• 2018-1 Naissance du lycée

    Histoire des pratiques d’enseignement à l’époque moderne et contemporaine

     

    Troisième partie :

    LES PRATIQUES DANS L ENSEIGNEMENT DE NIVEAU « SECONDAIRE » : le XIXe siècle

     

    CHAPITRE 1

    LES CADRES INSTITUTIONNELS

    de l’enseignement secondaire au XIXe siècle

     

     

     

    INTRODUCTION

     

    Mon objet est toujours le même : je ne cherche pas à faire une histoire générale de l’enseignement au XIXe siècle ; tâche bien trop vaste et complexe pour moi ; d’autant que d’autres l’ont fait et continuent d’ailleurs de le faire (comme Philippe Savoie aujourd’hui, après Antoine Prost, Paul Gerbod ou Françoise Mayeur naguère), beaucoup mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Mon objet est plus circonscrit et, dirais-je, moins clairement construit, en tout cas dans les sciences de l’éducation (il l’est un peu plus en histoire) : c’est la réalité et, s’il est possible, la logique sous-jacente des pratiques d’enseignement et des pratiques d’apprentissage. Enseignement (côté professeurs) et apprentissage (côté élèves) : je reprends ces catégories banales pour justifier mon intérêt primordial pour ce versant des pratiques, et moins pour l’autre versant, le versant organisationnel, la structuration des groupes d’élèves, la production et l’application de règlements de toutes sortes pour contrôler ces groupes, encadrer les comportements des individus, etc., donc ce qu’on nomme la discipline. Cela dit, si je prends moins en compte ce versant, je ne l’ignore pas pour autant, car il peut fournir des données utiles et parfois révélatrices sur la manière de travailler des élèves. Je pense par exemple à un auteur nommé Edouard Ourliac (je le citerai longuement dans le quatrième envoi) qui, à propos d’un collège royal parisien de la première moitié du XIXe siècle (collège qu’il ne nomme pas), évoque un élève qui fait semblant de réciter quand on l’interroge, mais qui, à l’insu du maître, se contente de lire le texte qu’il a collé contre la chaire magistrale en bas de laquelle il a pris place (le professeur ne le voit pas parce qu’il est trop haut). Eh bien, ce genre de récit nous indique en effet que la pratique de la récitation est toujours très prégnante et qu’elle est un peu pénible pour les élèves, qui cherchent à s’alléger ce fardeau par d’habiles tricheries… Ceci pour dire que, en faisant l’histoire des pratiques scolaires, si je ne fais pas directement l’histoire de la discipline, des règlements, des punitions, etc., il peut cependant m’arriver d’observer certaines causes et certains effets des normes de ce genre sur la vie des élèves et des maîtres.

    Je cherche donc à savoir quand, en fonction de quoi et en quel sens les pratiques d’enseignement et d’apprentissage ont évolué. Sur ce plan, le XIXe siècle est une période cruciale puisque c’est la période qui voit naître toutes les nouveautés qui conduisent à la situation contemporaine. Je ne dis pas que le XIXe siècle a inventé les pratiques qui sont les nôtres aujourd’hui ; je dis juste qu’à cette époque se produisent un certain nombre de changements – dans les contenus de l’enseignement et dans les manières d’enseigner – changements qui ont rompu avec les habitudes léguées par les collèges de l’Ancien Régime, et ont ainsi donné une impulsion décisive aux modes d’action qui vont avoir cours jusqu’à nous. Est-il utile de le préciser,  je m’interdis de porter sur ces changements un jugement de type « décliniste », mon seul souci étant de décrire des processus qui ont des causes et des conséquences multiples.

    Sur le fond, autre rappel, quel est le point de vue que j’ai cru devoir adopter? Qu’est-ce que je veut montrer ? Ce qui m’est apparu absolument central et incontournable dans l’histoire des pratiques d’enseignement, et c’est l’hypothèse de travail que j’ai adoptée, à la fois pour l’histoire du primaire et du secondaire, c’est le bloc lecture-répétition-mémorisation-récitation. Si on sait (et c’est presque un truisme), que la scolarité se déploie dans l’univers de l’écrit et du livre, un univers où le texte littéraire est dominant (le texte littéraire est dominant  depuis la Renaissance et jusqu’au XIXe siècle), alors on comprend que l’idée d’enseigner renvoie à un acte de lecture, un acte qui est effectué par un maître « liseur » à haute voix, et que l’idée d’apprendre est presque entièrement associée à une activité de la mémoire, c’est-à-dire une assimilation exacte des textes - ce qui commence par la répétition en chœur de la lecture effectuée par le maître  (Ph. Ariès, que je n’ai pas utilisé l’an passé sur ce plan, cite un témoignage qui évoque une répétition en chœur mais par trois élèves à chaque fois  - voir « Problèmes de l’éducation », p. 899 – référence ci-dessous). Bref, il faut apprendre par cœur et réciter ce que d’abord on a entendu, en d’autres termes ce qui est d’abord passé par l’oreille.

