoit à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montroit la majesté et jugements merveilleux. Puis alloit és lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là, son précepteur répétoit ce qu’avoit ésté leu, lui exposant les poincts plus obscurs et difficiles. (…) Ce faict, est-il habillé, peigné, testoné, acoustré et parfumé, durant lequel temps on lui répétoit les leçons du jour de devant. Lui-mesme les disoit par cœur (…). Puis par trois bonnes heures lui estoit faite lecture ».

    Ensuite il y a d’autres activités d’études, des jeux, et après les jeux : pendant qu’on essuie frotte et change la chemise du héros, en attendant le dîner : « Là attendants récitoient clairement et éloquemment quelques sentences retenues de la leçon (…).

    Puis c’est le dîner et à table : « Au commencement du repast estoit leue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eust prins son vin. Lors si bon sembloit, on continuoit la lecture (…). Ce que faisant, apprint en peu de temps tous les passages à ce compétents en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Elian et aultres. Iceulx propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseurés, apporter les livres susdicts à table » .

     

    J’ai cité ce long texte (pas en totalité d’ailleurs), parce que mes explications de cette année et de l’an passé on donné à peu près toutes les clefs pour en saisir les particularités : sur la lecture, les leçons, les livres, le par cœur - et je vais maintenant en venir à ce qui reste, les répétitions, les récitations et autre.

    La suite du texte de Rabelais, que je ne transcris pas, est du même tabac… Vous trouverez la totalité dans une autre édition, peut-être en français d’aujourd’hui, et j’espère que cela vous réjouira autant que moi – en pensant que l’école actuelle mériterait sans doute une transfiguration de ce genre, du  plus haut comique.

    Notez au début de l’extrait la synonymie suivante : à ce qui est lu (la « pagine » « leue ») correspondent le mot et l’idée de la « leçon ». Cette association lire-leçon, c’est bien mon idée de départ, depuis que j’ai commencé cette histoire des pratiques d’enseignement (en 2015). Ensuite, permettez-moi d’attirer votre attention sur la suite, dans laquelle, pendant que Gargantua fait « excrétion » aux « lieux secrets »), autrement dit est occupé à se libérer les intestins, non seulement on lui relit la leçon qu’il vient d’entendre, mais en plus, on en profite pour lui en expliquer les points les plus obscurs ! Notez en outre, à nouveau, la référence au « par cœur » : au-delà d’un souvenir plus ou moins ferme, on exige qu’il récite exactement, parfaitement. C’est l’idée qu’il faudra donc avoir en tête pour analyser les activités de mémorisation.

    Je conçois que cette idée soit dépaysante pour nous, étant donné nos conceptions de l’« apprendre » par les temps qui courent ; mais cette idée nous livre le but des pratiques de mémoire autrefois. Pour en avoir une confirmation non romanesque (encore que…) on peut se reporter au récit de l’expérience de cet Henri de Mesme qui, après avoir fréquenté à Paris le collège de Bourgogne où son père l’avait fait admettre à 10 ans (ce collège, fondé en 1331 par Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe le Long, se tenait à l’emplacement actuel de la faculté de médecine), poursuit ses études au collège de Toulouse, où il accède à la classe de rhétorique. Or, dix-huit mois plus tard assure-t-il, il pouvait « réciter Homère par cœur d’un bout à l’autre » (je le cite dans A. Franklin, La vie privée d’autrefois… Ecoles et collèges, 1892, op. cit., p. 133). Certes, on demande à voir, parce que, l’Iliade et l’Odyssée par cœur, cela paraît surhumain (même si nous avons affaire à un surdoué, comme semble l’être H. de Mesme, qui entre en rhétorique à 14 ans), mais il s’agissait probablement d’extraits didactiques, et de toute façon, l’affirmation est révélatrice des possibles et étonnants résultats des intenses pratiques de mémoire. En tout cas, après la fable rabelaisienne, cela fixe clairement pour nous le sens du recours si insistant à la mémoire dans les écoles de nos ancêtres du Moyen Age et des siècles suivants.

    (à suivre)

     

     


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