    Partant de là, après avoir décrit et analysé cet univers de culture, d’éducation et d’enseignement, je vais maintenant décrire la manière et les raisons pour lesquelles il s’est défait et a laissé place à un autre univers de culture et d’éducation, celui que nous connaissons. Vous vous souvenez du repère de la « leçon orale » et de la forme que lui donne la « leçon de choses » dans l’enseignement primaire, spécialement sous la Troisième République (voir cours de 2015). La question à poser après cela pourrait se résumer à celle de savoir s’il y a eu un phénomène d’évolution comparable dans l’enseignement secondaire.  C’est à cela que je vais répondre.

     

    Remarques (et rappels) de méthode

    1. J’ai désigné trois registres de vocabulaire : j’ai parlé de pratiques, d’actions ou des tâches, et de techniques intellectuelles. Ceci pour faire porter l’investigation non pas sur les idées « pédagogiques » ou les doctrines éducatives de certains auteurs et de certaines œuvres plus ou moins mémorables. Je reviens rapidement sur cette distinction, qui mérite d’être un peu formalisée

    Les techniques du travail intellectuel, qui ont cours en général dans la société, qui sont familières à une époque donnée, ce sont pour l’essentiel, comme on s’y attend, des techniques de la lecture, de la mémoire, de l’écrit aussi. Elles ont évidemment une dimension matérielle, car elles requièrent des supports, elles utilisent des outils - en suivant des règles particulières de définition de gestes, de postures, en lien, également avec des occasions programmées. Pensons à l’écriture avant ou après l’invention des plumes métalliques ; à la lecture avant ou après la multiplication des ateliers d’imprimerie, avant ou après la diffusion des manuels sous une forme ou sous une autre (comme les « feuilles » sur lesquelles  les élèves lisent et écrivent à l’époque classique), etc.

    Au second niveau, les actions, les tâches, ce sont les activités ou les exercices prescrits par des plans d’études et des programmes d’enseignement, répétitifs au long des semaines, des mois, et des années, et qui reposent sur les techniques de base dont je viens de parler. Les exercices varient au cours de l’histoire, en rapport ou non avec la variation des techniques intellectuelles. On ne lit pas de la même façon ni pour les mêmes raisons au XVIIe, au XIXe siècle, mais l’activité intellectuelle de lecture et donc l’usage scolaire des livres sont toujours absolument fondamentaux (ce qui a changé aujourd’hui).

    Au troisième niveau enfin, comment définir les pratiques correspondantes ? On pourrait se contenter de définir une pratique (du moins dans le cas qui nous occupe ici), par l’ensemble des actions à effectuer et des techniques que les actions mettent en œuvre. Mais ce serait aller trop vite en besogne, car dans l’idée d’une pratique, il fut faire entrer quelque chose de plus, le sens que les acteurs lui donnent et qu’ils donnent au fait de l’accomplir pour atteindre un but précis. Le sens, la signification d’une pratique pour les acteurs, c’est la ou (les) fin(s) qu’ils y associent directement ou indirectement, les espérances qu’ils y investissent, les valeurs qu’ils y affirment, bref l’intérêt qu’ils y trouvent donc le plaisir ou le déplaisir qu’ils en retirent. Ceci vaut à la fois du côté des maîtres qui enseignent et des élèves qui apprennent. En effectuant une pratique d’enseignement, les maîtres accomplissent et font accomplir des tâches définies, codifiées, réglées, etc., oui, mais en plus, et avant cela, ils ont en tête un projet de culture, d’éducation, ils ont des attentes, ils formulent des croyances concernant l’avenir de leurs élèves, de la société, de la vie, et ainsi de suite. Voilà ce qu’il faut associer à la description empirique des pratiques, des tâches, des techniques intellectuelles ; et voilà ce qui impose de recourir à des sources diverses, parmi lesquelles les témoignages, les souvenirs des acteurs, les récits romancés ou authentiques, etc. Voilà donc aussi ce qu impose de situer les pratiques dans les contextes plus larges où elles sont possibles et requises, contextes sociopolitiques, contextes familiaux, contextes corporatifs, sans oublier que ce sont autant de lieux de conflits.

    Je parle des maîtres du passé ; on pourrait penser aux élèves d’aujourd’hui… pas toujours très attachés au travail scolaire, c’est le moins qu’on puisse dire… Raisonnons donc de la même manière en ce domaine, pour constater que ces attitudes ne dépendent pas seulement de la nature des actions et des tâches… CQFD.

     

    2. Les pratiques (et les activités, qui reposent sur des techniques, intellectuelles ou autres) suivent toujours une certaine logique, qui s’impose à elles, et qui est un fondement du sens que les acteurs donnent aux pratiques qu’ils effectuent. J’ai parlé en commençant d’une « logique des pratiques ». Rien de mystérieux là-dedans. Je prends l’exemple de la composition en rhétorique (le discours latin sera remplacé par la composition en français dans le cours et officiellement à la fin du XIXe siècle). Sous l’Ancien Régime, composer a pour but fondamental et unique d’imiter. L’imitation, dans ce cas, définit exactement ce que j’appelle une logique ; c’est en l’occurrence la logique à laquelle se plient les actions scolaires dès lors qu’elles portent sur des textes, si  bien que toutes ces actions, tâches et exercices qui entrent dans cette pratique sont finalisées par cette logique. Pour imiter des textes et en général des œuvres (comme Cicéron pour la rhétorique et Virgile pour la poésie), il faut d’abord les avoir longtemps fréquentées, les avoir entendues, les avoir répétées, récitées, il faut en avoir appris des morceaux par cœur, il faut ensuite savoir en expliquer le vocabulaire,  etc., voilà tout ce qui rend capable de s’approcher de ces modèles, de leurs arguments et de leur manière de les exposer.

    Une logique comme celle de l’imitation suppose donc l’acquisition d’un ensemble d’habitudes, de manières de faire, donc suppose la capacité de mettre en œuvre des moyens déterminés pour obtenir un résultat non moins précis (l’imitation). Ces moyens peuvent être réfléchis, mis en discours, comme ils peuvent être des actes quasi automatiques ou, disons, réguliers. Dans le cas de la lecture, de la mémorisation et de la récitation, il s’agit de schémas d’action qui privilégient un type de texte (rhétorique ou argumentatif, littéraire ou poétique par exemple), qui commandent un type de lecture orale (y compris sur le plan de la voix, du « ton »), un type de recherche du message et de compréhension du message, et, en bout de chaîne, un type d’usage des savoirs acquis pour effectuer d’autres tâches, par exemple pour passer d’un exercice oral à un exercice écrit comme la composition, ou la versification, tant pratiquées sous l’Ancien Régime.

    La question de l’imitation est d’autant plus intéressante que l’exigence d’imiter, qui a donc été la finalité majeure de tous les travaux oraux et écrits imposés aux élèves des hautes classes sous l’Ancien Régime et pendant une bonne partie du XIXe siècle, a disparu aujourd’hui, et est même perçue comme quelque chose de ridicule ou honteux. C’est là ce qui nous sépare de l’âge de la rhétorique, et de tous les exercices qui y étaient associés. Nous avons intégré d’autres pratiques, d’autres exercices, d’autres techniques intellectuelles, donc nous respectons une toute autre logique ; et c’est dont je vais m’efforcer suivre l’évolution dans la forme et le fond).

     

    3. J’ai fait allusion à la prégnance des contextes. Ceci pose la question de la différence entre, d’une part, les normes théoriques, les prescriptions officielles, les programmes, les manuels, les règlements pour les maîtres etc., et d’autre part, ce que j’appelle les normes d’usage, qui, justement, dépendent d’un contexte déterminé (voir mon exposé sur la leçon orale et la leçon de choses à l’école primaire, par exemple dans la séance 7 du cours de 2015, qui nuance le cours de 2014, les séances 7 et 8 , sur la notion de norme en général). Cette remarque pour souligner que les actions, dès lors qu’on les effectue, en contexte encore une fois, font souvent évoluer les normes théoriques : elles les assouplissent, les contournent, parfois les subvertissent. En contexte, dans l’action, les normes théoriques ne sont jamais purement et simplement appliquées ; et même si les acteurs font effort pour les appliquer, ils ont toujours de nombreuses raisons d’introduire des écarts, des variations, à cause de ces contraintes multiples que les actions sont obligées de « gérer ».

    Pourquoi est-ce que je fais référence à ce problème ? Parce que, très souvent, les témoignages dont nous disposons, souvenirs, récits d’anciens élèves, mémoires de professeurs, etc., nous apprennent que la réalité est déviante par rapport aux attentes que les normes ont créées. Les normes théoriques sont efficaces, surtout d’ailleurs quand elles reflètent ou rejoignent les normes d’usage, mais à titre de points de repère pour les acteurs. Le meilleur exemple de ce genre de déviation, nous le trouvons au XIXe siècle dans la manière dont les anciens élèves évoquent avec dédain, dégoût parfois, leurs années de collège. Voyez Jules Vallès ; mais il n’est pas le seul, loin  de là. Je ne manquerai pas de présenter plusieurs de ces témoignages que j’estime éclairants.

    Un autre exemple, que nous retrouverons plus tard quand je m’intéresserai à l’enseignement de la philosophie, du moins à ce qui a été la « classe de philosophie », réalité institutionnelle (et réalité des plans d’étude) qui déborde ce qui a été la « matière » philosophie.  Voici : en 1821 une ordonnance du 27 février, impose, entre autres, d’enseigner la philosophie en latin. Mais ensuite, à certains moment, on prescrit le français et à d’autres le latin. Alors, posons-nous la question : pourquoi ? Pourquoi cette tergiversation, et le retournement d’une norme en son contraire ou presque ? Une réponse plausible se déduit d’une remarque incidente de Cournot, dans Des institutions d’instruction publique en France, (1864 ; ici réédition Vrin de 1977, p. 204). Tout simplement parce que la prescription du latin n’est pas ou est peu appliquée, et que les enseignements se déroulent de plus en plus en français. Disons que souvent, lorsque la norme officielle est le latin, la norme d’usage, qui résiste et l’emporte finalement, c’est le français. 

    Si donc nous faisons effort pour reconstituer une pratique, il faut bien sûr envisager l’ensemble des prescriptions normatives qui la cadrent à un moment donné, et pour quelles raisons, en définissant des actions, des exercices, des tâches, etc. ; mais il faut aussi essayer de mesurer l’écart entre ces prescriptions et le cours des choses quotidien, dans la vie des classes,  dans ce qu’on pourrait appeler le cours normal des choses, c’est-à-dire tout ce qui est familier aux acteurs, évident pour eux.

    D’ailleurs, quand les normes d’usage entrent en conflit avec les normes officielles, c’est alors que les secondes peuvent être impactées, être invitées à se reformuler ou sont tout simplement promises à une extinction plus ou moins complète. Quand le latin et le grec des études classiques et cet enseignement grammatical soulèvent les protestations qu’on entend tout au long du XIXe siècle, c’est bien la preuve que cet univers de culture et d’éducation est devenu problématique, et qu’il est pris dans un courant d’évolution qui va aboutir à de profondes transformations…

    En posant ce problème, je pense à un ouvrage très intéressant, très riche et assez exhaustif sur les prescriptions officielles, les programmes et les manuels correspondants, mais à mon sens un peu éloigné de ce que je viens d’appeler le cours normal des choses, qui réserve en réalité pas mal de surprises : c’est l’ouvrage de B. Poucet sur l’histoire de l’enseignement philosophique – un ouvrage précieux, je le redis, mais dont les données gagneraient à être confrontées à d’autres sources que celles qu’il a choisies.

    En fait, un autre problème complique le précédent. Les historiens le savent bien (et ils trouveront que j’enfonce de s portes ouvertes), un seul type de document ne suffit pas. Dans le domaine que j’explore, le recours aux témoignages est indispensable. Mais… étant entendu que les souvenirs des anciens élèves et les récits des anciens profs peuvent chacun livrer une vérité différente… Il faut alors relativiser les uns par les autres. C’est souvent l’option que je choisis. Par prudence.

     

     

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    Maintenant, pour introduire mon exposé de cette année, je rappelle quelques données utiles concernant les contextes institutionnels des pratiques scolaires du XIXe siècle. Je vais passer rapidement sur les données déjà présentées les années précédentes ; mais je voudrais donner quelques précisions indispensables s’il l’on veut disposer d’une représentation correcte des situations concrètes qu’ont pu connaître jadis nos ancêtres lorsqu’ils étaient élèves (ce fut d’ailleurs, peut-être, le cas de mon arrière-grand-père, branche paternelle, Jules Christophe Jacquet-Francillon, né le 12 avril 1844 à Entre-Deux-Guiers, dans l’Isère, et mort à Voiron le 6 janvier 1928. Je le cite, non pas pour dévoiler les secrets de ma généalogie, ce qui n’intéresse personne, mais pour évoquer l’une des manières, parmi d’autres possibles, de se faire une idée concrète des situations passées : en se reportant à ses propres ancêtres et en essayent d’imaginer leur vie, à parti des traces qu’ils nous sont transmisses… Avantage : on réalise aussi que le passé lointain n’est pas si lointain, et que nous y sommes toujours attachés.

     

    I) L’EVOLUTION INSTITUTIONNELLE ; LES NOUVEAUX ETABLISSEMENTS D’ENSEIGNEMENT

     

    Les lycées datent de 1802 ; ils sont dus à Bonaparte, Premier consul. J’ai déjà traité de la création des lycées dans le cours de 2013. Les lycées ont mis fin à l’expérience des écoles centrales de la Révolution. Vous vous souvenez que les écoles centrales ont été elles-mêmes décidées (en 1795) pour mettre un terme à l’enseignement des collèges. Ces écoles étaient inspirées par les philosophes du XVIIIe siècle, Condorcet en premier lieu ; et Destutt de Tracy a été à l’origine de leurs programmes. Les collèges avaient fait l’objet de critiques dévastatrices depuis le milieu du XVIIIe siècle – c’est le cas notamment dans l’article « Collège » de l’Encyclopédie, que j’ai déjà cité, signé par d’Alembert ; voir aussi, par exemple, le rapport de 1794 dans lequel Daunou, acteur essentiel de cette création de écoles centrales, prononce le même jugement sans appel : « Je ne rappellerai point ici les institutions bizarres qui fatiguaient et dépravaient l’enfance, usaient la jeunesse dans un pénible apprentissage de mots : vain simulacre d’éducation où la mémoire seule était exercée [je souligne ! FJF], où une année faisait à peine connaître un livre de plus, où la raison était insultée avec les formes du raisonnement ; où, enfin, rien n’était destiné à former l’homme, ni même à le commencer » (cité par l’article « Collèges (Sous l’Ancien Régime) », du Dictionnaire de pédagogie…, op. cit, de F. Buisson, 1911, p. 292). Je note la remarque peu amène sur une année passé à connaître à peine un livre : mais confirme qu’apprendre essentiellement lire et retenir un livre - un livre au moins….

    Le lycée a deux caractéristiques qui le distinguent  des écoles centrales : d’une part le recours à l’internat, la pension (sur le modèle militaire voulu par Bonaparte – on parlera couramment de « lycées-casernes »), avec ce que ça implique de surveillance et de sollicitation des élèves après la classe proprement, donc sans la présence du professeur. Mais les élèves ne sont pas tous internes ; il y a aussi de nombreux externes dans les grands établissements. On doit se souvenir que l’internat n’a pas été aussi répandu sous l’Ancien Régime qu’on  aurait pu le croire. D’autre part l’organisation de l’enseignement sur le modèle non des cours à choisir, mais des classes de niveau, avec un seul maître. Mais je dois immédiatement nuancer le constat d’un seul maître par section ou niveau de scolarité. C’était le principe ancien ; mais au XIXe siècle, à cause de l’essor des enseignements « spéciaux » c’est-à-dire ajoutés, comme les langues vivantes (j’en parlerai plus loin), ce principe va devenir de plus en plus relatif, puisque des professeurs qui prennent en charge de tels enseignements apparaissent devant les élèves. Cela mis à part, le lycée reprend globalement le modèle des collèges d’Ancien Régime : la scolarité se définit donc par une progression de classe en classe, de niveau en niveau Nous verrons combien de niveaux et pourquoi.

    Chaque professeur doit assumer chaque semaine dix classes de deux heures chaque, une le matin, une le soir (gardons en mémoire ce principe fondamental du travail des maîtres, principe qui va lui aussi évoluer).

    Ne pas oublier en outre : premièrement,  qu’il s’agit bien sûr de l’enseignement des garçons exclusivement ; cela va (presque) sans dire ; secondement, que nous sommes toujours sur le terrain d’un enseignement des élites, à peine quelques milliers d’élèves, moins de 10000 à vrai dire au début (voir les chiffres ci-dessous) ; et une élite formée à l’usage de savoirs non utilitaires.

    Parmi les commentaires de toutes sortes qui ont été émis après coup, tout au long du XIXe siècle, sur la création des lycées, nous pouvons être attentifs à ceux qui portent sur la façon dont Bonaparte, après plusieurs projets qui lui ont été présentés, impose l’idée de résumer la scolarité secondaire au latin et aux mathématiques. C’est une question clé pour aborder l’idée qu’on peut se faire de la culture scolaire et de ses mouvements dans un sens moderne ou traditionnel. Question centrale à poser cette année. Quand Bonaparte décide cela, explique par exemple Louis Liard (dans L’enseignement supérieur en France, t. II, 1894, p. 19), il prévoit aussi qu’il y aura dans chaque lycée seulement huit professeurs, quatre de latin et quatre de mathématiques, et que l’un de ces derniers « enseignerait la composition et la décomposition des métaux dans leurs rapport avec la société (p. 19). Et Louis Liard ajoute : « Les écoles centrales, œuvre de la révolution, suspectes à la réaction, sont définitivement biffées, et l’on met à leur place trente lycées nationaux, institutions vraiment nouvelles, qui n’ont rien de commun, ni dans le régime, ni dans l’administration, ni dans le programme, avec les institutions républicaines. Leur régime sera l’internat, la caserne scolaire ; leur administration, une hiérarchie de fonctionnaires, tous dans la main du pouvoir central ; leurs programmes seront purgés de toutes les inventions de l’Encyclopédie, de toutes les connaissances techniques et d’usage pratique ; les sciences y seront réduites aux éléments des mathématiques et de la physique ; en revanche on y rétablira aux places d’honneur, les vieilles disciplines et le formalisme rhétoricien que la philosophie du XVIIIe siècle avait condamné dans les collèges de l’ancien régime. »

     

    L’Université est instituée à partir de 1806 et 1808, un peu plus tard que les lycées. Ces dates sont importantes par ce qu’elles désignent le moment de la prise en charge de l’enseignement secondaire par l’Etat, c’est-à-dire le moment de la création non seulement d’un réseau d’établissements (on a alors, théoriquement, d’après l’article 9 du titre I de la loi du 1er mai 1802 - ou 11 floréal an X : un lycée par arrondissement de chaque tribunal d’appel. Et il y en aura moins de 100 cinquante ans plus tard) ; mais aussi, avec l’Université, la création d’une corporation de professeurs entièrement soumise à l’institution, et last but not least, l’édification d’une énorme administration comportant une série de pouvoirs hiérarchisés et à sa tête d’abord un « Grand maître » (assisté d’un Conseil de l’Université). Charge supprimée en 1815, rétablie en 1822, et, un plus tard, en 1824 assumée par un ministre secrétaire d’Etat attaché aux ministère des Affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique, désormais séparé du ministère de l’Intérieur, en attendant qu’en 1828, avec le retour des libéraux (le ministère Martignac), l’instruction publique, confiée à Vatimesnil soit autonomisée par rapport aux affaires ecclésiastiques (les deux  seront plus tard réunifiés - pas pour longtemps…).

    Nous savons que l’édifice napoléonien s’est octroyé en outre un quasi monopole de l’enseignement secondaire. Du moins c’est une tendance. Mais attention : la tendance monopolistique caractérise la période de 1808, et pas la création de 1802. De plus, cette tendance entraîne, dès l’origine, l’hostilité de l’Eglise, qui se trouve à juste titre freinée voire marginalisée dans ses ambitions et ce qu’elle estime être ses prérogatives traditionnelles. Cependant, les régimes postérieurs à l’Empire entendront conserver cette position monopolistique, si bien que, même s’il y a divers aménagements en faveur de l’Eglise,  rien ne pourra calmer une crise souvent larvée, parfois explosive (comme dans les années 1840, j’y reviendrai). Et c’est à la fameuse loi Falloux du 15 mars 1850 qu’on doit non pas l’abolition de l’Université mais la fin de son monopole sur l’enseignement secondaire (monopole pas absolu, je le répète ; et d’ailleurs  il est conservé pour l’enseignement des facultés) .

    Si je parle de cette mainmise de l’Etat, c’est aussi pour indiquer que ce qui intéresse l’Etat au premier chef, ce sont les grades, car aux grades vont être associées les autorisations d’enseigner. Plutôt que « grades », on  dirait aujourd’hui les diplômes. En tout cas, l’Etat finalise la scolarité par l’obtention des grades, et il veut être seul à décider qui et dans quelles conditions obtient ces titres auxquels la scolarité fait accéder, ce qui revient à décider quel contenu d’enseignement l’école transmet. D’où la création, la re-création faudrait-il dire, en 1808, du baccalauréat, qui va devenir l’examen fondamental tout autant que conclusif – terminal dans le langage d’aujourd’hui. Je vais plus tard y consacrer un chapitre. Car pour saisir ce qu’est un établissement secondaire, ce qu’on y enseigne et ce qu’on y  pratique et comment on le pratique, il faut commencer par savoir en quoi consiste l’examen qui clôt le cycle d’enseignement que dispense ce type d’établissement, comment on le fait passer, comment on y prépare.

     

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    Quelques recommandations bibliographiques sur l’enseignement secondaire au XIXe siècle (je le ai déjà citées).

    Parmi tant d’autres études, d’abord la plus récente, de Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, 1802-1914, ENS Editions, Lyon, 2013. Eude de grande ampleur, sociologisante si j’ose dire ; je ne sais si l’auteur accepterait ce qualificatif : disons qu’il s’agit d’un livre qui ne recule pas devant la précision statistique sur les différents objets qui sont les siens : professeurs, cadres institutionnels, élèves etc.

    Ensuite le livre d’Antoine Prost est le classique de référence, par lequel il faut sans doute commencer pour avoir une base certes limitées mais très précise et solide :L’enseignement en France, 1800-1967, A. Colin, 1968.

    Plus ancien, mais toujours utile par sa richesse et la précision de ses données : Félix Ponteil, Histoire de l’enseignement, 1789-1965, Sirey, 1964. Sur la vie et le travail quotidiens des lycées, voir Paul Gerbod, La vie quotidienne dans les lycées au XIXe siècle, Hachette, 1968. Je trouve enfin une reconstitution synthétique intéressante dans Georges Weill, Histoire de l’enseignement secondaire en France (1802-1920), Paris, 1921. On en trouvera beaucoup d’autres, sans doute.

    Un auteur important de cette génération est celui que je viens de citer : Paul Gerbod. Voir, outre La vie quotidienne…, un tableau d’ensemble très riche, très documenté, passionnant (le meilleur !) La condition universitaire en France au XIXe siècle, PUF, 1965. De Paul Gerbod, nous avons aussi un excellent petit article de synthèse, l’article « Enseignement », dans le Dictionnaire du second Empire, dir. Jean Tulard, Fayard, 1995. A lire si l’on est pressé ou un peu fatigué.

    Utile quoique plus banalement centré sur les institutions, réformes, lois etc. : Maurice Gontard, L’enseignement secondaire en France, de la fin de l’ancien régime à la loi Falloux (1750-1850, La Calade, éd. Edisud, 1984.

    Pour une question importante, encore trop peu abordée (malgré les travaux très significatifs à l’heure actuelle de Rebecca Rogers), question que je ne traiterai pas, faute de place et surtout de compétence : Françoise Mayeur, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979, republié en 2008 en poche, collection Tempus.

    Enfin, j’avoue mon admiration sans bornes pour une synthèse du développement scolaire depuis l’antiquité jusqu’à nos jours  - un projet plein de pièges mais qui sont ici tous évités, ce qui donne un résultat d’une incroyable pénétration, sur toutes les périodes parcourues, dont on prend connaissance sans jamais que l’auteur se contente de généralités abstraites. Je parle d’un article de Philippe Ariès que j’ai cité plus haut, intitulé « Problèmes de l’éducation » ; il est publié dans la volume dirigé par Michel François, La France et les français, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 871-961. A lire et à relire. Avoir dit autant de choses en si peu de place, et avec autant de justesse historique, c’est une prouesse.

    Je ne parle pas de documents d’archives, ni de monographies émanées d’institutions donc proches de ces sortes de documents. Il y a des dépouillements à faire à partir des fameux « catalogues noirs » de l’ex INRP, qui sont désormais dans la bibliothèque de l’ENS-Lyon (numérisés et téléchargeables). Mais je signale plusieurs monographies bien instruites et rédigées de manière savante, dans le volume (dont je me sers souvent) des Actes du 95è congrès national des sociétés savantes, Reims, 1970 : Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, Paris, Bibliothèque nationale, 1974 :  je citerai notamment l’article sur les débuts du lycée de Rouen, 1805-1815, l’article sur le  collège de Laon de 1800 à 1870, l’article sur le collège de Charleville de 1854 à 1877.

    Je me sers des précieux et irremplaçables recueils de textes officiels élaborés avec patience et minutie pendant des années par les chercheurs du Service d’histoire de l’éducation, SHE, de l’ex-INRP (service qui fut dirigé par Pierre Caspard) : Philippe Savoie sur les professeurs depuis 1802, Bruno Belhoste sur les enseignements scientifiques dans l’enseignement secondaire de 1789 à 1902, André Chervel sur l’enseignement du français, la grammaire et d’autres choses encore. Certains de ces chercheurs sont disparus, comme Alain Choppin qui a recensé des milliers de manuels scolaires. Je salue la mémoire de ces personnes dont le travail nous épargne aujourd’hui beaucoup de fatigue et nous protège contre la poussière des vieux registres.

     

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    Quelques repères statistiques sur l’évolution de l’enseignement secondaire des garçons, de 1810 à 1880 (Chiffres en partie donnés en 2013 séance 9). D’après l’Annuaire statistique de la France. 1966. Résumé rétrospectif. 72ème vol. Nouvelle série, n° 14. Ministère de l’économie et des finances. INSEE. p. 138 (« Enseignement général. Etablissements d’enseignement publics ». Tableau XI, « Effectifs des lycées et collèges de garçons  de 1810 à 1880 »), nous voyons qu’en 1810, il y avait 9310 élèves de lycées, et 22171 élèves dans les collèges. L’article « Lycées et collèges » du Dictionnaire de pédagogie…, dir. F. Buisson, op. cit., note, à la même date, 9068 élèves dont 2141 externes, avec 4199 boursiers.

    En 1813, d’après L’exposé sur la situation de l’Empire (cité par Félix Ponteil, Histoire de l’enseignement…, op. cit., p. 153), on a 18 000 élèves dans les lycées, 50 000 dans les collèges et 47000 dans diverses écoles privées. Mais l’article du Dictionnaire de pédagogie donne 14492 élèves, et 18507 élèves dans les collèges communaux (donc pas la totalité des collèges).

    En 1830, toujours en suivant F. Ponteil (idem, p. 176), il y a 46 collèges royaux (ex-lycées), dont 5 à Paris (ce sont les grands établissements entre lesquels va se dérouler le Concours général), pour 18 697 élèves, et 312 collèges communaux pour 20584 élèves ; et aussi 112 institutions et 914 pensions. 

    Pour 1843, les chiffres donnés par un important rapport du ministre Villemain (cité à nouveau par F. Ponteil, idem ;  et sur ce rapport voir aussi le Dictionnaire de pédagogie, l’article « Lycées et collèges », loc. cit.), donnent à ce moment : 44051 élèves pour 382 établissements, lycées et collèges, et 27121 élèves pour 1001 institutions et pensions. Les lycées commencent donc d’accroître sensiblement leurs effectifs.

    D’après Antoine Prost (L’enseignement en France…, op. cit., p. 35-38) , la croissance est la suivante : en 1810 il y a 36 lycées, en 1830 il y en a 38, puis, en 1848, 56, en 1882, 85, et 100 en 1887. Et concernant les effectifs d’élèves (idem, graphique de la p. 36), on a, au total, à la fin du siècle, plus de 90 000 élèves dans les établissements publics lycées et collèges communaux confondus, pour environ 75 000 élèves dans le privé ecclésiastique (environ 10 000 élèves dans le privé laïque).

    Les graphiques donnés par Philippe Savoie dans La construction de l’enseignement secondaire, 1802-1914 (ENS éditions, Lyon, 2003), nous donnent les mêmes informations. Ph. Savoie précise en outre (p. 176) que le nombre moyen d’élève par lycées est de 370 en 1837 et de 538 en 1887 ; tandis que dans les collèges, aux mêmes dates, on passe d’une moyenne de 71 à une moyenne de 147 élèves. Mais évidemment, une moyenne cache les disparités, qui peuvent être très grandes d’un établissement à l’autre : il peut y avoir plusieurs  milliers d’élèves dans certains établissements, mais seulement quelques dizaines seulement ailleurs. Par exemple au collège de Laon en 1867, il y a dans les grandes classes, de la 3ème à la philosophie, au total, 22 élèves seulement, pour quatre régents, soit cinq à six élèves dans une classe avec un professeur (d’après la monographie de Georges Dumas, « Histoire du collège de Laon de 1800 à 1870 », in Actes du 95 congrès national des sociétés savantes, op. cit., p. 819).

    Indication générale sur ce sujet, d’après P. Gerbod, La condition universitaire…, op. cit., p. 592 : en 1876, sur 1000 professeurs de lycées depuis la 7ème jusqu’à la classe de philosophie, 34 ont moins de 10 élèves (dans les classes de rhétorique et de philosophie de lycées récents), 266 profs ont entre 10 et 20 élèves, 300 en ont entre 20 et 30, 276 entre 30 et 40, et 124 en ont plus de 40.

    En plus, on le subodore ici, il faudrait tenir compte de la fonte des effectifs d’une classe à la classe supérieure dans un même établissement, phénomène fréquent. Ceci peut expliquer le peu d’élèves dans les hautes classes. Rien à voir, donc, avec ce que nous connaissons aujourd’hui. Avant la guerre de 1914, il y a à peu près 7000 reçus au baccalauréat chaque année : moins de 1% de la classe d’âge, alors qu’on est à 60 % aujourd’hui !

     

    Je ne dis rien des professeurs, les carrières, leurs évolutions, les traitements, etc. C’est l’un des objets sur lequel le livre tout à fait indispensable de Philippe Savoie  a apporté une vision complète.

    Une question adjacente, que je n’aborde pas davantage malgré son intérêt évident, est celle de l’agrégation, qui est progressivement étendue aux diverses disciplines, par exemple la philosophie en 1825, l’histoire en 1831, etc., ce qui renvoie en outre au rôle de l’Ecole normale, qui va fournir un gros contingent d’agrégés. Je me contente de signaler le livre d’André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, éditions Kimé-INRP, 1993. C’est une histoire que Chervel retrace dans toute ses dimensions, car elle est un peu plus complexe qu’on l’imagine, quant au type du concours, à la liste des disciplines concernées, qui varie selon les époques, etc. Je précise simplement que l’agrégation, créée sous l’Ancien Régime, est remise à l’ordre du jour en 1808 et 1810, mais il s’agit alors de nominations. Le concours proprement dit ne date que de 1821, pour la grammaire, les lettres et les sciences.

     

     


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